Du platonisme comme aristotélisme
p. 47-76
Note de l’éditeur
Cet article est la traduction partielle du chap. 1 (p. 3-26) de l’ouvrage de Stanley Rosen, The Question of Being, A Reversal of Heidegger, New Haven/London, Yale University Press, 1993.
Texte intégral
1Sous le terme de platonisme, Heidegger entend principalement, et à vrai dire presque exclusivement, la doctrine des Idées. Il consacre à la discussion de cette doctrine un grand nombre de textes, s’étendant sur une bonne cinquantaine d’années. Or, à y regarder de près, il est évident qu’il s’est opéré un certain glissement entre la première présentation de Platon par Heidegger et la dernière. Alain Boutot, par exemple, constate que Heidegger a commencé par voir en Platon et Kant des prédécesseurs, mais qu’il a fini par prendre ses distances par rapport à la totalité de l’histoire de la philosophie1. Il remarque également que durant la période consacrée à la préparation de Etre et temps le caractère a priori des Idées est compris comme intrinsèquement temporel mais pas encore comme nihiliste2. Ce dernier point de vue semble lié au travail intensif que Heidegger a poursuivi sur Nietzsche dans les années 30 et 40. C’est à l’interprétation résultant de ce travail que nous allons surtout nous attacher. Je voudrais proposer ici un relevé des quatre points que je juge essentiels pour appréhender la manière dont a évolué la conception heideggerienne de la théorie des Idées. Les deux premiers peuvent s’énoncer brièvement ; le troisième requiert une exposition beaucoup plus longue. Le quatrième mettra en lumière la perspective aristotélicienne qui commande l’interprétation du platonisme par Heidegger.
21. Platon aurait opéré un déplacement de l’attention, de la saisie grecque originaire de l’être comme phusis, comme processus par lequel les choses ayant un certain aspect se montrent à la vue, à « l’évidence de l’aspect lui-même, [à] ce que la vue offre pour être observé », c’est-à-dire « la présence consistante, ἰδέα, la figure dans sa nature propre comme aspect »3. En d’autres termes, Platon se concentre sur l’aspect comme premier plan de la φύσις ; le processus par lequel l’aspect vient au jour est ainsi relégué à l’arrière-plan, comme dans l’image de la Caverne :
Le non-voilement est sans doute mentionné, ainsi que ses différents degrés, mais alors la question est maintenant de savoir comment grâce à lui la chose se montrant devient accessible dans son aspect (εἶδος), comment il rend visible ce qui se manifeste ainsi (ἰδέα)4.
3La distinction originaire entre voilé et non voilé est certes inscrite dans la distinction établie entre la caverne et la surface de la terre, mais cela est secondaire par rapport à la différence de fonction dévolue au feu et à la lumière du soleil, cette dernière étant prise comme ce qui permet à ce qui apparaît de briller dans la visibilité5. Dans son sens premier de non-voilement, l’alêtheia est désormais soumise au joug de l’Idée ; en conséquence la notion de vérité passe de celle de non-voilement à celle de mesure correcte ou calcul de l’évidence en tant que celle-ci est accessible à la connaissance humaine : à l’adéquation ou à la ressemblance entre la description et l’original6.
42. La lumière grâce à laquelle les Idées sont rendues visibles est elle-même métamorphosée en Idée, à savoir en l’Idée du Bien, représentée dans la République par l’image du soleil. L’accent n’est plus mis sur l’être comme processus d’éclosion mais sur le caractère accessible à la compréhension humaine de l’entité qui éclôt, donc sur la commodité ou l’utilité des choses pour l’intelligence discursive et calculante.
Par l’interprétation platonicienne de l’ἰδέα en tant qu’ἀγαθόν l’être devient ce qui rend l’étant (das Seiende) apte (tauglich) à être l’étant. L’être se montre dans le caractère du rendre possible et du conditionner. Ici est effectué le pas décisif pour toute métaphysique...7
5Par cette dernière remarque, Heidegger veut dire que l’Idée est le prototype de la notion moderne du Sollen, de l’Idéal ou du modèle parfait auquel l’être aspire, et annonce ainsi la doctrine nietzschéenne de l’être comme valeur8. Pour le formuler autrement, l’« utilité » des aspects des étants les rend précieux pour le genre humain en tant qu’instruments de satisfaction de la volonté. Être, c’est être visible ou présent à un intellect calculateur, donc pouvoir être manipulé ou produit par l’homme à volonté.
63. Il suit de ces deux premiers points que, selon Heidegger, la discussion platonicienne des Idées est menée sur deux plans différents. Celui, sous-jacent, de la révélation originelle de l’être est recouvert par la nouvelle doctrine de l’accessibilité et de l’utilité de ce qui se montre de façon déterminée. Mais cette nouvelle doctrine présente elle-même une ambiguïté supplémentaire. Platon comprend les Idées comme des entités consistantes, pré-ordonnant leurs copies ou leurs manifestations dans le monde de la γένεσις et, comme telles, indépendantes du processus qui les appréhende. En même temps, il conçoit les Idées par analogie avec le modèle de l’artisan ou de l’ouvrier. Les Idées sont comme des schémas que le démiurge divin consulte pour leur faire correspondre l’aspect des êtres qu’il construit. L’idée que ce schéma détaillé est lui-même construit ou, pour être plus précis, est un produit de l’imagination, est impliquée par le modèle de l’artisan divin ; contrairement à l’intention de Platon, ce paradigme devient le prototype de la conception moderne de l’être en tant qu’il serait produit par le processus qui le connaît. Ce qui introduit aussi dans l’ontologie de Platon ce qu’on pourrait appeler l’élément utilitariste de la production technique.
7De la façon dont Heidegger comprend cette ambiguïté de la doctrine platonicienne découle une ambiguïté dans sa propre analyse critique. Heidegger oscille entre une « déconstruction » de la doctrine en question par le moyen d’étymologies bien à lui, et la projection dans la doctrine explicite de Platon de développements ultérieurs de l’histoire de la philosophie. Il en résulte un Platon vu comme un amalgame confus de vues grecques originaires et d’innovations désastreuses, car enracinées dans le mode évasif de présentation de l’être. En conséquence, on ne sait pas toujours très bien si Heidegger est en train de critiquer la version orthodoxe de la doctrine des Idées ou s’il déchiffre ses propres doctrines dans la structure souterraine des textes de Platon.
8Je vais examiner deux passages consacrés à la discussion de la thèse « productionniste », l’un écrit par Heidegger en 1927, l’autre en 1936-1937. Le premier figure dans un cours professé à l’université de Marbourg sous le titre Problèmes fondamentaux de la phénoménologie9. Il s’agit d’éclairer le fondement phénoménologique de la distinction entre essence et existence. De manière plus large, Heidegger décrit le développement qui va de la conception grecque de l’être comme production à la doctrine moderne qui veut que nous ne connaissions que ce que nous faisons. Dans la partie qui nous occupe10, Heidegger commence par énumérer les concepts grecs qui sous-tendent le terme médiéval essentia, à savoir μορφή, εἶδος, τὸ τί ἦν εἶναι, γένος, φύσις, ὅρος, ὁρισμός, et οὐσία. On peut constater l’assimilation implicite opérée par Heidegger entre la terminologie de Platon et celle d’Aristote. L’Idée entendue comme ce qui nous fait face ou se tient devant nous est le prototype de l’essence conçue comme ce qui se tient sous (ὑποϰείμενον) les propriétés de l’entité perçue.
9Heidegger poursuit en précisant la relation entre μορφή, « conformation », « forme », qu’il traduit par Gepräge, « empreinte », « caractéristique » ou « frappe » (la frappe d’une monnaie), et εἶδος, littéralement « évidence » (Aussehen). Le terme μορφή renvoie en son sens premier à la forme d’une réalité perçue. « Il ne désigne pas seulement la figure dans l’espace mais l’ensemble des traits empreints sur un étant – sa frappe (Gepräge) –, grâce à laquelle nous reconnaissons qu’il est tel ou tel11. » Selon l’usage courant de la langue grecque, du moins tel que l’explique Heidegger, le modèle de compréhension pour les réalités perçues est l’activité productrice de l’artisan : l’activité de conformation confère à l’entité produite son aspect caractéristique, l’εἶδος grâce auquel nous voyons ce qui a été produit. Plus généralement, dans l’ordre de la perception sensible, « l’εἶδος, l’é-vidence d’une chose se fonde sur [ou s’enracine dans] sa μορφή, sa frappe »12. Le paradigme de l’artisan, donc de l’être comme production, est ainsi déjà inscrit, si l’on en croit Heidegger, dans la compréhension grecque de la perception sensible ; si tel est le cas cependant, la métaphysique « productionniste » de Platon doit être authentiquement grecque. A moins que nous ne devions supposer qu’Homère, Pindare et Héraclite avaient une conception différente de la μορφή et de l’εἶδος de l’être perçu ?
10Heidegger laisse cette question en suspens ; il se contente de soutenir que, dans l’ontologie grecque – par quoi il entend principalement le platonisme –, la relation de fondation entre εἶδος et μορφή est l’inverse de ce qu’elle est dans la perception sensible. Dans la perception, nous appréhendons l’εἶδος, ou l’évidence, à travers la μορφή ou figure : je reconnais qu’un chien ou une vache est un être appartenant à telle ou telle espèce grâce à sa configuration phénoménologique, qui est principalement (mais non exclusivement) physique. Dans l’ontologie platonicienne, cependant, la configuration phénoménologique particulière, ou frappe, de ce chien ou de cette vache s’explique par – et se fonde dans – l’εἶδος, tenu pour premier par rapport à ce chien ou cette vache et indépendant d’eux, tout comme un schéma détaillé est antérieur à l’objet que l’on va fabriquer d’après lui et indépendant de lui. Pour le dire en termes heideggeriens, nous accédons à travers la saisie constructive (Auffassen) d’une évidence eidétique (le schéma détaillé) à la production (Herstellen)13 de l’étant perçu. La pertinence du paradigme de l’artisan se déplace ainsi de la perception à la pensée.
11Heidegger illustre ce point par l’exemple du potier. Ce qui est « frappé » est une création de l’imagination (Gebilde). Le potier forme (bildet) un vase à partir de l’argile. « Donner une configuration implique toujours (Alles Bilden von Gebilden) de prendre pour fil conducteur et pour mesure une image (Bild) au sens de l’original, du modèle (Vor-bild)14. » Autrement dit, la signification ontologique d’εἶδος et ιδέα dérive du paradigme de la production ou de l’artisanat ; « la configuration, ce qui prend forme d’après un modèle » (l’image ou ιδέα dans l’esprit de l’artisan) « est, comme tel, une copie (Ebenbild) de la proto-image » (je traduis ici Vorbild). Le prototype de l’Idée platonicienne est donc le modèle existant dans l’esprit de l’artisan, grâce auquel il anticipe ce qu’il souhaite produire. « L’é-vidence anticipée, la proto-image (Vor-bild), révèle la chose telle qu’elle est avant sa production et telle qu’elle doit apparaître une fois produite15. » L’emploi continuel du terme Bild dans ce passage a pour effet de souligner les caractéristiques picturales ou visuelles de l’Idée ou é-vidence. Penser est en premier lieu pour Platon un voir avec l’œil de l’âme, et la vue (comme le déclare Aristote au début de la Métaphysique16) est le sens capable de discerner le plus grand nombre de différences, c’est-à-dire de déterminations ou de propriétés. Ce point est essentiel pour comprendre l’interprétation heideggerienne de l’Idée comme prototype de la catégorie.
12Il est cependant plus immédiatement important de relever que le schéma détaillé (le terme est de moi1) ou modèle reçoit le statut de Gebilde. Dans le cas de l’artisan, le modèle ou proto-image est une image de l’imagination (φαντασία). « L’εἶδος en tant qu’é-vidence, anticipée dans l’imagination, de ce qui doit être frappé [c’est-à-dire imprimé à une matière appropriée], nous livre la chose dans ce qu’elle était déjà et dans ce qu’elle est avant toute effectuation17. » La principale fonction du paradigme de l’artisan est d’importer insidieusement l’activité de l’imagination dans l’ontologie platonicienne, contrairement à ce que voulait dire Platon. Nous avons là un des premiers exemples de ce qu’on appelle aujourd’hui la déconstruction. Heidegger transporte dans l’ontologie platonicienne la doctrine aristotélicienne de la φαντασία qui, dans la perception, constitue le moyen terme entre la sensation et la connaissance ; et le résultat est qu’il attribue à Platon l’analyse moderne selon laquelle la compréhension est d’abord unie et finalement subordonnée à la volonté et à l’imagination.
13Il en découle que l’Idée platonicienne est conçue comme le prototype de ce que sera pour Leibniz la perception, ou le point de vue, donc finalement de ce que sera pour Nietzsche la perspective. Ce que Platon tient pour l’é-vidence de l’étant est en fait la manière dont cet étant apparaît à la connaissance humaine. Or, et sans que cela soit vraiment compatible avec la fonction qu’il a assignée à l’imagination, Heidegger en vient en outre à concevoir l’Idée comme une possibilité plutôt que comme une actualité. Il l’appelle « é-vidence anticipée », en l’assimilant tacitement à l’essence aristotélicienne, au τὸ τί ἦν εἶναι (« la chose selon ce qu’elle était déjà et selon ce qu’elle est ») ; ce qui à nouveau est pris dans un sens moderne et non dans le sens grec ou aristotélicien de « antérieur à toute actualité ». Voilà un excellent exemple de la tendance de Heidegger à introduire ses propres doctrines dans des textes qu’il interprète visiblement comme autant de déviations par rapport à la manifestation originaire de la vérité.
14Pour conclure sur ce point, et en liaison étroite avec l’inversion du statut de l’actualité et de la possibilité, la phrase que nous étudions attribue l’origine de l’a priori à la doctrine de la forme comme Idéal, donc comme « possibilité » au sens de ce qui permet la production de la chose. L’εἶδος ou τὸ τί ἦν εἶναι, ce qu’est la chose en anticipation de sa production et qui est la puissance grâce à laquelle elle est produite, « indique la lignée de la chose, sa provenance, son γένος »18. Je remarque que pour Heidegger l’ἰδέα de Platon et l’εἶδος d’Aristote sont intrinsèquement un seul et même concept ; la doctrine aristotélicienne de l’οὐσία se contente d’expliciter ce qui est implicite chez Platon.
15Heidegger analyse de la même façon la φύσις, « croissance », « génération », « auto-engendrement », c’est-à-dire production de la chose d’après l’é-vidence ou le modèle de ce qu’elle doit être. Platon veut montrer que la nature, à la différence de l’artisan, travaille d’après des modèles parfaits ; en elle, les évidences paradigmatiques sont antérieures aux modèles imaginés par les artisans, elles sont permanentes et non pas créées comme autant de normes posant ce que la chose doit être. Mais le modèle de l’artisan l’emporte sur la doctrine effectivement visée. Platon considère que l’évidence naturelle ou Idée est la vérité de la chose, la chose vraie ou authentique elle-même (ce que Platon nomme l’ὄν ὄντως ὄν). Elle est la perfection de la chose, τὸ τέλειον, ce que – en tant que c’est premier, permanent et complet – nous capturons dans la définition (ὁρισμός, autre terme aristotélicien)19. Mais l’emploi du modèle artisanal sabote le projet de Platon de la manière que nous venons de décrire.
16Il est clair à présent que l’interprétation heideggerienne souffre d’une sérieuse difficulté. L’artisan fabrique un objet à partir de matériaux qui ne contiennent pas en eux-mêmes la forme ou la nature de l’exemplaire produit ; on a dès lors raison de dire que l’artisan façonne ou construit un objet qui ne possède en propre ni vie ni principe de croissance. Un lit, par exemple, n’engendre pas un autre lit ; s’il est vrai que le menuisier « dévoile » ou fait éclore l’être du lit, ce qu’il fait éclore n’est pas identique à ce qui pousse ou éclôt naturellement. La φύσις est le principe de ce qui pousse ou éclôt à partir d’entités d’un même genre ; au passage, le sens premier de natura, d’où nous tirons notre conception soi-disant non grecque de la « nature », est exactement le même. Nascor veut dire « naître », non pas « être assemblé ou fabriqué »20. Nous disons que les artistes « donnent naissance » à leurs œuvres en un sens métaphorique ou dérivé. Et du même coup, en se substituant à la nature comme principe de création, l’artiste révèle, en plus de l’objet fabriqué, cette autre origine, à savoir l’âme humaine ou l’activité créatrice, différente de l’activité de la φύσις et « dévoilant » des évidences différentes. Dans la racine φυ-, Heidegger gomme le sens de croissance au profit de celui d’éclosion, et celle-ci en acquiert un sens homogène dans les trois cas de la φύσις, de la τέχνη et de la ποίησις. Mais une croissance n’est pas identique à une fabrication.
17La pertinence de cette difficulté apparaîtra plus clairement quand je m’attaquerai à l’analyse que fait Heidegger du passage du livre X de la République sur l’Idée du lit. Mais je vais d’abord résumer l’essentiel des affirmations de Heidegger évoquées jusqu’ici : le concept de la chose existante (realitas), qui se fixe pour la première fois dans l’ontologie grecque et qui va servir de mesure tout au long de l’histoire de la philosophie, désigne des relations exprimant l’activité humaine de production ou plus spécialement renvoie à tout ce qui touche à la productibilité de ce qui a été produit21. Ce qui a été produit est pro-jacent (est un ὑποϰείμενον), prêt à l’usage ; cela comprend les outils fabriqués de main d’homme aussi bien que les choses produites par la nature. Les choses sont comprises comme οὐσία, ce qui en langage courant signifie « ce qu’on possède en propre », ce qui est présent sous la main, ce dont on peut disposer ou se débarrasser. Le sens philosophique d’οὐσία en dérive directement et définit le mode d’être d’une chose comme « disponibilité » (Verfügbarkeit) ou, comme nous le disons aussi, comme être-présent-sous-la-main (Vorhandenheit), caractère qui lui appartient en raison de son statut de produit22.
18Les significations de essentia sont elles aussi développées d’après une conception de l’activité et du résultat de la production. « Le concept fondamental d’οὐσία souligne davantage, quant à lui, l’être-produit du produit au sens de ce qui est disponible-sous-la-main23. » En d’autres termes, le concept se déplace de l’activité de production vers le résultat produit, il renvoie à ce qui est présent. Nous n’avons pas besoin de suivre davantage Heidegger dans son analyse ; qu’il suffise de noter que, dans l’un des paragraphes suivants (§ 14), Heidegger attribue à Kant une même compréhension de l’être :
Comprendre au sens propre du terme un étant (Seienden) dans son être, cela n’est permis qu’à celui qui en est l’auteur (Urhebersein). C’est dans la production que réside le rapport premier et direct à l’être de l’étant qui est produit. Cela implique qu’être pour un étant ne signifie rien d’autre qu’être produit24.
19La remarque suivante va nous servir de transition et nous permettre de passer au second texte que nous voulons étudier. Le premier état de la métaphysique productionniste définit les étants comme des productions et détermine l’être de ces étants de deux façons. La première, la productibilité, correspond à l’existence ; la seconde, l’être-produit, à l’essence. En grec, on peut dire que ces deux voies correspondent respectivement à l’ὄν et à l’οὐσία. Cette analyse s’éclaire considérablement quand on la rapproche de l’examen du verbe εἶναι effectuée par Heidegger dans l’Introduction à la métaphysique ; il y montre qu’il n’existe pas de signification de « être » qui soit commune aux divers sens indiqués par le participe, la copule et l’infinitif, ni qui puisse les unifier25. Comme nous allons le voir, « commun » (ϰοινόν) est pris dans le sens d’« universel » : l’Idée ou εἶδος serait quelque chose de commun à tous les exemplaires existants26. Ainsi, Heidegger assimile la communauté entre l’Idée et ses manifestations à l’unité analogique sous-jacente à la substance et aux autres catégories, de manière à obtenir un concept d’être général ou universel, concept que Platon aurait énoncé le premier et qui demeure le trait caractéristique du platonisme tout au long de son histoire. Ceci est incompatible avec la thèse de Heidegger (tout à fait juste à mon sens) qu’il n’existe pas de doctrine moyenne de l’être chez Platon, ni au demeurant dans toute la pensée grecque. Je vais revenir sur cette difficulté.
20Je peux aborder à présent le second texte exposant la métaphysique productionniste de Platon ; il se trouve dans le volume I des cours et essais rassemblé sous le titre Nietzsche27. Heidegger y examine la relation entre l’art et la vérité chez Platon, en particulier dans la République. Cependant, à la différence de ce qu’il avait fait dans « La doctrine de Platon sur la vérité », Heidegger ne s’appuie pas sur l’allégorie de la Caverne mais sur le passage du livre X concernant le menuisier et l’Idée du lit. Comme cela apparaîtra quand j’entrerai dans les détails, ce passage se rattache très évidemment, par le biais du paradigme de la production artisanale, à l’analyse de 1927 que je viens de résumer. Il faut s’empresser de dire que Heidegger ne prête aucune attention au rapport qui pourrait exister entre la structure dramatique de la République et sa signification philosophique. Moyennant quoi il ne dit pas un mot d’une quelconque référence implicite à la doctrine grecque originaire de l’être comme dévoilement. En particulier il ne soulève pas la question du rapport entre la discussion sur les Idées dans les livres centraux de la République, où se situe l’allégorie de la Caverne et qui met l’accent sur l’importance des mathématiques, et la discussion sur l’Idée du lit dans le livre X, qui s’insère dans la question plus générale du conflit entre philosophie et poésie.
21Pour préciser davantage, je dirai que Heidegger ne soulève pas le problème du statut de cette prétendue Idée du lit, donc du danger qu’il y a à tenir ce texte pour décisif quant à la compréhension de la doctrine de Platon. Or il devrait au moins paraître évident que, si Socrate prenait au sérieux son exemple de l’Idée du lit, cela soulèverait une difficulté inhérente à la doctrine des Idées et tenant à la différence entre φύσις et τέχνη. Heidegger supprime ou dissimule cette difficulté en interprétant les Idées comme des possibilités plutôt que comme des actualités. Car s’il existe une Idée du lit, il doit aussi exister des Idées de tous les objets fabriqués possibles, y compris de ceux que les êtres humains n’inventeront jamais. Si l’on souhaite arriver à une interprétation raisonnable de la République, et par extension de tout le platonisme, il faut donc expliquer pourquoi Socrate introduit l’exemple du lit dans le livre X. On peut supposer que cela a quelque rapport avec le changement de problématique qui s’y effectue : on passe du lien établi par les livres centraux entre mathématiques et dialectique au réexamen, dans le dernier livre, de la signification politique de la poésie.
22Par le glissement qu’il opère de l’actualité à la possibilité, Heidegger sape la liaison constamment affirmée dans les Dialogues entre être véritable (ὄντως ὄν) et être par nature (φύσει). Cela est en rapport direct avec le glissement qu’il opère de la croissance à l’éclosion ; il considère désormais que les objets fabriqués éclosent de la même manière que les êtres naturels, de sorte que se trouve du même coup abolie la distinction entre dévoilement et fabrication. Heidegger a dès lors tout loisir de considérer la doctrine des Idées comme le prototype de la subjectivité moderne, le modèle de l’artisan devenant le prototype d’un ego cogitans producteur. Au principe de tous les glissements dont se rend coupable l’interprétation de Heidegger se trouve la thèse que la vérité et l’être doivent s’entendre de façon primordiale ou originaire comme non-voilement28. La modernité serait née d’une mauvaise interprétation de la τέχνη comme fabrication, donc de la production naturelle envisagée comme une production technique (toujours en ce mauvais sens du terme). Pour le dire autrement, la modernité naîtrait du passage, inauguré par Platon, du non-voilement comme propriété des étants au dévoilement comme activité de l’artisan-penseur.
23La propension heideggerienne à assimiler τέχνη ou ποίησις à φύσις et à comprendre les deux termes comme des modes de production, non pas dans le sens d’une fabrication mais dans celui d’un pro-duire au jour à partir d’un non-voilement29, apparaît donc comme le fondement ou l’élément crucial de toute son interprétation de la philosophie grecque et plus généralement de l’histoire de la philosophie occidentale considérée comme histoire du platonisme. Toute la déconstruction de Platon réside dans cette prétendue démonstration de la dissimulation du non-voilement par l’activité de dévoilement. En réalité, une telle déconstruction est une construction échafaudée à partir de pièces et de morceaux du corpus platonicien, laquelle est au platonisme ce que l’Idée du lit est à la doctrine des Idées. Heidegger, il est vrai, remarque que cet état de la conception platonicienne des Idées n’en constitue pas le suprême degré30, probablement parce qu’il figure dans un dialogue sur l’Etat : on pourrait cependant se demander pourquoi cela ne vaudrait pas tout autant pour l’allégorie de la Caverne. Heidegger ne suggère d’ailleurs à aucun moment de son analyse, qu’il faudrait n’accorder qu’une valeur relative aux résultats qu’il prétend établir.
24J’en arrive maintenant au plus important ; après une brève allusion à la μίμησις, Heidegger cite l’affirmation de Socrate (identifié par lui, dans une parenthèse, à Platon) : « Nous avons l’habitude de poser (τίθεσθαι) une seule sorte de forme, chacune correspondant à chaque [série de choses] multiples, auxquelles par la suite nous conférerons le même nom » (596a5-8 : je traduis le grec et non pas la traduction allemande donnée par Heidegger). Le verbe τίθεσθαι a une importance considérable, comme en témoigne, dans le Phédon, le discours où Socrate explique comment il est arrivé à l’« hypothèse » des Idées. Employé au moyen pour exprimer une action mentale, il se traduit normalement par « admettre » ou « poser ». Une ὑπόθεσις est ce que l’on pose pour servir de fondement à autre chose.
25Heidegger remarque à juste titre, tout comme il l’avait fait dans le texte de 1927, que l’εἶδος n’est pas un concept mais une é-vidence (Aussehen), un aspect. L’aspect est la présence des singuliers multiples, le même qui est présent en chaque exemplaire, leur être en tant qu’il se présente et est déterminé en relation avec l’aspect31. La multiplicité du singulier est identifiée en tant qu’elle peut se rapporter à la monade de l’unique forme de son aspect32. La monade (je traduis ainsi « das Eine ») subsiste en dépit de tous les changements que subissent les individus singuliers dotés du même aspect ; cette unicité de l’aspect indique ce que la chose que nous rencontrons « est ». La « subsistance » ou « stabilité » (Beständigkeit) appartient donc à l’être tel que Platon le comprend33. Pour expliciter ce point, Socrate a utilisé l’exemple général des σϰεύη : récipients, ustensiles, équipements en tous genres etc., le terme s’appliquant ici plus spécialement au mobilier, au lit et à la table.
26Pourquoi Socrate mentionne-t-il des lits et des tables au lieu de parler des étants naturels, plantes ou animaux ? Sans entrer plus profond dans le texte, on pourrait avancer que Socrate cherche à rabaisser le poète, rival naturel du philosophe dans le conflit portant sur leur vocation respective à éduquer leurs concitoyens. Socrate définit le poète comme un producteur de simulacres ou de copies erronées d’objets familiers produits par l’artisan. Il méconnaît ainsi la différence entre poésie et peinture, et plus généralement le fait, pourtant illustré à maintes reprises tout au long de la République par ses propres citations des poètes, que l’artiste qui imite, si l’on s’en réfère aux principaux poètes et musiciens, imite des états de l’âme humaine et non pas des objets fabriqués. En faisant du dieu un artisan, Socrate coupe le ποιητής de sa liaison traditionnelle au divin ; en passant de la poésie à la peinture, il peut passer sous silence le fait que la μίμησις artistique consiste à exprimer l’âme humaine et non pas à copier des réalités, qu’elles soient naturelle ou produites.
27Heidegger fait abstraction du contexte politique afin de plaquer son interprétation ontologique sur un passage qui peut sembler s’y prêter. Mais je voudrais montrer que la métaphore utilisée par Socrate a pour finalité essentielle de dissocier le dieu de l’artisanat ou de la fabrication et non pas, comme le soutient Heidegger, d’en faire un ouvrier. De plus, en admettant que la discussion qui se trouve au livre x de la République constitue un bon point de départ pour comprendre le platonisme, l’interprétation que donne Socrate de l’artisan divin s’accorde sur un point essentiel avec la version heideggerienne de la doctrine grecque originaire ou authentique de l’être. L’art du dieu est celui d’un jardinier (φυτουργός, 597d5), non d’un menuisier. En faisant pousser l’Idée du lit, le dieu démontre ainsi sa compréhension toute heideggerienne du sens originairement grec de l’être comme φύσις, ou éclosion. Mais l’éclosion de l’Idée, due à la nature, n’est pas la même que l’éclosion du lit qui, elle, est due à la fabrication. Même si l’on admet qu’il existe une Idée naturelle du lit, ce que cette Idée dévoile ne peut être de même ordre que l’aspect dévoilé par le lit du menuisier. Or ce point est doublement masqué : par l’assimilation de la croissance à l’éclosion, et par l’affirmation que dans le platonisme toute éclosion est fabrication.
28Dans le texte que nous commentons, ce qui intéresse essentiellement Heidegger, c’est la fonction remplie par le paradigme de l’artisan. Cela le conduit (comme dans l’exemple précédent) à attribuer à Platon une conception de l’être comme « production d’une chose créée »34. En concentrant son attention sur le fait que l’é-vidence est accessible à l’intelligence calculatrice, donc rend les choses possédant cet aspect disponibles pour les fins humaines, Platon non seulement dégrade la τέχνη – de désoccultation ou dévoilement, elle devient production ou création –, mais il en vient à penser les étants comme des « ustensiles », au même titre que ces lits ou ces tables conçus par un artisan divin en vue de pourvoir à la commodité des hommes. Comme à son habitude, Heidegger fait de Platon l’auteur d’une doctrine qui recouvre les éléments de la pensée grecque authentique d’une patine de contresens ; il voit en Platon l’instigateur d’une doctrine ayant évolué dans le sens d’un productionnisme « utilitariste » et selon laquelle l’artisan divin n’est plus un dieu mais l’Humanité elle-même, soit in propria persona – ego transcendantal ou moi absolu –, soit comme volonté de puissance entendue comme volonté de vouloir.
29Le δημιουργός, ou artisan, est celui qui fabrique des ustensiles, par exemple des lits et des tables, pour le δῆμος, le peuple, c’est-à-dire pour la vie quotidienne. Cependant même lui doit fabriquer ses ustensiles en « portant son regard vers l’Idée »35. Et ni lui ni aucun autre artisan ne saurait confectionner l’Idée elle-même, qui est « préordonnée » et à laquelle il est « subordonné ». Heidegger reconnaît ainsi, ou plutôt souligne, qu’il n’entre pas dans l’intention de Platon de fonder une ontologie de la production subjective. Dans l’interprétation de Heidegger, Platon est obligatoirement inconscient de ce qu’implique son propre usage du paradigme de l’artisan, tout comme il est (mystérieusement) inconscient des conséquences étranges que comporte la mention de l’Idée d’une chose fabriquée, un lit par exemple. L’une d’elles est qu’il n’existe pas d’activité purement pratique ; même l’artisan a une activité théorétique en tant qu’il tourne son regard vers l’Idée. A quoi j’ajoute la réciproque : dans l’interprétation de Heidegger, il n’y a pas non plus d’activité purement théorétique. Être, et par conséquent connaître, se résument tous deux à faire. Une fois encore, Heidegger fait silence sur l’important problème de l’activité politique, ce qu’Aristote nomme πρᾶξις et qui ne relève ni de la théorie ni de la production. Le silence de Heidegger se justifie dans la mesure où il n’existe chez Platon aucune notion comparable à la πρᾶξις aristotélicienne. Or l’absence, chez Platon, de distinction entre πρᾶξις et ποίησις est cruciale pour la question du platonisme de Nietzsche, donc pour l’interprétation heideggerienne de la métaphysique. Le fait que Heidegger néglige ce point ne parle donc pas en sa faveur.
30Il s’engage ensuite dans un long examen de la ποίησις et de la μίμησις qui peut se résumer comme suit. Socrate prend l’exemple de quelqu’un qui « produit » toutes choses en faisant tourner un miroir de trois cent soixante degrés. La μίμησις du tout, contenue dans la série entière des reflets, n’est pas un Her-stellen au sens où il y aurait production d’un second cosmos qui serait la réplique du premier, mais plutôt au sens d’un Bei-stellen, d’un « poser devant » ou « auprès de » l’original l’aspect de ce modèle original dans quelque chose, à savoir le miroir36. La μίμησις contenant le même aspect est une image, ou un φαινόμενον, et elle s’oppose aux choses véritablement existantes (ὄντα γέ που τῇ ἀληθείᾳ). L’image est « produite », mais rien n’est fabriqué. Heidegger en conclut que la ποίησις ne doit pas être entendue comme une « fabrication », c’est-à-dire comme ce qui amène à l’existence une construction antérieurement inexistante copiant l’aspect d’un modèle préexistant. Sur ce point il semble donc que Platon conserve la conception originairement ou authentiquement grecque.
31Heidegger explique ensuite que la différence entre les phénomènes et les choses qui existent vraiment n’est pas une opposition entre « apparence », au sens d’illusion, d’un côté, et être, de l’autre, mais plutôt un contraste entre deux types différents de présence : l’existant comme le « se manifestant » (das sich Zeigende) ou comme le « désocculté » (das Unverstellte)37. Autrement dit, l’image dans le miroir et l’étant qui s’y reflète possèdent une parité ontologique au sens où ils « dévoilent » ou présentent tous deux le même aspect, à savoir l’Idée, mais de façon différente. Pour développer ce point, Heidegger utilise l’exemple d’une maison. De l’aspect de la maison, qui tient ici la place de l’Idée du lit, il affirme qu’elle « se manifeste » dans les deux cas, à savoir dans l’image sur le miroir et dans une structure de pierre et de bois38. L’aspect est donc bien « le même » dans les deux cas. Ce qui n’est pas le même est le τρόπος ou la manière selon laquelle l’Idée se manifeste comme l’être « le plus pur ».
32Les deux modes de manifestation correspondent respectivement au reflet et à la maison, œuvre du menuisier. Il doit donc exister deux espèces de production, celle propre au menuisier ou au démiurge, et celle propre au faiseur d’images ou peintre (ici c’est le ζωγράφος qui tient lieu de miroir). Heidegger commente le texte de République 596e4-7 ; or, à ce moment, ni dans le texte grec ni dans l’interprétation de Heidegger, l’aspect lui-même (la « maison » de Heidegger) n’est dit être le produit d’une démiurgie. Heidegger infère pourtant de l’exemple du miroir que la même idée de la maison est présente, bien que sous deux formes différentes, dans la maison bâtie et dans son image. Mais l’exemple pris par Socrate ne fait référence à aucune idée : le miroir produit une image du monde en devenir. La distinction établie entre φαινόμενα et τῇ ἀληθείᾳ implique en outre que l’aspect ne soit pas le même dans les deux cas. Le reflet du ciel dans un miroir n’est pas identique à la perception directe qu’on en a. Pour en revenir à la maison, nous pouvons y habiter, ce que nous ne pouvons faire dans une maison peinte. Pourtant il fait partie de l’essence ou de la nature d’une maison d’être un lieu d’habitation humaine. Il est par conséquent tout à fait erroné, partant de la ressemblance picturale entre une image et une existence tridimensionnelle, d’inférer que ces deux réalités présentent un même aspect, si par « aspect » on entend l’être véritable de chacune.
33Heidegger va néanmoins étendre l’affirmation qu’il s’agit bien d’un même aspect (en dépit des différents degrés de clarté) à la troisième espèce d’images. Sa terminologie est alors source de confusion à un autre égard : il croit que la maison de pierre et de briques correspond à la maison désoccultée ou véritable, par opposition à l’image dans le miroir. Mais en réalité, si on laisse de côté ce qui concerne le miroir, et si (comme le fait d’ailleurs Heidegger lui-même) on se pose la question de l’Idée de la maison, la maison bâtie est une représentation secondaire ou phénoménale de l’auto-manifestation authentique de l’Idée de maison, et l’image en est une représentation tertiaire ou fantasmatique. En outre, à supposer que l’aspect soit le même dans les trois cas, alors ou bien les aspects des trois maisons sont des espèces de production, ou aucun ne l’est, ce qui constitue un argument aussi bien contre l’interprétation de Heidegger que contre le sens commun, à condition d’arriver à montrer que Socrate ne veut pas attribuer une activité de fabrication démiurgique à un dieu dont la tâche consiste à assister la nature en faisant pousser l’Idée du lit.
34Lorsque Socrate dit que le peintre « ne produit pas vraiment ce qu’il produit » (οὐϰ ἀληθῆ ποιεῖ ἃ ποιεῖ39), il veut dire que le menuisier nous donne une vue moins obscure de l’Idée du lit que ne le fait le peintre. Mais « moins obscure » ne peut pas signifier que l’Idée est présente dans le lit. Cela doit plutôt vouloir dire que le lit du menuisier est une image plus fidèle du lit naturel que le tableau, parce que le menuisier a construit son lit en tournant son regard vers l’Idée. La vision qu’a eue le menuisier ne peut pourtant pas être elle-même incorporée au lit. Si elle l’était, il n’y aurait aucune différence essentielle entre l’être véritable et l’être d’un phénomène. Or une telle distinction est impossible à opérer si l’on accorde à Heidegger que nature, technê et art convergent dans un même Her-vor-bringen.
35Ce point est essentiel. S’il existe une Idée de la maison ou du lit, la maison ou le lit du menuisier sont autant des « tableaux » de l’Idée, que le lit du fabricant d’images est un « tableau » de celui produit par le menuisier. C’est une chose d’affirmer que le menuisier regarde vers l’Idée du lit pour fabriquer le sien, et c’en est une autre de dire que l’Idée du lit est naturellement présentée dans le lit advenu. Pour anticiper sur ce que je vais établir : l’Idée de vache vient à éclosion dans une vache en tant que cette Idée appartient intrinsèquement à toutes les vaches, dont elle exprime la nature authentique. Si le dieu est un jardinier qui fait pousser l’Idée de vache dans le jardin de la nature, on peut dire que la réciproque est vraie : les vaches elles-mêmes croissent en manifestant l’Idée de vache. Il n’y a pas ici fabrication, mais deux espèces de croissance. Cependant, si le dieu aussi est un menuisier qui construit l’Idée du lit, la réciproque n’est pas vraie. Les lits ne poussent pas plus qu’ils ne s’assemblent spontanément en manifestant l’Idée du lit. L’Idée du lit est extérieure au lit ; l’activité du menuisier requiert une médiation. Cette médiation – le travail producteur du menuisier – exprime ainsi premièrement non pas l’Idée ou aspect du lit, mais l’appropriation de cet aspect aux besoins humains.
36Cela mérite d’être répété : si l’on s’en tient aux termes de la métaphore utilisée par Socrate, le dieu n’entretient pas avec l’Idée du lit et le lit fabriqué le même rapport que celui qu’il entretient avec l’Idée de vache et la vache réelle. En produisant l’Idée de vache, le dieu produit aussi les vaches. Mais en produisant l’Idée du lit, le dieu ne produit pas du même coup des lits. « Le dieu » désigne donc ici la nature elle-même et non pas un menuisier ou même un jardinier divin. On doit donc considérer qu’il existe une différence ontologique entre ces deux types d’ouvrages, naturel d’un côté, technique ou démiurgique de l’autre : l’« aspect » qui en résulte est différent, et non pas semblable.
37Le lit du menuisier n’est donc pas un étant parfait, il ressemble seulement à cette sorte d’étant (597a5-7). Pourtant, selon Heidegger, l’aspect du lit se manifeste avec une parfaite évidence à la fois dans l’image et dans le lit fabriqué. Heidegger n’arrive donc pas à rendre compte de la différence entre l’auto-manifestation de l’aspect et ce qui n’en est qu’une simulation. Si cette simulation est également une auto-manifestation, il n’existe alors aucune différence entre l’original et l’image. Mais cela va totalement à l’encontre de l’exposé de Platon. En disant cela, je ne veux pas dire que Platon explicite la relation entre original et image, car ce n’est pas le cas40. Mais il affirme l’existence d’une telle relation, alors que l’analyse de Heidegger tend à la faire disparaître.
38Disons simplement qu’à regarder le texte de Platon de près, on s’aperçoit qu’il est beaucoup plus précis que l’élucidation qu’en offre Heidegger. Certes, celle-ci peut parfois être très éclairante, mais elle est souvent égarante et fait plus fréquemment écran qu’elle ne dévoile ou amène au jour. Pour en revenir au texte, s’il est juste de dire que le menuisier, comme l’affirme Socrate au livre x, se tourne vers l’Idée du lit pour anticiper ce qu’il doit produire, il n’y a en revanche aucune raison de croire que le peintre ou le producteur d’image regarde, lui, vers l’Idée ; c’est plutôt le lit fabriqué qu’il regarde. Il regarde donc une chose qui elle-même « ressemble » à l’Idée du lit.
39Lorsque, en 597a10-11, Socrate déclare que le lit du menuisier est assombri ou « obscur » (ἀμυδρόν) en comparaison de la vérité, il veut dire que le lit sera moins vrai que l’Idée du lit, et non pas qu’une manifestation obscure de l’Idée serait présente dans le lit fabriqué. (Dans l’interprétation de Heidegger, une « manifestation obscure » serait d’ailleurs une contradiction dans les termes41, les manifestations des Idées sont au contraire particulièrement éclatantes.) Le lit fabriqué est moins vrai que l’Idée mais plus vrai que le tableau, non pas, je le répète, parce que l’Idée se manifesterait dans l’un mais non dans l’autre, mais parce que le menuisier a tourné son regard vers l’Idée alors que le peintre ne l’a pas fait. En outre, regarder vers l’Idée du lit n’est pas identique au fait de permettre à cette Idée d’éclore à partir ou à l’intérieur du lit. L’obscurité par rapport à la vérité est l’indice d’une différence d’être donc d’aspect ; on ne saurait en rendre compte comme d’une différence de τρόπος ou de mode de présentation d’une même vérité.
40En résumé, Socrate va soutenir que les trois processus de croissance naturelle, de production démiurgique et de fabrication d’image aboutissent à des entités radicalement différentes. D’après la définition « originaire » de Heidegger, ces processus doivent, sans que leurs sources entrent en ligne de compte, « dévoiler » le même aspect. Cependant, Socrate affirme de l’Idée du lit qu’elle « existe dans la nature (ἐν τῇ φύσει οὖσα) ». Mais selon l’interprétation de Heidegger, le lit naturel doit aussi être dévoilé par le lit du menuisier et par sa copie peinte ou reflétée dans un miroir : il n’y a donc pour ainsi dire aucune distinction « ontologique » entre la ϑεωρία et la pratique productrice. Il est vrai que Socrate prétend dans ce passage que le lit « naturel » a été « produit » (ἐργάσασθαι) par le dieu (597b5-8). Mais en représentant le dieu comme un artisan, ou φυτουργός (597d5 : littéralement, un jardinier), la parole de Socrate est celle de la compréhension « originaire » de la φύσις comme éclosion d’une croissance, et non pas seulement comme éclosion ou dévoilement. Si l’on considère que l’Idée du lit représente l’ensemble des Idées, ces dernières deviennent analogues aux plantes que Dieu fait pousser dans le jardin de la genèse.
41L’Idée du lit n’est alors pas un lit si l’on entend par là un objet fabriqué, elle est plutôt l’aspect que copient les objets fabriqués. Une plante n’a pas le même aspect qu’un ouvrage produit par un menuisier. Il est impossible que l’Idée, le lit et le tableau présentent des aspects homogènes. Le non-voilement d’un aspect dans le jardin de la nature n’offre rien de comparable avec le processus de dévoilement propres aux arts et aux savoir manuels. L’aspect pousse et croît comme une fleur ou un arbre, il n’est pas assemblé par le dieu à partir de matériaux comme la pierre ou le bois ; mais il n’est pas davantage la copie d’un lit existant à la manière d’un tableau représentant un lit ou d’un reflet de lit dans un miroir. Le travail du jardinier divin consiste en des actes comme planter ou surveiller ses graines, il ne consiste pas à fabriquer un objet en en faisant la copie d’autre chose. Socrate distingue soigneusement entre le « jardinage » divin et la fabrication humaine. Lorsque des mots comme ἀπεργάζεσθαι (amener à perfection, fabriquer, 597c2) ou ἐπιστάτης (surveillant ou contremaître : 597b13) sont appliqués au dieu, ils doivent être interprétés à partir de la racine phu-, à savoir, comme le souligne toujours Heidegger, « croissance » ou « éclosion à partir de soi ». Dieu ne produit ni ne fabrique à la manière d’un artisan, et il ne supervise pas davantage une manufacture d’Idées confiée à des ouvriers subalternes. Quand Socrate déclare que le dieu souhaitait être le « producteur » (ποιητής) d’un seul lit authentique, il s’explique en identifiant cette production à un « faire pousser » ou à un « engendrer » (μίαν φύσει αὐτὴν ἔφυσεν : 597d3 ; cf. c4-5).
42Pour le dire autrement, Socrate introduit la notion de jardinage divin comme espèce de production afin de développer une comparaison avec la τέχνη – qui inclut pour lui des arts comme la peinture – ayant pour finalité de montrer que le dieu ne peut être appelé τεχνίτης ou ποιητής dans le même sens qu’un peintre ou un menuisier. Nous pouvons donc admettre l’observation de Heidegger, relevée plus haut à propos de l’image dans le miroir, qu’une ποίησις n’est pas nécessairement ou premièrement une « fabrication ». La question de savoir si cette comparaison est destinée à expliquer la nature des Idées dans son sens le plus large est une question d’importance. Heidegger déclare lui-même que ce n’est pas le cas42, tout en continuant à estimer que ce passage est décisif pour notre compréhension de l’origine de la métaphysique chez Platon43. Pour ce faire, il doit négliger (ou passer sous silence) la raison fondamentale qui fait que cette métaphore ne renvoie pas à une fabrication mais à un jardinage. De plus, Heidegger prétend que Platon s’est engagé dans toute cette discussion afin d’expliciter comment un même aspect peut se manifester de trois manières différentes44. Mais ce n’est pas le même aspect qui se manifeste de trois manières différentes. La manifestation de l’aspect a lieu dans le jardin de la nature ; le menuisier copie cet aspect, et l’imitateur copie la copie (598b1-5) ; la copie est un φαινόμενον, et la copie de la copie un φάντασμα.
43Parler de la production de φαινόμενα, ou lits manufacturés, et de φαντάσματα ou reflets, comme d’autant d’espèces d’auto-manifestation, c’est manquer l’essentiel de ce que Socrate essaie d’établir. Car si, à strictement parler, c’est le même aspect qui est révélé par trois procédures différentes, alors les arts et les techniques devraient fournir des bases suffisantes pour l’étude de l’être. Lorsque Socrate affirme que le lit fabriqué ou le tableau sont obscurs en comparaison de la vérité, il veut dire qu’ils nous présentent la copie d’une auto-manifestation et non pas la manifestation elle-même. Comme je l’ai déjà noté, Socrate n’explique jamais comment l’image peut « ressembler » à l’original sans être cet original. Mais Heidegger, lui, n’explique jamais comment le même aspect se manifeste dans les trois processus ; il n’explique jamais ce que veut dire : la φύσις est éclosion et l’être venue-à-la-présence. Il part du « ὅτι » (du fait que) pour employer une de ses expressions aristotéliciennes favorites : voici ce qui arrive.
44Heidegger en arrive ainsi à l’étape suivante et décisive de son commentaire : celle où il rend compte de l’unité ou de la singularité de l’Idée du lit et, par extension, de chaque aspect singulier, par comparaison, avec chaque ensemble de choses engendrées (τὰ πολλά). Le fondement de la singularité de l’Idée ne résiderait pas dans le fait que, deux Idées étant posées, toutes deux se laisseraient surpasser par leur aspect commun (on déboucherait sur le paradoxe du troisième homme), bien que ceci soit expressément formulé par Socrate en 597c7-9. Heidegger soutient à la place que c’est parce que le dieu voulait être le « fabricant du lit authentique » (ὄντως κλίνης ποιητὴς ὄντως οὔσης : 597d1-2) et non pas de tel ou tel lit qu’il a fait pousser un seul lit par nature. Selon sa traduction, dieu voulait être « der wesende Hervorbringer des wesenden Dinges », à savoir celui qui amène authentiquement au jour le lit authentique (wesenden doit ici s’entendre en relation avec walten et Unverborgenheit). Voici comment il résume l’ensemble de son analyse :
C’est parce que le dieu voulait être un tel dieu qu’il laisse se produire par exemple la fabrication du lit (Bettgestelle) « dans l’unité et la singularité de sa nature (Wesens) ». En quoi, par conséquent, l’essence de l’idée, partant, de l’Etre, est-elle fondée en dernier lieu, pour Platon ? Dans la position initiale d’un créateur (In der Ansetzung eines Schaffenden) dont l’essentialité ne semble sauvegardée que pour autant que sa création constitue à chaque fois une chose unique et singulière en vertu de quoi il est rendu justice à ce surpassement de la représentation d’une diversité par la représentation même de son exemplaire unique45.
45Dans le bilan qu’il fait de ce chapitre, Heidegger reprend la distinction platonicienne entre la menuiserie, ou τέχνη, et les arts, ou μίμησις, en remarquant que le menuisier copie l’Idée, tandis que l’artiste, selon l’expression de Platon, arrive « au troisième rang après le roi », autrement dit, copie une copie46. Heidegger continue donc à croire que l’Idée est obscurément visible dans le tableau : « Par ce médium [...] l’aspect ne peut se montrer purement en tant que tel », il ne se manifeste que de façon obscure ou impure. Ce n’est pas couper les cheveux en quatre que d’insister sur ce point : il n’y a pas du tout, dans l’image, de sich Zeigen au sens précis que Heidegger donne à cette expression. Voici comment il cite la conclusion de Platon (en fait, de Socrate) sur la relation entre Kunst (l’art mimétique) et vérité : « L’art (ἡ μιμητιϰή) se tient fort loin de la vérité ». Heidegger explique ainsi cette affirmation : « Ce qu’il [l’artiste] produit n’est pas l’εἶδος en tant qu’ἰδέα (φύσις), mais τοῦτο εἴδωλον », c’est-à-dire une image47. Il poursuit : « Ceci n’est que l’apparence du pur aspect ; εἴδωλον signifie un petit εἶδος, non pas seulement quant à la dimension, mais quelque chose de négligeable (ein geringes) dans la façon de se montrer et d’apparaître (des Zeigens und Erscheinens). »
46Cette assertion finale annule presque, mais pas tout à fait, l’affirmation précédente soutenant qu’un même aspect peut se manifester de trois manières différentes. Mais le point le plus important est que Heidegger, en s’appuyant sur la discussion consacrée à l’Idée du lit et sur l’infériorité de la μίμησις par rapport à la fois à la τέχνη et à la philosophie, attribue à Platon une conception « productionniste » de l’être. Or le passage jugé par lui paradigmatique de la doctrine platonicienne de l’être comporte une ambiguïté certaine, et ce dans la perspective même de Heidegger. Il semble bien, d’après la métaphore employée par Platon, que Socrate partage la compréhension heideggerienne du sens de la φύσις ; mais Heidegger rejette cette implication de la métaphore et l’interprète du point de vue des arts producteurs, allant ainsi à rebours de l’intention manifeste de Platon. Mais il est également vrai que Socrate distingue nettement entre φύσις d’un côté, et τέχνη et μίμησις de l’autre ; c’est cette distinction que Heidegger tend à effacer dans le temps même où il paraît y insister. On peut en dire autant de la distinction entre τέχνη et μίμησις.
474. Parallèlement à son interprétation de l’Idée comme un produit analogue à celui de l’artisan (donc non pas dans le sens authentique de ce qui possède une croissance naturelle), Heidegger prétend que la doctrine platonicienne de l’être, semblable en cela à celle de tous les « métaphysiciens » postérieurs, est la conception « générale » ou « moyenne » de ce que les étants de différentes espèces ont en commun. Je cite le séminaire de 1927 sur la phénoménologie :
Un coup d’œil sur l’histoire de la philosophie montre en effet que très tôt furent découvertes de multiples régions de l’étant (Seienden) : nature, espace, âme, sans que pour autant celles-ci aient pu être conçues dans leur être spécifique. Déjà dans l’Antiquité un concept moyen (Durchschnittsbegriff) de l’être se fait jour, susceptible de s’appliquer à l’interprétation de tout étant, à quelque domaine de l’être qu’il appartienne et quels que soient ses modes d’être. Mais l’être lui-même, dans sa spécificité, n’a jamais pu être expressément délimité ni problématisé structurellement. Ainsi Platon a très bien vu que l’âme, et son logos, constitue un étant (Seiendes) différent de l’étant sensible. Il n’était cependant pas en mesure de délimiter le mode d’être spécifique de cet étant par rapport au mode d’être de quelque autre étant ou non-étant ; mais pour lui comme pour Aristote et tous ceux qui viennent après lui jusqu’à Hegel, et a fortiori pour la postérité hégélienne, toutes les recherches ontologiques se meuvent dans un concept moyen de l’être en général48.
48Heidegger entend ici par « concept moyen de l’être » un concept qui vide l’être de son contenu afin de l’appliquer à toutes les régions ou types d’étants. C’est à ce concept de l’être que fait référence l’ouverture de Etre et Temps avec la citation liminaire d’Aristote : « L’“Etre” est le concept le plus universel : τὸ ὄν έστι καθόλου μάλιστα πάντων49. » Heidegger insiste sur le fait que l’universalité de l’être n’est pas celle du genre. On doit plutôt l’expliquer comme une unité d’analogie50. L’être est aux diverses régions des étants, classés selon les catégories, comme la santé est (entre autres) au médecin, à la médecine et au patient. Heidegger affirme dans Etre et Temps qu’Aristote, en dépit de toute sa dépendance à l’égard de Platon, situe le problème de l’être « sur une base fondamentalement nouvelle. Mais lui non plus n’a pas pu éclaircir l’obscurité de ces relations catégoriales »51.
49Il me faut remarquer que l’universalité du concept d’être par rapport aux catégories n’est pas identique à la « communauté » de l’Idée eu égard à ses participants. Cela n’apparaît pas clairement parce que Heidegger parle de lits plutôt que, par exemple, de vaches. Ce que l’« aspect » de la vache a en commun avec toutes les vaches de la nature, ce n’est pas l’être mais la manière d’être, c’est-à-dire l’ordre particulier présent en chaque individu et leur assurant à tous le même aspect. En revanche, ce que l’« être » universel a en commun avec toutes les autres catégories, ce n’est pas un aspect, mais bien la propriété d’être. Cette propriété est universelle précisément au sens où elle n’est pas du tout un aspect défini ou identifiable ; en d’autres termes, elle est la plus vide de toutes les propriétés justement parce que tout, sans exception, la possède. Inutile d’insister sur le fait que seuls les lits possèdent l’aspect du lit véritable. S’il existait réellement une Idée du lit, on pourrait peut-être avancer qu’il existe une unité d’analogie entre l’aspect de cette Idée et les aspects du lit fabriqué, d’une part, et celui du lit peint, d’autre part. Pourtant, même en ce cas, on utiliserait une terminologie forcée puisque « aspect » est synonyme de nature ou être véritable des participants, et que l’aspect d’un lit fait par un menuisier diffère en nature de celui de sa soi-disant Idée, tout comme il diffère de celui de son image peinte.
50En quel sens peut-on parler d’un « concept moyen de l’être » chez Platon ? Contrairement à tout ce que prétend Heidegger, la réponse est : en aucun sens. Heidegger aurait quelque raison de soutenir qu’il n’y a, chez Platon, aucune doctrine de l’être, aucune ontologie d’aucune sorte, mais plutôt une diversité de présentations – certaines trouvant dans l’expérience leur point de départ, d’autres prenant la forme de mythes portant sur la destinée de l’âme –, de ce que l’on appelle Idées, formes et plus grands genres, ou aussi bien natures ou puissances. Platon n’a certainement réussi à dessiner ni la structure spécifique de l’être ni le mode d’être spécifique des différents types d’étants ; la raison en est peut-être qu’il n’existe aucune structure spécifique de cette sorte, qu’il s’agisse de celle de l’être en général ou de l’être pris en chacun de ses modes.
51Quoi qu’il en soit, les Idées de Platon ne sont certes pas des catégories aristotéliciennes. Que l’on considère le mouvement allant de Platon à Aristote comme un progrès ou comme un déclin, l’Idée platonicienne devient chez Aristote un εἶδος au sens de οὐσία, à savoir la forme spécifique que revêtent les choses particulières naturelles. L’Idée de vache est aux vaches ce que la forme spécifique « vache » est aux vaches particulières. Mais la forme spécifique n’est pas le concept « le plus universel » de l’être. C’est plutôt une catégorie parmi d’autres, et elle ne désigne même pas l’être capable de posséder les déterminations fournies par les autres catégories. C’est la vache individuelle, non pas la forme spécifique, qui possède des propriétés, c’est-à-dire des éléments provenant des autres catégories, la forme spécifique n’étant que l’une d’entre elles.
52Quand Aristote se sert de l’expression « être en tant qu’être » il veut dire que tout ce qui est est une structure du type : forme spécifique plus au moins un élément provenant de chacune des autres catégories. L’« être en tant qu’être » n’est ni un étant particulier ni un être « commun » au sens où l’Idée est commune à tout individu présentant le même aspect. L’être en tant qu’être peut être appelé relation ou concept, selon qu’on le considère ou non comme une analogie. On peut dire que cette relation ou ce concept sont présents en chaque étant non comme un aspect identifiable, donc déterminable – comme l’aspect de ce type particulier d’étant –, mais plutôt comme la structure manifestée par tous les étants. Cette structure n’est ni déterminée ni particulière : elle est universelle. L’Idée, au contraire, n’est pas universelle, elle est seulement commune à un ensemble particulier d’étants. Les dialogues où Platon approche le plus du problème d’une structure commune des Idées sont le Sophiste, le Philèbe et le Parménide ; il y donne différentes explications de propriétés comme être, même, autre, un, multiple, limité, illimité etc. Non seulement ces discussions n’aboutissent à aucune conclusion partielle ou totale mais elles diffèrent grandement de celles où les Idées sont présentées comme des aspects. Cette différence renforce ce que je disais précédemment : il n’y a pas de « concept moyen de l’être » chez Platon.
53Lors de son examen des Idées, Heidegger a néanmoins tendance à glisser du ϰοινόν à la généralité, cela afin de préparer le terrain pour sa thèse de l’identité du sens sous-jacent de l’être chez Platon et Aristote52. L’εἶδος et l’ἰδέα entendue comme aspect sont, par le biais de la φύσις, assimilés par lui à l’ὄν ᾗ ὄν53. Cela apparaît avec évidence dans l’Introduction à la métaphysique. Lorsqu’il résume son analyse de la phusis et du logos, Heidegger décrit ainsi les étapes de la philosophie grecque :
La φύσις devient ἰδέα (παράδειγμα) ; la vérité devient rectitude. Le logos devient la proposition, le lieu de la vérité conçue comme rectitude, l’origine des catégories, la proposition fondamentale décidant des possibilités de l’être. Idée et catégorie seront désormais les deux rubriques sous lesquelles se tiennent le penser, l’agir et les évaluations de l’Occident54 .
54Ce passage doit être compris à l’intérieur de la thèse générale de Heidegger selon laquelle la philosophie occidentale, à partir de Platon, se confond avec la métaphysique. Et, pour citer un texte significatif, la métaphysique « énonce ce qu’est l’étant en tant qu’étant (das Seiende als das Seiende). Elle renferme un logos (une proposition) sur l’ὄν (l’étant, das Seiende) [...] la métaphysique se meut dans le domaine de l’ὄν ᾗ ὄν » etc.55. En bref, la métaphysique est le « savoir des catégories en tant que déterminations de l’être de l’étant »56. Cependant, si la métaphysique est un platonisme, alors, en dépit des différences existant entre Platon et Aristote, le platonisme est un aristotélisme. Autrement dit, toutes les différences pouvant exister entre Platon et Aristote se réduisent à une seule : celle qui existe entre le fondateur de la métaphysique et son plus grand disciple. Aristote développe le platonisme ; il ne le modifie pas57.
55Il semble que, selon Heidegger, l’évolution qui va de l’Idée à la table des catégories soit médiatisée par le fait que l’aspect, en raison de sa nette délimitation, est accessible à l’intelligence discursive. Or bien que l’on puisse donner des descriptions vagues de la phusis comme processus d’éclosion, il est clair qu’il est impossible d’assigner à ce processus des propriétés bien définies sans le réifier ou en faire un étant particulier. Et, à mon sens, parler d’éclosion, de venue au jour, de brillance, et ainsi de suite, ce n’est pas parler de quoi que ce soit de particulier, c’est littéralement parler de n’importe quoi ; la signification de la phusis, donc de l’être, privilégiée par Heidegger est au moins aussi « générale » ou « universelle », partant aussi « vide » que la table aristotélicienne des catégories et le concept de l’être en tant qu’être qui lui est associé.
56Mais laissons de côté cette critique, ou ce commentaire ; on peut énoncer les propriétés de l’aspect d’un lit, d’une vache, ou d’un autre être déterminé. Mais on doit marquer à nouveau une distinction : énoncer les propriétés, ou certaines propriétés, d’un lit ou d’une vache n’équivaut nullement à énoncer les propriétés de l’Idée de lit ou de vache. L’aspect d’un lit ou d’une vache est, en tant qu’aspect, entièrement spécifique (bien qu’il soit évidemment impossible de le décrire précisément ou exhaustivement) ; s’il y a quelque chose chez Platon comme une ontologie ou une métaphysique de l’être, au sens où cela constituerait le prototype de l’être en tant qu’être aristotélicien, alors elles devraient consister en un ensemble de jugements portant sur les Idées comme entités ontologiques d’un type particulier, et non pas sur les Idées prises comme autant d’aspects distincts. Les propriétés de l’aspect d’une vache appartiennent spécifiquement à cet aspect ; les propriétés communes à toutes les Idées n’appartiennent pas spécifiquement à l’aspect de la vache. Toutes les Idées ne sont pas en forme de vaches.
57Quelle que soit la raison de cette omission, Heidegger n’établit pas cette distinction. Il fait porter l’accent sur deux autres points : 1) la réification de l’être pensé comme aspect déterminé ; et 2) la communauté de l’Idée-aspect avec les choses présentant cet aspect. Le premier point lui permet de faire dériver les catégories d’Aristote de l’Idée prise comme aspect ; du second, il déduit la généralité ou universalité, donc le caractère « vide », au sens de « moyen », de la conception métaphysique de l’être. Mais ces deux points sont incompatibles. L’énumération des catégories par Aristote est peut-être désinvolte, mais les catégories elles-mêmes sont tout à fait précises et ne sont vagues ou générales en aucun sens. La généralité ou universalité du concept d’être n’est pas celle de la table des catégories ; elle semble plutôt caractériser la copule, laquelle, comme Heidegger le remarque parfois, est utilisée même pour l’être (comme lorsque nous disons : l’être est un concept). Heidegger en infère que nous devons avoir une précompréhension de l’être précédant l’usage de ses diverses dénominations58, mais ce qui s’approche le plus chez lui d’une élucidation de cette compréhension, ce sont les généralités auxquelles j’ai fait allusion à propos de l’éclosion, de la venue à la présence, de l’occultation et de la désoccultation, et autres choses de ce genre.
58En ce qui me concerne, je suis partiellement d’accord avec Heidegger. Je reconnais que nous devons avoir une compréhension de « être » avant de nous engager dans l’analyse de ses divers emplois. Mais je me sépare de lui en ceci : cette préconscience ou précompréhension est immanente à l’expérience quotidienne et peut être expliquée dans les termes du langage quotidien, en raison du fait que choses et êtres sont accessibles ou disponibles pour l’intelligence humaine. Comme je l’ai noté plus haut, Heidegger lui-même, à ses moments les plus lucides, commence par analyser les manières courantes de parler que nous utilisons lors de nos rencontres avec les étants. Les difficultés commencent lorsqu’il entreprend de se détourner de ces rencontres pour se lancer dans une méditation sur le processus grâce auquel ce que nous rencontrons se présente à nous. Mais s’il n’y a pas quelque chose à rencontrer, il n’y a pas du tout de rencontre. Alors, comme Heidegger l’affirme avec sagesse, « Rien advient ».
Notes de bas de page
1 Heidegger et Platon, Paris, P.U.F., 1987, p. 40. Voir aussi J.-F. Courtine, « Le platonisme de Heidegger », dans Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, p. 129-160 et mes deux analyses précédentes : « Heidegger’s interpretation of Plato », repr. dans The Quarrel between Philosophy and Poetry, New York/London, Routledge, 1988, chap. 8 ; et Nihilism, New Haven/London, Yale University Press, 1969, en particulier chap. 5.
2 Heidegger et Platon, p. 149 sq.
3 Beiträge zur Philosophie, Gesamtausgabe, Bd. 65, Frankfurt-am-Main, Vittorio Klostermann, 1989, p. 208 sq.
4 Platons Lehre von der Wahreit, dans Wegmarken, Frankfurt-am-Main, 2e éd. aug. 1978, p. 131 [trad. franç. d’A. Préau, « La doctrine de Platon sur la vérité » dans Questions II, Paris, Gallimard, 1968, p. 145] ; cf. Einführung in die Metaphysik, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1953, p. 138 sq. [trad. franç. de G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1967, p. 184 sq.].
[Les traductions françaises des citations de Heidegger sont parfois légèrement modifiées en fonction de la traduction anglaise donnée par S. Rosen. N.d.T.]
5 Platons Lehre, p. 131 [trad. franç., p. 145].
6 Ibid., p. 136 sq.
7 Nietzsche, II, Pfullingen, Günther Neske, 1961, p. 226 [trad. franç. de P. Klossowski, Nietzsche, vol. II, Paris, Gallimard, 1971, p. 179-180].
8 Beiträge, p. 72.
9 Die Grundprobleme der Phänomenologie, dans Gesamtausgabe, Bd. 24, 1975 [trad. franç. de J.-F. Courtine, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985].
10 Ibid., § 11, (b), p. 149 sq. [trad. franç., p. 135].
11 Ibid.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 150 [trad. franç., p. 135-136].
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Metaph. A, 1, 980 a 25-27.
17 Die Grundprobleme, p. 150 sq. [trad. franç., p. 136].
18 Ibid., p. 151 [trad. franç., p. 136-137].
19 Ibid., p. 152 [trad. franç., p. 137-138].
20 Mon étudiant Alfredo Ferrarin a attiré mon attention sur ce point.
21 Die Grundprobleme, p. 152 : « zur Herstellbarkeit eines Hergestellten überhaupt ».
22 Ibid., p. 153 [trad. franç., p. 138-139].
23 Ibid.
24 Ibid., p. 213 [trad. franç., p. 186].
25 Einführung, p. 48-56 [trad. franç., p. 65-80].
26 Voir par exemple « Vom Wesen und Begriff der φύσις. Aristoteles Physik B, 1 » dans Wegmarken [trad. franç. de F. Fédier : « Ce qu’est et comment se détermine la φύσις (Aristote, Physique, B, 1) » dans Questions II, Paris, Gallimard, 1968],
27 Nietzsche I, p. 198-217 [trad. franç., p. 156-171]. Cette section s’intitule « Platons Staat. Der Abstand der Kunst (Mimesis) von der Wahreit (Idee) ». Elle fait partie d’un séminaire donné à l’université de Fribourg en 1936-1937.
28 Dans son ouvrage Heidegger et les paroles de l’origine, Paris, Vrin, 1990, M. Zarader affirme (p. 75) qu’à partir de 1946 le terme être (Sein) perd sa prééminence dans la pensée de Heidegger au profit de la vérité (ἀλήθεια). Cela paraît discutable à plus d’un titre ; ce qu’on pourrait dire est que le discours sur la « vérité » au sens de désoccultation ou dévoilement de l’être remplace le discours sur le sens (Sinn) de l’être. La vérité présente elle aussi la structure duelle du caché/ ouvert qui est caractéristique de l’être.
29 « Die Frage nach der Technik », dans Vortrage und Aufsätze, Pfullingen, 1954, p. 19 [trad. franç. dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 19]. Il y a un lien avec l’interprétation de la τέχνη comme Wissen ; voir Einführung, p. 132 : « Das Werk der Kunst ist in erster Linie nicht Werk, sofern es gewirkt, gemacht ist, sondern weil es das Sein in einem Seienden erwirkt. » [trad. franç., p. 166 : « L’œuvre de l’art n’est pas au premier chef une œuvre en tant qu’elle est opérée, faite, mais parce qu’elle effectue l’être dans un étant. »] La conception de la τέχνη comme « menschliches Wissen » (Nietzsche I, p. 96, trad. franç., p. 79-80) est plus générale.
30 Nietzsche I, p. 199 [trad. franç., p. 157].
31 Ibid.
32 Ibid., p. 200 [trad. franç., p. 157].
33 Ibid., p. 201 [trad. franç., p. 158].
34 Ibid., p. 213 [trad. franç., p. 168].
35 Ibid., p. 203 [trad. franç., p. 160].
36 Ibid., p. 204-206 [trad. franç., p. 161-164].
37 Ibid., p. 207 [trad. franç., p. 166].
38 Ibid. ; dans le premier cas, Heidegger dit das sich Zeigende, et dans le second il affirme que le même aspect se manifeste (im sich Zeigen) dans le miroir et dans la maison bâtie (sich zeigend).
39 Cité p. 208 [trad. franç., p. 163].
40 Pour une discussion plus détaillée, voir mon Plato’s Sophist : The Drama of Original and Image, New Haven/London, Yale University Press, 1983.
41 Voir Heraklit, Gesamtausgabe, Bd. 55, p. 140 : « Nach Platon ist das “Wesen der Dinge”, d.h. die idea schwer zu erblicken, weil das Auge des Menschen getrübt ist, nicht aber weil das Wesen der Dinge sich versteckt. Dieses versteckt sich ganz und gar nicht, sondern ist das eigentlich Leichtende und Scheinende. » [D’après Platon, l’essence de la chose, c’est-à-dire l’ἰδέα, est difficile à apercevoir parce que le regard de l’homme est obscurci, non parce que l’essence de la chose est dissimulée. Celle-ci n’est en rien dissimulée, au contraire, elle est l’éclatant et le paraissant authentiques.]
42 Nietzsche I, p. 199 [trad. franç., p. 154].
43 Ibid., p. 212 : « So ist hier auf der Spitze der Platonischen Auslegung des Seins des Seienden als ἰδέα [...] » (Aussi bien est-ce à ce point culminant de l’interprétation platonicienne de l’être de l’étant comme ἰδέα [...]).
44 Ibid., p. 211 [trad. franç., p. 166].
45 Ibid., p. 213 [trad. franç., p. 168].
46 Ibid., p. 214 sq. [trad. franç., p : 169].
47 Ibid., p. 216 [trad. franç., p. 170].
48 Grundprobleme, p. 30 sq. [trad. franç., p. 40 sq.].
49 Sein und Zeit, Tübingen, 1927, p. 3 [trad. franç. d’E. Martineau, Etre et temps, Paris, Authentica (éd. privée), 1985, p. 27). Heidegger cite Aristote, Métaph. B, 4, 1001a 21.
50 Heidegger suit ici l’interprétation thomiste du πρὸς ἓν λεγόμενον d’Aristote, dont le caractère contestable ne peut être analysé ici.
51 Sein und Zeit, p. 3 [trad. franç., p. 27-28).
52 Voir par exemple Beiträge, p. 209, ou l’Idée comme Seiendheit est dite la détermination la plus générale (das Generellste) de l’être.
53 Ibid., p. 191.
54 Einführung, p. 144 [trad. franç., p. 192].
55 Voir l’Einleitung de 1949 à « Was ist Metaphysik ? » dans Wegmarken, p. 207 [trad. franç. de H. Corbin dans Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 39].
56 « Vom Wesen und Begriff der φύσις », p. 373 [trad. franç., p. 200].
57 Heraklit, p. 255 : « Wohl dagegen erkennen Platon und Aristoteles, jener ahnend, dieser deutlicher, dass im jedem logos im Sinne der gewöhnlichen Aussage die kategoria waltet. »
58 Einführung, p. 60 sq. [trad. franç., p. 86].
Notes de fin
1 [Le terme anglais, issu de l’ architecture, est blueprint. N.d.T.]
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005