Chapitre sixième. Les récits de disgrâce
p. 151-174
Texte intégral
1La disgrâce représente un des sommets stratégiques du récit. Presque tous les mémorialistes ont été victimes d’une disgrâce venue briser net une carrière jusque là glorieuse. Si la disgrâce fut difficile à vivre, elle est encore plus difficile à relater et constitue un véritable défi. En effet, comment un texte à visée apologétique fera-t-il le récit du blâme sans nuire à la cohérence de l’apologie ? Ou plus simplement comment le mémorialiste travaillant à se mettre en valeur réussira-t-il à intégrer à son récit cet événement dévalorisant et pourtant central de son existence ? Il est clair qu’il ne peut pas l’omettre. Bien au contraire, le récit de la disgrâce représente pour lui le seul moyen de faire entendre son témoignage, sa version des faits. La disgrâce fut le moment de sa vie où tout s’est joué et où ses protestations furent vaines. Le plus souvent, le mémorialiste assiste impuissant à son naufrage. Le récit de la disgrâce porte les marques de cette double frustration que représentent la condamnation soudaine et l’impossibilité de faire appel.
2Relater cet épisode met en jeu diverses compétences. Il faut pouvoir remonter le temps et le représenter. C’est à la lecture des récits de disgrâce qu’on se rend le mieux compte du pouvoir du narrateur sur le temps du récit. Maîtrisant chacun de ces constituants, il s’attribue de même l’illusoire maîtrise de l’événement révolu. Quand tout est joué, quand le mémorialiste retiré sur ses terres écrit ses Mémoires, il s’investit des fonctions de régisseur pour tirer les ficelles d’un spectacle dont il a jadis été la marionnette. Ce pouvoir de régie, bien que limité aux grandes lignes d’une histoire par ailleurs connue du public, autorise cependant le mémorialiste à une nouvelle distribution. Celle-ci ne s’inscrit que dans les minces marges que lui accorde l’Histoire et s’exprime par un luxe de détails sur les délibérations, les entretiens politiques, les propos rapportés, etc. Ici réside tout l’intérêt des Mémoires : non pas tant le récit de l’événement dans sa réalité historique mais bien sa mise en scène, sa narration pour tout ce que celle-ci permet au narrateur. Il s’agit de souligner l’importance de son rôle et sa qualité de témoin direct, démontrée par le récit de détails connus de lui seul et qui renforcent son autorité de narrateur.
3Le mutisme, la stupeur qui frappèrent le mémorialiste à l’annonce de la terrible nouvelle, font place dans le récit à toutes les justifications, toutes les explications qu’il aurait donné alors si seulement on avait bien voulu l’entendre, s’il avait pu parler ou encore s’il avait su alors tout ce qu’il sait maintenant. Les Mémoires livrent une quantité d’informations diverses qu’unissent leur message pathétique. Révélées trop tard au mémorialiste, elles ne peuvent plus que lui permettre une douloureuse et stérile compréhension de son passé. Ce savoir acquis trop tard constitue le matériel essentiel des Mémoires qui représentent à leur tour l’unique espace où le mémorialiste peut l’exhiber.
4Lors du récit de disgrâce, le mémorialiste s’efface pour faire place au personnage responsable de sa disgrâce, en général, le roi. Par un effet de boomerang, sans doute calculé, l’injustice de la condamnation du mémorialiste se retourne contre ceux qui l’ont prononcée. Partant le récit de disgrâce prononce la rupture entre deux systèmes de valeurs, celui du mémorialiste d’une part représenté par un ensemble de valeurs morales et universelles et d’autre part celui du pouvoir caractérisé par sa versatilité, son ingratitude, son peu de fiabilité, voire sa corruption et sa faiblesse. Ainsi très rapidement, les protestations du mémorialiste perdent leur caractère personnel pour prendre l’aspect de préceptes.
5L’état de grâce dont jouit Commynes ne devait durer que quatre ans1. Louis XI ne le garda à ses côtés que le temps qu’il fallut pour défaire Charles le Téméraire. Par les informations qu’il détenait sur la cour de Bourgogne pour avoir été un familier de Charles, Commynes représentait un atout précieux que Louis XI avait su se gagner. Dès la mort de Charles, le but est atteint et Commynes est éloigné de la cour. Sa disgrâce n’est pas prononcée mais sa fulgurante ascension est arrêtée net. Ses revenus se tarissent. Les terres que Commynes a acquises au service de Louis XI représentent à la fois son salaire et sa position sociale. Elles le définissent à la cour, lui confèrent le titre de seigneur d’Argenton et lui assurent, avec la pension allouée par le roi, l’intégralité de ses revenus.
6Cette situation ne dure que pendant le temps où Commynes est utile à Louis XI. Dès que celui-ci se détourne de son conseiller, les familles que le roi avait dépossédées pour s’attirer Commynes revendiquent leurs biens2. Afin de regagner ces dons empoisonnés qui représentent son seul acquis, Commynes doit prouver qu’il les a mérités. Ainsi ses Mémoires mettront l’accent sur ses facultés de conseiller qui toutes relèvent du domaine intellectuel : ses analyses soulignent son bon sens, sa modération, sa rationalité, son aptitude à la réflexion et à l’observation. Cette façon de se représenter est caractéristique de la nouvelle façon dont l’individu se perçoit, non plus tant par rapport à un groupe (d’ailleurs auquel Commynes se rallierait-il sinon au plus fort ?) que par ses qualités propres.
7Cette présentation est particulièrement judicieuse dans la mesure où elle permet à Commynes de se situer au-dessus des partis. A juste titre J. Dufournet désigne les Mémoires comme une « Anthologie de la trahison »3, mais notre propos n’est pas de prendre parti pour savoir si oui ou non Commynes doit être considéré comme traître, mais plutôt d’observer comment ce motif de la trahison informe l’écriture de Commynes et surtout la représentation du moi dans les Mémoires. Si Commynes met tant l’accent sur la spécificité de ses qualités de conseiller, c’est apparemment pour masquer, ou en tout cas pour déplacer la notion d’appartenance à un groupe et éluder ainsi la question de sa trahison. Se définissant uniquement par ses capacités personnelles, il a choisi de servir la faction qui savait le mieux en tirer parti. Cette mise en scène si particulière du moi est révélatrice de la situation socio-historique complexe de la fin du xvie siècle et s’inspire évidemment des relations de Commynes avec la cour de Louis XI et celle de son ennemi, l’ancien maître de Commynes. Au sortir du Moyen Age, les liens de vasselage sont encore puissants et rendent compte de la structure hiérarchisée de la société. La présence massive et récurrente dans le récit des idées de fidélité et de loyauté en rend compte.
8De toute évidence, la transgression de ces valeurs préoccupe Commynes parce qu’il se situe à une époque charnière où deux systèmes contraires se côtoient : le système féodal d’une part, et un nouveau système dominé par les valeurs inhérentes à la bourgeoisie montante. Intérêt, rentabilité, rationalité, modération, calcul : tels sont les termes de ce nouveau système qui s’instaure vers la fin du xve siècle. Néanmoins, la trahison de Commynes, établie d’après les critères médiévaux encore en vigueur, peut toujours être invoquée pour le déchoir, et annuler les promesses. Les Mémoires campent Commynes en champion du nouveau système, celui-ci assure la promotion de ses qualités de bon conseiller en accord avec les nouvelles valeurs bourgeoises. La mort du duc de Bourgogne vient rompre l’harmonie. Commynes, se croyant apprécié pour son propre mérite, découvre qu’il a été utilisé pour sa parfaite connaissance de la cour de Bourgogne. A la mort de Louis XI, la disgrâce de Commynes devient totale. Accusé de comploter contre la Régente, Anne de Beaujeu, il reste huit mois en prison. Le regain de faveur dont il jouit auprès de Charles VIII est de courte durée et c’est lors de l’expédition en Italie que sa disgrâce prend un caractère définitif. Le texte la marque cette fois explicitement alors qu’auparavant, ainsi que le remarquent Bourdé et Martin, « il subit une demi-disgrâce qu’il masque d’ailleurs dans ses Mémoires »4.
9Les modalités d’expression de la disgrâce sont tout à fait significatives de la façon dont Commynes se perçoit. Il est d’abord atteint dans son rôle de conseiller, le roi se met inutilement en danger et refuse d’écouter Commynes :
Et m’esbahys comment il est possible qu’un si jeune roy n’avoit quelques bons serviteurs qui luy osassent avoir dit le péril en quoy il se mettoit. De moy, il me sembloit qu’il ne me croyoit point du tout5.
10Le conseiller plein d’assurance pendant les heures de gloire se montre décontenancé et amer quand il doit négocier avec les ennemis le passage du roi en sûreté. Dépourvu de l’appui royal ainsi que d’instructions fermes, concurrencé par les proches du roi, il donne l’impression que cette mission lui a été confiée pour le pousser à sa perte :
Je n’avoye nulle commission, et leur dis que seul ne leur diroye autre chose ; mais que, s’ils vouloient rien ouvrir, que j’en feroye le rapport au roy : et nous estans en ce propos, vint un de nos hérauts qui me dit que que ces seigneurs dessusdits s’en alloient, et que j’ouvrisse ce que je voudroye, ce que je ne voulus point faire : car ils savoient du vouloir du roy plus que moy, tant pour estre plus prochains que pour avoir parlé à luy en l’oreille à nostre partement ; mais de son affaire présent, j’en sçavoye autant qu’eux pour lors6.
11Il est rapidement gagné par le doute et les hésitations qui ternissent ses actions. Toutes sortes de considérations étrangères à la guerre mais liées à son image se mêlent à ses décisions et constituent un handicap :
Je craignoye à trop entreprendre, et que on le tinst à couardise si j’en pressoye trop : et laissay la chose pour ce soir, combien que j’eusse volontiers aydé à tirer le roy et sa compagnie de là, si j’eusse pu, sans péril7.
12Puis, réduit à l’inaction, Commynes rumine ses souvenirs et exprime l’injustice de son sort :
Et qui bien y penseroit, c’est misérable vie que la nostre, de tant prendre de peine et de travail pour s’abréger sa vie, en disant et escrivant tant de choses presque opposites à leurs pensées8.
13Cette mise à l’écart de Commynes renforce sur le mode douloureux la prise de conscience de son existence en tant qu’individu isolé, plaidant pour des valeurs que son entourage ne partage pas. La lecture des Mémoires comme plaidoyer confère au texte une signification particulière. Au-delà du témoignage historique qu’ils prétendent apporter, les multiples comptes rendus d’entretiens, de tractations, de signatures de traités qui émaillent les Mémoires deviennent lourds d’intention. Tout événement, aussi anodin semble-t-il, doit figurer au registre des bonnes actions de Commynes pour signaler son mérite professionnel et individuel. Son entreprise consiste en une révision et surtout un agencement du vécu, du matériel historique de façon à transmuer la disgrâce en réintégration rapide à la cour. Le mémorialiste met donc en avant sa composante individuelle, il explicite les valeurs du nouveau système en prouvant son bien-fondé afin de justifier son comportement politique. Ces efforts sont déployés pour convaincre la cour de son indispensable habileté en matière de politique.
14Les Mémoires de Commynes ne sont pas simplement tournés vers le passé : c’est en eux que le mémorialiste fonde ses espoirs futurs. Pour prouver son habileté politique, Commynes farcit son texte de digressions qui se présentent comme autant de « Conseils aux princes », comme l’indique l’intitulé de certains chapitres : « Digression sur l’aventage que les bonnes lettres et principalement les bonnes histoires, font aux princes et grands seigneurs »9, ou encore « Discours sur ce que les guerres et divisions sont permises de Dieu pour le chastiement et des princes et du peuple mauvais avec plusieurs bonnes raisons et exemples advenus du temps de l’auteur pour l’endoctrinement des princes »10. Cet aspect des Mémoires de Commynes souligne leur parenté avec le Prince de Machiavel. La comparaison entre ces deux textes porte d’ordinaire sur les modalités de l’écriture de l’histoire. Il s’agit en effet d’une référence à la modernité des deux auteurs, à leur rationalité, tous deux ont recours à une méthode rigoureuse de relation des faits présentés dans un enchaînement logique. Ils donnent une série de conseils, font des constations d’ordre politique, tactique, diplomatique et souvent psychologique qui témoignent à la fois de leurs connaissances et de leurs expériences et justifient l’aspect parfois doctrinal de leurs écrits. Partisans de la négociation, presque tous les moyens leur paraissent bons pour éviter la guerre.
15Commynes présente ses Mémoires comme une sorte de biographie royale, il entend, dit-il, « mettre pour memoire ce que j’ay sçu et connu des faits du feu roy Louis onzième »11.
16Or la biographie royale est entreprise par le conseiller à présent disgracié et privé de son support essentiel. La louange des rois, trait obligé des biographies royales, est détournée de son objet habituel au profit du conseiller. Dans le portrait de Louis XI qu’il annonce, ce sont moins les traits du monarque que le regard de Commynes qui par une impressionnante mise en relief vient occuper les devants de la scène. Ainsi, quand il semble louer le roi en accord avec les impératifs de la biographie royale, c’est en fait pour le féliciter d’avoir su choisir des conseillers aussi avisés, en l’occurrence lui-même ; le motif du conseiller est habilement présenté de pair avec celui de sa rétribution :
Et à moy est presque étrange à croire, qu’une personne sage sçust estre ingrat d’un grand benefice, quand il l’a reçu de quelqu’un : et là s’esgareroient bien les princes : car l’accointance d’un fol jamais ne profita à la longue. Et me semble que l’un des plus grands sens que puisse monstrer un seigneur, c’est de s’accointer, et approcher de luy des gens vertueux et honnestes : car il sera jugé à l’oppinion des gens, d’estre de la condition et nature de ceux qu’il tiendra les plus prochains de luy. Et pour conclure cet article, il me semble que l’on ne doit jamais se lasser de bien faire12.
17De toute évidence, Commynes fait resplendir la sagesse de Louis XI, et la cause de sa disgrâce, puisqu’il faut bien en parler, ne peut-être due à autre chose qu’à son excès de zèle ; d’ailleurs Louis XI l’en avait prévenu indirectement :
Encores en ce pas me faut alléguer nostre maistre en deux choses, qui une fois, me dit, parlant de ceux qui font grand service [...] qu’avoir trop bien servy perd aucunes-fois les gens, et que le plus souvent les grands services sont récompensés par grand’ingratitude ; mais qu’il peut aussi bien advenir par le deffaut de ceux qui ont fait lesdits services, qui trop arrogamment veulent parler et user de leur bonne fortune, tant envers leurs maistres que leurs compagnons, comme de la mesconnoissance du prince13.
18L’effet d’objectivité que produisent les Mémoires est dû à cette façon très particulière selon laquelle Commynes « dilue » son histoire personnelle en la présentant sans la revendiquer, comme appartenant au paradigme des raisons de l’ingratitude du souverain. En général Commynes bannit le recours au merveilleux ou encore à Dieu pour rendre compte des événements. Là où ces figures se font plus fréquentes, c’est précisément lorsque les entreprises de Charles VIII réussissent en dépit des sombres pronostics de Commynes. Aucun des conseils qu’il prodigue n’est suivi et pourtant tout réussit au roi. Plutôt que d’admettre l’erreur, Commynes impute les succès à l’intervention divine :
Mais je dis encores cecy afin que mieux on entende que tout cedit voyage fut vray mystère de Dieu14.
19Devant une situation contredisant toute logique, Dieu représente la seule issue : « Toutesfois Dieu (qui tousjours vouloit sauver la compagnie) osta le sens aux ennemys »15. La protection divine s’étend généreusement à Savoye, le cheval du roi : « Dieu le conduisoit par la main »16. Et de même, peu importe si, en dépit des avertissements répétés de Commynes, le roi s’expose au danger et en retourne indemne ; Commynes constate, laconique : « Il est bien gardé que Dieu garde »17.
20La religion occupe, certes, une place prépondérante dans la vision du monde du xve siècle ; cependant il faut noter que c’est précisément lors de la narration de la perte de faveur de Commynes qu’intervient la figure divine comme motif explicatif alors qu’elle est relativement discrète ailleurs. Discrétion significative de la modernité des Mémoires comparés de ce point de vue aux chroniques et annales contemporaines. Dans le système rhétorique mis en place par Commynes pour servir sa stratégie de réhabilitation, le recours au motif divin semble indiquer qu’à partir de la mort de Louis XI, sa disgrâce n’est pas imputable à l’échec de sa politique mais représente plutôt l’expression d’une fatalité, en l’occurrence la toute-puissante volonté divine. Ce procédé vise à déplacer le débat des capacités professionnelles de Commynes et le mène à l’impasse : le mérite individuel ne résiste pas aux coups du sort qu’incarne la figure divine. Cependant, Commynes indique qu’il est du ressort du roi de réparer l’injustice. Il cite très tôt dans le texte l’attitude de Louis XI et la présente implicitement comme l’exemple que Charles VIII devrait suivre :
Comme il se trouva grand roy couronné, d’entrée ne pensa qu’aux vengeances, mais tost luy en vient le dommage, et quand et quand la repentance ; et répara cette folie et cet erreur, en regagnant ceux auxquels il tenoit tort, comme vous entendrez ci-après18.
21Dans le système de valeurs de Commynes, « vengeance » est synonyme de « folie » et d’« erreur ». L’horreur de l’excès, la condamnation de l’acte impulsif marquent le récit et s’érigent en morale. Implicitement, en utilisant la notion chrétienne mais aussi juridique de la réparation, Commynes indique que sa situation pourrait être réversible. L’idée de réversibilité introduit celle de nouvelle chance ou encore de la réhabilitation. Commynes, innocente victime du changement de régime à la mort de Louis XI et à l’avènement de Charles VIII, suggère que celui-ci pourrait se repentir, ainsi que, rappelle-t-il, l’avait fait Louis XI, et réparer l’injuste disgrâce dont il est victime, reconnaissant son mérite personnel, dans l’intérêt de la couronne. En ce sens la relation d’événements historiques ne serait qu’un prétexte à la mise en valeur de l’expérience et du savoir-faire du mémorialiste désireux d’être réinséré dans le cercle qui lui donne à la fois le sentiment d’exister et la possibilité de subsister.
22L’étude du récit de disgrâce permet de comprendre que le principe structurant du récit mémorialiste n’est pas celui qui régit les biographies royales. L’image de Commynes se substitue à celle du roi dans un texte qui, tout comme une biographie, vise au panégyrique, à la différence que, cette fois, Commynes a bien l’intention d’en faire son profit. Le mémorialiste et sa vision du monde deviennent le principe d’organisation du texte, perçu comme une revanche sur la réalité historique. A l’image obsédante du traître, il oppose celle, pragmatique, du conseiller avisé. S’élevant ainsi au-dessus des opposants, il pose ses propres valeurs tout en rendant hommage au souverain qui a su en tirer parti. Par l’image de soi qu’il construit, par le système de valeurs qu’il prône, Commynes anticipe sur son époque. Il en va de même pour l’expression littéraire qu’il élabore. A juste titre précurseur du genre des Mémoires, il le fonde véritablement en lui apportant son contenu essentiel : la prise de conscience de la notion de personne. Il lui offre un mode d’expression, une forme en juxtaposant de manière différente certains genres consacrées de son époque. L’œuvre de Commynes constitue le premier point de référence pour l’élaboration du genre, ses successeurs ne s’y sont pas trompés, ils l’ont immédiatement reconnu comme tel en l’invoquant fréquemment comme modèle dès la préface de leur texte.
23On peut s’étonner de passer sans transition de Philippe de Commynes, à la fin du xve siècle, à Agrippa d’Aubigné, à la fin du xvie siècle mais ils sont ici unis et surtout réunis par la logique inhérente au genre des Mémoires. Au-delà des différences entre les deux hommes, une même expérience de la disgrâce structure leur récit et rend compte de caractéristiques communes. Si le schéma d’ensemble est le même, on repère cependant des variantes inhérentes à une vision du monde unique, spécifique pour chaque individu. Ce sont à chaque fois ces deux pôles : les points communs et l’inscription des variantes, qu’on essaiera de mettre ici en évidence. C’est sans doute exilé à Genève que d’Aubigné rédige ses Mémoires. Son séjour est loin d’être paisible puisqu’il reçoit les sentences de sa condamnation à mort émises par le tribunal de Paris. L’évocation des souvenirs glorieux vise à combattre l’humiliation de cette condamnation en dénonçant son injustice. Tout se passe comme si les événements de la fin de l’existence (les faits les plus récents) déterminent le mode d’organisation du récit des commencements (l’enfance, la jeunesse) et modèlent la relation du passé lointain. Celui-ci est structuré par l’image glorieuse qu’il est impératif d’imposer face à la disgrâce présente.
24L’image que d’Aubigné s’est forgée de lui-même épouse l’idée qu’il a de son rôle sur terre, l’une comme l’autre sont intimement liées au protestantisme et le récit ne peut se comprendre autrement que dans cette perspective. L’auteur organise son vécu de façon à y voir les preuves de son élection. On l’a montré à propos du récit d’enfance, où la série d’événements hors du commun qui le composent porte les signes de l’élection. D’Aubigné se perçoit comme élu de Dieu pour accomplir sa volonté sur terre, et les actes et les épreuves qu’il est amené à surmonter représentent l’expression de la volonté divine et manifestent de même son salut sur terre. Dans ce contexte, l’échec ou la disgrâce se convertissent en épreuves imposées par Dieu et possèdent dans l’économie du récit une signification différente de celle des autres récits de disgrâce envisagés. La question de l’incidence du protestantisme sur l’individualisme se pose sans cesse tout au long des Mémoires de d’Aubigné. Le protestantisme nourrit en quelque sorte un paradoxe. D’une part l’individu s’y donne comme l’instrument de Dieu ; son devoir, sa finalité consistent à accomplir fatalement la volonté divine (en vertu du dogme de la prédestination), d’autre part, le fait même du choix exalte la valeur individuelle. D’Aubigné exploite la notion d’élection de façon à privilégier l’expression de son individualisme. Le récit déploie une thématique de la révolte (d’Aubigné est en perpétuelle rupture de ban) qui s’alimente de l’idée d’élection.
25Le sujet réel et essentiel de Sa Vie à Ses Enfans est sans aucun doute le portrait de d’Aubigné, serviteur de Dieu et défenseur du protestantisme. Son portrait se compose du récit de ses actes, de l’ affirmation de ses convictions, de l’analyse de son caractère. Celui-ci se définit au fur et à mesure du récit et de ses débats avec la société. Ce n’est pas par hasard que la signification du nom de guerre et de plume de d’Aubigné, LBDD ; le Bouc Du Désert, est donnée précisément dans ce texte. C’est sans doute ainsi que d’Aubigné se perçoit dans son rapport à la société. Convaincu dés l’enfance de son élection, ses rapports avec la société d’abord excellents, se dégradent rapidement au fur et à mesure de l’affirmation de sa personnalité et de ses convictions. Il se sent haï ou plus exactement accablé par la haine des autres. Essayant de défendre la cause du protestantisme lors des assemblées qui se tinrent en 1590, d’Aubigné suscite la colère des députés :
Ce President mal respecté fit mal les affaires d’Aubigné près du Roy ; et comme le Duc de Bouillon voulut remonstrer qu’il falloit reverer un tel magistrat : « ouy, dit d’Aubigné, qui s’en va revolter ; ce que l’autre fit dans trois mois. Enfin toutes les aigreurs et duretez de l’Assemblée luy furent imputées, et pour cela fut appelé le Bouc du desert, pour ce que tous deschargeoient leur haine sur luy »19.
26Le bouc émissaire devait se charger des fautes de la communauté qui s’en lavait en le tuant dans le désert. A cet effet, rappelons que d’Aubigné assignait à ses Mémoires un rôle pédagogique, celui d’« apprendre à porter les fardeaux de dessus »20, rôle que la critique rattache traditionnellement à ce que le sujet doit apprendre à subir les ordres de ses supérieurs. A ce sens s’ajoute l’image du bouc du désert, métaphoriquement chargé d’un fardeau lui aussi, et ces deux sens complémentaires précisent le rôle des Mémoires : celui-ci dépasse largement le cadre des prescriptions de circonstances, des manuels d’instructions du sujet soumis mais vise plutôt à représenter une philosophie de l’existence.
27L’image du bouc évoque celle du Christ dont la mort rachète les péchés de l’humanité. A l’instar de Marguerite de Valois, se comparant à Moïse21, d’Aubigné fait appel à l’imagerie biblique pour résumer son identité et son rôle dans la société. Le recours à ce système de référence signale l’intensité de la situation vécue et son importance déterminante pour la conception de l’individu. Outre que cette image montre à quel point d’Aubigné s’identifie aux figures bibliques, elle permet de comprendre les modalités de l’expression de l’individualisme à la Renaissance. Dans ce texte, d’Aubigné emploie l’image biblique pour exprimer un individualisme à la fois condamné et sacré. D’Aubigné, intransigeant dans ses convictions religieuses, se sent condamné par la société : son individualisme se nourrit de cette première exclusion et est également confirmé et même sacralisé par la conviction qu’a d’Aubigné d’avoir été élu pour exécuter les desseins de Dieu sur terre.
28L’image du bouc expiateur fournit un précieux raccourci permettant de comprendre les lignes essentielles qu’épousera dorénavant la représentation du moi chez d’Aubigné. Il considère avoir été élu pour être paradoxalement sacrifié afin de racheter la communauté, ainsi ses disgrâces apparaissent comme l’expression du sacrifice. Elles possèdent, en fin de compte, une connotation positive puisqu’elles rappellent le motif de l’élection. L’enjeu du texte réside dans l’expression dramatique et intense d’un individualisme s’alimentant à des schèmes religieux fondamentaux. Ceux-ci le justifient, à ses yeux, d’accomplir la mission dont il pense être investi, en dépit du roi, en dépit des autres et pour leur salut commun.
29Cette conception très particulière de la personne chez d’Aubigné rend compte du fait qu’on ne trouve pas dans ses Mémoires de récit d’entrée en faveur. Celle-ci ne représente pas comme dans les autres récits, le couronnement des qualités mais se lit chez d’Aubigné à travers ses succès qu’il interprète comme les signes manifestes de l’élection. Cette conviction d’être élu lui donne une assurance qui ne se dément jamais ; bien au contraire sa gloire est d’avoir, fort de ses principes, tenu tête au roi. Ce n’est pas du monde que d’Aubigné attend la reconnaissance de ses qualités, puisqu’il est élu de Dieu. La résignation qui est le lot des mémorialistes disgraciés se mue ici en acte de résistance et en révolte active. Le pouvoir de grâce ou de disgrâce relève à ses yeux du pouvoir divin. Le roi s’en exclut par sa conduite indigne, de là cette figuration très négative d’Henri IV tout au long du texte et qui éclate lors du passage relatant les motifs injustes et même serviles de la disgrâce d’Aubigné. Le récit de sa première brouille avec Henri de Navarre est significatif de la façon dont d’Aubigné se figure, juste et intransigeant il refuse de remplir le « service » dégradant qu’Henri IV, amoureux, lui demande de remplir :
Sur ce point estants commencez les amours dudit Roy et de la jeune Tignonville, qui tant qu’elle fut fille resista vertueusement, le Roy vouloit y employer Aubigné, ayant posé pour chose seure que rien ne lui estoit impossible. Cestui ci, assez vicieux en grandes choses, et qui peut-estre n’eust refusé ce service par caprice à un sien compagnon, se banda tellement contre le nom et l’effet de macquereau, qu’il nommoit vice de basace, que les caresses desmesurees de son Maistre, ou les infimes supplications, jusques à joindre les mains devant luy à genoux, ne le purent esmouvoir22.
30Cet incident qui aurait pu passer pour insignifiant, est mentionné dans le cadre des combats menés pour le bien du royaume, d’Aubigné évoque ainsi implicitement ses mérites face à la légèreté du roi et à son injustice :
Dés lors desclina la faveur d’Aubigné, ce que recoignoissant ses amis, ils luy faisoyent plusieurs harangues affin qu’il s’accommodast au plaisir de son Maistre23.
31Alors que les mémorialistes accusent fréquemment l’entourage du roi de leur avoir nui (c’est le cas pour Henri de Mesmes, Marguerite de Valois, Cheverny...) d’Aubigné met directement le roi en cause. Le portrait qu’il en donne est on ne peut plus explicite : le roi n’apparaît pas seulement à genoux, posture significative d’une infériorité physique, il est de plus entièrement gouverné par ses passions, esclave de ses sentiments. D’Aubigné par contraste se donne facilement le beau rôle. Il est investi d’une mission qui le grandit et le garde de toute faiblesse. Henri IV tel que le représente d’Aubigné ne cesse de trahir son rôle de roi. L’attitude de d’Aubigné s’explique par l’idée très nette de ce que doit être le comportement royal, en général et à son égard en particulier. D’où son indignation lorsque Henri IV ose lui demander de jouer le maquereau. Non pas pour la transgression morale, d’Aubigné n’est pas à cela près, mais parce que ce serait trahir la mission dont il se sent investi et à laquelle il considère que le roi est associé comme représentant de Dieu sur terre. Il ne s’agit pas ici d’une simple entorse aux relations maître-serviteur, mais bien d’une trahison par rapport à la mission dont il se croit chargé. Ainsi son attitude presque systématique de rébellion s’explique : plus que du roi, déméritant, il est le serviteur de Dieu et du protestantisme. Ce sont ces valeurs immédiatement sanctifiées qu’il défend et il ne se résigne pas mais résiste. Henri IV, exaspéré par l’attitude de d’Aubigné, cherche à le faire tuer, et à lui nuire :
La malice le poussoit à luy faire toutes sortes de querelles, et luy empescher tout payement, et mesmes à luy gaster tous ses habillemens pour le reduire à nécessité24.
32D’Aubigné parsème le récit de sa disgrâce des narrations de ses faits de guerre et se pose en serviteur irréprochable du roi qui n’en apparaît que plus ingrat :
Sire, vostre memoire vous reprochera, douz’ans de mon service, douze plaies sur mon estomac : elle vous fera souvenir de vostre prison, et que ceste main qui vous escrit en a deffaict les verrouils, et est demeuree pure en vous servant, vuide de vos biensfaits et des corruption de vostre ennemi et de vous ; et par cet escrit elle vous recommande à Dieu, à qui je donne mes services passez, et voue ceux de l’advenir, par lesquels je m’efforceray de vous faire cognoistre qu’en me perdant, vous avez perdu vostre très fidèle serviteur etc25.
33D’Aubigné a recours à toute sorte de procédés pour se faire valoir, à cet effet il rapporte la question adressée au roi par les Languedociens qui demandaient « où estoit Aubigné qui avoit sauvé leur province [...] qu’estoit devenu un si utile serviteur de Dieu »26. Procédé précédemment évoqué du discours louangeur et objectif puisqu’il est mis dans la bouche d’un tiers.
34L’image la plus convaincante que donne d’Aubigné à la fois de l’injustice de sa situation et de ses sentiments s’exprime dans l’épisode de l’épagneul Citron, qu’il retrouve par hasard à Agen. Citron, autrefois aimé du roi mais desservi par les « haineux » qui redoutaient sa dextérité, meurt de faim à présent. L’analogie de la situation émeut d’Aubigné qui derechef compose un sonnet qu’il coud sur le col du chien. Celui-ci devient le symbole vivant et dérisoire de l’injustice royale ainsi que l’indique le dernier tercet :
Courtisans, qui jettez vos desdaigneuses veues
Sur ce chien delaissé, mort de faim par les rues,
Attendez ce loyer de la fidelité27.
35Refusant de jouer le jeu du roi, d’Aubigné reste fidèle à ses principes et ne peut pardonner à Henri IV d’avoir abjuré le protestantisme. Son intransigeance et sa certitude s’expriment dans ces paroles prophétiques qu’il prétend avoir tenues au roi, après l’attentat manqué :
Sire, vous n’avez encore renoncé Dieu que des lèvres, il s’est contenté de les percer ; mais quand vous le renoncerez du coeur, il vous percera le cœur28.
36Loin d’éprouver du repentir pour toutes ces réparties, d’Aubigné dissimule à peine la fierté qu’il éprouve en évoquant ses propos glorieux. Tous témoignent en faveur d’un individu inflexible, obstiné dans ses principes, « franc gaulois » et « franc parleur », tel qu’il aime à se peindre. Il assume les conséquences de ses choix : « Aubigné de qui la garnison n’estoit plus payées sept mille francs de pension otez, .. ». D’Aubigné incarne la (mauvaise) conscience du roi. Refusant les compromis d’Henri IV pour la pacification du royaume, d’Aubigné s’arrange pour toujours se trouver sur son chemin et lui montrer la figure du reproche. Rien d’étonnant si Henri IV s’irrite de cette intransigeance fanatique et finit par considérer d’Aubigné comme un ennemi à supprimer.
37Henri de Mesmes, dont les Mémoires ont un caractère privé très accentué, n’attend pas d’être disgracié car tenant Henri II comme l’artisan de son succès, il décide dès la mort de celui-ci, de se retirer sur ses terres. Ayant reçu une éducation d’humaniste, il trouve plus d’attrait et de profit à l’étude qu’au commerce de la cour. Le soin qu’Henri de Mesmes prend de sa personne, l’attention qu’il porte à son plaisir définissent le caractère intime de ses Mémoires :
Lors, pour ce que j’avois faict grand fondement de mes services en ce bon Roy et que le changement du règne ne me promettoit que nouveaux mouvements, je me disposay, après sa mort à moins voyager et moins courtiser et trouvois qu’il valoit mieulx me tenir à mes livres et à mon office, que je servois ordinairement depuis que mon père m’en eut quité l’exercice à mon retour d’Italie29.
38Catherine de Médicis le rappelle au devoir. Alors que cette invitation aurait été perçue comme flatteuse pour la plupart des mémorialistes, Henri de Mesmes la redoute et va même jusqu’à la présenter comme un échec, mais rien ne peut détourner la reine de sa volonté et il est victime des procédés d’intimidation de Catherine :
Au commencement de l’an 1568, après la reprise des armes et renouvellement des troubles, la Reyne mère du Roy prit la peine de me venir voir en ma maison à Paris, rue de Jouy, accompaignée du Cardinal de Lorraine et m’emmena avec elle à Saint-Mor où elle me tansa de mon trop excessif repos et continuelle vacation d’affaires pour l’estude des lettres : « qu’il estoit temps de secourir sa patrie et qu’il ne seoit pas bien à un bon citoyen d’estre sy à son ayse enfermé dans un jardin et un estude pendant le temps d’un orage public. » Je me défendy comme je peu, au despourvue, mais je fu tant batu jusques presque à nuict close, que, le soir, au retour à Paris, je n’estois pas moy-mesme, et n’avois plus ma liberté entière30.
39Alors que pour presque tous les mémorialistes l’investiture marque le début d’une nouvelle existence, leur assure l’accès aux honneurs et les remplit de joie, pour Henri de Mesmes c’est une contrainte qui l’affecte profondément et en anéantissant sa liberté, l’empêche d’exister comme il l’entend. [C’est] Chez Henri de Mesmes, [que] les charges éveillent les réflexions les plus amères. Rédigés après coup, les Mémoires par leur ton pessimiste témoignent de la gravité de l’atteinte, Henri de Mesmes, profondément blessé, se replie sur les composantes de sa personne qui sont emblématiques des valeurs de l’individu à la Renaissance. On retrouve ici un ton qui n’est pas sans rappeler celui de Montaigne lorsqu’il fait l’éloge de la retraite et de la liberté.
40La disgrâce est annoncée dans le texte par le récit des craintes de de Mesmes :
Je discourois en moy mesme combien la bonne grâce d’un si grand Prince aporte avec soy de faveur et de tremeur et me sembloit que d’estoit bien proprement parler quand les emplois près de tels Roys s’appellent les grandes charges ; et comme aucuns, ayans le Roy pour eux, n’ont peur de rien, moy, au contraire, avois peur de tout et l’ordinaire compaigne de la grande fortune m’estoit la grande crainte31.
41Cet avertissement est nécessaire et aménage une transition au sein du texte qui, juxtaposant récit de faveur et récit de disgrâce, fait saillir les caractéristiques de la disgrâce. Les faveurs représentent le salaire naturel du mémorialiste, la disgrâce surgit toujours comme un coup de théâtre, aussi imprévisible qu’irrationnel. Aussitôt après avoir évoqué ses craintes, Henri de Mesmes raconte sa disgrâce, événement suffisamment marquant pour qu’il la date comme s’il s’agissait d’un événement historique. Cela illustre bien la façon dont le discours personnel investit le discours historique et en imite la forme :
Or, le 17 janvier 1582, le Roy m’appela en son cabinet et me dict qu’il n’avoit pas contentement de ce que ses privez affaires n’aloient pas comme il désiroit. Je luy dis soudain : « Vous a-t-on dict, Sire, que j’en aie gasté quelque chose ? Y a-t-il plaincte de moy devant Vostre Majesté ? »32.
42Les choses se passent à peu près de la même façon pour Marguerite de Valois. Elle nous décrit les faveurs dont son frère la comble en l’investissant d’une mission spéciale auprès de leur mère en son absence puis à la page suivante la disgrâce éclate dans des termes qui font curieusement écho à ceux d’Henri de Mesmes. Peu importe la différence de rang entre une princesse et un chancelier : tous deux sont exactement traités de la même façon par la même personne, Catherine de Médicis. De plus, la représentation textuelle de ces disgrâces utilise des procédés rigoureusement identiques d’un texte à l’autre.
43Peu après avoir requis les bons services de sa sœur pour qu’elle veille à défendre ses intérêts auprès de Catherine alors qu’il lui faut gagner la Pologne, Henri d’Anjou change brusquement d’avis et conseille à sa mère de se méfier de Marguerite :
Des le soir même, je recognus le changement que ce pernicieux conseil avoit fait en elle ; et voyant qu’elle craignoit de me parler devant mon frère, m’ayant commandé trois ou quatre fois, cependant qu’elle parloit à luy, de m’aller coucher, j’attendis qu’il fut sorty de sa chambre ; puis, m’approchant d’elle je la suppliay de me dire si, par ignorance, j’avois esté si malheureuse d’avoir fait chose qui luy eust depleu33.
44Les questions que posent Marguerite comme celles d’Henri de Mesmes d’ailleurs impliquent leur innocence. Henri de Mesmes en demandant « Vous a-t-on dit quelque chose ? », suggère qu’il est victime d’une médisance. Marguerite de Valois, moins rompue à la vie de cour, allègue l’ignorance.
45Ces récits sont tous deux articulés de façon identique. Le récit de la condamnation est suivie d’une protestation, de questions pour essayer de comprendre les raisons de ce changement si soudain. Celles-ci n’obtiennent en général aucune réponse immédiate, ce qui souligne davantage l’aspect irrationnel et injuste de la disgrâce. C’est l’endroit où Fortune est fréquemment évoquée, le mémorialiste est la victime de cette capricieuse. La ligne argumentative qui sous-tend ces récits consiste à plaider non coupable. D’abord pris au dépourvu, essayant de comprendre, Henri de Mesmes réclame qu’on l’informe : « Dites moy de quoi on m’accuse ; [...] et se heurte pour toute réponse à « Devinez de cela ce que vous pourrez ; je ne vous en diray jamais rien »34. De même pour Marguerite de Valois, découragée devant tant de mauvaise foi :
Mais je n’advançay rien ; car l’impression des parolles de mon frere luy avoit tellement ocupé l’esprit, qu’il n’y avoit plus lieu pour aucune raison ny verité35.
46Le mémorialiste démontre qu’il est victime d’un coup monté et que les décisions qui le concernent sont déjà prises. Le respect de la décision royale est tel que les protestations ou contestations sont à peu près inexistantes. La rapidité de la résignation souligne l’impuissance du mémorialiste. Celle-ci offre un criant contraste avec les faveurs dont il était comblé quelques lignes auparavant. Le sentiment d’injustice est d’autant plus vif qu’il ne peut que le subir.
47En se peignant comme victime, le mémorialiste retire un profit rhétorique de sa disgrâce. C’est un peu le tour de force que réalisent les Mémoires. Au milieu de cette tempête inattendue où tout vacille, le mémorialiste veille à la pérennité des valeurs qui le caractérisent, il est attentif à se présenter comme inchangé. Marguerite invoque la raison et la vérité, de Mesmes le cœur (conscience ou courage), et la fidélité : « J’ay trop de cueur et de fidélité pour vivre une heure après vous avoir offensé par ma faulte ! »36.
48Ces vertus personnelles invoquées représentent, en fait des qualités universelles, entraînant une adhésion immédiate. Les motifs de la disgrâce ne sont pas donnés au moment de la disgrâce et le mémorialiste continue à s’interroger quelque temps, jusqu’à ce qu’un ami l’éclaire. De toute façon, les motifs sont tels qu’ils innocentent le mémorialiste de toute accusation. Ainsi, Marguerite de Valois explique qu’Henri, son frère, s’avise de ce méfier d’elle parce que « [...] je devenois belle, et que monsieur de Guyse me vouloit rechercher »37.
49Peut-on reprocher à Marguerite de devenir belle ? Certes non, cependant on peut lui reprocher, ce que précisément elle dissimule dans ses Mémoires, de ne pas avoir à l’époque, compris les dangers que pouvaient représenter pour le duc d’Anjou, son frère, une éventuelle alliance avec le duc de Guise.
50La lucidité de Marguerite de Valois est pathétique, d’une part, comme toute expression de détresse, elle émeut par son authenticité et d’autre part parce qu’elle réalise trop tard la complexité de sa situation. C’est là que se joue le drame de l’individu. Les Mémoires le décrivent en doublant la réalité du vécu d’une compréhension rétrospective de l’événement.
Trop jeune que j’estois, et sans expérience, je n’avois suspecte à cette prospérité ; et pensant le bien duquel je jouissois permanent, sans me douter d’aucun changement, j’en faisois estat asseuré ; mais l’envieuse fortune, qui ne peut supporter la durée d’une si heureuse condition, me preparoit autant d’ennuy à cette arrivée, que je me promettois de plaisir, par la fidélité de laquelle je pensois avoir obligé mon frere38.
51Outre la notion de Fortune, évoquée précédemment dans un contexte identique, soulignons celle du plaisir qu’éprouve Marguerite, non pas gratuit mais perçu comme gratification des services rendus. La frustration est double : disparition du plaisir d’assumer des responsabilités, d’exister et suspension de toute récompense en dépit des services déjà rendus. La complexité des alliances politiques n’ayant pas été saisie sur le coup fut bien souvent responsable de la disgrâce. En écrivant sa vie, le mémorialiste se donne une dernière chance, celle de tenter de modifier l’image du « piètre politicien » qu’il a été à un moment crucial de sa carrière politique. Jean Giono préfaçant une édition des Commentaires de Monluc signale les catastrophes qui fondent sur le brillant stratège qu’il fut dés qu’il s’avise de se mêler de politique :
Le malheur pour lui est, qu’en ces temps, la haute politique est affaire d’humaniste ; il en ignorera les ressorts toute sa vie, et quand il se hasardera imprudemment à vouloir y toucher il laissera chaque fois du poil, de la peau et de la chair dans les pièges qui claqueront sur lui de tous les côtés39.
52D’Aubigné fait figure d’exception car pour lui la disgrâce, prononcée par le Roi n’est qu’une épreuve supplémentaire qui lui permettra de montrer sa constance, de se montrer digne du choix de Dieu.
53Henri de Mesmes clôt son texte sur le récit d’un étrange épisode où se devinent les motifs de sa disgrâce. Il explique que Catherine de Médicis lui reprocherait de ne pas avoir clairement pris parti pour elle lors d’une dispute qu’elle avait eue avec son fils et dont elle avait fait d’Henri de Mesmes un témoin contre son gré. Lors de cet épisode, la reine fait garder la porte de la chambre où elle réunit de Mesmes et le Maréchal de Biron :
Soudain elle se meit à tanser Monsieur et nous apelloit tous deux à témoings et aides à son courroux. Nous ouymes, sans plus, mais nul n’ouvrit la bouche pour parler ny bougea ou l’oeil ou la teste ou l’espaule pour donner une seule signifiance de sa pensée ; ainsy restasmes, comme statues, indifférents et immobiles et du tout neutres !40.
54Or, la neutralité de de Mesmes lui était dictée par sa qualité de sujet, il ne pouvait guère en être autrement. Ces dernières pages lèvent le doute. Henri de Mesmes se décrit victime d’une situation sans issue où Catherine l’aurait attiré pour le compromettre. A l’instar d’Aubigné, pour Henri de Mesmes la dignité de sa personne exige le respect d’un code que Catherine le contraint précisément à enfreindre. Afin de demeurer fidèle au code du gentilhomme, il reste sourd aux imprécations de Catherine, vidé de sa substance, raide comme une statue. Présentée ainsi, sa disgrâce le grandit et exalte les qualités de fidélité et de courage qui le définissent. Il indique ainsi le prix qu’il leur attache. Les valeurs de la personne priment sur les impératifs dégradants de la politique.
55Imprévisible, la disgrâce survient soudain et surprend le chancelier Cheverny, elle est catégorique, irréversible, il n’y a rien d’autre à faire qu’à obtempérer. Elle est présentée par le mémorialiste comme un coup de théâtre, comme un événement totalement étranger au monde rationnel et logique que le mémorialiste construit dans son récit.
Le 3 dudit mois de septembre, le Roy s’advisa et se resolut, par l’advis très-mauvais et dangereux de quelques-uns, comme il s’est trouvé depuis, et sans faire cognoistre à personne du monde les occasions et raisons qu’il en avoit, de mander à tous les premiers et principaux de son conseil ordinaire, qui l’avoient tousjours servy et assisté, qu’ils se retirassent chacun chez soy, et leur escrivit à chacun une lettre de sa propre main, leur mandant qu’il n’estoit point mal content d’eux, et qu’il ferait plaisir quand les occasions s’en presenteroient ; qui sont les mesmes termes desdites lettres, sans leur en dire autres raisons ny occasions quelconques41.
56Suit la résignation rapide de Cheverny qui ne perd pas la maîtrise de la situation :
Aussi-tost que j’eus reçeu ladite lettre du Roy, qui me fust apportée par le sieur Benoise [...] qui me trouva dans mon coche avec ma suite accoustumée dans la forest entre Blois et ma maison de Cheverny, d’où je retournois trouver Sa Majesté pour le servir avec mesme affection et fidelité que j’avois fait toute ma vie, voyant le changement si inopiné et extraordinaire, je l’admiray un peu à l’abord ; mais Dieu, m’ayant fait la grâce de me sçavoir contenter dans les faveurs et prosperitez du monde, m’avoit aussi tousjours fait celle de me tenir tousjours préparé aux disgraces qui y devoient arriver, et à me sçavoir promptement accomoder et doucement resoudre à ce qui est de la volonté de mon maistre42.
57Cheverny répond aux instances du sieur Benoise et se rend à Blois où il n’obtient qu’une entrevue avec Catherine, Henri III refusant de le recevoir :
[...] et demeuray deux heures encore seul avec elle en son cabinet, où je receuz de Sa Majesté tout l’honneur et la satisfaction particulière que je pouvois esperer de sa bonté et de la recognoissance de mes fidelles services : cela fait, et ayant pris congé d’elle, je m’en revins en mon logis, et dès le soir je m’en retournay coucher chez moy à Cheverny, d’où peu de jours après je repartis et m’en vins me retirer dans ma maison d’Eclimont, comme tous les autres susdits du conseil firent, chacun en la sienne, en mesme temps et par mesme commandement43.
58Cheverny étouffe dans sa narration toute trace de ressentiment, il choisit de donner de sa disgrâce une narration objective et, taisant dignement ses sentiments, il leur substitue avec adresse la réaction de la France, ni plus, ni moins :
Toute la France s’estonna grandement de cette prompte mutation de la volonté du Roy, survenue sans aucune cause apparente contre personnes de nos qualitez, ausquels jusques-là il avoit tousjours tesmoigné tant de confiance et d’amitié, et que j’ose dire qui l’avoient si bien servy selon le malheur et la diversité des temps et de ses humeurs [...]44.
59Décrivant la stupéfaction générale et la confusion que cette décision provoque, Cheverny clôt le récit de sa disgrâce par quelques phrases exprimant la peine du bon serviteur empêché de remplir sa tâche et regrettant que le roi devienne la victime de mauvais conseillers :
quant à moy, le plus grand regret que j’en eus, fut d’abandonner mon bon maistre par son exprès commandement et par la persuasion violente de ennemis, et le laisser entre leurs mains pour le ruiner, comme après ils ne manquèrent de faire ; estant un grand prejugé d’inconvénient au troupeau, quand les chiens qui le gardent sont chassez de la maison45.
60En jouant jusqu’au bout la carte du fidèle serviteur, Cheverny souligne l’injustice de sa disgrâce et montre sa maîtrise de la situation puisque, magnanime, plutôt que de s’apitoyer sur lui-même, il adresse toute sa compassion au roi :
Et le Roy demeurant aussi seul et desnué de ses plus fidelles et ordinaires serviteurs, les affaires s’en allerent en si perilleux termes pour luy, que, par la conclusion desdits estais, Sa Majesté demeuroit despouillée de son authorité, et sa personne reduite à une espece de tutelle, et peut-estre en honteuse captivité [...]46.
61Le dénuement du roi a comme corollaire implicite les pouvoirs du duc de Guise ; ainsi même exclu du Conseil, Cheverny poursuit par la plume l’analyse politique de la situation et semble fournir au roi les arguments légitimant sa décision d’assassiner le duc de Guise. Se gardant ici encore de toute remarque personnelle, il ne le condamne pas explicitement. Sa critique s’exprime de biais : il s’identifie à la réaction de Catherine de Médicis puis il enchaîne sur le récit des troubles de la première guerre civile qui s’ensuit. Celle-ci est présentée comme la conséquence directe du renvoi des conseillers et contribue indirectement à souligner leur importance et surtout leur utilité puisqu’ils sont à peine renvoyés que la France sombre dans le désastre politique. Bien que disgracié, Cheverny n’en continue pas moins d’être informé, ce qui lui permet de tirer encore nombre de ficelles. Si le fait d’avoir joué un rôle important justifie l’écriture des Mémoires et est invoqué dès la préface, dés que Cheverny est déchu de ce rôle il doit se justifier de poursuivre ses Mémoires, comme si le pacte rompu par la disgrâce devait être reconduit et reformulé. C’est ce qu’il ne manque de faire en s’attribuant une nouvelle importance :
Parce qu’estant tousjours auprès du Roy, et ayant l’honneur d’avoir participé à tous ses conseils et secrets, j’ay estimé estre bon de laisser aux miens la verité par abregé des choses plus remarqueables, où la pluspart des historiens peuvent tromper la posterité ; aussi estimay-je encore par mesme raison estre obligé de mettre par ordre les mesmes choses comme je les ay veritablement apprises en ma maison d’Eclimont, où je suis tousjours demeuré durant mon absence de la Cour, et où tous les jours j’estois visité de plusieurs de mes amis d’un et d’autre party, qui quelques fois se sont rencontrez en mesmes temps ensemble chez moy, et puis s’entretuoient au partir de ma maison, tant l’aigreur estoit grande entre lesdits deux partis ; et ainsi en poursuivant ce que je fis pendant mondit sejour chez moy, je diray sommairement ce qui se faisoit en mesme temps parmy le monde47.
62Le lieu de retraite, loin d’être coupé du monde, est au contraire étonnamment central : les informations venant des deux partis y convergent et en font un lieu, non seulement objectif, mais de plus neutre. Imperceptiblement les qualités du lieu sont attribuées au maître du lieu : celui-ci se situe de toute évidence au-dessus de la mêlée. Il est en effet le seul à pouvoir imposer une trêve : on ne s’entretue « qu’au partir de (sa) maison ». Ainsi, Cheverny, bien que fraîchement disgracié, s’attribue néanmoins le beau rôle : celui de l’informateur impartial, s’alimentant aux deux principales sources d’informations qui lui rapportent tout ce qui se trame en France. En spectateur omniscient, il jouit d’une situation privilégiée et tire de son désengagement l’autorité du narrateur. Témoin dépourvu de charges et donc inattaquable, il commente l’histoire politique agitée de la France jusqu’à la mort d’Henri III.
63Tout au long du récit, il ne peut s’empêcher de chercher à comprendre les raisons qui ont poussé le roi à le disgracier. Ce questionnement revient à échafauder toutes sortes de possibilités, habilement présentées, d’ailleurs, comme les raisons que donnent les autres. Dans cette analyse qui vise à cerner les modalités du discours personnel, il faut souligner le grand soin que prend Cheverny à ne jamais présenter un sentiment personnel qui ne soit aussitôt partagé (et donc justifié) par un groupe. Cherchant à s’expliquer les raisons de sa disgrâce, il avance les motifs que d’autres lui fournissent. Partant, il est clair que son interrogation est légitime puisqu’elle est partagée. Cette attitude caractérise le rapport de l’individu à ses sentiments et à leur expression. Elle n’est possible que lorsqu’elle jouit de l’appui de la collectivité. Jamais Cheverny n’est seul, c’est un point important car il signifie que le fait qu’un groupe de personnages soient ensemble impliqués, le disculpe en tant qu’individu.
64La dernière raison qu’il invoque pour expliquer cette disgrâce collective est intéressante, Henri III aurait décider de limoger les conseillers, pour avoir les mains libres et en les éloignant éviter que ceux-ci préviennent Catherine de Médicis de son intention d’assassiner le duc de Guise et qu’elle l’en empêchât. Le renvoi des conseillers lui permettait aussi de les rendre responsables des maladresses du pouvoir devant les Etats Généraux, réunis à Blois, et de se disculper. Après le limogeage du conseil, survient l’assassinat du duc de Guise qu’implicitement Cheverny présente comme un événement que le Conseil aurait pu empêcher. La France sombre alors dans une période de troubles et d’agitations qui culmine avec l’assassinat d’Henri III par Jacques Clément. C’est, bien entendu, le déroulement chronologique mais celui-ci est aussi implicitement présenté comme le seul dénouement possible : en effet depuis le renvoi des conseillers, la France s’embourbe, les choses vont de mal en pis et dans cette logique de la déroute que construit Cheverny, le meurtre d’Henri III tient lieu de châtiment.
65Véritable carrefour de l’information pendant les tentatives que fait Henri IV pour imposer son pouvoir, Cheverny est énergiquement sollicité par celui-ci de reprendre ses fonctions. Le chancelier accepte et, comme par enchantement, le bon temps revient à la cour et pour la France :
[...] vindrent au devant de moy qui à cheval qui à pied, quasi tout ce qui estoit du conseil et de la chancellerie, avec infinis de mes amis, tous tesmoignans une extreme joye de mon arrivée à la Cour, et disans tout haut qu’ils croyoient voir revenir le bon temps avec moy48.
66Le retour de Cheverny à la cour est présenté dans ses Mémoires comme le triomphe de ses valeurs, celles de l’ » homme de bien » :
[...] pouvant dire icy sans aucune vanité que je vins de cette sorte à la Cour, avec la mesme egalité d’esprit et de contentement pour moy que j’en estois party, croyant qu’aucune faveur ou defaveur ne soit capable d’attrister ou abaisser, ny mesme d’esbranler la constance, conduite et jugement d’un homme de bien49.
67Cette fidélité à soi-même, ce repli sur les valeurs de la personne sont dictés par le peu de confiance que l’individu place dans le monde. Devant les démonstrations d’affections que son regain de faveur lui attirent, Cheverny, qui pourtant n’a cessé de souligner que sa disgrâce ne l’a pas coupé du monde, critique cependant sa versatilité :
Ayant donc ainsi receu et repris les sceaux de France, il est aisé à juger si, après tant d’honneur et de bienveillance que le Roy m’ avoit fait, chacun ne s’efforça pas de redoubler et multiplier les bons accueils et accollemens qu’ils m’avoient faits auparavant ; car ainsi va le monde, qui est un vrai pipeur pour ceux qui s’y fient50.
68Autre parlementaire, moins en vue que Cheverny, Claude Groulard, chevalier, seigneur de La Court et baron de Monville, pourvu d’une charge de conseiller au grand conseil en 1578, puis nommé président du parlement de Rouen en 1585 voue au roi une fidélité inaltérable. Déterminé à rétablir l’autorité d’Henri IV, il réunit la somme nécessaire pour financer la reconquête de Rouen. Ses bons services font des envieux qui essaient de lui nuire auprès du roi :
Je fus adverty par quelques miens amys que le Roy estoit fort courroucé à l’encontre de moy, et qu’il s’en esclairciroit avant que de partir. Cela ne m’esmeut en rien, car ma conscience estoit mon tesmoin, et mes services parloient assez pour moy51.
69Avant même qu’ait lieu l’entrevue, Groulard se déclare au dessus de tout soupçon et c’est aussi ce qu’il répliquera au roi en réponse aux reproches que ce dernier lui adresse. Sa conviction d’être innocent lui fait tenir un discours très libre où, tout en se disculpant, il adresse, à son tour, au roi des reproches assez clairs d’ingratitude. A l’instar de Cheverny il pratique la stratégie du boomerang où l’attaqué devient l’attaquant :
Je luy fis responce, avec une franche et honneste liberté, que je m’estimois mal heureux si quatorze années de fidelles services, sans aucune rescompense que de ses bonnes graces, qu’il m’avoit quelquefois departies plus que je meritois, ne fussent suffisantes pour empescher les calomnies de gens artificieux qui me hayssoient sans sçavoir pourquoy52.
70Henri IV ne se laisse pas décontenancer par l’assurance de Groulard et formule très clairement ses reproches. Partant le récit de l’entrevue se déroule à la façon d’un procès, Henri IV énumère les chefs d’accusation : Groulard a montré de la froideur à Saincte-Marie, sa créature ; il a mal parlé de M. de Rosny ; il a fait une ligue dans Rouen. Dans sa réponse, Groulard reprend chacune des accusations. Niant s’être jamais ligué, il se dit plutôt victime « de la charité de Sainte-Marie », homme présomptueux détesté de tous, et non seulement de lui, Groulard. Ici encore le groupe est invoqué pour justifier le comportement de l’individu.
qu’à la verité toutes les personnes d’honneur ne luy (Sainte-Marie) faisoient pas d’accueil, ne le visitoient point, ne s’offroient à luy, d’autant qu’il mesprisoit un chacun et menaçoit ; et que ce n’estoit pas merveille sy on ne le vouloit rechercher53.
71En bon orateur, il clôt sa défense sur la pièce la plus précieuse de son argumentation : Henri IV l’ayant convoqué pour le blâmer ferait bien de se souvenir que, s’il est là et roi, il le lui doit :
Finallement, avec une infinité d’autres discours que la douleur, mon innocence et ma liberté me suggéroient, je m’emportay à luy dire que j’avois une grande consolation en moy-mesme de ce que je me pouvois vanter qu’il me parloit à un lieu où il fut bien besoing, l’an 1589, que je luy fisse un signalé service, d’autant que sy tant soit peu j’eusse branslé au manche, il n’eust esté maintenant en peine de me parler, d’autant qu’il ne fust entré dans la Normandie54.
72Groulard, fort de ses services, parvient en fait à renverser les rôles : de sujet blâmé, il devient sujet blâmant, éludant ainsi reproches et disgrâces. Alors qu’un noble, disgracié par le roi, se soumet sur le champ, parfois sans mot dire, Groulard demeure la tête haute et fait preuve d’une inébranlable confiance en lui, ce qui lui vaut d’obtenir gain de cause. Les récits de disgrâces tels qu’ils apparaissent dans les Mémoires montrent que la noblesse de robe et celle d’épée ne sont pas logées à la même enseigne. En effet, le noble est directement dépendant de l’autorité royale et les décisions du souverain sont irrévocables. Président du Parlement de Caen, Groulard, semble jouir d’une immunité parlementaire qui le met à l’abri des revirements de fortune si fréquents à la cour. Tout en soulignant son comportement de sujet dévoué au service de son roi, Groulard montre cependant dans son discours au roi une liberté de ton qui donne une idée de l’autonomie et de l’assurance que prennent les assemblées parlementaires par rapport au pouvoir royal dans cette deuxième moitié du xvie siècle.
73Les récits de disgrâce représentent un moment privilégié pour saisir dans quel contexte se constitue la notion de personne au xvie siècle. Son rapport au pouvoir s’y lit sur le mode d’une frustration qui impose le repli sur les valeurs du moi, érigées en idéal de la personne, noyau solide et immuable dans un monde factice et changeant. L’insertion du récit de disgrâce dans un texte apologétique qui au départ semblait une opération complexe s’avère assez simple, et, avec certaines variantes, tous les mémorialistes ont à peu près la même stratégie : la disgrâce est uniformément représentée comme si injuste, si irrationnelle qu’au lieu de discréditer la victime, elle fait d’elle un martyr. La disgrâce est prononcée par le roi, ou la reine mais dès qu’elle est représentée dans la narration, elle agit comme un boomerang : l’accusation prestement détournée du mémorialiste se pose sur les personnes royales. Elles sont au dessous de l’idéal royal que les mémorialistes veulent servir. Tous dénoncent l’inconsistance de la conduite royale, et en conséquence la politique apparaît déterminée par un système très instable d’alliances, et déroge aux valeurs de la noblesse.
74Rien d’étonnant dés lors à ce que les périodes d’instabilité monarchique soient si propices à l’épanouissement d’un genre où l’individu frustré n’a plus que l’écriture pour compenser ce dont une conjonction politique très particulière l’a parfois injustement et souvent irréversiblement spolié. C’est par contraste avec les vicissitudes du politique que les mémorialistes mettent en évidence leur qualités. Celles-ci ne sont pas encore proprement individualistes, cependant les Mémoires du xvie siècle représentent un champ privilégié pour observer de quelle façon le domaine politique peut servir de catalyseur à l’émergence du sentiment de la valeur personnelle.
Notes de bas de page
1 J. Dufournet, La vie de Commynes, Paris, ed. C.N.R. S, 1969, p. 144.
2 J. Dufournet, op. cit., signale l’existence d’un plaidoyer que Commynes aurait rédigé pour se défendre des accusations de complots contre la régente, dont il était inculpé.
3 J. Dufournet, La destruction des mythes chez Commynes, Genève, Droz, 1966.
4 Bourdé G. et Martin H., Les écoles historiques, Paris, collection Points, 1983, p. 41.
5 Ph. de Commynes, Mémoires, in Historiens et chroniqueurs du Moyen Age, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pleïade, 1952, p. 1367.
6 Ibid., p. 1390.
7 Ibid., p. 1377.
8 Ibid., p. 1126.
9 Ibid., p. 1028.
10 Ibid., p 1219.
11 Ibid., p. 949-950.
12 Ibid, p. 1020.
13 Ibid, p. 1107.
14 Ibid., p. 1363.
15 Ibid. p. 1374.
16 Ibid., p. 1378.
17 Ibid. p. 1382.
18 Ibid. p. 990.
19 A. d’Aubigné, Sa Vie à Ses Enfans in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléïade, 1969.
20 Ibid., Préface.
21 Mémoires de Marguerite de Valois, éd. Y. Cazaux, Mercure de France, 1971.
22 A. d’Aubigné, op. cit., p. 402.
23 Ibid, p. 403.
24 Ibid., p. 403.
25 Ibid, p. 407.
26 Ibid., p. 408.
27 Id.
28 Ibid, p. 431.
29 Mémoires d’Henri de Mesmes, ed. E. Fremy, Genève, Slatkine, reprints 1970. Réimpression de l’édition de Paris, 1886, p. 162.
30 Ibid., p. 168.
31 Ibid., p. 190.
32 Ibid.
33 Mémoires de Marguerite de Valois, op. cit., p. 47-48.
34 H. de Mesmes, op. cit., p. 191 et 192.
35 Mémoires de Marguerite de Valois, op. cit., p. 47.
36 H. de Mesmes, op. cit., p. 212.
37 Mémoires de Marguerite de Valois, op. cit., p. 47.
38 Ibid., p. 46.
39 Commentaires de Monluc, préface par J. Giono, Paris, Gallimard, 1981, p. XII.
40 H. de Mesmes, op. cit., p. 211.
41 Mémoires de Cheverny, op. cit., p. 488.
42 Ibid., p. 489.
43 Id.
44 Id.
45 Ibid., p. 490.
46 Id.
47 Ibid., p. 492.
48 Ibid., p. 505.
49 Ibid.
50 Id.
51 Mémoires de Claude Groulard, collection Petitot, Paris, 1826, tome 49, p. 423.
52 Ibid., p. 424.
53 Ibid., p. 425.
54 Ibid.
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