Gassendi et Bayle : deux acolytes de Clio1
Gassendi And Bayle: two acolytes of Clio
p. 165-174
Résumé
These two thinkers invite comparison and study of possible influence. Their philosophical outlooks were so similar that Bayle was bound to have read Gassendi; and in fact, Gassendi was a source for him on a variety of topics ranging from empirical science to atomism, skepticism and anti-aristotelianism. In addition, they shared versions of modernism, toleration, voluntarism, and the importance of final causes. However, the close connection that one would expect seems upset by crucial differences, e.g. Gassendi’s empiricism, his defense of the void, and most especially, his conception of history. While history is important to both, for Bayle it has a dynamic, narrative quality that is not found in his great predecessor.
Texte intégral
1Comment comparer, ou même examiner simultanément, et encore moins analyser dans le but de relever des influences entre eux, deux penseurs comme Gassendi et Bayle qui ont, chacun d’eux, légué une œuvre si vaste, si insaisissable et si irréductible ? Tout ce qu’on peut proposer pour le moment c’est une hypothèse qui pourrait au moins régler une lecture de Bayle en répondant aux questions suivantes. D’abord, quels étaients les points de contact évidents et incontestables entre les deux penseurs ? Si vous voulez, quel était le portrait « de fait » que Bayle a formé de Gassendi ? Cette enquête peut s’étendre jusqu’à une deuxième question. Vu leurs ressemblances pour ainsi dire de famille en ce qui concerne l’histoire, surtout, mais aussi l’érudition, l’éclectisme, une religion problématique, une attitude sceptique, l’opposition au fanatisme et à la superstition, quelle place pourrait-on s’attendre à voir assignée à l’œuvre de Gassendi chez Bayle ? Quel serait « en droit » si l’on peut dire le portrait que Bayle pourrait former de Gassendi ? Enfin se pose la question de savoir pourquoi la plupart de nos attentes sont déçues ; car le fait reste que bien qu’il soit très loin d’être absent de l’œuvre de Bayle, Gassendi n’y figure pas énormément. Tout en s’inspirant plutôt des livres plus ou moins cartésiens, Bayle connaissait l’œuvre de Gassendi par son séjour à Sedan1, c’est-à-dire déjà en 1681 quand il n’avait que 34 ans. Néanmoins, lorsque l’Abrégé de Bernier parut, c’est avec grand plaisir que Bayle remarqua que, désormais, on n’aurait plus besoin de faire une lecture laborieuse des tomes difficiles de Gassendi2.
1. Portrait « de fait »
2Gassendi a joué deux rôles évidents et incontestables dans l’œuvre de Bayle. Dans plusieurs domaines il était une source riche de renseignements – même si Bayle les corrige parfois. Comme nous le verrons, en principe ni l’un ni l’autre n’était capable de philosopher sans contexte historique, et il est donc tout-à-fait naturel que Bayle ait utilisé le corpus gassendien pour en trouver. Mais Gassendi était en premier lieu philosophe. Sur le plan philosophique, sa pensée comporte, par rapport à celle de Bayle, trois éléments principaux : l’atomisme, le scepticisme et l’anti-aristotélisme, qui chacun mérite d’être brièvement examiné de près.
3Bien entendu, sur aucun point il n’est possible de poser la question du « gassendisme » de Bayle sans se poser aussi celle de son cartésianisme. La critique de l’École en est un exemple. Dans les deux attaques de Gassendi et de Descartes contre l’École, c’est tout de même à celle de Gassendi que Bayle donne clairement sa préférence. Dans ses Remarques critiques sur [...] Moreri il relève que
« Mr. Descartes s’est peu attaché à refuter en detail le systeme des Peripatéticiens : le mal qu’il lui a fait vient de ce qu’il a posé d’autres principes qui ont degouté de la Philosophie de l’Ecole. C’est Gassendi qui a fait voir par ses attaques en forme la fausseté des doctrines des Peripatéticiens »3.
4Dans l’article Aristote du Dictionnaire, Bayle fait de même et suggère d’ailleurs une explication de l’interruption de la première œuvre de Gassendi :
« Pour être convaincu de la foiblesse [des ouvrages d’Aristote], il ne faut que voir Gassendi dans ses Exercitationes paradoxicœ adversus Aristoteleos. Il en dit assez contre la Philosophie d’Aristote en général, pour persuader à tout lecteur non préoccupé qu’elle est très défectueuse ; mais, il ruine en particulier la Dialectique de ce Philosophe. Il se preparoit à critiquer de la même sorte la Physique, la Metaphysique et la Morale, lors qu’aiant apris l’indignation formidable du parti Péripatatéticien contre lui, il aima mieux abandonner son Ouvrage, que s’exposer à de facheuses persécutions »4.
5La question du cartésianisme de Bayle se pose aussi à propos de l’atomisme ; car la doctrine des Modernes, selon Bayle, c’est celle des « atomes d’Epicure que le grand M. Gassendi a si bien rétablis »5. Comme nous le verrons, si invraisemblable que cela soit, Descartes se trouve parmi ces « modernes ». Quoi qu’il en soit, son atomisme est une des clés de l’explication que nous cherchons, car celui de Gassendi comprend le vide, lequel est nié par Bayle comme par Descartes :
« Gassendi a donné toute la force qu’il lui a été possible aux Expériences, & aux Raisons qui favorisent l’Hypothese d’Epicure touchant le vuide ; mais il n’a rien dit de convaincant, & dont l’on ne fasse voir le foible dans l’Art de penser »6.
6Nous reviendrons plus loin sur les objections de Bayle à l’encontre de l’atomisme ; notons pourtant en passant que, comme d’habitude, Bayle joint à sa critique de Gassendi des louanges indirectes. Dans le même article il poursuit :
« Dira-t-on avec les Scholastiques que l’espace n’est tout au plus qu’une privation de corps, qu’il n’a aucune réalité, & que proprement parlant le vuide n’est rien ? Mais c’est une prétention si déraisonable, que tous les Philosophes modernes partisans du vuide l’ont abandonnée, quelque commode qu’elle fût d’ailleurs. Gassendi s’est bien gardé de recourir à une Hypothese si absurde »7.
7En ce qui concerne le scepticisme, Gassendi est présenté encore une fois comme un restaurateur. Citant De Logicœ Fine dans l’article Pyrrhon, Bayle avoue :
« à peine conoissoit-on dans nos Ecôles le nom de Sextus Empiricus ; les moiens de l’époque qu’il a proposé si subtilement n’y étoient pas moins inconnus que la terre Australe, lorsque Gassendi en a donné un Abrégé qui nous a ouvert les yeux »8.
8Encore une fois, il s’agit non seulement de la restauration mais aussi de la dissémination d’une doctrine.
« On remarque que les plus grands hommes des autres Sectes ont panché vers le Pyrrhonisme. Car pour ne toucher pas a ces derniers Siecles, où un Michel de Montagne [sic], un La Mothe Le Vayer, l’ont ouvertement soûtenu, et le docte Mr. Gassendi, couvertement, [.., ] »9.
9Bayle a lu Gassendi non seulement en tant que celui-ci était un philosophe doué d’une pensée propre, mais surtout commes source de renseignements raisonnés. Il s’agit principalement d’informations doxographiques sur les doctrines des autres, mais Gassendi peut aussi fournir des faits et données empiriques, comme un calcul de la circonférence de la terre10, l’exemple de quelqu’un affligé d’une maladie de la nutrition11 etc., ou de belles images – par exemple dans l’article important Pyrrhon où l’on trouve les observations suivantes :
« [Pyrrhon] méprisoit sur tout la nature humaine, & il ne se lassoit point de répéter les paroles où Homere la compare aux feuilles [...] selon Gassendi il aimoit ce parallèle, à cause qu’il y trouvoit la mortalité des hommes, & cette inconstance de leurs opinions, qui les faits tourner comme les feuilles au gré des vents »12.
10En ce qui concerne l’encyclopédie plutôt philosophique, on en trouve un bon exemple dans la conception de Platon comme précurseur du christianisme, que Bayle essaie de réfuter en insistant sur l’émanationisme platonicien qui exclut toute création d’un Dieu transcendant. Il cite Gassendi pour montrer que chez Platon la cause du monde n’a qu’une priorité de nature et non pas de temps, et que la distinction entre la cause et l’effet ne dépend que de notre manière de concevoir. Il cite le texte de Plutarque cité auparavant par Gassendi selon lequel la doctrine de Platon n’était qu’une hypothèse pour expliquer comment le monde, quoiqu’éternel, est pourtant composé13. Dans ce même but général, il cite Gassendi contre la doctrine immanentiste de Fludd concernant l’ontologie de la lumière et des ténèbres14. « Consultez Gassendi », dit Bayle, « qui a débrouillé ce cahos autant qu’il était possible de le débrouiller »15.
11Dans ce dernier exemple se révèle encore un autre aspect du traitement baylien de Gassendi. Selon ce dernier, les opinions de Fludd sur la nature de Dieu semblent « pires et plus dangereuses que l’Athéisme »16. Mais quelques pages plus loin Bayle remarque que Gassendi, « comme s’il craignoit d’en avoir trop dit », revient en arrière en disant que
« celui qui a de mauvaises opinions de Dieu [...] conserve le tronc sur lequel on pourra gréfer la foi véritable, [tandis que l’athée] a mis la hache à la racine de l’arbre & s’est ôté toute esperance de se reléver »17.
12Il n’est donc pas incapable de critiquer sa source ni même d’en corriger les citations – méthode qui par ailleurs tend à maintenir un équilibre de sic et non. Pourtant, ou peut-être ainsi, ses critiques sont toujours respectueuses. Dans l’article Catius, par exemple, il s’avère que « Gassendi mérite ici un peu de censure » à cause d’une interpretation d’Horace18. Mais
« il y a tant de Citations dans les Ecrits de Gassendi, qu’il ne faut pas étonner si elles ne sont pas toutes justes, veu qu’il faisoit son capital d’une autre chose, savoir des dogmes philosophiques. On peut assûrer qu’il étoit le plus excellent Philosophe qui fût parmi les Humanistes, & le plus savant Humaniste qui fût parmi les Philosophes »19.
13Comme nous le verrons plus loin, la doctrine la plus importante qu’a presentée – non sans la miner – Gassendi, c’est celle d’Êpicure20. Bayle remarque à cet égard :
« Ce qu’il a fait là-dessus est un chef-d’œuvre, le plus beau et le plus judicieux Receuil qui se puisse voir, et l’ordonnance est la plus nette et la mieux reglée »21.
14Même ici Bayle émet des critiques en posant des questions de détail. Il se demande ainsi, dans le récit que fait Gassendi de l’histoire de Leontium, s’il s’est laissé tromper par le traducteur de Plutarque qu’il cite22.
15En somme, le portrait « de fait » de Gassendi que nous trouvons chez Bayle est celui d’une source très riche en matière de philosophie, d’histoire de la philosophie, et de marginalia de toutes sortes. Mais Bayle était un lecteur bien critique à l’égard de Gassendi et ne s’est pas laissé convaincre par sa dialectique ; c’est pourquoi il a moins puisé à cette source qu’on aurait pu s’y attendre. Comme nous l’allons voir, le portrait « de droit » est en effet beaucoup plus étendu que ce portrait « de fait » que nous venons de dresser.
2. Portrait « de droit »
16Si Bayle avait été cartésien, il y a bien entendu peu de chose chez Gassendi qu’il aurait pu reprendre à son compte ; mais Bayle était-il cartésien ? Avant de répondre à cette question, il faut pourtant remarquer qu’au sens strict du mot, « cartésianisme » ne signifiait pour Bayle que les deux doctrines du dualisme et de l’occasionalisme. Au delà de celles-ci, Bayle, tout comme Robert Boyle par exemple, considère le Cartésianisme comme une espèce de mécanisme qu’il ne distingue pas de celui de Gassendi23. Et le mécanisme n’est pas le seul domaine dans lequel Descartes et Gassendi se trouvent associés24 ; en rejetant l’éternité des atomes et leur mouvement fortuit, les modernes ont quand même retenu l’hypothèse des atomes :
« C’est ce qu’a fait Gassendi, qui ne differe de Des Cartes quant aux principes des corps, qu’en ce qu’il a retenu le vuide »25.
17Pis encore pour l’hypothèse d’un Bayle cartésien, il a montré une admiration mélangée de mépris pour la mathématique, contre laquelle il a épousé la querelle de la critique historique.
« Qui peut douter [...] qu’il n’y ait des Humanistes aussi dignes d’admiration que les plus subtils Mathématiciens, puis qu’il est indubitable qu’il y a des difficultez de Chronologie et de Critique, pour l’explication desquelles il faut une aussi grande quantité d’esprit [...] que pour la résolution des plus difficiles Problèmes de Géométrie »26.
18On sent bien dans ces lignes, dit Madame Labrousse, « une protestation discrète, mais ferme, contre les foudres dont les cartésiens, et Malebranche en particulier, avait frappé l’érudition sous toutes ses formes »27. Et Bayle de dire : « En vain chercheroit-on des utilitez morales dans un Receuil de Quintessences d’Algébre »28. Dans l’article Zénon l’Epicurien, Bayle reproche aux mathématiciens, et aux géomètres en particulier, d’habiter une terre imaginaire dont les objets n’existent point, et, par contraste avec les fictions des poètes, ne peuvent point exister. Voilà une clef importante : les fictions des poètes, bien que leurs objets n’existent pas, peuvent bien contenir des « utilitez morales ».
19Etant donné un cartésianisme non seulement maigre mais aussi tout mêlé d’attitudes gassendistes, pourquoi ne trouve-t-on pas plus de traces de l’œuvre de Gassendi à travers celle de Bayle ? Avant de répondre à cette question, jetons un coup d’œil sur quelques autres lignes qui nous conduisent à chercher de telles traces. Il y en a au moins quatre qui placent Bayle dans une mouvance gassendiste plutôt que cartésienne.
20Tout d’abord il y a le rôle non seulement éminent, mais fondateur, qu’ils ont asssigné à l’histoire dans leur pensée. C’est là que se situe leur type de modernité. Comme l’a parfaitement exprimé Olivier Bloch, chez Descartes la modernité est une espèce de rupture de naissance, de commencement absolu, tandis que chez Gassendi, et, nous pourrions dire, chez Bayle aussi, la modernité est une espèce de renaissance, de continuité et de prolongement29. Deuxièmement, il y a un éclectisme tout-à-fait non-cartésien, qui, chez Bayle encore plus que chez Gassendi, approche de ce qu’O. Bloch a appelé un cosmopolitisme historique et géographique. Cette ouverture aux autres gens et aux autres lieux produit une attitude qui s’oppose à toute superstition et à tout fanatisme30. Cette attitude de tolérance s’exprime en des termes sceptiques bien connus, tandis que si quelques expressions semblables se trouvent ça et là chez les cartésiens, elles se fondent sur une rationalité théoriquement universelle. La troisième ligne de convergence consiste dans le volontarisme dont Margaret Osler a si souvent souligné l’importance pour Gassendi par comparaison même à Descartes. Quant à Bayle, il « n’était pas insensible à la séduction du volontarisme, si puissante sur tous ceux pour qui la transcendance est le caractère essentiel de la divinité »31. La seule alternative selon Bayle, c’est « une espèce de fatum, [...] une nécessité naturelle absolument insurmontable »32. Au volontarisme se rattache un quatrième point, à savoir, le finalisme. Encore une fois, Labrousse nous en a indiqué la piste : « On le sait, pour Gassendi, ce vénérable argument [l’argument finaliste en faveur de l’existence de Dieu] restait décisif, ce qui a pu éventuellement influencer Bayle »33. L’attitude non-épicurienne de Bayle est bien claire. Dans La Continuation des Pensées Diverses il accepte la prémisse qu’il avait auparavant prêtée aux « Philosophes » : « le Monde semble n’avoir pû être fait ni ne pouvoir être conservé par hazard »34.
21Ce catalogue est loin d’être exhaustif, mais tel quel il permet déjà d’entrevoir le paradoxe : on s’attend à trouver un Bayle à peu près gassendiste, mais on est déçu. Pourquoi cet état de choses ?
3. Déception
22S’il y a pour Bayle dans l’œuvre du Provençal des points sur lesquels il peut prendre appui, il y en a d’autres qu’il repousse, comme par exemple l’empirisme. Si Bayle déclare bien que Locke a « semblé victorieux » dans la lutte de son Essai contre les idées innées, lui-même n’est pas arrivé, même dans ses vieux jours, à l’empirisme total, parce que l’idée de Dieu restait pour lui toujours causée par Dieu seul35. Donc, lorsque Bayle propose à Poiret l’objection lancée par Gassendi contre la première preuve de l’existence de Dieu avancée par Descartes, à savoir que l’idée de Dieu peut être faite des idées adventices, il le fait pour en chercher une réfutation définitive36. Pourquoi cette opposition à l’empirisme ? Il se peut que la question de l’empirisme soulève celle de la grâce, dans laquelle nous ne pouvons pas entrer.
23De toute façon, le dogme qui sépare encore plus profondément nos deux auteurs c’est l’atomisme.
« Une opinion devenue célébre de nos jours c’est celle de Leucippe, de Démocrite & d’Epicure, renouvellée par le savant Pierre Gassendi. [...] Cette opinion a cela de commode, qu’elle établit des Principes d’une parfaite simplicité, & qui [sont] exempts de toute composition. Néanmoins nous le rejettons, & parce qu’elle admet un vuide, & parce qu’il est incompréhensible qu’un corps qui comme l’atôme a quelque grandeur n’admette cependant aucune composition des parties »37.
24C’est contre cette opinion que Bayle invoque notamment le soutien des cartésiens. En ce qui concerne le vide « que Gassendi a renouvellé et que Descartes a réfuté »38, Bayle croit que l’Art de Penser a montré des paralogismes dans les arguments de Gassendi. De plus, l’occasionalisme répond à la difficulté principale du plein :
« Derodon a soûtenu & inséré dans son Cours de Philosophie, que l’Espace n’est autre chose que l’Immensité de Dieu. Gassendi insinue que l’Espace est un être mitoien entre la Substance Corporelle & la Substance Spirituelle. Difficultez insurmontables, de quelque côte qu’on se tourne [...]. Le vuide pour le mouvement pourroit, peut-être, être nécessaire dans la supposition que les Corps sont la cause immédiate & efficiente du mouvement ; mais si je ne me trompe, l’on n’en a aucun besoin lorsque l’on suppose avec le père Malebranche, que Dieu seul meut la matiere »39.
25Bayle se tait sur cette supposition, mais on peut inférer que si Dieu est la seule cause réelle, une cause occasionelle et un effet occasionnel peuvent se mouvoir en même temps dans un tourbillon et donc sans besoin du vide. Quant aux atomes, sans nommer ni Gassendi ni ses partisans, Bayle pose des arguments basés sur le principe cartésien dont Hume fera grand usage plus tard, que « les choses qui sont réellement distinctes sont réellement séparables »40. Puisque les atomes ont des parties, au moins Dieu peut en conserver quelques-unes pendant qu’il détruit des autres et donc ceux qu’on dit « incoupables » ne le sont point.
26En fin de compte, si l’empirisme et l’atomisme sont des lieux de divergence pour nos auteurs, leurs voies bifurquent de la façon la plus radicale précisément là où elles sont les plus proches, à savoir, l’histoire, dont le statut ontologique et gnoséologique pose des problèmes. Il faut avouer, à vrai dire, que même sur le métaniveau historiographique, Bayle a suivi jusqu’à un certain point la piste gassendiste. Voici comment l’explique G. Paganini, qui voit dans la scientia apparentialis, « una carateristica convergenza di prospettive fra Gassendi e Bayle : il primo applica un modulo storico-descrittivo allo studio della natura, il seconde riporta quella stessa delimitazione critica nelle discipline umanistiche e in particolare nella storia »41.
27Ce que Gassendi a cherché, même dans une science des apparences, c’est l’histoire universelle, c’est-à-dire une histoire compréhensive – cosmopolite, si l’on préfère – et ce qui est encore plus important, utile :
« L’histoire est véritablement la lumière de la vie, car non seulement elle chasse les ténèbres du passé et en dissipe les confusions, mais encore elle arme l’esprit de ses exemples innombrables et lui fournit le moyen de voir et de comprendre, à l’aide du passé, ce qu’on doit attendre de l’avenir, quelle fin on doit attribuer à la vie, à quoi mène cette universelle comédie, à quel point il n’y a rien de nouveau ni dont on doive s’étonner »42.
28On cherche les faits du passé pour prédire et maîtriser ceux de l’avenir. Or, Bayle est aussi « positiviste » qu’on pourrait le vouloir, en ce sens que le premier but de l’histoire est pour lui de préciser les datations, les circonstances, les autres faits – bref, les sources – pour vérifier ce qu’on reçoit du passé. Une fois établi, ce fondement factuel fournit les matériaux d’une pragmatique particulière : la polémique contre les récits papistes des miracles, des prodiges et des merveilles. Encore plus important, le fondement factuel « positif » nous donne les éléments d’une narration proprement historique qu’on ne trouve point chez Gassendi. L’histoire en effet a pour ce dernier un caractère statique, coupé et non-temporel ; ses éléments ne sont pas même des images cinématographiques, mais plutôt des photographies instantanées dont l’ordre peut bien être embrouillé sans qu’il y ait perte essentielle. Chez lui le progrès « n’est que l’accumulation indéfinie des données, dans l’ordre indifferencié et homogène [...] d’un temps sans structure qui ne fait que sédimenter les apports d’une tradition »43. Autrement dit, le modèle gassendiste est celui de l’accroissement ou du cumul, opposé, selon Kuhn, à celui de la révolution scientifique. Bref, Gassendi propose par anticipation la « plain historical method » de Locke44 en sorte que l’historien ne fait que décrire, et il ne décrit qu’une chose, le monde dont l’histoire est fixée non seulement dans le passé mais dans l’avenir. Cette histoire a pour objet le monde de Newton, et peut en principe se dérouler dans n’importe lequel des deux sens du temps selon les mêmes lois45. La priorité temporelle ne fait aucune différence essentielle.
29Chez Bayle, l’historien raconte, et il raconte maintes choses de maints points de vue dont la pragmatique est toujours édifiante plutôt que seulement utilitaire. En ceci et à beaucoup d’autres égards, Bayle nous fait penser à Nietzsche plutôt qu’à Newton. Pour Bayle, l’histoire est dynamique, ordonnée et courante ; cela fait toute la différence du monde si Adam, par exemple, a précedé le Christ ou l’a suivi, et la signification de sa vie n’est jamais éternellement fixée. Les faits « positifs » de l’histoire qui en sont les éléments n’ont aucune signification sans les histoires – les contes, si vous voulez – dont ils font partie. Voilà donc pourquoi Bayle peut passer au tamis les tomes de Gassendi en rejetant l’empirisme, l’atomisme et toute autre théorie qui, quoi qu’elle porte sur les apparences, vise pourtant à un statut fixe et éternel, voire absolu. Voilà donc pourquoi il soulève la question « si la qualité de Poete peut bien s’accorder avec celle d’Historien »46.
30Nous pouvons maintenant supposer que la réponse de Gassendi serait négative, celle de Bayle positive : acolytes de Clio l’un et l’autre, mais non de même rite.
Notes de bas de page
1 Elizabeth Labrousse, Pierre Bayle (La Haye : M. Nijhoff, 1964, 2 vol.), t. 2, p. 144, n. 61.
2 À Joseph, le 28 mars 1677 (OD IB, 75).
3 St. Justin, note b, Dictionnaire, t. IV, p. 683. Voici le texte annoté par Bayle : « En parcourrant les siecles, on en trouveroit peu qui n’aient fourni des adversaires de la Philosophie Peripatéticienne, il est vrai que tous ceux qui l’on attaqué, n’ont pas également reussi à la décrier ; & il semble qu’il étoit reservé a Mr. Descartes de lui porter les plus rudes coups ».
4 Rem. M (I, 327a).
5 À Jacob, le 25 novembre 1675 (OD IB, 63b-64a).
6 Zénon d’Élée, rem. I (IV, 544a). Voyez aussi Leucippe rem. G (III, 102b) ; Art de penser, III, xviii, 4.
7 Ibid., IV, 544b.
8 Rem. B (III, 732a).
9 À Minutoli le 31 janvier 1673 (OD IV, 537). Comme Locke, Bayle s’intéressait beaucoup à la littérature de voyage. Ses références aux Voyages de F. Bernier contenant la description des Estats du Grand Mogol [...] de Bernier (1ère. éd. en plusieurs parties, sous d’autres titres : Paris, 1670-1671 ; nouv. éd. posthume plus, fois rééditée et réimprimée au début du XVIIIe siècle : Amsterdam 1699) ne sont pas moins longues et fréquentes qu’attendues : « un goût qui atteste peut-être l’influence de La Mothe Le Vayer et de Gassendi. » (Labrousse, op. cit., t. 2, p. 16, n.60). Dans le Syntagma Philosophicum, « la croyance universelle des hommes à l’existence d’un Dieu devient dans son système une des principales preuves de cette existence ». Mais dans ses ouvrages précédents, Bayle aurait pu trouver un refus de tout consentement universel. Contre Herbert de Cherbury, Gassendi a constaté qu’« à proprement parler, le consentement n’est nulle part » (Pintard, Libertinage érudit, Paris, 1943 ; reprint Genève/Paris : Slatkine, 1983, pp. 499, 482 ; aussi Labrousse, op. cit., t. 2, p. 61). On peut chercher l’influence de Gassendi sur Bayle, aussi bien que celles de Spinoza et Hobbes, dans le domaine éthique : « l’amour du plaisir est le seul moteur de la conduite, qu’elle soit instinctive ou socialisée » (Labrousse, ibid.. t. 2, p. 89).
10 Système, OD IV, 354.
11 NRL, février 1687, art. vi (OD II, 755 b).
12 Rem. F (III.735a).
13 Op. I 156-57a-b.
14 Op. III 217a (« Fluddanæ Philosophiœ Examen »).
15 Continuation des Pensées Diverses. Ixviii (OD III, 289-290).
16 Ibid. Ixxvii, 301 ; Gassendi : Phil. Fludd. Exam. ii §20, Op. III 241a.
17 Ibid. Ixxx (OD III, 306) ; Gassendi : ibid., Op. III 241a.
18 La question est de savoir si Horace n’était appelé docte qu’ironiquement ou non.
19 Rem. E (II, 102b).
20 Et celle de Leucippe, qui selon le Gassendi de Bayle ne diffère guère de celle d’Épicure. Leucippe, rem. C, n. 9.
21 Epicure, rem. M (III, 1080a).
22 Rem. K (ibid., 370a).
23 À Joseph, le 12 decembre 1676 (OD IB, 69). À Jacob, le 29 juin 1675, ibid., 49.
24 Voyez Spinoza, rem. DD ; et Descartes et Gassendi ont nié qu’un accident soit séparable de son sujet, et ils ont considéré les accidents comme des modes ou des modifications. Article Takiddin, rem. A : et Descartes et Gassendi étaient suspectés d’avoir miné les fondements de la religion par l’introduction des études philosophiques.
25 Leucippe, rem. D (III, 100b).
26 NRL sept. 1684, art. iv (OD I, 125).
27 Labrousse, op. cit., t. 2, p. 7.
28 Projet, ix ; Dictionnaire IV, p. 613.
29 Bloch, La Philosophie de Gassendi [...] 1971, p. 41. Il est pourtant évident que dans la Querelle, Bayle a pris parti pour les modernes. Voyez Labrousse, op. cit., t. 2, p. 26, n. 41.
30 Leur tolérance avait de pareilles limites. Pour nous convaincre que la seule volonté d’être sorcier a rendu Louis Gaufridi punissable, Bayle cite l’autorité non seulement de Peiresc, qui a étudié le cas « avec tout le soin imaginable », mais aussi de son biographe : « Gassendi, ce grand Philosophe si peu crédule, [...] ne dit rien qui fasse paroître qu’il désaprouvât cette pensée de Mr. Peiresc ». Réponse aux questions d’un provincial, ch. xxxv (OD III, 564).
31 Labrousse, op. cit., t. 2, p. 270. Bien que Bayle « opte décidément en faveur de la conception rationaliste du Droit Naturel, ce n’est qu’à regret et presque à son corps défendant ». Ibid., p. 271. Bayle dit : « j’ai fait tout ce que j’ai pû pour le bien comprendre [le dogme cartésien de la création des vérités éternelles] et pour trouver la solution des difficultez qui l’environnent. Je vous confesse ingénument que je n’en suis pas venu encore tout à fait à bout. Cela ne me décourage point ; je m’imagine que le temps dévelopera ce beau paradoxe. Je voudrois que le Père Malebranche eût pû trouver bon de le soûtenir, mais il a pris d’autres mesures », Continuation des Pensées Diverses, cxiv (OD III, 348).
32 Ibid.
33 Labrousse, op. cit., t. 2, p. 163.
34 Système, OD IV, 517. Voyez les textes cités par Labrousse, t. 2, ibid., et n. 49.
35 Labrousse, op. cit., t. 2, pp. 155-156.
36 OD IV, 151 ; Labrousse, op. cit., t. 2, p. 150.
37 Système, OD IV, 275.
38 Popkin, Richard H., The History of Scepticism from Erasmus to Descartes, Assen : Van Gorcum, 1960 (édition complétée : The History of Scepticism from Erasmus to Spinoza, Berkeley and Los Angeles : Un. of Cal. Press, 1979), p. 124.
39 À Coste, le 8 avril 1704 (OD IV, 841).
40 Système, OD IV, 297.
41 Gianni Paganini : « C’è [...] una perfetta simmetria fra il relativismo gnoseologico dei libertini et il relativismo teologico di Bayle [...] ; “pirroniani” corne Gassendi e La Mothe avevano sostituito nella fisica, nell’etica, nella stessa metafisica alle verità assolute quelle fenomeniche della “scientia apparentialis". Bayle estende questo stesso metodo dal sapere naturale all’ambito delle verità religiose » ; et plus loin : « al termini dell’analisi storica, il fatto perde cosi quella fissità e intermeditezza, che ancora mantiene nell’ambito religioso, e assume invece il caraterre di verità relativa et di evidenze fenomenica. » Analisi della fede e critica della ragione nella filosofia di Pierre Bayle (Florence, 1980) pp. 250, 164, 226.
42 Op. V 232a-b ; texte cité et traduit par O. Bloch, La Philosophie de Gassendi [...] 1971, p. 43.
43 Bloch, La Philosophie de Gassendi [...] 1971, pp. 74-75. Voyez aussi p. 73 : « Il s’agit toujours d’un progrès de la quantité du savoir, c’est-à-dire de la masse des observations [...] ».
44 Voyez Romanell, John Locke and Medicine, New York : Prometheus, 1984, pp. 195-196, n. 56.
45 Ainsi Gassendi peut-il être historien en tant que physicien, suivant Joy (Gassendi the Atomist [...], Cambridge, 1987).
46 Continuation des Pensées Diverses, ii (OD III, 191).
Notes de fin
1 Ouvrages de Bayle cités (éditions utilisées et conventions des références)
Bayle, P. Dictionnaire historique et critique (Amsterdam : 5e éd., 1740).
Bayle, P. Œuvres diverses (1727-1731), (introduction E. Labrousse. Repr. Hildesheim : G. Olms, 1964-82) = OD, Nouvelles de la République des Lettres : NRL.
Auteur
Professor, Dean of the Faculty of Arts, University of Western Ontario, London, Ontario. Canada N6A 3K7.
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