Le destin de l’antiplatonisme
p. 197-211
Texte intégral
1Le platonisme et l’antiplatonisme dogmatique, outre l’intérêt propre de leurs contenus et de leurs méthodes, offrent aussi, lorsqu’ils sont professés présentement, un exemple privilégié d’antithèse dont la nature, les conditions et la portée sont révélatrices de certains enjeux philosophiques, scientifiques et politiques de notre temps.
2L’examen de leurs formes extrêmes ne manque pas d’éclairer les traits fondamentaux des formes plus modérées dont elles sont comme l’utile grossissement.
LA RÉIFICATION DU PLATONISME
3La critique du platonisme, telle que certains de nos contemporains la pratiquent, consiste moins en une exposition objective et savante, ou une interrogation concernant l’ensemble de cette philosophie que, plutôt, en un jugement et une argumentation défavorables, en une objection et une désapprobation globales. Karl Popper présente, à cet égard, l’exemple peut-être le plus significatif. En ce sens, critiquer le platonisme, c’est le réfuter, le condamner, le rejeter, et ce genre de critique se trouve induit par une hostilité première, un antiplatonisme.
4Beaucoup de témoins s’étonnent de voir s’exprimer ainsi une sorte de méfiance, d’indignation ou même de hargne à l’égard d’un philosophe qui vécut et œuvra il y aura bientôt vingt-cinq siècles...
5Cette hostilité n’est certes pas tout à fait exceptionnelle. Il existe aussi un anti-aristotélisme, un anticartésianisme, et, plus vif, un antihégélianisme. Mais l’antiplatonisme, pour diverses raisons, et déjà à cause de l’extrême antiquité et de l’ample notoriété de sa victime, offre une occasion privilégiée d’observation et d’étude.
6Que peut bien signifier et impliquer une telle animosité actuelle à l’égard de Platon et quelles sont les conditions de sa naissance et de son excitation ?
7Une première condition de l’antiplatonisme réside dans la croyance que l’on sait décidément ce qu’est en lui-même le platonisme. La désignation de l’adversaire précède nécessairement toute agression. Il faut que la figure du platonisme s’offre comme une cible, fixe dans sa nature et ses limites, discernable sans inquiétude et, si possible, sans effort : une doctrine établie, telle qu’en elle-même l’éternité la fige, une chose stable et maniable, bien connue, et même, dans sa nuisance, trop bien connue. On énumère alors les dogmes que l’on attribue à Platon et à ses disciples et, compte tenu de ces caractéristiques, on délivre au platonisme une carte d’identité infalsifiable, ou, pour mieux dire, on le stigmatise de façon indélébile.
8Comment une critique principalement négative pourrait-elle en effet atteindre un platonisme incertain, malléable, capable de se donner, face à l’attaque, des formes de résistance toujours nouvelles ? En même temps qu’une condition, la fixation apparaît comme un effet de l’antiplatonisme, et l’effet renforce rétroactivement la condition. Polémiquement orienté, l’antiplatonisme fige et fixe sa représentation du platonisme. Il refuse de la remettre jamais en question : son siège est fait, on ne peut « être contre » que contre quelque chose.
9Tous les intérêts de la recherche active et de la connaissance, aussi bien historiques que philosophiques, se voient compromis par cette critique dogmatique qui incline à toujours simplifier et arrêter la vision qu’elle a de son adversaire, jusqu’à la réduire à un schéma. Elle en vient à se donner illusoirement le Platon dont elle a besoin, en se dissimulant à elle-même les périls de cette imagination subjective.
10Une telle dogmatisation et une telle réification du platonisme se produisent d’ailleurs parfois sans intention maligne. Chaque époque, chaque famille de pensée, et peut-être même chaque lecteur des Dialogues, se procure le Platon qui lui convient, et auquel désormais il se tient. Ainsi remarque-t-on que pour Schelling, Hölderlin, Hegel, du moins dans leur jeunesse, Platon était avant tout l’auteur de ce Timée dont on ne saurait prétendre qu’il reste, en fin du xxe siècle, l’œuvre la plus estimée, la plus lue.
11A certains égards, la formule « à chacun son Platon » ne manquerait donc pas entièrement de pertinence. Mais l’antiplatonisme s’obstine dans une attitude partiale, et c’est l’obstination, plus encore que la partialité, qui le distingue. Il s’entête dans une vue unilatérale de Platon qui lui interdit tout accueil d’informations ou d’interprétations neuves et fondées. Car il ne s’agit évidemment pas ici de fantaisie arbitraire et incontrôlable. Les textes sont là, difficiles certes à établir, à lire, à traduire : mais précisément, il n’y aurait aucun problème, ni aucune difficulté ni aucun recours, sans cette contrainte, en dernière instance, des textes, des contextes, des circonstances objectives.
12La tradition universitaire exclut, du moins en principe, toute partialité, toute hostilité systématiques à l’égard des auteurs et des œuvres. Mais on mesure la nocivité de la critique dogmatique lorsque, par exception, elle sévit même dans le travail universitaire. Il fut un temps où, dans l’Université française, l’aristotélisme subissait une proscription assez générale. Alors, des étudiants présomptueux, facilement persuadés par des maîtres à qui ils faisaient trop confiance, renvoyaient Aristote au jardin d’enfants.
13L’hostilité dogmatique provoque de tels errements. De même qu’un anti-aristotélisme moderne ferait surgir en contrepartie un aristotélisme hypostasié, une idole intouchable, de même l’antiplatonisme moderne risque de provoquer chez ses adversaires la fixation d’un platonisme dogmatique. Il faut bien du temps et des efforts pour que se libèrent de ce dogmatisme méthodique ceux à qui il a été inculqué et pour qu’ils adoptent une autre forme de critique.
14Maintenons l’idée que le platonisme, la doctrine de Platon et toutes ses dérivations ultérieures, compte tenu des bases objectives qui les portent et les révèlent, – les textes, – restent un objet de recherche par définition inépuisé : et d’autre part, que chaque époque ou chaque courant intellectuel particulier ne peut éviter de faire intervenir, dans l’interprétation, sa propre manière de voir et de comprendre.
LA CONNEXION
15Dans une telle perspective, il convient de distinguer l’antiplatonisme actuel et l’antiplatonisme ancien. L’antiplatonisme ne comporte pas en lui-même d’absurdité ni d’incongruité, et il ne reste pas nécessairement stérile. C’est sa transposition en notre temps, son anachronisme, et surtout sa reprise en un autre contexte, sa déconnexion, qui le disqualifient.
16Tant qu’elle vit et se développe, une philosophie a besoin de son antithèse, et sait d’ailleurs la susciter. Platon a lui-même confirmé cette nécessité de l’antithèse philosophique, scientifique, politique. Modèle prestigieux ! La pensée de Platon, tendue sans doute aussi par d’autres ressorts, se formule explicitement contre. Platon est un anti. Il critique ce qui règne, ce qui est là, en quelque domaine que ce soit. Il le combat en toutes ses manifestations : la sophistique, l’empirisme, le confusionnisme, le bavardage, le manque de rigueur, l’abandon à l’éparpillement sensible, etc.
17Il se dresse lui-même en opposition à ce qui est : il déclenche les hostilités. Mais il y a une inéluctable réciprocité de l’hostilité. Ceux qu’il choisit pour ennemis, se déterminent à leur tour comme ses ennemis, dans l’unité d’une relation. Qu’aurait bien pu être Platon, s’il n’y avait eu d’abord Gorgias, Protagoras, et toute l’engeance qu’il dénonce et querelle ?
18Aussi bien, si l’on demande d’une manière apparemment naïve, et en dehors de toute préparation érudite, quels sont les adversaires de Platon, les antiplatoniciens, on s’entend souvent répondre, sans autre embarras, que ce sont, par exemple, les sophistes et les rhéteurs. Les observateurs et les commentateurs d’une polémique ne s’astreignent pas, après qu’elle ait duré un certain temps, à distinguer celui qui critique de celui qui répond. Ce qui les intéresse, désormais, c’est la controverse elle-même, l’unité active du choc des idées, les idées dans leur contradiction.
19Que serait Platon sans les antiplatoniciens actifs ? Le destin des antiplatoniciens les contraint à participer à l’engendrement de ce qu’ils combattent.
20La vie de l’esprit requiert un moment dogmatique : les idées, momentanément fixées, définies antithétiquement s’affrontent et tentent mutuellement de se réfuter ou de s’éliminer. Sans cette définition, cette différenciation et cette confrontation, l’activité spirituelle ne naîtrait pas, ni ne se développerait ni n’aboutirait aux œuvres. Mais une polémique chasse l’autre, qui aurait tort d’insister.
21La lutte du platonisme originaire et de l’antiplatonisme culturellement associé à lui, les oblige à se moduler, à se renforcer mutuellement, à survivre et à vieillir ensemble. Des ennemis l’un pour l’autre, sans doute ! Mais certainement pas des étrangers. Ils ne vivent que de leur débat, et quand, plusieurs siècles après, nous nous tournons vers eux, il nous est impossible, en examinant l’un des antagonistes, d’oublier l’autre, d’arracher chacun des acteurs au drame qui les confronte, de dissocier ce couple. A dire vrai, c’est le drame intellectuel, le mouvement de formation des idées, qui nous intéresse.
22Le platonisme et l’antiplatonisme de jadis relèvent d’un même monde intellectuel, traitent des mêmes problèmes, forgent les mêmes concepts – et surtout, ils se heurtent l’un à l’autre dans ce que l’on pourra appeler peut-être une même épistémie ; ou une même intelligibilité ; ou une même étape des progrès de la pensée ; ou autrement, comme on voudra, pourvu que l’on maintienne l’idée d’une unité spécifique qui rend possible la confrontation effective et sérieuse.
23A Rome, on peut admirer la fresque de Raphaël : L’Ecole d’Athènes. Platon et Aristote y conversent plus qu’ils ne s’y disputent. L’un montre du doigt le ciel, et l’autre semble s’inquiéter davantage de la morale terrestre. Ciel et terre métaphoriques, bien sûr, mais qui n’en appartiennent pas moins à un même monde, et qui perdraient ensemble toute signification si l’un des deux, par impossible, s’éclipsait. De même le peintre a-t-il dû placer les deux philosophes sur le même palier, sous le même portique, dans le même temple : L’Ecole d’Athènes qui regroupe aussi d’autres penseurs, ennemis les uns des autres, en leur temps, et que le peintre réconcilie, à bon escient, dans un même Panthéon.
LA DÉCONNEXION
24Coller le visage de Hitler ou de Staline sur celui de Platon, dans la fresque de Raphaël, ce serait une profanation ou une mauvaise plaisanterie, et, en tout cas, un anachronisme. Mais ce serait surtout une inconséquence.
25Il n’est pas raisonnable de désarticuler la philosophie de Platon et d’accorder à tel ou tel morceau une vie et une signification indépendantes : la pensée politique de Platon s’est formée en même temps que sa théorie de la connaissance et sa métaphysique. Platon soude entre eux profondément ces divers aspects – comme la République le montre assez – et l’on ne divise qu’artificiellement une telle unité.
26Mais serait-il plus raisonnable de détacher absolument la philosophie de Platon de l’ensemble culturel et intellectuel dans lequel elle tient une place déterminée, joue un rôle irremplaçable, assume une fonction éminente ? Elle se lie à un ensemble de vie sociale, de mœurs, de croyances, de comportements, à un Tout que l’on mutile en la lui arrachant. Elle est en connexion, en interdépendance avec la structure de la Cité antique, avec l’esclavage qui permet à celle-ci de vivre et de penser, avec la servitude de la femme, avec l’exclusion du barbare, avec le polythéisme, avec la science naissante. Tout cela a poussé ensemble (concrescere), et l’on ne devrait pas abstraire provisoirement un élément de cette concrétude sans prendre la précaution de garder toujours présents à l’esprit le souvenir et l’exigence de la belle totalité. Que ne faudrait-il pas alors de redoublement de prudence pour transplanter dans un autre monde un fragment prélevé dans ce monde-là ? De quelle circonspection ne conviendrait-il pas de témoigner, si l’on se laissait aller à comparer un aspect de ce monde-là, qui prend son véritable sens de sa connexion générale, avec un aspect de ce monde-ci, au gré d’une ressemblance superficielle ? Il y a une correspondance générale des instances diverses d’une réalité spirituelle significative, et c’est la totalité de cette réalité vivante qui qualifie et spécifie les éléments et les aspects divers, et qui donne aux apparences une profondeur. Il convient donc de toujours tenir compte des correspondances que noue une connexion. Toute déconnexion et tout greffage ne vont pas sans difficulté et sans danger. Mais lorsqu’il s’agit de greffage théorique ou spirituel, les manifestations de rejet par l’organisme récepteur sont plus aisément camouflables que lorsqu’il s’agit d’une greffe d’organe biologique.
27Et certes, déconnexion et greffage, comparaison, assimilation et différenciation, concernant des éléments distingués dans des ensembles hétérogènes, peuvent se révéler parfois très fructueux, malgré leur difficulté, ou peut-être même à cause d’elle. On peut bien essayer, pour voir, d’implanter un cœur d’oiseau dans un corps de chat. Et il n’est pas interdit de se demander si une pratique politique sévissant en Allemagne au xxe siècle ne ressemble pas à quelques fragments d’une théorie politique formulée quelques siècles avant notre ère en Attique, et jamais appliquée en ce temps et en ce lieu. On tirera sans doute d’utiles enseignements d’une telle comparaison. On sentira mieux la différence.
28Mais comment pourrait-on aller à une totale assimilation des deux termes de la comparaison ? Si l’on réprouve avec rigueur l’Hitlérisme, on ne peut juger de la même manière de ce platonisme politique situé en son contexte. Comment condamner ce que l’on juge anachroniquement « totalitaire » dans les lois que Platon propose, sans s’indigner encore plus vigoureusement de la réalité sociale et politique dans laquelle Platon vivait : l’immense esclavage, entre autres iniquités. Mais sans l’esclavage, il n’y aurait eu ni Cité grecque, ni culture grecque, ni philosophie grecque, ni Platon lui-même – en un temps où les navettes ne couraient pas toutes seules. Rejetez-vous absolument des idées de Platon, alors il faut réprouver aussi ce à quoi elles s’opposent spécifiquement ou s’accordent concrètement. C’est toute l’Antiquité grecque, solidaire de ses idées et de ses penseurs qu’il faut renvoyer aux ténèbres extérieures.
29Or, l’abolition positive de l’Antiquité grecque est accomplie depuis longtemps, de même d’ailleurs que celle de l’Etat romain, ou de la féodalité du Moyen Âge. C’est toute la Grèce, accords et dissonances compris, qui s’est suicidée, il y a bien des siècles, et qui a été supplantée successivement par d’autres mondes. L’histoire ne fait pas dans le détail. Le passé est, par définition, tout entier révolu.
LA DIFFÉRENCE
30Il est donc vain, en notre temps, d’entreprendre de réfuter Platon. Une telle réfutation ne pouvait avoir de sens et d’intérêt que lorsqu’elle était effectuée dans un même cadre conceptuel et qu’elle déclenchait une polémique engageant des intérêts communs aux antagonistes. Mais qui va donc maintenant proposer pour une réalisation effective un système d’idées politiques platoniciennes qui, jamais, ne furent appliquées en leur temps, dont on ne saurait même pas garantir absolument que Platon les tenait lui-même pour intégralement réalisables, et qui représentent donc, à proprement parler, une utopie ? Un conflit exige deux instances unilatéralement opposées. Mais, pour nous, situés dans de tout autres perspectives intellectuelles et politiques, platonisme et antiplatonisme se présentent comme accordés dans une opposition elle-même globalement dépassée, comme deux discours dialoguant et survivant dans le souvenir de leur unité fondamentale. Il se trouve qu’ils relèvent du passé. Il en irait pour eux de même s’ils relevaient d’un monde contemporain différent, d’une système d’intelligibilité étranger au nôtre.
31Ce qui est choquant, dans le rapprochement de certains aspects de la théorie platonicienne et de certains aspects de la pratique hitlérienne, ce n’est pas tant l’anachronisme de l’opération que, surtout. l’hétérogénéité des prélèvements, hétérogénéité qui dérive elle-même nécessairement de la différence essentielle des deux ensembles qui présentent ces aspects. Une condition première de l’explication de l’hitlérisme consiste à se méfier de telles assimilations, qui ne peuvent que masquer sa nature spécifique et faire endosser par d’autres – et par Platon ! – une part de sa responsabilité historique.
32Le platonisme, comme d’autres philosophies, est si profondément assimilé à notre culture philosophique, qu’il ne peut plus être question de l’en extirper, mais qu’il ne peut non plus être question de lui reconnaître en elle une existence indépendante, dans le rêve de son splendide isolement.
33D’une part, nous nous sommes définitivement, irrémédiablement éloignés de lui. Comme l’a si bien dit Valéry, mais avec quelque exagération : « Dans le passé, on n’avait vu, en fait de nouveautés, paraître que des solutions ou des réponses à des problèmes ou à des questions très anciennes, sinon immémoriales. Mais notre nouveauté, à nous, consiste dans l’inédit des questions elles-mêmes, et non point des solutions ; dans les énoncés et non dans les réponses ». Valéry néglige ou occulte, ce disant, les nombreuses et profondes ruptures qui donnent à tout le passé son allure syncopée, pour accuser davantage la rupture qui marque notre modernité. Mais, peut-être grâce à cette radicalisation excessive, fait-il mieux connaître que coupure il y a, et que si cette coupure n’est pas absolue, – car une coupure historique absolue est impossible, – il s’agit bien d’une coupure relative profonde. De Platon, plusieurs mondes nous séparent, et nous ne pouvons accéder au mode de penser platonicien, précairement, que grâce à une longue et difficile étude.
34Il faut donc se garder de la tentation d’un continuisme intellectuel qui permettrait les analogies, les identifications et les transpositions les plus fallacieuses.
35Mais, il faut se garder aussi des dangers d’un rupturalisme absolu, qui supprimerait l’homme et son histoire.
36Pour découvrir du platonisme politique dans notre actualité, il faut procéder à une dissociation des antithèses réelles, détacher ce platonisme de son antiplatonisme effectif pour l’opposer à une démocratie libérale moderne coupée elle aussi de son antithétique, par exemple l’hitlérisme. Mais l’institution de ce chiasme révèle une incompréhension de l’hitlérisme, né d’une conjoncture actuelle, de causes profondes cachées dans la réalité présente, et que l’on s’abstient de rechercher en cueillant commodément de vagues analogies avec un passé lointain.
37Nous rencontrons là certains enjeux de l’antiplatonisme moderne : celui-ci, voilant la réalité présente, négligeant la découverte de ses causes réelles, compromet toute action efficace sur elle, et par exemple, en ce qui concerne l’hitlérisme, toute prévention de l’instauration nouvelle d’un régime politique qui, d’une manière ou de l’autre, lui ressemblerait.
38L’antiplatonisme ne peut s’instituer et persister actuellement qu’en se dissimulant à lui-même les conditions de sa déconnexion et de sa position unilatérale.
39Il est paradoxalement plus platonicien, et caricaturalement, plus qu’il ne le croit : pour adopter le point de vue critique dogmatique, il faut croire à l’éternité des idées, à leur immuabilité, à la séparation radicale de l’esprit et du réel, rester étranger à tout sens historique, mais aussi à toute conception systématique ou structurale du présent, ne tenir aucun compte de la péremption des opinions, ni de la prescription des erreurs et des crimes, ni de la connexion des parties dans un tout ou des moments dans un processus.
40Ceux qui conçoivent l’unité profonde du platonisme et de son antithèse active, en l’occurrence contemporaine de lui, ceux qui sentent sa relation intime à l’éther intellectuel dans lequel il est né, ceux-là se libèrent de la tentation du détachement abusif et de la déportation incongrue d’un membre de cet organisme, de ce vivant.
41La condition d’une telle prudence est une vue synoptique de la philosophie dans la diversité de ses formes et de ses formulations : elle interdit de la considérer comme un jeu de construction dont il serait loisible de manipuler arbitrairement les pièces isolées.
L’ORIGINALITÉ DU PRÉSENT
42Un antiplatonisme actuel ne peut résulter – comme d’ailleurs aussi un anti-aristotélisme ou un antihégélianisme – que de choix idéologiques présents. Il en est comme la projection fantasmatique dans le passé. Major e longinquo reverentia, sans doute ! Mais dans certains cas, le recours au passé sert à accroître la détestation. Dans les polémiques modernes, les combattants se plaisent à manier des armes antiques. Les causes et les motifs de cette propension restent obscurs, et mériteraient une investigation sérieuse. Pourquoi diable, condamnant si justement l’hitlérisme, va-t-on s’en prendre à Platon ?
43Ce recours à un lointain passé, quelque peu mutilé pour les besoins de la cause, ne peut s’expliquer, partiellement, que par l’indigence de l’analyse du présent. Si l’on parvenait à bien comprendre et à bien expliquer l’hitlérisme, tel qu’il est, en son contexte – et en son temps –, qu’aurait-on besoin d’aller lui inventer un tel antécédent, au prix d’une plongée au-delà des siècles ? Une explication fondée sur des données actuelles, permettant éventuellement une intervention efficace, n’est-elle pas plus urgente et plus utile ? Alors que la référence à d’imaginaires modèles antiques risque de faire apparaître une réalité actuelle et désastreuse comme une sorte de fatalité essentielle, permanant dans la durée, et universelle dans l’espace.
44Assimiler en quelque mesure l’hitlérisme effectif au platonisme utopique, c’est le ramener à une idée générale, oublier ses caractères concret et actif hic et nunc, et donc perdre toute possibilité de prise réelle sur lui. Cette assimilation, loin de favoriser une bonne intellection du phénomène hitlérien, au contraire la compromet, en compromettant du même coup inutilement Platon en cette affaire.
45C’est arracher l’hitlérisme à sa conjoncture et à son contexte. Cette maladresse résulte elle-même d’une erreur plus profonde et qu’elle contribue, par contrecoup, à aggraver. Elle provient du fait que celui qui la commet n’a pas bien compris l’hitlérisme, ne s’est pas pourvu des informations suffisantes sur lui, n’a pas su l’envisager selon une bonne méthode. Alors, saisissant mal cette réalité politique dans sa nature, son fonctionnement et son rôle, ne découvrant pas les liens qui la rattachent à la totalité du monde actuel, il s’arrête à des aspects superficiels et même anecdotiques : l’essence lui échappe. Dans le travail historique, l’essentiel, c’est de bien distinguer l’essentiel. L’essence de l’Etat hitlérien a évidemment quelque chose de commun avec la Cité grecque : il s’agit toujours de l’homme, de la société, de la structure des sociétés. Mais, dans ce genre prochain, la différence spécifique des deux types de vie politique est énorme ! Et c’est elle qui importe, s’il s’agit d’orienter une activité.
46Non seulement Hitler, Mussolini et Staline – qu’il serait d’ailleurs politiquement très imprudent et scientifiquement très arbitraire d’assimiler entièrement les uns aux autres – n’eurent nullement besoin de lire Platon pour imaginer, imposer et tenter de justifier des mesures de contrainte et de terreur, mais on peut même penser que la lecture de Platon, y compris celle des Lois, aurait contribué, le cas échéant, à modérer, ou même à détourner leurs intentions et leurs procédés. Déconseillera-t-on aux politiques la lecture de Platon ?
47Hitler, en tout cas, autant qu’on sache, se souciait de Platon comme d’une guigne. Mépris qui n’affectait pas seulement Platon. L’un de ses lieutenants savait illustrer concrètement une attitude générale : « Quand j’entends parler de culture, je tire mon revolver ! »
48Platon n’inspira aucunement Hitler, ni Himmler : il était pour eux comme nul et non avenu. Ils ne se laissèrent pas séduire par le projet de mettre un philosophe à la tête du IIIe Reich. Leurs entreprises politiques, sociales et raciales se cherchaient et se trouvaient une inspiration consciente et des prétextes ailleurs que chez Platon, Aristote, Kant ou Hegel. Quant aux véritables causes et conditions de la situation de l’Allemagne, du dysfonctionnement des institutions qu’elles renversent, de la crise économique et sociale qui leur ouvrit le chemin du pouvoir, des puissants concours qui les soutinrent, il semble bien qu’elles restèrent toujours inconscientes pour eux – bien incapables qu’ils furent toujours, par exemple, de définir et d’expliquer sérieusement leur antisémitisme.
49Quant à Platon, il ne disposait ni des erreurs spécifiques, ni des haines particulières, ni des circonstances, ni même, en grec, des mots qui lui eussent permis de désigner et d’exterminer ensemble dans des camps de concentration les juifs, les communistes, les « judéobolchéviques », les sociaux-démocrates, les libéraux. Ces êtres-là n’existaient pas comme tels, en son temps et dans sa cité.
50L’enseignement de la République ou des Lois de Platon ne provoque aucun danger politique, et l’on admirerait les propagandistes capables de susciter par ces ouvrages quelque passion dans les masses, ou des manifestations.
51Il n’en va pas de même de la diffusion et de la propagande de Mein Kampf. Il y a des programmes politiques, certes détestables, qui proposent aux populations des solutions à des problèmes qu’elles se posent actuellement et qui ne se posaient pas jadis, des projets qui prétendent surmonter brutalement des difficultés incluses dans une conjoncture bien déterminée.
52Ceux qui écoutent avidement les exhortations de Mein Kampf ne sont en général guère enclins à prêter l’oreille aux propos de la République.
53Le défaut principal de l’antiplatonisme dogmatique actuel ne se trouve donc pas dans une certaine méconnaissance du platonisme. Celle-ci résulte elle-même d’une défaillance plus fondamentale : la méconnaissance de son propre temps, des structures sociales et politiques actuelles, de leur fonctionnement, de leurs conflits. La connaissance approchée, mais sérieuse, de tout cela exige encore plus de vigilance, de lucidité et d’effort que la lecture de Platon et que la perception de ressemblances éventuelles entre ce qu’il disait autrefois et ce qui est aujourd’hui.
54Il n’est rien de plus difficile à connaître et à comprendre que son propre temps, son propre monde, et soi-même. Le mode de réception du passé intellectuel renseigne plus sur le récepteur que sur l’auteur ancien qu’il concerne.
55Si l’on voulait, malgré tout, opérer témérairement une transposition, ou découvrir une réplique du modèle platonicien de Cité, du moins devrait-on d’abord rechercher des conditions générales d’existence humaine qui ressemblent à celles de la Grèce antique. Elles se rencontrent peut-être encore. Elles existaient, du moins, il y a quelques décennies, dans des pays exclusivement agricoles, esclavagistes, polygamistes, quelque peu polythéistes. C’est pour ce genre de vie sociale que Platon a imaginé des lois nouvelles, et c’est pour lui seul qu’elles peuvent garder peut-être une signification actuelle et entrer avec lui en une sorte de connivence. Mais l’Allemagne industrielle et chrétienne !...
LE BON USAGE DE PLATON
56Platon continue de vivre en notre temps. Un anéantissement radical du passé détruirait toute culture, et priverait même ce mot de sa signification. Chaque moment du passé se trouve indéfiniment repris dans les événements et les pensées qui lui succèdent, mais modulé, transformé, assimilé. Il s’agit bien d’une sorte d’héritage, mais dont l’héritier vorace se saisit pour le consommer, non pour le contempler passivement.
57Cette opération ne saurait se comparer au déplacement de la pièce détachée d’une machine. Elle ressemblerait plutôt – si désagréable que paraisse d’abord cette image – à une manducation et à une digestion. L’animal se nourrit d’aliments qui ne restent pas tels quels, en lui, mais entrent dans sa propre substance spécifique.
58Pour accepter sans réserve un antiplatonisme dogmatique, il faudrait admettre que, depuis l’Antiquité, l’esprit humain n’a exercé aucune activité, qu’il est resté tel quel, et qu’il a laissé tel quel tout ce dont il s’est informé. L’étude comporte bien, certes, un moment de réception passive. Mais il ne dure guère, et se trouve aussitôt enveloppé dans une activité. Il est très difficile de s’empêcher de penser, même en lisant.
59Chaque lecteur accueille en lui Platon, comme une matière première pour une nouvelle élaboration. Même la louable et utile tentative de restituer aussi objectivement que possible le sens originaire des textes, implique évidemment une action intellectuelle, transformatrice à quelque degré.
60Faire honneur à Platon, ce n’est pas le pétrifier en un monument hiératique, mais c’est l’utiliser intellectuellement dans un travail de pensée actuel. Les philosophies sont faites pour s’en servir.
61Les grands philosophes savent exalter la pensée de leurs maîtres en une pensée nouvelle, quand ce n’est pas leur propre pensée qu’ils renouvellent sans cesse. Si Platon avait vécu 150 ans alertement, on peut bien imaginer que sa philosophie finale eût été tout autre, et cependant encore platonicienne.
62On ne peut donc philosophiquement se satisfaire d’une répétition simple du platonisme, ni non plus d’une rupture absolue avec lui. Là gît la difficulté : se garder aussi bien à droite, de la congélation, et, à gauche, de l’expulsion. Mais qu’il reste vivant de la vie des vivants, que l’on ne l’envoie ni aux archives ni au cimetière de l’esprit ! Cela évitera, du même coup, que l’on en fasse un démon hantant le cauchemar de nos nuits.
63Il convient de relire, d’étudier, d’élucider sans cesse Platon et ses adversaires, dans le mouvement d’une critique vivante, aussi défiante à l’égard d’une rupture radicale avec le passé qu’à l’égard d’une transcription immédiate et simple de certains éléments de ce passé.
64L’assimilation du platonisme (y compris son antiplatonisme spécifique) demeure une condition de la culture philosophique actuelle, car Platon a forgé, avec quelques autres, les premières armes de la pensée conceptuelle, encore utilisables après révision ; parce que l’on peut découvrir encore chez lui des germes de pensée qui méritent un développement ; parce que Platon offre un modèle de travail inventif, de reprise active du passé, et que son imitation constitue toujours un exercice préparatoire fructueux et agréable.
65Nous ne pouvons plus choisir entre Platon, ses disciples et ses adversaires, pour faire l’économie des uns ou des autres dans l’effort de formation philosophique. Nous sommes avides de les connaître et de les pratiquer tous, et si la contrainte du temps ou la limite de l’énergie spirituelle nous suggèrent des préférences, celles-ci n’obéissent pas à un critère de vérité, mais à une estimation de richesse de contenu ou de puissance d’entraînement.
66C’est l’attitude pratique la plus répandue de nos jours. Quel maître de philosophie s’aviserait d’interdire ou de déconseiller la lecture de Platon, ou celle d’Aristote, ou celle de Kant ? Il recommande au contraire la lecture de tous les philosophes, qui pourtant se contredisent et se querellent les uns les autres.
67En rappelant cela, n’adopte-t-on pas cette sorte de bon usage de Platon que Léon Robin avait proposé en conclusion de l’un de ses ouvrages ?
68D’une part, il magnifiait la portée d’un platonisme ouvert, insistant sur sa germination secrète capable d’inspirer encore longtemps la recherche : « Peut-être y a-t-il là de quoi comprendre, et l’influence profonde exercée par Platon, et la façon dont cette influence s’est exercée, souvent indirecte, souvent attestée par les résistances qu’on lui oppose, souvent consistant dans le travail secret des germes insoupçonnés et qui sortent enfin d’un long sommeil ».
69Et, certes, il retenait aussi au bénéfice de Platon le choix des termes d’une problématique qui se trouble en l’extrême fin du xxe siècle : « Si l’autorité de son nom est encore vivace aujourd’hui, c’est que, pour ne pas parler de la science, la philosophie du moins ne peut se refuser de voir en lui le précurseur. C’est en effet par lui que les plus essentiels des problèmes auxquels elle s’applique ont été pour la première fois clairement dégagés et posés dans une forme qui a subsisté à travers les variations du vocabulaire et sous la diversité des costumes dont on les a successivement affublés ».
70Et l’une des tâches actuelles ne consiste-t-elle pas précisément à distinguer, dans la terminologie et la conceptualité platoniciennes, ce qui continue à jouer un rôle dans la pensée de notre temps ; ce qui a besoin d’une mise en valeur originale, ou se fond dans une élaboration active ; ce qui ne persiste que comme témoignage d’un passé révolu, du différent, du lointain, de l’étrange ?
71Mais Léon Robin exaltait surtout l’activité spirituelle créatrice, chez Platon, condamnant ainsi toute tentatrice de réduction du platonisme à une doctrine fixée et sclérosée : « Bien loin que le commerce de la pensée platonicienne soit une mauvaise école pour la formation de l’esprit, je ne crois pas au contraire qu’il y ait, à cette fin, de meilleure discipline, grâce à l’analyse minutieuse exigée par une pensée à la fois aussi déliée et aussi rigoureuse, grâce à l’effort nécessaire pour en déterminer les articulations [...] Chez lui les discussions les plus abstraites sont animées par la vie de la recherche ».
72Le plus sévère reproche que l’on puisse faire à l’antiplatonisme sectaire – et au risque de paraître soi-même paradoxalement sectaire en le formulant – c’est de compromettre, non seulement la juste estimation du platonisme, mais aussi et surtout cette « vie de la recherche », cette pensée vivante dont Platon fut l’un des initiateurs et reste le meilleur modèle.
73Car ce qui importe, finalement, c’est l’activité philosophique !
Auteur
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Thémistius
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« L’art de bien lire »
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2012
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2012
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Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
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1999
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