Gassendi et « les quatre philosophes » de Hume
Gassendi and « The four philosophers » of David Hume
p. 245-262
Résumé
A strong current of Epicureanism had appeared in England during the XVIIth. century and strengthened throughout the XVIIIth. century, when the influence of hedonism in morals and politics kept increasing. The point is to determine Gassendi’s influence on Hume’s philosophy. Gassendi was not directly quoted; but, among the twelve Essays, moral and political, published in 1742, Hume sketched four « portraits », the first of which is « the Epicurean » (the three others being « the Stoïc, the Platonist and the Sceptic »). Indeed, « the intention of the essay on the Epicurean and the other following essays is not so much to explain accurately the sentiments of the ancient sects of philosophy, as to deliver the sentiments of sects that naturally form themselves in the work »; but I have tried to determine the indirect influence of Gassendi on the first essay and in other quotations of Epicurus.
Note de l’auteur
Abbréviations utilisées : LQP . voir note 4 (Hume, Enquête sur les principes de la morale ; les quatre philosophes) ; DRN : voir note 5 (Hume, Dialogues sur la religion naturelle) ; TNH : voir note 16 (Traité de la nature humaine) ; PG : voir note 20 (O.R. Bloch, La philosophie de Gassendi ; nominalisme, matérialisme et métaphysique).
Texte intégral
1Ce n’est pas, surtout au XVIIIe siècle, parce qu’un auteur est explicitement désigné qu’il exerce une influence directe sur celui qui le cite ; ce n’est pas non plus parce qu’il n’est ni désigné ni cité que son influence est nulle. Il devient simplement plus difficile de la mesurer. Il en est ainsi de l’hypothétique influence de Gassendi sur Hume. Cette influence existe probablement, tant les philosophies de l’un et de l’autre apparaissent, sur des points essentiels, voisines, voire quasi identiques ; néanmoins, Hume ne fait aucune allusion directe à Gassendi, ni dans ses œuvres, ni dans sa correspondance1. Le problème est donc d’évaluer la probabilité d’une influence, d’apprécier la longueur et les directions de ce chemin indirect.
2Si, comme il semble, il n’y a pas eu méconnaissance de Gassendi par Hume, la filiation peut passer, d’un côté, par des auteurs que Hume a probablement lus, puisqu’il les cite – comme Pascal, Boyle, Barrow, Locke, Newton, Bayle2- ; d’un autre côté, par des auteurs qu’il a vraisemblablement consultés, mais qu’il ne cite guère – nous pensons en particulier à Charleton et à l’historien de la philosophie, Stanley3. La difficulté que nous rencontrons, dès lors que nous ne voulons pas nous contenter d’un rapprochement abstrait entre les doctrines de Gassendi et de Hume, mais que nous recherchons entre elles, dans une situation de relative pénurie d’informations, une éventuelle filiation, c’est de déterminer des repères qui font que l’on parle bien des rapports de Hume et de Gassendi et non de Hume et d’un des multiples intermédiaires par lesquels il pourrait être confronté à la pensée de Gassendi. Qu’est-ce qui nous permet d’identifier une idée, une thèse ou un thème gassendiens chez Hume, quand bien même notre auteur n’aurait pas trouvé cette idée, cette thèse ou ce thème chez Gassendi lui-même, mais qu’il en aurait hérité par des voies indirectes ?
Problèmes de méthode
3Nous nous sommes fixé un petit nombre de règles pour tenter d’identifier une influence. L’une d’elles consiste à relever les traits communs aux deux doctrines, pourvu qu’ils soient assez déterminants. S’il s’agit de repérer un empirisme de part et d’autre, le trait n’est pas décisif ; en revanche, si le trait est plus rare, il permet de relever un emprunt ou une affinité avec plus d’assurance. Une autre règle, un peu plus sûre, consiste à relever des agrégations ou des faisceaux de traits communs, surtout si l’union de ces atomes thématiques en espèces de molécules ne pouvait être pleinement attendue. Le jeu des associations et des dissociations, lorsqu’il se retrouve semblable ou identique de part et d’autre et s’il est suffisamment original, permet de mesurer la vraisemblance d’une influence.
4Il faut convenir que ce procédé aurait été extrêmement fastidieux et son résultat douteux, car on peut toujours trouver des similitudes entre deux philosophies quand on les compare indéfiniment, si Hume ne nous avait opportunément fourni un angle d’attaque et ouvert une voie plus praticable.
5En effet, la comparaison ne se perd pas à l’infini car Hume prend ordinairement soin de faire le relevé systématique – quoique schématique – de positions philosophiques possibles, soit sur un problème particulier comme le problème religieux, soit plus généralement, lorsqu’il s’agit de donner forme aux attitudes fondamentales de l’existence humaine. La façon humienne de philosopher consiste souvent à tracer le circuit entier des positions possibles et à montrer les cohérences et les incohérences d’un certain nombre d’attitudes naturelles4. Ainsi Hume montre-t-il, dans la XIIe partie des Dialogues sur la religion naturelle (DRN), comment on passe inévitablement du théisme au déisme, du déisme à l’athéisme et de l’athéisme au théisme5. En 1742, il s’était attaqué à un problème plus large : étant donnée l’existence humaine, quelles sont les façons diverses et cohérentes de la penser ? Les mêmes philosophèmes6 se voyaient ainsi interprétés diversement et regroupés en unités plus vastes et différentes les unes des autres ; le nombre de leurs combinaisons possibles n’est pas si élevé qu’on pourrait l’imaginer. Certes, Hume devait présenter quelques excuses pour avoir réduit le nombre des philosophèmes7 ; mais il indiquait par là une méthode pour établir des comparaisons précises entre des philosophies. Voici comment il procède.
6Chaque attitude philosophique digne d’être prise en compte accorde à l’existence humaine la fonction d’un principe de réalité8. Aucune philosophie ne serait crédible qui l’ignorerait. Mais il est plusieurs façons de se situer par rapport à cette réalité à partir de laquelle réfléchit toute philosophie authentique ; conformément à la tradition, Hume en relève quatre : celles de l’épicurien, du stoïcien, du platonicien et du sceptique, qui lui semblent schématiser et se partager le champ du possible.
7Dès lors que l’on accepte cet inventaire des positions qui unit et oppose les mêmes philosophèmes dans des constructions philosophiques différentes, on est placé dans des conditions plus favorables pour tirer parti de la méthode « probabiliste ». On évite ainsi de se trouver dans la situation, repérée par les DRN, qui oblige en cosmologie ou en théogonie à laisser proliférer les conjectures9 et qui, par là même, rend impossible de mesurer la valeur de quelque hypothèse que ce soit ; ici, en effet, l’existence humaine et la nécessité de se donner des règles de vie praticables servent de limites aux hypothétiques regroupements et exclusions. Ceux-ci peuvent donc être observés et la comparaison de doctrines, qui ne mène pas à l’infini, n’est pas dépourvue de sens.
8Le travail consiste d’abord à comparer la figure de l’Épicurien à celle de Gassendi. Car le discours de l’Épicurien tel qu’on peut le lire dans le premier des Quatre essais10 ne correspond pas entièrement à celui d’Épicure ou de Lucrèce11, repris par Gassendi. L’épicurien de Hume se présente aussi sous des traits modernes. La confrontation avec Gassendi, qui ne s’est pas contenté d’étudier en historien l’épicurisme mais qui s’est revendiqué de cette philosophie, doit donc se concentrer sur ce point12. Ensuite, il faudra savoir ce que Hume retient lui-même de cet épicurisme et tenter de démêler ce qu’il doit à Gassendi dans la formation de sa propre philosophie. Car il faut prendre garde à un point qui complique un peu les choses : les positions épurées retenues par Hume dans ses œuvres sont « naturelles » ; elles ne correspondent pas exactement à des thèses historiquement soutenues par des auteurs réels. Si, la plupart du temps, l’on ne peut être à la fois épicurien et platonicien, on peut assez souvent être à la fois épicurien, sceptique et présenter quelques traits stoïciens. Hume ne dit rien des sectes philosophiques modernes, mais il semble aller de soi qu’il ne se peint nullement sous les traits de l’un des quatre philosophes – quand bien même ses sympathies iraient vers le sceptique – et que l’Épicurien ne figure pas davantage Gassendi. Pourtant ces portraits de philosophes sont sans doute beaucoup moins anhistoriques que le prétend leur auteur13.
La figure de l’Épicurien dans l’œuvre de Hume
9La figure de l’Épicurien ne fait son apparition dans l’œuvre de Hume qu’après la parution du Traité, qui ne met guère l’accent sur les questions religieuses. Dès 1742, en revanche, l’Épicurien deviendra la figure de proue du groupe des Quatre philosophes (qu’il constitue avec le Stoïcien, le Platonicien et le Sceptique) et son point de vue sera pris en compte dans toutes les discussions religieuses qui suivront. Le défenseur d’Épicure mis en scène dans la section XI de l’Enquête sur l’entendement humain (1748) est un personnage introduit par Hume pour détruire la rationalité prétendue de l’idée de providence. Défendant le principe humien qu’une cause recherchée doit être proportionnée à son effet connu, il montre sans peine que l’idée religieuse de providence n’y satisfait guère et que, par contraste, le jeu du vide et des atomes, censé être au fondement de l’univers, est une explication incontestablement supérieure. Le personnage n’est évidemment qu’un prétexte pour attaquer à moindres risques une thèse de la religion chrétienne et de sa philosophie. Les DRN feront également une place de choix aux arguments de l’épicurisme dont ils extrairont, d’une part, pour la faire valoir comme hypothèse, l’affirmation de l’infinité de la matière ; d’autre part, la thèse de la difficulté d’affirmer conjointement l’existence des dieux et celle du mal constaté dans le monde14. Mais cet usage « baylien » d’auteurs – comme Épicure et Lucrèce – que l’on charge d’attaquer, sous couvert de l’histoire et comme par délégation, des thèses encore défendues au XVIIIe siècle, ne reste pas confiné au seul terrain religieux dans l’essai sur l’ Épicurien.
10Certes, il est encore question de la providence dans le dernier alinéa du texte, mais c’est au prix d’une perversion de l’Épicurisme antique sur laquelle nous reviendrons. En revanche, les autres thèmes ont une signification théologique moins directe, sinon négligeable.
11Le premier d’entre eux affirme le naturalisme. Les artifices de l’homme, l’inlassable volonté qu’il a de changer par ses techniques l’ordre du monde, sinon ses lois, et par là de se changer, ont beau faire : ils ne changent en réalité presque rien. L’univers est donné à l’homme et il ne peut en modifier fondamentalement la « machine » (p. 212) par ses actions ; l’homme est aussi donné à lui-même et il n’est pas davantage question qu’il change « sa constitution et sa structure primitives » (« original frame and structure », p. 212). L’art peut bien réorganiser très localement et partiellement la nature : il ne se substitue pas à elle. Mieux, ce que nous admirons en l’art, c’est la nature redistribuée plutôt que la redistribution même : le génie, l’enthousiasme sont des forces naturelles, quand bien même il serait possible de les cultiver et de les entretenir artificiellement (pp. 211-212).
12Très discrètement, mais ce point ressort mieux par contraste avec le discours du Stoïcien, Hume suggère que l’Épicurien adopte une idéologie opposée à celle du libéralisme croissant qui a réussi à imposer l’idée que la valeur était dans la production même des valeurs, c’est-à-dire dans l’action ; et à transformer en fins les moyens mis en œuvre pour les obtenir15. Pour l’Épicurien en effet, ce ne sont pas les actes déployés pour obtenir les plaisirs qui constituent le but de l’action ; c’est bien le plaisir même. Figurant la résistance aristocratique au libéralisme, l’Épicurien affirme qu’on n’invente pas de nouveaux plaisirs (p. 212) ; et que la recherche du bonheur exprime une nature qui, de ce point de vue, n’est pas affectée par l’histoire et reste toujours la même. Par cette passivité naturelle, par ce fait inchangeable de notre humanité, nous sommes essentiellement des êtres de passions. Ce principe fondamental a, entr’autres, deux conséquences :
Il serait absurde de rechercher une vertu qui, héroïquement, s’opposerait au jeu des passions. Autant demander d’arrêter le cours impétueux du sang dans ses vaisseaux (p. 213). La vertu peut calculer, organiser, et par là multiplier et vivifier les plaisirs : elle ne saurait s’y opposer (p. 213, p. 215). Le sage stoïcien, qui croit pouvoir le faire, demande à chacun de rentrer en soi-même, c’est-à-dire de substituer à la loi de la nature celle de l’autonomie de la raison. Mais sans hétéronomie, l’esprit n’est rien qu’une chimère ; il n’existe qu’à condition de s’ouvrir à un monde à l’extérieur de lui. Otez ce monde et le psychisme sombre dans la pire des dépressions (pp. 213-214). L’esprit est une mise en ordre du flux des impressions ; si on les lui ôte, si on le sépare artificiellement du corps ou si on lui demande de produire des règles propres, il n’est plus rien. Cette prétention stoïcienne d’autarcie est en réalité le produit de la suprématie de l’orgueil sur les autres passions.
C’est la même illusion d’autonomie qui porte la raison à édicter des règles pour penser. « C’est dans vos joyeuses conversations, mieux que dans les raisonnements formels des écoles, que se trouve la vraie sagesse » dit l’Épicurien (p. 215) qui sous-entend que la pensée nous est aussi naturelle que la respiration et le sentiment16 ; et que c’est lui faire violence que de la barder de règles. Loin de dissocier la raison du travail passionnel qui la trame, il s’agit au contraire d’affirmer la solidarité de la raison et des passions : « Ce sont elles qui me font nécessairement connaître les décrets de la nature et non vos frivoles discours » (p. 214)17, lance l’Épicurien à l’adresse des sages orgueilleux et ignorants. Une raison coupée de ses intérêts affectifs, loin de se développer, s’anéantit.
13A vrai dire, une raison qui n’accepte pas de se limiter aux sensations et aux affects, qui ne se contente pas des signes que lui fait la nature, mais leur cherche un fondement transcendant, sombre dans l’illusion. Par deux fois dans le texte, l’Épieurien coupe court à l’illusion métaphysique ; la première fois, lorsqu’il s’agit de voler au-devant du plaisir ; la seconde, lorsque la pensée a glissé comme par mégarde vers les zones sombres de la mort et de son incertain au-delà. Ces ruptures sont sans doute trop brutales ; elles devront être corrigées. Mais elles indiquent déjà une direction au scepticisme philosophique : celle de consacrer sa tâche à la critique des illusions et plus particulièrement des superstitions. Il n’y a pas de savoir métaphysique positif possible ; « nos doutes actuels sur la cause originaire de toutes choses, jamais, hélas ! ne seront levés » (p. 218). Comme chez Pascal, notre vie nous est obstacle à un savoir métaphysique ; mais il ne sera pas levé pour autant le jour de notre mort. Il ne faudrait toutefois pas – et c’est bien le risque qui apparaît implicitement dans ce point de vue de l’Épicurien – qu’au nom du plaisir toute science et tout labeur fussent proscrits : la tâche délicate de limitation ne semble pas relever de la compétence de l’Épicurien.
14La véritable efficacité du discours épicurien tient dans sa critique et sa contestation de valeurs morales et politiques, produits de l’imaginaire social. Les valeurs de l’amour, de l’amitié, toutes celles que Hume classait sous la rubrique de la « générosité restreinte » sont tenues pour supérieures à celles qui prétendaient embrasser l’humanité entière. « C’est dans vos tendresses amicales, mieux que dans les creuses discussions des hommes d’État et des prétendus patriotes, que se manifeste la vertu » (p. 215). On le sait déjà : le désir artificiel de transcender notre humanité est illusoire ; aux yeux de la vie d’abord : l’écume des artifices ne saurait cacher la réalité de la nature. Au regard de la mort ensuite : « Encore un court instant et [...] nous serons comme si nous n’avions jamais été. Plus un souvenir de nous sur la terre ; et même la nuit fabuleuse d’en-bas ne nous servira pas de demeure. Nos angoisses inutiles, nos vains projets, nos spéculations incertaines, tout se dissipera et disparaîtra » (p. 218).
15Ce qui frappe dans ce portrait dont notre description n’a respecté ni les proportions ni surtout les couleurs, c’est l’absence complète d’un des éléments majeurs de l’épicurisme ; l’atomisme. Plus généralement, si l’on excepte une fugitive allusion au « vide »18, la physique, qui devrait être la pièce maîtresse d’une doctrine dont la métaphysique ne conserve plus guère qu’une fonction critique, est à peu près oubliée. L’accent est plutôt mis sur les aspects pratiques de la doctrine ; encore que ceux-ci ne soient pas très « actifs ». Enfin, on l’a vu, le portrait néglige (au moins directement) les aspects athées ou seulement agnostiques de la doctrine.
16Si cette relative négligence rapproche les traits du portrait de l’Epicurien de l’analyse effectuée par le De vita et doctrina Epicuri, les deux premières considérations (physique et morale) se trouvent, en revanche, quasiment inversées lorsqu’on passe de Hume à Gassendi. En effet ce dernier insiste plutôt sur la physique et tend à négliger l’aspect pratique de la doctrine. Mais il existe suffisamment de points communs aux deux études de l’Épicurisme, qu’ils soient ou non l’objet d’une adhésion de la part de nos deux auteurs, pour qu’une comparaison entre leurs doctrines puisse en partir et qu’il soit possible de mesurer l’influence sur la philosophie de Hume d’une philosophie qui s’est voulue et déclarée épicurienne. D’ailleurs, le problème posé par cette comparaison ne saurait être seulement celui, quantitatif, d’effectuer le relevé de points d’accord et de désaccord : chacun de ces points est un signe qui n’a de sens et de valeur que par différence avec d’autres signes. Ainsi chaque trait de l’Épicurien n’a-t-il de sens chez Hume que par rapport à d’autres traits chez le Stoïcien, chez le Sceptique ou chez le Platonicien et, ultimement, à la philosophie de Hume lui-même ; de même chaque thèse du De vita et doctrina Epicuri par rapport à la philosophie de Gassendi. Il n’est donc pas absurde de tenter une comparaison des doctrines de Hume et de Gassendi sur la base en apparence étroite de leurs conceptions d’Épicure et d’essayer de démêler par là une difficile question d’héritage.
17Dans cette pièce qui se joue à trois acteurs. Hume, Gassendi et, de façon plus indéterminée19, l’Épicurien, trois configurations sont logiquement possibles et non exclusives. Dans la première. Hume accepte certaines thèses épicuriennes rejetées ou contournées par Gassendi. Dans la seconde, Hume et Gassendi s’accordent pleinement sur des thèses qu’ils attribuent à Épicure et à Lucrèce. Dans la troisième, Gassendi accorde à Épicure, au moins à titre d’hypothèses (comme c’est le cas de l’atomisme), des thèses sur lesquelles Hume n’insiste guère (sauf quand il s’agit de considérer comme des atomes les impressions de sensation et certaines idées). L’examen de ces trois configurations pourrait mener à la détection d’une éventuelle influence de Gassendi sur Hume.
Examen du premier type de configurations
18Quelles sont les thèses épicuriennes acceptées par Hume et refusées, du moins en apparence, par Gassendi ?
19Tout en indiquant suffisamment les limites de son procédé, O. Bloch a fait l’inventaire serré des thèses épicuriennes que Gassendi présente sans leur accorder sa croyance20. Invariablement, le fondement de ce refus tient dans la contradiction qu’une adhésion à ces thèses ne manquerait pas d’occasionner avec la foi chrétienne de Gassendi. Hume n’a évidemment pas les mêmes scrupules ; les idées de pluralité des dieux, de pluralité des mondes, du désintérêt des dieux à l’égard de ces mondes, sont des hypothèses joyeusement acceptées par son personnage de Philon21. La thèse de la mortalité de tout ce qui est né, y compris de l’âme, ne fait pas peur à Hume22 qui envisage une équivalence du corps et de l’âme23 et ne recule pas devant l’idée d’une corporéité de l’âme24. Enfin, sur le plan moral, Hume accorde volontiers à Épicure que la mort n’est pas à craindre et qu’il n’est pas interdit de se suicider25.
20Comme tel, ce jeu d’oppositions et d’adhésions sur des modes divers n’indique aucunement que Hume a trouvé ses arguments antireligieux chez Gassendi. N’aurait-il pu en trouver une partie dans les notes de l’article « Épicure » du Dictionnaire de Bayle26 ou dans la XIIIe partie de l’History of philosophy de Stanley ? En faveur d’une connaissance plus directe des thèses de Gassendi par Hume, il est possible d’apporter trois « preuves » un peu plus fortes, quoiqu’elles n’atteignent jamais la valeur qu’on souhaiterait leur donner en histoire.
La première tient dans le traitement identique de l’idée platonicienne d’« âme du monde ». Certes, pour des raisons théologiques, Gassendi ne peut donner son assentiment au vide et aux atomes sans d’expresses réserves ; mais O. Bloch a montré que la dénonciation par Gassendi de l’« âme du monde » comme métaphorique était l’équivalent d’une adhésion à une règle épicurienne qu’il n’était pas question d’approuver directement et qui consiste à expliquer la nature par elle-même, sans s’embarrasser de quelque justification théologique supérieure27. Gassendi ne peut affirmer directement que les dieux ne se soucient pas du monde, ce que lui permettrait l’atomisme épicurien, mais il peut obtenir l’équivalent pratique de cette thèse en dénonçant l’« âme du monde ». Cette ruse est très exactement celle de Hume qui n’établit guère la vérité d’une thèse émise par l’un de ses quatre philosophes sans recourir à l’apagogie. Hume et Gassendi sont beaucoup moins éloignés qu’on pourrait d’abord se l’imaginer si l’on se contentait de lire les déclarations explicites de Gassendi ; il faut suivre le subtil jeu des négations, très comparable chez les deux auteurs.
En second lieu, il est étonnant que Hume conserve la complication des gestes par lesquels Gassendi introduit une thèse épicurienne à une époque où la liberté de pensée laisse tout de même une plus grande marge de manœuvre au philosophe28. Ainsi le texte de l’Épicurien fait-il dépendre l’affirmation qu’« il ne faut craindre ni la mort ni les dieux » d’une autre affirmation : que, s’il y a une providence, elle se réjouit de notre bien et se réjouit de nous voir chercher notre bonheur
(p. 218). Cette affirmation s’effectue, il est vrai, sur le mode hypothétique et ne se sépare pas de considérations plus païennes. Or l’affinité avec Gassendi est saisissante : O. Bloch a montré comment, pour lever l’interdit doctrinal concernant le premier remède du « tetrapharmakos » et accepter qu’« il n’y a rien de mal à craindre de Dieu », Gassendi se contentait de rejeter la négation épicurienne de la providence29. On voit encore ici que si, prises séparément, les thèses épicuriennes sont irrecevables dans le cadre du christianisme, elles le sont moins ou ne le sont plus si l’on sait les interpréter30, comme disait Cowley, c’est-à-dire : si l’on sait jouer habilement une thèse contre une autre.En troisième lieu. Hume commet le même gauchissement de la doctrine épicurienne que Gassendi, alors qu’il se sent, à coup sûr, moins lié que lui par la doctrine chrétienne et qu’il veillera à plus de précision historique quelques années plus tard pour contester l’idée de providence31. « Il n’y a qu’une certitude que nous puissions obtenir [dit l’Épicurien des Quatre philosophes] : s’il y a un esprit qui gouverne et préside ce monde, il doit se complaire à nous voir remplir les fins de notre existence, à nous voir jouir de cette volupté [pleasure] pour laquelle seule nous avons été créés. Que cette pensée nous délivre de nos angoisses [...] » (p. 218). Ne croirait-on pas, au mode hypothétique près, entendre Gassendi qui saisit, dans la « quête universelle du plaisir », « la marque providentielle de l’habileté du Créateur qui a voulu, par ce biais, amener les êtres vivants à accomplir les opérations nécessaires à la vie »32 ? Il paraît invraisemblable que Hume ait ignoré en 1742 une thèse épicurienne aussi importante que celle de la négation de la providence, dont un historien comme Stanley ne fait pas mystère33 ; dès lors, il peut s’agir d’une ironie humienne à l’égard de ces théologies épicuriennes34, comme l’Angleterre a pu en compter pendant plus d’un demi-siècle. En tout cas, l’épicurien de Hume partage décidément au moins quelques traits avec Gassendi.
21L’analyse de la première « configuration » a aussitôt mis en évidence les limites de cette méthode de classement. Nous sommes partis de thèses d’Epicure acceptées par Hume quoique explicitement refusées par Gassendi ; mais le jeu subtil des attaques et des défenses auquel se livre Gassendi au moyen du principe de contradiction35 a très vite rappelé qu’une opposition explicite pouvait dissimuler un certain type d’accords. Cette expérience incite, sinon à renoncer au procédé, du moins à la prudence dans l’utilisation d’un cadre assez formel. Une configuration peut en dissimuler une autre.
Examen du deuxième type de configurations
22En poursuivant l’analyse et sans déborder le cadre de l’essai sur l’Épicurien, on trouve tout naturellement les thèses sur lesquelles Hume et Gassendi s’accordent pleinement – et apparemment sans faux-fuyant – avec Épicure et Lucrèce ; or presque toutes les thèses relevées dans l’Épicurien fondent un tel accord, que Hume en ait été conscient ou non. Lorsqu’on les passe rapidement en revue sous ce nouvel angle, on arrive à trois constatations :
231. L’opposition du naturalisme à l’artificialisme est un thème commun à la philosophie de Hume et à celle de Gassendi. La communauté de vues des deux auteurs est même sur ce point tout à fait saisissante. Ni l’un ni l’autre ne mettent en doute le caractère « mécanique » de la nature ; et c’est à un épicurien plus proche de Gassendi que d’Épicure lui-même que Hume fait dire, en parlant de la « sagesse de la nature » : « Laissez-la conduire la machine qu’elle a si sagement organisée » (p. 212). Ce mécanisme reste contemplatif et explicatif ; il ne donne aucunement lieu à un activisme technologique qui viserait à nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. Hume, qui reconnaît en Bacon « le père de la physique expérimentale »36, est en réalité fort éloigné de son héroïsme technologique : chez lui, comme chez Gassendi, la passivité de notre appartenance à la nature est plus profonde que tous les actes par lesquels nous chercherions à nous transformer37. De part et d’autre, on affirme la stabilité de la nature humaine et l’on en découvre la preuve jusque dans l’histoire38. Le progrès, pensé et reconnu par l’un comme par l’autre, ne remet pas fondamentalement en cause les grands équilibres de la nature humaine39.
24Il est vrai que Hume, plus économiste que Gassendi, est trop libéral pour ne pas préférer le goût de l’action chez son Stoïcien à l’oisiveté aristocratique de son Épicurien40. Mais si le rapport de l’homme à son plaisir est profondément changé par l’économie libérale, ce changement ne va pas jusqu’à affecter la structure de nos passions. « Nous ne pouvons naturellement pas plus changer nos sentiments personnels que les mouvements des cieux » (TNH, p. 636). La technique peut bien réorganiser très localement et partiellement la nature : elle ne se substitue pas à elle et n’invente pas de nouveaux plaisirs (p. 212). Tout en finalisant les actions41 des hommes – et même, plus généralement, celles des vivants42-, le plaisir ou la volupté43 limitent l’activisme ; Hume l’a bien compris, même s’il ne partage pas entièrement sur ce point l’attitude de l’ Épicurien. Il n’accorde d’ailleurs pas non plus le finalisme biologique44 qu’il place dans la bouche de son personnage ; ne trouvons-nous pas là un signe de plus que l’étrange épicurisme mis en scène par le premier essai des Quatre philosophes, loin de devoir tous ses éléments à Épicure (tel qu’il pouvait être très correctement présenté par Stanley sur ce point)45, doit bien davantage à Gassendi qui, pour sa part, n’a jamais renoncé à une conception téléologique du vivant46 ? Mais nous devons bien avouer que nous ne savons pas par quel canal Gassendi a imposé une certaine figure de l’épicurisme jusqu’à Hume.
252. Sur l’interprétation d’un moi qui ne saurait ni produire la loi de son existence ni, à plus forte raison, prétendre dicter leur loi aux choses, on trouve aussi un large accord de Hume et de Gassendi. Sans doute, la foi chrétienne de Gassendi impose-telle des limites à la critique de l’autonomie spirituelle (PG, p. 169) ; si l’on veut que l’âme reste immortelle, il faut bien lui accorder une substantialité qui la distingue du corps. Mais Hume n’ignore pas que la critique des paralogismes peut très bien se concilier avec un certain christianisme puisque, dans les DRN, c’est Déméa qui défendra la thèse humienne sur le psychisme contre Cléanthe, le théiste47 ; Hume a-t-il pensé à Gassendi pour placer ce trait dans la bouche de son personnage48 ? En tout cas, les expressions que l’on trouve sous sa plume sont voisines de celles par lesquelles Gassendi exprime son nominalisme. Si le terme d’« amas » (d’impressions) – « a heap » (THN, SB, p. 636) – définit le moi humien, c’est bien le même terme d’« amas »– « agger »– qui définit l’idée générale constituée à partir des sensations par l’imagination ou l’entendement49. De même, si le psychisme est comparable à un théâtre sur la scène duquel circulerait un flux d’impressions et d’idées (TNH, p. 344), l’imagination – qui est presque l’essentiel de l’esprit chez Gassendi (PG, p. 138)– est le lieu d’« un mouvement continu des images » 50. Enfin, comment ne pas entendre l’écho que semble faire la question de Philon à une remarque critique de Gassendi ? « Quel privilège particulier possède cette petite agitation du cerveau que nous appelons la pensée, pour que nous en fassions le modèle de l’univers entier ? » demandaient les Dialogues (DRN, p. 32) ; or, dans la Disquisitio (Op. III 382a), Gassendi avait reproché à Descartes de s’enfermer dans le « cachot de l’entendement » au lieu de se tourner vers le « théâtre de la nature »51.
26Mais sur la voie du matérialisme, Gassendi va souvent plus loin que Hume. Certes, Hume ne manque jamais de souligner l’équivalence de l’âme et du corps, il parle bien de la matière des impressions52 ; comme dans l’Abrégé de Bernier53, le caractère plausible du matérialisme est plutôt établi par apagogie dans les DRN ; on reste tout de même fort éloigné de l’expression et de l’idée de « fleur de la matière »54 par laquelle Gassendi caractérise l’âme. Il n’est toutefois pas impossible que le texte assez énigmatique du Traité, écrit sur le mode de la dénégation55, et dont l’essai sur l’Épicurien rend un écho assourdi56, concernant les soubassements physiologiques qui trament nos processus psychiques, soit inspiré de Gassendi.
273. Quand on s’entend sur l’idée d’une telle physique de l’âme, quand on refuse l’idée d’une autarcie psychique, on s’accorde aussi sur l’effet de ces idées en logique : il s’agira, en particulier, de ne pas multiplier les règles que l’esprit s’impose à lui-même57. Mais il faut pousser l’accord des réflexions humiennes et gassendiennes sur la connaissance bien au-delà de cette simple négation.
28C’est, dans l’œuvre de Gassendi comme dans celle de Hume – que celui-ci parle en son nom ou fasse parler à sa place des théologiens –, un leitmotiv : les choses les plus simples qui nous entourent dans notre quotidien nous sont aussi radicalement inconnues que les plus lointaines58. Et l’on croirait à tort que le travail scientifique lève beaucoup ce voile d’ignorance. Le savant ne procède pas très différemment du sens commun59 ; il saisit des signes60 qu’il traite comme des effets et s’élève par induction à des causes61. Ces causes ne nous font guère pénétrer le secret des choses62 : théologiquement exprimée, cette position revient à parler d’une nature qui échappe à l’étroitesse de notre esprit63 ; mais Hume, critique radical de la notion de substance, ira sans doute de ce côté-là, accompagné de son Épicurien64, plus loin que Gassendi : l’intimité des choses nous échappe simplement parce qu’elle est une illusion65. Le seul discours possible sur le terrain même des sciences en est un de vraisemblance66, de probabilité67 et de conjecture68 ; aucune certitude n’est possible.
29De ce point de vue, chez Gassendi69 comme chez Hume, le scepticisme ne vient pas seulement accompagner l’épicurisme ; il le fonde. L’épicurien de Hume rompait ça et là brutalement avec un savoir dont il ne voulait pas s’embarrasser. Ainsi récusait-il l’autorité de sages qui, orgueilleusement, prétendaient lui montrer la voie du bonheur : « Laissez-moi consulter mes propres passions et inclinations. C’est en elles que je dois lire les décrets de la nature et non dans vos discours frivoles »70. Mais ce renversement conforme à l’Épicurisme traditionnel – qui fait des passions l’un des critères de vérité – n’est encore que vulgaire71 ; et le recours à l’expérience affective n’est pas à lui seul un savoir. Sans doute convient-il d’accueillir l’autorité de l’expérience des passions comme celle des autres phénomènes, mais elle ne nous livre pas davantage la réalité en soi des processus qui aboutissent à sa manifestation. Un passage par l’abstraction est nécessaire ; seulement, l’esprit, dans son travail scientifique, peut bien lier des expériences les unes aux autres, les opposer : il n’a affaire qu’à lui-même et qu’à ses stratagèmes. C’est lui-même qu’il évalue en fonction de l’expérience ; la science ne nous conduit pas aux choses en soi. Il faut la naïveté des théistes72 pour prendre la représentation d’une chose pour la chose même73.
30Il y a donc un large accord entre les philosophies de Gassendi et de Hume sur la conception de la connaissance et de ses limites : l’homme, dans la connaissance, se trouve face à ses actes et ne pénètre pas l’intimité des choses. Hume le montre peut-être mieux par ses analyses de la notion de « probabilité ». En revanche, Gassendi a peut-être les formules les plus étonnantes sur le vrai ; les unes le conduisant à dire, peut-être par la médiation de Desargues, que nous ne saisissons que l’ombre de la vérité74, et l’on croit alors entendre Pascal75 ; les autres, plus étranges encore, rappelant d’anciennes expressions de Sextus Empiricus en un sens que Bentham fera réentendre plus tard : « la vérité fait partie des êtres relatifs »76.
31L’idée de « relation » doit encore être creusée, car elle rapproche, par l’interposition des philosophies de Locke et de Bayle77, la philosophie de Hume de celle de Gassendi ; quand Hume n’en aurait pas pris conscience. Mais elle nous fait délibérément sortir du cadre de VÉpicurien. Or, pour rester fidèles à la méthode suivie jusqu’à présent, il faut régler préalablement un point. On s’est étonné de l’étrangeté qui consiste à ne souffler mot de l’atomisme dans l’essai sur l’Épicurien ; Hume ne dit rien non plus des Idées dans l’essai sur le Platonicien ! C’est qu’il a nous a prévenus d’emblée : il ne chercherait aucune fidélité historique aux doctrines.
Analyse de la dernière configuration. Atomisme et relation
32Cette dernière configuration ne laisse pas d’être importante malgré tout ; elle consiste à chercher les thèses que Gassendi accorde à Épicure au moins à titre d’hypothèses, et sur lesquelles Hume n’insiste guère.
33A ma connaissance, Hume, s’il critique la divisibilité à l’infini de l’étendue mathématique, ne se prononce guère sur la nature continue ou discontinue de la matière physique ; il adopte sur ce point un phénoménisme strict et ne s’aventure guère dans ce labyrinthe, à la différence de Gassendi, qui envisage l’atomisme au minimum comme une méthode78. En revanche, l’atomisme est au moins essayé à titre d’hypothèse dans la psychologie du Traité79 ; il devient par là possible d’appliquer aux mouvements psychiques les principes et les lois de la mécanique (l’inertie, l’attraction – sous le nom d’association – et la combinaison de ces principes). L’atomisme permet de parler le langage du simple et du complexe, c’est-à-dire de la composition. Ici, il est possible de faire une suggestion ou une hypothèse qui rapprochera, une fois de plus, la philosophie de Hume de celle de Gassendi, sans qu’il soit possible d’établir historiquement cette filiation.
34On connaît l’étonnante thèse de Gassendi sur le principe d’inertie, qui n’aurait pas simplement une portée idéale et mathématique susceptible de rendre compte de mouvements réellement beaucoup plus complexes. Si simple qu’il apparaisse, le principe d’inertie est le résultat complexe d’un mouvement inné des atomes (PG, p. 227). On pourrait se demander si Hume n’a pas, dans une certaine mesure, transposé cette thèse dans le domaine psychologique des impressions dont on sait, d’une part, qu’elles jouissent d’une vivacité (« vivacity », « vividness » qui se traduit par la qualité vécue de « liveliness ») interne que Hume n’hésite pas à qualifier d’innée80 ; et dont on connaît d’autre part les règles d’association qui permettent d’en penser le devenir. Plus généralement, l’idée que la sommation de mouvements désordonnés peut produire des mouvements plus ordonnés, ou des lois plus stables, est une hypothèse qui intéressera Hume en de multiples domaines (DRN, pp. 113-114)81. La vieille idée démocritéenne82, si violemment contestée par Aristote, d’un ordre obtenu à partir du hasard, recevra, au début du XVIIIe siècle, une vivacité nouvelle, par la publication de la loi des grands nombres de Bernoulli en 1713.
35Avant d’esquisser un bilan des rapports entre la philosophie de Hume et celle de Gassendi, il faut souligner que l’insistance sur le thème des relations, inévitable dans une philosophie qui récuse l’idée de « substance », l’était tout autant dans une philosophie atomiste ou, si l’on préfère, dans le nominalisme gassendien. La promotion de la relation corrobore la conception du savoir que nous avons précédemment décrite ; car pas plus chez Hume que chez Gassendi, « la relation n’est pas dans les choses mêmes, elle n’est qu’une adjonction créée par l’opération de l’esprit qui met en rapport »83.
36Il en est des relations comme des qualités sensibles ; les unes comme les autres ne sont rien dans les objets mêmes quoique les unes existent pour l’entendement et les autres pour les sens. Ce qui ne veut pas dire que le travail des peintres et des teinturiers soit rendu vain84, mais ce qui pose le problème d’une ressemblance – sinon d’une identité – de réglage, chez les hommes, de leurs sens ainsi que de leurs entendements.
Conclusions
371. Une éventuelle influence de Gassendi sur Hume est plus difficile à analyser que celle, par exemple, de Spinoza sur Hume. Si la connaissance que Hume possède de l’auteur de l’Ethique ne semble guère se nourrir d’une lecture directe de cet adversaire « substantialiste », au moins le nom de Spinoza figure-t-il dans le Traité. Les affinités avec Gassendi sont autrement plus évidentes, soit par des traits singuliers, soit par des assemblages entiers de thèmes qui ont transité plus ou moins directement par Pascal, par Locke, par Bayle ; mais le nom de Gassendi n’est jamais cité. Ce qui recouvre toutes les raisons que l’on peut avancer en faveur de l’influence recherchée d’un voile d’abstraction et leur ôte tout caractère décisif.
38Il est un étrange phénomène à l’âge classique : il arrive fréquemment que, lorsqu’un auteur cite le nom d’un philosophe, l’allusion à ses thèses soit des plus approximatives ; et qu’en revanche, lorsqu’un auteur se trouve, par de très nombreuses thèses, au plus proche d’un autre, il ne daigne pas en dévoiler le nom ou n’y songe guère.
392. On a reconnu que Hume, en philosophe protéiforme85, utilise ses quatre essais de 1742 pour essayer des hypothèses contradictoires. Gassendi se sert aussi en grande partie d’Épicure comme d’un masque pour avancer des hypothèses. Il le fait si bien d’ailleurs qu’on a pu le soupçonner de sacrifier à la pratique de la double vérité et que Mandeville croit pouvoir s’autoriser de Gassendi lorsqu’il décide de philosopher par dialogues ; ce qui semble historiquement faux86. La vérité est que Hume et Gassendi adoptent une position « probabiliste » : les thèses opposées peuvent être affectées d’un degré de croyance qui les rend recevables les unes et les autres. L’éclectisme de Gassendi et la faculté humienne de changer de masque n’ont pas d’autre sens87.
403. Enfin, parmi ces thèses qui justifient le recours au dialogue ou à la multiplicité des masques, une place particulière doit être réservée au matérialisme. Il est clair qu’un chrétien ne peut donner forme au matérialisme que sous un masque ; c’est chez Gassendi la fonction remplie par sa recherche sur Épicure. Hume n’a sans doute pas les mêmes scrupules à l’égard du christianisme, mais le matérialisme le plonge dans d’aussi violentes contradictions, quand il abandonne le dialogue pour parler en son propre nom. Le matérialisme est sans doute la doctrine qui satisfait le mieux le désir humien de positions audacieuses et paradoxales ; mais il est aussi le contenu le plus déchirant pour une philosophie qui prend son fondement dans les perceptions et se trouve contrainte d’occuper des positions équivoques sur des points essentiels88.
41Je termine par une curieuse remarque. L’apagogie est le moyen par lequel le matérialisme s’est crypté parce qu’il était irrecevable sur les plans religieux, moral, politique. Il s’est donc transmis sous les masques subtils de la négation logique. Les raisons de son irrecevabilité déclinant – comme c’est le cas lorsqu’on passe du siècle de Gassendi à celui de Hume –, le matérialisme aurait pu paraître au grand jour. Or, on constate que son cryptage apagogique ne s’est pas détruit pour autant, mais qu’il a simplement changé de sens et de valeur.
Notes de bas de page
1 Le Professeur Fred S. Michael, auteur d’une communication sur ce thème au colloque de Nantes sur Hume le 1er juillet 1992, est parvenu aux mêmes conclusions décevantes.
2 De ce point de vue, on n’est pas toujours plus avancé lorsqu’un auteur en cite explicitement un autre : Hume connaît-il Spinoza, dont il croit citer les thèses, autrement que par le Dictionnaire historique et critique de Bayle ?
3 Nous pourrions ajouter Thomas Creech, John Wilmot, William Temple, Saint-Évremond enfin, dont les œuvres furent éditées à Londres par Des Maizeaux en 1728.
4 Le mot de « naturel » figure dans la courte introduction que Hume a écrite aux quatre essais sur les philosophes (Hume, Enquête sur les principes de la morale ; les quatre philosophes, trad. Leroy, Paris : Aubier, 1947 ; Abréviation : LQP). Il s’agit, dit-il, « de présenter les sentiments [ « sentiments »] des sectes qui se forment naturellement [ « naturally »] dans le monde et nourrissent des opinions différentes de la vie humaine et du bonheur » (p. 211).
5 Op. cit., trad. M. Malherbe, (Paris : Vrin, 1987. Abréviation : DRN), p. 148.
6 La finitude humaine, l’impossibilité de connaître l’essence des choses, de l’âme, de Dieu, la nécessité d’une éthique, celle de la recherche du bonheur, etc.
7 Le « sceptique » de Hume tient que deux thèmes seuls sont dignes de considération en philosophie : celui de la brièveté et de l’incertitude de la vie, d’une part : celui de la comparaison de notre condition avec celle d’autrui, d’autre part. Hume commente dans une note que « le sceptique va peut-être trop loin quand il réduit à ces deux-là tous les thèmes et toutes les réflexions philosophiques » (LQP, p. 253).
8 C’est bien le cas de dire, avec Gassendi, que l’expérience est « ce maître qui nous enseigne le réel » (Exercitationes [...], Op. III 108a).
9 DRN, p. 95 : « Qui, dans de tels sujets, décidera où est la vérité ? Qui conjecturera où est la probabilité, parmi un si grand nombre d’hypothèses qui peuvent être proposées, et un plus grand nombre encore qui peuvent être imaginées ? » [...] « Multiplier les causes sans nécessité est certes contraire à la vraie philosophie ; mais ce principe ne s’applique pas au cas présent ».
10 Il ne faudra pas omettre les autres ouvrages où la figure de l’Épicurien est présente, c’est-à-dire l’Enquête sur l’entendement humain et les DRN (dialogues dans lesquels Philon fait maintes fois valoir les arguments d’Épicure et de Lucrèce).
11 Hume n’en disconvient d’ailleurs pas. On lit en tête de l’Épicurien que « cet essai et les trois suivants n’ont pas pour but d’exposer avec précision les sentiments des sectes philosophiques de l’Antiquité » (LQP, p. 211).
12 Que Hume se soit informé sur Épicure par Stanley, Charleton, Glanvill ou quelque autre auteur moderne, il en a trouvé le nom plus ou moins étroitement lié à celui de Gassendi.
13 Ainsi n’est-il pas impossible de reconnaître, à travers le portrait du Platonicien, celui de théologiens anglais, comme Joseph Mede et Henry More. Il ne faut sans doute pas couper ces portraits des Quatre philosophes d’un arrière-fond ironique.
14 Il faudrait sans doute ajouter aussi l’argument lucrécien de la jeunesse du monde – dont Gassendi fera état.
15 Voir l’essai sur l’Intérêt, Discours politiques de Hume, Amsterdam : Lambert, 1754, t. I, p. 157, in : Quatre discours politiques. Bibliothèque de philosophie politique et juridique, Université de Caen, 1986, p. 95.
16 Comme il est dit dans le Traité de la nature humaine (ab. : TNH) (trad. Leroy, Paris : Aubier, 1946), p. 270 : « La nature, par une nécessité absolue et incontrôlable, nous a déterminés à juger aussi bien qu’à respirer et à sentir ».
17 L’allusion à l’un des trois critères épicuriens de vérité est ici parfaitement claire. Les deux autres sont la sensation et la « prolepsis ».
18 « Comment ton esprit trouverait-il en lui-même le bonheur ! Quelle ressource possède-t-il pour combler une telle immensité de vide [void] et suppléer à tous les sens et à toutes les facultés de ton corps ! » (p. 212).
19 Je dis « de façon plus indéterminée », car il ne s’agit pas toujours pour Hume et pour Gassendi de respecter sous ce nom la vérité historique d’une doctrine qui reçoit d’étranges gauchissements, conscients ou non.
20 O.R. Bloch, La philosophie de Gassendi ; nominalisme, matérialisme et métaphysique, La Haye : Nijhoff, 1971 [Ab. : PG], pp. 300-301.
21 DRN, pp. 94, 95, 105. 128.
22 De l’immortalité de l’âme, in : L’histoire naturelle de la religion, Paris : Vrin, 1971, p. 106 ss.
23 Les textes sont, sur ce point, extrêmement nombreux dans le Traité. TNH, pp. 69, 116, 273, 374, 398, 644 & c.
24 Au point que, au sens même où il entend le matérialisme – qui « unit toute pensée à l’étendue » (TNH, p. 329) –, Hume est souvent matérialiste.
25 Du suicide, in : L’histoire naturelle de la religion, op. cit., pp. 115 ss.
26 On peut établir avec certitude que Hume a lu au moins quelques articles de ce Dictionnaire, traduit en anglais en 1738. C’est le cas de l’article « Spinoza ».
27 PG, pp. 308-309.
28 Il est vrai que Hume apprendra à ses dépens, quelques années après sa publication des QP, qu’il convient, si l’on désire faire une carrière universitaire, de ne pas trop user de cette marge de liberté.
29 Voir PG, p. 304 pour le commentaire de ce passage de l’Éthique du Syntagma.
30 « Épicure a peut-être raison, pourvu qu’il soit bien interprété » disait Cowley. Cette attitude est typique d’un courant de philosophes anglais à l’égard d’Épicure au XVIIe siècle. Charleton, Evelyn, le traducteur du De Rerum Natura, ont essayé de faire une lecture chrétienne d’Épicure.
31 « Je nie la providence, dites-vous, je nie qu’un gouvernement suprême du monde guide le cours des événements [...]. Mais assurément, je ne nie pas le cours lui-même des événements, qui reste ouvert à la recherche et à l’examen de tous » (Enquête sur l’entendement humain, trad. Leroy, Paris : Aubier, 1947, p. 194).
32 Cf. Syntagma Philosophicum, Ethica, Livre II : « De Felicitate », chap.3 « In quo constat Vita Beata » (Op. II 107b).
33 Stanley, The History of philosophy, « XIIIth. part, containing the Epicurean Sect », Sec. II, chap. 3 : « We must first acquit the Divine Power from the solicitude and labour of framing the World, for it could not be a Cause blessed and immortal that made it ».
34 Nous pensons à ce texte, qui est probablement de Thomas Bayes à moins qu’il ne soit de son père, Joshua, intitulé Divine Benevolence : or an attempt to prove that the principle end of the divine providence and government is the happiness of his creatures (Londres : J. Noon, 1731).
35 Pascal, par exemple, se livre couramment au même jeu. Nous n’apprenons guère le vrai que par la négation du faux : « L’homme [...] ne connaît naturellement que le mensonge, et il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux. Et c’est pourquoi, toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle soit » (Œuvres complètes, Paris : Gallimard (« La Pléiade »), 1964, pp. 585-586). On comprend comment, avec cette méthode, des propositions peuvent être acceptées à condition de prendre des sens complètement différents de celui qu’elles semblaient avoir au départ.
36 Abrégé du Traité de la nature humaine, trad. Deleule (Paris : Aubier, 1971), p. 38.
37 Voir PG, pp. 50-51,72-73.
38 « L’histoire est véritablement la lumière de la vie, car non seulement elle chasse les ténèbres du passé et en dissipe les confusions, mais encore elle arme l’esprit de ses exemples innombrables et lui fournit le moyen de voir et de comprendre, à l’aide du passé, ce qu’on doit attendre de l’avenir, quelle fin on doit attribuer à la vie, à quoi mène cette universelle comédie, à quel point il n’y a rien de nouveau ni dont on doive s’étonner » (De Vita & Moribus Epicuri, Livre VIII, chap. 8 : « Ad objecta de Poëtica & c. », Op. V 232a-b ; PG, pp. 42-43). Il est difficile de ne pas rapprocher ce texte de ce que dit Hume dans la VIIIe Section de l’Enquête sur l’entendement humain : « Les hommes sont si bien les mêmes, à toutes les époques et en tous lieux, que l’histoire ne nous indique rien de nouveau ni d’étrange sur ce point. Son principal usage est seulement de nous découvrir les principes constants et universels de la nature humaine en montrant les hommes dans toutes les diverses circonstances et situations, et en nous fournissant des matériaux d’où nous pouvons former nos informations et nous familiariser avec les ressorts réguliers de l’action et de la conduite humaine » (Paris : Aubier, 1947, p. 131). L’essai de 1741 sur l’Etude de l’histoire précisait que l’un des « avantages que l’on recueille de l’histoire » est qu’elle « perfectionne le jugement » : « Il y a, outre cela, dans les lumières que donne l’étude de l’histoire, un avantage qui [...] est qu’elle nous instruit du train des affaires de la vie ».
39 Loin de mettre en question la stabilité de la nature humaine, l’idée de « progrès » la suppose. Voir PG, pp. 56-57, p. 74 : « l’esprit humain est toujours le même ».
40 Il n’est pas impossible que l’Épicurien de Hume figure la résistance aristocratique au libéralisme. Creech, Wilmot, Saint-Évremond, W. Temple sont de penchant aristocratique.
41 « Pour quelle fin prétendrais-je régler, affaiblir ou renforcer l’un quelconque de ces ressorts et principes que la nature a implantés en moi ? Est-ce le chemin par lequel il me faut atteindre le bonheur ? » (LQP, p. 213).
42 Gassendi n’accepte pas davantage que Hume établisse une rupture entre l’espèce humaine et les autres espèces animales ; au moins la pensée humaine ne se distingue-t-elle pas fondamentalement de celle des animaux (PG, pp. 139, 370 ; TNH, L. II, fin de la 1e part., fin de la 2e part.). De plus, on remarquera que, de manière très peu orthodoxe à l’égard de l’épicurisme antique, l’Épicurien fait une place aux causes finales dans sa conception du vivant (p. 218) ; ce que Gassendi avait fait aussi.
43 La traduction que fait Leroy de « pleasure » par « volupté » exagère peut-être inutilement – quoique sans doute involontairement – la proximité du texte humien avec les textes gassendiens. Elle n’est toutefois pas illégitime dans la mesure où Hume fait nettement allusion dans l’Épicurien au passage sur la divine « voluptas » de Lucrèce (De Natura, II, 172).
44 Il suffit de relire la fin du 1e Livre du TNH : l’unité du vivant est aussi nominale que celle de la pensée (voir p. 345).
45 Lorsque Stanley, après avoir salué Gassendi comme son prédécesseur, lui reproche curieusement sa partialité envers Épicure, ne veut-il pas dire aussi, à mots couverts, que Gassendi n’a pas respecté un certain nombre de thèses épicuriennes ?
46 PG, pp. 363-365.
47 DRN, p. 86. Sans doute est-ce chez Déméa pour déplorer la puissance de divertissement qui en résulte pour la nature humaine. Mais on reconnaît sur le mode pessimiste une idée humienne que l’Épicurien énonce sur le mode optimiste : « Ne me soumettez pas plus longtemps à cette violente contrainte. Ne m’enfermez pas en moi-même ; mais indiquez-moi les objets et les plaisirs qui procurent la joie essentielle » (p. 214).
48 Il a pu, il est vrai, penser aussi à Pascal qu’il désigne et cite parfois avec quelque précision ; mais doit-on rappeler que Pascal doit lui-même beaucoup à Gassendi, et par filiation extrêmement directe ?
49 Dans les Canons de l’Instiîutio logica (PG, p. 142). Bernier, dans son Abrégé de la philosophie de Gassendi, distingue soigneusement entre un tout continu et un amas, dont les parties ne sont que contiguës. Et il écrit : « L’entendement, mettant, pour ainsi dire, à part, dans un certain endroit, les idées qu’il trouve être semblables, il en fait un amas qui, les contenant toutes, devient l’Idée de toutes, et est par conséquent dit Universel et commun et général et est même sous un seul et même nom commun appelé genre. Tel est l’amas des idées de Socrate, d’Aristote et de tous les individus semblables, lequel est d’ordinaire appelé genre des hommes à raison du nom commun d’homme qui est accommodé à chacun d’eux » (éd. 1684, t. 1, p. 15 ; rééd. Paris : Fayard, 1992, I. 31).
50 Cf. Syntagma Philosphicum, Physique sect. III memb. post (« De Animalibus »), lib. III (« De Anima »), cap. 3 : « Quid sit Anima Brutorum ? » (Op. II, 252b). Sur ce point, les expressions choisies par Stanley dans son History of philosophy sont extraordinairement proches de celles que choisira Hume, dès le Traité de la Nature humaine ; il parle en effet de ce « thinking » ou de cette « cognition » qui « is made by images which glide into it », de ces « many images succeeding in a continual fluxion », de la vitesse supposée extrême à laquelle se déroule l’action de la pensée (« nothing can be swifter than Thought ») (op. cit., Part. XIII, sect. II, chaps. XVII-XVIII).
51 Le terme de « théâtre » est particulièrement affectionné par Hume et s’applique à toutes sortes d’êtres : le psychisme, la vie entière, l’histoire, etc.
52 EEH, p. 54 (« all the materials of thinking ») ; le même vocable est repris à la fin de la IIIe partie des DRN et placé dans la bouche de Déméa qui, opposant l’intelligence divine à l’intelligence humaine, donne à cette dernière un tour évidemment matérialiste. Le texte anglais parle de « materials of thought ».
53 Bernier, Abrégé de la Philosophie de Monsieur Gassendi, « Fin du Traité de l’âme » (Paris : Langlois, 1674), pp. vi-vii : « On dit enfin que de même qu’on ne peut pas absolument nier qu’il n’y a point de proportion entre une Souche informe de bois, & la flamme la plus belle chose du monde de cela seul que nous ne voyons pas cette proportion ; ainsi de ce que nous ne voyons pas de proportion entre le Corps, & nostre Entendement, ou ses opérations, l’on ne peut pas nier absolument qu’il n’y en ait point. Il est vray que de cela seul précisément que nous ne voyons pas de proportion nous ne sommes pas en droit d’assurer qu’il n’y en ait point, mais au moins ne sommes-nous pas aussi en droit d’assurer qu’il y en ait [...] ».
54 Syntagma, Op. II 260a-267a, 505b sq.
55 « Il aurait été facile de faire une dissection imaginaire du cerveau et de montrer que, lorsqu’on conçoit une idée, les esprits animaux fusent dans les traces voisines et éveillent les autres idées liées à la première. Or, bien que j’aie négligé tout avantage que j’aurais pu tirer de ce genre de considérations pour expliquer les relations d’idées, je crains de devoir y recourir ici pour rendre compte des méprises qui naissent de ces relations. Je noterai donc que l’esprit est doté du pouvoir d’éveiller toute idée à son gré ; que, par suite, quand il dépêche les esprits dans cette région du cerveau où l’idée est placée, ces esprits éveillent toujours l’idée, quand ils circulent exactement dans leurs traces propres et qu’ils furettent dans la cellule qui appartient à l’idée. Mais leur mouvement est rarement direct et dévie naturellement un peu d’un côté ou de l’autre ; pour cette raison, les esprits animaux, tombant dans des traces voisines, présentent d’autres idées associées à la place de celles que l’esprit désirait voir tout d’abord. Ce changement, nous n’en avons pas toujours conscience ; mais, poursuivant encore la même suite de pensées, nous utilisons l’idée associée qui se présente à nous et l’employons dans notre raisonnement comme si elle s’identifiait à celle que nous demandions. Telle est la cause de nombreuses méprises et de nombreux sophismes en philosophie [...] » (TNH, pp. 60-61). On peut au moins rapprocher ce texte de celui du Syntagma (Op. I 505b sqq. ; 403b-409a), où l’« appréhension simple » des images est expliquée par les traces laissées, sous forme de « plis » et de lignes de plis dans le cerveau, par les mouvements des esprits animaux lors des excitations sensibles. L’allusion au « clinamen » épicurien n’aura échappé à personne.
56 L’Épicurien, p. 213 : « L’estomac digère les aliments ; le cœur fait circuler le sang ; le cerveau sépare et raffine les esprits ; et tout cela, sans que je me soucie de rien ».
57 PG, p. 36 ; Exercitationes II.ii §1 : L’agilité naturelle de l’esprit est « suffisante pour que chacun accomplisse facilement, de lui-même et sans observation, tout ce qui est nécessaire » (Op. III 149 ; éd. Rochot, Paris : Vrin, 1959, p. 234). Voir aussi Exercitationes I.i pour la critique de la Scolastique.
58 DRN, p. 62. O. Bloch a rapporté le témoignage de Saint-Évremond (dont les œuvres étaient parues à Londres en 1721) sur le compte de Gassendi qui lui disait que « peut-être il n’ignorait pas ce que l’on pouvait penser sur beaucoup de choses ; mais de bien connaître les moindres, qu’il n’osait s’en assurer » (PG, p. 84).
59 DRN, p. 60 : « Ce que nous appelons philosophie n’est rien qu’une opération plus régulière et plus méthodique de la même espèce » (que celle dont on use dans la vie commune).
60 PG, pp. 22-23, 145, 149.
61 Nous ne connaissons pas directement les causes (PG, p. 54) ; la seule méthode recevable en physique est la méthode inductive (p. 97), qui encourage le pluralisme des hypothèses.
62 « On ne peut rien savoir de la nature des choses, sinon leur description » (« Parhelia [...] », Op. III 653a). De même, chez Hume, la causalité, loin de nous faire entrer dans l’intimité des choses, n’est qu’une conjonction constante à la nécessité de laquelle on ajoute foi.
63 « La raison et l’esprit humain sont infiniment trop faibles pour saisir la fabrique de l’univers » (PG, p. 340 ; Syntagma Philosophicum, « Physica » I. VII (« De Ortu [...] »), chap. 6 (« An & quî à Motu differat Mutatio, & quatenus idem cum Actione & Passione sit ») : Op. I 486a-b ; Exercitationes [...], Op. III 113b ; Disquisitio [...], Op. III 278a). Hume a décidément pu penser à Gassendi pour créer son personnage de Déméa.
64 LQP, p. 218 : « Nos doutes actuels sur la cause originaire de toutes choses, jamais, hélas ! ne seront levés ».
65 Gassendi ne va jamais jusque-là car sa foi ne lui permet de parler que des secrets impénétrables de la nature (PG, p. 86 ; Syntagma P., Op. I 79b-80a, 132a).
66 De proportione [...], Op. III 570a-b, 632b.
67 O. Bloch a souligné que « le probabilisme est associé au scepticisme », comme son versant positif chez Gassendi (PG, p. 92).
68 Exercitationes, Op. III 207a-b.
69 PG, pp. 23, 31, 62, 79, 81, 88, 281-282.
70 LQP, p. 214, trad. modifiée.
71 Hume le marquera finement dans l’essai qui clôt les Quatre philosophes en montrant le sceptique en train de s’efforcer de faire la théorie de cette « constitution et fabrique de l’esprit » que l’Épicurien invoquait mais qu’il se dispensait de connaître au nom du plaisir (LQP, pp. 238, 242-243). Le sceptique pousse partout l’analyse bien au-delà de l’épicurien ; sa vertu et son bonheur en seront plus subtils (p. 245).
72 Gassendi condamne, avec la même vivacité que les personnages de Philon et de Déméa, la comparaison des êtres naturels avec les objets artificiels (Op. I 336a).
73 Loin de pouvoir être adéquate à son objet, l’idée le représente, c’est-à-dire : vaut pour lui ou en tient lieu (Disquisitio [...], Op. III 342b). On pourrait se demander si la fortune de l’expression « to stand for » dans le courant empiriste anglais ne doit pas beaucoup à Gassendi.
74 Syntagma P., Logique, livre II, chap. 5 (« Posse aliquam Veritatem Signo aliquo innotescere [...] », soit « Il est possible qu’une certaine vérité se fasse connaître par quelque signe [...] »), Op. I 79b.
75 Qui partage avec Gassendi le thème de la vérité comme signe, c’est-à-dire se montrant et se cachant. « Il n’est pas vrai que tout découvre Dieu et il n’est pas vrai que tout cache Dieu » (Pensées, Lafuma, 444). « Ce qui apparaît ne marque ni une exclusion totale, ni une présence manifeste d’un Dieu qui se cache » (ibid., 449).
76 Syntagma P., Log. II, chap. 3 (« Modi Epoches Scepticorum circa Veritatem, eiusque Criteria » : « Les modes de l’épochè sceptique concernant la vérité, et ses critères ») Op. I 71b.
77 Dans son Dictionnaire, Bayle, à l’article « Pyrrhon », souligne l’immense interêt polémique de l’idée de « relation » : « C’est là où ils nous veulent, leur grand but est de prouver que la nature absolue des choses nous est inconnue, et que nous n’en connaissons que certains rapports ». L’usage baylien de cette idée sera tout-à-fait celui de Hume dans l’essai sur le Sceptique, comme dans d’autres d’ailleurs, qu’ils soient moraux, politiques ou esthétiques.
78 Laquelle jouit sans doute de la plus haute vraisemblance.
79 J’assortis cette affirmation de réserves, car Hume ne se tient pas toujours strictement à cet atomisme et parle volontiers d’une fusion de nos impressions (de réflexion, mais aussi de sensation), cf. TNH, II, II, 1 ; II, II, 6 ; ce qui, il faut en convenir, se concilie difficilement avec un atomisme dont on attend plutôt des relations de composition.
80 L’ Abstract n’hésite pas à reprocher à Locke d’avoir soutenu qu’« aucune idée n’est innée ». « On peut faire observer, en effet, comme étant une inexactitude de la part de cet illustre philosophe, qu’il comprend sous le terme d’idée toutes nos perceptions, et qu’en ce sens il est faux que nous n’ayons pas d’idées innées. Car il est évident que nos plus fortes perceptions [ « our stronger perceptions »], ou impressions, sont innées [...] » (op. cit., pp. 44-45). La force d’une impression est constamment liée à sa vitesse, comme dans la dynamique de Leibniz ou de Newton.
81 En biologie, en cosmologie, en économie, en matière de justice. Kant non plus n’oubliera pas ce raisonnement dont il fait état dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (introduction).
82 Qui est aussi celle d’Épicure et de Lucrèce, chez qui Gassendi et Hume la reconnaissent plus volontiers.
83 Cité par O. Bloch, PG, p. 144.
84 LQP, 240 : « [...] je rappellerais à mon lecteur cette fameuse doctrine qui a été pleinement prouvée, estime-t-on, dans les temps modernes : “les saveurs, les couleurs et toutes les autres qualités sensibles ne se trouvent pas dans les corps ; elles sont seulement dans les sens.’’ Il en est de même pour la beauté et pour la laideur, pour la vertu et pour le vice. Toutefois, cette doctrine n’enlève, à la réalité de ces dernières qualités, rien de plus qu’à celle des premières ; et elle ne peut donner ombrage aux critiques ou aux moralistes. Même si l’on accorde que les couleurs se trouvent seulement dans l’œil, les teinturiers et les peintres en seront-ils jamais moins appréciés et estimés ? [...] ». Cette idée de Hume a vraisemblablement été reprise de l’ Essai de Locke (II. VIII) où l’on trouve des formulations extrêmement voisines. Mais Locke a pu lui-même la tenir de Gassendi. Au moins figure-t-elle dans l’Abrégé de la philosophie de Gassendi par Bernier, éd. 1678, t. 2, p. 262.
85 La figure de Protée est évoquée dans le Sceptique comme celle d’un idéal dont nous ne jouissons pas (LQP, p. 243).
86 P. Carrive, La philosophie des passions chez Bernard Mandeville, Lille : Univ. Lille III, Atelier national reprod. des thèses, t. 1 p. 58.
87 Toutefois, je ne suggère nullement que Hume a appris ce probabilisme de Gassendi. D’abord parce que le probabilisme moderne a beaucoup changé et est devenu scientifique autant que théologique, comme on le voit chez le contemporain de Hume, Thomas Bayes. Ensuite, parce que le probabilisme est passé en Angleterre sans doute par d’autres canaux, comme le souligne Richard Kroll dans son article « The Question of Locke’s Relation to Gassendi », Journal of the History of Ideas, (XLV/3) pp. 339-359.
88 Si l’on accepte de s’en tenir au thème de l’âme, on voit chez Gassendi la scission entre une « métaphysique plus ou moins matérialiste de l’âme ignée d’un côté et une métaphysique spiritualiste et théologique de la bipartition de l’âme humaine d’autre part » (PG, p. 441). (Notons au passage que l’« âme ignée » est un thème bien connu de Hume et placé dans la bouche du stoïcien). Chez Hume, le matérialisme a des effets comparables de division : l’esprit est tour à tour mieux connu, aussi méconnu, voire plus méconnu que la matière. L’esprit est tour à tour plus simple et plus complexe que la matière. De la conscience, on dit qu’elle ne se trompe jamais, mais on la dit aussi presque toujours illusoire. Sans les vertus galiléennes du dialogue, il est difficile de mettre ces propositions en accord les unes avec les autres.
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