Contre Platon : philosophie et littérature dans le Phédon
p. 271-291
Note de l’éditeur
Cet article est la traduction – due au talent du Pr. Monique Dixsaut – d’une conférence intitulée « Philosophy and Literature : The arguments of the Phaedo ». Ma reconnaissance va à Monique Dixsaut et à Denis O’Brien qui m’ont invité à présenter cette communication au séminaire qu’ils dirigent à l’université de Paris XII, ainsi qu’aux personnes présentes pour la part qu’elles ont prise à une discussion amicale, mais serrée et vigoureuse.
Texte intégral
1Les philosophes contemporains qui se consacrent à l’interprétation du Phédon sont à peu près unanimes – tout au moins dans le monde anglo-saxon – à penser que ses qualités littéraires et sa puissance dramatique sont éminentes, mais que ses arguments, ou ceux qui sont estimés « intéressants du point de vue philosophique », sont d’une médiocrité décevante et grevés d’erreurs grossières. Ce dialogue pourrait ainsi tout au plus constituer une initiation à la philosophie à l’usage d’étudiants qui tireront la leçon de ses erreurs avant de passer à des choses plus sérieuses, dans les dialogues ultérieurs ou chez Aristote. Il n’est pas certain que Platon lui-même aurait trouvé à redire à cela, dans la mesure où, en écrivant ce dialogue, il cherchait sans doute à amener son public aux joies de la philosophie. Mais, comme je le dirai plus loin, il aurait eu quelque raison de se plaindre tant de la précipitation mise à écarter certains de ses arguments que de l’accusation de naïveté philosophique portée, explicitement ou implicitement, contre eux et contre lui par certains critiques modernes. Platon est bien plus rusé que ne le reconnaissent ces critiques, et je vais tenter de faire ressortir cette ruse tout en indiquant les principaux aspects du type d’activité philosophique auquel il nous convie. Si la conception de la « philosophie » présente dans le Phédon est toute proche de celle que l’on peut rencontrer chez les philosophes analytiques, elle en diffère radicalement sur certains points. Comme ces différences permettent d’abord d’expliquer pourquoi, à l’origine, il a choisi d’écrire de la philosophie sous une forme dialoguée, il est dangereux de ne pas en tenir compte – sauf évidemment si l’on a pour seul but de démontrer qu’il est moins bon philosophe analytique que l’on aurait pu le souhaiter. Bref, si l’on n’aborde pas les arguments du dialogue en les situant dans leur contexte (comme j’ai l’intention de le faire) et si on ne les considère pas comme des éléments d’une action dramatique, on ne parviendra pas à comprendre véritablement le Phédon.
I
2Je commencerai par le troisième argument formulé par Socrate, l’argument tiré de l’« affinité », que chacun s’accorde à considérer comme le plus faible. Il est clair selon moi que Socrate en mesure parfaitement les limites, même s’il les passe sous silence lors de sa reprise finale et si, à la lumière des objections de Simmias et de Cébès, il finit par l’abandonner bel et bien. A condition que je réussisse à justifier cette interprétation, on aura là un bon exemple de la nécessité d’analyser chaque argument dans son contexte, puisque, dans cette partie du dialogue, on aura assisté à l’échec d’un argument et à la reconnaissance de cet échec. L’analyse de la ou des modalités de l’échec de Socrate ne sera alors que la première tâche du commentateur, et la plus facile ; il lui faudra ensuite chercher comment cet argument s’insère dans une stratégie générale, donc définir la nature de cette stratégie, puisqu’il sera devenu certain qu’elle ne consiste pas en une simple accumulation d’arguments à l’appui d’une thèse donnée. Je vais partir de l’argument de l’affinité parce qu’il me semble établir ce point – simple mais essentiel – d’une façon particulièrement lumineuse ; et aussi parce que, si on le relie aux objections de Simmias et Cébès et à la réponse apportée par Socrate, il représente le moment capital de ce que j’appellerai l’intrigue philosophique du dialogue.
3Je me contenterai de donner ici un résumé de l’analyse que j’ai développée ailleurs1. Pour être bref : lorsque, en 80b9-10, Socrate affirme « [...] il convient à l’âme [...] d’être absolument indissoluble, ou presque », il veut dire qu’il vient de montrer que nous avons raison de croire soit que l’âme est en droit incapable d’être dissoute parce qu’elle est non composée, soit que, bien que composée, elle subsistera en fait sans jamais se résoudre en ses parties (ce que l’on pourrait décrire justement comme « approchant de » l’indivisibilité absolue). Voilà assez précisément ce que l’argument établit. D’une part, Socrate vient d’énoncer qu’il est seulement « plus que probable »2 que des réalités immuables comme les Formes – avec lesquelles l’âme est dite avoir « affinité » – soient non composées à strictement parler ; le fait qu’elles soient immuables entraîne seulement qu’elles ne soient pas divisées ou dissoutes en fait. D’autre part, grâce au verbe προσήϰειν, il évite soigneusement de laisser entendre qu’il ait prouvé quoi que ce soit. Quand on déclare qu’une propriété F προσήϰει à une chose x, on veut simplement dire que l’on peut s’attendre à ce que la chose x soit F, comme le montrera la suite ; ce qui, en 89b8-9, est dit προσήϰειν au corps – sa dissolution rapide – est reconnu, en 80c-d, n’être vrai qu’approximativement. En admettant même que l’âme présente certaines ressemblances avec les Formes, nous serions en droit de dire que Socrate n’aurait pas dû essayer de tirer une conclusion à partir de telles prémisses ; mais on doit au moins lui accorder qu’il a parfaitement conscience qu’on ne peut en déduire que l’âme possède, ou doit posséder, d’autres ressemblances avec les Formes.
4Pourtant, en 84b, Socrate formule sa dernière conclusion sans émettre la moindre restriction de ce genre : « pas de danger », dit-il, « que [l’âme qui a vécu la vie qu’il faut] redoute [...] de se dissiper au moment où elle se sépare du corps [...] ». Cet énoncé final inconditionnel suscite aussitôt les objections de Simmias et de Cébès, encore qu’auparavant Socrate lui-même ait déclaré que « cela [l’argument précédent] peut donner prise encore à pas mal de doutes et de contre-attaques »3. A ces objections succède une mise en garde de Socrate contre la « misologie », qu’il conclut4 en se comparant à ces gens sans éducation soucieux seulement de l’emporter dans un débat et indifférents à la vérité du sujet qu’ils traitent – il faut probablement entendre par là les éristiques, espèce incarnée par Euthydème et Dionysodore dans l’Euthydème. La seule différence existant entre eux et lui, dit-il, réside en ceci : alors que leur but est de faire que leur discours paraisse vrai à leur auditoire, le sien est, ou plutôt sera, de se convaincre lui-même et non pas son auditoire, « sinon par surcroît »5. Il y a évidemment là une différence considérable, puisque c’est lui qui, dès le début, représente le philosophe accompli ; s’ils ont réussi à le convaincre lui-même, ses λόγοι auront donc subi l’épreuve la plus exigeante qui soit. Cette comparaison avec les éristiques ne doit pas être tenue pour purement ironique, car le passage brutal au futur en 91a6-7 – « il me semble qu’entre eux et moi il n’existera que cette seule différence » – n’exclut pas qu’il se soit autrefois comporté exactement comme eux en préférant la persuasion d’un auditoire à la vérité. C’est l’argument de l’affinité qui doit être alors essentiellement visé, puisque, après tout, c’est lui qui a provoqué cette crise dans la discussion. Socrate n’exprime pas ici que l’argument était mauvais en soi, mais simplement que lui-même en a trop attendu ; en effet, rien dans la dernière partie du raisonnement ne justifiait le glissement de : « on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elle soit ἀδιάλυτον » à : « elle ne sera pas dissoute ». Socrate doit à présent juger ce dernier énoncé inadéquat (ce qu’à l’évidence il commençait déjà à faire en 84c). Cela ne suffit certes pas à démontrer ce que j’affirme – à savoir que Socrate abandonne l’argument –, puisqu’il va prendre la peine de répondre aux objections de Simmias et de Cébès, et pourrait se contenter de revenir à la première version, plus prudente, de sa conclusion. Mais nous allons voir qu’il semble bien, par la suite, rejeter complètement l’argument de l’affinité.
5Dans la perspective que j’ai adoptée, les insuffisances de cet argument constituent un moteur essentiel du dialogue. En provoquant les objections de Simmias et de Cébès, elles permettent à Socrate de passer à un autre groupe de λόγοι, plus ambitieux celui-là : sa digression sur l’explication causale, puis le dernier argument, dont la validité le satisfait au moins provisoirement6 ; pour le moment, il a réussi à se convaincre lui-même – ainsi que Simmias et Cébès – de la vérité de cette proposition : l’âme est immortelle et impérissable. Que Platon soit sensible à la faiblesse de l’argument de l’affinité, surtout une fois que Simmias et Cébès l’ont soulignée, cela n’est pas contestable ; l’important, quand on s’intéresse au dialogue en tant que tel, est de savoir pourquoi il a pris la peine de le mettre dans la bouche de Socrate. La réponse est évidente ; l’argument fait avancer l’intrigue7 tout en nous enseignant quelque chose sur l’argumentation philosophique en général : elle consiste en une recherche de la vérité et non pas dans la simple capacité de convaincre les auditeurs que le hasard a mis là8.
6Mais il est tout aussi évident que le philosophe ne peut se contenter de parler tout seul. Il doit justifier publiquement sa position et la soumettre à l’examen des autres. L’idée de la philosophie comme échange est centrale à tout le Phédon. La question sera toujours : « y a-t-il des arguments contraires à ce que j’affirme en ce moment et qui m’échappent ? » Socrate semble l’oublier momentanément à la fin de l’argument de l’affinité, et c’est pourquoi Simmias et Cébès l’arrêtent net (encore que, sans leur intervention, il aurait vraisemblablement fait de lui-même marche arrière). Le reste de l’auditoire a été totalement convaincu par l’argument9 ; mais Simmias et Cébès sont d’une autre trempe. Si, pour Socrate, la simple aptitude à persuader ne suffit pas, il demeure qu’il attache de l’importance à persuader ces deux-là. Puisque la philosophie signifie un progrès dans la recherche du vrai, il est clair qu’il ne s’agit pas de « converser » avec n’importe qui ; il faut parler à qui est capable, comme chacun des deux Thébains, de repérer les faiblesses d’un raisonnement et de proposer d’autres lignes de recherche. Cela ne constitue pas une garantie absolue contre l’erreur, mais c’est le seul critère disponible.
7Simmias et Cébès jouent un rôle déterminant dans le déroulement de la discussion, et depuis le début : ils la provoquent et continuent à la faire avancer. Dans ce rôle, ils n’apparaissent peut-être pas comme les égaux de Socrate, mais ils n’en sont pas loin10. Pénétrés de la conception qu’a Socrate de la philosophie11, ils ont déjà eu de nombreux entretiens avec lui12. On peut supposer la même chose des autres auditeurs présents13, mais ils se trouvent la plupart du temps réduits dans le dialogue à la condition d’observateurs, d’une envergure intellectuelle inférieure à celle des deux Thébains ; ils sont pleins de bonnes intentions, mais trop faciles à persuader14. On a souvent présenté Simmias et Cébès comme des adversaires pythagoriciens de Socrate ; même si c’était le cas, et les preuves sont à mon avis bien minces, le fait n’est guère souligné dans le Phédon. S’ils ont entendu Philolaos, le dialogue insiste bien davantage sur leur familiarité avec les méthodes et les idées de Socrate15. (Ils sont aussi attachés que lui à l’existence des Formes, par exemple, et il est peu vraisemblable qu’ils tiennent cette doctrine de Philolaos. On a peut-être là une trace de l’héritage socratique à l’intérieur de la fiction platonicienne, mais c’est une autre histoire16.) Leur fonction est d’être des interlocuteurs dotés d’assez d’intelligence, de précision, d’ouverture d’esprit, pour faire avancer la discussion. Ce qui expliquerait sans doute pourquoi le Socrate du Phèdre désigne « Simmias le Thébain » comme la seule personne capable de susciter plus de λόγοι que Phèdre, à ceci près que les λόγοι qui passionnent Phèdre sont d’une espèce assez différente17. La théorie de l’âme-harmonie – quelle qu’en soit l’origine – n’est proposée par Simmias que comme une extension de son objection première à l’argument de l’affinité, et il l’abandonne dès qu’il doit choisir entre elle et l’hypothèse des Formes. Ce que Phédon rapporte est une discussion entre des esprits qui pensent de la même manière, mais possèdent du sens critique et collaborent à construire et à démolir des arguments ; processus qui peut être qualifié de philosophique dans la seule mesure où cette collaboration est couronnée de succès.
8Les problèmes sérieux commencent en 61d, lorsque Cébès demande à Socrate comment il peut à la fois accepter l’interdiction universelle du suicide et affirmer que « le philosophe doit être disposé à suivre celui qui meurt ». Socrate réplique en lui demandant si lui-même et Simmias n’ont pas entendu Philolaos sur de pareils sujets lors de son passage à Thèbes ; on peut supposer que Socrate tient Philolaos (par opposition à Evénos auquel cette qualité vient d’être ironiquement refusée) pour un véritable philosophe18. En associant Simmias et Cébès à Philolaos, il leur fait le même compliment. Un peu plus loin, en 62e-63a, Socrate remarque avec plaisir l’ardeur mise par Cébès à questionner (Cébès vient de relever une incohérence apparente dans la position de Socrate) : « il est toujours en quête d’arguments à opposer, et pas précisément homme à se laisser persuader tout de suite par ce qu’on peut lui dire ». Simmias, pour ne pas demeurer en reste, appuie aussitôt l’objection de Cébès, sur quoi Socrate se lance dans sa propre défense, « comme devant un tribunal ».
9On s’attendrait ici à un discours tenu dans les règles ; au lieu de quoi Socrate utilise sa méthode habituelle par questions et réponses. Le point est souligné par l’intervention du geôlier, disant qu’il devrait « dialoguer » (διαλέγεσθαι) le moins possible, et par la réaction de Socrate : envoie-le promener et, si nos entretiens empêchent le poison d’agir, qu’il m’en prépare autant qu’il faudra19. Le philosophe, donc, se défend de la manière qui convient à son activité. Pourtant nous pourrions être tentés de dire le discours de Socrate plus rhétorique que philosophique, dans la mesure où il contient davantage de développements persuasifs, poussés souvent jusqu’à l’hyperbole, que d’argumentation. Mais rien n’indique que Socrate, Simmias ou Cébès le considèrent comme tel ; on pourrait même affirmer le contraire, puisque l’« apologie » amène insensiblement les arguments qui vont suivre20. Cébès accepte presque tout ce que Socrate dit de la philosophie et des philosophes, ce qui laisse supposer qu’il en a déjà entendu la plus grande partie21, et si, comme c’est le cas, il accepte l’idée de Formes séparées, il ne fait guère de doute qu’il acceptera aussi l’essentiel de la défense présentée par Socrate. Il a néanmoins une question à poser : comment Socrate explique-t-il le fait qu’en général les gens redoutent que l’âme périsse quand l’homme meurt22 ? Ce que lui-même en pense, il n’en dit rien ; plus tard, Socrate doit persuader Simmias et Cébès comme s’ils partageaient une crainte semblable23. La manière dont Cébès accueille la défense présentée par Socrate participe de ce qui la rend philosophique, au sens socratique du terme. Ce qui, selon Socrate, distingue un λόγος philosophique d’un λόγος rhétorique ou éristique24, c’est, idéalement, la rencontre d’une intention et d’une réception. Le fait que ce qui est énoncé le soit afin d’être critiqué, et que cela soit bien perçu de cette façon, situe incontestablement cette parole dans le contexte de la φιλοσοφία comprise comme recherche de la sagesse25. Le philosophe et l’orateur cherchent également à persuader, mais leurs intentions diffèrent26.
10Dans sa manière d’objecter, en 69e, Cébès se révèle un collaborateur de valeur. Il remarque en effet que la définition de la mort proposée par Socrate suppose résolu le problème essentiel : ou bien l’âme séparée du corps au moment de la mort est vraiment quelque chose qui possède de la « force » et une « intelligence souveraine » (comme Socrate n’a cessé de le supposer), ou bien elle est plutôt, comme on le pense en général, une chose tellement privée de substance qu’elle risque d’être immédiatement dispersée. (Cette opinion « de la plupart des gens » renvoie évidemment aux représentations homériques : une âme peut descendre sous terre « comme une fumée », et les âmes des morts sont privées de pensée27.) Chacun – sauf s’il est partisan de la théorie de l’âme-harmonie présentée plus tard par Simmias – est prêt à accepter que la mort soit la séparation de l’âme et du corps, mais Socrate veut qu’on lui accorde davantage (il l’a indiqué en 66e5-628). On peut également trouver des signes d’un commencement de résistance envers d’autres parties de son apologie ; on peut remarquer, par exemple, que Simmias répond « il semble bien » en 65a3, quand Socrate décrit ce qui est « évident » dans l’attitude du philosophe envers les plaisirs du corps, alors qu’il acceptera sans condition l’affirmation suivante de Socrate (« ce que tu dis est absolument vrai »).
11Cébès se comporte de manière semblable lors de l’argument qui suit (l’argument « cyclique »). S’il a accepté les prémisses posées par Socrate, il a du mal à accorder les conclusions que ce dernier pense pouvoir en tirer29.
— Tu affirmes bien, n’est-ce pas, que « être mort » est le contraire de « vivre » ?
— Oui.
— Et qu’ils proviennent l’un de l’autre ?
— Oui.
— Donc, à partir de ce qui est vivant, qu’est-ce qui advient ?
— Ce qui est mort.
— Et à partir de ce qui est mort ?
— Je dois convenir que c’est ce qui est vivant.
— Mais alors, Cébès, c’est de choses mortes que proviennent les choses vivantes et les êtres vivants ?
— Il semblerait.
— Alors nos âmes existent bien dans l’Hadès ?
— Apparemment.
12De même, lorsque Socrate suggère qu’il doit exister un processus allant en sens contraire de « mourir », la réponse de Cébès est ambiguë : « Absolument, je suppose30 ». Certes, il ne critique pas directement l’argument, pas plus qu’il n’émet d’objection quand, en 77c, Socrate fait comme si Simmias et Cébès étaient d’accord (non sans raison, puisque Cébès, de bonne ou de mauvaise grâce, a accordé toutes les étapes du raisonnement) ; de plus, la réplique de Cébès en 72d4-5, à la fin de l’argument proprement dit, peut laisser croire à son adhésion totale. Or elle ne s’applique littéralement qu’au dernier pas accompli par Socrate31 ; et l’enthousiasme que Cébès pouvait éprouver envers l’ensemble de l’argument a certainement disparu en 77c : il ne contredit pas Socrate lorsque ce dernier lui rappelle qu’il l’avait approuvé, mais il a fallu le lui rappeler, et s’il ne réagit pas quand Socrate prétend que l’argument a valeur de « preuve », il préfère cependant en entendre un nouveau, comme Socrate vient de le proposer. Simmias, de son côté, remet l’argument en question en demandant innocemment : « qu’est-ce qui empêche [l’âme d’un homme] de trouver l’origine de son être [...] ailleurs [que chez les morts]32 ? » Dans ces conditions, lorsqu’ils déclarent, en 91e4, être d’accord avec certains des λόγοι précédents mais pas avec d’autres, il est difficile de supposer que l’argument « cyclique » fasse partie des premiers. Comme ils n’ont pas formulé d’objections contre ce raisonnement, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes si Socrate le tient pour valable. D’un autre côté, s’il n’a pas réussi à les persuader, rien n’a vraiment avancé. On peut songer à son exhortation en 91c2-4 :
Si je vous semble dire quelque chose de vrai, donnez-moi votre accord ; sinon, opposez-moi toutes les ressources de l’argumentation, en prenant garde que, dans mon ardeur, je ne réussisse à m’abuser moi-même, et vous aussi par la même occasion ; et que, comme une abeille, je ne m’en aille en laissant en vous l’aiguillon.
13Si, après avoir accepté les prémisses de l’argument cyclique, Cébès n’était pas satisfait des conséquences, il aurait dû logiquement « résister » en retirant son accord. Il aurait pu marquer, entre autres choses, que le principe « les opposés naissent des opposés » ne vaut que dans le cas des relatifs et des contradictoires, mais non dans celui des contraires ; ou encore qu’en fait il n’existe pas toujours deux processus complémentaires entre les opposés, comme Socrate l’affirme. On est réduit aux conjectures quant aux failles que Platon aurait pu dénoncer dans l’ensemble de ce λόγος ; il me semble cependant légitime de dire qu’il savait qu’il y avait en lui quelque chose qui n’allait pas. L’argument est peut-être là comme une première tentative, volontairement fautive, et qui demande qu’on lui en substitue une autre. La raison qui expliquerait en partie l’absence de tout examen critique à son propos serait qu’un tel examen nous détournerait de la seconde partie, la plus importante, du défi lancé à l’origine par Cébès : montrer que ce qui survit à la mort « possède de la puissance et de l’intelligence »33, à quoi répond l’argument de la réminiscence34. Cébès, fort aimablement, rappelle lui-même les bases de ce nouveau raisonnement35 ; si la critique de l’argument cyclique n’a pas lieu, c’est donc à cause de l’intervention de Cébès, non par la faute de Socrate. Une fois terminé l’argument de la réminiscence, il est trop tard, et Socrate est en droit de dire « mais vous avez accordé l’argument précédent », tout en reconnaissant qu’ils n’en ont pas été pleinement satisfaits. Cette situation offre également l’intérêt d’illustrer parfaitement par avance la dernière leçon de Socrate : il faut lui résister s’il semble ne pas dire la vérité. (On rencontre dans le dialogue des anticipations semblables de préceptes méthodologiques ; ainsi, les aspects de la méthode hypothétique qu’il va préconiser sont à l’œuvre bien avant son exposé complet de la méthode en 99-10136.)
14Pourtant, l’aide qu’apporte Cébès dans l’introduction de l’argument suivant compense largement son insuffisance, si insuffisance il y a (le modèle dialectique de la philosophie présupposant non seulement critique mais coopération). Sa manière de rappeler la théorie selon laquelle apprendre, c’est se ressouvenir, et de la convoquer à l’appui de l’immortalité de l’âme, comporte assez clairement une référence implicite au Ménon37. Dans ce cas, le Phédon vient corriger le Ménon puisque, comme va le montrer Simmias38, la théorie, si elle est vraie, implique seulement la préexistence de l’âme mais non sa capacité de survivre à la mort. Cependant, dans le contexte, et selon la fiction propre à ce dialogue, Cébès tient cette théorie de Socrate (« ce λόγος que tu as l’habitude de nous répéter39 »), et Simmias rectifie ce que dit Cébès ; Socrate, lui, prend soin de limiter sa conclusion à la préexistence. A ce moment, et comme ils l’avaient fait précédemment, ils travaillent ensemble tous les trois ; Cébès rapporte ce qu’il a souvent entendu dire par Socrate, et ce dernier mentionne, en s’adressant à Simmias, ce que « nous » faisons lorsque « nous » échangeons questions et réponses40 : le rôle joué par Simmias dans ce raisonnement est loin d’être passif. Ils terminent sur une conclusion commune : le sort de l’argument – qu’il résiste ou s’effondre – est lié à l’existence des Formes, le beau, le bon, l’égal et ainsi de suite. En déclarant cette existence parfaitement évidente à ses yeux, Simmias donne par là même son approbation totale à l’argument (tout comme Cébès le fera plus tard41). Socrate, pour sa part, considère que l’existence des Formes est hypothétique (« si les choses que nous rabâchons existent [...]42 ») ; la position de Simmias, une fois réfléchie, est qu’il s’agit d’« une hypothèse digne d’être reçue »43.
15Dans la stratégie générale du dialogue, cette acceptation de l’hypothèse des Formes, l’accent mis sur sa force et son importance, comptent autant que l’argument de la réminiscence. Celui-ci, même s’il ne nous aide pas à prouver l’immortalité, remplit néanmoins une fonction cruciale en montrant que l’âme désincarnée est douée de substance et capable de penser (ce qui aura son utilité comme première ligne de défense contre la théorie de l’âme-harmonie avancée par Simmias). L’hypothèse des Formes servira aussi de fondement au dernier argument, qui passe pour être le plus fort44, et elle ne saurait être prise pour une sorte de deus ex machina, une proposition énoncée brutalement et arbitrairement. Le processus destiné à l’introduire a commencé bien plus tôt, durant « l’apologie » de Socrate ; à présent, on a une confirmation pratique de son importance, et elle se trouve placée plus vigoureusement au centre de la scène, où contribuera à la maintenir l’argument de l’affinité. Du point de vue de l’intrigue, ou de la fiction, la discussion est pour la première fois arrivée à quelque chose, même provisoirement : si les Formes existent, alors les trois personnages principaux s’accordent à affirmer que l’âme doit préexister à sa liaison au corps en tant qu’entité consciente et pensante.
16Ce que vaut ou non l’argument de la réminiscence n’est pas une question pertinente ici45 ; je m’occupe seulement de savoir comment il est reçu par les trois personnages du dialogue, et ce qu’il apporte à la structure de l’ensemble. Il persuade totalement Simmias et Cébès, et c’est bien le seul argument de Socrate à y parvenir – à l’exception du dernier ; la clause que Simmias, avec l’approbation de Socrate, ajoute au dernier argument avant de l’accepter46, s’appliquerait également à son acceptation de l’argument de la réminiscence. En effet, aussitôt après être tombés d’accord, ils se plaignent du peu de résultats acquis. « Il semblerait », dit Cébès faisant écho à Simmias, « que la démonstration qui s’impose n’a été faite, pour ainsi dire, qu’à moitié »47 ; « pour ainsi dire à moitié », parce que ce n’est pas la moitié qui compte. Même si l’âme préexiste, cela n’empêche pas qu’elle termine son existence quand elle se sépare du corps. La position que Cébès a commencé par prêter à la plupart des gens, et à partir de laquelle il a attaqué la défense présentée par Socrate, reste donc toujours aussi forte – si nous laissons de côté, comme Simmias et Cébès, l’argument cyclique. C’est contre une nouvelle formulation de cette position, et après une nouvelle et courte homélie sur la valeur suprême de l’enquête philosophique48, que Socrate lance l’argument de l’affinité, qui n’ira pas loin.
17Sur quoi Simmias passe la vitesse supérieure, en parlant de ses méthodes personnelles49 : un homme (s’il est vraiment tel) doit mettre à l’épreuve jusqu’au bout ce qui est dit de sujets comme celui-ci ; il doit soit apprendre des autres ce qu’il en est, soit le découvrir par lui-même – faute de quoi il devra choisir le λόγος le meilleur et le moins réfutable et s’y tenir. Ayant battu en brèche l’argument de l’affinité en tant que tel50, il semble appliquer la procédure qu’il a décrite, renonçant à la position populaire dont il a été jusqu’ici le porte-parole et adoptant la théorie plus savante de l’âme-harmonie. Celle-ci est pour le moment « le meilleur λόγος disponible » à ses yeux. Socrate la présentera plus loin comme une « hypothèse »51 ; et il est raisonnable de supposer que Simmias, quand il parle en 85c de « choisir le λόγος le meilleur et le plus irréfutable » (ou plutôt « le plus difficile à réfuter »), se réfère à la même démarche que celle désignée en 100a comme δεύτερος πλοῦς ; autrement dit, « choisir le meilleur et le δυσεξελεγϰτότατος λόγος » revient à suivre ce conseil de Socrate : « en chaque cas, poser le λόγος le plus fort52 ». Simmias traite vraiment la théorie de l’âme-harmonie comme une hypothèse, et il reste prêt à y renoncer au profit d’une autre quand cela paraîtra préférable53 ; on peut dire de lui qu’il l’utilise de la même manière que Socrate déclare utiliser chacun de ses λόγοι hypothétiques, en posant « comme vrai tout ce qui me paraît consonant avec lui [...] et en posant ce qui ne l’est pas comme non vrai54 », dans la mesure où cette théorie le conduit à affirmer le caractère périssable de l’âme et à nier sa capacité de survivre à la mort. Simmias, certes, manifeste de l’indépendance, mais l’homme qu’il est ressemble étonnamment, par l’attitude mais aussi par la méthode, à Socrate en personne.
18C’est donc Simmias qui prend l’initiative, et Cébès lui emboîte le pas ; sous le regard consterné des assistants, ils semblent saper à eux deux non seulement l’argument de l’affinité, mais tout ce que Socrate a pu dire jusque là :
Nous tous, qui les écoutions, étions péniblement impressionnés par ce qu’ils disaient [...] ; nous avions été totalement convaincus par l’argument précédent, et pourtant voilà qu’ils semblaient nous rejeter à nouveau dans la confusion, et nous faire douter non seulement des arguments avancés précédemment mais aussi de tout ceux qu’on pourrait tenir par la suite : nous nous prenions à craindre d’être de mauvais juges, et même à douter de la possibilité d’arriver à une certitude en ces matières55.
19Echécrate se fait l’écho des sentiments évoqués par Phédon : « Il me vient à moi aussi l’envie de me dire : “A quel raisonnement pourrons-nous donc encore nous fier, puisque celui exposé par Socrate, qui était si fortement convaincant, s’est à présent complètement effondré56 ?” ». Il poursuit en donnant la raison immédiate de sa réaction : grâce à Simmias, il se rappelle qu’il partageait lui aussi l’opinion selon laquelle « notre âme est une sorte d’harmonie »57. Et il en arrive à ce résultat : « comme si tout était à recommencer, j’ai vraiment besoin qu’un tout autre raisonnement vienne me persuader à nouveau que l’âme de celui qui meurt ne meurt pas avec lui58 ». Le renversement est total ; il semble que nous soyons revenus au point de départ.
20Socrate, qui ne se laisse pas décourager, gagne à lui l’auditoire grâce à une mise en garde contre la misologie et le scepticisme des antilogiques ; c’est là que se place le passage de 90-91, où j’ai dit que Socrate reconnaissait s’être trompé lorsqu’il avait déclaré l’argument de l’affinité décisif, et non pas simplement plausible. Une page ou deux plus loin, Simmias, parlant de λόγοι qui établissent leurs preuves (prétendues) sur τὰ εἰϰότα (« ce qui est plausible », ou « vraisemblable », ou « probable »), les qualifie d’ἀλαζόνες59 : d’« imposteurs ». Ces deux formules (la seconde en tout cas) s’appliquent tout à fait à l’argument socratique, si l’on s’en tient au mérite que Socrate a semblé lui prêter. Une fois encore, Simmias semble être à l’unisson avec Socrate ; à la différence des autres et d’Echécrate (et peut-être des lecteurs à qui le dialogue est destiné), il n’a pas besoin des leçons socratiques.
21Les deux armées sont face à face, et Socrate avance en direction de ce qu’il appelle le λόγος de Simmias et de Cébès60. Invité à choisir entre la théorie de l’âme-harmonie et la théorie selon laquelle apprendre, c’est se ressouvenir, Simmias choisit la seconde (l’hypothèse de l’existence des Formes, qui en acquiert ainsi encore plus d’importance), étant donné que, à la différence de la première, elle a des bases solides. Une fois reformulé l’argument de la réminiscence (et en dépit du fait que Cébès l’ait jugé digne d’être adopté61), la discussion est revenue là où elle en était en 77a-b : encore une fois nous avons « pour ainsi dire la moitié » de ce qui est nécessaire – à savoir que l’âme préexiste au corps (sous une forme intelligente) –, mais non pas l’autre « moitié », la plus importante, à savoir qu’elle survit à la mort (ou plutôt, selon la requête insistante de Cébès, qu’elle est à la fois immortelle et impérissable62). Après deux autres arguments contre la théorie de l’âme-harmonie, décevants par leur aspect ad hominem63, Socrate s’occupe du défi lancé par Cébès. Il semble approuver sa critique de l’argument de l’affinité ; comme il le dit lors de son résumé de l’objection de Cébès, démontrer que l’âme est quelque chose de fort et de divin, et même si on y ajoute sa préexistence, ne suffit pas à indiquer son immortalité64. Il n’y a rien ici qui laisse entendre que sa force ou sa nature divine ont été démontrées ; une telle démonstration n’aurait d’ailleurs pas sa place, si Socrate se contente bien, comme il le prétend, de résumer l’objection de Cébès. Ce dernier a admis que l’âme était plus forte et durait plus longtemps que le corps, mais sa comparaison avec le tisserand tendait à montrer que cela n’empêchait nullement qu’elle doive périr avant le corps – ou plutôt, avant le dernier corps qu’elle aura « tissé ». L’argument de l’affinité s’en trouve automatiquement rejeté puisque, dans cette perspective, la ressemblance avec les Formes invoquée par Socrate devient minime, au moins du point de vue de l’immuabilité. Cébès déclare ensuite : si, par hypothèse, on devait faire encore plus de concessions à la position de Socrate, et lui accorder à la fois que l’âme préexiste au corps et qu’elle peut survivre à de nombreux cycles d’union et de séparation, cela ne suffirait toujours pas à prouver que nos craintes à propos de la mort sont déraisonnables, car l’âme pourrait s’épuiser lors de ce processus, et périr lors d’une des séparations ; et, dans ce cas, ce qui serait déraisonnable serait de ne pas craindre la mort. Il est certain que Socrate pense toujours qu’il existe certains aspects par lesquels l’âme ressemble aux Formes, mais ce n’est pas la question. J’en conclus que l’argument de l’affinité est enterré pour de bon ; il faut chercher une autre voie.
22Le long passage qui suit conduit au dernier argument et l’inclut ; on est alors ou bien en face d’un monologue, ou bien la contribution de tout autre que Socrate est réduite au minimum ; une seule objection, reposant sur une confusion grossière, émane d’un membre anonyme de l’auditoire65 : Cébès déclare pour sa part que ce qui vient d’être dit ne le trouble pas alors que d’autres points l’inquiètent, mais sans dire de quoi il s’agit66 ; et il n’y aura plus rien d’autre jusqu’à la fin. Ce passage ne se rattache à rien de ce qui précède. Comme je m’occupe avant tout de l’interaction des personnages et des arguments à l’intérieur du dialogue, je serai extrêmement bref. Pour l’essentiel ce dernier argument tourne autour de l’hypothèse des Formes : Socrate commence par fabriquer quelques énigmes à propos de la génération et de la corruption, prétendant que les méthodes des savants – peut-être des cousins des partisans de l’âme-harmonie – sont impuissantes à les résoudre. Il expose ensuite le genre de théorie explicative qu’il aurait aimé les voir formuler, et en arrive à son mode d’explication « familier », appuyé sur l’hypothèse des Formes ; il propose des solutions selon lui irréfutables aux énigmes en question, et conseille à Cébès de s’y tenir. L’hypothèse ayant prouvé son utilité, il se sent autorisé à l’employer pour bâtir l’argument promis, qui mène à une conclusion correspondant aux exigences de Cébès. Le seul rapport avec mon analyse est juste que cet argument est lié étroitement aux Formes. Elles étaient au premier plan depuis longtemps, mais les voici utilisées de manière plus ou moins triomphante. Qu’elles existent, et que les choses particulières soient réellement expliquées, ou puissent l’être, en termes de participation, voilà le concept-clé du dialogue. Mais pour faire avancer utilement la discussion, si peu que ce soit, il doit être approuvé par les interlocuteurs de Socrate. Même quand ils jouent un rôle plus passif, comme ici, la présence de Simmias et de Cébès, en tant que philosophes coulés dans le moule socratique, est essentielle.
23Cébès permet d’ailleurs une avancée décisive en accordant que ce qui est immortel doit être éternel67. (Aurait-il dû faire cette concession, on peut en discuter, en tout cas on en discute ; mais Socrate pense qu’il l’aurait dû, et je suis du même avis que lui.) Et c’est Simmias, non Socrate, qui apporte une réserve à l’argument :
C’est que moi non plus, je ne vois pas, à partir de ce qui vient d’être dit, le moyen de ne pas être convaincu [de ce que l’âme soit ἀθάνατος et impérissable]. Pourtant la grandeur du problème que nous traitons et le peu de considération que j’ai pour la faiblesse humaine font qu’il m’est impossible de ne pas éprouver au fond de moi une certaine réticence à croire aux affirmations précédentes68.
24Socrate en convient :
Non seulement tu as raison de dire cela à leur propos [...] mais aussi à propos des hypothèses qui nous ont servi de point de départ [celles de 102 a-b] : même si elles sont convaincantes à vos yeux à tous deux, il faut cependant les examiner avec un souci de clarté encore plus grand.
25Mais il termine sur une note plus encourageante :
Si vous explorez ces hypothèses suffisamment à fond, vous pourrez ensuite, j’en suis sûr, aller aussi loin que vous conduira le raisonnement [celui qui établira l’immortalité de l’âme], autant qu’il est possible à un homme de le faire. Et si cela devient tout à fait clair [il s’agit peut-être des résultats d’un réexamen des hypothèses. avec leur conséquences pour l’argumentation], vous ne chercherez pas plus avant69.
26Il me semble sous-entendu à la fois que les hypothèses (« que chacune de ces Formes existe [...] et que les autres choses reçoivent leur dénomination de leur participation à ces Formes70 ») sont fondamentalement correctes, et qu’un argument appuyé sur elles, s’il est de l’espèce qui vient d’être présentée, suffira – dans les limites tracées par Simmias – pour nous donner le résultat cherché : l’âme est bien immortelle. Si la victoire n’est pas totale, et s’il faut discuter plus avant (« si vraiment l’âme est immortelle », poursuit Socrate71), elle ne semble pas éloignée. Après tous ces retournements, la conversation a dans l’ensemble justifié Socrate dans son optimisme devant la mort (tel est en tout cas son avis).
* * *
27J’ai voulu proposer, ou peut-être réaffirmer, une lecture du Phédon comme représentation dramatique de l’activité philosophique, où les trois acteurs se livrent à un ballet de λόγοι, selon une chorégraphie délicate et complexe. Bien entendu, ce dialogue est également dramatique en un sens plus évident, en vertu de son sujet même ; mais en même temps il détourne notre attention ailleurs, et surtout il met au premier plan ce que le protagoniste, Socrate, considère comme le plus chargé de sens, le travail de la discussion sérieuse. Le sujet déclaré est la mort, mais l’accent est mis en fait sur la question de la conduite de la vie. Il n’est guère contestable que Platon croie vraiment à l’immortalité de l’âme, puisque bien d’autres dialogues le répètent. Mais l’immortalité se trouve toujours reliée à la question de la meilleure vie humaine possible. Puisque la question revient dans d’autres contextes (comme dans le Banquet ou le Philèbe), le choix du thème de l’immortalité pourrait même, en un sens, paraître secondaire. L’opinion générale verrait sans doute là la marque d’une perversion du jugement ; l’effet produit par ce dialogue tient en grande partie à la tension entre le ton dépourvu de toute passion propre aux arguments (bien que ce ne soit pas toujours le cas), et les événements traumatisants qui les encadrent et les provoquent. Et pourtant, on y voit surtout des philosophes vaquant à leurs affaires de philosophes, discutant, lorsque la discussion tombe sur ce sujet, de l’immortalité, tout comme ils ont précédemment traité d’autres sujets. La grande originalité du Phédon, en dehors de la situation mise en scène, réside dans sa démonstration continue de ce que peut être une vraie coopération dialoguée, lorsque des individus se joignent pour comprendre les idéaux de la philosophie et s’y engager. En ce sens, aucune autre œuvre de Platon ne lui est véritablement comparable.
Notes de bas de page
1 C. Rowe, « L’argument par “affinité” dans le Phédon », Revue philosophique de la France et de l’étranger, octobre-décembre1991, p. 463-477.
2 μάλιστα είϰός, 78c7.
3 84c6-7.
4 91a-c.
5 91a8-9.
6 107b4-9.
7 Donnant ainsi l’impression trompeuse que l’action atteint son point culminant ; comparer le discours d’Agathon dans le Banquet, et le second discours de Socrate sur l’amour dans le Phèdre, qui nous donnent un instant l’illusion que nous sommes arrivés à la fin.
8 La philosophie est donc un jeu dangereux ; on ne peut jamais être certain d’en avoir suivi les règles (cf. l’allusion de Simmias à la « faiblesse humaine »), La différence dont je parle ici ne porte pas sur les buts de la philosophie, définis en gros, et sans doute naïvement, comme la découverte et la démonstration de la vérité au moyen d’une argumentation (voir note précédente), mais plutôt sur les conditions permettant d’affirmer à bon droit que quelqu’un accomplit cette démarche. Pour Platon, ou au moins pour le Socrate du Phédon, les exigences semblent être les suivantes : 1) quiconque parle s’adresse à une ou plusieurs personnes, 2) ils parlent de ce dont il convient de parler (d’un sujet que Socrate estime important), et 3) les deux parties possèdent la volonté et la capacité de critiquer ce qui est énoncé (cette liste d’exigences trouvera, je l’espère, sa justification dans l’accumulation des preuves qui vont suivre). S’il en est ainsi, aucune formulation d’un argument ne peut, par elle-même, être tenue pour philosophique, alors qu’une série d’énoncés que nous serions tenté de juger « rhétoriques » (c’est-à-dire visant purement à persuader, mais dépourvus du fondement nécessaire) pourrait être considérée telle, à condition que les exigences 1) à 3) soient remplies. Par exemple (c’est ce que je vais tenter de montrer), il n’y aurait, du point de vue de Socrate, aucune espèce de différence entre son « apologie », d’un côté, et les arguments sur l’immortalité qui en découlent, de l’autre ; et pas davantage entre les deux moments de l’argument de l’affinité. Voir en particulier p. 272-273 ci-dessus.
9 88c-d.
10 On m’a objecté ici, en une autre occasion, qu’aucun des deux ne conduit en fait un examen dialectique puisque aucun n’assume le rôle de celui qui questionne, et que, lorsqu’une conclusion ne les satisfait pas, ils répliquent par des discours qui, s’ils procèdent d’une intuition juste, « développent cette intuition au moyen d’une image ». Je me demande si leurs objections envers l’argument de l’affinité peuvent être balayées aussi aisément ; et, s’il est vrai qu’ils ne conduisent pas l’« examen dialectique » de la façon habituelle aux dialogues socratiques, il est certain qu’ils posent des questions. Le vrai problème porte une fois de plus sur ce qu’est vraiment la philosophie, ou la dialectique (voir supra n. 8). Chez Platon, le philosophe/dialecticien n’est pas toujours celui qui est amené à poser les questions ; dans le Phèdre, la situation se trouve inversée – ce sont ses λόγοι qui sont mis en question (Phèdre, 276a, 276e-277a, 278c-e). L’important est que Socrate, Simmias et Cébès sont tous engagés dans un genre particulier de discussion (genre où chacun adopte, comme il se doit, une position critique par rapport aux autres), sur un sujet d’un genre particulier (que l’âme soit ou non immortelle est à l’évidence d’une importance cruciale pour Socrate). Socrate joue à coup sûr le rôle principal dans cet entretien ; mais Simmias et Cébès n’ont pas peur de l’attaquer et d’opposer argument à argument – ce qui suffit à justifier mon analyse de leur personnage.
11 Voir en particulier le discours de Simmias en 85b10-d10, qui prépare ses objections et celles de Cébès.
12 75c-d, 78d.
13 59a, d.
14 88c ; voir aussi l’intervention de l’interlocuteur anonyme en 103a5-6, qui fait une grave confusion.
15 Je crois vrai de dire que la seule preuve permettant de considérer Simmias et Cébès comme des pythagoriciens vient du Phédon lui-même ; a) ils ont fréquenté (συγγίγνεσθαι) et écouté Philolaos, qui est incontestablement pythagoricien ; b) Simmias est partisan de la théorie de l’âme assimilée à une sorte d’ἁρμονία, à laquelle Echécrate, qui est lui aussi certainement (?) un pythagoricien, est fermement attaché. Mais ni le fait de συγγίγνεσθαι quelqu’un ni le fait de l’écouter n’impliquent nécessairement l’adhésion à son Ecole ; et à supposer que ce soit le cas, Simmias et Cébès sont très certainement (aussi) des socratiques. De plus, que le membre d’une Ecole accepte une idée n’implique pas nécessairement que cette idée soit le propre de l’Ecole en question ; et, en admettant même que ceci implique cela, le fait qu’un autre accepte cette idée n’implique pas nécessairement son appartenance à cette Ecole, à moins peut-être que cette idée n’en constitue une des doctrines fondamentales. La théorie de l’harmonie est en fait incompatible avec d’autres thèses fondamentales associées habituellement au pythagorisme (l’immortalité, la transmigration), et Aristote, pour sa part, ne la signale pas comme étant pythagoricienne, bien qu’il ait eu largement l’occasion de le faire, puisqu’il venait précisément de faire référence à la théorie pythagoricienne de la transmigration (De An., i, 3-4). Depuis Burnet, au moins, il est courant d’envisager que l’ensemble du dialogue baigne dans une ambiance pythagoricienne, parce que Phédon relate l’entretien dans la ville natale d’Echécrate, Phlionte, où d’autres auraient partagé les mêmes penchants pythagoriciens. Quant au choix de Phlionte, il s’explique suffisamment par le fait que la cité se trouve sur la route d’Athènes à Elis (patrie de Phédon), qu’Echécrate et Phlionte sont à une grande distance d’Athènes, que l’information sur le dernier jour de Socrate ne leur est pas encore parvenue, et enfin qu’Echécrate, qui a l’esprit philosophique, est naturellement intéressé par cette information (voir E.I. McQueen et C. Rowe, « Phaedo, Socrates and the chronology of the Spartan war with Elis », Méthexis 2, 1989, p. 1-18.). Si, en fin de compte, il suffit, pour être pythagoricien, d’adhérer au moins à une doctrine pythagoricienne, alors le Socrate du Phédon est pythagoricien puisqu’il accepte celle de la transmigration ; mais il rejette la théorie de l’âme-harmonie, or c’est l’adhésion de Simmias à cette doctrine qu’on allègue pour en faire un pythagoricien (voir infra, note à 61d-e).
16 Voir plus loin p. 283.
17 Phèdre 242a-b ; cf. infra le commentaire de 62e-63a.
18 Les réactions de Cébès en 61d4-5 et e5-8 indiquent que Philolaos adoptait la première des deux propositions associées paradoxalement par Socrate (l’interdiction du suicide), mais pas la seconde (les philosophes doivent souhaiter mourir le plus tôt possible) – comme devrait le faire tout philosophe, si l’on en croit Socrate (c6). Il n’est pas nécessaire de penser que cette allusion à Philolaos ait un rapport quelconque avec sa condition de pythagoricien : il suffit qu’il ait été un philosophe éminent et qu’il se soit rendu à Thèbes au moment où Simmias et Cébès s’y trouvaient. Rien ne permet non plus d’identifier les ἄλλοι τίνες dont parle Cébès, qui condamnaient eux aussi le suicide (ce qui a pour effet au passage de minimiser l’influence de Philolaos sur Cébès) comme pythagoriciens, encore qu’ils aient pu l’être (61e7-8) ; puisque cette condamnation est aussi prononcée par Socrate, la doctrine ne devait pas être exclusivement pythagoricienne.
19 63d-e.
20 Cf. supra n. 8.
21 A condition qu’il ait été un membre régulier du cercle socratique : voir supra p. 276.
22 69e-70b.
23 ‘Ως δεδιότων ; ou plutôt, non pas ώς ήμῶν δεδιότων, mais « peut-être y a-t-il en nous un enfant qui craint ces sortes de choses » – c’est-à-dire, comme Socrate vient de le dire en plaisantant, qui craint que l’âme puisse littéralement s’évaporer lors de sa séparation d’avec le corps, surtout si la mort arrive par un jour de grand vent (77d-e).
24 Voir 90e-91c, et la p. 274 supra.
25 Cette conception se dégage très clairement si on rapproche 90e-91c, 85c-d (la digression méthodologique de Simmias), et 99-101 (la « seconde navigation » où Socrate adopte explicitement la position de Simmias).
26 Voir sur ce point Gorgias, passim, et les passages du Phèdre qui critiquent la rhétorique contemporaine.
27 Iliade xxiii, v. 100-104.
28 δυοῖν θάτερον, ἤ οὐδαμοῦ ἔστιν κτήσασθαι τὸ εἰδένωί ἤ τελευτήσασιν [...].
29 71d6 sq. [Les traductions françaises des citations du Phédon sont de M. Dixsaut, Platon. Phédon, Paris, GF, 1993. (N.d.T.)].
30 71e11 : πάντως που.
31 Oὐδὲ μία μοι δοκεῖ [sc. μηχανὴ] μὴ οὐχὶ πάντα καταναλωθῆναι εῖς τὸ τεθνάναι [...] ἀλλά μοι δοκεῖς [...].
32 77b5-7.
33 70b2-3.
34 Voir 76c12-13.
35 72e.
36 Cf. supra n. 25.
37 Voir en particulier Ménon 86a-b.
38 77a-b.
39 72e4-5.
40 75d1-3 ; et de même (avec Cébès) en 78d1-2.
41 92a2-3.
42 76d7-8 ; cf. 100b4-7.
43 92d6-7.
44 100b3-9, 102a10-b2.
45 Pour une analyse détaillée des différents arguments, voir mon commentaire du Phédon.
46 107a8-b3.
47 77c1-2.
48 77e-78a.
49 85c-d.
50 85e3-86b5.
51 94b1-2.
52 100a3-4.
53 92c11-e3.
54 100a4-7.
55 88c1-7.
56 88c9-d3.
57 88d3-6.
58 88d6-8.
59 92d.
60 89c3-4.
61 87a, 88a.
62 88b5-6.
63 Ad hominem et décevants parce qu’ils ne réfutent que la version de la théorie donnée par Simmias, et ne vaudraient pas contre d’autres versions, plus intéressantes.
64 95c4-d4. En réalité, il dit seulement : « tu dis que cela ne suffit pas » ; mais le fait qu’il réagisse au défi de Cébès en élaborant un nouvel argument constitue une forte présomption quant à son accord sur ce point.
65 103a4-10.
66 103c5-6. Cette brève réplique de Cébès le hisse nettement au-dessus du niveau de la majorité des auditeurs présents (voir ci-dessus, p. 276-277) ; si l’objecteur anonyme a besoin des éclaircissements apportés par Socrate en 103a11-c4 (et Platon pense manifestement que c’est aussi notre cas), lui n’en a nul besoin ; en même temps, il est indiqué que l’argument de Socrate lui pose d’autres problèmes, peut-être plus graves.
67 106d2-4.
68 107a8-b3.
69 107b6-9.
70 102b1-2.
71 107c2.
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Thémistius
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