Platon et l’origine de la métaphysique
p. 293-304
Texte intégral
1Alfred North Whitehead disait qu’on pourrait lire toute l’histoire de la philosophie occidentale comme une suite de notes en bas de page à l’œuvre de Platon. C’est en effet avec Platon que commence cette science (ἐπιστήμη) de l’être qu’Aristote codifie sous le nom de philosophie première ou métaphysique. Mais quel est, dans le platonisme, le point essentiel pour la naissance de la métaphysique ? On pourrait répondre qu’il se trouve dans l’institution des deux « lieux » du sensible et du suprasensible (ou intelligible), ou encore dans la séparation entre idées et individus, forme et matière, sensation et concept, corps et âme.
2Or c’est précisément en rapport avec ces divisions qu’au cours des siècles s’est développé l’antiplatonisme. En outre, celui-ci a renversé l’ordre hiérarchique établi par Platon, en faisant jouer le corps contre l’âme, la sensation contre le concept, l’existence contre l’essence (et aujourd’hui, on peut ajouter, si l’on pense en particulier à Aristote, la rhétorique contre la dialectique, la métaphore et le symbole contre le concept, et ainsi de suite). Mais ce faisant, l’antiplatonisme est demeuré, comme l’a noté Heidegger, profondément platonicien. De fait, il a repris à Platon, sans les problématiser, les termes de l’opposition, comme s’ils étaient universellement et absolument vrais en eux-mêmes au lieu d’être le résultat d’une opération et d’une décision grandiose de l’esprit.
3Pour comprendre les termes de l’alternative platonicienne, sa topique de l’âme et du monde qui gouverne encore en silence tous nos savoirs, il faut cependant chercher plus profond. La thèse ici présentée est la suivante : le nœud du problème doit être cherché dans le concept d’image : Platon, de la République au Théétète, et jusqu’au Sophiste, construit petit à petit la notion d’image psychique intérieure, et davantage encore celle de sujet psychique, condition et fondement de la métaphysique et de la science. C’est alors que se produit cette grandiose « psychisation » de la réalité et de l’homme qui est la marque essentielle de la civilisation occidentale, comme elle est son énigme et sa limite1. Enigme de la « psychicité » (telle que l’analyse, par exemple, Sartre dans L’Imaginaire, mais sans en soupçonner l’origine platonicienne) qui semble être aujourd’hui sur le point de se résoudre, et de faire apparaître la trame qui l’a constituée.
4Avant d’aborder directement le thème de l’image, insistons encore sur le caractère général de la métaphysique platonicienne. Elle se fonde sur la distinction entre âme et corps, ainsi qu’entre sensation et pensée – distinction dans laquelle les termes mêmes ne préexistent pas à cette partition, mais reçoivent d’elle les caractéristiques destinées à devenir traditionnelles. Qu’on pense, par exemple, à ce passage capital de la République (507b-c) :
Nous affirmons qu’il existe, et nous distinguons au moyen du langage, une multiplicité de choses belles, une multiplicité de choses bonnes, et ainsi en chaque cas [...] Nous affirmons aussi qu’il existe un beau en soi, un bien en soi, et qu’il en va de même pour toutes les choses que nous venons de poser comme multiples. En référant celles-ci à l’unité qu’elles présentent quand on les pense, nous posons au contraire chacune de ces réalités dans son unicité et nous l’appelons : « ce que cela est » [...]. Et des choses nous déclarons qu’elles sont vues mais non pensées (νοεῖσθαι), mais des Idées qu’elles sont pensées et non pas vues [...]. Qu’est-ce qui en nous est à même de voir ce qui est visible ? – La vue. – Et c’est donc aussi par l’ouïe qu’on entend ce qui est audible, et par les autres sens qu’on saisit tout ce qui est sensible1 ?
5Dans ce passage, la suprématie de la pensée est affirmée en même temps qu’est définie sa nature relativement à celle de la sensation, ce qui revient à affirmer la présence d’une vision suprasensible et, comme dirait Wittgenstein, de l’image logique corrélative.
6Dans le Sophiste, le protagoniste du dialogue pose la question suivante : qu’est-ce que le λόγος ? « Pour nous le λόγος est l’une des réalités génériques. En effet la privation de ce genre ferait, ce qui est le plus grave, que nous serions privés de la philosophie2 » (260a). Platon identifie donc λόγος et philosophie. Quand, un peu plus tard Aristote définira l’homme comme ζωόν λόγον ἔχων (animal nationale), tous les jeux de la métaphysique seront idéalement accomplis. C’est le début de la domination de l’ἐπιστήμη occidentale sous la figure de la vérité universelle (universellement « humaine ») du monde et sur le monde.
7Nous croyons généralement savoir ce qu’est la « raison », et nous trouvons naturelle l’identification de l’homme avec ses facultés rationnelles, lesquelles comprennent avant tout la faculté de parole. La métaphysique est donc en général la domination de la raison (et de la raison d’être) sur les autres facultés de l’animal humain. Platon déjà, et après lui plus systématiquement Aristote, fondent sur le λόγος la hiérarchie des valeurs de vérité, et subordonnent au λόγος les autres facultés non rationnelles ou moins rationnelles. Ils tracent ainsi une topologie psychique, qui est en même temps une typologie éthique et politique.
8Cette domination millénaire n’a pas été sans guerres ni révolutions, et la royauté du λόγος a été plus d’une fois menacée. Il y a eu des destitutions, des exils, des abdications, des restaurations à nouveau menacées. Aujourd’hui, le royaume est pratiquement éclaté. On voit surgir dans une joyeuse et chaotique rébellion les forces de l’irrationnel : le corps se venge de l’âme, le symbole et la métaphore se vengent du concept, la rhétorique réduit au silence la dialectique et la logique en général. Cependant, cette guerre intestine entre nobles et plébéiens, aristocrates et démocrates, n’annule pas pour autant la domination du λόγος. Ce n’est pas parce qu’on a accueilli αἴσθησις et νοῦς, δόξα et διάνοια, comme des termes qui coexistent pacifiquement, en se limitant, comme il a été dit, à en renverser la hiérarchie, que l’on a pour autant saisi le signe, le point essentiel, de la partition topologique. L’énigme de la topique de l’âme et de ses éléments (sensation, opinion, pensée) n’est pas résolue. Si l’on veut véritablement régler ses comptes avec le platonisme, il faut pouvoir se placer ailleurs que dans les τόποι qui lui sont propres, et prendre une autre voie que celle qui a été suivie jusqu’à maintenant.
9Venons-en donc à notre thèse. Elle affirme que l’essence profonde du platonisme (puis de toute la métaphysique, de toute l’ἐπιστήμη occidentale) est la constitution de l’image, c’est-à-dire d’un sujet psychique dont les signes « logiques » sont des images. Celles-ci constituent une espèce intermédiaire entre les formes ou essences elles-mêmes et les choses matérielles multiples considérées à leur tour en elles-mêmes. La possibilité de la philosophie et de la science dépend exclusivement de cette espèce intermédiaire.
10Le Sophiste constitue le principal document à l’appui de la véracité de cette thèse. Dans ce dialogue apparaît pour la première fois l’image psychique telle que nous, modernes, la concevons encore, au point qu’elle peut nous donner l’illusion d’être un pur donné anthropologique, naturel et éternel. Mais comment émerge le thème de l’image dans le Sophiste ? Le sophiste est celui qui est capable de contredire à propos des choses divines et aussi à propos de ce qui est visible sur la Terre et dans le Ciel. Il faut ici comprendre que le sophiste contredit la dualité des lieux (ou τόποι) sensible et intelligible de la République, lieux dont l’institution permet la naissance du philosophe. C’est ainsi que s’engage une lutte à mort entre sophiste et philosophe. Puisque le sophiste se place, en contredisant, aux antipodes de la science (il en contredit les lieux), il doit posséder une « science apparente » de tout ce qui est. Ce savoir « ressemble » au vrai. Il procède par homonymie : le nom est le même, mais pas la chose. En conclusion, les sophistes « font voir les images parlées de tout » (εἴδωλα λεγομένα περὶ πάντων). Voici donc apparaître les images. Parce que le savoir du sophiste est un art de l’apparence, cet art est producteur de simulacres (τέχνη φανταστιϰή).
11Mais que sont les images ? Comme le disent les mots grecs qui les désignent (εἴδωλον, φάντασμα), elles concernent ce qui apparaît mais n’est pas. Harcelé par la question de savoir ce que sont les images, le jeune Théétète répond : « il est clair que nous entendons par là les images (εἴδωλα) dans l’eau et dans les miroirs, celles qui sont écrites [γεγραμμένα : dessinées ou peintes] et qui sont modelées et les autres du même genre ». Théétète dit que cela est clair, mais pour nous, sa réponse est rien moins qu’évidente. Nous ne répondrions pas comme lui à la question de savoir ce que sont les images. Nous répondrions avec l’exemple de Sartre, celui de l’ami Pierre : il y a image lorsque, sous le regard intérieur de la psyché, se dessine un visage, ou une chose connue.
12Pour résoudre l’énigme de l’étrange réponse de Théétète, il faut faire un pas en arrière et revenir à la République. C’est en effet le premier contexte décisif dans lequel apparaît le thème des images, précisément dans le passage où Socrate avance l’exemple célèbre de la ligne. Il y a, dit-il, deux principes : « l’un règne sur le genre et sur le lieu intelligible, l’autre sur le visible » (509d). Tenons fermement ces deux espèces ou essences (visible et intelligible). Traçons ensuite une ligne. Divisons-la en deux segments que nous divisons encore à leur tour en deux. Nous aurons alors, « en raison du degré de clarté et d’obscurité », quatre lieux, deux sensibles et deux intelligibles.
13Dans le premier lieu possible, celui que caractérise la plus grande obscurité, nous aurons les images (εἰϰόνες). Et par images, dit Socrate, j’entends surtout les ombres (σϰίας) ; ensuite les images (φαντάσματα) qui se forment dans l’eau et sur les objets compacts, lisses et brillants (par exemple les miroirs). Voilà donc les images que Théétète évoque dans le Sophiste, images qui, nous l’avons déjà noté, ne sont pas pour nous immédiatement des images. Ombres et reflets dans l’eau ou dans les miroirs ont pour nous valeur de « choses », d’événements physiques. Est image, disions-nous, l’image de l’ami Pierre. D’où notre embarras face aux assertions de Théétète. Mais la raison de cet embarras réside précisément dans le fait que Platon n’a pas encore parcouru le chemin de la psychisation et de l’intériorisation progressives de l’homme. C’est même lui qui va ouvrir ce chemin, et si, pour nous, les images sont devenues des faits psychiques (très problématiques et paradoxaux, à la vérité), c’est justement grâce à la grande révolution platonicienne. Il est donc tout à fait naturel que Platon parte des images externes pour en décrire la progressive intériorisation. Il prend pour point de départ l’essence (οὐσία) des images, leur être, et il suit une progression descendante conditionnée par la lumière intelligible (le Bien) et ensuite sensible (le soleil) ; dans cette lumière, les images se détachent et se manifestent. Elles descendent par analogie (par ressemblance), en partant de l’οὐσία, jusqu’aux figures reflétées et aux ombres. De là, l’âme remonte, toujours par analogie, vers la lumière et l’être véritable (c’est-à-dire entièrement manifeste, ἀληθές). Mais le propre de l’âme et de cette opération de l’âme n’est pas encore thématisé, n’est pas encore vu. On se limite encore à dire que les images sont une passivité dans l’âme (πάθήματα ἐν τῇ ψυχῇ).
14Passons maintenant au second passage décisif où apparaît chez Platon le thème de l’image. Il s’agit d’un passage du Théétète, où Socrate demande au jeune Théétète ce que signifie raison (λόγος). L’interlocuteur ne trouvant pas de réponse, Socrate propose, entre autres, cette définition : la raison consiste à « manifester sa pensée par le moyen de la voix, avec des verbes et des noms, en forgeant dans les paroles qui sortent de la bouche, comme dans l’eau ou comme dans un miroir, l’image (εἴδωλον) de l’opinion » (206d). Et un peu plus loin (208c) : « [...] comme qui dirait une image (εἴδωλον) de la pensée dans la voix ». Nous voilà donc passés des signes corporels (ombres, reflets) aux signes de l’âme. Ces derniers constituent un nouvel ensemble d’images par rapport à celui de la République : celui des noms et des verbes, des paroles vocales comme signes de la pensée qui opine, signes explicitement comparés aux « icônes » et aux « simulacres » (« comme dans l’eau ou dans un miroir ») de la République. Les images de la République étaient des images objectives auxquelles correspondaient, dans l’âme, des πάθήματα ; l’âme était frappée par les ombres et par diverses catégories d’objets. Quoiqu’elle fût illuminée par divers types de feux ou de lumières, elle restait essentiellement passive. Plutôt que de produire elle-même des images, elle était l’objet d’images. Le Théétète est le grand dialogue qui rejette l’idée que l’âme puisse être un lieu où une chose ou des événements adviennent par impression ou par contact, et qui réfute par avance tout empirisme naïf. C’est dans le Théétète que l’âme acquiert le sens profond de son incorporéité (déjà annoncée dans le Phédon), de l’impossibilité pour elle d’être tablette de cire ou feuille blanche. En outre et corollairement, elle acquiert le principe dynamique et créatif qui lui appartient en propre (elle est acte, dira Sartre). L’âme produit des images, les signes de la voix sont des images de la pensée. Les simulacres de la République deviennent les idoles de la voix, accomplissant ainsi un pas décisif dans la direction de ce que nous avons appelé la psychisation des images.
15Mais le Théétète ne va pas plus loin. Le dialogue se concentre sur le problème de la science et de la connaissance, pour aboutir à une conclusion négative. Or, comment s’explique cette conclusion ? Essentiellement par la question non résolue de l’image. Car tel est véritablement le problème souterrain qui gouverne de l’intérieur toute la stratégie platonicienne de l’âme, et la possibilité corrélative de la science (ἐπιστήμη). Qu’il en soit bien ainsi, c’est le Sophiste qui permet de le montrer.
16Revenons donc au Sophiste. Après le passage cité plus haut, où Théétète définit les images dans les termes mêmes de la République, la discussion se concentre autour de la question célèbre de savoir comment le sophiste peut dire des choses qui ressemblent au vrai (des images), mais qui ne sont pas vraies. En d’autres termes, comment peut-il dire ce qui n’est pas ? La compréhension de ce fait exige d’abord que soit accompli le parricide de Parménide. Si l’on ne réfute pas Parménide, si l’on n’accomplit pas le parricide, dit Platon « on ne pourra ni parler d’opinion et de discours faux, ni d’εἴδωλον, d’εἰϰόνων, de μιμημάτων ou de φαντασμάτων » (241e). Autrement dit, on ne pourra pas, en général, parler d’images. Si l’on n’élabore pas la réalité intermédiaire et ombreuse de l’image, tout savoir, toute science divine devient impossible. L’homme retombe alors, pourrait-on dire, dans les fables et dans les monstres du mythe, monstres que Socrate, au début du Phèdre, déclare avoir complètement abandonnés pour se consacrer plutôt aux monstres qui sont en l’âme.
17Pour le dire différemment, faute de parvenir à l’élaboration de la catégorie des images « psychiques », il est impossible d’effectuer la distinction entre discours vrai (ἐπιστήμη) et discours faux. Dans ce cas, les Mégariques ont raison : aucune science n’est possible, toute assertion est absurde sauf si elle se borne à dire que le chien est chien et que le blanc est blanc (A est A), c’est-à-dire à poser la pure et simple tautologie de l’être parménidien.
18Venons-en donc au point essentiel. La question est encore celle de Théétète : qu’est-ce que le λόγος ? Platon examine le discours en partant des signes phoniques (le discours est fait de signes de la voix). Ces derniers sont essentiellement de deux types (261e) : les noms, signes des agents, et les verbes, signes des actions. Pris séparément, noms et verbes ne font pas discours, ils indiquent les choses qui sont, ou qui deviennent, ou qui vont devenir. Il n’y a discours que si noms et verbes se mêlent. Le discours relie donc entre eux noms et verbes, c’est un λέγειν (un « lier ») et non un simple « nommer » (ὀνομάζειν) (262d). Or, de même que parmi les choses, certaines se relient entre elles et d’autres non, ainsi en va-t-il des signes de la voix (τὰ τῆς φωνῆς σημεῖα). De plus, il est nécessaire que le discours soit discours de quelque chose (qu’il soit doté de ce que nous appellerions aujourd’hui « intentionnalité »).
19Pour résumer le sens de ce passage essentiel du Sophiste, on pourrait dire ceci : le λόγος est constitué de signes, lesquels sont signes de l’âme, de ses intentions, de son « vouloir dire » quelque chose à travers la parole : ce sont des signes communicatifs. Le discours ne peut être discours sur rien. Affirmation significative, si l’on se souvient que Platon, dans le Sophiste, a dit adieu au néant comme contraire de l’être. En aucun cas, le discours ne pourra dire le néant sans se condamner lui-même au néant ; le discours est une relation entre des choses qui sont ; du néant, il ne peut ni ne veut rien savoir. Mais comme le discours se constitue ici même, en vertu des décisions platoniciennes, et que les hommes parlaient ainsi avant la naissance de l’onto-sémiologie platonicienne, le discours platonicien qui ne peut dire le néant (par exemple, le silence wittgensteinien ou heideggerien), n’est pas le tout du λόγος. C’est seulement le λόγος réduit à son acception métaphysique qui deviendra ensuite scientifique (qu’on pense à la sémiologie d’aujourd’hui).
20Après avoir établi ce qui concerne le λόγος, dit l’Etranger, nous sommes désormais en mesure de clarifier ce qu’est la pensée (διάνοια), l’opinion (δόξα) et l’apparence (φαντασία). « N’est-t-il pas désormais évident que toutes ces choses sont choses qui se produisent dans notre âme, et sont tantôt vraies tantôt fausses ? » (263d). Cette phrase extraordinaire et l’évidence qu’elle évoque constituent l’indice le plus manifeste de l’achèvement de l’intériorisation de la pensée, de l’opinion, de l’apparence et, naturellement, de l’image. Platon souligne expressément le résultat auquel il est parvenu : la reconduction des choses de cet ordre dans la topique de l’âme. Elles sont en fin de compte susceptibles d’être gouvernées et domestiquées par la partie « logique » de l’âme, la partie qui sait faire des distinctions. Les lignes qui suivent nous font, littéralement, assister à la naissance de l’image au sens moderne du terme. C’est-à-dire de l’image telle que l’analysera encore Sartre. Mais on se rappellera que Sartre affirme ce faisant que « l’essence de l’image est la même pour tous les hommes », c’est-à-dire dans tous les temps et dans toutes les civilisations. C’est une faculté universelle dont Sartre se propose d’examiner les structures d’un point de vue phénoménologique. En réalité, elle est si peu universelle et éternelle que nous assistons dans le Sophiste à l’énorme et laborieuse édification nécessaire à lui conférer les caractéristiques mêmes que Sartre juge universelles.
21Donc, qu’appelle-t-on διάνοια ? « La pensée (διάνοια) et le discours (λόγος) sont une seule et même chose, à ceci près que le dialogue qui se produit à l’intérieur de l’âme, dialogue de l’âme avec elle-même sans le secours de la voix, a été nommé par nous pensée » (263e). Λόγος et διάνοια sont donc une seule et même chose. N’avons-nous pas, rappelle Platon, nommé λόγος « le flux (ῤεῦμα) qui sort de l’âme à travers la bouche par le moyen de la voix ? » (263e). La pensée n’est rien d’autre qu’un dialogue muet de l’âme avec elle-même, dans lequel l’âme s’adresse en silence à elle-même. Le λόγος n’est autre que la διάνοια qui, revêtue des paroles, des sons de la voix, des signes du langage, sort de l’intimité de l’âme et se fait voir, ou entendre, dans le monde extérieur.
22Au discours appartiennent aussi la négation et l’affirmation. « Quand cela se produit dans l’âme sous forme de pensée silencieuse, alors nous avons l’opinion (δόξα) » (264a). La pensée, dirait-on, s’est faite une opinion, a pris une décision, a répondu oui ou non. « Et quand cela se produit non pas spontanément mais par l’intermédiaire de la sensation, peut-on nommer autrement l’affection qui en résulte sinon imagination (φαντασία) ? » (264a). C’est ainsi que nous en arrivons à l’imagination et à l’image : nous pouvons en observer la naissance.
Puisque nous avons vu que le discours est vrai ou faux et que parmi les discours, la pensée est un entretien de l’âme avec elle-même et que l’opinion est la conclusion de la pensée et que ce dont nous disons qu’il « apparaît » (φαίνεται) est un mélange de sensation et d’opinion, alors nous devons aussi admettre que, puisqu’elles sont apparentées au discours, il y a parfois des images (ce dont nous disons que cela apparaît) qui sont fausses (264a-b).
23L’image est donc un apparaître stimulé par la sensation (et non pas spontané comme la pensée), mais qui possède en même temps le caractère de l’opinion (c’est un mixte de sensation et d’opinion) : un phénomène presque corporel, une ombre des choses dans l’intériorité de l’âme. Elle est apparentée au discours, parce qu’elle appartient aux signes de l’âme, mais elle est aussi apparentée au corps, parce qu’elle est influencée par le côté « pathétique » de l’homme. L’imagination est une affection qui montre le reflet de la sensation dans l’âme. Etant dans l’âme, étant un signe de l’âme, elle a une marge de liberté que n’a pas la pure sensation. Elle est quelque chose de plus spirituel et de plus libre que la sensation, qui se rapproche de l’opinion, mais sans être encore ni opinion ni pensée. L’imagination se situe ainsi dans une zone intermédiaire (où elle se situera encore avec Kant), dans un intervalle osmotique qui unit ce que Platon avait préalablement séparé : l’âme et le corps.
24Apparentée aux signes de l’âme, l’image participe, elle aussi, de la partition vrai-faux. Désormais, le sophiste est pris au piège, les jeux de la rhétorique sont démasqués. La lumière de la science se lève. Le secret en réside dans le lieu de l’image et dans la théorie corrélative de l’imagination. Le champ de l’imaginaire (image, sensation, concept) est entièrement déployé pour tous les siècles à venir. Son sens est la totale intériorisation (psychisation) de l’homme.
25Le problème du Sophiste devient alors le suivant : comment l’image est-elle structurée pour pouvoir imiter et représenter le faux ? Platon ne lâche pas prise, et son éloquente ténacité suffit à montrer que l’image est bien le thème véritable et constant du Sophiste. Non content d’avoir montré que l’imagination (φαντασία) est apparentée au λόγος et par conséquent impliquée dans l’être et dans le non-être, il poursuit l’analyse en posant la question suivante : comment l’image doit-elle être faite pour pouvoir imiter faussement ? Cette question ne pouvait se poser dans la République, étant donné le caractère ontologique des images, lesquelles étaient « reflets » En ce sens, elles étaient moins réelles et moins vraies que les choses qu’elles reproduisaient, mais comment pouvait-on parler d’« erreur » ? Les πάθηματα de l’âme correspondant aux images étaient également « reflets » et entre eux, il y avait la même gradation de l’ombre à la lumière que dans la succession d’entités allant des idées aux ombres de la caverne. L’erreur consistait à prendre l’ombre pour la lumière, le reflet pour la chose. Erreur constitutive de l’âme même, en tant qu’incarnée dans le corps. Erreur ontologique. C’est seulement avec la grande révolution du Sophiste, et l’institution spécifique des signes de l’âme, que l’erreur devient psycho-logique, psycho-sémio-logique. C’est pourquoi nous affirmons que le changement de statut des images, leur progressive intériorisation, est le thème central du Sophiste, non moins que la question cardinale de l’ἐπιστήμη occidentale.
26Nous ne pouvons pas ici suivre pas à pas le Sophiste et l’analyse tenace que Platon consacre encore à l’image, en affrontant, entre autres, le grand problème du rêve. Nous essaierons donc de tirer brièvement quelques conclusions.
27L’antiplatonisme contemporain marque le pas ; on n’y voit à l’œuvre aucun « dépassement ». Il combat les conclusions du platonisme, mais ne semble pas capable de remonter jusqu’à ses prémisses logiques, ni de comprendre pleinement l’importance du geste fondateur des signes du λόγος. Il oppose à Platon les matériaux mêmes, les scories du platonisme (le corps, la sensibilité, l’imaginaire patho-onirique, le mythe, la rhétorique).
28Mais ce sont ceux qui suivent jusqu’au bout la logique du λόγος qui nous aident le plus dans la tentative de circonscrire ce que j’appelle la « stratégie de l’âme » de Platon2. Cette voie est la seule qui permette de libérer la pensée du joug de l’εἴδωλον et de la φαντασία (métaphysique). Ce joug qui a créé le monde de la vérité publique, psycho-historique (cet immense, et sous de nombreux aspects pernicieux, imaginaire collectif), et le monde de la technique dans l’acception heideggerienne.
29Nous pourrions, par exemple, rappeler que le platonisme vacille paradoxalement chez un penseur qui non seulement n’est pas consciemment antiplatonicien, mais est plutôt considéré comme lié à la tradition platonicienne et néoplatonicienne : Charles S. Pierce. En fait, celui-ci est le premier et même le seul penseur occidental qui en arrive à oser ce qu’on ne peut pas oser : à mettre en doute et finalement à nier l’existence même des images psychiques, bouleversant ainsi l’ordre et l’enchaînement de notre conviction métaphysique millénaire devenue depuis longtemps « sens commun » ou commun « bon sens ». C’est cet enchaînement qu’Aristote reprend de manière synthétique au début du Περὶ ἑρμηνείας, qui est à l’évidence une summa du Sophiste : les choses hors de nous, les πάθηματα de l’âme, et entre deux, comme médiateurs, les signes de l’âme. Pierce parvient à ce résultat précisément en reprenant la question du signe, qu’il fait sortir hors de l’âme (pour le restituer, en quelque sorte, au monde) et qu’il offre au processus déstabilisant de la sémiose infinie3.
30Mais on pourrait aussi invoquer Wittgenstein (un penseur que l’on ne fait pas ordinairement figurer parmi les antiplatoniciens). Le Tractatus, avec sa théorie de la représentation, est lui aussi une réfutation radicale du concept psychique, et contribue à son « extinction ». Quant au sujet psychique lui-même, à son « entité » métaphysique, ils sont complètement effacés pour être ramenés au monde. Le chemin que parcourt Wittgenstein est celui de l’interrogation sur la forme logique, sur ce qu’elle a de commun avec les choses, ou ce par quoi elle leur ressemble. C’est ainsi que se pose à nouveau le problème du rapport entre les signes de la voix (le langage) et les choses du monde. De même que chez Pierce, on conclut également chez Wittgenstein à l’indifférence, ou à la permutabilité sans fin entre langage et monde (ou entre solipsisme et réalisme). L’aboutissement de ce questionnement est l’impossibilité de tout savoir, comme chez les Mégariques. Tout ce qu’il nous est donné de savoir, c’est que A est égal à A. Mais ce n’est pas à proprement parler un savoir4.
31Le jeu de la philosophie retourne aux origines, à l’impossibilité tautologique d’un λόγος qui fasse sens et prétende poser des valeurs et des idéologies : par exemple, prétendre dire lesquels sont les meilleurs, des « fils de la Terre » ou des « amis des Idées ».
Notes de bas de page
1 Pour l’analyse développée de la thèse défendue ici, on peut se reporter à mon livre, Isegni dell’anima. Saggio sull’imagine, Bari, Daterza, 1989.
2 Pour le thème de la stratégie de l’âme, on peut se reporter à mon livre, Passare il segno. Semiotica, cosmologia, tecnica, Milano, Il saggiatore, 1981 (trad. esp., Madrid, Mondadori, 1989), troisième partie.
3 Op. cit., première partie.
4 Sur la question de l’image chez Wittgenstein, cf. l’appendice de I segni dell’anima.
Notes de fin
Auteur
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005