Heidegger, Platon et l’art grec
p. 77-100
Texte intégral
1Il serait erroné de prendre cette déclaration de Heidegger comme une variante de la célèbre remarque de Whitehead, d’après laquelle l’histoire de la philosophie « is a series of footnotes to Plato ». Et d’abord parce que l’intention qui préside à l’une et à l’autre de ces déclarations est, on ne peut plus, différente. Tandis que pour Whitehead il n’y aurait aucun inconvénient à ce que l’histoire de la philosophie continue à augmenter, fût-ce de la façon la plus discordante et polémique, les volumes de ses « footnotes to Plato », pour Heidegger la tâche éminente de la pensée est d’apprendre à quitter le chantier du travail philosophique tel qu’il a été ouvert par Platon et poursuivi par ses successeurs. Or cette tâche considérable requiert ceci : au seuil de ce qui doit être pour elle un nouveau commencement (Anfang), la pensée délimite le terrain sur lequel s’est construit l’édifice de la philosophie, à savoir le terrain de la métaphysique en lui assignant par là même son lieu et/ou sa fin2. Fin qui marquerait en même temps pour la métaphysique l’accomplissement de son destin hors d’elle-même, dans l’empire planétaire de la technique.
2D’un côté, donc, un quasi-constat concernant l’histoire de la philosophie, de l’autre, au contraire, une formidable interprétation de cette histoire, supposée parvenue à sa fin, et pouvant, de ce fait, être reconduite à son lieu, au terrain sur lequel elle s’est déployée. Terrain, toutefois, que l’on ne saurait quitter si l’on ne s’est pas adonné au préalable à démonter, à défaire les articulations, les oppositions et les jointures qui tenaient ensemble le tout de la philosophie, celle-ci étant entendue comme métaphysique. Or penser la métaphysique selon Heidegger, être devenu capable d’en effectuer la totalisation implique que l’on ait pu dégager l’événement de pensée qui la commande, qui inaugure ce cours décisif de pensée que l’on désigne du nom de philosophie.
3Nous avons donc affaire ici à une question majeure pour la pensée heideggerienne. Elle porte à la fois sur le commencement (Beginn)3 et la fin de la philosophie, lesquels s’interprètent l’un par l’autre : le commencement, tel qu’il est advenu dans l’œuvre de Platon ; la fin telle qu’elle se donne à penser à travers l’œuvre de Nietzsche, laquelle se présente elle-même comme un platonisme renversé4.
4Mais quel est cet événement de pensée qui a eu lieu dans l’œuvre de Platon ? Et de quoi est-il l’avènement-événement ? D’une mutation historiale, dit Heidegger, « dans la détermination de l’essence de la vérité »5, c’est-à-dire d’une mutation concernant l’essence de l’ἀλήθεια telle que, quoique demeurée impensée, elle s’est laissée entrevoir chez Parménide.
5Au fur et à mesure que paraissent les volumes de la Gesamtausgabe, on voit de mieux en mieux l’importance que cette question a revêtue aux yeux de Heidegger pendant les années 30, à telle enseigne qu’il n’est peut-être pas si téméraire de dire que son différend avec Platon est l’enjeu le plus décisif à l’heure de ce que lui-même désigne comme le tournant (Kehre) de son chemin de pensée. Dès lors, on ne saurait prendre au sérieux la pensée de Heidegger, surtout pour ce qui regarde la vue qu’il s’est faite de l’histoire de la philosophie, qu’en prenant la mesure, qu’en interrogeant le sens ou le contresens de son interprétation de Platon. Tâche ardue, presque une gageure : ne suppose-t-elle pas que l’on puisse habiter les œuvres de ces deux grands penseurs, en leur créant, de façon pensante, l’espace d’accueil d’une telle Aufeinandersetzung, ce qui, sans doute, ne peut se concevoir que comme une tâche à plusieurs ?
6Il va ainsi de soi que ce que je propose ici est très circonscrit et autrement plus modeste : non pas d’approcher directement l’interprétation heideggerienne du commencement de la philosophie chez Platon, laquelle tourne autour de la question de la vérité, mais d’envisager un accès à cette question centrale, en prenant comme fil conducteur ce qui a trait au changement de notre rapport à l’art pour autant que, dans ce rapport, c’est aussi de la vérité qu’il s’agit.
7Un tel accès, pour ainsi dire oblique, à la question du commencement de la métaphysique a été frayé par Heidegger lui-même dans son cours du semestre d’hiver 1942-1943, intitulé Parmenides6. Il y approche ce commencement à partir de ce qui aurait été l’une des incidences majeures de la métaphysique, demeurée pourtant inaperçue : le changement dans notre façon de considérer l’art.
8Le passage du Cours articulant ce qui est ainsi en cause est amené par une considération sur le divin (θεἶον) et sur la divinité (δαιμόνιον). Leur venue au paraître, remarque Heidegger, a lieu non seulement dans la parole (Wort) mais aussi dans les œuvres de la peinture et de la sculpture (Bildwerkrn). Et, pour écarter tout malentendu sur le site de sa prise en compte de l’art, Heidegger tient à préciser que s’il le prend en considération, ce n’est pas en tant qu’« expression » (Ausdruck) privilégiée de la culture, ou « témoignage » (Zeugnis) de l’opérativité créatrice des hommes, mais « pour autant que l’œuvre d’art laisse paraître l’être, le porte au dévoilement » (wie das Kunstwerk selbst das Sein erscheinen läβt und in die Unverborgenheit bringt).
9Comme déjà dans la conférence de 1935, « L’Origine de l’œuvre d’art », l’art est donc envisagé dans le Parmenides à partir de la question de l’être. Il est toutefois à noter que, dans ce cours, Heidegger ne s’occupe plus de la façon dont jouerait la différence ontologique ou l’intime conflit entre la Terre et le Monde eu égard à la venue au paraître du divin dans un art tel que l’art plastique grec, ainsi qu’il l’avait fait pour le temple dans « L’Origine de l’œuvre d’art ». Quoi qu’il en soit, c’est dans le contexte d’une méditation sur la phénoménalité du divin grec que survient le passage qui nous intéresse ici :
La considération esthétique de l’art et de l’œuvre d’art commence précisément, en vertu d’une nécessité d’essence, avec le commencement de la métaphysique. Cela veut dire : le rapport esthétique à l’art commence au moment où l’essence (Wesen) de l’ἀλήθεια se change en ὁμοίωσις, en adéquation (Angleichung) et justesse (Richtigkeit), de l’appréhension (Vernehmens), de la représentation (Vorstellens) et de la présentation (Darstellens). Ce changement commence avec la métaphysique de Platon7.
10Par rapport à la conférence de 1935, ce passage inscrit une différence significative. Dans « L’Origine de l’œuvre d’art », s’il était essentiellement question du dépassement de l’esthétique à travers la mise en cause de ses concepts directeurs issus de, voire repris par la tradition de la philosophie grecque (en particulier celle d’Aristote), il n’en ressortait aucune insistance sur la question du commencement. De même, si entre les lignes de certaines analyses on pouvait lire des renvois au texte de Platon et le souci de Heidegger de s’en démarquer, nulle part dans la conférence le nom de Platon n’était prononcé. Ainsi, si la question de l’ὁμοίωσις y figurait déjà, elle était plutôt associée au nom d’Aristote. Or ce qui nous sollicite à présent dans le Parmenides, c’est bien cet enchaînement quasi déductif qui, insistant sur la question du commencement de la métaphysique, amène à conclure : avec Platon commence la considération esthétique de l’art.
11Sans doute cet enchaînement d’affirmations, qui semble ne laisser d’espace à aucune réplique, n’est-il que le précipité du débat que, depuis déjà quelques années, Heidegger poursuivait avec Platon autour de la question de la vérité. On aura, en effet, remarqué que la déduction pivote autour de la question de la vérité (ἀλήθεια) ou, mieux, du changement de son essence (Wesen). Tel est bien le moyen terme de cette quasi-déduction. Or, depuis « L’Origine de l’œuvre d’art », on sait combien il importe à Heidegger de conquérir pour l’art un site aléthéiologique autre que celui de la métaphysique, c’est-à-dire un site où la vérité puisse se déterminer plus originairement (ursprünglich) et autrement que comme όμοίωσις, adequatio. Ce que le passage du cours Parmenides cependant accentue, ce n’est pas tant la conquête de ce site, laissant derrière lui la pensée métaphysique de l’art, mais cette pensée elle-même en ce moment décisif de son commencement, où justement il en allait de la vérité dans son changement historial, s’accomplissant, d’après Heidegger, dans l’œuvre de Platon. Aussi renvoie-t-il à un groupe de textes où il est question de la vérité chez Platon, question abordée par Heidegger dès 1930-1931.
12Certes, on songe ici en premier lieu au texte « La Doctrine de Platon sur la vérité » (Platons Lehre von der Wahrheit), rédigé en 1940 et publié pour la première fois dans Geistige Uberlieferung, en 1942. Ce texte précède donc de peu le cours Parmenides8. Toutefois la publication, en 1989, comme volume 65 de la Gesamtausgabe, des Beiträge zur Philosophie, dont les manuscrits ont été rédigés entre 1936-1938, nous apprend que, dès ce moment-là, Heidegger avait conquis l’essentiel de son interprétation de Platon.
13Comme nous l’annoncions ci-dessus, nous essaierons d’envisager ici ce qui, dans le Parmenides, apparaît comme le corollaire de la thèse du changement de l’essence de la vérité qui aurait eu lieu chez Platon, à savoir que ce changement inaugure aussi le commencement d’une considération esthétique de l’art.
14A la question qui s’insinue inévitablement ici – Mais dans quel sens trouve-t-on chez Platon une considération esthétique de l’art ? – aucune réponse hâtive ne saurait être de mise. Car elle ne ferait que trahir une incompréhension rédhibitoire, si au préalable on ne s’interrogeait sur ce que Heidegger entend par « esthétique ». Cependant, lorsque nous essayons d’éclaircir ce qui est en jeu dans l’emploi que fait Heidegger de l’expression « esthétique », nous sommes vite renvoyés d’une perplexité à l’autre. Et tout d’abord par les quelques indications que fournit le Parmenides lui-même, dans les lignes qui précèdent immédiatement le passage ici en cause. Penser l’art de façon esthétique, y lisons-nous, « cela signifie que l’œuvre est considérée dans son effet (Wirkung) sur l’homme et son expérience vécue (Erleben) [...] Ainsi, quand on considère l’œuvre d’art elle-même, on la prend comme un “objet”, un “produit” d’une expérience créatrice, ou d’une expérience revécue (par le spectateur), c’est-à-dire en général et à chaque fois, à partir d’une appréhension subjective humaine (αἴσθησις) »9.
15Cette explicitation n’est pas nouvelle. Nous la retrouvons réitérée chaque fois que Heidegger tente de faire comprendre la détermination de l’être de l’étant impliquée dans le rapport « esthétique » à l’art. Ainsi dans la postface à « L’Origine de l’œuvre d’art », il précise à propos de la discipline née de la considération esthétique de l’art : « L’Esthétique prend l’œuvre d’art comme objet (Gegenstand), à savoir comme objet de l’αἴσθησις, de l’appréhension sensible au sens large du mot. » Et il ajoute : « Aujourd’hui, on appelle cette appréhension expérience vécue (das Erleben). Expérience vécue qui est la source donnant la mesure (die maβgebende Quelle), non seulement pour la jouissance artistique (Kunstgenuβ), mais aussi pour la création (Kunstschaffen)10. »
16La marque temporelle « aujourd’hui » (Heute) ne trompe pas. C’est bien de la considération de l’art dans les Temps modernes (Neuzeit) qu’il s’agit, dès lors que c’est le rapport sujet/objet et les déterminations qui en découlent qui sont en cause. Indirectement, cela donnerait à voir quel formidable télescopage d’époques opère le Parmenides en rabattant sans transition une caractérisation épochale sur le « commencement ». Faut-il y voir autre chose qu’un de ces raccourcis inévitables auxquels aucun cours n’échappe ? Pourtant le renvoi au commencement n’était pas non plus absent de la postface. Avant la caractérisation de l’esthétique comme discipline réductrice, dans la mesure où elle ne reconnaît à l’œuvre d’art que le statut d’objet, corrélat d’une expérience sensible, Heidegger avait en effet noté : « Depuis que l’on considère l’art et les artistes, cette considération a pris le nom d’esthétique » (Man nennt, fast der selben Zeit, da eine eigene über die Kunst und die Kunstler anfangt, diese Betrachten das ästhetische)11
17Laissons de côté une certaine maladresse de l’expression, puisque Heidegger n’ignore nullement que le terme « esthétique » pour définir la réflexion sur l’art a été frappé au xviiie siècle12. Ce qu’il veut dire dans les textes que nous examinons ici, c’est que nous devons caractériser comme « esthétique » toute réflexion sur l’art, et ce dès le commencement, c’est-à-dire à partir du moment où, en Occident, l’art a été pris pour thème d’une considération pensante, ce qui aurait justement coïncidé avec le début de la métaphysique. En d’autres termes, la considération esthétique de l’art, commencée dans la métaphysique de Platon, précède et rend possible l’avènement aux Temps modernes d’une esthétique philosophique, dont, par exemple, A. Baumgarten passe pour avoir été le « Begründer ».
18(Sans doute, et pour le dire entre parenthèses, par cette interprétation « totalisatrice », Heidegger fait-il l’impasse sur l’art byzantin, voire sur l’icône ainsi que sur la considération théologico-politique qui leur correspond, à laquelle ne saurait convenir, c’est le moins que l’on puisse dire, la qualification d’« esthétique ». Considération théologico-politique qui, de plus, si elle « reprenait » la méditation platonicienne sur le Beau, dans un contexte qui en altérait le sens de façon non négligeable, n’avait pu néanmoins le faire que parce qu’elle avait, à sa façon, compris ce que par anticipation on pourrait déjà appeler la « protestation » platonicienne contre l’« esthétisation » de l’art.)
19Significativement, c’est dans la conférence « L’Epoque des conceptions du monde » (Die Zeit des Weltbildes), prononcée en 1938, que l’appartenance de l’esthétique à la métaphysique des Temps modernes est le plus nettement déterminée. Nous y lisons :
Un troisième phénomène, non moins essentiel, des Temps modernes est constitué par le processus de l’entrée de l’art dans l’horizon de l’esthétique (« daβ die Kunst in dem Gesichtskreise der Ästhetik rückt ») : ce qui signifie que l’œuvre d’art devient objet de ce qu’on appelle l’expérience vécue, en conséquence de quoi l’art passe pour une expression de la vie humaine13.
20D’ailleurs, les « compléments » (Zusätze) à cette conférence ne font que confirmer le soin mis par Heidegger à préciser la différence essentielle qui subsiste entre la pensée grecque et la métaphysique moderne. A cet égard, il est bon de ne pas passer sous silence le huitième « complément ». Protagoras y est l’occasion d’un éclaircissement décisif sur la différence épochale qui sépare la Modernité des Grecs. La phrase sophistique de Protagoras (cf. Platon, Théétète, 152), souligne Heidegger, « n’est aucunement l’expression d’un subjectivisme ; seul Descartes était à même de mener à bien l’inversion de la pensée grecque »14.
21On remarquera qu’ici, dans ce qui, somme toute, peut être pris comme une reconnaissance éclatante du rôle qui revient à Descartes, Heidegger lui attribue l’inversion (Umkehrung) de la pensée grecque. Or, si tel est le cas, si seulement avec et à partir de Descartes une telle « inversion » a pu s’opérer, marquant ainsi l’ouverture d’une nouvelle constellation épochale, ne doit-on pas supposer qu’avec elle, c’est aussi notre rapport à l’art qui se trouve changé ? La question se pose d’autant plus que Heidegger se sert, pour caractériser ce qu’il désigne comme rapport « esthétique » à l’art, de traits qui l’aident aussi à cerner l’époque moderne comme marquée par la métaphysique de la subjectivité. Comment se fait-il alors que, passant outre à la discontinuité épochale que, lui-même, il entrevoit, et sans plus de précisions, Heidegger qualifie d’« esthétique » aussi bien la considération grecque que la considération moderne de l’art ? On aurait le droit de le soupçonner d’incohérence manifeste, s’il n’avait déjà esquissé, dans le texte qui nous sert ici de référence, ce qui de son point de vue peut être tenu pour un début de réponse. En effet, après avoir nommé Descartes comme celui avec lequel s’ouvrent pleinement les Temps modernes, il fait aussitôt retour aux Grecs, comme si la question du « commencement » ne cessait de le hanter, pour ajouter ceci :
Sans doute y a-t-il eu, dans la pensée de Platon et l’enquête (Frage) d’Aristote, un changement décisif quant à l’interprétation de l’étant et de l’homme ; mais ce changement continue à se manifester à l’intérieur de l’appréhension fondamentalement grecque de l’étant. Or cette interprétation, en tant que lutte contre la sophistique, et par là dans la dépendance de celle-ci, est précisément si décisive qu’elle marque la fin du monde grec, laquelle fin aide à préparer médiatement la possibilité des Temps modernes15.
22La « continuité » de la métaphysique prime ainsi sur la « discontinuité épochale ». Mais ce passage du huitième complément à la conférence « L’Epoque des conceptions du monde (Weltbildes) » fait encore intervenir un autre élément essentiel de l’interprétation heideggerienne, à savoir que le commencement de la métaphysique signe aussi la « fin » du monde grec (Ende des Griechentums). Ainsi cette première « fin » qui se rattache à la pensée de Platon et à celle d’Aristote, les deux noms propres pris ici comme formant une paire et dans leur commune dépendance à l’égard de la pensée sophistique, est donc ce qui anticipe et prépare la Modernité.
23Ces remarques faites, qui ne visaient qu’à éclairer plus amplement le contexte interprétatif sur fond duquel se détache le passage que nous avons en vue, il nous faut cerner encore de plus près ce qui, en ce qui concerne l’art, amène Heidegger à assigner à Platon, tantôt avec, tantôt sans Aristote, cette « position » : être placé au commencement de la considération esthétique de l’art.
24Ici il nous faut avoir recours aux leçons de 1936-1937 sur Nietzsche, qui constituent ce qu’on appelle le Nietzsche I. C’est dans la première partie de ces leçons, intitulée « La Volonté de puissance en tant qu’art », que Heidegger fait référence à la question de l’art chez Platon. Que le passage du Parmenides ait partie liée avec ce qu’il essaie de mettre en place dans le cadre de ses leçons sur Nietzsche ne fait pas de doute. Immédiatement après le passage du Parmenides que nous avons cité, Heidegger, en effet, poursuit :
Ainsi, bien avant le temps de Platon, et pour des raisons essentielles, il n’existe pas de considération « sur » l’art, toute considération, toute clarification, toute l’histoire occidentale de l’art, et ce de Platon jusqu’à Nietzsche, est d’une façon générale « esthétique »16.
25Or une telle remarque qui, répétons-le, fait l’impasse sur l’art byzantin, avait pour ainsi dire trouvé son point d’émergence dans la section du Nietzsche I qui porte sur « Les six traits fondamentaux tirés de l’histoire de l’esthétique ». Dans cette section, Heidegger tente d’articuler sa vue de la pensée sur l’art comme essentiellement dépendante de l’histoire de la métaphysique.
26Parmi ces six faits fondamentaux, nous ne retiendrons ici que l’articulation du « premier » au « second ». De quoi s’agit-il ? Tout d’abord de l’affirmation justement impliquée par le Parmenides selon laquelle ce que, très hégéliennement, comme le souligne J. Taminiaux17, Heidegger appelle « le très grand art hellénique (l’art hellénique de l’époque de la splendeur) », que cet art donc manque de « réflexion notionnelle correspondante. » Cependant, le fait que « le très grand art hellénique » n’ait pas donné lieu à une réflexion notionnelle ne signifie pas pour Heidegger qu’il ne s’est pas trouvé de pensée pour lui correspondre, pour s’accorder à lui. C’est même tout le contraire. Car ce que Heidegger présuppose, c’est qu’au grand art hellénique a su correspondre (au moins par anticipation) la pensée présocratique. D’où le contraste qu’il essaie d’établir entre le moment grandiose de cet art, qui n’a pas été (ou n’a pas pu être) ressaisi réflexivement par la pensée qui lui était pourtant intimement accordée, et le moment où cet art et cette pensée touchent à leur fin, et commence alors, avec la métaphysique de Platon et d’Aristote, l’élaboration « des concepts fondamentaux qui délimiteront à l’avenir la sphère de toute interrogation concernant l’art »18.
27Certes on ne saurait refuser à Heidegger que c’est là, surtout chez Aristote, que s’élaborent certains des concepts directeurs, comme ceux de matière et de forme, qui ne cesseront d’avoir cours tout au long de l’interrogation philosophique sur l’art, et que, par conséquent, nous avons bien là un commencement, encore que l’on puisse discuter la convenance de l’adjectif « esthétique » qui leur est (aux concepts en question) indirectement appliqué. Mais comment ne pas s’étonner que Heidegger fasse ici l’impasse sur les sophistes, et en particulier sur Protagoras, alors que celui-ci était justement le contemporain de Phidias dans l’Athènes de Périclès ?
28Plus déroutante encore est l’absence de toute tentative de faire entrevoir en quoi est grand le « grand art hellénique ». Après tant d’autres, Heidegger se contente de l’affirmer. La seule indication s’inscrivant alors dans son texte en serait l’allusion à ce que Nietzsche entend par le « grand style ». Mais en quoi cet art, essentiellement anthropomorphe, peut être dit concordant avec la pensée présocratique, cela ne nous est pas dit. Quelle « Stimmung » partagent-ils qui scellerait leur co-appartenance ? Plus radicalement : comment cet art laisse-t-il jaillir la vérité ? Cette question n’étant en fait que la reprise de l’affirmation de « L’Origine de l’œuvre d’art », d’après laquelle « l’art laisse jaillir la vérité (Die Kunst läβt die Wahrheit entspringen) ». Ou encore : en quoi le comment de sa mise en œuvre de la vérité distingue-t-il cet art de l’art archaïque qui l’a précédé et de l’art classique tardif qui lui a succédé ?
29On aura compris qu’à travers aussi bien les pages du Parmenides, où il est fait allusion à la question de l’art, qu’à travers celles de Nietzsche I, qui lui sont apparentées, il est, à vrai dire, très peu question d’une expérience phénoménologique de l’art grec, à même les œuvres qui nous restent, ou même, d’une expérience de type « ontologico-aléthéiologique », comme celle que fait Heidegger du temple grec dans « L’Origine de l’œuvre d’art ».
30A une telle absence de prise en compte de la donation phénoménale du « grand art hellénique » vient s’ajouter l’absence d’examen de l’attitude de Platon face à ce « grand art », auquel la pensée présocratique se serait naturellement accordée, ainsi qu’à cet autre art, déjà « moins grand », lequel signerait aussi bien le « déclin » de la pensée que de l’art grecs. Or, eût-il cherché, dans les Dialogues, les traces de cette attitude, que Heidegger aurait été amené à conclure que pour Platon aussi l’art classique du ve siècle (surtout celui que « stylistiquement » on peut rattacher à l’art classique de la première période) avait été le « grand art hellénique ». D’où, chez lui, ces allusions réitérées, avec leur charge de reproche, aux procédés techniques plus récents, dans lesquels d’aucuns n’ont pu voir que la preuve d’un « conservatisme » artistique. (Que l’on songe, à ce propos, à la mauvaise part faite par Platon à la σϰιαγραφία, terme qui semble désigner la peinture où était employé un procédé consistant à obtenir des ombres (σϰιαί), soit par contraste des valeurs, soit par mélange des couleurs, et qui permettait de créer, sur la surface plane, l’illusion du volume, de la profondeur spatiale19.)
31D’ailleurs, l’attitude de Platon face aux changements qui sont en train de s’opérer dans l’art grec, depuis ce qu’on a pu appeler son « tournant » (cf. E. Gombrich), c’est-à-dire le passage, révolutionnaire d’après Gombrich, de l’art archaïque à l’art classique, n’est aucunement due à une préférence d’ordre « esthétique », au sens où l’entend Heidegger, mais bien à une considération d’ordre aléthéiologique ayant trait à la question du vrai et du beau.
32Et comment ne pas remarquer que ces changements, qui engageaient l’art dans la voie de la représentation illusionniste, faisaient pendant et correspondaient, dans le domaine des arts tels que la peinture et la sculpture, aux procédés rhétoriques développés dans le sillage de la pensée sophistique. Or si, comme le dit Heidegger à propos de Protagoras, la pensée sophistique elle-même « n’est possible que sur le fond de la σοφία, c’est-à-dire de l’acception grecque de l’être comme présence et de la vérité comme dévoilement (Unverborgenheit) »20, on ne saurait nier qu’elle avait restreint l’espace du dévoilement, du décèlement, c’est-à-dire de l’ἀλήθεια à la puissance mesurante du regard humain, pris comme incapable de surmonter l’expérience sensible.
33A ce rétrécissement « sophistique », revenant pour Platon d’une part à nier la possibilité de la connaissance mathématique et a fortiori la « vue » des idées, et d’autre part à relativiser le beau21, l’art avait commencé à correspondre, lorsque, dans la sculpture, on a commencé à tenir compte, et ce de façon magistrale, du point de vue du spectateur. Mais ce fut dans la peinture que l’infléchissement vers la représentation illusionniste se mettait le plus nettement en œuvre, grâce à l’invention continuelle de nouveaux procédés techniques rendant possible une plus grande ressemblance imitative, au moyen de laquelle on visait à créer l’illusion de l’apparence. En outre, ces changements en train d’avoir lieu dans le domaine des arts « visuels » ne laissaient pas muets. Ils faisaient naître un discours « courant » sur l’art que les artistes eux-mêmes assumaient. Ils y étaient vantés pour leur capacité à produire des « semblants », des simulacres, voire à « tromper l’œil », même le plus averti. L’art commençait donc à s’imposer comme devant être jaugé à l’aune de la seule sensibilité.
34Face à cette recherche de la justesse imitative eu égard à l’apparence et par conséquent à ce « rapport esthétique à l’art », qui devenait de plus en plus celui du monde grec, et que l’art lui-même sollicitait, se noue, de façon certes ambiguë, la réflexion platonicienne sur la μίμησις. Ou, pour le dire autrement : avant Platon, c’est l’art lui-même qui se met en œuvre comme recherche de l’apparence, faisant par là venir au jour cette dichotomie entre l’être et l’apparence que dans son Introduction à la métaphysique Heidegger soulignait comme constitutive de la métaphysique. C’est l’art aussi qui, délaissant de plus en plus l’apparaître pour l’apparence, accomplit à sa façon la mutation par laquelle il peut faire accréditer qu’il se met en retrait du domaine de la vérité (il fait du « comme si »), de même qu’en conquérant une plus grande autonomie se mettait-il à une plus grande distance du domaine du sacré. D’ailleurs un tel éloignement de l’art par rapport au sacré, c’est encore Platon qui, indirectement, le consigne lorsqu’en allant « über das Griechische, ou mieux, das Hellenische hinaus », il loue, par contraste, l’art égyptien. Cet art, d’après lui, n’avait jamais quitté, pour ainsi dire, l’enceinte du temple, puisqu’il ne s’écartait jamais des normes qui y étaient prescrites, voire fixées22.
35Ces considérations, que nous avons eu l’occasion de développer ailleurs23, non seulement ne doivent pas être escamotées lorsqu’on réfléchit sur les allusions à l’art dans les dialogues de Platon, mais doivent aussi nous amener à problématiser plus radicalement ce que Heidegger entend ici par commencement. La question qui se pose ici peut être formulée brièvement comme suit : faut-il imputer le commencement du rapport esthétique à Part à un penseur, celui-ci eût-il la stature d’un géant ? En tant qu’il implique, selon les vues mêmes de Heidegger, un changement historial, un tel commencement aurait-il pu se produire indépendamment de ce qui se passait dans Part lui-même ? Aurait-il pu advenir du fait du seul penseur (ou de la paire de penseurs : Platon et Aristote) sans que l’art y soit pour rien ? L’art aurait-il été, dans ce cas, une « victime innocente » de l’imposition (Überfall) métaphysique ? Du commencement d’un changement dans le rapport à l’art, ne faudrait-il pas plutôt chercher les multiples indices, implicites mais repérables, dans la mise en œuvre artistique elle-même ? Recherche empirique et difficilement praticable ? Mais quelle pertinence peut bien avoir ici ce genre d’objection ? Heidegger lui-même ne reconnaît-il pas aux œuvres d’art (à toutes, à certaines ?) le pouvoir insigne d’instituer (stiften) l’histoire, lorsque parvenant à renverser le déjà-là de nos rapports habituels à l’étant, elles ouvrent sur l’inhabituel, sur l’inouï ?
36Réitérons en d’autres termes notre question : n’est-ce pas avec l’art grec lui-même, au moyen du développement et des transformations de ce qu’on a pu appeler son « tournant », son changement historial, que commence, en quelque sorte, le « rapport esthétique » à l’art ? Or c’est précisément avec cet art, et les changements qu’il subit, ainsi qu’avec le monde auquel cet art renvoie, que la pensée de Platon est aux prises.
37Il est vrai qu’acquiescer à ce que nous sommes en train de demander là est plus lourd de conséquences qu’il n’y paraît à première vue. Cela ne revient-il pas à faire admettre par le penseur, fût-il Heidegger, que le commencement du rapport esthétique à l’art échappe, au moins partiellement, à ses ressources herméneutiques propres ? N’est-il pas dépendant de l’art lui-même ? En d’autres termes, si le commencement se joue dans l’entre-deux de l’art et de la pensée, il n’est plus à demeure dans le domaine de la seule pensée, où le penseur se retrouve... Relevant aussi de l’art et du monde qui est le sien, il ne se laissera jamais localiser, relever topographiquement dans le seul texte de la métaphysique (en l’occurrence, chez Platon). Un renoncement est donc demandé à la pensée, si elle ne veut pas s’enfermer dans un idéalisme herméneutique d’autant plus insidieux qu’il est occulté. Mais n’est-ce pas à un tel prix, au prix du renoncement à vouloir tout interpréter à partir de ses seules ressources propres, que la « pensée » parviendra à reconnaître, au-delà de toute manœuvre d’inféodation métaphysique, mais aussi de tout coup de force herméneutique, le pouvoir de ce qui est ici son autre, de ce qui demeure en partie étranger, à savoir l’art et même l’histoire de l’art ?
38Telles sont quelques-unes des questions qui, pour nous, s’inscrivent en marge du passage du Parmenides à l’origine de cet essai. Elles ne nous dispensent pas, toutefois, d’interroger plus avant l’interprétation heideggerienne de la question de la μίμησις chez Platon, attendu que c’est précisément cette interprétation, esquissée dans le cours sur Nietzsche, qui étaie l’attribution à Platon du commencement de la considération esthétique de l’art.
39La question que suscite la lecture du passage en question est celle-ci : quel effet a sur l’interprétation de la μίμησις chez Platon la décision explicite de Heidegger de ne s’adresser qu’au livre X de la République, sans « insister [avertit-il] sur l’évolution dans le sens d’une radicalisation de la question traitée, comme en témoignent les derniers dialogues de Platon »24. Rien n’étant ajouté qui permette d’entrevoir en quel sens une telle « radicalisation » s’opère.
40Cette décision de « non-insistance » interprétative est à mettre au compte de l’insistance qui lui fait pendant, ou plutôt qui la commande : celle de penser l’inversion du platonisme par Nietzsche. D’où le cadrage, en connaissance de cause, de ce qui se laissait ainsi entourer, délimiter, déterminer comme platonisme pour que du même coup soit assurée la possibilité de l’inversion. Le choix du livre X de la Πολιτεία rendait la tâche plus aisée. Car, en effet, dans le livre X s’inscrit le déclassement de la μίμησις artistique à travers la « célèbre doctrine » du double éloignement de l’image artistique par rapport à la vérité de l’étant, c’est-à-dire par rapport à son εἶδος. De cette double distance ontologique, où se trouve l’image (εἴδωλον) d’un étant par rapport à son εἶδος, il ressort que l’artiste en tant que μιμητής est à un degré d’éloignement de plus que l’εἶδος ne l’est de l’artisan. En guise de rappel : celui qui peint un lit ou une table, vus d’après un certain angle, est plus éloigné de la vérité du lit et de la table que ne l’est le menuisier qui fabrique ces meubles, en vue de leur usage, en se réglant d’après l’εἶδος du lit ou de la table. En bref, d’après une telle doctrine qui, en peinture, ne voit que l’image, son « quoi » mais non son « comment », en manquant ainsi d’emblée la peinture en tant que peinture, sa vérité de peinture. Part est plus éloigné de la vérité que ne l’est la fabrication d’un « artefact utilitaire » (Zeug, dans le langage heideggerien).
41Rappelons, en passant, qu’avec sa référence à un tableau de Van Gogh, dans « L’Origine de l’œuvre d’art », Heidegger renversait implicitement la « hiérarchie » platonicienne du livre X. Au lieu de tenir les chaussures peintes pour plus éloignées de la vérité que les chaussures artisanales faites par le cordonnier et portées par la « paysanne » (admettons ici cette attribution « fantaisiste »), il tient leur venue au paraître dans le tableau pour une mise en œuvre de la vérité, pour une révélation de leur être. Ceci dit, son analyse a une signification qui dépasse un simple geste d’inversion ou de renversement, puisque la vérité dont il s’agit demande aussi à être comprise d’après ce que Heidegger désigne alors comme différence ontologique, ce qui dans « L’Origine de l’œuvre d’art » se laisse penser comme le jeu de la Terre et du Monde. Indépendamment de l’interprétation heideggerienne qui fait de la Terre et du Monde en jeu ici ceux de la « paysanne », c’est-à-dire ceux du sujet ou du pseudo-sujet du tableau, et non ceux du tableau lui-même, la portée de son analyse est certes considérable. Et pourtant, lui non plus, comme si souvent parmi les philosophes, ne s’inquiète pas de savoir comment cette vérité, dont le tableau est la mise en œuvre, se produit au jour de la forme et de la couleur, c’est-à-dire précisément comme peinture.
42Mais revenons à Platon. Il ne fait pas de doute que le passage du livre X fait intervenir la question de l’αἴσθησις par le rapprochement que Platon opère entre l’image peinte et un phénomène naturel tel que le reflet dans l’eau. Le but d’un tel rapprochement égarant, puisqu’il laisse tout à fait de côté le faire artistique, est néanmoins d’indiquer la possibilité de l’illusion sensorielle. Et certes les analyses de Platon concernant les illusions sensorielles ont eu une postérité considérable, mais plutôt dans le domaine de la réflexion sur la connaissance. Que l’on songe à Descartes. En art et dans la réflexion sur l’art, à l’exclusion du bannissement de l’illusionnisme dans l’art sacré de l’icône, c’est plutôt la doctrine aristotélicienne de la μίμησις qui a prévalu. Et le paradoxe n’est peut-être qu’apparent si à la Renaissance on pouvait très aisément concilier recherche de la ressemblance, même illusionniste, et idéal « platonicien » de la beauté. Car en fait, comme le remarque E. Panofsky, c’est non pas la « doctrine » platonicienne de la μίμησις, mais la « théorie des idées [qui] a pris pour l’esthétique des arts plastiques une signification toujours croissante. »
43Une théorie des idées, il est vrai, qui souvent, comme le souligne encore Panofsky, n’était entrevue qu’à travers les transformations qu’elle avait subies dans le Néoplatonisme. Quoi qu’il en soit, un tel sort fait par les artistes de la Renaissance et par la réflexion sur l’art à la théorie des idées (la réflexion et la pratique n’étant pas ici toujours dissociables) n’était possible que parce que pour les artistes et penseurs de la Renaissance, comme déjà pour Platon, l’art devait avoir partie liée avec une certaine idéalité ou intelligibilité des formes, avec la recherche des proportions. Nous y reviendrons.
44Ce trop rapide commentaire suscité par l’analyse heideggerienne du livre X, dans le Nietzsche I, ne doit pas empêcher de reconnaître le souci de Heidegger d’y montrer l’appartenance, même « lointaine » de la μίμησις chez Platon au site de l’ἀλήθεια. Seulement, comme nous le suggérions ci-dessus, sa « lecture » laisse tout à fait à l’écart la question du contexte, c’est-à-dire de ce qu’avait pu être pour Platon l’ambiance discursive (la Gerede), la situation énonciative au sujet de la prouesse imitative, illusionniste, des peintres. Or, à n’en pas douter, c’est au sein d’une telle ambiance que Platon prenait position, en tombant par là même, au moins partiellement, dans le piège qu’elle lui tendait. Mais quel philosophe a pensé dans une entière indépendance par rapport à son temps ?
45Plus décisif, cependant, est ce qui découle du parti pris de Heidegger de s’en tenir au seul livre x. Il lui interdit tout simplement de reconnaître (avec les conséquences herméneutiques que l’on imagine pour son interprétation de Platon) que c’est d’abord à Platon lui-même que l’approche de la μίμησις dans le livre x a dû poser problème. Le fait est qu’à partir du Phèdre – ouvrage qui, d’après les mots mêmes de Heidegger, est celui où « Platon développe son interrogation sur l’art et sur le Beau avec le plus de profondeur et le plus d’étendue sous la forme la plus rigoureuse et la plus achevée »25 – Platon va méthodiquement appliquer la διαίρεσις. Il s’agira alors, pour lui, d’étendre le procédé de « division » à ces formes d’activité et de production qui semblaient de prime abord ne pouvoir faire l’objet que de « blâme ». La « division » pourra ainsi trancher, opérer un clivage entre une bonne et une mauvaise espèce de délire, de rhétorique, de fable etc.
46Or c’est dans le Sophiste que les conséquences de la « division » pour ce qui est de la μίμησις artistique dans les arts plastiques se manifestent le plus nettement. Puisque la μίμησις y est prise comme rien de moins que l’analogon du λόγος vrai ou faux (« faux » y étant pris selon l’acception grecque du ψεῦδος), Platon choisit de faire jouer la division autour de la notion décisive de συμμετρία26, laquelle contient en elle-même la notion de λόγος, comme proportion, ratio. Or cette notion de συμμετρία, c’est-à-dire de la commensurabilité des parties entre elles et avec le tout, était justement une notion capitale dans l’art grec, et en particulier dans la pratique de la sculpture. Toutefois, comme résultat de son propre développement, la recherche de la συμμετρία s’y était différenciée, de telle sorte qu’il était devenu possible de distinguer deux sortes de συμμετρία : une συμμετρία géométrique, qu’avait, entre autres, illustrée Polyclète, un des grands sculpteurs du ve siècle ; et une συμμετρία avec davantage de sophistication optique, vers laquelle se tournaient les « modernes », et qui peut être vue comme culminant dans la recherche de Lysippe, dont les premières œuvres sont contemporaines de Platon. Ainsi dans un passage souvent évoqué de Pline l’Ancien, lequel dans les livres XXXIV et XXXVI de son Histoire naturelle procède à une compilation des récits traditionnels sur les artistes grecs, on trouve l’écho de la façon dont on en était venu à distinguer les deux manières, « ancienne et moderne », de pratiquer la sculpture. Le passage en question, qui concerne Lysippe et sa « gloire », rapporte que ce grand artiste, qui deviendra l’artiste préféré d’Alexandre, « aimait à dire que les Anciens représentaient les hommes tels qu’ils sont (ab illis factos quales essent homines) et, lui-même, tels qu’ils sont vus (a se quales viderentur esse)27.
47Indirectement, une telle distinction laisse entrevoir ce qui était en jeu dans la distinction du Sophiste. S’appuyant sur la distinction stylistique que déjà les œuvres elles-mêmes manifestaient, Platon avait pu opposer deux voies de recherche dans la statuaire : l’une, la géométrique, essayant, d’après lui, d’imiter la vraie συμμετρία de la chose (c’est-à-dire la συμμετρία constitutive de sa forme idéale), l’autre, l’optique, s’adonnant à une συμμετρία plus « trompeuse », à la recherche d’effets sur le spectateur. La première relèverait d’une μίμησις « eikastique », tandis que la seconde pourrait être rangée sous la branche « phantastique » de la μίμησις.
48Qu’est-ce à dire, sinon qu’au schème du double éloignement du livre X de la République se substitue à présent un schème dichotomique, où, du côté de l’« eikastique », l’on obtient la μίμησις de la vraie συμμετρία, alors que du côté de la « phantastique » on n’en produit que le semblant. Ce faisant, le Sophiste restructure totalement la question de la μίμησις, et une telle restructuration ne pouvait qu’altérer le rapport de celle-ci à la vérité. Or Heidegger a complètement ignoré une telle restructuration, lorsque, sans l’ombre d’une hésitation (mais n’est-ce pas là le « ton » de ses affirmations sur Platon), il déclare en faisant référence au seul livre x de la République : « C’est là qu’est jugée de façon décisive la relation de l’art et de la vérité28. »
49A la lumière de ce que nous avons déjà pu dégager, voyons maintenant ce qu’il en est du rapport d’ὁμοίωσις. Or il est tout entier du côté de la μίμησις. Cela atteste que, chez Platon, au contraire de ce qu’implique la thèse heideggerienne de la « mutation », ce n’est pas l’ἀλήθεια qui se change en ὁμοίωσις, mais c’est par ὁμοίωσις qu’elle, ou mieux que l’ἀληθὴς οὐσία, s’imite. De plus, l’ὁμοίωσις, pour ce qui est au moins de la sculpture, concerne moins la justesse de la représentation, au sens habituel du terme, que la rectitude formelle d’une présentation qui unifie une multiplicité de mesures sous l’unité d’un même λόγος, d’une même ratio. C’est justement cela qu’essayait de mettre en œuvre Polyclète à travers ses études de la συμμετρία géométrique29. C’est par là, c’est-à-dire en allant au-delà du visible empirique à la recherche de la vraie forme, qu’il atteignait la « beauté », celle qui resplendit dans ce que Heidegger, après bien d’autres et tout particulièrement Hegel, appelle le « grand art hellénique ».
50Seulement une telle recherche relève précisément de ce que, dans la Critique de la faculté de juger, Kant a désigné comme recherche de la « perfection », qu’il détermine, rappelons-le, comme « simple intégralité du multiple, en tant que pris ensemble il constitue une unité ». Or pour Kant un tel concept de « perfection » est justement ontologique et non pas esthétique puisque, dit-il, « il n’a absolument rien à voir avec le sentiment de plaisir et de déplaisir »30, ne renvoyant donc à rien de subjectif. Autrement dit, le recours à la συμμετρία en tant que constitutive de la beauté, comme il allait de soi pour Platon, est tout ce que Kant refuse dans son analytique du jugement du goût. Y avoir recours aurait signifié procurer un fondement ontologique au jugement de goût, lequel cesserait par là même d’être esthétique, car il ne dépendrait plus du seul jeu des facultés du sujet, mais reposerait sur les propriétés intrinsèques à l’objet.
51Que ce rappel de Kant, sur lequel nous ne pouvons pas nous étendre davantage ici, fasse au moins entrevoir, sous un autre angle, la difficulté qu’il y a à attribuer à Platon le commencement d’une considération esthétique31 de l’art. Qui plus est, par une telle « attribution », Heidegger fait paradoxalement l’impasse sur la Critique de la faculté de juger, ne s’expliquant pas avec ce que Kant entend par « esthétique ».
52A présent, et pour conclure, nous nous contenterons de prolonger par quelques remarques plus générales la réflexion ainsi esquissée.
531. S’il apparaît que ce contre quoi Platon proteste, ou à propos de quoi il exprime sa méfiance (et nous nous sommes limités à la seule considération de la sculpture et de la peinture, à l’exclusion de la poésie et de la musique), concerne l’appel de plus en plus résolu de l’art grec à l’αἴσθησις, au sens d’un recours aux effets illusionnistes (surtout en peinture), l’affirmation du Parmenides de Heidegger recèle plus d’une ambiguïté. Faite en l’absence d’une prise en compte véritable de l’art grec, ainsi qu’en témoigne le silence sur la συμμετρία, et en l’absence d’une tentative d’interprétation de l’attitude de Platon face aux variations de cet art, on est en droit de se demander si, à la limite, l’affirmation concernant le commencement de notre rapport esthétique à l’art ne vient pas obscurcir non seulement notre compréhension de Platon, mais aussi celle du monde grec dont on sait l’importance qu’il revêt aux yeux de Heidegger.
54Par-delà la problématique envisagée dans cet essai, il resterait encore à interroger l’interprétation de l’αἴσθησις, aussi bien chez Platon que chez Heidegger. S’agirait-il, comme le veut Heidegger, d’une notion irrémédiablement métaphysique à écarter d’une considération plus originaire de l’art ? Ou la tâche d’une « autre » pensée de l’art ne serait-elle pas de tenter une approche non plus métaphysique mais résolument phénoménologique du sentir, où l’αἴσθησις se découvrirait non plus comme un jalon à dépasser sur la voie de la connaissance, mais comme une dimension pathique de notre être-au-monde ? Tel est le chemin que peut se frayer une esthétique phénoménologique, ainsi que l’on voit chez Henri Maldiney pour qui l’art véritablement existe...
552. Revenons sur le « grand art hellénique ». Que l’on se souvienne que par ce terme Hegel songeait surtout à la sculpture. C’est encore cet art, en même temps que la poésie, qui inspire à Nietzsche sa notion de « grand style » – là où la « mesure règne », et qui le fait encore employer de façon si inattendue mais qui trahit sa familiarité avec les Anciens, le « trait » de carré pour louer un beau corps, un corps parfait, celui, dit-il, qui discourt du « sens de la Terre »32.
56En fait, et ainsi que l’atteste, entre autres, le passage de Pline que nous évoquions, cette qualification de « carré » n’est autre que celle dont on se servait dans l’Antiquité pour caractériser les statues de Polyclète, ce grand praticien de la συμμετρία géométrique. Qu’est-ce à dire sinon que Platon dans le Sophiste, en considérant précisément cette question de la συμμετρία, levait, en ce qui concerne la « belle mesure »33, un coin du voile qui recouvrait, d’après le Nietzsche I de Heidegger, le « grand art hellénique », à propos duquel on ne saurait donc maintenir qu’il est resté « sans réflexion notionnelle correspondante » ? Mais alors cet art, que Heidegger dit « présocratique », et que d’autres diraient, avec peut-être plus d’à-propos, « pythagoricien », ne serait-il pas aussi, et par anticipation, quelque peu platonicien ? Car, à quoi, en dernière instance, sa mise en œuvre renvoyait-elle, si ce n’est au jeu de l’εἶδος (comme forme idéale, intelligible) et de l’ἀλήθεια, jeu qui dans l’apparaître même de l’œuvre se présente comme beauté ?
573. Faisons retour, pour finir, sur la citation que nous avons placée en tête de cet essai. Elle renvoie à un texte tardif de Heidegger, celui de la conférence faite en 1964 intitulée « La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée ». Comme l’a déjà montré John Sallis, Heidegger s’y confronte encore avec la critique philologique que lui avait adressée P. Friedländer au sujet de son interprétation d’ἀλήθεια34 dans le texte Platons Lehre von der Wahreit. Cette confrontation revêt un double aspect. D’une part Heidegger acquiesce à la critique de Friedländer d’après laquelle, depuis Homère, ἀλήθεια s’emploie au sens de ὁμοίωσις, et non pas au sens de dévoilement, décèlement (Unverborgenheit) ; par conséquent, et selon les mots mêmes de Heidegger : « même l’affirmation (Behauptung) d’une mutation de l’essence de la vérité (Wesenwandel der Wahrheit), c’est-à-dire du dévoilement à la rectitude (von der Unverborgenheit zur Richtigheit), n’est pas tenable »35 ; d’autre part, il maintient, avec beaucoup de pertinence me semble-t-il, qu’il y a bien eu chez les Grecs une expérience de l’ἀλήθεια comme dévoilement, comme décèlement (Unverborgenheit), ainsi qu’il est possible de l’entrevoir chez Platon lui-même, et, en particulier dans l’allégorie de la caverne, ce que, du reste, il avait toujours, au moins partiellement, soutenu.
58Mais, face au rebondissement que constitue l’abandon de la thèse concernant la « mutation »– « abandon », il est vrai, qui n’est pas pour Heidegger un laisser tomber, mais plutôt une exigence de reconsidérer et d’aller plus loin dans sa propre méditation sur l’éclaircie (Lichtung) de l’être, « en allant au-delà des Grecs » –, comment ne pas se demander s’il ne rend pas, malgré tout, assez vulnérables les interprétations de Heidegger qui se nouaient précisément autour de cette mutation historiale de l’essence de la vérité. Sans vouloir nier la complexité de sa position à l’égard de Platon, le fait est que Heidegger, alors même qu’il déclare insoutenable l’affirmation de la « mutation » (Wandlung), ne renonce aucunement à faire commencer la métaphysique avec l’œuvre de Platon, comme il l’affirme avec force dans ce même texte. En témoigne notre citation initiale, ou encore cette autre plus lourde de conséquences qu’il ne paraît, dans la mesure où elle ne distingue pas assez la langue et ce qui s’y dit : « Toute métaphysique, y compris sa contrepartie, le positivisme, parle la langue de Platon ». Cela porte donc à croire qu’il n’a pas renoncé non plus à faire commencer avec Platon « la considération esthétique de l’art ».
59S’adressant aux étudiants, mais sans doute aussi à lui-même, Heidegger avait par avance écrit dans un autre passage du cours Parmenides : « Une explicitation de la pensée de Platon de façon grecque est le plus difficile... (Eine griechische Auslegung des Denkens Platons ist das Schwerste) »36.
60Rares sont ceux qui, comme Heidegger, ont compris la nécessité de se mesurer à « ce plus difficile », « ce plus lourd de sens », c’est-à-dire à une explication de Platon capable de surmonter le « platonisme ». Et pourtant, malgré l’endurance de sa pensée, il semble bien qu’en ce qui regarde, au moins, le rapport de Platon à l’art grec, mais aussi cet art lui-même, quelque chose de tout à fait essentiel autour de l’appartenance réciproque des notions de συμμετρία, de ϰάλλος et d’αλήθεια lui soit demeuré caché.
Notes de bas de page
2 Voir ibid., l’équivalent qu’établit Heidegger entre la fin (Ende) et le lieu (Ort) : « Le vieux sens de notre mot Ende signifie Ort ».
3 Il s’agit pour Heidegger de penser le commencement de la métaphysique (Beginn der Metaphysik) dans son opposition à l’avènement de la pensée (Anfang des Denkens), c’est-à-dire le commencement de la métaphysique chez Platon et Aristote comme étant déjà une fin par rapport à la pensée présocratique. La pensée d’une telle opposition devant préparer l’« autre » commencement, lequel s’annonce chez Heidegger comme pensée de l’Ereignis.
4 Cf. Zur Sache des Denkens, p. 63.
5 Voir « Platons Lehre von der Wahrheit », p. 203.
6 Parmenides, GA 54, Frankfurt/Main, Klostermann, 1982. Voir en particulier le § 6, « Verborgenes Gegenwesen der ἀλήθεια : λήθη ».
7 Parmenides, p. 171.
8 Si, dans le Parmenides, l’opposition du « monde romain » au « monde grec » joue un grand rôle, elle n’en fait pas pour autant « passer au second plan le moment platonicien » comme le suggère Eliane Escoubas (« Heidegger, la question romaine, la question impériale. Autour du “tournant” », dans Heidegger. Questions ouvertes, Osiris/Collège International de Philosophie, 1988, p. 173-185).
9 Parmenides, p. 171.
10 « Der Ursprung des Kunstwerkes » dans Holzwege, Frankfurt/Main, Klostermann, 1950, p. 66, trad. franç. de W. Brokmeier, dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 62-63 (modifiée).
11 Ibid.
12 Voir Heidegger, Nietzsche I, trad. franç. de P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1980, p. 77.
13 « Die Zeit des Weltbildes » dans Holzwege, p. 69, trad. franç. : Chemins qui ne mènent nulle part, p. 69.
14 Ibid., p. 95, trad. franç., p. 92.
15 Ibid., p. 95, trad. franç., p. 92.
16 Parmenides, p. 171.
17 Voir J. Taminiaux, « Le dépassement heideggerien de l’Esthétique et l’héritage de Hegel » dans Recoupements, Bruxelles, Ousia, 1982.
18 Nietzsche I, trad. franç., p. 78.
19 En ce qui concerne ce procédé en peinture, l’attitude d’Aristote sera tout autre. Voir notre essai, « Les peintres de La Poétique », dans La Part de l’œil. Revue d’esthétique, Bruxelles, 1992.
20 « Die Zeit des Weltbildes » dans Holzwege, p. 97, trad. franç., p. 94.
21 Voir J. de Romilly, Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, Paris, Ed. de Fallois, 1988. A propos du relativisme d’alors, J. de Romilly écrit (p. 141) : « On peut du reste se faire une idée de ce relativisme en lisant, dans le petit traité des Discours doubles, les argumentations tendant à prouver que le bien et le mal, le beau et le laid, le juste et l’injuste, se confondent parce qu’ils ne sont tels qu’en fonction d’un homme et d’une situation. »
22 Platon, Lois, 565d-e.
23 Voir notre essai « La question de l’image artistique dans le Sophiste » dans Etudes sur le Sophiste de Platon, publiées sous la direction de P. Aubenque, Textes recueillis par M. Narcy, « Elenchos. Collana di testi et studi sul pensiero antico » XXI, Napoli, Bibliopolis, 1991, p. 53-90.
24 Nietzsche I, p. 155.
25 Ibid., p. 154.
26 Dans un article de 1947 intitulé « A propos de deux pensées de Pascal trop peu connues sur la symétrie », le neuropsychiatre philosophe Ludwig Binswanger écrit, dans une note, ceci : « Un approfondissement du concept de symétrie chez les Grecs résulterait avant tout d’un regard jeté sur l’application qu’en fait Platon (dans la République, dans le Philèbe, dans le Timée), ce qui, ici nous entraînerait trop loin. Pour montrer à quel point la symétrie en largeur ne reconstitue qu’une infime partie de ce problème de symétrie, remarquons seulement que chez Platon, à côté de la συμμετρία (la retenue), la symétrie est, en tant que proportion ou harmonie, la condition du vrai, du bon et du beau. » (Introduction à l’analyse existentielle, trad. franç. par J. Vredeaux, Préface de R. Kuhn et H. Maldiney, Ed. de Minuit, 1971, p. 235). Comment ne pas souligner à notre tour que Binswanger témoigne ici à l’égard de Platon et de la question de la συμμετρία d’une clairvoyance qui a fait défaut à Heidegger ?
27 Cf. Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, Livre XXXIV : « Celui-ci [Lysippe] contribua beaucoup, dit-on, au progrès de la statuaire, en rendant le détail de la chevelure, en faisant la tête plus petite que les Anciens, le corps plus svelte et sec, pour que ses statues parussent plus élancées. Il n’y a pas de mot latin pour traduire cette συμμετρία qu’il observa avec la plus scrupuleuse attention, substituant un système de proportions nouveau et original à la stature carrée [quadratas... staturas] des œuvres anciennes. »
28 Nietzsche I, p. 155.
29 Sur la συμμετρία de Polyclète, laquelle aboutissait au célèbre Canon, que l’on se rapporte à la remarquable et très éclairante étude de R. Tobin, « The Canon of Polycleitos », dans American Journal of Archaelogy 79, n° 4, 1975. C’est Tobin lui-même qui, dans une note, renvoie la différence des deux types de συμμετρία au Sophiste, 234-236.
30 Cf. Kant, « Première introduction » à la Critique de la faculté de juger, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1985, p. 883. Voir aussi dans le § 17, intitulé « De l’idéal de la beauté », l’allusion au Doryphore de Polyclète. Conformément à sa mise en cause de la perfection, Kant remarque que la représentation (Darstellung) y est seulement correcte (schulgerecht).
31 Doit-on oublier que Hegel n’accepte le terme d’Esthétique pour désigner ses Leçons de « Philosophie de l’Art », ou mieux, de « Philosophie des Beaux-Arts », qu’avec réticence et pour se plier à ce qui était devenu d’usage courant en Allemagne (et pas encore en France et en Angleterre) ? En se souvenant et en se démarquant de Kant, n’écrit-il pas, en effet, dans l’Introduction aux Leçons sur l’Esthétique·, « pour un tel objet [les beaux-arts], à vrai dire, le nom d’Esthétique n’est pas tout à fait celui qui convient (nicht ganz passend) » ?
32 Cf. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, texte établi par G. Colli et M. Montinari, trad. franç. de M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1971, p. 44. Voici l’extrait de Nietzsche : « Plus loyalement, plus purement discourt le corps en bonne santé, parfait et bien carré, et son discours concerne le sens de la terre ». Le carré étant, selon les pythagoriciens, une figure parfaite exprimant l’unité, l’adjectif carré s’employait pour désigner un état de perfection. Les éditeurs du texte de Nietzsche rapprochent d’ailleurs son emploi de carré d’un passage d’Aristote en Rhétorique 1411b26-27. Dire ou prédiquer carré (τετράγωνον) de l’homme vertueux (« l’homme vertueux est carré ») est donné par Aristote comme exemplifiant l’acte de faire une métaphore, « car [explique-t-il] ce sont là deux choses parfaites ». Proches de la perfection devaient aussi apparaître aux yeux de Platon les statues « carrées » de Polyclète, même si elles étaient « dépassées », aux yeux de ses contemporains, par les statues davantage « élancées » et « élégantes » des sculpteurs plus récents, dont Lysippe.
33 Remarquons que dans son magistral ouvrage, The Ancient View ofGreek Art : Criticism, History, and Terminology, New Haven, 1974 (voir en particulier p. 14-18), J.J. Pollitt rapproche justement la συμμετρία pratiquée par Polyclète de la détermination de la beauté par la mesure et la συμμετρία dans le Philèbe, 64e.
34 Voir P. Friedländer, « Aletheia (Fine Auseinandersetzung mit Martin Heidegger) », dans Platon, Bd 1, Berlin, W. de Gruyter, 1954, p. 233-248. Sur ce débat, nous renvoyons à la belle étude de John Sallis, « Au seuil de la métaphysique » dans L’Herne 45 : « Heidegger », M. Haar édit., 1983, p. 192-199.
35 Cf. « Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens », op. cit., p. 78, trad. franç. dans Questions IV, p. 135-136.
36 Parmenides, p. 140. Ainsi qu’il se dégage du contexte de cette déclaration, Heidegger veut dire par là que comme le « milieu » de notre pensée est le platonisme, c’est-à-dire la métaphysique, penser Platon « en dehors » du platonisme est ce qui présente la plus grande difficulté.
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005