Présentation. D’un antiplatonisme à l’autre
p. 9-25
Texte intégral
1Pourquoi, comment, devient-on antiplatonicien ? A l’évidence, en s’opposant au platonisme – ou à Platon : d’emblée, le problème se complique, car il n’est pas certain après tout que Platon, si obstinément absent de ses propres dialogues, si délibérément anonyme, ait été platonicien. Comment s’opposer à quelqu’un qui ne parle jamais en son nom, pourquoi réfuter une doctrine que son auteur n’a jamais présentée comme telle, ni revendiquée comme sienne ? Si le terme auquel on s’oppose, le platonisme, ne recouvre pas un ensemble doctrinal, un corps articulé de principes et de thèses argumentées, mais au contraire une volonté de ne pas faire système en soumettant toute hypothèse à examen et à réexamen, ou encore un refus de divulguer ce système en le confiant à l’écriture, ou tout simplement une impuissance à dégager et à articuler rationnellement des principes1, l’antiplatonisme est impossible.
2Impossible, et pourtant réel. C’est à l’étude des multiples formes de cette réalité que s’attachent ces deux volumes. L’entreprise a une double finalité : dessiner les figures de l’antiplatonisme et, à travers elles, déchiffrer celles du platonisme. L’histoire de l’antiplatonisme et celle du platonisme ne peuvent constituer qu’une même histoire mais, paradoxalement, la signification de la seconde semble se dégager de façon plus nette lorsqu’on l’aborde à travers la première. Il apparaît alors clairement que ce qui se nomme « platonisme » recouvre une multiplicité de constructions et de reconstructions opérées au cours de l’histoire, non seulement au cours de l’histoire de la philosophie mais, plus largement, au cours de l’histoire des idées. Corrélativement, la diversité des lignes d’attaque successives fait qu’en toute rigueur on ne peut employer ces mots, platonisme et antiplatonisme, qu’au pluriel. Le contenu et le sens du platonisme semblent pouvoir être librement élaborés par les adversaires ou les partisans du moment et pour les besoins de leur cause, au point même de refuser au platonisme tout contenu pour n’y voir que la forme générale d’une erreur – l’idéalisme, l’élitisme, et pourquoi pas le totalitarisme – ou d’une faute de goût et de ton : prolixité ennuyeuse et cliquetis dialectique, ou mysticisme grand seigneur. Cela doit tenir à sa nature même. En quoi le platonisme autorise-t-il des formes globales de rejet qui se croient dispensées du travail patient de la réfutation2 ?
3S’agissant de Platon, il semble bien que ce qu’il n’a pas dit parle plus haut que ce qu’il a effectivement dit, formulé dans ses écrits. La désinvolture des interprètes trouve évidemment sa justification dans le thème platonicien bien connu de la condamnation de l’écriture et le refus « d’être pointilleux dans le choix des mots ». Si l’écriture n’est qu’un « jeu », si le vocabulaire n’offre aucune technicité, si les règles de méthode changent d’un dialogue à l’autre, s’il est d’ailleurs peu probable que le dialogue soit une forme appropriée à l’exposition de thèses philosophiques sérieuses, c’est que l’essence du platonisme doit résider ailleurs que dans les écrits de Platon. Il faut donc la chercher au-delà, dans ce qu’il a voulu taire ou n’a pas réussi à formuler. Ce non-dit, platoniciens comme antiplatoniciens ne cessent de le lui faire avouer, par vénération ou par exécration. En écrivant contre l’écriture, contre ce qu’elle implique de fixité, de contrainte, de valorisation d’elle-même, Platon voulait sans doute interdire la constitution d’un « platonisme » conçu comme un ensemble de thèses ou de dogmes. De cette interdiction est sorti, comme on sait, tout le contraire ; de l’absence de platonisme chez Platon a découlé une prolifération de platonismes, chacun s’efforçant de réduire cette pensée déroutante, en perpétuel déplacement – y compris par rapport à elle-même – à quelques traits jugés caractéristiques. Ce qui surprend est que ces traits soient si rarement les mêmes, et ce qui déconcerte plus encore est de constater qu’il n’est pire ennemi de Platon qu’un antiplatonicien qui s’ignore, et qui se croit platonicien.
4Face à cette variable qu’est le platonisme, comment l’antiplatonisme pourrait-il donc présenter des constantes ? Et si ces constantes n’existent pas, toute recherche sur l’antiplatonisme ne se résume-t-elle pas à une suite de monographies sans lien, dont l’intérêt historique ne saurait masquer l’absence de signification philosophique ? Pour essayer de répondre à cette objection, mais surtout pour tenter d’y voir clair, et en laissant aux articles qui suivent le soin de corriger ce que les distinctions esquissées peuvent avoir de grossièrement approximatif, je vais risquer quelques hypothèses. Il me semble que l’on peut distribuer les figures de l’antiplatonisme selon deux grands principes. Le premier consiste à distinguer entre des formes proprement philosophiques de réfutation et des attaques menées de l’extérieur, principalement par les rhéteurs et les théologiens. Le second permet d’opérer une coupure chronologique, qui trouve son fondement dans la révolution critique kantienne. C’est ce double principe qui a commandé l’organisation de cet ouvrage et que je vais à présent m’efforcer de justifier.
5La pensée platonicienne a suscité deux offensives contradictoires, et cela du vivant même de Platon. La première remonte à Aristote : Platon parle par métaphores poétiques, son langage est énigmatique, équivoque, et il ne peut en aller autrement puisqu’il a fait de la dialectique l’exercice philosophique par excellence ; or l’interrogation dialectique ne porte que sur du langage, non sur les choses mêmes, c’est une parole qui ne parle que sur et à partir de la parole3. Une pensée procédant selon une méthode si peu rigoureuse, une pensée si dépourvue de précision terminologique ne saurait être soumise à réfutation qu’à condition de lui conférer d’abord le caractère systématique qu’elle n’a pas su se donner. Telle sera d’ailleurs la mission essentielle que s’assigneront les deux principales écoles néoplatoniciennes : partageant le postulat commun du caractère énigmatique et inachevé de la philosophie de Platon, l’une tentera d’en expliciter l’inspiration (en développant une hiérarchie de principes et en pratiquant une exégèse doctrinaire frisant la haute trahison) pour la défendre contre les attaques aristotéliciennes, l’autre verra au contraire dans l’aristotélisme le nécessaire complément et la clarification de problèmes que les dialogues avaient laissés en suspens4. L’effort des disciples tardifs est louable, mais reste impuissant face à ce qui origine l’antiplatonisme philosophique d’Aristote : à celui, dit-il, qui demande si la neige est blanche, tu n’as qu’à répondre d’aller y voir ; il est inutile de discuter, et c’est là le critère de toute réalité, d’être indiscutable. L’erreur primordiale de Platon est donc que tout, et même ce qu’il tient pour des principes, les Idées, le Bien, l’Un, peut devenir matière à dialectique.
6La seconde attaque vient des socratiques, d’Antisthène d’abord, mais aussi des sceptiques et des cyniques5 : Platon a péché par excès de dogmatisme (dévoyant ainsi l’enseignement de son maître) en professant la transcendance « fantastique » des Idées, du Bien, de l’Un. Pour reprendre l’expression d’Eugenio Garin (« Le platonisme comme idéologie de la subversion européenne »), le platonisme semble donc, et dès l’origine, avoir été critiqué moins comme une philosophie que comme une idéologie. Idéologie, si l’on peut dire, en soi, refus de la réalité des choses-mêmes au profit d’un univers où seuls des discours s’affrontent, ou au profit d’un monde d’idées aux rapports immuables. Selon Aristote, mais plus encore selon Epicure, Platon, en récusant tout ancrage de la pensée dans la sensation et en refusant le verdict de l’expérience, en accordant donc une confiance excessive au logos, était encore trop socratique ; pour les socratiques, il ne l’était plus assez, puisqu’il supposait des Idées dont l’existence n’était pas selon eux soumise à examen. L’enjeu, on le voit, n’est rien moins que la définition de la philosophie, oscillant entre sa figure socratique, celle de la mise en question toujours possible, et sa figure scientifique, aristotélicienne ou épicurienne. Or Platon se situe dans l’entre-deux, ce qui n’est jamais une position confortable, entre la théorie de la science à faire et la conscience socratique et stérile de ne pas savoir. La science, pour lui, est possible, mais savoir, c’est savoir penser ; donc, c’est aussi ne pas savoir, puisqu’on ne pense jamais tout ce qu’on peut penser, ni même tout ce qu’on pense.
7Ces deux figures originaires de l’antiplatonisme se conjuguent finalement plus qu’elles ne se contredisent en ce qu’elles démasquent le paradoxe constitutif de la philosophie de Platon, celui d’une pensée qui pense contre toute évidence donnée, contre la force des choses, mais qui se fie absolument à elle-même. Comment devient-on antiplatonicien ? Quand on refuse que la pensée puisse contredire ce qui, manifestement, semble être, et qu’elle puisse prétendre, par ses seules forces, c’est-à-dire par ses vertus propres, atteindre ce qui est en vérité, se définissant ainsi comme liberté de se soumettre à l’essentiel. Phantasticus Plato6.
8Ce qui ne suffit cependant pas à expliquer pourquoi, à chaque époque, le platonisme semble un événement à ce point fondateur que toute dénonciation d’une erreur, d’une calomnie, d’une falsification ou d’un oubli se tourne vers lui pour en ressaisir l’origine. Vers lui, c’est-à-dire vers la représentation qu’on s’en fait, et non pas vers la lettre des Dialogues. A côté en effet de ces formes philosophiques (mais liés à elles de façon complexe), de multiples antiplatonismes, répondant à des stratégies variées, constituent de multiples images du platonisme. Ce dernier n’a pas alors d’autre statut que celui d’une doctrine incompatible avec le type de vérité ou de discours que l’on entreprend de défendre contre lui. La critique reste externe, elle ne prétend pas à une compréhension. Le « platonisme » recouvre alors une prétention jugée exorbitante, celle de l’attitude philosophique elle-même. C’est pourquoi il est possible, en dépit de la diversité des perspectives, de dégager depuis l’Antiquité jusqu’à la première moitié du XVIIIe siècle deux lignes principales et continues d’opposition, celle qui relève de la défense de la rhétorique, ou, si l’on préfère, de la réhabilitation de la littérature contre la philosophie, et celle qui ne cesse d’affirmer la subordination de la philosophie à la vraie théologie (chrétienne), la primauté de la foi et des Evangiles7.
9La contre-attaque des défenseurs de la rhétorique, leur réaction aux textes célèbres du Gorgias et du Phèdre faisant de la connaissance de la vérité la condition de tout bon et bel usage du langage, était déjà le propre de ce disciple de Gorgias qu’était Isocrate (mais lui réservait à la rhétorique le nom de philosophie, et baptisait sophistique la philosophie des philosophes8)· Elle se poursuit avec la seconde sophistique, les « Modernes » du xviie siècle dont Charles Perrault est le porte-parole, et semble s’achever avec Fontenelle, encore que l’on pourrait en trouver des échos bien plus tardifs, par exemple dans l’opposition établie par Proust entre l’amitié et la philosophie d’un côté, l’amour et la littérature, seules expériences vraiment essentielles, de l’autre. Réhabiliter la rhétorique, c’est réhabiliter l’image contre l’idée, le paraître contre l’être, donc, si l’on est conséquent, réduire l’idée à l’image et au mot et supprimer l’être. Retour à Gorgias. On peut cependant rester en deçà, reconnaître la valeur et l’autonomie de la rhétorique tout en rejetant la sophistique, maintenir les droits de la méthode démonstrative tout en réfléchissant sur les règles de l’art de persuader. L’ennui est précisément que Platon s’y est pris, dans ses dialogues, d’une façon qui brouille et récuse ce partage à l’amiable : trop inspiré pour démontrer avec logique, et trop philosophe pour faire effet sans tomber dans « un galimatias mystérieux et profond »9. La défense de la rhétorique peut s’accompagner sans risque de celle de la logique : le danger vient d’une pensée qui a également et superbement exclu la possibilité de leur autonomie. Le thème du Platon obscur et ennuyeux, des fables incompréhensibles et de l’argumentation ratiocinante ou, comme disait Isocrate, squelettique, constitue une manière assurément plus expéditive mais tout aussi efficace que celle d’Aristote de disqualifier et les mythes, et la dialectique. Revanche de la rhétorique : par le choix peu judicieux de ses manières de dire, Platon s’est privé à la fois de la contrainte rigoureuse de la logique et des moyens de séduire donc de persuader.
10Pour la seconde ligne d’attaque, celle de la polémique chrétienne qui voit s’affronter pères romains et pères grecs, trinitaires et antitrinitaires, théologiens « philosophes » et théologiens de la vraie foi, je ne peux que renvoyer aux savants articles du premier volume. Je me contenterai d’abord d’attirer l’attention sur l’étonnante définition du platonisme donnée par le chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie de Diderot-d’Alembert10 : le terme reçoit une signification exclusivement théologique liée à la théorie des trois hypostases et renvoie au débat sur le trinitarisme. Mais l’article de Jaucourt voisine avec celui de Diderot, selon qui Platon avait vu que le doute était la base de la véritable science « aussi tous ses dialogues respirent-ils le scepticisme »11. Pour avoir un Platon vraiment philosophe, c’est-à-dire sceptique, retranchez le platonisme, c’est-à-dire la théologie : ces deux articles de l’Encyclopédie dessinent comme un autoportrait de la philosophie du temps. Du platonisme comme miroir – à ceci près que ce n’est pas lui qui est déformant, mais qu’il se trouve chaque fois déformé par le reflet qu’on y cherche.
11Je voudrais relever ensuite une similitude formelle : pour les rhétoriciens, le platonisme apparaît comme un ennemi de l’art de bien écrire ; pour les théologiens, il est responsable de la corruption de ce que Souverain, dans l’ouvrage qui a donné son titre au présent volume, appelle le « christianisme facile et révélé » de ceux qui ne savent « que Jesus-Christ crucifié »12. Seul un entêtement platonicien (ailleurs, Souverain parle même de fanatisme) peut rendre compte de l’erreur de savants docteurs comme Origène :
Quoi ! La Contemplation sera un Christianisme sublime, parce qu’elle trouve son objet par elle-même & sans l’aide d’aucune Révélation : Et la pauvre Foy qui est fondée sur un Objet révélé, que sera-t-elle. Ne sera-t-elle tout-au-plus qu’un Christianisme charnel ?
12Toute l’entreprise de Souverain aura été de marquer « la prodigieuse différence qui se trouve entre la simplicité de la Foi Apostolique, & l’embarras de la Théologie Platonicienne »13 Dans les deux cas, c’est la subtilité du platonisme (il est remarquable que ce mot revienne sans cesse sous la plume de ces deux types d’adversaires, au demeurant fort différents) qui corrompt la simplicité, celle du beau langage comme celle de la vraie foi.
13Ces attaques contre le platonisme étant en fait autant d’apologies et se portant au nom de valeurs pour lesquelles il constitue une menace, il en résulte une belle circularité : l’effet en retour ne manque pas de se produire, et les platoniciens se sentent obligés de démontrer la puissance rhétorique de Platon (ainsi, La Mothe le Vayer14) ou la concordance de sa philosophie avec les dogmes chrétiens (ce fut l’œuvre du cardinal Bessarion). Mais comme partisans et opposants s’accordent sur la valeur de la rhétorique ou sur la valeur éminente de la foi chrétienne, les antiplatoniciens réussissent à contraindre les platoniciens à présenter un platonisme acceptable15, une espèce de platonisme purgé de sa démesure philosophique.
14Ces deux pôles d’affrontement que constituent la rhétorique et la théologie ont fait du platonisme un enjeu d’une importance capitale, mais qui justement n’avait plus qu’une valeur de symbole. Sans disparaître totalement, ces querelles cessent à un certain moment d’occuper le devant de la scène. Ce qui me conduit à mon second principe.
15Sans pouvoir décider si Kant doit être tenu pour un symptôme ou pour la cause d’une mutation concernant la nature de l’opposition au platonisme, cette mutation paraît indéniable. A partir de Kant le sens du platonisme se fixe, avec tout ce que cela comporte de clarification mais aussi de schématisation. Il devient un objet philosophiquement déterminé et cesse ainsi de pouvoir être le simple contenu de représentations l’identifiant à l’entreprise philosophique en général – ce qui avait contraint jusque là ses « continuateurs », aussi diverses et originales que soient leurs doctrines, à se donner pour ses exégètes, et ses adversaires à redéfinir contre lui, donc aussi grâce lui, la philosophie, que ce soit pour la lui disputer ou pour revendiquer leur situation hors du champ philosophique, d’un champ dont ils reconnaissaient de ce fait à Platon le pouvoir de les avoir expulsés. Il suffit des quelques lignes de l’« Histoire de la raison pure16 » pour que le platonisme devienne le nom propre de la métaphysique, d’une métaphysique il est vrai selon Kant désormais révolue (puisque spéculative et théorique), mais qui s’oppose à des postures qui ne le sont pas moins et qui en méritent tout autant le nom de philosophies. Car si le terrain philosophique était sans doute jusqu’alors un lieu d’affrontements, le point de vue critique fait apparaître que c’est aussi essentiellement un lieu commun – ce dont les combattants n’eurent que rarement conscience ; la perspective nouvelle permet de déceler et d’expliciter cette communauté au-delà des oppositions manifestes.
16Pour tracer les grands axes d’opposition, Kant choisit trois critères. Mais l’essentiel est d’abord que ce choix lui permet de délimiter clairement le domaine philosophique ; est digne d’être appelée philosophie toute pensée qui questionne la nature de ses objets, l’origine de ses connaissances, et qui détermine sa méthode. La philosophie se définissant par la position de certains problèmes, les philosophies doivent alors se classer en fonction des réponses qu’elles y apportent, mais sans qu’aucune puisse prétendre exclure les autres du champ. Kant peut ainsi, d’un même mouvement, délimiter et intégrer, constituer et clore, dépasser et continuer. Car si dépasser cette histoire faite d’antinomies consiste pour lui à poser la question de la légitimité des problèmes avant de chercher à les résoudre, ce recul critique n’entraîne cependant aucune mutation des critères énoncés (ils valent aussi pour la philosophie kantienne). Au contraire, c’est cette distance prise qui aura permis de définir les critères et de comprendre que ce sont eux qui déterminent un espace proprement philosophique : la perspective nouvelle n’implique donc aucune sortie, seulement une pacification. Muni de sa définition critique de la philosophie, Kant dessine fermement le champ clos où ne combattent plus que des philosophes, combats auxquels seul un autre philosophe peut mettre fin.
17Avant la révolution critique, pour chaque critère envisagé, deux décisions opposées étaient possibles. La symétrie entre elles est totale ; chaque thèse est unilatérale et elle est la stricte contrepartie de l’autre Kant fait correspondre à chacune le nom du philosophe qui en donne la présentation la plus originaire et la plus pure. Or Platon est pour lui le prototype à la fois du philosophe intellectualiste et du philosophe noologiste, alors que dans un cas (sur la nature de l’objet connaissable) il s’oppose au sensualisme d’Epicure et dans l’autre (sur l’origine des connaissances) à l’empirisme d’Aristote. Sont dites sensualistes les philosophies n’accordant de réalité qu’aux objets sensibles, empiristes celles affirmant la dérivation des concepts et des principes à partir de l’expérience ; sont, en revanche, nommées intellectualistes et noologistes, c’est-à-dire platoniciennes, celles qui ne reconnaissent de réalité qu’aux objets intelligibles et affirment l’indépendance des concepts par rapport à toute expérience. Epicure pourtant a procédé « de façon beaucoup plus conséquente » qu’Aristote, « car en ses raisonnements il ne dépassait jamais les limites de l’expérience »17. Si le nom de Platon est, selon Kant, de toute évidence, celui convenant en propre pour désigner une position métaphysique fondamentale et fondatrice quel que soit le critère considéré18, celui d’Epicure ne renvoie qu’à une position si étroitement conséquente qu’elle exclut toute métaphysique (tout dépassement illégitime comme tout dépassement légitime de l’expérience) et qu’il faut donc lui adjoindre celui d’un adversaire, Aristote, capable de combattre Platon justement sur le terrain de la métaphysique. Dans le « champ de bataille » ainsi institué, donc dans l’histoire de la raison pure et selon les critères propres à cette raison, il faut additionner l’épicurisme et l’aristotélisme pour obtenir un antiplatonisme complet. Le platonisme en devient du même coup tantôt un anti-épicurisme et tantôt un anti-aristotélisme, et chaque raffinement ultérieur de l’une de ces positions entraînera un raffinement de la position opposée, raffinements qui, selon Kant, n’ajoutent d’ailleurs rien de décisif aux thèses initiales.
18Le champ de bataille de Kant est en partie19 le même que celui où, dans le Sophiste, s’affrontent les Fils de la Terre (du moins la variété « améliorée », celle à laquelle pourrait s’appliquer la formule kantienne : les sensualistes accordent des concepts intellectuels mais n’admettent d’objets que sensibles) et les Amis des Idées (dont on pourrait dire qu’ils veulent « que les vrais objets soient purement intelligibles » et qu’ils affirment « qu’il n’y a dans les sens rien qu’apparence »)20 ; l’identification par Kant du platonisme à une thèse critiquée par Platon – celle des Amis des Idées – est un contresens qui se retrouvera encore chez Hegel par exemple, sans parler de certains historiens de la philosophie... Il reste qu’en délimitant son champ de bataille Kant reste partiellement platonicien, mais cesse de l’être quand il définit le platonisme.
19En s’installant dans la raison pure, Kant définit en effet un platonisme théorique, un platonisme qui consiste justement dans une surévaluation exclusive du théorique et du noétique. La belle symétrie établie par lui entre platonisme d’une part, sensualisme et empirisme de l’autre, va autoriser que soient projetés en arrière dans la philosophie de Platon ces thèmes chrétiens que sont le mépris du corps, de la terre, la défiance envers le plaisir, la dévalorisation morale de la vie. Or rien de tout cela n’entrait dans la représentation antérieure du platonisme, bien au contraire : pour preuve, les accusations d’Athénée de Nauplie selon lesquelles Platon ne cesse de raconter des histoire de beuverie, de composer des discours érotiques, de « dire des choses tout à fait inconvenantes » sans se soucier de la pudeur de ses lecteurs, ou encore l’affirmation de Georges de Trébizonde tenant Epicure pour un second Platon en ce que, comme le premier, il a fait de la voluptas le souverain bien21. Et ce n’est certes pas le platonisme compris comme figure de l’idéal ascétique, mais bien le platonisme « épicurien » ne voyant que continuité entre l’eros du Banquet ou du Phèdre et la voluptas de Lucrèce, qui fut celui des platoniciens de la Renaissance et notamment de Ficin.
20Mais la réinterprétation kantienne de l’histoire de la philosophie a un effet bien plus décisif sur l’histoire de l’antiplatonisme que celui qui résulte de sa caractérisation du platonisme. En montrant la stérilité d’un conflit sans issue entre platonisme et antiplatonisme – sans issue, puisque chaque position est la négation de l’autre et qu’elle fait renaître son opposé à chaque nouvelle affirmation d’elle-même –, elle y met un terme et incite à prendre la seule route qui soit encore ouverte et ne tourne pas en rond. Si être épicurien ou aristotélicien, c’est être une espèce d’antiplatonicien, donc avoir avec le platonisme un lieu commun et des problèmes communs posés en fonction de postulats et de présupposés identiques, si seules les réponses apportées s’opposent, nous ne pouvons plus, ayant compris cela, être antiplatoniciens sans savoir que c’est encore une façon d’être platoniciens.
21Dans la mutation sémantique découlant de cette compréhension se situe, me semble-t-il, le signe le plus évident de la rupture entre deux espèces d’antiplatonisme, disons pour simplifier entre ses formes anciennes et ses formes modernes. Après Kant, aucun philosophe n’attaque ou ne combat le platonisme : il le retourne ou le renverse, le dépasse ou le surmonte, mais c’est toujours désormais à la métaphysique qu’il s’en prend, reprenant ainsi à son compte et l’identification kantienne et la nécessité d’un dépassement – la différence étant désormais que la « seule route » restant ouverte n’est pas forcément critique. En dépit de la divergence des voies prises, il reste néanmoins que ce qu’il faut renverser, inverser, dépasser, c’est le platonisme des arrière-mondes, de la coupure entre l’intelligible et le sensible, du dualisme de l’âme et du corps, de la théorie des Idées, en deux mots la métaphysique dogmatique. Ce n’est certes ni la même métaphysique, ni le même platonisme, que Nietzsche veut renverser ou Bergson inverser, le premier identifiant la métaphysique à la morale et à la prédominance dévastatrice de l’instinct de connaissance, le second à une géométrisation spontanée de l’intelligence qui ne peut que méconnaître la vie ; ce n’est pas non plus la même métaphysique que Heidegger se donne pour tâche de dépasser, et « dépassement » n’a pas pour lui la même signification que pour Camap et les théoriciens du cercle de Vienne22. Tout dépassement s’accompagnant nécessairement d’une interprétation de ce qu’il cherche à dépasser – ce que Kant peut-être et Nietzsche à coup sûr savaient – nous nous retrouvons pour l’heure devant un platonisme non plus démasqué, mais écartelé ; car nous ne savons plus très bien à quoi, sous ce nom, nous avons à faire : au produit de l’interprétation qu’en a donné une des philosophies qui nous sont contemporaines, ou à cet objet neutre que prétendent étudier philologues et historiens ? Le problème est propre à Platon, puisque dans son cas la rigueur ne consiste pas à le prendre à la lettre mais à se demander qui, dans ses textes, dit ce qu’il dit et pourquoi on le lui fait dire, et aussi à toujours prévoir que ce qui est littéralement dit va, à un moment, se dire autrement. La neutralité est possible face à une doctrine explicite, non face à une pensée qui ne cesse d’intégrer et par là même de déjouer ses interprétations. De telle sorte que l’alternative – le platonisme est-il pour nous une philosophie à dépasser ou un corpus de textes à expliquer – voit perpétuellement ses termes se déplacer et passer l’un dans l’autre, les historiens se métamorphosant, sans très bien comprendre pourquoi, en exégètes ou en critiques, et les philosophes oscillant entre la pire des vulgates et la découverte que, tout renversement et tout dépassement opérés, ils restent au bout du compte encore, par un certain côté, platoniciens.
22Pour ne prendre que quelques exemples de ce dernier phénomène23 : si le « faux » problème platonicien de l’existence des Idées est pour les philosophes analytiques l’exemple type de la confusion entre question de sens et question de fait, si le platonisme est pour eux un tissu d’erreurs et de sophismes, de l’aveu même de Moritz Schlick, Socrate, lui, a posé les bonnes questions : il est « le vrai père de notre philosophie » (de la philosophie analytique)24. Socrate, quel Socrate ? Peu probablement celui d’Aristophane, ou même celui de Xénophon, mais bien le Socrate que nous représente Platon. Nietzsche avait déjà voulu démêler ce qui appartient à l’un et à l’autre, et avait rendu un verdict inverse : ce plébéien qu’était Socrate a corrompu Platon, « la plus belle plante de l’Antiquité », plante qui figure toujours et sans exception dans les nombreuses listes qu’il dresse de ses « prédécesseurs ». Lorsque Kant rend le platonisme responsable de toute forme d’exaltation philosophique, il ajoute : le platonisme, mais non pas Platon. Enfin, le même Heidegger qui appelle Sartre à venir « philosopher avec lui loin par-delà tout platonisme » a mis une phrase du Sophiste en exergue de Sein und Zeit, du Sophiste dont se réclame au demeurant la conclusion de L’Etre et le néant. D’où ma dernière hypothèse.
23Les deux premières devaient servir à repérer les coupures entre des espèces d’antiplatonisme, selon que « platonisme » est le terme utilisé par les adversaires du dehors pour dénoncer l’excès de l’entreprise philosophique ou selon qu’il se réduit à caractériser un type de philosophie, qu’il revient à Kant d’avoir baptisé « métaphysique spéculative ». La troisième renvoie à une constante ambiguë de l’antiplatonisme, et spécialement de l’antiplatonisme philosophique des modernes, consistant à dédoubler Platon en l’opposant à lui-même25. Critique, renversement, dépassement, liquidation du platonisme, mais sous condition : dissocier Socrate et Platon, ou Platon et le platonisme, ou encore Platon et Platon. Il semblerait que, comme le dit Derrida26, Platon donne aux philosophes un mal fou, et qu’ils s’évertuent d’un même mouvement à le condamner et à l’absoudre. Le platonisme est peut-être le commencement de la fin, mais Platon, ou son Socrate, continue à incarner une figure comme impossible à évacuer. Et chacun de déterminer, non plus son platonisme, mais son vrai Platon – pour Kant, ce n’est pas celui des Lettres, pour Hegel, pas celui des mythes, pour Nietzsche, pas celui de l’optimisme dialectique... Au point que, finalement, tout dépassement du platonisme semble découvrir en un certain Platon son meilleur allié. Quelle que soit la métaphysique que l’on tienne à lui prêter par ailleurs, il resurgit comme le philosophe du questionnement, de l’ironie, de l’aporie, des perpétuelles reprises réflexives, bref des chemins qui ne mènent nulle part. Ce qui passait pour inconsistance et désordre aux yeux d’Isocrate, d’Athénée ou de Perrault (« chacun y a trouvé ce qu’il a voulu27 »), ce qui accréditait le thème, récurrent jusqu’à l’Historia critica philosophiae de Brucker28, des plagiats de Platon, responsables de l’aspect décousu de son œuvre, se trouve à présent réévalué par certains comme expression d’une pensée trop constamment pensante pour être soucieuse de cohérence formelle, et par d’autres comme le signe d’un déplacement d’attention, – du contenu du dire vers le sens du dit.
24Le dédoublement ne joue pas seulement dans ce sens, celui d’un mauvais platonisme et d’un bon Platon : le mauvais platonisme peut aussi induire l’image d’un encore plus mauvais Platon. Depuis les contemporains de Platon jusqu’aux nôtres se retrouve une réaction d’irritation, d’exaspération, de haine. Nietzsche, dans Par-delà bien et mal, reprend à son compte le sobriquet dédaigneux d’Epicure : dionysokolax, flatteur de Denys, et aussi servant de Dionysos, c’est-à-dire comédien. Des échos de la longue diatribe d’Athénée29 contre le méchant caractère et le méchant langage de Platon se retrouvent dans les Parallèles de Perrault : « cette nature d’orgueil qui paraît en Socrate », dit le Chevalier, « m’est tout à fait insupportable ». Georges de Trébizonde « ose proclamer, sans rougir, que depuis l’adolescence » il a « toujours eu Platon en haine » ; « plus je lis la République, plus je la déteste » écrit Crossman30 ; l’idée du roi-philosophe est pour Popper « un monument de petitesse humaine », et il oppose « la simple humanité de Socrate à la haine qui habite Platon »31. La violence du rejet est à la mesure de celle de la magie – « The Spell of Plato » – comme si Platon ne pouvait être que divin, ou diabolique.
25Je n’ai pour ma part jamais lu de déclaration équivalente concernant Aristote, ni de diatribe sur l’orgueil de Malebranche ou la méchanceté de Husserl. Ce privilège réservé à Platon est d’autant plus paradoxal que celui-ci, force est bien de le répéter, ne s’est littéralement jamais exprimé. Or tout se passe comme si son absence doctrinale le rendait d’autant plus personnellement présent et suscitait une violence inusitée chez les lecteurs d’un philosophe. Il semble que cette violence réponde à une violence proprement platonicienne, ou à ce qui est ressenti comme tel, sous la double forme de l’orgueil et de l’ambition.
26Pour l’orgueil, avec sa conséquence, le mépris, on le décèle dans sa traduction politique, le totalitarisme, dans une anthropologie faisant de l’homme un animal de troupeau, et dans une théorie de l’éducation-dressage ; on en dénonce également la conséquence épistémologique, à savoir le refus d’une méthode universelle de type aristotélicien ou cartésien qui aurait pour effet de compenser les inégalités naturelles entre les esprits ; il est également de bon ton de s’apitoyer sur le sort d’interlocuteurs dont les maigres répliques ne servent qu’à sauver les apparences d’un dialogue truqué. Platon représenterait la négation de toute espèce d’égalité entre les hommes, qu’elle soit religieuse, naturelle, juridique ou méthodologique ; il serait, par excellence, l’ennemi de toute démocratie. Quant à l’ambition, elle est d’autant plus perverse qu’elle est plus dissimulée, « souple et retenue ». L’alliance de l’ambition et de l’impuissance ne peut conduire qu’à la servilité envers le pouvoir : « flatteur de Denys ». Nietzsche discerne ici la figure du prêtre, du comédien de la vertu, de la hauteur, de l’idéal, de son propre idéal, comédie qui n’est que le masque de son désir de pouvoir. A le dire plus simplement avec Crossman ou Popper, flatteur de Denys, donc flatteur en puissance de Hitler.
27L’époque, à coup sûr, n’est pas platonicienne et, implicite ou explicite, le rejet de certaines formes de platonisme est constitutif d’une modernité qui ne peut toutefois être triomphante qu’à la condition de ne pas être amnésique. Outre le dessein de lui rendre la mémoire, ne serait-ce que pour pouvoir saisir avec précision en quoi notre relation au platonisme a changé, ce livre a pour but de conduire ses lecteurs à s’interroger sur les raisons de ce rejet. Sur ses aspects politiques, religieux, esthétiques, philosophiques, ils trouveront ici de quoi alimenter leur réflexion. Je n’ajouterai qu’un seul élément au dossier : « Il y a bien de la différence, écrit Kant, entre philosopher et faire le philosophe. » Il est possible que le renversement le plus radical du platonisme réside en cette distinction. Car tenir la philosophie pour une affaire sérieuse, sobre, rigoureuse, la tenir pour un travail ou pour une tâche, c’est la considérer comme une activité pure, et constituer le sujet philosophant en entendement, raison ou pensée purs. Purs, purifiés de quoi ? De ce comédien, de ce menteur qui ne peut jamais, trop humain qu’il est, être à la hauteur de son idéal, ou simplement ressembler vraiment à ce qu’il dit, mais tout au plus faire semblant, faire le philosophe. De quel prix se paie une philosophie sans philosophe, que veut au juste celui qui fait de la philosophie mais juge ridicule de faire le philosophe ? Le philosophe, disait Tertullien, est toujours un animal de gloire. Platon, à coup sûr, en était un, Nietzsche aussi sans aucun doute, mais ce n’est pas vrai de tous les philosophes, qui ont généralement plus de « simple humanité ». Quelles sont les exigences d’un tel animal à l’égard de ceux qui tentent de le comprendre, et pourquoi continuons-nous à enrager de ne pouvoir y répondre ?
Notes de bas de page
1 Le caractère non systématique de la pensée de Platon, ou en tout cas du mode d’exposition de cette pensée, déploré, entre autres, par Leibniz comme par Hegel, peut s’expliquer et s’est vu expliquer de multiples façons, chaque ligne d’interprétation comportant à son tour de multiples nuances. Si on va dans le sens d’une volonté délibérée, on a la figure d’un Platon resté essentiellement socratique, et, en poussant à la limite, sceptique ; dans celui d’un refus de divulguer, celle d’un Platon parlant par énigmes (Plotin), ou mêlant l’ésotérique à l’exotérique dans le jeu de son écriture (Schleiermacher), ou encore ayant réservé sa doctrine des principes à son enseignement oral (les modernes tenants des « doctrines non écrites ») ; enfin, si on opte pour l’impuissance, on peut en chercher la cause du côté du développement historique – la philosophie n’était pas encore arrivée à maturité (Hegel) –, du plagiat – comment rendre cohérents des emprunts hétéroclites (thème dont Diogène Laërce se fait l’écho et présent encore chez Brucker) ? –, ou du génie même de Platon : c’était un trop grand poète pour pouvoir être, sérieusement, un philosophe (depuis les « métaphores poétiques » dont Aristote l’accuse de se rendre coupable et l’exubérance naturelle que lui reconnaît Aristide jusqu’au « Platon, père de toute exaltation mystique » de Kant). Mais, en tout état de cause, on ne saurait s’opposer à une doctrine à laquelle on reproche de ne pas exister, ou au moins de ne pas s’être exposée.
2 Dans son genre, le « manifeste » le plus violent est celui de Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui concerne les arts et les sciences, 4 vol., Paris, Coignard, 1688, 1690, 1692, 1697. Pour la différence entre les critiques dirigées à cette époque contre le platonisme et l’aristotélisme, voir les indications données par J. Lichtenstein, (« Socrate à la cour de Louis XIV », XVIIe Siècle 150, janvier-mars 1986, p. 17-31) : lors de la « querelle du platonisme », aspect prédominant de la querelle des Anciens et des Modernes, on pouvait se dire platonicien ou antiplatonicien sans avoir lu une seule ligne de Platon. Si l’antiplatonisme était le fait des « honnêtes gens », les critiques adressées à l’aristotélisme étaient en revanche le fait de clercs, d’érudits formés à la pédagogie scolastique.
3 S’il me fallait, parmi tous les ouvrages d’Aristote, désigner celui où son opposition à Platon est la plus absolue, je choisirais sans hésiter les Topiques. L’abaissement de la dialectique à un niveau doxique n’est pas la simple conséquence d’une négation du statut des objets fondant cette dialectique, les Formes, il traduit une révolution radicale dans la manière dont la pensée se représente à elle-même et son origine, et sa nature, et son pouvoir, et sa tâche.
4 Voir, ici, l’article de F. Romano, qui établit que la première approche était celle de l’école d’Athènes, et la seconde celle de l’école d’Alexandrie ; M. Narcy et G. Giannantoni s’accordent pour leur part à montrer que les solutions aristotéliciennes aux apories proposées par Platon posent souvent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent.
5 Voir les articles d’A. Brancacci et de M.-O. Goulet-Cazé.
6 L’expression est de Guillaume d’Ockham, dont C. Panaccio considère ici qu’il fut l’antiplatonicien par excellence.
7 Ce qu’avec A. de Libéra (Penser au Moyen Age, Paris, Seuil, « Chemins de pensée », 1991, p. 178) on peut appeler la « réaction théologienne ». Sur le « dévoiement concerté de l’Ecriture » opéré en vue d’une « auto-affirmation du philosophique » qui se trouve dans la Philosophia d’Aubry de Reims et qui culminera dans le traité de Boèce Du bien suprême ou de la vie philosophique, comme sur l’invective de Bernard de Clairvaux contre Abélard qui a « voulu faire un chrétien de Platon » et réduit la foi à une opinion, voir A. de Libéra, op. cit., p. 169-180 et 227-229. On peut, comme l’a fait avec raison Laurent Boulakia, m’objecter d’abord que les « professionnels de la pensée » du XIIIe siècle étaient des aristotéliciens et non pas des platoniciens, mais, comme le reconnaît A. de Libéra, leur aristotélisme était « pénétré de néoplatonisme » (ibid., p. 177) ; ensuite, que les oppositions que j’énonce ici sont autant de clichés, mais c’est bien au nom de tels clichés que Bernard fait son réquisitoire et qu’Etienne Tempier porte les condamnations de 1277 : les clichés peuvent être plus ou moins rationnellement élaborés, mais la mise en question de l’opposition disciplinaire – théologie, philosophie – est plutôt le fait des intellectuels « philosophes » que celui de leurs censeurs théologiens.
8 Voir dans B. Cassin, Le Plaisir de parler. Etudes de sophistique comparée, Paris, Editions de Minuit, 1986, mon article sur « Isocrate ou des sophistes sans sophistique », p. 63-85.
9 C. Perrault, op. cit., t. I, p. 110 ; il est assez remarquable que les défenseurs de la rhétorique, d’Aelius Aristide à Chaïm Perelman en passant par Perrault, jugent légitime la mise sous tutelle éthique prônée par Aristote et se désolidarisent de la sophistique, tout comme ils semblent estimer intangible le partage territorial opéré par ce même Aristote entre lieu de la démonstration (logique) et lieu de l’argumentation (rhétorique).
10 Encyclopédie raisonnée des sciences, des arts et des métiers, vol. 12, Paris, 1736, 3e éd. 1774.
11 Voir, ici, l’article d’A. Le Boulluec. A. Neschke (« Le degré zéro de la philosophie platonicienne. Platon dans l’Historia critica philosophiae de J.J. Brucker [1742] », Revue de Métaphysique et de morale, n° 3/1992, p. 377- 400, voir p. 382-383) semble bizarrement confondre les deux articles, prêtant à Diderot l’article « Platonisme » (dû en fait au Chevalier de Jaucourt), sans même mentionner le titre, pourtant intéressant en lui-même, de celui rédigé par Diderot : « Platon ou la philosophie de Platon ».
12 Le Platonisme dévoilé ou Essai touchant le verbe platonicien, Cologne, 1700, p. 276.
13 Ibid.
14 De la lecture de Platon et de son éloquence, Paris, 1643.
15 Il me semble que, tout comme la volonté de certains Néoplatoniciens d’aménager un platonisme compatible avec l’aristotélisme (voir ici les articles de E.K. Emilsson, F. Romano, L. Cardullo et D.P. Taormina), la thèse d’un Platon partisan de la démocratie libérale (voir, dans le vol. II, l’article de C. Griswold) relève de la même généreuse tentative.
16 Kant, Critique de la raison pure, dans Kant, Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, Théorie transcendantale de la méthode, chap. IV, p. 1398-1402 (Ak., III, p. 550-552).
17 Ibid., p. 1400.
18 Je laisse de côté le troisième critère, celui de la méthode, pour lequel Platon n’est pas mentionné mais reste néanmoins présent dans l’emploi du terme « misologie » (éd. citée, p. 1401). S’il est évident que le choix d’une méthode empirique ou rationnelle découle des options prises sur les deux premières questions, il est néanmoins possible d’interpréter ce silence de Kant comme perpétuant l’image d’un Platon dépourvu d’exigences méthodiques.
19 En partie, dans la mesure où Platon n’adopte dans le Sophiste (246 a sq.), pour constituer sa gigantomachie, que le premier critère kantien ; pour le second, il faudrait se reporter aux apories de la première partie du Parménide.
20 Kant, ibid., p. 1400.
21 Dans sa Comparatio philosophorum Aristotelis et Platonis, III [15], il affirme : « L’hédonisme dépravé de Platon corrompit l’empire romain pour l’amener finalement à sa ruine » ; voir, dans ce volume, l’article de S. Matton.
22 La différence entre les deux traductions anglaises du titre de l’article de Carnap, « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage », est significative : faut-il comprendre elimination, ou overcoming ? C’est en effet toute la question.
23 Pour le premier, on peut se reporter, dans le second volume, aux articles de S. Scolnicov, C. Rowe, C. Griswold et F. Bravo.
24 « L’Ecole de Vienne et la philosophie traditionnelle », dans Travaux du IXe congrès international de philosophie, IV : L’unité de la science : la méthode et les méthodes, Paris, Hermann, 1937, p. 99-107, voir p. 105.
25 Le dédoublement est déjà présent chez Aelius Aristide et chez Mathieu (?) Souverain, par exemple, comme le montrent ici L. Pernot et A. Le Boulluec. Mais ce qui chez Aristide est procédé rhétorique et chez Souverain argument polémique devient moyen de récupération philosophique, non pas de récupération d’une philosophie mais, serait-on tenté de dire, de ce qui est philosophique dans la philosophie.
26 J. Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie. Paris, 1983, p. 38-39. Voir, dans le vol. II, l’article de R. Bubner.
27 Parallèle..., p. 58.
28 Voir Jacob Brucker, Historia critica philosophiae a mundi incunabilis usque ad nostram aetatem deducta, Lipsiae, 1742, t. I, lib. II, cap. VI, p. 640- 641. Sur les accusations de plagiat, voir, ici, l’article de L. Brisson.
29 Athénée de Naucratis, Deipnosophistes, XI, 505-508, en particulier : « ἐδόκει γὰρ Πλάτων φθονερὸς εἶναι καὶ κατὰ τὸ ἦθος οὐδαμῶς εὐδοκιμεῖν... » (YK507).
30 R.H.S. Crossman, Plato to-day, London, 1937, 2e éd. 1945, p. 190.
31 K. Popper, The open society and its enemies, vol. I : The Spell of Plato, London, 1945, p. 137.
Auteur
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