L’influence de l’atomisme Gassendien sur la genèse du système philosophique de Leibniz
Change and permanence in the influencce of Gassendi’s atomism on the genesis of Leibniz’s philosophical System
p. 275-279
Résumé
This paper sums up five of the points that can be found with their complete developments in the main work of the author on the subject, Der Junge Leibniz, t. II: Der Übergang vom Atomismus zu einem mechanischen Aristotelismus. Der revidierte Anschluß an Gassendi. 1. The Syntagma Philosophicum has led Leibniz to his own early atomism. 2. There is a paradoxical historical analogy between Gassendi’s and Thomas Aquinas’ Syntheses of rational knowledge and Christian dogmas. 3. Leibniz’s world is a harmony with a universal mechanical foundation. 4. The very apories of atomism are the origin of Leibniz’s new concept of substance, namely the monad. 5. Technicism, which has emerged out of Descartes’ philosophy, is prevailing and menacing our world in spite of Gassendi’s and Leibniz’s philosophical heritages.
Note de l’éditeur
Traduction de Sylvia Murr, revue par l’auteur.
Texte intégral
I. Le Syntagma Philosophicum a conduit Leibniz à son atomisme des premiers temps
1Gassendi a exercé une influence importante sur la philosophie des Lumières en Allemagne par l’intermédiaire de l’œuvre de Leibniz. En effet Leibniz avait adopté l’atomisme de Gassendi lorsque, étudiant à Leipzig1 – et bien qu’il fût imprégné de l’aristotélisme conservateur qui dominait à l’université – il travaillait sur le Syntagma Philosophicum.
2Ce qu’il devait à Gassendi, Leibniz l’a occulté lui-même en caractérisant son atomisme des premiers temps comme un simple « préjugé de jeune homme »2. Cela n’empêcha pas un auteur polonais, David Selver, de mettre en évidence il y a plus d’un siècle, à propos de la « Dissertatio de Arte Combinatoria » de Leibniz, que le jeune Leibniz avait été profondément influencé par l’érudit français3 : selon lui, c’est la physique de Gassendi, c’est-à-dire la « Pars Secundo » de son Syntagma Philosophicum, qui a conduit Leibniz aux idées fondatrices de sa nouvelle philosophie naturelle.
II. Il existe une analogie historique paradoxale entre les synthèses de Gassendi et de Thomas d’Aquin
3La lettre à Nicolas Rémond (juillet 1714)4 nous montre un Leibniz critique de Gassendi. Voici ce qu’elle dit en substance : il est vrai qu’en s’initiant à la philosophie naturelle, lorsqu’il a commencé à se libérer des « sentimens de l’Ecole », il a été inspiré par la vigueur imaginative de l’atomisme de Gassendi – qui demeurera pour les jeunes gens une doctrine propédeutique –, mais « ce n’est pas de la philosophie » ; les notions de « vide » et d’« atomes » existant réellement ne font pas de sens en philosophie5.
4Il faut cependant être prudent : de telles déclarations, postérieures aux faits de près d’un demi-siècle, ne rendent pas compte de l’importance de l’atomisme et du mécanisme de Gassendi pour le progrès philosophique et scientifique dans l’Europe du XVIIe siècle – pas même en ce qui concerne Leibniz lui-même et la persistance de son son adhésion au mécanisme.
5Eduard Dijksterhuis a raison de dire que nous devons voir un parallélisme historique entre les synthèses de Thomas d’Aquin et de Gassendi6. Ce dernier en effet, avec Descartes et quelques autres, a préparé la voie à la victoire de la science naturelle et par suite à notre civilisation technico-industrielle actuelle – spécialement par son influence sur Locke et Leibniz.
6Leibniz a été puissamment attiré par le fait que Gassendi produisait une synthèse entre des thèmes théologiques d’une part, et, d’autre part, la réhabilitation d’une tradition antique jusque-là rejetée – synthèse analogue à celle de Thomas d’Aquin en tant que réhabilitation chrétienne d’une philosophie païenne. Son adhésion au caractère apologétique d’une telle synthèse n’est pas sans analogies avec l’attitude de Robert Boyle et d’Isaac Newton en la matière.
III. Le système de Leibniz : un monde harmonieux avec un fondement mécanique universel
7Une lecture serrée des lettres du jeune Leibniz donne la preuve que Leibniz a fondé sa nouvelle synthèse d’une métaphysique ancienne et d’une philosophie naturelle mécaniste, rénovée sur ce fondement (aménagé) d’un mécanisme atomiste purifié. Il l’appellait une « Philosophia Mechanica »7, c’est-à-dire « emendatum systema mediœ philosophies inter formalem et materiam philosophiam »8.
8Le noyau de cette philosophie se trouve dans une longue lettre à Jacob Thomasius (20/30 avril 1669)9. Il y affirme en effet :
que toute analyse doit commencer par les qualités primaires des corpuscules, c’est-à-dire grandeur, figure, mouvement – « magnitudo », « figura », « motus »10.
qu’une définition adéquate des choses naturelles n’a à prendre en considération que leur « extensio » et leur « antitypia » (impénétrabilité mutuelle)11 ;
le troisième point essentiel selon la méthode de cette philosophie mécaniste, pour Gassendi comme pour Leibniz, est le théorème fondamental selon lequel il n’y a pas d’action à distance : « nihil agit in rem distantem » 12.
9Cette lettre importante montre aussi que le mobile ultime de Leibniz était d’ordre théologique, comme avait été celui de Gassendi ; il s’agissait d’utiliser en les affinant des principes mécaniques, en vue de valider les démonstrations de l’existence de Dieu et de s’opposer scientifiquement à toutes les formes – alors proliférantes – de l’athéisme.
10C’est ainsi que le philosophe mécaniste Leibniz trouve la plus grande satisfaction de sa vie dans la construction d’un système de mouvement universel représentant l’unité et l’harmonie de notre monde. Ce système repose sur deux traditions extrêmement différentes :
l’application rigoureuse du mécanisme gassendien à tous les événements de la nature et de l’esprit.
(en opposition avec Gassendi) l’usage de la doctrine aristotéicienne du « motor primus »13. C’est ainsi que Leibniz parle de la « Ratio ultima rerum seu Harmoniœ universalis, id est Deus »14.
IV. Les apories de l’atomisme sont à l’origine du nouveau concept de substance de Leibniz – la monade
11Lorsque Gassendi discute de l’origine des formes dans le monde naturel, il la situe dans la matière comme fondement absolu de la substance15. Leibniz au contraire fondait les formes sur l’espace au sens platonicien16. C’est à partir de là qu’il revient à une « réhabilitation » de la « forma substantialis » d’Aristote en la recombinant avec l’idée d’« entelecheia ».
12Leibniz se trouvait embarrassé par le problème crucial de cet atomisme « christianisé » : dans le modèle philosophique de Gassendi, une conception consistante de l’atome aurait conduit à la dissolution de la cosmologie de Leibniz et de sa notion de Dieu premier moteur. D’un autre côté, cette conception de Dieu était dangereuse pour toute notion de substance mécaniquement utilisable (c’est-à-dire ontologiquement neutralisée), et plus spécialement pour le compromis gassendien de la notion d’atome.
13Au début de l’année 1668, Leibniz écrivit un essai intitulé « Confessio Naturœ contra Atheistas » consacré au problème de l’origine de la cohésion. Il y expose la triple aporie de l’idée atomiste de substance : cette idée, selon lui, est incapable de donner une réponse acceptable à la recherche philosophique et scientifique de l’origine de
la cohésion
la forme
le mouvement17.
14En utilisant le plus strictement la méthode atomiste-mécaniste de Gassendi, Leibniz était plus gassendiste que Gassendi lui-même, mais c’est précisément par là qu’il devait s’écarter de son grand maître.
15On peut d’ailleurs remarquer que la voie qui l’a mené à Gassendi lui a été ouverte par son professeur « moderniste » (pythagoricien/keplérien) Erhard Weigel18, astronome, mathématicien, architecte et inventeur à l’université d’Iéna. Plus tard Leibniz aurait eu pour maître en méthode mécanique-géométrique Thomas Hobbes19, ce qui n’est pas étonnant si l’on se rappelle les relations étroites qu’il entretenait avec Gassendi (selon la « Vie de Gassendi » de Sorbière insérée au début des Opera Omnia de Gassendi20).
16Leibniz eut une existence philosophique, comme Gassendi. Et la question du jeune Leibniz, qui le conduisit à Gassendi et par la suite l’incita à le dépasser, n’était autre que le désir de comprendre l’univers scientifique dans les termes d’une science nouvelle mécaniste, c’est-à-dire sur un nouveau plan scientifique21 :
« Hoc unum in quœstione est, an quœ Aristoteles de materia, forma, et mutatione a b s t r a c t e disputavit, ea explicanda sint per magnitudinem, figuram et m o t u m »22.
17Il n’est pas possible d’imaginer que Leibniz, au troisième quart du XVIIe siècle et dans l’Allemagne de son temps, se soit élevé au niveau d’un philosophe de rang européen, s’il n’avait pas eu l’occasion de lire le Syntagma philosophicum de Gassendi23.
V. Le technicisme, résultat de la philosophie héritée de Descartes, en dépit de l’héritage de Gassendi et de Leibniz
18J’aime à rappeler deux phrases d’Andé Robinet : « Je suis convaincu que parmi tous les philosophes du XVIIe siècle Leibniz est le plus proche de nous [...]. Il se rapproche de nous à mesure que nous nous rapprochons de lui »24. Espérons-le !
19Gassendi et Leibniz cherchaient une nouvelle synthèse – une nouvelle posture mentale – capable d’engendrer une nouvelle culture européenne. Ils étaient conscients du fait que la réduction cartésienne, consistant à résoudre les problèmes fondamentaux de l’homme par la simple objectivation, pouvait assurément s’avérer très rentable à court terme, mais pouvait aussi conduire à une impasse. Le système cartésien en effet – au demeurant très plausible – de la disjonction entre deux types de substances, les substances étendues (res extensa) et les substances pensantes (res cogitans) ne fournissait-il pas un point de départ efficace d’un côté à l’actuel pluralisme nominaliste de nos sectes idéologiques et disciplines scientifiques, et de l’autre au technicisme universel – et unificateur – de nos sociétés industrielles technicisées et commercialisées ?25
20L’observation et la perception de notre environnement naturel n’est plus pour nous comme autrefois une vision contemplative – et souvent gratifiante – de la nature : elle est devenue un combat non-philosophique, exclusivement scientifique, pour la domination sur le marché. Je suis les traces de Gassendi et de Leibniz lorsque je pense, moi aussi, que cette solution n’est, tout compte fait, pas rentable.
21Peut-être est-il philosophiquement utile de projeter notre monde actuel dans l’année du quatrième centenaire de la mort de Gassendi, en 2055. Les experts du MIT (tels que Jay Forrester et Dennis Meadows) s’attendent à ce qu’en ce temps, qui sera celui de la génération de nos petits-enfants, se produisent des effondrements catastrophiques de nos systèmes industriels et écologiques26. Une histoire des sciences et de la philosophie soucieuse de répondre aux besoins de notre temps a l’obligation de trouver une nouvelle formule consensuelle pour vivre de façon rationnelle. Nous sommes obligés de créer une nouvelle doctrine réfléchissant ces trois cents ans de développement de la science européenne, réfléchissant les résultats désirés et indésirables de la science et de la philosophie ; et nous ne devons pas nous en tenir à la seule réflexion mais passer à la pratique.
22L’année même où naissait Gassendi à Champtercier, Jan Amos Komensky, mieux connu sous le nom de Comenius27, naissait dans un village de Tchécoslovaquie. Avec Gassendi et Leibniz, il pourrait nous servir de troisième guide tutélaire pour évaluer notre mode européen de penser et d’agir, lorsqu’il cite cette phrase de Platon :
« Toute science produit des résultats plus négatifs que positifs, une fois que la science du meilleur est perdue »28.
Notes de bas de page
1 Cela se passait probablement dans l’année 1663/64. Notre thème implique des questions et des préalables extrêmement complexes dont je ne peux que résumer les contours ; c’est pourquoi je renvoie à la monographie : Konrad Moll, Der junge Leibniz, T. II, Der Übergang vom Atomismus zu einem mechanistischen Aristotelismus. Der revidierte Anschluß an Gassendi, Stuttgart : Frommann-Holzboog, 1982 (abrégé en « MOLL II. » par la suite).
2 Die Philos. Schriften von G.W. Leibniz, éd. C I. Gerhardt (abrégé en « G.P. » dans la suite) T. 4, p. 514.
3 David Selver, Der Entwicklungsgang der Leibniz’schen Monadenlehre bis 1695, Leipzig, 1885.
4 G.P. 3, 620.
5 Voir Moll II, 75 sq. et note 107.
6 E. Dijksterhuis, Die Mechanisierung des Weltbildes, [original néerlandais : 1950] trad. all. Berlin, 1956, p.-475.
7 Éd. Académie (« A ») VI 2, 341.
8 GP. 4, 516.
9 AII 1, 14 sq. ; G.P. 1, 15sq.
10 Cf. par exemple Petri Gassendi [...] Opera Omnia (Lyon, 1658, reprint Stuttgart : Frommann-Holzboog, 1964 ; « Op. » par la suite) I 266 sq., et Leibniz, A II 1, 15.
11 Cf. Op. I 231b et Leibniz, A II 1, 16.
12 Cf. entre autres Op. I 450a et Leibniz, A II 1, 10.
13 Cf. Aristote, Métaphysique, XII.
14 A II 1, 162.
15 Cf. Syntag ma philosophicum, Pars II, Sectio I., lib. iii., Op. I 229-283. Voir là-dessus Moll II, 77 et 123-132
16 Op. cit. II, 151 n. 284, et 195-197 ; Leibniz, A II 1, 22 : spatii repletivitas.
17 Cf. Leibniz A VI 1,490 sq. G.P. 4, 107 sq. Voir là-dessus Moll II, 93 sq et 121 sq.
18 Leibniz avait assisté à ses cours à léna en 1663. Pour l’influence durable de Weigel sur Leibniz, voir Moll, Der Junge Leibniz T. 1, Die wissenschaftstheoretische Problemstellung seines ersten Systementwurfs. Der Anschluß an Ehrhard Weigels Scientia Generalis, Stuttgart, 1978 (Moll 1).
19 Voir K. Moll, « Die erste Monadenkonzeption des jungen Leibniz und ihre Verbindung zur mechanistischen Wahrnehmungstheorie von Thomas Hobbes », dans Studio Leibnitiana Supplementa T. XXVII, 1990, Leibniz’Auseinandersetzung mit Vorgängem und Zeitgenossen, pp. 53 sq.
20 Op. I ii ; Sorbière dit de Hobbes qu’il était « Gassendo charissimus », ibid., verso.
21 Ehrhard Weigel (cf. ci-dessus note 18) avait déjà, d’une certaine façon, jeté un pont reliant les anciens aux modernes avec son Analysis Aristolelica ex Euclide ( !) restituta (Iéna, 1658), qui avait soulevé l’inquiétude des savants de son temps.
22 Voir Moll I, 113 sq.
23 Voir Moll II, 193 sq.
24 « Leibniz und wir », Göttingen, 1967, p. 3.
25 Je renvoie à Georg Picht, « Ist eine philosophische Erkenntnis der politischen Gegenwart möglich ? » (Une connaissance philosophique de l’actualité politique est-elle possible ?), dans G. Picht, Hier und jetzt : Philosophieren nach Auschwitz und Hiroshima (Ici et maintenant : Philosopher après Auschwitz et Hiroshima), t. II, Stuttgart, 1981.
26 Cf. Jay W. Forrester, World Dynamics, Cambridge/Mass., 1971.
27 Comenius (1592-1670) né à Brod en Moravie (Tchécoslovaquie), persécuté parce qu’il était Frère Morave et ardent prosélyte, déclina l’invitation de Richelieu à venir se réfugier à Paris en 1642, et finit par s’établir en 1656 à Amsterdam jusqu’à la fin de ses jours. Poète, pédagogue, philosophe, théologien, mystique, activiste politique (il militait pour la liberté de la Bohême), il eut une grande influence sur l’Europe du nord ; Malebranche, Leibniz, Herder s’inspirèrent de sa pansophie.
28 Platon, Alcibiade Mineur, éd. Steph., 146 C 11 – D 5.
Auteurs
Professor, Fachhochschule Esslingen. 33, Hellerweg. D- 7300 Esslingen. Germany.
Sylvia Murr (trad.)
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