L’atomisme de Gassendi et la philosophie corpusculaire de Boyle
Gassendi’s atomism and Boyle’s corpuscular theory
p. 227-235
Résumé
The early diffusion of Gassendi’s philosophy in England took place between the end of the 1640s and the beginning of the 1650s. Boyle was not satisfied with Gassendi’s revision of Epicurean atomism. He also opposed the idea that atoms had an internal principle of motion. Nonetheless, Boyle’s corpusuclar philosophy has much more in common with Gassendi’s atomism than with Descartes’ philosophy. Like Gassendi, Boyle imposed severe restrictions on the use of the mechanical principles in the explanation of natural phenomena. Rather than deviations in respect of a supposed linear progress of atomism towards a fully mechanistic view of the universe, the atomism of Gassendi and Boyle’s corpuscularianism constituted two corpuscular theories of matter which were not strictly mechanistic, but which played nonetheless a fundamental rôle in seventeenth century natural philosophy.
Texte intégral
1La première diffusion des idées de Gassendi en Angleterre s’est produite à un moment crucial pour la formation philosophique du jeune Boyle. Entre la fin des années 1640 et le début des années 1650, Boyle commença à s’occuper de chimie et de médecine, et établit les fondements de la « corpuscular philosophy ». Ce fut aussi durant cette période que naquirent de nombreuses œuvres qui seront publiées par la suite. Selon Marie Boas, Boyle aurait connu les idées de Gassendi après 1658 ; or Boyle reçut des informations sur les Animadversiones de Gassendi en 1648 par Samuel Hartlib qui les tenait des émigrés royalistes et notamment de Charles Cavendish et William Petty1.
2Encouragé probablement par Kenelm Digby, Boyle écrit (entre 1651 et 1653) un traité intitulé « Of ye Atomicall Philosophy » dont il ne reste qu’un fragment parmi les Royal Society Boyle Papers. Le manuscrit commence avec un éloge de l’atomisme antique, suivi par une liste de philosophes (Magnenus, Descartes, Digby et Gassendi), qui ont fait renaître les idées atomistes. On trouve enfin dans le manuscrit quelques expériences chimiques qui devaient démontrer l’existence des atomes. Il est évident que, au début de sa carrière scientifique, le jeune Boyle considérait l’atomisme moderne comme la renaissance de la philosophie de Démocrite et d’Épicure, et il ne semble montrer aucun doute sur la compatibilité entre l’interprétation de la philosophie d’Épicure donnée par Gassendi et la religion chrétienne. Il s’agit là d’une vision de l’atomisme que Boyle abandonnera par la suite. Boyle, en fait, laissera l’essai sur l’atomisme inachevé et envisagera même un moment de le détruire, comme il est indiqué par une note écrite de la main de Boyle sur la partie supérieure de la première page : « these papers must be bumt »2. Les vicissitudes du manuscrit montrent les modifications du point de vue de Boyle en ce qui concerne l’atomisme. Ces changements interviennent dans les années 1653-54, quand Boyle écrit les quatrième et cinquième essais de la première partie de l’Usefulnesse of Experimental Philosophy, qui contiennent une réfutation des philosophes qui, comme le dira Boyle, « would exclude the deity from intermeddling with matter ». Boyle attaque non seulement la conception épicurienne de l’infinité et de l’éternité des atomes, mais aussi celle qui se limitait à assigner aux atomes un principe interne de mouvement. Sur ce point Boyle prend ses distances avec Gassendi – et Charleton – et se rapproche de Descartes : « Le mouvement n’est pas nécessaire à l’essence de la matière, qui semble consister en extension »3. Affirmer que la matière est douée d’un principe de mouvement, que dans les atomes se trouve une vis agendi – même si, comme dans l’œuvre de Gassendi, un tel principe de mouvement trouve sa source dans l’action créatrice de Dieu – signifie pour Boyle faire une dangereuse concession aux philosophes épicuriens qui attribuent à la matière une capacité d’auto-organisation et rendent la nature indépendante de Dieu. Boyle souligne à de nombreuses occasions que tous les agents qui agissent dans la nature dépendent de la volonté du Tout-puissant4. Comme Gassendi, Boyle soumet l’univers au concours ordinaire de Dieu5.
3L’émergence d’une position critique en regard de la philosophie atomiste, à laquelle au début, comme nous avons vu, Boyle avait adhéré, est due au développement de l’atomisme en Angleterre au cours des années 1650. La doctrine épicurienne de l’origine de l’univers comme étant le résultat de la rencontre fortuite des atomes est soutenue dans les Philosophicall Phancies et dans les Poems and Phancies, publiées en 1653 par Margaret Cavendish. Bien plus inquiétante devait être pour Boyle l’édition du De Rerum Natura, publiée en 1656 par son ami John Evelyn, futur Fellow de la Royal Society. John Evelyn avait préparé une traduction anglaise du De Rerum Natura, suivi d’un long commentaire modelé sur les Animadversiones de Gassendi, commentaire dans lequel, à la différence de Gassendi, Evelyn ne présente aucune objection substantielle aux idées contenues dans le poème lucrétien. Evelyn en accepte la thèse de l’espace et des mondes infinis. En ce qui concerne le rôle de la divine providence, il ne se prononce pas, mais renvoie à Charleton ; en revanche, sur le thème de l’origine du monde, il soutient que les lois de la nature sont suffisantes pour transformer le chaos initial – créé par Dieu – en l’actuelle structure de l’univers. De nature à rendre encore plus suspect aux yeux de Boyle le travail d’Evelyn sur Lucrèce, seront la lettre de Richard Brown, beau-père d’Evelyn, et les vers du poète Edmund Waller, qui apparaissent dans les premières pages du volume. Richard Brown définit Lucrèce « the oracle of all that can be known », tandis que les vers de Waller proclament que « No Monarch Rules the Universe ; / But chance and Atomes makes this All »6. Conscient des remous que la publication de ses travaux sur Lucrèce pouvait créer, Evelyn décida de ne publier que le premier livre, et tenta même de détruire les Adnotationes. Ces dernières furent néanmoins publiées avec la traduction, et ce, grâce à l’insistance de l’éditeur. La traduction de la suite et les annotations qui s’y rapportent restent inédites parmi les manuscrits de John Evelyn conservés à la British Library de Londres.
4On comprend donc bien les raisons du changement de l’attitude de Boyle par rapport à l’atomisme à la fin des années 1650. Et ce n’est pas un hasard si, dans la Usefulnesse, Boyle choisit d’attaquer le De Rerum Natura dans les pages consacrées à la réfutation des idées épicuriennes. Dans une page du Sceptical Chymist qui montre l’adhésion de Boyle à la doctrine de la « prisca sapientia », les origines mêmes de l’atomisme sont attribuées au phénicien Moschus – et avant ce dernier aux Juifs7. Il faut souligner que Gassendi cite le témoignage de Posidonios relatif aux origines de l’atomisme, où le philosophe phénicien était consideré comme le premier atomiste. Gassendi se limitait néanmoins à présenter ce témoignage comme une simple hypothèse, sans lui attribuer une quelconque valeur philosophique8. Bien différente sera la position de Boyle. Comme le fit aussi Henry More, Boyle intègre l’atomisme dans une tradition qui viendrait de Moïse, sans identifier Moschus à Moïse comme l’avait fait le Platonicien de Cambridge. Dans ce cadre, selon Boyle, l’atomisme épicurien ne serait qu’une déformation de l’atomisme originaire9.
5Au cours des années 1650 Boyle écrit The Usefulnesse of experimental philosophy, Certain Physiological Essays, et The Sceptical Chymist, où il expose sa théorie de la matière et pose les fondements de la fusion de la philosophie corpusculaire et de la chimie. Bien qu’il affirme que forme, grandeur et mouvement constituent les plus générales et primaires propriétés des corpuscules, Boyle impose de sérieuses restrictions à leur emploi dans ses travaux scientifiques et surtout dans le domaine de la chimie. Dans les Certain Physiological Essays (1661) Boyle rend explicites ses propres réserves à l’égard des conceptions strictement mécanistes, c’est-à-dire, celles qui considèrent légitimes uniquement les théories se fondant sur les propriétés géometrico-mécaniques des particules10. Dans un très grande nombre de cas le naturaliste devra, selon Boyle, se limiter à des explications basées sur les propriétés ou les états des corps de caractère moins général, tels que chaleur, froideur, poids, fermentation, magnétisme. Dans un passage de l’Usefulnesse of Natural Philosophy, Boyle reconnaît à Gassendi le mérite d’avoir présenté ses propres théories comme simples hypothèses, sans leur donner un caractère de nécessité11. Faisant sienne l’épistémologie probabiliste de Gassendi, Boyle affirme que, pour expliquer un phénomène déterminé il est possible de formuler de multiples hypothèses pareillement intelligibles et cohérentes, et on peut dire que dans de très rares cas une hypothèse annule les autres12. Mais, tandis que Gassendi, sur la base d’analogies extraites de corps visibles, tente d’établir une relation entre les propriétés macroscopiques des corps et des formes géométriques déterminées des atomes, Boyle de son côté ne considère pas qu’il soit possible de formuler des hypothèses sur les formes des particules primaires13. Ainsi dans la History of Cold Boyle nie que le froid puisse être généré – comme l’avaient affirmé à la fois les atomistes de l’antiquité et Gassendi – par la présence d’« atomi frigoris », caractérisés par une forme cubique ou pyramidale14. Selon Boyle, il est plus probable que le froid est une propriété des corps de caractère « négatif » et serait déterminé par une extrême réduction du mouvement des particules qui composent le corps en question15.
6Boyle, comme Gassendi, s’oppose à l’universelle applicabilité du modèle géometrico-mécanique à l’étude de la nature. Dans le troisième livre du Syntagma Philosophicum Gassendi avait explicitement nié que la physique puisse être fondée sur la géométrie16. Il y aurait, en fait, selon Gassendi, une vaste gamme de phénomènes naturels, comme l’ensemble des propriétés de la matière vivante aussi bien que l’origine des minéraux et des métaux que l’on ne peut pas expliquer en ayant recours à la forme, dimension et position des atomes. Les formes plus complexes d’organisation de la matière sont produites par un principe plastique interne à la matière, que Gassendi situe dans un certain type de corpuscules composés, les semina rerum, dans lesquels a été imprimée, par le Créateur, une force capable de donner forme et configuration à la matière17. Il s’agit d’une notion qui eut une très large diffusion parmi les philosophes chimistes comme Severinus, Van Helmont et De Clave, et qu’il ne faudrait pas considérer comme étrangère à la tradition atomiste. Dans l’Epistola ad Erodotum Épicure avait affirmé que tout naît des « semina » spécifiques et dans le De rerum Natura Lucrèce avait, quant à lui, considéré que la naissance des êtres vivants était due à l’action des « semina rerum » présents dans l’air et la terre18. La terminologie utilisée par Lucrèce pour nommer les atomes – tantôt définis comme « semina rerum », tantôt comme « primordia rerum »– est du reste indicative d’une conception de la matière que nous pourrions définir comme vitaliste. Gassendi, qui dénie à la matière un quelconque principe interne d’organisation, nous donne une réinterprétation des « semina rerum ». En effet, selon lui, il s’agirait de corpuscules formés d’atomes spécifiques doués par le Créateur de « scientia ac industria », qui les rend aptes à produire des corps naturels, selon le dessein du Sapientissimus Opifex19.
7L’interprétation gassendienne de l’idée de « semina rerum » est ainsi bien plus proche de celle de Jean Baptiste van Helmont – que Gassendi avait rencontré et avec qui il entretenait une correspondance20. Van Helmont avait souligné la dépendance de l’action génératrice des « semina » au dessein et à la volonté du Créateur21. La théorie helmontienne des semences est reprise par Boyle dans un manuscrit des premières années 1650 et qui constitue un premier brouillon du Sceptical Chymist22. Les « seminal Principles » sont doués – selon Boyle – d’un formative power capable de modeler la matière « according to the exigencies of their owne natures ». Dans la version définitive du Sceptical Chymist, Boyle se montre plus réservé quant à la doctrine des « seminal principles ». En fait il nie que tous les corps dans la nature puissent être produits par des semences spécifiques, et ceci à la lumière d’expériences chimiques qui montrent que des substances différentes sont produites par des simples mutations de la contexture de la matière. Il ne nie pas pour autant que les « seminal principles » soient responsables de la naissance des organismes vivants, et probablement aussi de minéraux et métaux23. Dans quelques notes manuscrites, qui probablement ont été écrites aux alentours de 1670, Boyle émet l’hypothèse que les semences des minéraux puissent opérer sur la matière fluide présente dans les mines, de la même manière que la présure modifie le lait24. Gassendi avait proposé la même analogie entre les processus biologiques et l’origine des métaux25.
8La présence de semences métallifères – situées probablement à l’intérieur du métal – qui permettent ainsi la production artificielle des métaux, rend plausible, pour Gassendi, la théorie de la transmutation des métaux, du moins du point de vue théorique. L’analogie entre les processus biologiques de génération et la formation des métaux fait partie intégrante de la tradition alchimique et sera reprise par Newton dans le manuscrit intitulé « Vegetation of Metals »26. Il faut noter que les objections soulevées par Gassendi à l’égard des alchimistes et de Fludd en particulier, objections que l’on trouve formulées dans l’Epistolica exercitatio, ne sont pas basées sur l’opposition entre le vitalisme magique et une conception de la nature quantitative27. Le motif fondamental de la polémique de Gassendi contre Fludd – que van Helmont avait également critiqué – est l’amalgame entre alchimie et religion, c’est-à-dire l’interprétation en clef alchimique de la Genèse, ainsi que la présentation de l’alchimie comme une expérience d’ordre religieux28. En ce qui concerne la transmutation des métaux, Gassendi n’a aucun doute : les semences contenues dans l’or peuvent être extraites et leur vis multiplicativa peut opérer sur une matière dûment préparée29. A la différence de Gassendi, Boyle se limite à proposer la théorie de l’origine des minéraux par des semences comme une hypothèse parmi tant d’autres. Une autre hypothèse étant, par exemple, que la formation des minéraux viendrait de l’action de courants chauds souterrains et de dissolvants situés dans les viscères de la terre, qui détermineraient un changement de la disposition des corpuscules sans aucun besoin d’un principe plastique30.
9L’œuvre de Boyle a été généralement considérée comme la tentative la plus radicale pour établir un lien entre chimie et mécanisme, le mécanisme étant la base de la chimie.
10Si l’on ne s’arrête pas seulement à l’affirmation de Boyle relative à la meilleure intelligibilité et au pouvoir heuristique supérieur de la « mechanical philosophy » par rapport aux doctrines des paracelsiens et des aristoteliciens, mais si on cherche à comprendre de quelle manière Boyle applique la théorie corpusculaire de la matière à l’étude des phénomènes chimiques, on découvre que Boyle n’interprète pas les propriétés chimiques des corps comme une conséquence directe des propriétés mécaniques ; et ce, non seulement parce que, comme nous l’avons vu, Boyle comme Gassendi considèrent que dans la nature il y a des agents qui n’opèrent pas selon les lois de la mécanique – c’est-à-dire, les principes séminaux, les ferments et les esprits – mais aussi parce que quand Boyle explique les réactions chimiques, il utilise rarement les particules douées de propriétées purement mécaniques comme explanans. Dans l’Essay on Niter, qui fut l’objet de la polémique avec Spinoza entre 1661 et 1663, Boyle dit avoir divisé le nitre en deux composantes distinctes : l’esprit de nitre et le nitre fixe. Boyle, à cette occasion souligne qu’il ne s’agit pas simplement de la partie fixe et de la partie volatile de la même substance, mais de deux différentes substances qu’il identifie à travers leur propriétés chimiques. Par la suite, il recompose les deux substances extraites du nitre et obtient de nouveau la substance d’origine, avec seulement une légère perte de poids. L’expérience faite sur le nitre indique que Boyle n’utilise pas d’hypothétiques forme, grandeur et mouvement des corpuscules, mais il interprète l’expérience en termes de corpuscules alcalins, volatiles, fixes et acides, c’est-à-dire de corpuscules doués de propriétés chimiques, non mécaniques. Boyle confère ainsi à la chimie un statut autonome. La position de Boyle devient encore plus claire si l’on examine les objections de Spinoza. Selon le philosophe hollandais, la difference entre l’esprit de nitre et le nitre est due au fait que les particules de l’esprit sont douées d’un mouvement particulièrement rapide – en vertu duquel ils sont volatiles – tandis que celles du nitre sont stables. Quant au nitre fixe, que Boyle considérait comme une des composantes du nitre, il ne s’agirait dans ce cas que d’impuretés du nitre, étangères à ce dernier. L’expérience du nitre est considérée par Spinoza en des termes purement physiques, comme un changement d’état du nitre31. Ainsi, que ce soit dans Certain Physiological Essays ou dans ses autres œuvres telles que Experiments and Considerations touching Colours (1645) et The Origine of forme (1666), Boy le fait référence à des corpuscules composés, et très rarement à des particules primaires douées de propriétés purement mécaniques.
11La distinction entre particules simples, douées de propriétés mécaniques, et les corpuscules composés, auxquels Boy le attribue des propriétés chimiques, renvoie à la classification des corpuscules présente à la fois dans le Sceptical Chymist et The Origine of Formes and Qualifies. Au premier niveau on trouve, selon Boyle, des particules douées de propriétés mécaniques : forme, grandeur et mouvement. À la différence des atomes de Gassendi, les particules du premier niveau, que Boyle appelle « prima » ou « minima naturalia » sont théoriquement divisibles, bien que, à cause de leurs petites dimensions, on ne les trouve presque jamais divisées dans la nature32. Le refus de Boyle d’admettre l’existence de particules indivisibles n’est pas dicté – comme certains interprètes de ses thèses l’ont soutenu – par une extrême réserve en ce qui concerne les hypothèses générales non vérifiables par voie expérimentale. A la base de la théorie boylienne relative au statut des particules primaires il y a plutôt des préoccupations d’ordre religieux qui sont constamment présentes dans la formulation des différents aspects de sa théorie de la matière. Qu’on puisse accepter qu’il existe une limite intrinsèque à la matière au-delà de laquelle il est impossible de concevoir une ultérieure division des particules, constitue pour Boyle une inacceptable limitation du pouvoir divin dans la nature et une inadmissible autonomie de la matière par rapport au Créateur. Les « prima naturalia » composent les « primitive clusters of particles » qui, par leur texture extrêmement compacte, sont rarement décomposés et restent ainsi inchangées au cours des transformations qui adviennent dans la nature. Bien que Boyle nie que les particules du premier niveau soient douées d’une tendance intrinsèque au mouvement, il admet toutefois qu’il existe des corpuscules composés doués d’une constante inclination au mouvement. En fait, pour Boyle, il n’existe aucun corpuscule composé qui ait une texture suffisamment compacte et privée de pores pour empêcher les particules qui le composent d’être en continuelle agitation. Par conséquent, il est possible que de ce type de corpuscules puissent être composés les principes actifs auxquels Boyle fait souvent référence – esprits, ferments, principes séminaux – dont les modalités d’action sur les corps ne sont pas celles du choc de particules.
12Les corpuscules de deuxième niveau constituent, selon Boyle, « les semences ou principes immédiats de plusieurs genres de corps naturels, comme l’air, l’eau, le sel »33. Il faut noter que ce passage, qui apparaît dans le chapitre de l’Origine of Formes and Qualities intitulé « Of Generation, Corruption and Alteration » est presque une traduction de la définition de la « molécule » que l’on trouve dans la section « De Ortu et Interitu Rerum » du Syntagma Philosophicum34.
13 Comme Gassendi, Boyle identifie les corpuscules du deuxième niveau aux principes chimiques. Sur la base de cette identification, Boyle affirme que les substances, que les chimistes considèrent comme le produit final des analyses des composés, sont à leur tour décomposables. Conséquence, explicitement admise par Gassendi, du principe selon lequel le mixtum peut être décomposé en atomes ou en molécules. La classification des corpuscules, qui n’est tout au plus qu’en ébauche dans Gassendi, devient partie intégrante de la polémique boylienne contre les doctrines spagiriques. Boyle ne nie pas l’existence de substances chimiques homogènes, il nie par contre que ces mêmes substances ne soient pas plus que trois ou cinq et surtout il nie qu’elles soient toujours présentes dans tous les composés35.
14En conclusion, il est évident que, dans quelques-uns de ses aspects fondamentaux, la théorie de la matière de Boyle se base sur l’atomisme de Gassendi – qui, en Angleterre au XVIIe siècle, eut un rôle important dans les réactions à la philosophie mécaniste de Descartes. L’atomisme de Gassendi et la Corpuscular Philosophy boylienne montrent que l’explication en termes corpusculaires des phénomènes naturels ne signifie pas nécessairement la réduction des propriétés des corps aux simples affections mécaniques des particules de la matière. Si l’on tient compte de la variété des versions du corpuscularisme du XVIIe siècle, il devient évident qu’il faut abandonner la traditionnelle interprétation de l’histoire de l’atomisme comme passage progressif des conceptions qualitatives à une vision quantitative de la nature. Plutôt que déviations par rapport à cet hypothétique parcours linéaire de la philosophie atomiste vers le mécanisme, l’atomisme de Gassendi et la philosophie corpusculaire de Boyle constituent deux théories de la matière non rigoureusement mécanistes et qui ont eu un rôle fondamental dans la philosophie de la nature au cours du XVIIe siècle.
Notes de bas de page
1 M. Boas, Robert Boyle and seventeenth-century chemistry, Cambridge, 1958. Le rôle de Gassendi dans la formation philosophique de Boyle est par contre reconnu par R.H. Kargon, Atomism in England from Hariot to Newton (Oxford, 1966), pp. 97-8, R.G. Frank, Harvey and the Oxford Physiologists (Berkeley 1980) et M.J. Osler, « The intellectual sources of Robert Boyle’s philosophy of Nature : Gassendi’s voluntarism and Boyle’s physico-theological project », dans Philosophy, Science and Religion in England 1640-1700, éd. par R. Kroll, R. Ashcraft et P. Zagorin (Cambridge, 1992), pp. 177-198. Dans une lettre du 7 avril 1648 Charles Cavendish envoie à William Petty des informations sur Gassendi et ses œuvres. Samuel Hartlib les transmet à Boyle dans une lettre datée 9 Mai 1648 : voir Frank, Harvey and the Oxford Physiologists, pp. 92-93, 315. Sur la diffusion des idées de Gassendi en Angleterre voir R.W.F. Kroll, The Material Word. Literate Culture in the Restoration and Early Eighteenth Century (Baltimore, 1991), pp. 156-165. L’intérêt du Hartlib Circle pour Gassendi est démontré par la traduction de la Vie de Peiresc par William Rand, un des correspondants de Samuel Hartlib : The Mirror of true Nobility & Gentility, Being the Life of the Renowned Nicolaus Claudius Fabricius Lord of Peiresk Englished by W. Rand Doctor of Physick (London, 1657), dédiée à John Evelyn ; cf. Kroll, The Material Word, pp. 141-142.
2 Royal Society Boyle Papers [RSBP], XXVI, ff. 162-175. La théorie corpusculaire de Sir Kenelm Digby est contenue dans Two Treatises : In the one of which, the Nature of Bodies, in the other the Nature of Mans Soule is looked into [...], Paris, 1644.
3 The Works of the Honourable Robert Boyle [Works], ed. by T. Birch, 6 vols (London, 1772), II, p. 42. Dans le Philosophiœ Epicuri Syntagma Gassendi avait affirmé que, selon Épicure, les atomes sont dotés de poids, c’est-à-dire d’un principe interne de mouvement, en vertu duquel ils sont en mouvement continu. Op. III 17a-18a. Comme Gassendi, Charleton attribue aux atomes une « essential mobility ». Dans The Darkness of Atheism Dispelled by the Light of Nature (London, 1652), Charleton avait écrit : « The matter of bodies is not idle and unactive, as most have dreamt, but uncessantly operative ; and that, not by impression, but inhaerency » (p. 305). La position de Charleton, comme celle de Gassendi lorsqu’il parle en son nom propre dans les Animadversiones, est plus prudente dans la Physiologia Epicuro-Gassendo-Charletoniana : Or a Fabrick of Science Natural, upon the Hypothesis of Atoms (London, 1654), où l’origine du mouvement est ramenée à Dieu (p. 126). Cf S. Fleitmann, Walter Charleton (1620-1707), « Virtuoso » (Frankfurt am Main, 1986), pp. 150-152.
4 Considerations about the Reconcileableness of Reason and Religion, (London, 1675), Boyle, Works, IV, p. 161.
5 « Mundus, qui nihil absque Deo fuit, nihil habet ex se, unde subsistere per se, ac Deo non adsistente, possit. » Syntagma Philosophicum, « Physicœ » I, lib. IV (De Principio Efficiente, seu de Causis Rerum), cap. 6 (Esse Deum Rectorem seu Causam Gubernatricem Mundi), Op. I 323b41-43. Cf M. Osler, « The intellectual sources [...] », Op. cit., pp. 180-182.
6 An Essay on the first book of T. Lucretius Carus de Rerum Natura (London, 1656), p. 3. Cf. H. Jones, The Epicurean Tradition (London, 1989), pp. 203-206 ; Kroll, The Material Word [...], pp. 165-179.
7 Boyle, Works, 1,497-8, voir aussi Certain Physiological Essays, Works, I, 356.
8 Gassendi, Syntagma Philosophicum, « Physicœ » I, lib. III (De Materiali Principio sive Materia Prima Rerum), cap. 5 (De Opimone statuentium Materiam solas Atomos, insectiliáve corpuscula prœdita Magnitudine, Figura, Pondere dumtaxat), Op. I 257b.
9 Cf. H. More, Coniectura Cabbalistica (London, 1653) ; R. Cudworth, The True Intellectual System of the Universe (London, 1678), pp. 12-51 ; D.B. Sailor, « Moses and Atomism », Journal of the History of Ideas, XXV (1964), pp. 3-16 et A. Pacchi, Cartesio in Inghilterra (Roma-Bari, 1973), pp. 6- 8 ; 71,179-180.
10 « I have not for the most part an immediate recourse to the magnitude, figure and motion of atoms or of the least particles of bodies [...] there are oftentimes so many subordinate causes between particular effects and the most general causes of things, that there is left a large field, wherein to exercise men’s industry and reason [...] ». Boyle, Works, I, p. 309. Cf. A. Clericuzio, « A Redefinition of Boyle’s Chemistry and Corpuscular Philosophy », Annals of Science, XLVII (1990), pp. 561-589.
11 Boyle, Works, II, p. 45.
12 RSBP, XXXV, f° 202, publié partiellement dans R. Westfall, « Unpublished Boyle Papers related to scientific meihod », Annals of Science, XII (1956), pp. 116-117. Sur les discussions épistémologiques dans la science anglaise du XVIIe siècle, voir : H.G. Van Leeuwen, The Problem of Certainty in English Thought 1630-1690 (La Haye, 1963) et B. Shapiro, Probability and Certainty in Seventeenth-Century England (Princeton, 1983).
13 « For it is one thing to be able to show it possible, for such and such effects to proceed from the various magnitudes, shapes, motions, and concretions of atoms ; and another thing to be able to declare what precise, and determinate figures, sizes, and motions of atoms, will suffice to make out the proposed phaenomena ». Boyle, The Usefulnesse, Works, II, 45.
14 Gassendi, S.P., « Physicœ » I liber VI (De Qualitatibus Rerum) cap.6 (De Calore & Frigore), Op. I 398a-b.
15 Boyle, Works, II, pp. 594-600. La section XVII de la Experimental History of Cold (London 1665) contient une discussion de la thèse de Gassendi sur l’origine du froid. Boyle nie que les particules de nitre contenues dans la Terre soient la cause du froid et en particulier de la congélation de l’eau, montrant que l’esprit de nitre a la proprieté de faire fondre la glace. Gassendi, S.P., « Physicœ » I, lib. VI, chap. 6 (loc. cit.), Op. I 399b25-33 ; Boyle, Works, II, pp. 595-596.
16 « Non licere perpetuo transferre in Physicam quidquid Geometrœ abstractè demonstrant ». Gassendi, S.P., « Physicœ » I, lib. III (De Materiali Principio [...] Rerum), cap. 5, Op. I 265b48-50.
17 Gassendi, Ibid. lib. VII (De Ortu & Interitu [...] Rerum), cap. 7 (Vt Rebus semel constitutis se primœ deinceps Generationes habuerint) Op. I 493b3-33. Sur les « semina rerum » voir O.R. Bloch, La philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique (La Haye, 1971), pp. 252-259.
18 Diogène Laërce, X, 38, 74. Cf. A. Alberti, Sensazione e Realtà. Epicuro e Gassendi (Firenze, 1988), pp. 7-8, 71-72. Alberti souligne le caractère « vitaliste » de la notion épicurienne de « atomo-sperma », mais établit une distance, à mon avis erronnée, entre la conception de l’atome d’Épicure et celle de Gassendi, en décrivant cette dernière comme simplement mécaniste.
19 Gassendi, S.P., « Physicœ » L VII. 7 (loc. cit.), Op. I 493b.
20 Gassendi, Petri Gassendi [...] Epistolœ [...], Op. VI 19-21. Dans la section du Syntagma Philosophicum sur les qualités occultes, Gassendi raconte que Jean-Baptiste van Helmont lui avait demandé son avis sur la cure magnétique des blessures. Selon Gassendi, l’action thérapeutique de l’« unguntum armarium » ne pourrait être expliquée que par analogie avec l’action à distance des odeurs et des « halitus », c’est-à-dire par « effluvia » de corpuscules (« Physicœ », lib. IV. 14 « De Qualitatibus vocatis Occultis », Op. I 456b45-457a36). Une semblable explication a été adoptée par Walter Charleton dans les Prolegomena à sa traduction anglaise de De Magnetica Vulnerum Naturali et Legitima Curatione (Paris, 1621) de van Helmont, publiés dans A Ternary of Paradoxes (London, 1650).
21 J.-B. van Helmont, Ortus Medicinœ, Amsterdam 1648, surtout pp. 34a-35b, 406b. Selon van Helmont, même les « tria prima » (sel, soufre et mercure) sont des produits de l’action des « semina ». Sur la notion de « semina rerum » dans l’œuvre de van Helmont, voir W. Pagel, Jan Baptista van Helmont, Reformer of Science and Medicine (Cambridge, 1982), passim.
22 Cf. M. Boas, « An Early Version of Boyle’s Sceptical Chymist », Isis, XLV (1954), pp. 153- 168 et A. Clericuzio, « Carneades and the Chemists : A study of The Sceptical Chemyst and its impact on seventeenth-century chemistry », dans M. Hunter (éd.), Robert Boyle Reconsidered (Cambridge, 1994), pp. 79-90.
23 Boyle, Works, I, 571.
24 RSBP, XXVII, ff° 297-313.
25 S.P., « Physicœ » III/1 : « De Reb. Terrenis inanimis », lib. IIII (De Lapidibus ac Metallis), cap. 6 (De Metallis ac eorum Transmutatione) « Quare nihil videtur dici probabilius, quam esse quodam quasi germen, seu mauis semen metallicum, quod in apparatam debite materiam, halitusque specie diffusum, vt quandam per lactis substantiam coagulum diffunditur, Metalli formam faciat, ac prœstet », Op. II 141a.
26 Voir B.J.T. Dobbs, The Janus Faces of Genius ; The Role of Alchemy in Newton s Thought, Cambridge, 1991.
27 C’est ce qu’a soutenu Luca Cafiero dans « Robert Fludd e la polemica con Gassendi », partie II, Rivista Critica di Storia della Filosofia, XX (1965), p. 8.
28 Jean Baptiste van Helmont à Mersenne, La Correspondance du P. Marin Mersenne II, pp. 530-540.
29 Gassendi, Epistolica Exercitatio, (Examen Philosophiœ Roberti Fluddi Medici) : « Qui non perspiciat cur auri germen non possit ita extrahi, vt & in materiam debité paratam immissum, muitiplicationem causetur [...], Op III 258a16-19. Voir aussi dans le Syntagma Philosophicum, la section sur les métaux et leur transmutation, « Physicœ » III/1, III, cap. 6, Op. II 142a.
30 R. Boyle, An Essay about the Origin and Virtues of Gems (Londres, 1672), Works, III, pp. 529- 531.
31 Cf. A. Clericuzio, « A Redefinition of Boyle’s Chemistry and Corpuscular Philosophy », Annals of Science, XLVII (1990), pp. 574-577.
32 Boyle, Works, III, p. 29.
33 Boyle, Works, III, p. 30.
34 « Posse Atomos simileis, hamulisve & ansulis suis sibi inuicem respondenteis concerni primùm, evaderéque in corpuscula quœdam composita subtilissima, moleculásve tenuissimas, ac infra sensus consistenteis, quœ sint quasi sembla rerum [...] », Gassendi, S.P., « Physicœ » I, lib. VII (« De Ortu & Interitu, seu Generatione & Corruptione Rerum », cap.4 « Videri solum Qualitatem, modumve substantiœ, dum quid gignitur, innovari », Op. I 472a46-53sq.
35 Dans le Sceptical Chymist Boyle affirme : « [...] such primary clusters may be of far more sorts than three or five ; and consequently [...] we need not suppose that in each of the compound bodies we are treating of, there should be found just three sorts of such primitive coalitions [...] And if, according to this notion, we allow a considerable number of different elements, I may add, that it seems very possible, that to the constitution of one sort of mixed bodies, two kinds of elementary ones may suffice [...] another sort of mixts may be composed of three elements, another of four, another of five, and another perhaps of many more. », Works, I, p. 511. Sur le Sceptical Chymist, voir A. Clericuzio, « Carneades and the chemists [...] », art. cité, cf ci-dessus, n. 22.
Auteur
University of Cassino.
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