Bernier et Gassendi : une filiation déviationniste ?
Is Bernier’s seminal Gassendism unfaithful?
p. 71-114
Résumé
As has been pointed out before, François Bernier’s Abregé must have been the only access the learned public had to Gassendi’s written work, front the last third of the XVIIth. century onwards. Bernier thus appears to personify the « followers » of Gassendi, not only as one of his most dedicated disciples, but as the only deliberate and self-conscious interpreter of his doctrine, and hence the source of the gassendism of a large portion of Gassendi’s later « followers ». It seems therefore of central relevance for this conference to compare the gassendism he presents as the « genuine » one, with Gassendi’s text.
The purpose of this paper is to try and to assessthe various aspects of the differences between the three versions of Bernier’s Abrégé (considered as a whole) and what can be assumed to be, to a certain -controversial- extent, the body of Gassendi’s intended philosophical teaching, namely his posthumous Syntagma Philosophicum (1658). The hypothesis of an unreflexive « deviationist » twist in Bernier’s transmission to the Enlightenment of Gassendi’s spirit and intent is finally proposed, qualified, and discussed.
Note de l’auteur
Toutes nos références à l’Abrégé de la Philosophie de Gassendi (Abrégé) de Bernier renvoient, sauf indication spéciale, à l’édition en VII volumes de 1684 (Paris, Langlois, in-12°) reprise avec la même tomaison mais une pagination différente, par les éditions Fayard en 1992, dans la collection « Corpus des Œuvres de Philosophie en Langue Française » ; le chiffre entre crochets droits donné en premier est celui de la pagination d’origine.
Pour les œuvres de Gassendi, nous utilisons souvent les titres courts : les références complètes se trouvent dans l’index, à la fin de ce volume.
Abréviations spéciales : Op. (suivi du tome et des pages) = [Petri Gassendi] Opera Omnia [...], tomes I-VI ; S.P. = [Gassendi] Syntagma Philosophicum.
Texte intégral
1Lors des journées de Synthèse organisées en 1953 pour célébrer le tricentenaire de la mort de Gassendi1, plusieurs spécialistes ont exprimé l’idée que, si la diffusion du gassendisme au dernier quart du XVIIe siècle était bien due en grande partie à François Bernier2, ce disciple et vulgarisateur3 n’était pas fiable et que ce qu’il diffusait n’était pas le gassendisme de Gassendi4. Bernard Rochot traduisait l’opinion générale concernant la fiabilité de l’ Abrégé de François Dernier lorsqu’il concluait : « Il faut toujours vérifier »5. Néanmoins, comme il reste une certaine imprécision dans la façon dont ces spécialistes de la littérature de la période6 parlent de Dernier et de son Abrégé, et comme par ailleurs Dernier a effectivement été lu depuis le XVIIIe s. comme s’il était le porte-parole de Gassendi – jouant ainsi un rôle de médiateur pour l’idée que « la postérité » en général s’est faite du « gassendisme »–, on se demandera ici dans quelle mesure leur appréciation est justifiée, sur quels arguments elle pourrait plus précisément s’appuyer, et de quelle façon les éventuelles « déviations » de Bernier peuvent avoir déterminé les malentendus de la postérité.
1. Le gassendisme idéal de Gassendi
2La question de la fiabilité du gassendisme de Bernier est vaste et complexe, puisqu’elle embrasse non seulement l’œuvre philosophique de l’un et de l’autre auteur, mais aussi leurs manières respectives de vivre une philosophie morale. On peut cependant poser par principe que le gassendisme de référence est celui que Gassendi lui-même a voulu transmettre à la postérité dans un ouvrage où il aurait rassemblé tous les aspects de sa doctrine. Or cet ouvrage est, à quelques réserves près concernant l’histoire de son édition, le Syntagma Philosophicum (S.P.) posthume publié en 16587. Il est en effet possible de considérer cette œuvre comme le testament philosophique de Gassendi, ou la forme la plus achevée du cours complet de philosophie auquel il avait travaillé de façon plus ou moins continue depuis les années où il était effectivement chargé d’enseigner la philosophie au Collège Royal d’Aix en Provence8. On peut dire que ce qui est absolument constant dans cette œuvre, c’est l’intention pédagogique bien que ce dessein ne soit que partiellement explicite dans la première publication de Gassendi, les Exercitationes Paradoxicœ de 16249 par laquelle il visait moins à faire preuve d’originalité qu’à s’introduire auprès de la République des Lettres sous l’étiquette de philosophe « moderne » (plus précisément : d’humaniste anti-aristotélicien). En effet, les Exercitationes Paradoxicœ se présentent comme le commentaire critique du cours magistral dans lequel le jeune et brillant professeur enseignait à Aix la philosophie d’Aristote – conformément au cursus studiorum indispensable à l’obtention des diplômes. On peut dire à ce propos que, lorsque dans les années 1670, Bernier, dans quelques facéties d’« artien » frondeur10, feint d’associer Gassendi aux seuls antiaristotéliciens et de réduire son œuvre aux Exercitationes Paradoxicœ, il trahit dans une certaine mesure l’intention de Gassendi, qui était de laisser à la postérité l’image de l’auteur du très sérieux – voire didactique – Syntagma philosophicum, mais qu’en même temps il la respecte, puisqu’il rappelle une de ses caratéristiques originaires, qui était de promouvoir l’autonomie de la raison dans les sciences de la nature, le retour aux « res ipsœ », la subordination de toute théorie aux évidences de l’expérience organisée, bref l’esprit même de la recherche aristotélicienne de la vérité. Le gassendisme de Gassendi est son existence même et parallèlement à sa piété – ou pratique religieuse globale – l’acte philosophique par lequel il réalise (et par là justifie), illustre et enseigne la philosophie comme pratique volontaire et libre de toute une vie d’homme. C’est donc nécessairement d’emblée un acte de foi, d’espérance et de charité (amor fati) dont l’aspect théorique/didactique est essentiel en ce qu’il se révèle à soi et au « théâtre du monde » en modifiant ce monde par l’enseignement et par l’exemple. L’œuvre de Gassendi, c’est principalement sa vie et accessoirement tel ou tel écrit. Ce n’est pas une idéalité, c’est une réalité métaphysique dans la mesure où elle pose et fait ce qu’elle présuppose, dans la réalité. A cet égard le gassendisme de Gassendi est une philosophie de philosophe authentique, et toute doctrine qui s’attacherait au contenu de sa doctrine sans aller jusqu’à sa vérité essentielle (comme horizon, du moins) serait originairement infidèle au gassendisme. Pour ce qui est de la doctrine même, le détail des points d’astronomie et de physique n’est pas toujours en lui-même constant, ni consistant, ni univoque, soit parce que l’auteur hésite et même évolue au cours de sa vie, soit parce que l’état des problèmes ne lui permet pas une précision terminologique suffisante. Il reste cependant possible de déterminer si telle ou telle interprétation de détail est conforme ou non à sa propre doctrine.
2. Le gassendisme de Bernier
3Quant au gassendisme de Bernier, il est plus diffficile à saisir, parce qu’il traduit d’abord la façon dont Bernier a reçu et intégré à sa propre vie intérieure la pensée et la manière d’être au monde d’un maître illustre et séduisant, et en même temps, mais de façon non explicite, la manière dont cet auteur a voulu, au fil d’une vie mouvementée et vouée, en raison de sa naissance, à un statut constamment précaire, donner de lui-même au public une image de « philosophe-médecin-voyageur homme de lettres » gassendiste, les deux personnages (du philosophe et de l’homme de lettres) interagissant dans un rapport de proportion difficile à évaluer au cours des années. Une des principales difficultés en ce qui concerne l’authenticité de la philosophie de Bernier réside dans l’insaisissabilité du personnage : peu d’auteurs semblent l’avoir cru suffisamment intéressant pour parler de lui pour ainsi dire pour la postérité. Quant à passer au crible la masse des correspondances privées qui nous ont été conservées pour la période, autant chercher une aiguille dans une meule de foin. Les correspondances illustres qui ont été indexées ne sont d’aucun secours : jusqu’à très récemment, les « index nominum » étaient manuels et sélectifs, et, comme l’a fait remarquer Peo Rattansi, le fait que le nom de F. Bernier ne figure pas à l’index de la Boyle’s Correspondance signifie soit qu’il est effectivement absent de la correspondance, soit, plus vraisemblablement, que le compilateur de l’index (Birch) l’a jugé insignifiant (comme il a fait pour Charleton, par exemple11). John Fulton signale dans sa Bibliography of the Honourable Robert Boyle [...] que Boyle mentionne rapidement Gassendi dans son ms. « Final causes of natural things » (publié en 1688 sous le titre Final Causes and vitiated sight)12, mais s’il n’y a pas trace de Bernier dans l’index de cette bibliographie, cela ne signifie certainement pas que Bernier en soit absent de fait. Il serait bon de rappeler que la Bodleian Library possédait une seule édition de l’Abrégé, celle de 1678 (en huit volumes), mais aucune des « Doutes » : ni de ceux de 1682, ni de ceux compris dans le tome II de l’Abrégé de 1684, ni de ceux du Traité du libre et du volontaire, alors même que Bernier a été reçu à la Royal Society de Londres en 1685 et que l’exemplaire qu’il lui donna porte l’inscription manuscrite : « A Monsieur Alis [ou « Alys »] pour donner sil luy plaist Au philosophe du temps Mons/ Monsieur Boyl » (British Library, imprimés, 702.a.47), qui peut être de la main de Bernier13.
Biographie de Bernier
4On sait peu de choses de Bernier14, aussi ne sera-t-il peut-être pas inutile de rappeler quelques éléments de sa biographie. Né angevin en 1620, fils de fermier15, élevé par un oncle curé16, on ignore à quel âge et dans quelles circonstances il est arrivé à Paris. D’ailleurs, d’une façon générale, Bernier est remarquablement insaisissable parce que nous n’avons à ce jour aucun manuscrit dont nous puissions dire avec certitude qu’il est écrit de sa main. 11 n’y a pas trace de François Bernier dans les catalogues imprimés des manuscrits conservés dans les bibliothèques publiques de France et des Iles Britanniques. Le ms. Col. C2.62 (f°13-25) des Archives de la marine et des colonies signé « François Bernier »17 est de la main d’un copiste professionnel ; les deux exemplaires du manuscrit inédit « Confucius ou la Sçience des Princes [...] »18 sont des copies postérieures à la mort de Bernier (d’après les conservateurs de la B. de l’Arsenal) ; la lettre qu’il avait écrite à Gassendi et à laquelle ce dernier dit explicitement répondre le 6 août 165219 (Op. VI 317b-319a) est perdue (et n’a d’ailleurs pas été incluse dans les « Clarissimorum quorumdam ad Petrum Gassendum Epistolœ », Op. VI 391-545). Son testament même est écrit par l’exécuteur testamentaire et légataire universel de Bernier, son neveu Philippe Bourigault : seule sa signature est holographe20. Cette absence d’échantillon de la main de Bernier rend impossible de repérer à quels endroits les « Observationes cœlestes »21 ont été consignées par lui, et, par suite, de se faire une idée précise des périodes pendant lesquelles Bernier a effectivement servi de porte-plume à Gassendi. Il dit expressément22 devoir à Chapelle (fils naturel riche, dilettante et curieux de François Lhuillier, très cher ami de Gassendi) son introduction auprès de ce maître et père spirituel qu’il fréquenta à Paris de 1641 à 1648 ; on sait qu’il le rejoignit à Toulon en 1650 où il lui servit d’assistant pour son expérience du vide et devint son secrétaire ; on sait aussi par une lettre de Gassendi à lui adressée qu’il était à Montpellier au printemps et durant l’été 1652, où il prit son bonnet de Docteur en médecine en même temps que Marin Cureau de la Chambre, et assista à des séances d’anatomie de Pecquet sur la circulation du sang et le passage du chyle, deux sujets sur lesquels Gassendi était particulièrement curieux de connaître les expériences les plus décisives. Il revint à Paris avec Gassendi en 1653, et quitta la France assez précipitamment après la mort du philosophe (24 Octobre 1655) pour effectuer son fameux voyage en Orient23. Il semble donc qu’il doive à Claude Chapelle son introduction dans la « République des lettres » de Paris24, et plus particulièrement dans les cercles animés par De Thou, Luillier, La Mothe Le Vayer, les frères Dupuy, le père Mersenne, et de façon épisodique Peiresc, Gassendi et autres amis provinciaux de Luillier25.
5Après treize ans d’absence dont dix passés dans l’Inde d’Aurangzeb, Bernier s’appliqua à la publication de ses observations de voyage. La première partie est une relation dédiée au Roi et à Colbert, le reste consiste en lettres adressées à divers anciens amis de Gassendi : à La Mothe Le Vayer sur les villes et la cour du Mogol, à Jean Chapelain sur les préjugés, superstitions et doctrines religieuses et scientifiques des Indiens, à l’armateur marseillais François de Merveilles sur le voyage à Kachemire d’Aureng-Zebe, à Claude Chapelle sur la philosophie de Gassendi, à Melchisédech Thévenot sur les sources du Nil et autres questions d’histoire naturelle.
6Cependant dès 1671 il se détourne de cette veine pour se consacrer à la vie littéraire parisienne et à la philosophie. En 1671 il participe avec ses amis « modernes » parisiens, Chapelle, Boileau, Racine, Molière et quelques autres moins connus, à la rédaction et à la publication de manifestes anti-scolastiques, dont le fameux Arrest burlesque. De 1674 à 1684 il publie les trois versions, de plus en plus complètes, de son Abrégé de la philosophie de Gassendi. Dès 1681 il publie également des Doutes26 antiscolastiques et anticartésiens27, partiellement repris – et développés dans le sens d’une radicalisation sceptique/empiriste et misologique – dans l’Abrégé de 1684 (tome II)28, et complétés par les « Doutes » antimalebranchiens qui font suite aux trois livres du Traité du libre et du volontaire (qu’il fit paraître à Amsterdam en 1685, l’année de son voyage en Angleterre). On n’a guère de traces de son activité pendant toutes ces années et jusqu’à sa mort, survenue en octobre 1688. Tous ses biographes et ceux de Madame de La Sablière – la « tourterelle Sablière » des Lettres de Madame de Sévigné, « Iris » pour La Fontaine – signalent qu’il avait enseigné la Physique à Madame de La Sablière (à qui Roberval avait appris les mathématiques) et fréquenté assidûment son salon scientifique et littéraire29 même après qu’elle l’eût déserté (après avoir été délaissée par La Fare, en 1678) pour passer ses journées aux Incurables30, peut-être aussi après la fermeture de l’hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs et le déménagement dans l’entresol de la rue Saint-Honoré (1680), mais nous ne disposons pas actuellement de document fiable et précis sur l’histoire de ce salon, sur la façon dont Bernier y fut introduit, ni sur la nature de ses relations personnelles avec Madame de La Sablière31. Il avait aussi fait insérer au Journal des Sçavans de 1684 (24 avril) et 1688 (7 et 14 Juin) une série d’articles très bien écrits dans le style savant-sceptique-mondain, notamment les « Etrenes à Madame de la Sablière »32 et l’annonce de son « Confucius ou la sagesse des Princes » traduit, abrégé et arrangé à partir du monumental Confucius Sinarum Philosophas [...] compilé par les RR. PP. Couplet et al. (en réponse aux attaques contre les méthodes des missionnaires jésuites en Chine) et paru en 1687 (Journal des Sçavans 1687, pp. 99-107).
7Il est mort à Paris, dans le logis qu’il louait Place Dauphine « chez la Veuve Pelane », le 22 septembre 1688, comme en attestent les pièces du Minutier notarial de Paris cité plus haut et l’« Extrait du Registre des Sépultures faites en l’Église paroissiale de Saint-Barthélémy à Paris de septembre 1677 à mars 1692 » copié vers 1858 par L. de Lens au greffe du tribunal civil de la Seine, avant l’incendie de ce bâtiment ; le testament de Bernier, l’inventaire après-décès et les différentes pièces concernant la liquidation de sa succession se trouvent actuellement, comme on l’a vu (note 15 ci-dessus), au CARAN. Lens n’en a lu que la copie très partielle possédée par les héritiers de l’érudit et collectionneur angevin T. Grille33. On y apprend que Bernier avait choisi pour légataire universel son neveu Philippe Bourigault, Docteur en médecine de la faculté de Montpellier comme lui, que l’essentiel de ses biens consistaient en rentes viagères sur la Ville et communauté de Lyon et sur l’Hôtel Dieu de Paris, payables par trimestre, d’un montant total de 12.000 livres34. Il n’avait aucun bien foncier mais laissait à son neveu, après s’être aquitté des frais, dettes, gages dûs à ses domestiques35 et dons stipulés dans le testament, 100 Louis d’or déposés chez un certain Isaac Huret, horloger ordinaire du Roi faisant office de banquier36, ainsi qu’une somme de 295 livres trouvées dans son appartement ; son mobilier, composé – outre l’indispensable ordinaire – d’un nombre impressionnant de sièges (la plupart pliants) et de livres, valait 284 livres et 60 sols37. 11 jouissait donc d’une aisance certaine, étant célibataire et d’un rang social qui lui épargnait les frais de tout ce qu’exigeait alors le paraître dans la société ; quelle qu’ait été l’exagération de Morin lorsqu’il écrivait, dans sa lettre de délation à Mazarin, que Bernier n’avait « pas seulement le moyen de vivre »38, il est certain que le voyage en Inde a assuré à Bernier un capital qu’il semble avoir habilement géré de façon à conserver une relative liberté économique à son retour. Il est cependant difficile de savoir dans quelle mesure il avait besoin de publier pour vivre. Peut-être n’était-ce pas tant pour le revenu qu’il en tirait que pour l’honneur et le statut qui s’ensuivaient. La même question pourrrait être posée pour les autres jeunes gens « de rien » que Gassendi avait formés et élevés – dans tous les sens du terme. Lors de la fondation par Louis XIV de l’Académie Royale des sciences d’Angers (1686), Bernier en avait été nommé membre fondateur, mais il n’y siégea pas39 ; il est possible qu’il ait souhaité entrer à l’Académie Royale des sciences en qualité de médecin, de voyageur, et d’auteur de l’Abrégé, mais actuellement nous n’avons pas d’autre trace de ses éventuelles démarches dans ce sens que sa correspondance avec Chapelain, et cela ne nous mène pas loin. Les ambitions et stratégies de Bernier, qui ne sont pas sans rapport avec le problème qui nous occupe, mériteraient une monographie à partir d’une enquête systématique dans les archives notariales de Paris et d’Angers40 et d’une étude attentive des correspondances de ses amis et connaisances.
Littérature, philosophie et stratégies socio-économiques
8Bernier a toujours été un homme de lettres : il a commencé sa carrrière d’écrivain en rédigeant des pamphlets contre J.B. Morin pour défendre Gassendi après que ce dernier eût renoncé à se commettre dans ces besognes futiles41. Ce genre de littérature dans le style burlesque est philosophiquement très superficiel, mais éminemment rhétorique : il faut plaire au public tout en le convainquant par la dérision, en alliant l’art littéraire et la démonstration logique par l’absurde – non sans quelques sophismes, la bonne foi ne faisant pas partie des règles de ce jeu. On remarquera que Bernier écrit alors en latin, en réponse à des libelles latins de Morin42 ; en même temps (été 1652) il acquiert, comme on l’a vu, le titre de docteur en médecine : ce qui le situe de droit dans l’univers des savants. Sa traduction de Gassendi dans l’ Abrégé confirmera ses indéniables compétences en latin, mais trahira quelques faiblesses en grec43. Il est vrai qu’il se rachètera avec l’arabe et le persan dont il fera grand étalage à son retour d’Orient44, sans jamais tenter, il est vrai, de faire carrrière dans l’orientalisme45.
9Le second genre dans lequel Bernier s’est rendu célèbre et dans lequel il ne fait pas de doute qu’il ait excellé est celui de la relation de voyage. Il y pratique une rhétorique subtile où il mêle exotisme, rationalisme et humour, avec un sens du récit dramatique et un art consommé de la conversation, sans enflure ni stéréotypes ; son style est clair, « naturel » sans laisser-aller, concis, étonnamment varié46. On ne peut manquer d’être frappé du caractère pré-voltairien de ses procédés47 (en certains endroits de la lettre à Chapelain sur les missionnaires jésuites, et sur la façon dont le clergé hindou entretient et exploite la superstition du Prince et de toute la société indienne, notamment), et c’est peut-être la raison pour laquelle on a vu en lui un anticlérical clandestin et un authentique libertin, alors qu’il doit être lu dans son propre contexte, quelque part entre Cyrano, le Bachaumont des Voyages, La Fontaine et Boileau, beaucoup plus flou idéologiquement. Il reste que ce chef d’œuvre littéraire a un contenu philosophique authentique et parfaitement cohérent, notamment en ce qui concerne la méthode scientifique et le scepticisme rationaliste, mais il est essentiellement tourné vers les leçons morales48 notamment la critique épicurienne des religions et superstitions et, accessoirement, vers des considérations économiques et politiques : l’ensemble, qu’il s’agisse de récits ou de descriptions, se présente comme une suite de petits contes moraux entés sur un substrat historique. De temps en temps cependant, l’auteur se met en scène et interpelle directement son lecteur pour lui faire part de ses réflexions et jugements, voire, dans la « Lettre à Monseigneur Colbert », pour lui prodiguer des conseils d’économie politique.
10En ce qui concerne les diverses versions de l’Abrégé, le souci de se faire un nom dans le monde influe sur la forme, la terminologie, le choix des thèmes, surtout dans un monde où la modernité est dominée par le cartésianisme ; concrètement, cela signifie que les choix que fait Bernier dans la présentation française et abrégée de la philosophie de Gassendi sont en grande partie déterminées par le Traité de Physique de Rohault (1e éd. 1671, 3eéd. 1675)49. On voit d’ailleurs Bernier affirmer petit à petit son idiosyncrasie par rapport à « l’esprit » de Gassendi : elle relève d’un habitus de médecin (de la Faculté de Montpellier, bien plus critique que la Faculté de Paris), c’est-à-dire pragmatiste, irréductiblement sceptique devant les idées que n’étayent aucune épreuve expérimentale, indifférent aux problèmes de compatibilité entre physique et religion rationnelle, invinciblement attiré par le singulier sans renoncer à la spéculation logique, attaché avant tout à l’élaboration de technologies au service de l’homme dans tous les domaines, notamment socio-politiques. En comparant le texte de Gassendi aux diverses versions successives de l’Abrégé, on verra qu’il en vient à un scepticisme hyperbolique à l’égard des constructions théoriques abstraites et comme à une orthodoxie sextienne. Il semble que la désagrégation progressive du Salon de Madame de La Sablière à partir de 1679, l’aggravation progressive de l’intolérance jusqu’à l’édit de Fontainebleau (ou révocation de l’Édit de Nantes), la montée d’une certaine opposition politique en même temps que l’assombrissement général du climat sous la pression des jésuites et des revers militaires, il semble dis-je que tous ces éléments radicalisent le scepticisme et le ressentiment de Bernier à partir des années 1680 (quand il atteint la soixantaine). Il ne reste plus grand-chose dans son gassendisme de ce qui, chez Gassendi, procédait de l’humanisme érudit fasciné par la dialectique, et plus rien du tout de l’habitus ecclésiastique. On ne trouvera plus chez lui l’obsession de la nécessité de sauver la foi, et, pour y parvenir effectivement, celle de changer les instances pédagogiques institutionnelles en fondant les sciences profanes sur une réfutation dialectique persuasive et techniquement impeccable de la doctrine scolastique.
Questions liminaires
11Il est vrai que pour évaluer la fiabilité de Bernier par rapport à Gassendi, il faudrait d’abord faire un sort à trois questions préliminaires : – 1. dans quelle mesure le Syntagma philosophicum posthume est-il authentique ? – 2. peut-on considérer les trois éditions de l’ Abrégé comme la même œuvre, en dépit des écarts importants dans la lettre et l’esprit entre la seconde (1678) et la troisième (1684)50 ? – 3. est-ce bien le texte du Syntagma imprimé en 1658 que Bernier a suivi pour établir son Abrégé, ou bien d’autres textes manuscrits et imprimés ? Je me suis expliquée sur les deux premiers points dans un article paru dans le numéro spécial de la revue Corpus intitulé Bernier et les gassendistes51, et me bornerai à reprendre les conclusions qui se dégagent de cette étude.
121. Concernant le premier point, il reste vrai que pour certains détails, Bernier peut avoir possédé des informations concernant les intentions de Gassendi que les éditeurs des manuscrits incomplètement préparés du Syntagma Philosophicum ne connaissaient pas, ou qu’ils ont négligé de prendre en compte. Nous n’avons les manuscrits de la rédaction définitive que du « Liber proœmialis » (Florence, Laur., Ms. Ashb.1237, soit Op. I 1-30), de la « Pars Prima, quœ est Logica » (Bib. Mun. Tours Ms. 706, pp. 1-142, soit Op. I. 31-124) et du début de la « Pars secundo, quœ est physica », « Sectio Prima. De Rebus Naturœ uniuersœ » (ibid., pp. 143- 428) et « Sectio Secundo. De Rebus Cœlestibus » (ibid., pp. 429-619), l’astronomie s’arrêtant avant les livres V (« De Cometis & Novis Sideribus », Op. I 700-713) et VI (« De Effectibus Siderum », c’est-à-dire réfutation de l’astrologie, Op. 1713- 752), alors que le verso de la dernière page (p. 619) porte la mention d’une observation d’I. Bouillaud du 16 janvier 1656 « Saturnus rotundus apparuit sine satellibus » et se termine comme dans l’imprimé p. 752 « atque hœc Siderum Satis. » La seconde partie du ms. Tours 706 est perdue (Op. I 700-752), les autres mss utilisés par les typographes (Tours 707 et 708) portent des indications de plusieurs mains autres que celle de Gassendi ; Gassendi et ses collaborateurs (dont Bernier et La Poterie certainement) ont dû prévoir, le temps pressant, de recourir aussi aux plus anciens manuscrits du De Vita & Doctrina Epicuri (Tours Mss. 709 et 710) pour remplir les parties et sous-parties prévues par le plan systématique mais qu’il n’avait pas été possible de récrire52. Curieusement il ne nous reste aucun manuscrit de la « Pars Tertia, quœ est Ethica, siue de Moribus » (Op. II 659-860). Mais pour la morale comme pour d’innombrables passages de logique et de physique, nous avons les Animadversiones in X. Lib. Diog. Laërtii de 1649 imprimées du vivant de Gassendi et qui sont une garantie d’authenticité. Le problème se pose précisément de savoir dans quelle mesure le choix des passages des Animadversiones (et de ses appendices) conservés sans changement est attribuable à la volonté de Gassendi ou s’il a été laissé aux éditeurs du seul fait que Gassendi était mort avant d’avoir eu le temps de réviser tous les chapitres dans le détail : voir par exemple les parties de « de animalibus » rédigées vers 164453 et insérées à titre d’appendices dans les Animadversiones de 1649, que l’on retrouve dans le Syntagma Philosophicum bien qu’on ait la preuve que Gassendi, convaincu par Pecquet, les ait sues périmées54. Or, comme on l’a vu. Bernier n’a pas collaboré à l’édition posthume des Petri Gassendi Opera omnia de 1658, bien que Gassendi ait expressément recommandé à Henry Louis Habert de Montmor – son exécuteur testamentaire chargé de cette édition – de recourir à ses services en raison, dit-il dans son testament, de la connaissance particulière qu’il avait du contenu et de l’ordre de ses manuscrits. En effet, comme nous l’avons dit plus haut, Dernier entreprit son long voyage d’Orient (1655-1669) aussitôt après la mort de son maître, abandonnant la place à La Poterie55.
13Si la comparaison du Syntagma Philosophicum avec le reste de l’œuvre imprimé de Gassendi ne permet pas de douter de l’authenticité de l’esprit et de l’essentiel de la doctrine développés dans le testament philosophique posthume, il reste des incertitudes quant au détail, et par suite quant à la mesure exacte du « déviationnisme » de Dernier, puisqu’il se pourrait que là où Dernier s’écarte de la lettre du Syntagma, il nous livre un Gassendi inédit plus authentique que celui de l’équipe éditoriale d’Henri-Louis Habert de Monmort.
142. Concernant la seconde question préalable, je rappellerai seulement qu’il y a eu trois éditions de l’Abrégé. La première de 1674/1675, intitulée Abrégé de la philosophie de Mr. Gassendi, comprenait un volume in-12° (publié en 1674 à Paris chez Jacques et Emmanuel Langlois, et réimprimé en 1675 à Paris chez Estienne Michalet) réunissant trois traités de physique générale, des fragments de quelques autres traités de physique particulière et de la logique à paraître ultérieurement ; il annonçait aussi des volumes à venir comprenant dix-huit autres traités de physique (dont il donnait la table), la logique et enfin la morale56. De ces traités de physique, seul le premier, consacré à l’astronomie, devait paraître dans cette édition, dont il constitue la « seconde partie ». Il parut à Paris en un volume in-4° chez Estienne Michallet57 ; le reste ne parut pas avant la série de 1678, de sorte que cette première édition est restée incomplète. La seconde édition, qui reprend et accomplit le projet annoncé en 1674, parut en 1678 à Lyon chez Anisson et Posuel en huit tomes58 avec privilège du Roy59 ; on en trouvera la table complète, avec pagination, dans le document VI.3 du numéro 20/21 de Corpus 60, ce qui permet non seulement de comparer les tables, mais aussi de trouver la concordance des pages avec l’édition de 1684 en sept volumes in-12° rééditée pour le colloque61. Cette édition de 1684 en sept tomes (seconde édition complète) avait paru à l’origine à Lyon, chez Anisson, Posuel et Rigaud, avec privilège du roi62. Elle diffère de celle de 1678 en ce qu’elle revient à une traduction plus scrupuleuse du Syntagma philosophicum, tout en prenant des distances parfois plus grandes à l’égard de l’esprit, ou de l’intention globale, de son modèle ; une comparaison systématique des deux éditions entre elles et par rapport au texte latin de Gassendi reste encore à faire, mais ne peut entrer dans le cadre de cet article. Les deux éditions ont en commun une caractéristique de tous les écrits de Bernier : leur dépendance rhétorique à l’égard de la conjoncture philosophique de la République des Lettres au moment de leur publication, c’est-à-dire des thèmes spéculatifs dominant alors les conversations des cercles, coteries et salons63 dont la fréquentation constituait pour Bernier son « état »– au sens où une profession, un rôle déterminé dans la hiérarchie de son ordre, un réseau de relations créé par le sang, les alliances matrimoniales et les intérêts sociaux constituent pour d’autres leur « état » dans la société. Bernier était réputé angevin, voyageur, médecin de Montpellier ; il serait resté « homme de rien », comme disait aimablement Morin en 1653, si Gassendi ne l’avait pas élevé et s’il ne s’était pas lui-même fait le porte-parole et pour ainsi dire l’incarnation de son école. De 1668 à 1688 il n’existait pour le monde que par sa « jolie figure », sa « conversation », son parti-pris de légèreté64. son art d’exposer avec élégance les doctrines les plus sérieuses65 et surtout son « appartenance » à celui qui resta, tout le temps que Bernier vécut, « l’illustre Gassendi ». Revenu de l’Inde, Dernier s’était fait l’allié des cartésiens – ou philosophes modernes – dans leur opposition à la philosophie des Écoles : par conviction et par intérêt il s’employa à mettre la philosophie de Gassendi – qu’il appelait « notre façon de philosopher » pour lui donner la consistance d’une école de pensée – au nombre des philosophies modernes, sur le même pied que celle de Descartes. Pour des raisons stratégiques, il épousa les thèmes, la façon de poser les problèmes, la langue même des « philosophes modernes », et c’est pour promouvoir le gassendisme – sa physique première des atomes et du vide, sa psychologie de l’âme matérielle et de l’incarnation de l’âme immatérielle inétendue dans une âme animale matérielle, sa cosmologie finaliste, sa morale épicurienne/chrétienne de la prudence etc. – qu’il entreprit de se démarquer de Descartes et de son école pour ainsi dire de l’intérieur, en reprenant chaque fois que possible les thèmes polémiques développés dans les Cinquièmes Objections aux Méditations et dans la Disquisitio metaphysica de 164466. En 1684, Dernier prend ses distances à l’égard d’un cartésianisme déjà transformé par divers épigones67 dont Malebranche, qu’il attaque dans les doutes du Traité du Libre et du Volontaire, et Spinoza, qu’il avait commencé d’attaquer systématiquement sur les deux fronts du matérialisme radical et du panthéisme moniste68 dès la lettre à Chapelle « envoyée de Chiraz en Perse, le 10 Juin 166869 ». Il revient donc dans cette édition de 1684 à la parole du maître, pour dissiper les confusions qui commençaient à se répandre, et selon lesquelles le gassendisme se diluait dans un atomisme vacuiste et matérialiste – strictement épicurien – généralement attribué par les anti-cartésiens aux « esprits forts », catégorie dans laquelle ils embrassaient tous les nouveaux philosophes et les gassendistes au premier chef. Dernier semble avoir jugé que la présentation de son édition de 1678 entretenait cette confusion et occultait le système des raisons permettant d’asseoir sur une doctrine et des principes clairs les choix épistémologiques, métaphysiques et physiques du gassendisme, tout en le démarquant d’un vague scepticisme libertin. Il reste que la recherche esthétique et le souci d’être le philosophe qui traite avec « esprit » des problèmes les plus graves déterminent la rhétorique de la légèreté et l’opportunisme thématique de la présentation de la philosophie de Gassendi qui caractérisent les trois éditions de l’ Abrégé. Nous verrons que le principe de l’évolution comme de l’homogénéité profonde des diverses versions de cet ouvrage tient à la nature même de la « déviation » originaire de Bernier par rapport à l’esprit de Gassendi. Quant aux « Doutes », ceux de 1681, repris et radicalisés en 1684, et ceux du Traité du Libre et du Volontaire, dans la mesure où Bernier dit clairement qu’il donne son opinion personnelle sur ce qu’a pu vouloir dire Gassendi par opposition à la lettre du texte du Syntagma Philosophicum, il convient de lire le texte de très près pour voir sur quels points au juste il se démarque de celui qu’il appelle alors « notre auteur », de façon à imputer à Bernier ce qu’il dit être de son propre chef, car une « déviation » qui se déclare explicitement n’est pas la même chose qu’une dérive rampante qui s’ignore, et qui est précisément ce qui nous intéresse le plus.
153. Dernière question préalable : est-ce bien le Syntagma Philosophicum publié en 1658 que traduit et abrège Bernier, ou bien a-t-il d’autres textes pour sources, notamment les Animadversiones, ou le ms. « De Vita et Doctrina Epicuri » ? Dans aucun de ses trois avis « Au lecteur » Bernier ne mentionne qu’il traduit et abrège nommément le Syntagma Philosophicum : il ne se réfère qu’à « la philosophie de Gassendi », au « Systeme de Philosophie qu’il nous a laissé »70 ou à « son corps de philosophie »71 ce qui d’ailleurs pourrait bien être la façon – expéditive mais finalement adéquate – dont il traduit justement « Syntagma philosophicum »72. Cependant, il y a un cas où il est clair que Bernier prend pour modèle et source un autre livre que le Syntagma et l’intègre à son Abrégé au prix d’un remaniement de la composition de la partie correspondante dans le Syntagma : c’est celui de l’astronomie. Comme on l’a vu à propos de l’éd. 1674/1675 de l’Abrégé (1675 : « Deuxième Partie »), la partie consacrée à l’astronomie est en effet composée de deux éléments : le premier73 est la traduction de la très célèbre Institutio Astronomica Iuxta Hypotheseis tam Veterum, quàm Copernicis et Tychonis Brahæi publiée par Gassendi en 164774, que vraisemblablement Bernier avait emportée et traduite durant son voyage en Orient75 ; le second76 traite des questions du « De Rebus Cœlestibus » qui n’étaient pas développées dans l’Institutio Astronomica de 1647. Or c’est ici que se pose la question de savoir si le texte de base utilisé par Bernier est la « Physicæ Sectio secundo. De Rebus Cœlestibus » du Syntagma Philosophicum »77, le commentaire du début de la lettre à Pythoclès (« Epicuri Meteorologiœ pars prior, quœ est De Sideribus »78) consacré aux choses célestes dans les Animadversiones de 1649, ou les parties consacrées aux mêmes sujets dans le « De Vita & Doctrina Epicuri » inédit, rédigé en 1642-164379. C’est cette même question qu’il convient de poser pour tout l’Abrégé (sauf pour l’éthique, dont il n’y a pas de manuscrit), étant donné que Bernier a commencé à fréquenter Gassendi, par l’intermédiaire de Chapelle80, en 1641-1642, lui est resté attaché – sauf un intermède en 1647-1648 – jusqu’à sa mort en 1655, et que par ailleurs nous savons par sa correspondance avec Chapelain qu’il a eu des difficultés à se procurer un exemplaire du Syntagma philosophicum et des Opera en général avant 166981. Mais ce qui a surtout éveillé nos soupçons, c’est une lettre de Chapelain à l’abbé Panchiatichi du 20 octobre 1672, dans laquelle il énumère les auteurs qui ont annoncé l’impression imminente d’un nouvel ouvrage, et parmi lesquels il mentionne « Mr. Bernier la physique d’Epicure en françois sur les explications de Mr. Gassendi », ce qui désigne la physique ou physiologie des Animadversiones, sans logique ni morale.
16À cette époque Bernier venait d’achever la publication de ses voyages au royaume du Grand Mogol, et celle de son premier essai de traduction de la philosophie de Gassendi en 1674 montre qu’il avait effectivement commencé par la physique à l’exclusion de la météorologie, de la cosmologie, de la théologie, de ce qui regarde les choses célestes et de tout ce qui concerne les sciences particulières de la terre et du vivant, la plupart de ces parties étant annoncées pour des publications ultérieures ainsi que la logique et la morale. Il n’empêche que l’ouvrage annoncé par Chapelain ne parut pas en 1672 et que, dès sa première publication (Abrégé de la Philosophie de M. Gassendi), il constituait un compromis entre la composition des Animadversiones et celle du Syntagma Philosophicum. Comme les deux éditions « complètes » de 1678 et 1684 montrent, à l’examen, que lorsque le texte du Syntagma diverge de celui des Animadversiones – sans compter les citations ajoutées par Gassendi – et du « De Vita & Doctrina Epicuri » manuscrit, c’est toujours celui du Syntagma que suit l’ Abrégé de 1684 et apparemment la plupart du temps celui de 1678 (si toutefois ils suivent un modèle gassendien, ce qui, nous y reviendrons, n’est pas toujours le cas), on peut seulement émettre l’hypothèse que Bernier avait effectivement traduit en français la physiologie des Animadversiones durant son voyage d’Orient, mais qu’il a retravaillé sa composition lorsqu’en 1672 il a pu disposer d’un exemplaire du Syntagma. Nous n’avons pas vérifié systématiquement s’il en était de même pour l’édition de 1678, mais il semble que cela soit le cas si l’on en juge par les tables des livres et chapitres de ses volumes.
17Donc en règle générale le texte de référence de l’Abrégé est bien le Syntagma imprimé de 1658, et lorsque Bernier cite – sans le dire, d’ailleurs – le De Vita et Moribus Epicuri de 164782, il fait comme un aparté dans l’ Abrégé et utilise des matériaux gassendiens pour déployer sa propre rhétorique.
18Pour en revenir à la question de savoir si l’on peut utiliser l’ Abrégé de la philosophie de Gassendi réédité en 1992 comme un moyen commode et satisfaisant de s’épargner la peine de lire le Syntagma Philosophicum en latin, question à laquelle se limitera ici notre enquête sur le déviationnisme de Bernier, on voit se présenter deux directions de réponse : la première consiste à faire l’inventaire des catégories de divergences – ou de différences – entre l’ Abrégé et le Syntagma pour avoir un aperçu quantitatif des lacunes et modifications de l’Abrégé, la seconde à chercher l’angle de dérivation du gassendisme de Bernier par rapport à celui de Gassendi, un angle qui serait en quelque sorte le clinamen constant et préréflexif exprimant la formule générative de son déviationnisme. Dans le premier cas cependant on ne tiendra compte que de l’ Abrégé et non des textes écrits par Bernier en son propre nom et insérés dans l’édition de 1684 tels que l’« Eclaircissement sur le Livre de M. de la Ville » (t. III [24-59] 32-53)83, les Doutes de Mr. Bernier sur quelques-uns des principaux chapitres de son Abrégé de la Philosophie de Gassendi84, portant en fait sur les principes de l’atomisme concernant les théories du lieu, du temps, de l’espace, de la matière, du mouvement (éd. 1674, pp. 4-244 ; éd. 1678, t. 1, pp. 7-415 ; 1684/92 : II [379-420] 257-334, « Doutes [XV articles] Sur quelques-uns des principaux Chapitres de ce Tome »85), ni des écrits de Bernier postérieurs à 1684 ; le cas des extraits de ses relations de voyage utilisés à telle ou telle occasion sera traité au titre des additions de Bernier au texte du Syntagma.
I. Classification des différences
19Les deux plus apparentes modifications sont la traduction du latin en français, et la contraction ; dès 1685, Bayle signale trois autres types de transformations : tri, mise à jour scientifique et mise à jour philosophique86, dont la première est un des aspects de l’abréviation. Ce sont précisément les diverses modalités de l’abréviation que nous allons examiner en premier lieu : recomposition, tri (et choix des omissions), raccourcis dans l’expression – ce dernier aspect relevant également d’un autre type de transformations : la modernisation du style et de la langue philosophique. Nous verrons ensuite les modifications relevant de la mise à jour scientifique et des adjonctions d’« expériences », ainsi que les additions tirées de l’expérience personnelle ou des relations de voyage de Bernier, et pour finir la modernisation linguistique, « philosophique » et rhétorique. Il faut faire un sort particulier aux additions contenant des « énonciations », comme disent les linguistes, c’est-à-dire des énoncés qui renvoient explicitement au sujet du discours, en l’occurrence Bernier, et à ses expériences personnelles. Elles relèvent d’une rhétorique de l’actualisation du discours qui ne se réduit pas à une mise à jour de l’information ou du style.
20Cette étude, pour être complète, mériterait à elle seule une immense monographie, puisqu’elle ne demande rien moins que la comparaison linéaire de cinq textes au moins : les deux versions complètes de l’ Abrégé de Bernier, le Syntagma philosophicum, les Animadversiones in X. Lib. Diogenis Laërtii de 1649, et le manuscrit inédit « De Vita et Doctrina Epicuri » (sans parler des autres manuscrits de Gassendi). Nous nous bornerons ici à tenter de classer les types de modifications en donnant quelques exemples représentatifs de chacun.
1. Modifications visant à l’abréviation. Recomposition de l’ensemble, omissions de paragraphes en tout ou en partie, contraction de la phrase ou du paragraphe
21La simple comparaison des tables du S.P. et des 7 (ou 8)87 tomes de l’ Abrégé fait apparaître une évidence : Bernier a tout bonnement supprimé un certain nombre de parties du S.P. et considérablement modifié l’architecture de l’ensemble ainsi que des parties, à l’exception toutefois de la morale qu’il ne contracte qu’à l’intérieur des chapitres mais sans omettre ni déplacer livres ou chapitres. La modification par contraction à l’intérieur des chapitres est très liée à la modification par modernisation du style, mais aussi, pour l’ensemble comme le détail, à la différence de perspective de l’auteur par rapport à l’objet que désigne l’expression « la philosophie de Gassendi ». Il faut remarquer en effet que Dernier présente, comme on l’a vu, non pas « le cours de philosophie selon Gassendi » ou Syntagma Philosophicum vu du point de vue de son auteur, mais « la philosophie de Gassendi » vue de l’extérieur, comme le marque nettement la forme des énoncés : généralement impersonnels, ils peuvent aussi contenir le sujet de l’énonciation, et Dernier prend soin de signaler quand le « je » qui s’exprime dans le texte qu’il cite n’est pas son « je » à lui. C’est précisément lorsque, exceptionnellement, il ne permet pas clairement à son lecteur de discerner à quel moment l’auteur du discours cesse d’être Gassendi pour devenir lui-même, Dernier, qu’il induit une déviation à l’intérieur de ce qu’il présente comme la philosophie de Gassendi. Bernier reste omniprésent dans son Abrégé, comme celui qui transmet personnellement à ses lecteurs, qu’il traite comme des interlocuteurs virtuels88, ce qu’il faut savoir de la façon de philosopher de Gassendi et de ses adeptes – même s’il l’appelle « nostre manière de philosopher » dans l’avis « Au Lecteur » de 1674. L’avis « Au Lecteur » de chaque édition indique d’emblée de la façon la plus claire que dans l’ Abrégé c’est un auteur qui parle à ses contemporains, et non un traducteur faiseur de morceaux choisis : dès celui de 1674 Dernier présente son Abrégé comme « un ouvrage qu’[il a] consacré à [la] mémoire » de Gassendi, nullement comme une traduction fidèle. Par suite, son projet, et donc sa perspective à l’égard de ce qui doit figurer dans le corps du texte, ne sont plus nécessairement ceux de Gassendi. Il peut omettre par exemple ce qui est directement lié aux intentions pédagogiques et concordantistes de l’auteur du Syntagma, c’est-à-dire aux intentions secondes qui en déterminent la rhétorique, unique en son genre dans la série des œuvres philosophiques de Gassendi.
22Or ces intentions secondes expliquent la forme de l’ensemble comme de l’exposition des matières. Le fil conducteur du S.P. de Gassendi n’est plus, comme dans les Animadversiones, l’ordre des textes d’Épicure, mais plutôt l’ordre d’exposition universitaire traditionnel, qu’il veut suivre pour substituer au corps de doctrine traditionnel – et au fur et à mesure, par le travail dialectique de l’histoire des opinions et points de vue sur chaque notion ou problème – une doctrine moderne, rationnelle, et conforme à l’expérimentation sur les choses mêmes. L’intention profonde de Gassendi est de persuader les traditionalistes comme les libertins sans les heurter, simplement par le travail de la raison, qu’il est possible de philosopher librement et de chercher la vérité concernant les phénomènes de la nature sans remettre en cause la valeur des anciens ni l’autorité de l’Église en matière de religion. L’objectif de Gassendi est donc de convaincre un public posthume – d’où la nécessité d’anticiper toutes objections rationnelles et le caractère relativement impersonnel du discours – et le sens de sa doxographie est de montrer pour ainsi dire a posteriori 1) qu’aucune école philosophique ne détient la vérité absolue, 2) qu’elles ont toutes pensé les mêmes objets mais que leurs dissentions viennent de ce qu’elles ont appelé des choses différentes par les mêmes noms (et vice versa), et surtout 3) qu’elles n’ont pas regardé les mêmes objets dans la même persective : d’où son travail pour reconstituer les perspectives qui, chaque fois, expliquent comment telle ou telle opinion est vraie tout en étant fausse dès qu’elle perd la conscience du caractère relatif de cette perspective. Il veut aussi montrer que le travail de la raison naturelle ne peut être incompatible avec la révélation parce qu’il n’a pas le même objet et qu’il ne partage qu’en apparence la nature de discours humain avec celui des Écritures et de la Tradition. Il veut enfin montrer par l’exemple comment progresse la raison dans la recherche de la vérité concernant les phénomènes, c’est-à-dire légitimer les principes méthodologiques de la physique moderne en montrant qu’ils sont foncièrement conformes au projet de tous les philosophes de tous les temps, fussent-ils théologiens.
23Bernier n’a pas à se soucier de respecter la forme didactique puissamment achitecturée telle qu’elle est exposée dans le « Liber Proœmialis », ni à prendre en charge le souci de complétude, qui oblige Gassendi à faire un sort à toutes les opinions et polémiques soulevées par les objets de la philosophie au cours de son histoire. C’est ce qui lui permet de bousculer l’architecture du Syntagma Philosophicum, de supprimer un volume considérable de développements historiques, et de moderniser la présentation de l’information scientifique (plus que son contenu, comme on le verra) en adaptant son discours à la culture et aux goûts intellectuels et esthétiques de son propre public.
24Les modifications affectant l’architecture de l’ouvrage, c’est-à-dire l’ordre systématique rationnel exposé par Gassendi à la fin de son Liber Proœmialis, apparaissent dès la présentation de l’ensemble89 : chez Bernier, la division gassendienne arborescente de la philosophie en logique, physique et morale, et, à l’intérieur de la physique, en trois sections (principes généraux de la physique, phénomènes célestes, phénomènes terrestres), puis à l’intérieur de la troisième section, en deux « membres » (nature inanimée, nature du vivant) n’apparaît pas autrement que dans la répartition des matières entre les différents volumes, et ne fait l’objet d’aucune réflexion théorique. La suppression de parties en tant que telles tient peut-être à la genèse de l’Abrégé, dont on se souvient qu’à l’origine Bernier projetait de le distribuer en une suite de traités répartis à leur tour en chapitres. La distribution en tomes a entraîné la présentation en livres, chaque livre correspondant à un des traités annoncés dans les tables de l’édition de 167490. Bernier a tenté de compenser cette absence d’unité architectonique en mettant des sous-titres en tête de la table ou du texte dans certains de ses volumes91. Mais le fait même qu’il n’ait pas trouvé de titre pour son volume III (1678 : II) qui comprend seulement les deux derniers livres du « De Rebus Naturce universè » (« Des Qualitez » et « De la generation et de la corruption »), ni pour ses volumes V et VI (1678 : V et VI-VII) qui couvrent, l’un le début du « De Rebus Terrenis inanimis » et le début du « De Animalibus », l’autre la suite et la fin du « De Animalibus », montre assez le caractère arbitraire de la répartition des livres en unités architectoniques. L’ordre reste comme étranger à la conception de l’ensemble.
25Il faut noter qu’une modification considérable opérée dans les éditions de 1674 et de 1678 par rapport au Syntagma a été supprimée dans celle de 1684 : il s’agit de l’incompréhensible décision de placer la logique après ce qui correspond au « De Rebus Naturœ Universè » de Gassendi, et de justifier explicitement cette disposition dans l’« [Avis] Au Lecteur » de 167892. Dans l’édition de 1684, Bernier revient au texte de Gassendi. Le tome I est effectivement consacré à la logique93 ; mais l’idée première de Bernier a cependant laissé des traces puisque Bernier y déclare, dans le second paragraphe du « De la Philosophie en général » qui remplace le « Liber Proœmialis » du Syntagma : « De cecy l’on entend que la Philosophie a deux parties, dont l’une peut estre appelée Physique, ou Naturelle [...], l’autre Ethique, ou Morale [....] »94, en quoi il reste infidèle à Gassendi qui, dans son « Liber Proœmialis » chap. IX, expliquait longuement pourquoi les trois parties de la philosophie (c’est-à-dire du « Syntagma Philosophicum ») sont la logique, la physique et la morale. Cette incohérence montre assez le peu d’importance que Bernier accorde au respect du souci d’ordre et de systématicité (taxinomique) de Gassendi.
26La place de la logique mise à part, il reste des modifications de composition communes aux deux éditions complètes ; elles concernent principalement, outre l’omission du « Liber Proœmialis », la suppression des deux livres de la logique proprement dite95, la réorganisation de la première section de la physique (que Gassendi appelle « De Rebus Naturœ Universè »)96 avec suppression de certains livres97, la composition sans contraction considérable de la deuxième section de la physique (que Gassendi appelle « De Rebus Cœlestibus »98), la distribution en livres et chapitres et contraction de la troisième section de la physique, c’est-à-dire de ce qui concerne les choses terrestres par opposition aux choses célestes, et particulièrement de ce que Gassendi rassemble sous le titre « De Rebus Terrenis Viventibus, seu de Animalibus ». Elles n’affectent pas l’éthique99.
27L’essentiel de la contraction, c’est-à-dire de la proportion de ce qui est supprimé par rapport au tout originel, est de l’ordre de 68,7 %, soit de plus des deux tiers dans l’édition de 1684100 ; cette réduction résulte non seulement de la suppression des développements doxographiques, mais aussi de la suppression totale de livres ou de chapitres, suppression où l’on peut discerner un critère de choix orienté par une intention idéologique de type strictement épicuro-sceptique ou même « proto-positiviste ». Tel est le cas en particulier de la suppression des chapitres qui relèvent de la théologie théoriquement rationnelle ou de la métaphysique spéculative scolastique dans le S.P. ; de même, dans les quatre premiers livres du « De Rebus Naturœ univrsè » Bernier supprime sans les résumer les quatre premiers chapitres du livre I « De Universo et Mundo » consacré à la cosmologie, le premier du livre II « De Loco & Tempore seu Spatio, & Duratione Rerum » intitulé « Locum & Tempus generait Entis seu Rei in Substantiam, & Accidens divisione non comprehendi 101 », les chapitres deux à quatre du « De Materia Prima » consacrés aux discussions métaphysiques sur la notion de matière première, et les chapitres quatre à sept, très théologiques, du livre IV « De Principio Efficiente, seu de Causis Rerum »102. Dans le dernier livre de l’astronomie du S.P., « De Effectibus Siderum », qui correspond aux trois derniers chapitres de l’astronomie de l’ Abrégé (t. IV), Bernier omet le chapitre théorique « Quos & quomodo Sidera producant effectus in hisce Inferioribus » probablement parce qu’ils n’ont pas d’intérêt polémique et que, de ce fait, ils affaibliraient les trois chapitres consacrés à la réfutation des prétentions des astrologues. De même, si dans le « De Rebus Terrenis inanimis » Bernier conserve en les compressant considérablement les quatre livres de Gassendi avec tous leurs chapitres, il supprime le premier et le dernier livre du « De Animalibus » avec tous leurs chapitres, le premier (« De varietate Animalium »), c’est-à-dire la zoologie, parce qu’il est peut-être trop scolastique et qu’il y aurait trop à faire pour le remettre à jour, le dernier (« De Animorum Immortalitate ») parce qu’il est théologique103 ; les autres suppressions de livres104 et de chapitres105 sont seulement apparentes parce qu’elles correspondent à la résorbtion d’un chapitre dans un autre. Cependant il serait abusif de systématiser : Bernier conserve bien plus d’endroits qu’on ne s’y attendrait allant en sens inverse de l’esprit « libertin », et il serait complètement faux de se fonder uniquement sur une anthologie des « preuves » d’un tri néo-épicurien univoque.
28Il est intéressant d’examiner dans le détail comment Bernier abrège, de façon à garder trace des éléments doctrinaux qui appartenaient à des livres ou à des chapitres qu’il a supprimés, et à raccourcir les livres et chapitres qu’il conserve.
29Prenons par exemple le « Liber Proœmialis » du S.P. Bernier le remplace par une petite introduction non paginée placée dans le tome I de toutes les éditions de l’Abrégé (1674/1675, 1678, 1684), à la suite de l’avis « Au lecteur »106, et intitulée « De la Philosophie en général ».
30Cette introduction de six pages est assez représentative de la technique de contraction de Bernier : au début il traduit en contractant l’expression, ensuite il résume, puis il cesse complètement de traduire, de trier ou de résumer pour omettre tout simplement des chapitres entiers. En effet, dans l’édition de 1684, les quatre premiers paragraphes de ce « De la philosophie en général » traduisent quatre phrases de la page 1, chapitre 1 du Liber Proœmialis (les définitions et les conclusions d’explications)107 . Ensuite il résume ce qu’il ne traduit pas (les éloges des Anciens, païens et chrétiens, qui ont fait de la philosophie, les diverses façons selon lesquelles ils ont défini respectivement la philosophie et ses rapports avec la sagesse, la science, le bonheur, la vertu, la nature etc.), et passe à quelques citations108 concernant la fin de la philosophie ou la raison de la pratiquer avant toute chose, extraites – sans allusion à leur contexte – du chap. ii intitulé « De Philosophiœ Fine » (Op. I 3-5). Le dernier paragraphe expédie abruptement le chapitre iii du Liber Proœmialis consacré à l’origine de la philosophie et à son inventeur Pythagore (Op. I 6). A partir d’ici, tout se passe comme si Bernier avait cessé de lire le Syntagma de la page 6 à la page 31, c’est-à-dire à l’introduction générale de la Logique (qu’il résume pour sauter à nouveau les pages 35 à 90). En « abrégeant », Bernier a supprimé non seulement l’histoire des sectes ou écoles (chap. v-viij), ce qui serait acceptable, mais aussi trois éléments caractéristiques de la doctrine gassendiste : – 1. la question de savoir si tout homme peut et doit philosopher autant qu’il le peut ou si la philosophie est réservée à une élite pourvue de dons spéciaux (cf. chap. iv, « Qui ad Philosophiam nascantur », Op. I 8-11), – 2. les diverses façons dont on peut diviser la philosophie et le plan, ou l’architecture qu’il a choisi d’adopter pour son propre « Syntagma », – 3. l’indépendance totale de sa pensée à l’égard des auteurs anciens qu’il utilise, Épicure comme Aristote109, ainsi qu’à l’égard de l’autorité de l’Église hors du champs réservé de la Révélation, puisqu’il ne relève pas de la raison critique. Or sur tous ces points il serait intéressant pour le public de comparer avec les positions des autres philosophes du temps, mais Bernier ne leur en donne pas la possibilité.
31Si l’on examinait de la même façon les contractions et omissions des chapitres de la « Logique », du « De Rebus Natures universè », de la « Physicœ pars tertia » et de la « Morale », on constaterait la même chose : certaines parties sont contractées mais les conclusions et idées principales sont sauvegardées, d’autres sont purement et simplement omises sans que le lecteur le sache, et très souvent Bernier traduit les premiers paragraphes, résume quelques idées des paragraphes suivants, et oublie totalement les dernières pages, à moins au contraire qu’il ne conserve que la conclusion en omettant la doxographie préalable110.
2. Modifications dues aux mises à jour scientifiques. Adjonctions et substitutions
32Le Journal des Sçavans (février 1681, P. 23) insiste dans son bref compte-rendu sur cet aspect de l’Abrégé : « comme depuis la mort de ce philosophe [Gassendi] on a enrichi la physique d’une infinité d’expériences curieuses, et que l’on a fait beaucoup de belles découvertes dans l’Astronomie, qui s’accordent merveilleusement bien avec ses Principes, M. Bernier a crü ne faire point tort à son Auteur de les insérer dans le corps de l’ouvrage ». Bayle fait de même, comme on l’a vu. Bernier lui-même reprend les termes du Journal des sçavans dans l’avis « Au lecteur » de l’édition de 1684, comme s’il était conscient de l’attente du public à cet égard111. Mais lorsqu’on y regarde de près, on constate que la mise à jour scientifique du Syntagma dans l’ Abrégé est très inégale selon les matières, et bien moins importante que ce à quoi on aurait pu s’attendre si Bernier avait effectivement fait ce qu’il annonçait avoir fait, c’est-à-dire s’il avait introduit dans la philosophie de Gassendi les découvertes accomplies en mécanique, optique, chimie, minéralogie, botanique, zoologie, biologie générale, physiologie, nosologie, pharmacologie. À sa décharge on peut dire qu’il est lié par les limites mêmes des matières traitées par Gassendi et de son approche, et que, par ailleurs, les découvertes qui, rétrospectivement, nous apparaissent clairement comme étant dans le fil de l’histoire des progrès des sciences, ne s’imposaient pas avec évidence aux savants professionnels contemporains, et ce non pas par esprit de défense contre l’innovation, car les sociétés savantes étaient exceptionnellement ouvertes aux techniques nouvelles d’exploration de la nature, mais simplement parce que les expériences qui permettaient d’en établir la validité pour tout expérimentateur de bonne foi n’étaient pas assez précises pour être incontestables. Le cas du phénomène de diffraction de la lumière découvert par Grimaldi (1665)112 est exemplaire : Mariotte reproduisit l’expérience de Grimaldi devant les membres de l’Académie des sciences, mais ne parvint pas à mettre en évidence le phénomène décisif, et donc laissa l’assemblée sceptique. Par ailleurs, il faut se rappeler que Bernier était absent de France de 1655 à 1668, années très fécondes en découvertes et publications décisives. En revanche il invoque les travaux récents de « Monsieur Roimer » (Olaus Römer, III [246]171) pour confirmer les « conjectures de nostre Autheur » sur la vitesse de la lumière : il le fréquentait à l’Observatoire depuis son retour.
33Si Bernier avait réellement mis à jour le contenu informationnel scientifique de son modèle, il aurait pu le faire de deux façons : ou bien il corrigeait les point sur lesquels Gassendi était déjà mal informé sur l’état de la recherche dans les sciences au moment où il écrivait soit les Animadversiones, soit le S.P., ou bien il substituait au texte de Gassendi celui dont il pensait que son auteur aurait voulu le mettre dans le S.P. s’il avait vécu assez longtemps pour voir les progrès des sciences entre 1655 et l’époque où écrivait Bernier, en 1678 et en 1684.
34Or il faut admettre d’abord que sur certains points, non seulement il ne met pas à jour, mais même il régresse par rapport au niveau d’information du S.P. C’était inévitable dans la mesure où il supprimait non seulement les citations et la doxographie, mais aussi de nombreux développements théoriques. Si l’on prend pour exemple le cas de ses mathématiques pures113, on constate que Bernier n’a pas jugé utile de conserver la très radicale vision gassendienne du caractère non intuitif et parfaitement autonome des mathématiques pures à l’intérieur de leurs axiomes et de leurs règles d’inférence, vision succintement mais clairement exposée (sur l’exemple des travaux de Cavalieri et de Torricelli) dans le chapitre consacré à la nature des atomes et traitant de la non divisibilité à l’infini de la matière à propos de la distinction entre espace mathématique et espace physique114. Bernier qui, on l’a vu, a complètement défait l’architecture du « De Rebus Naturœ Universè », a cru moderniser la présentation en supprimant toute allusion à la « Matière première », et n’a conservé, dans le chapitre qu’il substitue aux chapitres 1-5 du « De Materiali Principio [...] » et qu’il intitule « De l’essence des Atomes », que ce qui tombe sous le sens commun, de sorte qu’il en reste finalement à une vision scolastico-aristotélicienne selon laquelle les mathématiques manient des abstractions qui conservent toujours un substrat intuitif.
35Bernier modernise donc le S.P. et le met à la portée de son propre public en élaguant à la fois tout le travail dialectique par lequel Gassendi progresse de la physique aristotélicienne à un modèle néo-démocritéen, et les aperçus complètement radicaux – et de ce fait trop originaux pour le sens commun – sur l’essence des mathématiques. Cette myopie de Bernier lui vient aussi de sa formation : n’étant pas un praticien des mathématiques, il ne s’y intéresse pas, tandis que dans les domaines où il a acquis une compétence particulière, et qui l’intéressent, il améliore considérablement l’original Gassendien. Un Roberval aurait été bien mieux à même de saisir la direction de recherche ouverte par la pensée des mathématiques de Gassendi, s’il avait lu de près le chapitre du S.P. auquel nous faisons allusion, lui qui avait si bien saisi la fragilité théorique de la géométrie et de la logique euclidiennes qu’il voulait démontrer le plus grand nombre possible de demandes, même celles qui étaient intuitivement « évidentes »115. Dans un autre ordre d’idée, il semble que ce soient certaines options fondamentales de Gassendi qui, d’une certaine façon, limitent l’ouverture d’esprit de Bernier à l’égard des tendances nouvelles d’une discipline qui lui tient à cœur, la médecine. Je songe à l’essor de l’iatrochimie et particulièrement à la découverte du caractère chimique et non mécanique de certains mouvements ou changements à l’intérieur du corps. Comme Bernier est très engagé dans la lutte de Gassendi contre toute forme de charlatanerie et d’ésotérisme, il retient sa critique de la méthode et de l’idéologie des « chymistes »116 et se trouve même en retrait par rapport au discernement avec lequel Gassendi avait accueilli Van Helmont, puisqu’il ne tient aucun compte des travaux helmontiens pour rationaliser l’explication de la fonction de la respiration. Dès 1610 en effet Van Helmont avait assimilé respiration et combustion ; en 1620 il précise le rôle de substances chimiques (bile et suc gastrique dans la transformation des aliments en chyle) et la traduction française de son traité sur la digestion était largement diffusée. Mais alors que Gassendi avait reconnu l’intérêt des vues très originales de Van Helmont indépendamment de leurs connexions avec la métaphysique de Paracelse, et notamment en ce qui concerne l’animation du fœtus et la théorie de la dualité de l’âme humaine (animale, immatérielle), Bernier reste sceptique à l’égard de ces importantes innovations physiologiques et s’abstient de mettre à jour la philosophie de Gassendi sur ces points. De même, Gassendi était très intéressé par les travaux utilisant le microscope et il aurait certainement reconnu l’importance fondamentale de la découverte de la circulation capillaire par Malpighi, en 1661 (puisqu’elle résout un des problèmes théoriques majeurs que lui-même avait magistralement analysés dans son examen critique de la théorie harvéienne) ; Bernier l’ignore complètement et s’en tient aux démonstrations anatomiques de Harvey et de Pecquet, ce qui est singulier pour un médecin. De même, Gassendi aurait certainement enrichi sa zoologie des insectes, de même que sa botanique et son anatomie s’il avait eu connaissance des travaux de Malpighi en ces matière, et de ceux de Swammerdam et Leeuwenhoek, tous domaines dans lesquels Bernier se borne à abréger drastiquement le texte du Syntagma, texte qui justement est de rédaction ancienne et demandait une mise à jour substantielle. Tout se passe comme si Bernier faisait passer l’idéologie militante (rationalisme épicurien, scepticisme) avant les valeurs scientifiques.
36Néanmoins, Bernier modernise le contenu scientifique du S.P. sur certains points, et en particulier dans un domaine qui lui tient à cœur, la médecine. Mais il prend plus de libertés en 1678 comme si, en 1684, l’essentiel de la modernisation consistait à supprimer ce qui est caduc et même carrément archaïque dans l’anatomie, la physiologie et la nosologie du S.P. Prenons par exemple le chapitre intitulé « Des plus considérables Parties des Animaux » de l’Abrégé, tome V117, correspondant à « Physicœ » III/2, livre. II, chap. 1 « De Partibus Similaribus & Dissimilaribus cœterorum Animalium ex partibus Hominis cognitis » (Op. II 215- 223). En 1678, Bernier substitue sans crier gare au texte de Gassendi un passage du Traité de Physique de Rohault (son chapitre sur le cerveau), et le signale incidemment à la fin du chapitre (éd. 1678, V.401). En 1684, Bernier revient plus près du texte de Gassendi ; il supprime toujours cependant le développement préliminaire de Gassendi sur les parties homéomères et anhoméomères (bien qu’il revienne, à la fin, sur la nature des veines et artères selon « Harveus »), passe à l’anatomie où il suit à peu près l’ordre de Gassendi, mais modernise le contenu informationel et supprime toute trace d’allusions aux théories galéniques, et termine sur la théorie harvéienne des veines et artères, la théorie de Bartholin (1651, non nommé) sur les veines lymphatiques, la découverte des valvules de ces mêmes veines lymphatiques par Swammerdam (1664, non nommé), et les conduits « Salivaux »« que l’on a depuis peu découverts » (1664, Sténon, non nommé). La transformation la plus spectaculaire concerne la présentation gassendienne du cœur, qui s’attarde malencontreusement à ses « expériences » et observations anatomiques avec Païen « de septo cordis pervio » c’est-à-dire sur la fausse démonstration anatomique du passage du sang du cœur gauche au cœur droit par une perforation du septum. En revanche, Bernier expose clairement la description du cœur de Harvey et Pecquet, et soulève les ambiguïtés du texte du S.P., où l’adhésion de Gassendi à la théorie harvéienne était noyée dans l’exposition des théories et hypothèses l’ayant précédée. Il procède de la même façon lorqu’il aborde les questions, chères à Gassendi, du passage du chyle, du pouls, de la respiration, de la circulation du sang, de la respiration, et de la pulsation du cerveau (éd. 1684, V [587-623] 377-401), en quoi il rend un grand service à la réputation de la philosophie de Gassendi. La comparaison du texte de Bernier sur ces questions avec celui du S.P. mériterait à elle seule une monographie, et nous ne nous y attarderons pas plus avant.
37Pour ce qui est des modifications par adjonctions, dans le domaine scientifique et ailleurs, on ne peut manquer de remarquer que Bernier profite souvent du thème traité par Gassendi pour compléter les expériences et observations rapportées dans le S.P. par ses propres expériences et observations directes ou indirectes, particulièrement en ce qui concerne les pays qu’il a visités dans ses voyages118. On peut considérer que ces modifications dépassent le cadre des mises à jour scientifiques et rejoignent la mise à jour rhétorique, qui comprend toutes les modifications par addition. Lorsque ce type de modification se présente. Bernier substitue à la première personne du singulier de Gassendi (par exemple Op. II 601b « De duratione vitæ Animalium » ou Op. II 419b « De Somniis & Insomniis » : « memini ») sa propre énonciation (« je me souviens [...] », V. [61] 54) « j’oubliois à vous dire, que j’ay encore observé à Dehli »)119, réponse aux questions de M. Thévenot sur « l’Origine Nil » et les « Pluyes reglées d’Ethiopie » (V. [45-62] 43-55). Parfois le transfert de Gassendi à Dernier n’est pas signalé avant l’addition, mais quelque chose dans le style, familiarité ou véhémence, fait deviner que Dernier parle en son nom. Tel est le cas par exemple au t. VI ([652] 421) livre VII, chap. v « Des crises [...] », où l’on ne découvre qu’au milieu du chapitre la preuve que ce n’était pas Gassendi qui parlait jusqu’ici, puisqu’il apparaît dans le discours comme objet du discours ([657] 424 « ces [...] saignées Parisienes qui tuerest nostre grand Gassendi »).
38Il y a deux domaines dans lesquels Bernier est si conscient du caractère obsolète des développements de Gassendi, qu’il leur substitue directement des développements de son crû, ou tirés des sources les plus autorisées de son temps : celui des expériences concernant le vide expérimental et celui de la médecine (plus particulièrement anatomie et physiologie). Nous avons déjà abordé cet aspect de la modernisation lorsque nous traitions des « mises à jour scientifiques », il est normal que nous le retrouvions à propos des additions. II convient d’ajouter à ce qui a déjà été dit que les additions de Dernier concernant la physique atomiste et les expériences modernes sur le vide (tome II, livre I, chap. XV, « Que l’on peut trouver le moyen de faire un vuide considérable », pp. [190-208] 137-147) sont remarquablement décevantes. Elles se limitent à une allusion vague aux expériences faites sur des vessies de poisson, des morceaux de poumon et divers petits animaux placés dans une cloche de verre, et qui enflent au fur et à mesure que l’on pompe l’air, mais rien sur la pompe d’Otto de Guerricke ni sur celle de Boyle.
39Dans le cas des récentes expériences sur le « vide amassé » artificiellement, Gassendi avait repris dans le S.P. tout ce qu’il avait écrit à ce sujet dans les Animadversiones et dans l’appendice inséré au milieu de cet ouvrage, ainsi que la lettre à Bernier dans laquelle il rappelait l’expérience qu’il avait refaite lui-même avec Bernier sur une « montagne près de Toulon ». Bizarrement, Bernier ignore tout ce développement, même celui qui le montre en train de participer à l’expérience de Gassendi, pour ne conserver que les conclusions théoriques dégagées dans le Syntagma, et sans faire d’autre allusion aux travaux de Boyle que, pourtant, il connaissait par le Journal des Sçavans et par les membres de l’Académie Royale des Sciences (fondée en 1666) qu’il pouvait rencontrer dans les cercles qu’il fréquentait. La seule expérience qu’il mentionne comme étant une invention de Gassendi, et qui ne figure pas dans le Syntagma, se trouve dans le chapitre intitulé « De la nécessité de faire des petits vuides entre les corps » (t. II [1821 131) : « Mais ne passons pas sous silence cette belle Expérience qui n’a pas peu contribué à faire croire à nostre Autheur qu’il y a dans l’eau des petits vuides », et il cite la description consistant à saturer de sel ordinaire un verre d’eau, puis de voir si l’eau pouvait aussi dissoudre des sels différents jusqu’à saturation de chacun de ces sels (alun, nitre, ammoniac, sucre « et autres qui ont diverses figures »). Or l’eau continuait à les dissoudre chacun jusqu’à saturation, ce qui permettait à Gassendi de conclure « Ce qui me fit voir que dans l’eau il doit y avoir plusieurs petits espaces insensibles de différentes figures [...] (ibid. p. [183] 131-132). En réalité, il s’en prend surtout à ceux qui s’obstinent à supposer que les petits espaces ne sont pas absolument vides, pas plus que le vide réalisé artificiellement, mais remplis d’une matière plus subtile que l’air (position de Descartes et des scolastiques). C’est bien l’objectif polémique qui l’emporte sur l’information scientifique dans le choix des développements.
3. Modifications dues à la modernisation de la problématique et du style philosophique. Importation de textes déjà publiés
40Dans les passages où Bernier importe des pans de textes qu’il avait publiés dans les Mémoires de son séjour à la cour d’Aurangzeb, pour répondre au protocole de questions dressé par ses amis La Mothe le Vayer et Melchisédech Thévenot120, il ne fait qu’illustrer une méthode heuristique sceptique pratiquée par Sextus et par Montaigne121, et codifiée de façon systématique dans l’« instituio logica » du S.P., méthode qui consiste à montrer que ce qui nous est évident n’est souvent que le fait de l’éducation, de l’habitude et des préjugés qui s’ensuivent, ou bien inversement, à mettre en relief l’universalité de la nature humaine dans ses faiblesses comme dans sa force. Dans l’édition de 1684, les endroits où Bernier prend la parole en son nom sont toujours repérables parce qu’il passe à la première personne du singulier122, puis, à la fin, annonce qu’il revient « à notre Autheur », c’est-à-dire au Syntagma. Dans l’ensemble, et surtout pour ce qui est de l’édition de 1684, ces modifications semblent n’altérer l’esprit de la philosophie de Gassendi que dans sa présentation, c’est-à-dire sa forme rhétorique, en substituant la légèreté de la conversation et l’atmosphère du Salon de Madame de La Sablière à la rigueur didactique et au scrupule érudit du chanoine provençal. Mais justement c’est tout un esprit qui est porté par le style philosophique.
41Peut-être est-ce lié cependant autant à la langue qu’au genre dans lesquels sont écrits l’Abrégé d’une part, qui est un beau morceau de prose française du grand siècle, et le Syntagma d’autre part, qui est un cours de philosophie en latin, dont la forme, volontairement conservatrice, est une ruse pour faire accepter du plus grand nombre de philosophes et de théologiens professionnels comme lui-même, un contenu absolument révolutionnaire. Le passage du latin au français entraîne un allégement de la syntaxe, un racourcissement des phrases, et une plus grande clarté. Le fait que Dernier ait travaillé un style particulièrement clair et rapide, simple sans familiarité ni « bassesse », accuse encore la métamorphose du texte gassendien. En outre, surtout dans les endroits qui lui tenaient particulièrement à cœur, il semble que son style imite le rythme de la lecture à haute voix, ce qui le rend particulièrement adapté à la lecture collective souvent pratiquée dans les réunions amicales entre gens du monde et curieux, notamment chez Madame de La Sablière. Mais nous avons déjà développé ces idées à propos de l’appartenance de Dernier au milieu des Lettres plus encore qu’à celui de l’Académie des Sciences.
42Il est certain que la caractéristique dominante de la modernisation du style consiste dans le choix de formules rapides, et dans l’organisation des chapitres en paragraphes plus courts que ceux de Gassendi, et plus linéaires dans l’exposition des idées. Ainsi Dernier commence sa morale par « Tous les Hommes naturellement desirent d’être heureux » (VII. [1] 15), ce qui est conforme au commencement de l’Ethica du S.P., mais beaucoup plus percutant. À cet égard la rédaction de l’édition de 1678 était encore plus affranchie des adoucissements (par le moyen des préliminaires historiques) de Gassendi, puisque l’Abrégé s’ouvrait, comme on l’a vu, sur la physique, et par la déclaration catégorique universelle : « La première chose que doit faire celuy qui entreprend de s’appliquer à la Philosophie, qui est proprement la connoissance de la Nature, c’est de se representer un Espace infiniment etendu de toutes parts en longueur, en largeur, et en profondeur, et de considerer cet Espace comme le lieu general de tout ce qui a esté produit, et comme la Table d’attente de toutes les autres productions que Dieu peut tirer de sa Toute-Puissance ». Certes, il traduit bien une phrase de Gassendi, mais dans le S.P. elle intervient après de longs développements doxographiques et seulement au livre II de la première partie de sa Physique ; elle se trouve également en tête du livre des Premiers Principes de l’édition de 1684, mais elle est précédée de tout le tome I (Logique). La réorganisation complète de cette première partie de la physique (De Rebus Naturœ universè), dont nous avons déjà parlé, correspond au même souci que celui qui préside au choix du style de Bernier : la recherche de l’efficacité et, dans la mesure du possible, de l’économie et du dépouillement, deux innovations qui représentent la qualité la plus universellement appréciée dans le style de Descartes. C’est à cet égard que la langue philosophique de Bernier semble influencée par l’œuvre française de Descartes plus que par celle de La Mothe Le Vayer par exemple. Ce qui oppose la rhétorique de Bernier à celle de Descartes, c’est qu’elle exclut – 1. la mise en scène du géométrisme et – 2. les remarques méprisantes sur la totalité des philosophes passés et futurs ainsi que les déclarations arrogantes concernant la certitude et la nécessité absolue des raisonnements et conclusions de l’auteur : moins modeste que Gassendi, Bernier reste un philosophe sceptique, et s’il procède méthodiquement et rationnellement, sa rhétorique met en scène contre les cartésiens le primat de l’évidence expérimentale et de l’induction sur les spéculations a priori.
43On remarquera sur un exemple très représentatif la modernité de la phraséologie berniérienne : le chapitre 11 du livre I de la Physique (tome II « Des Premiers Principes », « Des Proprietez des Atomes et premièrement de leur Grandeur », pp. (145-150] 107-110) s’ouvre par ces mots « Il faut prendre garde à une chose dont la raison ne nous permet aucunement de douter [...] » et s’achève sur un paragraphe conclusif qui commence ainsi : « Cependant la Raison nous oblige de croire qu’encore que [...] ». On n’en finirait pas si l’on devait relever tous les passages dans lesquels Bernier fait entendre un discours qui annonce, dans la forme des énoncés comme dans le choix des termes, celui des Philosophes des Lumières ; une analyse quantitative des occurrences et cooccurrences de certains termes et groupes de termes caratéristiques du lexique de l’Abrégé permettrait d’en donner une idée plus précise. À cet égard, une comparaison quantitative avec les lexiques de Rohault et de Sylvain Régis permettrait aussi de jeter quelques lumières sur la question délicate des critères d’appartenance des uns et des autres à la postérité respectivement de Gassendi et de Descartes, durant la seconde moitié du XVIIe siècle.
II. L’angle de déclinaison du gassendisme de Bernier
44C’est cette direction de recherche qui donne le plus à penser, mais qui risque de susciter les réponses les plus invérifiables, parce qu’elles procèdent de l’intuition globale, d’un je ne sais quoi émanant de détails à peine perceptibles pris séparément.
45On serait tenté, de prime abord, de supposer que l’angle de dérivation du disciple tient à ce qu’il passe au crible de sa culture matérialiste-sceptique un texte d’origine foncièrement ecclésiastique (quels que soient les contenus sceptiques et épicuriens).
46Mais qu’en est-il de la religion de Bernier ? La lecture de textes où Bernier parle en son propre nom et sans traduire Gassendi, comme par exemple dans la lettre à Chapelle, permet de juger peu probable que Bernier ait été ce libertin au double langage que le suggère l’ensemble de la thèse de René Pintard. Dans cette lettre à Chapelle, le plus désinvolte de ses amis, Bernier prend clairement position contre le matérialisme pur, et contre le monisme substantialiste menant au panthéisme. Il s’en explique sans équivoque. Par ailleurs ses opinions à l’égard de la religion sont celles d’un sceptique modéré, parfaitement convaincu par les arguments de la religion naturelle, mais intellectuellement réticent à l’égard de la religion positive, de ses rites, de ses mythes, de ses mystères, de ses institutions – et plus précisément de son clergé. De nombreux passages de ses « Mémoires » de voyage manifestent un anticléricalisme provocant, mais il serait aussi anachronique d’identifier anticléricalisme et irréligion en ce troisième quart du XVIIe siècle qu’il le serait au Moyen-âge. Certes Voltaire utilisera sa critique des brahmanes, mais cette satire n’est rien d’autre chez Bernier qu’une transposition « au Mogol » de la critique épicurienne des impostures du clergé – critique à laquelle d’ailleurs Gassendi souscrivait dans la mesure où elle portait sur l’exploitation, par un clergé incroyant, de la superstition et des craintes d’un peuple ignorant, cas de figure qu’il excluait a priori s’agissant de vrais ministres de la vraie religion (« vera », « germana » religio).
47D’ailleurs, en vertu de son scepticisme même. Dernier ne pensait pas qu’il soit nécessaire de rompre avec la religion catholique, celle de la société où le hasard l’avait fait naître et aux coutumes de laquelle il était sage de se conformer, puisque la faiblesse de l’entendement ne permettait pas de trancher dogmatiquement ni d’affirmer que les mystères de la révélation, qui justement passent l’entendement par nécessité, fussent absolument et catégoriquement une imposture123. Plus encore, il était conscient de ce que les personnes qu’il estimait et qu’il aimait le plus avaient vécu une expérience religieuse authentique. En d’autres termes, il se tenait en dehors de la religion, sans pourtant nier sa valeur lorsqu’elle reposait sur une foi authentique et vécue sans compromis ni « faux-semblants ».
48Gassendi – nous en trouvons des traces dans son discours volontairement profane – vivait dans l’Église, croyait à la présence du Christ ici et maintenant, et se tenait dans cette proximité avec la transcendance. C’est précisément parce que sa conscience existait dans une expérience métaphysique entretenue avec vigilance, que l’ontologie n’était pour lui que très accessoirement, et par la voie (royale) de l’usage esthétique de la raison, un objet de la philosophie naturelle. Comme il s’est toujours interdit d’empiéter sur le domaine réservé de la théologie – qu’il considère comme une science spéciale et réservée à des experts placés dans des conditions spéciales définies par le droit canon-, nous n’avons que peu de textes où il nous permet d’entrevoir comment un homme aussi critique, aussi lucide, aussi jaloux de sa liberté de penser a pu admettre tout ce que l’appartenance à une religion révélée particulière a d’arbitraire et d’irrationnel. Dans le contexte où il écrivait, les professions de foi qui nous paraissent aujourd’hui d’un conformisme si plat et convenu qu’on est tenté de se demander si elles ne sont pas là uniquement pour mettre l’auteur à l’abri de l’Inquisition, sont en fait normales : leur formulation stéréotypée se retrouve chez des auteurs dont le zèle dévôt est à l’abri de tout soupçon. Ce qu’il faut chercher, ce sont les indices qui permettraient de déterminer s’il y a ou non un discours clandestin sous ces formules. Chez Gassendi on n’en trouve pas le début d’un indice. Par contre, il existe plusieurs endroits, dans le S.P. et ailleurs, qui donneraient plutôt un fil conducteur pour comprendre comment il pouvait concilier foi et raison. L’un des plus remarquables se rapporte, dans le S.P., à la Providence de Dieu et à la façon dont le philosophe peut, sans les lumières de la révélation, expliquer que « la nature se trompe » comme dit Aristote : que des justes et des innocents soient malchanceux tandis que tout réussisse constamment à certains criminels, si Dieu est tout puissant, s’il dirige le monde intelligemment, et s’il s’occupe des hommes avec un amour spécial. Il est impossible de comparer avec ce que fait ici Bernier parce que, comme on l’a vu, l’Abrégé a complètement remanié la composition du « De Rebus Naturœ universè » (première section de la physique tenant lieu de méta-physique, et traitant des premiers principes) et supprimé quatre chapitres du livre IV, « De Principio Efficiente, seu de Cousis Rerum » de cette première partie de la physique du S.P. 124 (ceux qui constituent la réfutation de ce qui ne peut être toléré dans la physique d’Epicure et qu’on pourrait à la limite appeler la théologie rationnelle de Gassendi), soit : chap. IV, « Cujusmodi sint quas esse in Deo intelligimus perfectiones » (Op. I 302-311), chap. V, « Esse Deum Auctorem, seu Causant Productricem Mundi » (Op. I 311-319), chap. VI, « Esse Deum Rectorem seu causam gubernatricem Mundi » (Op. I 319-326), chap. VII, « Regere etiam Deum speciali cura humanum genus » (Op. 1326-333) ; ils ont été rédigés par Gassendi dès ses premiers travaux sur Épicure, soit dès les années 1630125. Or, on perçoit dans ces chapitres la nature de la philosophie théologique de Gassendi : c’est une théologie esthétique. À la question fondamentale, « pourquoi Dieu parfait et autosuffisant a-t-il créé un monde plutôt que rien ? », il répond, « pour lui-même » (Op. I 318a35-39). Pourtant « in hac Mundi Republica [...] sunt multa monstra [...] » (les fameuses « erreurs de la nature » d’Aristote), il y a des discordances dans la merveilleuse harmonie générale de cette république (et non machine) du Monde ; Gassendi répond alors : « at cur non saltem existimes ista facere ad decorem Mundi » (Op. I 325b20-23 ; Animadv. 736-138). C’est qu’il s’agit d’une esthétique baroque, où les accidents, les contrastes, le mouvement, la surcharge décorative, la pluralité foisonnante, la diversité des couleurs sont le principe du beau (ici, « decus Mundi »). Loin de lui le dépouillement, la monochromie, la simplicité et l’économie des moyens, puisque de toutes façons tout cet apparent désordre d’une part est créé de rien, d’autre part répond à un dessein d’ensemble qui, par nécessité, dépasse infiniment notre faculté finie de concevoir, ne serait-ce que parce que nous sommes situés dans ce monde et ne voyons les choses que de notre point de vue (Op. I 325b1-20 et passim). Quant aux relations de l’homme à Dieu, elles sont celles des enfants à leur père, fondées sur la certitude que ce père aime chaque homme en particulier (Op. I 330b, Animadv. 746-47) ; par suite, le sage n’est pas servilement terrifié par Dieu comme par un tyran aveugle, mais il est au contraire rempli de révérence et de confiance (fiduciœ) comme à l’égard d’un père dont il sait qu’il est aimé (Op. I 326, Animadv. 736). À partir de là il ne faut pas s’étonner de ce que le sage (stoïcien-chrétien) ne soit pas ébranlé par le problème du mal et par l’apparente injustice du sort : comme il fait confiance à Dieu, il sait que Dieu ne peut pas être injuste, quoiqu’il ne connaisse pas les ressorts de sa justice. S’il est lui-même victime de malheurs immérités (comme Job, référence obligée), il pense que Dieu le sait capable de supporter l’épreuve et il prend plaisir à faire honneur à ce Dieu qui l’a laissé libre de vouloir choisir le comportement conforme à « Sa » volonté (donc par définition le meilleur), et qui lui a donné, à la différence des « brutes », les moyens d’assister au spectacle du Monde et de participer en quelque façon à la création en y jouant sa partie de bonne grâce ; c’est pourquoi il se considère comme un athlète généreux (Op. I 333b9-18, Animadv. 750) qui transforme l’épreuve en moment de joie et de collaboration contemplative avec son créateur. Gassendi suggère ainsi la possibilité de trouver une jouissance particulière à contempler le monde, à se savoir regardé contemplant, et à se regarder réflexivement comme un élément du spectacle du Monde que s’est donné Dieu et qui est le sens même de l’existence de ce monde. Ce trait semble paradoxal, s’agissant d’un philosophe qui passe pour manquer radicalement de véritable sens religieux, et certainement de mysticisme extatique, mais ses combats contre les mystifications para-religieuses, la crédulité et la pratique d’une fausse (« spuria ») religion (d’apparence seulement) sont plus visibles que les endroits si rares où il dévoile le chemin par laquel il lui est possible de concilier son expérience rationnelle du Monde et son indéfectible confiance dans le Dieu de sa religion.
49La différence essentielle entre le gassendisme de Bernier et celui de Gassendi tiendrait peut-être en ceci, que Bernier garde une invincible distance à l’égard du surnaturel, et que par suite son discours paraît artificiel et figé lorsqu’il traduit les endroits où Gassendi recourt à la notion de mystère et professe une foi optimiste.
50Gassendi aime Dieu, tandis que l’on perçoit un certain ressentiment chez Bernier de ce que Dieu pouvant nous créer capables de discerner le vrai bien de l’apparence du bien, il nous a laissés libres de choisir sans savoir. Cela se voit dans la « Morale » (t. VII), 1. III, c. 3 « Comment le Destin peut estre concilié ou accordé avec la Fortune, et la Liberté »126 : là où Gassendi accepte avec l’amor fati chrétien que nous avons décrit, Bernier au contraire se réserve et s’insurge sourdement (sans pour autant revenit à un épicurisme païen). La différence est à peine perceptible, mais à regarder le texte de près, on peut découvrir comment est produit cet effet de je ne sais quoi. En effet, lorsque Bernier écrit :
« Il est vray qu’il sera toujours difficile de dire, pourquoy Dieu ait fait les hommes tels, que les uns puissent estre destinéz à l’honneur, et les autres au mépris, et non pas tous tels qu’ils se laissassent volontiers, et librement attirer, ou voulussent coopérer à sa grâce, puisqu’il les pouvoit tous faire tels qu’ils fussent destinéz à l’honneur, qu’aucun ne fust destinez au mépris, qu’ils coopérassent tous librement à la grâce. Et certe comme le choix de la Vertu, ou du Vice, que nous embrassons, et que Dieu a preveu en prédestinant, et réprouvant les hommes, dépend des notions ou espèces des choses qui se presentent à nous, il y a toujours grand sujet de s’écrier, ce que nous avons fait plus haut, O altitudo divitiarum sapientiae etc127, d’autant plus qu’il ne dépend pas de nous que tels et tels objets se presentent, et consequemment que nous ayons telles et telles notions, ou especes, mais de la suite, de l’enchaînement, de la disposition des choses que Dieu a étably selon les ressorts adorables128 et inscrutables de sa Sagesse. »,
il traduit bel et bien ainsi mot pour mot le texte du Syntagma (844a45-57) qui se trouvait déjà, comme tout le reste du chapitre, dans les Animadversiones (p. 1640). A un détail près. Gassendi écrit en effet :
« Verum difficile semper dictu, cur homines Deus taleis fecerit, vt destinari alii ad contumeliam passent, neque omneis eiusmodi, qui se volenteis trahi sinerent, seu ipsius gratiœ coagere vellent, scilicet, cùm potuisset omneis taleis fecere, qui ad honorem destinarentur, qui volentes gratiœ cooperenteur. Et certè, vel ex eo, quòd delectus virtutis, aut vitii, ad quem ferimur (quemque Deus prœdestinans, reprobánsque homines, prœvidit) ex notionibus, seu speciebus rerum, quœ nobis exhibentur, pendeat ; superest satis magna exclamandi id, quod iam prœmisimus129, occasio ; ac prœsertim quidem, cùm talium notionum, atque specierum exhibitio pendeat ex serie concatenata, siue dispositione rerum, quam Deus ab vsque initia pro imperscrutabili sua sapientia instituent. »
51Le détail déviant, c’est l’addition par Bernier de l’adjectif « adorable » qui révèle son ironie et la distance qu’il prend à l’égard du texte qu’il traduit, en en modifiant ainsi radicalement l’esprit130 : l’hypothèse de la prédestination et du choix arbitraire par Dieu des élus et des réprouvés avait été évoquée en premier lieu par Gassendi et jugée insatisfaisante précisément parce qu’elle ne permettait pas de répondre à l’argument paresseux. Dans la seconde hypothèse, celle où l’homme choisit de coopérer avec la grâce de Dieu pour choisir le bien et détermine ainsi lui-même son destin (Dieu le prédestinant en fonction de ce choix, qu’il connaît par avance), il semblait possible d’éliminer l’argument paresseux ; mais voilà que Gassendi soulève une objection qui ramène la solution « moliniste » de la responsabilité humaine dans la même situation que l’option calviniste et janséniste de l’inefficace des œuvres pour le salut – c’est-à-dire de la nécessité absolue. Gassendi accepte par amour de Dieu, mais pour Bernier cela revient à constater avec amertume que tout l’argumentaire élaboré pour mettre en Dieu-providence, contre Épicure, la cause à la fois de la nature des choses et de la téléonomie, se retourne contre cette idée même de providence, et l’homme, seule créature à générer de soi des effets sans causes, redevient le jouet d’un Dieu pervers qui présente à son choix des objets tels qu’ils lui paraissent des biens alors qu’ils ne le sont pas, et qui le punit de les choisir comme s’il avait su ce qu’il faisait en les choisissant ainsi. Tout est dans le texte latin de Gassendi, mais chez lui, l’amour de Dieu et la foi précèdent et dépassent les satisfactions de la raison. Pour Bernier, c’est la raison qui l’emporte. Il trouve qu’il y a de quoi être amer et dire « O altitudo » les dents serrées. Il n’a pas laissé paraître ses sentiments avant ce point final, pas même lorsque, traduisant Verbatim les arguments des adeptes de l’élection absolue exposés par Gassendi, il en vient à l’utilisation qu’ils font du célèbre passage de saint Paul aux Romains (IX.20-21) : « Qui es-tu, toi qui oses répondre à Dieu ? Est-ce que le vaisseau de terre dira au Potier, pourquoy m’as-tu fait de la sorte ? Est-ce qu’il n’est pas permis au potier d’en faire l’un un vaisseau d’Honneur, et l’autre d’ignominie ? [...] » (pp. 420-21 [662], Op. II 843b46-49)131.
52Bernier a donc une religion froide et verbale parce qu’il n’aime pas ce qui est, tel que c’est ; il est homme du « Ressentiment » nietzschéen, réfractaire à l’amor fati : il aime trop l’homme pour admettre l’adhésion sans réserve à ce qui advient, l’amour d’un Dieu qu’il persiste à trouver tyrannique, la foi espérante qui est la clé de l’optimisme de Gassendi, et même de son incroyable force. De là vient que le gassendisme que diffuse Bernier n’ait qu’un pas à franchir pour devenir le théisme antireligieux de Voltaire. C’est en projetant sur Bernier les textes, le ton, les astuces que Voltaire lui a empruntés pour les intégrer dans sa propre intention polémique que la tendance « libertine » de Bernier, par une illusion d’optique, est démesurément amplifiée et semble s’imposer comme une évidence. Bernier appartient simplement à la tradition des « sceptici [medici] »
53La suite du chapitre sur le problème de la prédestination et de la responsabilité humaine dans le péché donne un autre exemple assez représentatif de l’infléchissement sceptique et subversif que les additions personnelles de Bernier au Syntagma apportent à l’esprit du texte originel.
54En effet, après avoir terminé de traduire le débat des théologiens sur la prédestination et le libre arbitre en concluant que la solution qui paraît sauver le libre arbitre ne laisse pas de poser un problème tel qu’il faille ici encore s’écrier : « O altitudo divitiarum Sapientiœ » (Bernier VII [666] 423 ; Op. II 844a57-62), Bernier renonce complètement à traduire, et même à résumer les trois pages qui, chez Gassendi, terminent ce chapitre (Op. II 844a63-847a49)132. Dans le S.P., ces pages constituent, par rapport au dessein général du chapitre, la seconde partie de l’histoire critique des théories de la liberté morale de l’homme : celle qui expose les opinions des philosophes anciens, par opposition aux interprétations des théologiens chrétiens qui constituaient la première partie. Ce développement n’est pas sans utilité pour Gassendi puisqu’il permet d’exposer les raisons naturelles que l’on a de poser, ou d’exiger l’autonomie de la volonté, et la difficulté d’y parvenir avec la lumière naturelle sans nier les attributs essentiels de la divinité (causalité ultime exclusive de tout être et de tout mouvement, prescience universelle, bonté absolue133).
55Bernier remplace donc l’histoire des opinions des anciens par l’anthropologie empirique, c’est-à-dire par la description de ce qu’il a vu dans ses voyages, description qu’il transforme en plaidoyer contre la doctrine de la prédestination.
56Il attaque en effet sans transition son développement sur les méfaits éthiques, sociaux, économiques et politiques de la doctrine de la prédestination par la phrase : « Au reste, comme j’ay longtemps demeuré parmy les Nations entestées de la Prédestination, je diray de bonne foy, selon ce que j’ay veu et reconnu, [...] », introduction obligée d’une relation destinée à servir d’information utilisable, conformément aux canons de l’institution logique134. Il poursuit avec un étonnant discours à la manière de la « Lettre à Colbert » publiée en 1671 où il expliquait par l’exemple de l’administration mogole un certain nombre de principes d’économie politique.
57Le passage abrupt du discours impersonnel-universel (qui est celui du traducteur-porte-parole) à l’énonciation annonçant une relation autobiographique, indique immédiatement que le texte n’est plus de Gassendi ; il n’y a donc pas, formellement, d’ambiguïté. Néanmoins, il se produit un effet de contamination : comme Bernier est le porte-parole du gassendisme, ce qu’il va dire en son nom propre ne peut manquer d’être assimilé au gassendisme authentique du texte traduit. Or Bernier fait ici trois choses tout-à-fait anti-gassendiennes – voire, machiavéliennes : 1.) il émet froidement l’hypothèse qu’il puisse y avoir conflit entre la vérité des sages et la vérité qu’il convient de faire croire au peuple pour conserver les fondements de l’autorité de l’État, 2.) il préconise le recours du gouvernant à un stratagème135 cynique pour maintenir le peuple dans le respect des lois, et 3.) il envisage, tout en atténuant la monstruosité de la chose par une clause de style136, que l’opinion de la prédestination (donc la suppression de la responsabilité humaine) puisse être vraie.
58Qu’il puisse y avoir une double vérité, l’une pour les sages et les puissants, l’autre pour les sots et les inférieurs, c’est ce que Gassendi nie très haut en chaque occasion (même si son emploi exclusif de la langue savante pour les matières savantes implique l’idée que, s’il est vrai que le vulgaire a droit à la vérité, il faut le préparer à la recevoir correctement par une éducation adéquate)137. C’est d’ailleurs surtout en matière de religion qu’il défend la foi et l’universalité de la tradition ecclésiale contre les philosophes qui se mêlent de substituer au discours évangélique une théologie rationnelle savante (voir la lettre à E. Herbert de C., Op. III 411-419).
59D’autre part le procédé rhétorique par lequel on dit à la fois qu’une proposition ne peut être vraie, mais qu’elle pourrait l’être (« si par impossible elle pouvoit estre vraie », cf. n. 137) laisse comme indifférente la vérité de la proposition : « la liberté de la volonté est une causalité sans cause, et elle existe ». Ce qui est contraire à l’intention de Gassendi, mais se conçoit chez un rationaliste pour lequel le concept de cause sans cause est impensable, métaphysique, et donc ne relève pas du discours rationnel soumis à la règle du tiers exclu.
60Enfin la thèse du stratagème cynique du Prince à l’égard de ses sujets est explicitement exclue par la doctrine politique de Gassendi, et plus particulièrement par son exposé des conditions de possibilité de la paix et de la justice dans un État. Dans la politique de Gassendi, il n’y a aucun compromis avec la faiblesse humaine, la cupidité, l’ambition, la jalousie, l’égoïsme : ou le corps social est juste, ou il ne fonctionne pas correctement. Le corps social comprend la totalité des agents sociaux, occupant des rôles définis par le droit, les gouvernants étant au service de l’ensemble dont la fin est l’utilité absolument. On n’a pas assez souligné à quel point son système était démocratique, fondé sur l’idée qu’en société l’individu contracte une sorte de pacte avec la communauté, pacte aux termes duquel l’utilité commune contient son intérêt particulier à tel point qu’il ne peut viser son intérêt au détriment de celui d’autrui, et que, pour lui comme pour le Prince, viser l’intérêt commun est la même chose que viser son intérêt particulier138. Le soi-disant réalisme politique de Bernier – qui fait la part des vices et, par suite substitue un rapport de force constamment remis en question à la paix civile fondée sur la sauvegarde d’un ordre juste – est à l’opposé de la rigueur gassendienne. D’ailleurs, si l’on considère les rapports des gouvernés aux gouvernants non plus du point de vue du principe de l’équilibre, mais de celui de la prudence du souverain, on constate que dans cette partie de sa Morale (t. VII) Bernier suit Gassendi, qui exclut que les relations du Prince avec ses sujets puissent déroger à la loi de la nature, c’est-à-dire aux règles normales du droit dans les relations entre les individus d’une société (en termes politiques, d’un État). Si un Prince devait tromper son peuple pour conserver son autorité et celle des lois, il tomberait dans la catégorie du tyran139, c’est-à-dire du monarque qui utilise l’État et la société à ses fins privées au lieu de servir les fins de la collectivité comme le fait un bon monarque. Ayant défini le bon monarque comme le père de la patrie, c’est-à-dire celui qui veille à ce que la fin naturelle de la société, à savoir l’utilité commune, soit maintenue par les lois et les agents de l’administration judiciaire, Gassendi ne peut en aucun cas admettre que la justice, autrement dit le fait que chaque individu jouisse paisiblement de son droit, puisse reposer sur une malhonnêteté. Il n’y a qu’un cas de figure dans lequel la prudence du prince l’autorise à employer la ruse et la dissimulation : celui d’une guerre juste140, où la prudence militaire implique alors la mise en œuvre de tous les moyens pour assurer le salut et la paix de la communauté qu’il sert en tant que monarque et père de la patrie. Mais une fois la guerre terminée et les traités de paix signés, le monarque n’a plus le droit de faillir à la parole donnée141.
61Bernier rapporte donc son expérience personnelle des méfaits, dans les nations mahométanes parmi lesquelles il dit avoir longtemps demeuré142, de l’« Opinion de la Prédestination » dont elles sont « entestées »143. Il dit avoir vu dans les livres persans et entendu de la bouche des autochtones que la Prédestination, « éponge de toute religion », autorise l’application sans limites de la loi du plus fort, et présente Dieu « comme quelque puissant et inexorable tyran ». Et après avoir présenté un dialogue imaginaire entre un mahométan à l’esprit critique et un derviche, dans lequel il apparaît que si Dieu prédestine les hommes toute religion et tout clergé deviennent inutiles, il conclut :
« Aussy l’ay-je dit plusieurs fois, et le dis encore ; cette Opinion me paroit tellement dangereuse pour ses conséquences, que si, par imposible elle pouvoit estre vraye, je ne sçais s’il ne seroit point à propos pour le bien et le repos public, sinon de l’etouffer, du moins qu’il ne s’en parlast point parmy les hommes : Ce n’est certes qu’il ne faille inspirer la crainte de Dieu dans l’Esprit des peuples, et leur representer la rigueur de ses jugements, mais c’est qu’il faut bien se donner de garde de les jetter dans le désespoir en leur ostant (on ne sauroit trop le dire) l’espérance dans la Bonté, et dans la Miséricorde Divine, qui est la seule ressource, et l’unique consolation des Pauvres, des Malades, des Affligés, et de ceux qui, touchez de l’horreur de leur vie passée, pensent enfin à se remettre en bon chemin ».
62Jusqu’ici, la déviation de Bernier réside dans son anthropologie pessimiste. Mais il y a plus : Bernier enchaîne immédiatement avec un paragraphe établissant une relation directe entre doctrine de la prédestination et système politique de la tyrannie, en attribuant au calcul machiavélique du Prince l’origine d’une idéologie religieuse144. Cette démarche est tout-à-fait typique de la critique épicurienne des religions – utilisée à l’occasion par les Protestants contre l’Église Romaine et les papistes. Bernier prend bien garde de circonscrire sa théorie aux seuls « Mahumetans » (p. 426), mais en même temps il renvoie, par antiphrase, à une cible bien repérable dans la mesure où il en utilise la terminologie :
« Je sçais bien qu’on pourra peutestre dire que cette Opinion est mal prise, et mal entendue par les Mahumetans, & qu’ils n’ont pas ces grandes veues de la corruption de la Nature par le Péché Originel telles qu’il les faut avoir : Mais quoy qu’il en soit, que doit-on raisonnablement penser d’une dosctrine qui peut si aisément estre mal prise, et mal entendue, et qui peut soit par erreur, soit autrement, avoir de si etranges suites ? »
426-427 [672 ; éd. 1678 : VIII. 542].
63Cet endroit montre clairement comment Bernier, à l’intérieur même de l’ Abrégé et à la faveur d’un exemple de son crû, développe un thème qui lui est propre : la critique de Malebranche (qui, comme nous l’avons vu plus haut, est centrale dans les Doutes du Traité du Libre et du Volontaire).
64En définitive, Bernier est très proche de Gassendi, il le comprend, mais il reste à côté de lui, il ne s’identifie pas à lui. Son rôle dans la diffusion d’une image libertine, anticléricale, hédoniste et légère du gassendisme conduit à un problème central de ce colloque : il s’agit de la question du critère en fonction duquel on décide que tel ou tel auteur appartient aux ensembles définis par la notion de « postérité de X », et plus particulièrement de postérité de Gassendi. En réalité il y a plusieurs idées de « postérité » ; le terme est équivoque et peut renvoyer à plusieurs concepts.
65Si « postérité » signifie la progéniture, ou bien encore les enfants que l’on a faits tels qu’ils sont à l’âge adulte, par une éducation attentive, alors les individus appartenant à ce groupe n’ont pas nécessairement la même philosophie que leur géniteur-éducateur, mais ils en ont les principes pratiques et la méthode. En ce sens, mais élargi à l’ensemble des gens qui ont écouté Gassendi, assisté à des débats auxquels il a participé, lu telle ou telle de ses œuvres avec l’intention d’y trouver une méthode et des solutions à leur propre recherche de la vérité, il est bien difficile de dire si cette postérité de fait est fidèle, quant au contenu, à l’œuvre de Gassendi, puisque par hypothèse elle a appris non pas un corps de doctrine, mais simplement une manière de penser et de vivre philosophiquement, une en sa source, mais diverse et singulière dans les personnes.
66Si « postérité » signifie l’ensemble des individus qui directement ou indirectement ont connu des idées attribuées à Gassendi et s’en sont servi de telle sorte qu’il soit facile de déceler des analogies et généalogies idéelles multiples nonobstant l’absence de toute reconnaissance de paternité ou de filiation, alors la postérité de Gassendi est un ensemble fini mais indénombrable, et comprend notamment des doctrines radicalement incompatibles avec les principes les plus chers à Gassendi.
67Reste l’ensemble des auteurs qui se disent héritiers et disciples de Gassendi. Ils sont rares et généralement de seconde zone. Le seul fait que Bernier – comme l’a montré notre enquête – ne puisse être cru sur parole, incite à accueillir avec circonspection les déclarations isolées, voire conjoncturelles d’allégeance à Gassendi et à sa philosophie – d’autant plus que Bernier était considéré par ses contemporains comme le porte-parole officiel de Gassendi.
68Pour conclure sur le gassendisme de Bernier, peut-on parler d’un déviationnisme, d’une dégénérescence, d’un avatar ? Des trois à la fois, selon le point de vue auquel on se place. Dans les trois cas, il y a référence implicite à une orthodoxie gassendiste, et cette notion mérite encore une mise au point finale.
69D’entrée de jeu nous avons rencontré la question du gassendisme idéal de Gassendi, mais n’avons pas été au-delà des problèmes textuels du corpus de référence à partir duquel cet objet-horizon nous est accessible. La question se pose à nouveau au terme de cette étude. Ce gassendisme originel, référentiel, a pour nous le même statut qu’une « res physica » : on peut lui appliquer le canon VII de la première partie de l’ Institution logique : « Une idée singulière est d’autant plus parfaite qu’elle représente plus de parties, et plus d’Adjoints ou d’Accidents de la chose »145, et comme les idées d’adjoints nous viennent de l’expérience personnelle que nous avons de la chose (res ipsa), la doctrine de Gassendi est comme le pôle objectif idéal des phénomènes que nous nous en donnons immédiatement dans les expériences (singulières) de lecture de ses textes mêmes. Il faut lire Gassendi dans le texte, quitte à s’aider, avec esprit critique, d’une traduction parallèle.
70Bernier est déviationniste dans la mesure où il infléchit l’idéologie originelle dans un sens particulier, celui qui sera développé par l’esprit voltairien mais qui n’est encore qu’à l’état intermédiaire entre la culture ecclésiastique et concordantiste de Gassendi et le militantisme des Lumières contre l’irrationnel de toute religion révélée et contre les préjugés induits par la culture ecclésiastique. Il est dégénéré dans la mesure où il substitue à la radicalité de la recherche philosophique un esprit littéraire (c’est-à-dire journalistique quant à l’objet et esthétique quant à la forme du discours) moraliste, esprit de séduction et non d’invitation à la recherche ; cela se marque par la simplification des débats, le refus d’aller au bout des contradictions, l’absence de rigueur et de projet totalisant, le perpétuel compromis entre informer et faire plaisir. Cependant, le gassendisme de Bernier tel qu’il est manifesté dans les œuvres et dans la façon de vivre du disciple angevin peut être considéré dans sa positivité comme un avatar (au sens faible)146, une forme à part entière délibérément choisie dans ses différences mêmes par rapport à celui du maître.
Notes de bas de page
1 Henri Berr avait préféré anticiper l’événement de deux ans de peur de n’être plus là en 1955. Cf. Pierre Gassendi, sa vie, son œuvre. 1592-1655, édité par le Centre International de Synthèse, et contenant les débats des « Journées gassendistes », 22-30 avril 1953 (Paris : Albin Michel, 1955, p. 7).
2 Cf. ibid., Alexandre Koyré p. 61, note 1 : « Il me paraît certain que – grâce à Bernier et à son Abrégé – l’honnête homme de la fin du XVIIe siècle était beaucoup plus souvent gassendiste que cartésien » ; Mongrédien, ibid., p. 140 : « Je crois que la véritable diffusion, dans le grand public, de l’œuvre et de la pensée de Gassendi, pour la saisir, il nous faut attendre l’Abrégé en français de Bernier, qui paraît de 1674 à 1678 » ; Georges Mongrédien ignore donc jusqu’à l’existence de l’édition de 1684 en 7 volumes, si différente pourtant de celle de 1678. Dans la discussion qui a suivi la conférence de Mongrédien, Bernard Rochot apporte des précisions très imparfaites concernant les différentes éditions de l’Abrégé, mais aussi des remarques pertinentes concernant la façon dont il faut les utiliser comme un raccourci pour la lecture du texte latin de Gassendi (ibid., p. 144).
3 Au sens propre, puisque Bernier à mis l’œuvre exclusivement (néo-) latine de Gassendi en langue vernaculaire, ou langue vulgaire (intelligible « des femmes mêmes »),
4 Cf. la remarque de A. Koyré, ibid., p. 147 « lorsque l’influence de Gassendi se répand grâce à Bernier, ce n’est peut-être pas du gassendisme » ; et Rochot, ibid., p. 144 « D’une façon générale avec Bernier il faut se méfier ; il peut très bien ajouter quelque chose au texte de Gassendi. Parfois il parle de son propre chef et non pas d’après Gassendi », et p. 174, sur l’infidélité de Bernier à l’égard de Gassendi concernant l’âme du monde.
5 Ibid., p. 147.
6 Cf. les communications du tricentenaire : Bernard Rochot, « La vie, le caractère, et la formation intellectuelle » et « Le philosophe » ; A. Koyré « Le savant ». G. Mongrédien, « L’influence sur le monde contemporain » et A. Adam, « L’influence posthume ».
7 Pour les références complètes des titres donnés en abrégé, voir la liste des abréviations bibliographiques en tête des notes ; pour les titres complets, voir la bibli. s.v. « Gassendi ».
8 C’est une opinion soutenue par plusieurs lecteurs attentifs de l’œuvre de Gassendi, notamment Gerhard Hess, Bernard Rochot, Richard Popkin, et – compte tenu des réserves concernant l’évolution de la pensée de Gassendi depuis ses travaux de jeunesse – Tullio Gregory et Olivier Bloch.
9 C’est-à-dire, le livre I seulement, comme on sait. Le livre II ne parut qu’à titre posthume (Op. III 97-212), et les cinq autres ne virent pas le jour : leur projet, exprimé dès 1624 dans la préface dédiée à Joseph Gaultier, prieur de La Valette (p. 102), est justement repris et réalisé dans la physique du Syntagma Philosophicum.
10 Il s’agit de la Requeste des Maistres ès Arts et de l’Arrest burlesque de 1671, cf. Corpus n° 20/21 (Paris, publication de l’Association pour le Corpus des œuvres de philosophie en langue française, 1992), « Document V » pp. 231-239 ; voir en particulier la note 2, p. 238 et la reproduction de la page titre de la Requeste [...] (1671) attribuée à Bernier par les conservateurs de la B.N., p. 239) ; il y a quelque confusion concernant la date de parution de ces pamphlets du fait que Boileau lui-même et Brossette, son correspondant et éditeur, placent l’Arrest burlesque en 1674 : cf. Boileau, Œuvres complètes avec les éclaircissements de Brossette, Genève : 1716, 2 vol. in-4°, t. II. 237 « Cet Arrêt fut composé en 1674 & on le fit imprimer en feuille volante » ; mais la B.N. conserve sous la cote [Rp. 13709] un imprimé intitulé Requeste des Maistres es Arts, Professeurs & Regens de l’Université de Paris presentée à la Cour Souveraine de Parnasse ; Ensemble l’Arrest intervenu sur ladite Requeste qui ressemble fort à une « feuille volante » (12 pages brochées), et la page titre porte la date de 1671, c’est-à-dire juste avant la décision royale de donner raison à la Sorbonne.
11 Voir Peo Rattansi (University College of London), conférence « Gassendi and England » organisée par la British Society for the History of Philosophy à Londres le 28 novembre 1992 (Dr. William’s Library). Sa conférence avait pour titre : « Gassendi and Robert Boyle ». Rattansi a pu montrer dans sa communication que Charleton était absent de l’index de Birch alors que 80 % des renvois de Boyle à Gassendi dans sa correspondance mentionnent Charleton comme source, et sont indexés au nom de Gassendi.
12 Oxford : Clar. Pr., [1932] 1961, p. 125 ; le nom de Gassendi apparaît à propos de la condamnation, par Boyle, du rejet des causes finales par les philosophes “modernes” (Descartes et Gassendi). Il n’y a pas trace de Bernier dans l’index de cette bibliographie de Boyle.
13 Bernier était très connu en Angleterre depuis 1671, année de la première édition anglaise de ses « Voyages » (à peine un an après la première édition française), The History of the late Revolution of the Empire of the Great Mogul. To which is added a letter touching the extent of Indostan. English’d [by H. Oldenburg] ; Henry Oldenburg, premier secrétaire de la Royal Society, publia dans sa traduction anglaise des « Voyages », une lettre de recommandation en faveur de Bernier signée Des Maizeaux, dont on sait le rôle qu’il joua comme éditeur des Huguenots réfugiés en Hollande.
14 Cf Pintard, Libertinage érudit (Paris, 1943), 328-329 (introduction de Bernier au public et à Gassendi, notes et bibli. p. 625), 384-387 (1650-1652, l’expérience de Toulon sur le vide, l’affaire du De Motu), 409-412 (1651-1654, sur les démêlés avec Morin), 424 (sur le voyage d’Orient), 429, 571-2 (sur l’ Abrégé et le salon de Madame de La Sablière). Un document biographique important a échappé à Pintard : les « Documents inédits ou perdus sur François Bernier » de Louis de Lens, dans Mémoires de la Société nationale d’agriculture [...] du Maine et Loire, Angers : E. Barassé, 1873, pp. 18-34 ; aux informations de L. de Lens il faut ajouter ce que révèlent les documents concernant le testament, l’inventaire après décès et la liquidation de la succession de Bernier conservés au Centre d’Accueil et de Recherche des Archives Nationales, Minutier central des Notaires de Paris [CARAN], étude de Me Bellanger (XCVII/79, 22-23 sept, et 16 oct. 1688).
15 Cf l’extrait de baptême du registre de la paroisse de Joué, archives de la commune de Joué-Étiau, année 1620, 26 septembre. L. de Lens a vu dans un « registre de déclarations ou aveux » conservé aux Archives de la préfecture du Maine et Loire, des pièces concernant la situation économique et sociale du père de Bernier, « cultivateur tenant à bail, dans la baronnie d’Étiau, des terres du chapitre de Saint-Maurice d’Angers ». Ce père mourut en 1625 alors que Bernier avait 5 ans ; son épouse, Andrée Grimault, mère de François et de ses deux sœurs, mourut à son tour en 1638 ; Bernier avait alors 18 ans et n’était plus en Anjou. L’inventaire des biens énumérés dans les jugements de succession fait voir, dit L. de Lens, que « la ferme des Bernier était importante », et qu’elle était restée dans la famille grâce à Jean Bourigault, époux d’Antoinette Bernier, la sœur aînée de François (cf. L. de Lens, Documents inédits [...], op. cit., pp. 2-3).
16 Cf. L. de Lens, Documents inédits [...], op. cit., pp. 2, 4. Cet oncle paternel était son parrain et portait les mêmes noms et prénoms que lui. Bernier évoque sa mémoire à propos du tempérament des animaux (exemples « autoptiques » de longévités exceptionnelles) dans son Abrégé (éd. 1678 : VII.789 ; éd. 1684 : VI. [675] 438).
17 Dossier « Inde. François Bernier », « Mémoire pour l’Établissement du Commerce dans les Indes », du 19 mars 1668, à Colbert (à propos du projet de fonder un comptoir à « Souratte »).
18 Écrit en 1688 (cf. Journal des Sçavans lundi 8 juin 1688, pp. 15-22, « Introduction à la lecture de Confucius »), est resté inédit du fait de la mort de Bernier le 22 septembre 1688 ; cf. Bibliothèque de l’Arsenal, mss 2689 et 2331.
19 « Nihil ante literas tuas inaudieram [...] » (Op. VI 317b-319a).
20 CARAN, minutier notarial, minute de MeBellanger, septembre 1688, « Apport de Testament du 22 septembre 1688 », [ET/XCVII/79] ; ce document notarié mentionne que Philippe Bourigault « médecin demeurant au Bourg de Joué en Anjou » vient de déposer le 22 septembre chez le notaire Bellanger deux legs sur papier libre datés respectivement du 15 et du 18 septembre et signés de la main de F. Bernier « décédé ce jour matin ». La signature du 18 septembre, tremblée, appuyée, hachée, atteste que Bernier était déjà mourant. Parmi les papiers afférant à la succession de Bernier se trouve notamment un inventaire après décès (même liasse, « Inventaire du 23 septembre 1688 »).
21 Dont le manuscrit original est conservé à la B.N., ms. n.a. 1. 1636, et imprimé au t. IV des Opera de 1658, pp. 75-498.
22 À la fin de la lettre à Chapelain publiée dans les « Voyages » de Bernier (éd. 1690, t. II, pp. 167-168).
23 Il ne fait pas de doute que, dès 1671, Bernier s’était fait un nom illustre pour ses « Voyages », et que sa notoriété lui restera tout le long du XIX siècle (son livre était systématiquement lu par les futurs « civil servants » de l’Inde victorienne), alors que son Abrégé n’eut jamais qu’une diffuson relativement confidentielle, ayant été totalement négligé par les éditeurs après sa mort.
24 « C’est luy [Monsieur Chapelle] qui le premier m’a procuré cette familiarité avec Monsieur Gassendi vôtre intime & illustre Amy, qui m’a esté si advantageuse [...] ». Cf. « Lettre à Monsieur Chapelain [...] touchant les Superstitions des Indous [...] » publiée en 1671 dans la Suite des Memoires du Sieur Bernier sur l’Empire du Grand Mogol dediez au Roy (Paris : Cl. Barbin ; éd. hollandaise : Voyages de M. Bernier, Amsterdam : Paul Marret, 1699,1. II.167-168).
25 Il avait publié 3 pamphlets pour Gassendi en réponse aux libelles de J.-B. Morin, ce qui lui donnait le statut des autres porte-plume insolents qui s’étaient engagés sous la bannière de Gassendi dès la naissance de sa querelle avec l’ombrageux astrologue (cf. M. Martinet, « Chronique des relations Gassendi-Morin » dans Corpus 20/21, op. cit., pp. 47-64).
26 Doutes / de / Mr Bernier / sur / quelques-uns des /principaux Chapitres de son / Abregé de la Philosophie / de Gassendi. / A Paris / Chez Estienne Michalet, ruë /S. Jacques à l’Image S. Paul. /Avec Permission. / 1681. Bibliothèque municipale de Bordeaux, cote [S.3492] ; 2e tirage : Page titre identique sauf « Avec Privilege du Roy. / 1682 ». Le privilège utilisé dans le tirage de 1682 est celui délivré en juillet 1677 par d’Alencé à Bernier et à Anisson & Posuel pour l’ Abrégé de 1678.
27 Le volume des Doutes de 1681 comporte 154 pages in 12° dont à peine un tiers de “doutes”, ou objections sérieuses de Bernier à la doctrine de Gassendi. Le reste consiste ou bien en la reprise intégrale des endroits des premiers principes de la physique de l’Abrégé de 1674 (et de ses contreparties dans l’édition de 1678), ou bien la reprise sous une forme remaniée d’autres endroits, l’opposition typographique entre les paragraphes portant la marque marginale « Gassendi » et « Doutes » étant loin d’indiquer la véritable démarcation de la pensée de Bernier. Le volume contient en fait essentiellement les thèses soutenues par Gassendi contre la métaphysique artitotélicienne, avec les objections soulevées par Gassendi lui-même et les réponses qu’il leur donne. Les innovations de Bernier portent sur l’adjonction des objections des cartésiens contre la doctrine des atomes physiques, de l’espace-vide, et du mouvement dans sa relation à la doctrine du vide. On voit cependant se dessiner une critique de la notion d’espace imaginaire de Gassendi, considérée comme construction “chimérique” inutile et dangereuse (ouvrant la porte à l’usage substantialiste d’un concept issu d’une construction abstraite et invérifiable empiriquement).
28 Le tome II porte en sous-titre dans la table des matières « La Physique », et contient les livres 1 (« Des Premiers Principes, soit les chap. 1 à 14 du premier traité de l’ Abrégé de 1674, et le livre premier de l’édition de 1678) et II (« Du Mouvement », soit les chap. 14 à 20 de l’ Abrégé de 1684 et le livre II de l’édition de 1678) ; il incorpore les « Doutes sur Quelques-uns des principaux Chapitres de ce tome » (« Doutes » I à XVI, pp. [379-480] 257-334). L’avis « au Lecteur » des Doutes de 1681 est remplacé par une dédicace informelle « A Madame de La Sablière » ([379-382] 257-259), ce qui justifie peut-être la tradition selon laquelle ils auraient été rédigés à la demande de cette dame. Il n’est pas impossible qu’il ait profité de l’occasion pour rédiger ce petit digeste des objections au gassendisme et réponses à l’usage des conversations entre gens éclairés, pour les guider dans les controverses entre professionnels (surtout depuis l’émergence d’une littérature en langue vulgaire très largement diffusée, émanant de cartésiens « sectaires » très militants, tels que Rohault, Sylvain Régis, malebranchistes et autres).
29 On lit partout qu’il prenait ses repas chez elle, avec La Fontaine. Les informations sur les relations entre Bernier et Marguerite de La Sablière sont à glaner dans : Menjot d’Elbène, Madame de La Sablière. Ses Pensées chrétiennes et ses lettres à l’Abbé de Rancé. Paris : Plon-Nourrit et Cie, 1923 ; Marquis de Sourches, Mémoires secrets de la Cour de France ; Walckenaër, Histoire de la Vie de La Fontaine ; Fontenelle, Éloge de Sauveur ; Nouvelle biographie générale [...], Paris : F. Didot fr. et Cie, 1892, t. 29, pp. 704-710, et les correspondances des contemporains de son rang.
30 Où elle soignait les pauvres ; cf. Marquise de Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris : Gallimard (collection « La Pléiade », 1974-1978) voir t. II (juillet 1675 – sept. 1680) p. 371 (8 nov. 1679) ; 982 (21 juin 1980) ; 1012-1013 (14 juillet 1680, la plus détaillée) ; d’autres dames du monde aidaient aux Incurables (lettre du 19 avril 1690, Ibid., t. III, p. 864). La retraite de Madame de La Sablière, à qui pourtant sont dédiés les « Doutes »– non pas dans l’édition de 1682 mais dans la version publiée au t. II de l’Abrégé de 1684 (p. 379)– a certainement contribué à assombrir le scepticisme de Bernier, à durcir son pessimisme, et à tempérer son rationalisme antireligieux. Mais rien ne nous donne la moindre idée de la vie sentimentale de Bernier, célibataire invétéré. Le seul indice que nous ayons de sa conception du plaisir érotique, et qui ne soit pas traduit d’une citation de Lucrèce figurant dans le S.P. mais rapporté de la bouche de son Agah à la cour du Grand Mogol, se trouve dans l’Abrégé, à la fin du chapitre sur les preuves de l’existence de Dieu (II [254-257] 176-177), où il « remplace » tous les développements de Gassendi sur la providence de Dieu (S.P., Physique I, 1. IV, c. 6-8 ; cf. plus bas, à propos de la modification par contraction) ; il est même douteux qu’il s’agisse d’un indice, étant donné le caractère littéraire du procédé.
31 L’ouvrage de Menjot d’Elbène, Madame de La Sablière [...] (op. cit., 417p. dont « Maximes chrétiennes attribuées à Madame de La Sablière » pp. 247-266 et « Lettres de Madame de La Sablière (1687-1693) pp. 267-335 et cinq documents appelés « notes » pp. 357-380, et un index des noms), est rempli d’informations tirées des archives de la famille de l’auteur, descendant de l’oncle maternel de Marguerite Hessein (épouse d’Antoine de Rambouillet, sieur de La Sablière). Malheureusement la méthode historique employée est plus littéraire que rigoureuse (coupure des textes, tri des informations, préjugés ingénuement présentés comme allant de soi etc.) et il faudrait faire des recherches pour trouver où les précieux documents originaux dont il transcrit d’amples extraits sont actuellement conservés et archivés.
32 Cf. Corpus 20/21, op. cit., pp. 275-286, transcription des « Etrenes » imprimées à part, cote B.N. : [V.12226], s.1. ni d., titre dans le texte : « Copie des Etrenes envoyees a Madame de La Sabliere par Mr. Bernier », mêlant le texte de 1684 et ceux de 1688 et portant la mention manuscrite « Inséré avec des retranchements dans le Journal des Sçavans de juin 1688 ».
33 Cf. Documents inédits [...], op. cit., pp. 6-8.
34 CARAN, ms. cit., « Inventaire du 28 septembre 1688 », f° 4-5.
35 Ibid., « Quitance 16 Octobre 1688 », f° 1-4.
36 Ibid., Testaments des 15 et 18 sept. 1688 déposés par Philippe Bourigault chez Mc Bellanger (ms. déjà cité) f° 1, et « Quittance 16 Octobre 1688 », f° 1.
37 Ibid., « Inventaire du 28 sept. 1688 », ms. cit., f° 2-3.
38 B.N., ms. Coll. Clairambault n° 442, pp. 1033-1035 ; cité dans Corpus n° 20/21, op. cit. Document III, p. 217.
39 L’éloge funèbre que lui fit à l’Académie royale d’Angers son collègue Gabriel Nivard n’apporte aucune information biographique de première main fiable (cf. Lens, Documents inédits, p. 9.
40 Pour plus de détails sur la vie et la bibliographie de Bernier, cf. S. Murr, « Le politique ‘au Mogol’ selon Bernier [...] » dans Purusārtha n° 13 (Revue du C.E.I.A.S., Paris : publications de la M.S.H., 1990), pp. 243-251, et numéro spécial 20/21, « Bernier et les Gassendistes » de la revue Corpus 21/22, op. cit., plus particulièrement « documents » II à X, pp. 211-292.
41 Dans son propre Alœ telluris fractœ [...] (juin 1643), Morin avait attaqué avec virulence la doctrine du mouvement de la terre et la condamnation de l’astrologie judiciaire impliquées dans les deux premières lettres De Motu impresso a motore translato [...] (1642) aux frères Dupuy Gassendi avait défendu lui-même sa philosophie dans ce qu’il appelait son « apologie », et que nous désignons habituellement sous le titre de troisième lettre du De Motu impresso a motore translato (datée du 10 août 1643 mais publiée en 1649 par des « amis » de l’auteur) ; il avait même répondu aux propos diffamatoires et déshonorants de l’astrologue paranoïaque dans sa lettre française de septembre 1649 publiée avec d’autres pièces destinées à exposer l’inanité des accusations de Morin dans Recueil de Lettres des Sieurs Morin, De La Roche, De Neuré et Gassendi : en suite de l’Apologie du Sieur Gassendi, touchant la question De motu impresso à motore translato. Où par occasion il est traité de l’Astrologie judiciaire. Paris : Augustin Courbé, 1650, pp. 96-153. Bernier pour sa part répondit à la Dissertatio [...] de Atomis et vacuo contra Petri Gassendi Philosophiam Epicuream (réponse de Morin à la lettre française de Gassendi, 32 pages, fin 1650) par le très érudit et satirique Anatomia ridiculi muris, hoc est Dissertatiunculœ J.B. Morini Astrologi, adversus expositam a Petro Gassendo Epicuri philosophiam. Itemque obiter Prophetiœ falsœ a Morino ter evulgatœ de morte ejusdem Gassendi (fév. 1651, 200 pages) ; à quoi Morin riposte lourdement par J.B. Morini Defensio suce Dissertationis de Atomis et vacuo adversus P. Gassendi philosophiam epicuream, contra Francisci Bernerii Andegavi Anatomiam ridiculi muris [...] (juin 1651) ; Bernier répliqua en septembre 1651 mais ne donna sa réponse à l’imprimeur que début 1653 sous le titre Favilla ridiculi muris, hoc est Dissertatiunculœ ridiculœ defensœ a J.B. Morini Morino, astrologo [...] (plus de 300 pages) reproduisant le De varia Aristotelis in Academia Parisiensi fortuna Liber de Jean de Launay (où l’auteur insère dans une histoire des résistances opposées par la Sorbonne à diverses reprises à l’artistotélisme, un éloge des Exercitationes paradoxicœ [...] de 1624 de Gassendi). La bibliographie de cette querelle est assez abondante : cf. supra n. 25 art. cit. de Monette Martinet et, du même auteur, notice « Jean-Baptiste Morin (1583-1656) », Cahiers d’histoire et de philosophie des sciences, n. s., n° 14 (1986), pp. 69-87.
42 Anatomia Ridiculi Muris, hoc est Dissertatiunculœ J.B. Morino, astrologi, adversus expositam a P. Gassendo Epicuri Philosophiam. Itemque obiter, Prophetiœ a Morino de morte eiusdem Gassendi [...], Paris : M. Soly, 1651, in-4°, (210 p.) ; Favilla Ridiculi Muris, hoc est, dissertatiunculœ ridicule defensœ a Joan. Baptist. Morino, astrologo, adversus expositam a Petro Gassendo Epicuri Philosophiam [...], Paris : E. Martin, 1653, in-4°.
43 Peut-être imputables à son imprimeur. Il est certain qu’il n’a pas revu les épreuves imprimées, et bien des endroits suggèrent qu’il a dicté son texte sans relire le manuscrit destiné au typographe.
44 Il avait la coquetterie de faire imprimer des mots en graphie persane, parfois même des bouts de texte, rappelant ses mogoleries de 1670-71 ; cf. « Au lecteur » de l’Abrégé de 1674, verso de la première page, éloge à Colbert (la graphie et sa traduction sont correctes) et l’épitaphe pour Sorbière imprimée dans « Correspondance de Sorbière », B.N., Ms. Lat. 10352, où Bernier donne d’abord quatre lignes de texte en graphie persane et dessous une « explication » comprenant alternativement une ligne de transcription phonétique et une ligne de traduction française.
45 En dépit des propositions et suggestions que lui avait faites Jean Chapelain pour le soutenir, avec Melchisédech Thévenot, dans cette voie (cf. Lettres de Jean Chapelain, éd. Ph. Tamizey de Larroque, t. II, Paris : Impr. Nat., 1883, pp. 168 (13 nov. 1661), 225 (25 avril 1662).
46 La variété vient de la diversité des pièces qui constituent ce que les éditeurs hollandais ont publié à partir de 1699 sous le titre de Voyages de François Bernier Docteur en Médecine de la Faculté de Montpellier [...] (2 vols., Amsterdam : Paul Marret ; c’est cette édition qui a été reprise en 1709-1710 et 1724 ; la première édition dite « de Paris » avait fait l’objet d’une réimpression dès 1671 à Paris et à la Haye, chez Arnout Leers le fils, « sur la copie imprimée à Paris » ; la même année paraissait la première édition anglaise des Travels in the Mogul Empire préfacée par Henry Oldenburg de la Royal Society, et une traduction allemande « pirate » ne mentionnant pas le nom de Bernier). Mais la première édition de ces textes consistait en une série de tomes, reliés ensemble de façons diverses, et contenant, dans l’ordre : 1. Histoire de la derniere Revolution des Etats du Grand Mogol, dédiée au Roy, par le sieur F. Bernier [...], Paris : Cl. Barbin, 1670 ; 2. Evenemens particuliers, ou ce qui s’est passé de plus considérable après la guerre pendant cinq ans, ou environs, dans les Estats du Grand Mogol avec une lettre [à Monseigneur Colbert] de l’étendue de l’Hindoustan, Circulation de l’or et de l’argent pour venir s’y abîmer, Richesses, Forces, Justice, & cause principale de la Décadence des Estats d’Asie. Paris : Cl. Barbin, 1670. 3. Suite des mémoires du Sieur Bernier sur l’Empire du Grand Mogol dediez au Roy. Paris : Cl. Barbin, 1671 (même privilège d’août 1670) ; cette « suite », généralement reliée en un seul volume, comprend : a) « Lettre à Monsieur de La Mothe Le Vayer, contenant la description de Dehli & Agra, Villes Capitales de l’Empire du Mogol, avec quelques particularitez qui font connoître la Cour & le Genie des Mogols & des Indiens » écrite à Dehli [sic] le premier juillet 1663. b) « Lettre à Monsieur Chapelain. Touchant les Superstitions, étranges façons de faire, & Doctrine des Indous ou Gentils de l’Hindoustan. D’où l’on verra qu’il n’y a Opinion si ridicule & si extravagante dont l’esprit de l’homme ne soit capable », envoyée de Chiras en Perse, 10 juin 1668. c) « Lettre envoyée de Chiras en Perse à Monsieur Chapelle. Sur le dessein qu’il a de se remettre à l’étude, sur quelques points qui concernent la doctrine des Atômes, & sur la nature de l’entendement humain » du 10 juin 1668. d) Neuf lettres « à Monsieur de Merveilles » sur son « Voyage à Kachemire » (1662-1663), avec à la fin cinq réponses aux demandes de « Monsieur Thevenot [Melchisédech] » sur des points qui intéressent les historiens et les savants » : « La première [...] s’il est vray que dans le Royaume de Kachemire il y ait des Juifs habituez depuis long-temps [...]. La seconde, que je vous entretienne de ce que j’ay observé sur la Moisson [...]. La troisième, que je vous donne mes Observations, & vous dise mon sentiment sur cette admirable régularité du courant de la Mer, & des vents dans les Indes. La quatrième, si le Royaume de Bengale est aussi fertile, aussi riche & aussi beau qu’on dit. La cinquième, que je vous decide enfin cette vieille querelle sur les causes de l’accroissement du Nil. »
47 Voltaire, qui possédait l’édition des Voyages de 1699, devrait, ce semble, être lu à la lumière de ses modèles voltairiens avant la lettre, et certainement Bernier est un de ceux qui sont le mieux qualifiés pour figurer dans la liste de ces modèles.
48 Les écrits de 1688 montrent que la maturation de ce qu’il y avait de plus personnel dans le gassendisme de Bernier l’acheminait vers l’élaboration d’une technologie de l’art de bien vivre alliant scepticisme formel, épicurisme et ce qu’il appelle, dans les « Etrenes » de 1688, sa « Medecine Asiatique » (Corpus 20/21, op. cit., p. 284), c’est-à-dire un corps de règles efficaces, empiriques mais rationnelles, pour conserver ou rétablir la santé du corps et de l’esprit.
49 Cité dans l’éd. 1678 (t. V, p. 404), non dans l’éd. 1684 à l’endroit correspondant, mais cité encore à propos des comètes en 1684, et de la même façon (« aussi me suis-je servi des paroles de M. Rohault »), t. IV [404] 342 ; c’est sur l’espace et le vide qu’ils s’opposent.
50 Il ne semble pas qu’il y ait de différence remarquable dans l’esprit des éditions de 1674 et 1678 de l’Abrégé. L’édition de 1674-1675 comporte deux volumes, dont le premier est un échantillon destiné à mettre en goût le lecteur en annonçant ses développements ultérieurs : paru en 1674, il fut réimprimé à l’identique en 1675. Le deuxième, intitulé « Seconde Partie » est constitué de ce qui deviendra le tome IV des éditions « complètes » de 1678 et 1684, c’est-à-dire l’astronomie de Gassendi – combinant l’Institutio Astronomica (cours d’astronomie professée au Collège de France en 1645-1646 et publié en 1647) et la partie de la physique du Syntagma Philosophicum consacrée à l’astronomie et non comprise dans l’Institutio Astronomica ; seule une analyse de détail pourrait faire apparaître des modifications significatives entre les trois éditions de cet abrégé de l’astronomie de Gassendi.
51 « Bernier et le gassendisme » dans Corpus 20/21, op. cit., pp. 118-124 et 128-130, numéro spécial accompagnant la réédition de l’Abrégé de Bernier, édition de 1684 en 7 volumes (Paris : Fayard, 1992).
52 Cf à ce sujet René Pintard, La Mothe Le Vayer, Gassendi, Guy Patin. Etudes de biobliographie et de critique [...], Paris : Boivin, s.d. [1943], pp. 32-46, Bernard Rochot, Les travaux de Gassendi sur Épicure et sur l’atomisme, Paris : Vrin, 1944, pp. 167-191, et Olivier Bloch, La Philosophie de Gassendi. Nominalisme, matérialisme et métaphysique, La Haye : Martinus Nijhoff, 1971, pp. 496-497, xxx, xix-xxiii.
53 Cf. Lettre de G. à Abraham Du Prat, Paris, 14 oct. 1644 (Op. VI 203b-204a) et à Sorbière, Paris, 13 déc. 1647 après la publication par Sorbière du Discours sceptique sur le passage du chyle, & sur le mouvement du coeur [...] (Leyden : Jean Maire, 1648) où Sorbière publiait une mise en scène de la traduction d’extraits du « De Animalibus » que Gassendi destinait dès 1644 à son grand ouvrage de physique à venir (et dont il publia l’original latin en 1649 à titre d’« Appendix » des Animadversiones, placé avant l’« Appendix altera, quæ est de Philosophiœ Epicuri altera ». Cf. lettre d’explication à Barancy, p. ij, et « De Nutritione animalium » pp. xxxvj-lxiij, « De Pulsu & Respiratione Animalium » pp. Ixiv-xcvj).
54 Cf. « Bernier et le gassendisme », Corpus n° 20/21, op. cit., pp. 119-124.
55 En l’état actuel de nos recherches, il nous paraît prématuré d’exposer nos conjectures concernant le rôle de Morin dans le départ précipité de Bernier, et l’état de ses relations avec Henri-Louis Habert de Montmor (chez qui vivait Gassendi depuis son retour de Provence en 1653), ainsi qu’avec La Poterie – le valet-factotum de Gassendi qui vivait avec son maître chez Habert de Montmor, le soigna pendant toute sa maladie jusqu’à sa mort, et prit une importance assez considérable dans les affaires privées du philosophe au moment de l’inventaire après décès et pour la liquidation de la succession. Sorbière dit, dans la « Petri Gassendi Vita » que La Poterie et Bernier étaient les meilleurs amis du monde, et dans les papiers dits « Quittance » de la succession de Bernier (CARAN, ms. cité), La Poterie est désigné comme « son homme », mais il me semble qu’ils étaient en froid pendant les dernières années de Gassendi.
56 Cf. Corpus n° 20/21 cité, document VI « Éditions de l’ Abrégé antérieures à celle de 1684 », pp. 241-246.
57 Ibid., pp. 240 (fac-similé de la page titre) et 246-247. À la page 280, dernière page, on peut lire « permis d’imprimer. Fait ce 2 mai 1673. / DE LA REYNIE / De l’imprimerie de Jacques Langlois fils, rue Gallande / proche de la Place-Maubert, vis-à-vis la rüe du Foüarre, / à l’image Saint Jacques Le Mineur / », ce qui suggère que la réimpression en 1675 chez Michallet du vol. 1 de 1674 paru chez Jacques et Emmanuel Langlois viendrait de ce que le permis d’imprimer aurait été cédé par Jacques et Emmanuel à leur neveu, imprimeur d’Estienne Michallet.
58 Souvent reliés en 7 volumes.
59 Inséré entre la table et la page 1. Il est signé du 16 juillet 1677 « donné à Versailles, Signé D’Alencé », et est enregistré sur le Livre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris le 21 juillet 1677. Le privilège d’imprimer est conféré à Bernier, qui l’a cédé aux Sieurs Anisson et Posuel, Libraires à Lyon, « pour en joüir suivant l’accord fait entrre eux ». L’achevé d’imprimer « pour la première fois » est du 5 mai 1678.
60 Op. cit., pp. 247-263.
61 Dans cette réédition de 1992, nous avons fait en sorte que l’on puisse retrouver cette concordance en insérant dans le texte, entre crochets droits et en exposant, les numéros de page de l’édition de 1684.
62 Inséré entre la table et la page 1 ; il reproduit mot pour mot celui de l’édition de 1678 bien que la page titre du tome 1 de 1684 mentionne « Seconde édition reveüe, & augmentée par l’Autheur », et que, de fait, le contenu des deux éditions diffère en bien des endroits.
63 Plus particulièrement celui de Madame de La Sablière.
64 Son épitaphe de Claude Chapelle, écrite à l’intention de Madame de La Sablière, est assez révélatrice des valeurs apppréciées dans le salon que fréquentaient La Fontaine et Bernier : « à l’ombre seule il connoissoit le fat, et le tournoit en ridicule » (« Etrenes à Madame de la Sablière », op. cit. et Corpus 20/21, op. cit., p. 283).
65 Le témoignage de Saint-Évremond rapporté dans les documents de Corpus 20/21 est le plus explicite à cet égard (et il est confirmé par d’autres témoins), cf. document II. 1, Op. cit., p. 212.
66 Cf. Introduction de Bernard Rochot à son édition avec traduction française de cette œuvre, Paris : Vrin, 1962. Le texte de la Disquisitio Metaphysica seu ubitationes et instantiœ adversus Renati Cartesii Metaphysicam et responsa est repris dans les Op. III 271-410.
67 Les « Cartésiens » sont déjà pris à partie en seconde intention dans la réponse de Bernier au livre de Louis [Le]Valois (« M. de La Ville ») contre Malebranche (1681), publiée par P. Bayle dans le Recueil de quelques pièces curieuses concernant la Philosophie de M. Descartes (Amsterdam : Henry Desbordes, 1685). Sur cette querelle, voir l’article de Germain Malbreil ci-après, « Malebranche et Bernier sur la querelle du livre de M. de La Ville ».
68 C’est cet aspect qu’a retenu Bayle dans l’utilisation qu’il fait du fameux passage sur « la doctrine universelle des Pendets Indous » ou « cabale des Soufys » à la note A de son article « Spinoza » du Dictionnaire historique et critique ; voir Corpus 20/21, op. cit., pp. 287-292. Ce passage appartenait originellement à la « Lettre à M. Chapelain » d’octobre 1667 « touchant les Superstitions, étranges façons de faire, & Doctrine des Indous ou Gentils de l’Indoustan [...] », mais à été réinséré dans le chapitre « Si le Monde est animé » du livre I (« Des Premiers Principes ») de la physique de l’Abrégé avec quelques remaniements de détail (II [90-93] 73-75).
69 « Sur le dessein qu’il a de se remettre à l’estude, sur quelques points qui concernent la doctrine des Atômes, & sur la nature de l’entendement humain » dans la Suite des Mémoires du Sieur Bernier sur l’Empire du Grand Mogol dediez au Roy, op. cit. supra.
70 Cf. « Au Lecteur » de 1678 et de 1684, retraçant la biographie de son auteur, il déclare à propos des Exercitationes Paradoxicœ : « il jeta dès lors le plan du Système de Philosophie qu’il nous a laissé après y avoir travaillé assidûment, et sans relasche jusqu’à sa mort [...] » (éd. 1684 [v non pag.] 11-12 ; l’éd. 1678 [3 pages non pag.] n’a pas « après y avoir travaillé [...] »).
71 Cf. « Au lecteur » de 1678 : « il a voulu que son Corps de Philosophie soit accompagné d’une Logique » (cité dans « Bernier et le Gassendisme », Corpus 20/21, op. cit., p. 126).
72 Gassendi explique ce qu’il faut entendre par ce titre à la fin de son introduction, soit S.P., Liber Proœmialis chap. 9 « Philosophiœ Partitio » : « videmur nos quoque Philosophicum hoc Syntagma*, hoc est eorum, quœ in Philosophia prœcipua habentur, coordinationem sic tribuere in treis parteis posse [...] »*en italiques dans le texte (« il semble que nous puissions aussi distribuer ainsi en trois parties ce Syntagma Philosophicum, ou agencement des principales matières qui sont comprises dans la philosophie »), Op. I 29b43-46. Ce passage appartient à une tranche du S.P. que Bernier n’a pas reprise dans son Abrégé (cf. plus bas, « Modifications dues à l’abréviation »).
73 « De l’Astronomie en général » IV. 19-22 [1-6], « Première Partie. De la Sphère. » IV.23-И0 [7-104], « Seconde Partie. De la Theorie des Planetes. » IV. 111-196 [105- 205], « Troisième Partie. Du Système de Copernic & de Tycho-Brahé. » IV. 197-271 [206-300].
74 Qui correspond à son cours de mathématiques au Collège Royal de 1645-46, et qui est repris dans les Opera, tome IV (« Astronomica ») pp. 1-64.
75 Cf. Voyages éd. 1699, t. II. 209-210 : « D’ailleurs je sais que mon Navab, ou Agag Danechmend-kan m’attend au camps avec grande impatience : Il ne peut non plus se passer de philosopher toute l’après-dinée sur les livres de Gassendi & Descartes, sur le Globe, & sur la Sphère, ou sur l’Anatomie, que de donner le matin tout entier aux grandes affaires du Royaume en qualité de Secrétaire d’Etat [...] » (Lettres « à M. de Merveilles » sur le voyage de Kachemire, fin 1662 – début 1663), et ibid. 11.134 : « Quand j’estois las d’expliquer à mon Agah ces dernières découvertes d’Harûeius & de Pecquet sur l’Anatomie, & de raisonner avec luy sur la Philosophie de Gassendy & de Descartes que je luy traduisois en Persien (car ça esté là ma plus grande occupation pendant cinq ou six ans) le Pendet [pandita] estoit nostre Refuge, & alors c’estoit à luy à [...] nous raconter ses fables [...] » (« Lettre à Monsieur Chapelain touchant les Superstitions [...] des Indous ou Gentils de l’Hindoustan » de Chiraz en Perse le 10 juin 1668, citée supra).
76 « Quatrième partie. De la Nature et des Proprietez des Cieux, & des Astres. » IV.273-405 [301-502],
77 Op. I 495-752.
78 Animadversiones, pp. 770-979.
79 Ms. Tours 710, f°576-653v°, « Liber vigesimus-secundus de Cœlo, & Sideribus », 654-766v° (« Liber Vigesimus-tertius de Luce, & Significatione Siderum ») et f°767-785v°, (« Liber vigesimus-quartus de vocatis vulgò meteoris »), chap. 1 sur les comètes (Animadversiones p. 1140, dans la météorologie proprement dite également, mais intégré à l’astronomie dans le S. P).
80 Cf. lettre de Bernier à Chapelain citée supra (Voyages, éd. cit., t. II.167-168).
81 Cf. lettre de Jean Chapelain à Bernier, qui est à Delhi, nov. 1661 : « De notre côté, nous vous envoyons la Philosophie d’Epicure et La Pucelle, que vous nous demandez si instamment pour votre consolation et pour votre intérêt. M. de Monmort vous fait ce présent d’Epicure, parce qu’il n’a pas trouvé à Paris à vendre les six volumes de notre macharite M. Gassendi, dont l’impression a été procurée par M. de Monmort à Lyon, et dont il n’y a plus d’exemplaires que dans les bibliothèques. » (« Les correspondants de François Bernier pendant son voyage dans l’Inde » par Louis de Lens, Mémoires de la Société Nationale d’Agriculture Sciences et Arts d’Angers, nouv. période, t. XV, 1872, p. 150). Dans une autre lettre de Chapelain à un tiers, on peut deviner que Montmort avait simplement refusé d’envoyer à Delhi les six in-f° des Opera.
82 Abrégé II [555-572] 354-355, « De la Pieté », cf. De Vita [...], Op. V 202b41-61.
83 Publié sur Feuilles libres sans lieu ni date, probablement en 1681 ou 1682 (cote B.N. [Ms. fr. 15506, f° 151 D[), repris par P. Bayle en 1685 en son Recueil de Pièces curieuses [...], et inséré dans le livre « Des Qualitez », au chapitre IV « De la Grandeur, Figure, Continuité [...] », à propos de l’incompatibilité dénoncée par L. Valois (La Ville) entre les doctrines cartésienne (malebranchiste) et atomiste de la matière et le mystère de l’eucharistie (présence réelle dans les hosties).
84 Paris : E. Michallet, 1681 in-18°, 155p. (B.M. Bordeaux : [S.3492]) ; id., 1682, B.N. : R.13441).
85 Les deux derniers doutes sont assez artificiellement rattachés à ce tome II puisque l’un porte sur un endroit du t. III (précisément le problème de la compatibilité de la physique gassendiste avec le mystère de l’eucharistie), l’autre, intitulé « S’il n’y auroit rien à ajoûter à ce qui a esté dit de la cause des Montagnes, ou Inegalitez de la Terre, des Inondations ou des Déluges particuliers, des Couches de Coquillages qui se trouvent dans les lieux eslevez et esloignez de la Mer, et de ces pretendues vicissitudes de Terre en Mer et de Mer en Terre », qui renvoie au chapitre « Si le Monde est éternel ou s’il a eu un commencement » (II. 49-53) pourrait aussi viser les questions effleurées au tome V, p. 23 (I.1, « De la Nature du Globe de la Terre ») et pp. 177sq. (III.1, « De la génération des pierres »).
86 « Le Public a rendu justice aux 2. editions, que M. Bernier nous a données, de l’Abregé de l’illustre Gassendi ; Abrégé où il ne se contente pas de nous conserver dans une juste étendue ce que la Philosophie de son Maître contient de meilleur, il y joint aussi du sien quantité d’expériences, qui sont venues au monde depuis la mort de Gassendi, et quantité d’éclaircissemens sur des difficultez qu’on lui a faites en divers temps. » Nouvelles de la République des Lettres, Décembre 1685, article VII, compte-rendu du Traité du Libre & du Volontaire « par M. Bernier, auteur de l’Abregé de Gassendi » (cf. Corpus 20/21, document VIII, op. cit., pp. 268-273).
87 Dans l’édition de 1678 les tomes 6 et 7 correspondent à ce que l’édition de 1684 relie en un seul tome (le tome 6), mais le contenu est le même, et surtout la numérotation des livres et la pagination du tome 7 continuent celles du tome 6, ce qui montre qu’il s’agit bien d’un seul tome en deux volumes (cf. table des volumes de l’édition de 1678 dans Corpus 20/21, op. cit., Document VI.3, pp. 247-263, surtout pp. 258-259).
88 Dès l’avis « Au Lecteur », le lecteur est abordé comme s’il écoutait parler l’auteur : « Apres cecy, j’ay creu qu’il ne vous déplairait peutestre pas d’entendre quelques petites particularitez regardant principalement le genie, & la vie de Gassendi [...] ». Ce passage ne figure pas dans le premier avis « Au Lecteur » (1674), qui se termine en forme de dédicace informelle à Colbert (« Au reste, je nay pas crû me devoir mettre en peine de chercher de la protection par quelque longue dedicace, j’ose me promettre que M. Colbert ne me refusera pas la sienne [...] », cf. Corpus 20/21, op. cit., p. 243), mais l’adresse personnelle au lecteur y figure dès les premiers mots : « Mon dessein est de vous donner un Abrégé de la Philosophie de M. Gassendi » (cf. Corpus 20/21, op. cit., p. 242). Le « vous » s’adresse au public et non à Madame de La Sablière, qui n’a jamais été dédicataire de l’Abrégé ; en revanche il s’adresse à elle personnellement et nommément dans la dédicace des « Doutes sur quelques uns des principaux articles de ce tome » insérés à la fin du tome II de l’édition de 1684 (II [379]257 sq.), mais curieusement le texte de cette dédicace était adressé « Au Lecteur » deux ans plus tôt, lorsque parurent ces Doutes pour la première fois et comme un commentaire du tome I de l’édition de 1678 (Paris : Estienne Michallet, 1682).
89 Voir « Liber Proœmialis », Op. I 29b41.
90 On peut trouver ces tables dans le Document VI.1 de Corpus 20/21, op. cit., pp. 243-246.
91 Éd. 1684, t. II : « La Physique », VII : « La Morale ». Il aurait pu le faire pour le t. I (logique) et le t.. IV (astronomie), mais ne semble pas avoir porté un soin très attentif à la mise en page, non plus qu’à la typographie d’ailleurs, de toute l’édition de 1684. Les sous-titres de 1678 sont différents.
92 Voir le texte de ces justifications dans Corpus 20/21, notre article « Bernier et le gassendisme », op. cit., pp. 125-126 ; dans le texte de 1678 on peut lire en particulier cette affirmation stupéfiante : « nostre Autheur tenoit les Preceptes de la Logique tres peu necessaires » et plus loin « il a voulu que son Corps de Philosophie fust accompagné d’une Logique, quoy qu’il ne la mist pas au nombre des véritables parties de la Philosophie, & qu’il n’estimast pas mesme qu’on deust faire commencer par là les Etudiants [...] » (ibid., p. 126).
93 Alors qu’en 1678 elle constitue le tome III et qu’en 1674 elle n’apparaît qu’en dernière position (après tous les traités de physique et après la morale) dans la « Table des matières contenues dans les autres volumes » (cf. Corpus 20/21, op. cit. pp., 250 et 245-246).
94 Abrégé 1684, I [xi] 15.
95 L’« Institutio logica » (Op. I 91-124) dont la traduction presque intégrale par Bernier constitue la Logique des éditions de 1678 et de 1684, n’était, dans le plan du Syntagma Philosophicum, qu’une sorte d’appendice à la logique, laquelle comprenait, outre un chapitre introductif, deux livres : « I. De l’origine de la logique et de la diversité de ses écoles » (Op. I 31-66) et « II. De la fin de la logique » (Op. I 67-90).
96 Dans l’édition de 1678, tome I, Bernier donne une indication discrète concernant la fonction de cette première section qui ne figure nulle part chez Gassendi, lorsqu’il lui donne pour sous-titre « La Physique et la Metaphysique ». On sait que Gassendi s’est toujours abstenu de donner le nom de métaphysique à l’une quelconque des parties de son Syntagma (cf. Op. I 27a), et Bernier ne trahira jamais ailleurs l’intention de son maître, puisqu’il intitule ce De Rebus Naturœ universè « Des Premiers Principes », n’utilise jamais le terme de métaphysique dans le corps du texte, et abandonne le sous-titre infidèle dans l’édition de 1684.
97 Chez Gassendi, le « De Rebus Naturœ universè » comprend sept livres (369 pages) ; chez Bernier les quatre premiers sont fondus en un seul intitulé « Des Premiers Principes » répartis en 19 chapitres (190 pages), les trois derniers sont repris un par un : « Du mouvement » (mêmes chapitres que le 1. V « De Motu » de Gassendi, 103 pages), « Des Qualitez » (premier livre du tome II de 1778, III de 1684, mêmes chapitres que le 1. VI « De Qualitatibus Rerum » de G., 324 pages), « De la génération et de la corruption » (mêmes chapitres que le 1. VII « De Ortu & Interitu [...] » de G., 80 pages). Dans les trois derniers livres, Bernier suit donc l’ordre des matières et le fil du texte du Syntagma, en contractant parfois deux chapitres en un, tandis que dans ce qui correspond aux quatre premiers il a non seulement omis 12 chapitres, mais entièrement remanié l’ordre de la présentation. Si l’on considère qu’une page moyenne du S.P. équivaut à sept pages de Bernier (1684), la contraction de l’ Abrégé pour cette première section de la physique est de 269,5 pages (format S.P.), soit plus de 73 %.
98 Dont les quatre premiers livres sont la traduction de l’Institutio Astronomica : comme nous en avons déjà parlé plus haut à propos des sources de l’Abrégé autres que le Syntagma, nous n’y reviendrons pas.
99 On remarquera toutefois entre l’édition de 1678 et la présentation de 1684 une différence notable, mais seulement dans la forme (parce que la différence pour le fond est minime) : le titre placé en 1678 à la page 1 (mais non dans la table) du tome VIII, est libellé « Abrégé de l’Examen de Gassendi sur la morale des Anciens ». Cette limitation, qui est en contradiction avec le mode affirmatif universel du sous-titre (« De la Morale en général ») et du texte (« Tous les hommes souhaitent d’estre heureux [...] ») a disparu en 1684 (cf. éd. 1992, VII.[1] 15).
100 Le S.P. comprend 1610 pages (tomes I et II des Op.), l’ Abrégé – sans les « Doutes » et l’« Eclaircissement sur le livre de M. de la Ville »– 3.530, soit 504 pages au format des Op. (rapport de sept pour un), c’est-à-dire moins du tiers. En admettant que les additions (« Doutes » et « Eclaircissement ») fassent partie de l’ Abrégé de 1684, la différence est négligeable (19,4 pages format S.P.).
101 Soit « Que le lieu et le Temps ne sont pas compris dans la division générale de l’Etre ou de la Chose en Substance & Accident ».
102 Chapitres consacrés aux perfections ou noms de Dieu (« Cuiusmodi sint quas esse in Deo intelligimus Perfectiones »), et à la réfutation d’Épicure sur trois points : l’impossibilité de créer le monde à partir de rien (« Esse Deum Auctorem, seu Causant Produtricem Mundi »), la négation de la providence de Dieu (« Esse Deum Rectorem seu Causam gubernatricem Mundi »), et la négation du rapport privilégié et personnel de Dieu aux hommes (« Regere etiam Deum speciali cura humanum genus »).
103 Il est vrai que Gassendi avait abordé la notion d’immortalité dans sa définition de l’âme humaine (livre III, chap. iij, conservé par Bernier assez fidèlement au tome V, livre VI « De l’Âme », chap. li p. [460] 292 et chap. 3, pp. [491-503] 313-320), et dans le livre IX « De Intellectu seu Mente », chap. ii « Esse Animam Rationalem substantiam incorpoream à Deo creatam & in corpus infusam, formam tanquam informantem » conservé mais considérablement abrégé par Bernier dans le livre et le chapitre correspondants de son tome VI (intitulé « De l’Immortalité de l’Âme, Solution des Objections, Si les Brutes sont de pures Machines », où il répète déjà une partie de ce qu’il avait dit, en suivant Gassendi, dans le livre « De l’Ame » du tome V). Mais le livre XIV qu’il supprime pour éviter la répétition comportait quatre chapitres originaux que Bernier choisit d’ignorer parce qu’ils roulent sur des objets dont on n’a aucune connaissance par les sens.
104 C’est-à-dire du livre V « De Nutritione, Pulsu, & Respiratione Animalium » (4 chapitres) que Bernier avait conservé en 1678 (t. V, 1. VIII, sept chapitres), et qu’il résorbe en 1684 dans son livre VII « De la Génération des animaux »– non sans ajouter deux chapitres (chap. VIII, « de la Faim & de la Soif » et chap. IX « Des Alimens Naturels »). Cette absorbtion s’explique par la définition de la vie de l’âme matérielle, qui est perpétuelle autogénération par la nutrition.
105 À l’exception du second chapitre du livre II (« De Partibus Animalium », 2. « De Partibus cœterorum Animalium »).
106 Pas même dans ce qui pourrait passer pour un substitut au « Liber Proœmialis » de Gassendi dans l’Abrégé, c’est-à-dire le chapitre préliminaire non numéroté « De la Philosophie en général » (1674 : 1-3 ; 1678 : I. 1-6 ; 1684 : [xi-xviij non paginée dans l’original] 15-19). Dans l’édition de 1684 elle précède la Table des Livres [...], tandis que dans celle de 1678 elle est paginée (1-6) parce qu’elle la suit, la Table étant alors placée immédiatement après « Au Lecteur ».
107 Bernier I. 15-16 (original non paginé) ; S.P. chap. 1 « Quid Philosophia sil ? », Op. I la-b.
108 Qu’il tronque et même éventuellement qu’il bricole.
109 Il est vrai que Bernier traite ce point dans son avis « Au Lecteur », pour prévenir d’emblée que la philosophie de Gassendi n’est pas un commentaire d’Épicure et que ce n’est pas non plus une simple compilation des opinions des auteurs Anciens (« Au Lecteur », pp. [ij-iij non pag.] 9-10).
110 Comparer par exemple tome VI, livre VII (« Du Tempérament des Animaux ») chap. v « Des Crises et de la Curation naturelle des Maladies » (1684 : VI. [562-662] 421-427 ; 1678 : VII. 740-753) avec S.P., Physicœ III.2,1. XVII « De Temperie & valetudine animalium », chap. 5 « De morborum Crisibus, illorumque naturali curatione » (Op. II 570-577).
111 I. [viij non pag.] 13 : « Pour ce qui est de cet Ouvrage que j’ai consacré à sa mémoire, il est vray que je l’ay enrichi de quantité de rares decouvertes qui se sont faites de nos jours tant dans la Physique, que dans l’Astronomie ».
112 Physico-mathesis de Lumine, Coloribus, & Iride, Bologne. Cf. M. Blay, introduction au Traité de la Lumière de Huygens, Paris : Dunod, 1992, pp. 19sq.
113 Sur les compétences de Gassendi en matière de théories mathématiques modernes, voir dans les Actes du colloque international tenu à Digne en mai 1992, Pierre Gassendi 1592-1655, Digne-les-Bains, 1994/5, les études d’Egidio Pesta sur Gassendi lecteur de Cavalieri (t. II, pp. 355-364) et de Patrice Bailhache sur la théorie mathématique de la musique de Gassendi (ibid., pp. 387-396).
114 S.P., Physicœ I. (« De Rebus Naturœ universè »), livre III « De Materiali Principio, sive Materia Prima Rerum », chap. 5 « De Opinione statuentium Materiam solas Atomos, insectiliáve corpuscula prœdita magnitudine, Figura, Pondere dumtaxat ».
115 Cf. à ce sujet les travaux récents de Vincent Jullien, thèse de doctorat (éd. Roberval, Él. de géométrie, Vrin, 1996) et communications au séminaire d’Ernest Coumet, hiver 91-92 et 92-93.
116 Cf. S.P., « De Animalibus », livre XII (« De Temperie & Valetudine Animalium »), chap. IV « De Temperia morbosa, eiusve cousis, etiam ex Chymicis » 567b-570b, chap. v « De Morborum Crisibus, illorumque naturali curatione » 570b-572a, 575b (irruption de Paracelse dans l’histoire de la médecine)-576a, et livre XIII, chap. v « De Cousis brevioris ont longioris Vitœ, ubi de Medicina Catholica, & Annis Climactericis » pp. 614b-618a. Bernier livre VII, chap. II « Du Tempérament selon les chymistes » (t. VI [593sq.] 385sq.), chap. III « De la santé » (t. VI [610sq.] 399sq.), chap. V « Des Crises et de la curation naturelle des maladies » (tome VI [652sq] 421sq.)
117 Éd. 1684 : livre V « Des Animaux », chap. 1, pp. [409- 427] 261-271 ; éd. 1678, livre VI « Des Animaux », « Des plus grossières parties des Animaux, et particulièrement de celles qui sont renfermées dans le corps humain », pp. 384-405.
118 Ainsi, au livre 1 de sa physique des choses terrestres inanimées (intitulé « De Globo ipso Telluris ») chap. iii « De origine Fontium, Fluuiorum, ac prœsertim Nili, déque ejus exundatione », Gassendi insère de temps en temps au milieu de ses commentaires d’Aristote, de Théophraste ou de Pline, un exemple tiré de son expérience (Op. II 21bI-3, « qualis prœsertim Sorga noster in Comitatu Venascino [...] »), et concernant les sources du Nil, il fait le point de ce que les Modernes ont ajouté à la connaissance des Anciens (Op. II 24b53). À l’endroit de tous ces développements Bernier abrège un peu ce qui concerne l’opinion des Anciens, substitue à « nobis quid piam clarius jam constat [..] » « Maintenant la chose nous est entièrement connue [...] avec ce que j’en ay appris à Moka, proche de Babelmandel de plusieurs marchands d’Ethiopie [...] » (t. V. [48]44) et non seulement remplace les conjectures de Gassendi par une théorie exacte, mais complète sa théorie par un développement original sur les « Pluyes reglées d’Ethiopie » (t. V [56-51] 51-54) ; l’essentiel de ce développement constituait la réponse à une des questions de Melchisédech Thévenot publiée à la suite de la Lettre à M. de Merveilles dans la Suite des Mémoires [...] de Bernier. Voir autre add. “exotique” t. V [581- 586] 373,-376.
119 Cf. aussi VI. [675] 437-438. Exemple clair de distinction, dans le texte, des deux sujets d’énonciation t. VI. [267] 187 (correspondant à Op. 11419b) « Je ne puis, ce semble, me dispenser de rapporter en ce lieu quelques exemples des Coureurs de nuit [ « Noctambuli », aussi traduit « Noctambules »], tant de ceux que nostre Autheur a veus dans sa Province, que de ceux qui lui ont esté racontez [...]. Un de mes Amis, dit-il, nommé Jean Feraud Bourgeois de Digne [...] ».
120 Cf. lettre de Jean Chapelain à Bernier du 9 novembre 1662 (faisant allusion aux quatre lettres déjà envoyées) : « Je [...] vous y marquai soigneusement ce que je jugeais digne d’être noté et observé dans ces contrées lointaines et si mal connues, soit des choses naturelles, soit des morales, soit des politiques, pour en former une relation exacte et capable de vous donner l’immortalité. J’y joignis les sentimens de M. Thevenot [Melchisédech] [...] » (Lettres de Jean Chapelain, op. cit. p. 162) ; sur les cinq questions de Thévenot auxquelles Bernier répond dans ses Voyages, cf. note ci-dessus.
121 Dont les « tropes » sont d’ailleurs utilisés dans les Exercitationes Paradoxicœ de 1624 (lib. I, exercitatio vi, art. 1-8), et exposés dans la « Logica » du S.P. non traduite par Bernier (liv. II, chap. 3).
122 Exemple, Abrégé VII. [666] 423.
123 Ce conformisme de mœurs est attesté par la disposition testamentaire de Bernier (mourant il est vrai) léguant dix louis d’or « à Monsieur l’abbé Blanchart, [s]on Confesseur, & cinquante francs aux pauvres de [s]a paroisse » (15 sept. 1688, dépôt chez Me Belllanger le 22 sept. 1688 ; CARAN, ms. cit.)
124 Cf. tome II, livre I « Des Premiers Principes » dont les trois derniers chapitres correspondent au livre IV de De Rebus Naturœ universè du S.P., soit c. XVI « Quelles sont les Causes dont les Physiciens recherchent la connaissance » [209-225] 149-158 ; c. XVII « De l’existence et Providence de Dieu » divisé en deux sous-chapitres concacrés aux deux seules preuves de l’existence de Dieu que retient Bernier : l’une, par l’Anticipation générale, l’autre par la Contemplation de la Nature, le dernier paragraphe concernant la Providence, [225 257] 159-177 ; c. XVIII, « De la forme sous laquelle l’on conçoit Dieu » [257-264] 179-183 ; c. XIX, « Quel est le prochain, et premier Principe des actions dans les causes secondes ».
125 Cf. lettre de Gassendi à Peiresc écrite de Paris, le 28 avril 1631, les titres des chapitres en question ne figurent pas dans le plan détaillé envoyé par Gassendi à Peiresc, mais le début de la lettre nous apprend que, dans son commentaire explicatif, l’auteur « interpose encore quelques nouveaux raisonnemens avec des responces et addoucissemens convenables aux points qui touchent nostre foy » (Lettres de Peiresc pub. par Ph. T. de Larroque, IV. 249 ; voir aussi lettre à Campanella du 2 nov. 1632, Op. VI 54b 13-23) ; il nous reste en tous cas le manuscrit autographe de ces chapitres dans la rédaction 1641 du « De Vita & doctrina Epicuri » inédit, livre XXI, (ms. Florence Ashb. 1237, à intercaler entre Tours 709 et Tours 710), rédaction qui a servi aux Animadversiones où on les retrouve pp. 706-750 et 1250-1295 ; notre texte du S.P. est à peine remanié et surtout enrichi de nouvelles citations par rapport à celui des Animadversiones.
126 Éd. 1684 : t. VII.665 (éd. Corpus VII. 422) ; cf. Gassendi, Op. II 840a sq., et surtout, pour la citation de Bernier ci-dessous, 844a.
127 Chez Gassendi la citation entière apparaît au moment où il s’apprête à exposer les points de vue des théologiens de la prédestination et de ceux ceux de la liberté, Op. VII 843a30 : « [Authori] agnoscuntque meritò fuisse exclamatum ah Apostolo [saint Paul], Altitudinem esse diuitiarum sapientœ, & scientiœ Dei, esse eius iudicia incomprehensibilia, & non vestigabileis vias », citation qu’il met, comme à son habitude, en discours indirect pour l’intégrer à sa propre phrase. Mais p. 844a, il la donne en abrégé.
128 Nos italiques.
129 Ce que Bernier développe, pour plus de clarté, en rappelant le début de la citation.
130 Curieusement, cette adjonction ne figure pas dans l’édition de 1678 (VIII.535-36), quoique le reste de la traduction soit identique. Plusieurs indices convergents (composition générale, nombre et titres des chapitres, rétablissement de citations omises) donnent à penser qu’en 1684, Bernier revient plus près de la lettre même du texte de Gassendi, mais semble avoir approfondi sa réflexion sur le fonds du texte qu’il traduit, ce qui le conduit à exprimer ici ou là une interprétation personnelle de la pensée de Gassendi. En outre il assume la tâche de faire participer le gassendisme à la vie philosophique de son temps, et par suite à lui faire prendre position dans les controverses d’actualité, comme en attestent la Réponse au Livre de M. de La Ville (édition confidentielle en 1681, reprise dans le Recueil de quelques pièces curieuses contenant la philosophie de Monsieur Descartes édité par P. Bayle, Amsterdam : Henry Desbordes, 1684, pp. 45-90). Voir, sur le libre arbitre des « cartésiens », pp. 88-90 et les « Doutes » du Traité du Libre et du volontaire (Amsterdam : Henri Desbordes, 1685, pp. 86-127).
131 Hobbes utilise le même texte dans sa réponse aux critiques de l’évêque Bramhall, publiée sous forme de lettre au Marquis de Newcastle datée Rouen 1646 (1° éd. 1652 ; Molesworth, E.W., IV.229-278, « Of Liberty and Necessity : a Treatise, wherein all controversie concerning Predestination, Election, Free-will, Grace, Merits, Reprobation etc. is fully decided and cleared. In answer to a treatise written by the Bishop of Londonderry, on the same subject », voir p. 249).
132 Soit Animadversiones, pp. 1640-1546, texte identique.
133 Perfections définies dans la physique générale (« De Rebus Naturœ universè »), livre IV « De Principio Efficiente, seu de Causis Rerum », chapitre 4 « Cujusmodi sint quas esse in Deo intelligimus Perfectiones » (Op. I 302-311), chapitre complètement supprimé, de même que trois autres de cette « théologie rationnelle » de Gassendi, dans les diverses éditions de l’Abrégé.
134 Cf S.P. Logica, « Institutio Logica » I. ix-xiii, Op. I 96-97 ; Abrégé I [29-38] 40-45.
135 Le terme « stratagème » désigne chez Bernier une ruse militaire, stratégique.
136 « Cette Opinion me paroit tellement dangereuse pour ses conséquences, que si par impossible elle pouvoit estre vraie [...] », Abrégé VII [670] 425.
137 Le véritable problème de la démocratisation du savoir est posé à propos de la traditionnelle question : est-ce que tous les hommes sont aptes à la philosophie, c’est-à-dire à l’« Amor sincerus Veritatis » et à l’« Amor sincerus honestatis » (cf. S.P., Liber Proœmialis, chap. VI « Qui ad Philosophiam nascuntur ? ») ; la réponse de Gassendi est affirmative, même si chacun selon l’état dans lequel il se trouve (« rusticus, puer, muliercula », Op. I 10a51) n’a pas les mêmes préoccupations auxquelles appliquer sa recherche de l’accomplissement de son humanité ; l’important c’est qu’il soit éduqué à cette recherche (ibid.).
138 S.P. Ethica II.5, (Op. II 803a58 sq.) « Nempe non aliâ conditione in societate admittitur, aut in ipsa nascitur, ínque ea toleratur, quàm fide aut expressè, aut tacitè prœstita, de servandis legibus, eo fine latis, ut cuique suo jure frui liceat, adeò ut, sine violatione datœ fidei, violare jus alienum non possit. [ligne 64] Quin etiam, cùm finis Societatis sit descritpa antè utilitas, intelligere debet suam communi illa sic contineri, ut verè ac tutò ipsam consequatur, si commuais constiterit ; non passe autem hanc /803b/ aliâ ratione consistere, quàm si suc iure quisque contentas, non quœsierit suam ex juris alieni detrimento utilitatem »
139 Cf. la description traditionnelle des divers régimes, en particulier le monarchique, avec ses espèces : despotique, tyrannique, royale (Op. II 257b, Abrégé VII [362-366] 236-238, surtout [364] 237).
140 Explication de la notion de guerre juste par son contraire : « suscipere bellum injustum », qui est contraire à la prudence du Prince, Op. II 761 a-b. Est juste aussi par définition la guerre à laquelle est contraint un monarque dont les sujets sont attaqués injustement. Cf. Abrégé Vit [394] 254.
141 S.P., Ethica II, chap. 2, « De Prudentia ejusque partibus. [...] Regia ac Militari », Op. II 762b5-7 ; Gassendi cite à l’appui de cette théorie un endroit du Premier livre de la Cyropédie de Xénophon (chap. vi §§27-28) où Cambyse explique à son fils que dans la guerre il ne faut pas avoir avec l’ennemi les mêmes règles morales qu’en temps de paix, ainsi qu’ un commentaire de Saint Augustin sur le passage de l’Écriture où Dieu demande à Josué d’utiliser des ruses pour vaincre son ennemi. Cf. Abrégé VII [398-399] 256-257.
142 La suite du texte montre qu’il parle plutôt des pays relevant de la domination ottomane ; Bernier a passé quelque trois ou quatre années au Moyen-Orient, à Constantinople, Alep, Alexandrie, Le Caire (où il dit avoir séjourné plus d’un an) mais son expérience la plus longue et la plus authentique d’un État musulman, il la doit à son séjour de huit ans en Inde (1659-1668), principalement auprès d’un grand dignitaire mogol d’Aurangzeb. Bernier s’est forgé, à partir de stéréotypes déjà très répandus depuis Aristote dans la littérature politologique, un concept de « Tyran asiatique » dont le Grand Turc est l’archétype moderne, et dont il s’est appliqué à montrer dans ses Voyages, (surtout le tome I de l’édition 1699) que le Mogol était une adaptation au milieu indien. Il a voyagé en Perse mais n’a pas d’expérience personnelle de la cour du Grand Turc.
143 « [VH. [666] 423] [...] comment pensez-vous qu’un Turc par exemple, excuse ses crimes quand un [667] derviche entreprend de luy faire quelque remontrance [...]. », [p. 628] 424 « Ces malheureux Mahumetans [...] ». [671] 426[...] ce sont principalement les Nations Mahumetanes qui en sont infectées [...] ». Les inventeurs de cette opinion, présentée par Bernier comme une idéologie « fomentée et entretenue » à des fins politiques, seraient « un de ces Tyrans d’Asie, comme auroit pu estre un Mahomet, un Tamerlan, un Bajazet, ou quelqu’un de ces autres Fléaux du Monde [...] » (p. [671) 426 ; éd. 1678 : VIII. 541]).
144 Cf. p. [671-672] 426 « De tout ceci jugez si j’ay sujet de croire cette Doctrine si pernicieuse à la Société humaine. Certainement à considérer que ce sont principalement les Nations Mahumétanes qui s’en trouvent infectées, et que c’est principalement parmi elles presentemant qu’elle est fomentée, et entretenue, je douterois presque que ce ne fust l’Invention de quelques uns de ces Tyrans d’Asie, comme aurait pu estre un Mahomet, un Enguis-Kan, un Tamerlan, un Bajazet, ou quelqu’un de ces autres Fléaux du Monde, qui pour assouvir leur ambition demandoient des soldats qui estant entestez de Predestination, s’abandonnassent brutalement à tout, et se precipitassent mesme volontiers [672] aux occasions la teste la premiere dans le fossé d’une Ville assiegée pour servir de pont au reste de l’armée. »
145 S.P., Inst. Log. I, « De Simptici Rerum Imaginatione », c. VII : « Idea singularis tantò est perfector, quantó plureis parteis, pluráque adiuncta rei reprœsentat. » (Op. I 95a) ; la traduction de Bernier (Abrégé 1. [25] 37) développe « adiuncta », que Gassendi explicite lui-même dans le texte en « suis adiunctis, seu dotibus, proprietatibus, qualitatibus prœditum ».
146 Au risque de quelque pédantisme, je rappelle que la définition propre du terme sanskrit “avatāra" est « "descente” du Dieu suprême (spécialement de Viṣṇu) dans le monde pour rétablir le dharma (respect de la loi, devoir) affaibli. » (cf. M. Biardeau, L’hindouisme, anthropologie d’une civilisation, Paris : Flammarion, coll. « Champs » n° 96, 1981, p. 183, 124) ; dans son acception propre, l’avatar est une incarnation du Dieu suprême essentiellement identique à lui.
Auteur
Research Fellow at the Centre National de la Recherche Scientifique (UPR 75, Paris), 6, rue Lagarde. 75005 – Paris.
sylvia.murr[@]infobiogen.fr
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