Conclusion
p. 193-195
Texte intégral
1Sur le fond d’une rupture involontaire mais inévitable avec le pouvoir, émerge à la Renaissance, et sans doute pour la première fois dans l’histoire occidentale, une volonté de se dire en marge de l’institution. Investissant les formes génériques à leur disposition, et les choisissant en fonction des besoins de leur argumentation, ces individus très typés que sont les mémorialistes forgent une nouvelle forme narrative dont le succès perdure encore.
2Ils s’insurgent contre le sort qu’on leur inflige, et mettent ce nouveau genre au service de leur révolte. Celle-ci ne s’autorise pas seulement des composantes personnelles de l’individu, elle s’appuie sur son prestige social, sur ses gloires passées mais insuffisamment reconnues et rétribuées. Cette configuration encore bâtarde de l’individu est spécifique à la Renaissance. Le personnel est indissociable du public et donne lieu à un discours lui aussi hybride, à mi-chemin entre le privé et l’officiel.
3Ces eaux troubles d’où émergent les Mémoires ont toujours été sondées avec beaucoup de méfiance par les historiens, gênés par leur excès de subjectivité. Ne pouvant dédaigner la moisson d’informations que ces Mémoires renferment, mais soucieux avant tout de séparer le bon grain de l’ivraie sans se laisser prendre au piège des revendications des mémorialistes, les historiens n’ont retenu que le récit événementiel et ce n’est pas peu, certes, puisque c’est sur sa base que s’écrit, de nos jours encore, l’histoire de France.
4De même, lecteurs presque exclusifs des Mémoires, les historiens en ont défini un mode de lecture très particulier, orienté par ce qu’ils cherchent plus que par ce que ces textes sont susceptibles de leur fournir. Certains éditeurs, Michaud et Poujoulat ou encore Petitot, pour faciliter la tâche de l’historien lui signalent en notes les passages des autres Mémoires où un même épisode est narré. Cette pratique éditoriale souligne le type de lecture auquel les Mémoires donnent lieu. Les historiens, surtout au xixe siècle et au début du xxe siècle, cherchent à établir le tableau d’un règne, les événements marquants d’un siècle. En regroupant les Mémoires selon la chronologie, les éditeurs visent à mettre à leur disposition un ensemble de sources. Les historiens exploitent ce matériel historique en procédant par recoupement des sources entre elles afin d’établir le fait vrai, et de l’intégrer à leurs narrations.
5Il n’est pas question de prendre a priori le contre-pied de la démarche des historiens, mais de rester sensible à l’aspect total des Mémoires. Ainsi la méthode de cette étude consistait à ne pas dissocier dans un premier temps l’historique du personnel, ni à privilégier l’un aux dépens de l’autre, mais de poser en hypothèse que ces deux discours puisqu’ils coexistent dans un même texte, doivent probablement s’articuler l’un avec l’autre, ou même que l’un est indispensable à la compréhension de l’autre, et vice versa.
6Les études portant sur le contenu événementiel de la narration historique ayant exploité les Mémoires de façon relativement exhaustive, ont laissé dans l’ombre un autre aspect, moins exploré et qui touche davantage à la structure du récit mémorialiste. Cet aspect des Mémoires suscite de nombreuses questions pour savoir comment s’organise la narration historique, si seule la chronologie est responsable des faits relatés ? Il pose également le problème du rapport du discours personnel à la narration historique. En premier lieu, il s’agit d’isoler le discours personnel, de repérer ses occurrences dans le texte, ses formes, ses modèles, ses variantes et surtout ses limites. En essayant d’isoler les étapes constitutives du récit mémorialiste, plutôt que de retrouver la chronologie historique qui aurait pu fournir l’ossature du récit, on est chaque fois renvoyé à une même structure de base à partir de laquelle s’organise le récit, celle de la représentation du moi. De là, il apparaît que le discours historique est totalement subordonné aux besoins rhétoriques du mémorialiste travaillant à dessiner les contours de son image.
7Bien qu’empruntant une autre voie, on ne peut que se ranger à l’avis des historiens sur l’exactitude de l’information historique que relatent les Mémoires. Certes elle est déformée par de nombreux facteurs ; même quand ils sont de bonne foi, les mémorialistes n’ont pas toujours une vue d’ensemble du champ qu’ils décrivent, leurs visions sont à la fois partielles et partiales. De plus quand leur narration est motivée par une revendication, leurs rapports sont, en effet, déformés, tendancieux. Mais tout cela est bien connu et fait partie des lieux communs de la critique des Mémoires. Cependant, et toujours au nom de l’historicité, une autre lecture ne serait pas dépourvue d’intérêt. Non pas à la recherche du détail événementiel dont on ne conteste pas l’importance, mais plutôt d’un point de vue global, prenant en considération la finalité de l’oeuvre, et c’est peut-être à partir de là qu’il faudrait reconsidérer la contribution des Mémoires à une « histoire non moins historique » mais d’un tout autre genre.
8Regarder les Mémoires comme un tout indissociable a l’avantage de mettre le même accent sur toutes leurs composantes. Se pose alors la question des rapports entre leurs différentes composantes, leurs raisons d’être dans le texte, ainsi que leurs fonctions. Le discours personnel confère aux Mémoires leur structure fondamentale : il véhicule les éléments constitutifs de la représentation du moi et soumet le discours historique à ses visées argumentatives. Le discours historique fait figure d’illustration de ses thèses. Il pose le décor connu dans lequel certains aspects moins connus ou même polémiques d’un personnage de renom cherchent à s’imposer à la mémoire de l’histoire.
9L’historicité des Mémoires, leur authenticité résident là où le mémorialiste ne peut pas s’amuser à brouiller les cartes et à mêler les pistes, et se situent alors sur un tout autre plan. C’est celui où se posent les questions des modalités de la représentation de l’individu à une époque donnée, et celles des différentes exploitations du discours historique qu’autorise la Renaissance.
10En corollaire, une série de questions subsidiaires se pose : qu’est-ce qui à la Renaissance explique cette redistribution des rôles ? Les Mémoires témoignent-ils, comme certains l’affirment, d’une volonté conservatrice voire rétrograde, dans une société où les valeurs changent, de continuer à défendre l’ancien système féodal ? Ou ne représenteraient-ils pas plutôt un vibrant manifeste pour ceux qui, dans leur vie, ont réalisé les nouvelles valeurs renaissantes de l’initiative, de la mobilité sociale, de l’accomplissement individuel ?
11La marginalité générique des Mémoires à la Renaissance semble se prêter à l’une et l’autre interprétations. Ils permettent, et c’est la seule certitude, de définir le rapport du mémorialiste à son image sociale dans le présent, de mesurer l’incidence de cette nouvelle conscience sur la notion même d’individu, et sur sa projection dans l’avenir. Certaines de ces questions ont l’intérêt d’indiquer de nouvelles directions pour une exploitation différente, non moins fertile sur le plan historique, du genre des Mémoires.
12Les Mémoires écrits le plus souvent sous la cuisante vexation d’une disgrâce donnent à voir, à vif, cette notion d’honneur, à la charnière du Moyen Age et de la Renaissance. Si au Moyen Age, pour les nobles dont par la force des choses nous nous préoccupons davantage dans cette étude, l’honneur se présente comme intimement lié à la dynastie et au rang, à la Renaissance cette notion s’enrichit des attributs de la personne et se transforme sensiblement. En ce sens, la disgrâce ne sert pas uniquement de révélateur de l’individu, elle représente le centre de l’onde de choc à partir de laquelle le mémorialiste reconstruit son passé. C’est cette tentative, à l’origine des Mémoires, qui, révélatrice d’une époque, marque également leur historicité.
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