La mathématique mystique de Pierre Gassendi
Gassendi’s mystical mathematics
p. 21-29
Résumé
Gassendi read, on his reception at the College Royal (23/11/1645), an Oratio inauguralis on the theme: ὅθέος ἀεὶ γεωµετρεῖ. (God is always geometrizing), a lecture which, untypically enough in a Christian skeptic, belongs to the genre of mystical mathematics. This tradition can be traced from Nicolaus Cusanus to Pascal and Leibniz: it builds on the philosophical – and even theological – problems, in order to test reason’s ability to solve them; thus, the operation of « transsumption », such as the passage from the polygon to the circumference, is supposed to establish a commensurability or common ratio between the most heterogenous objects – man and Christ for instance, or the world and God –, a method which leads to viewing nature as a vast morphogenetic process following the rules of tranformational geometry.
Gassendi’s extremely brilliant performance suggests that the mysteries of nature and of religion cannot be transcribed into geometrical problems, and that they rather point to the fact that their solution is a matter of decision rather than a matter of reason.
Texte intégral
1En 1645, Pierre Gassendi cède à l’invitation pressante de Louis-Alphonse de Richelieu, Cardinal de Lyon, en acceptant la chaire de mathématiques du Collège Royal, chaire qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1655. A cet enseignement nous devons maintes observations astronomiques et microscopiques et maints ouvrages de cosmographie. Notre propos cependant se bornera à nous attacher à cette pièce d’anthologie de la littérature baroque que constitue son « discours inaugural »1. Plus précisément, nous voudrions déterminer le statut qui s’y trouve réservé à la symbolique mathématique : à quel titre la mathématique peut-elle se poser en clé du chiffre de la nature ?
2A cette question, Gassendi donne d’emblée une réponse traditionnelle récemment renouvelée par Galilée : « Double est le livre saint par lequel Dieu a voulu se faire connaître aux hommes, l’un est la Bible, l’autre la nature des choses. Et puisque les théologiens sont faits pour interpréter le premier, les mathématiciens sont destinés à interpréter le second, eux qui munis d’une science naturelle, méritent non sans justesse d’être tenus pour des théologiens naturels »2. Deux livres qui s’entre-glosent, deux lumières – celle de la révélation et celle de la démonstration – deux théologies, l’une scripturaire et révélée donc surnaturelle, l’autre naturelle, c’était déjà l’enseignement de Raymond de Sebond, dont le Liber creaturarum seu theologia naturalis3 avait eu grande postérité aux XVe et XVIe siècles. Où R. de Sebond espérait une coopération, les deux livres s’entrexprimant, cette postérité verra plutôt une expédiente disjonction, qui permettra au chanoine de passer d’une cléricature à une autre : « Double est le Temple en lequel Dieu rassemble ses fidèles et ses prêtres, l’un est l’Église en laquelle Dieu est adoré selon la Révélation du Verbe divin, l’autre est ce système des choses en lequel, reconnu dans les caractères de l’ineffable sagesse il est honoré »4. Constituées en « système », les choses sont les « caractères » même de l’écriture divine, qui n’en est pas moins sainte pour être naturelle. Telle est la « caractéristique » que la mathématique va avoir pour tâche de dégager. Comment cela ?
3C’est en tant que « philosophe chrétien » que Gassendi platonise et reprend à son compte le célèbre ὅ θέος ἀεϊ γεωµετρεῖ. Or on exerce la géométrie soit par la contemplation soit par l’action, comme l’indique la distinction courante entre « théorèmes » et « problèmes ». Une seconde distinction intervient alors entre contemplation différée par le raisonnement, telle qu’il sied à l’homme, et contemplation immédiate, telle qu’il sied à Dieu. Cette immédiateté s’illustre dans ce fait que Dieu n’a pas à sortir de lui-même pour connaître toute vérité5 ; en quoi cependant ce regard de Dieu sur lui-même est-il révélateur de la nature des choses ? La création, répondrons-nous, ne saurait être mieux connue, que rapportée à son auteur et à son principe.
4Or que Dieu peut-il découvrir en lui-même ? Le regard que Dieu porte sur lui ne saurait passer par aucune médiation ; aussi peut-on s’interroger sur la pertinence ici d’un symbolisme géométrique. Gassendi répond à l’objection, en disant que Dieu, qui « toujours géométrise », « exerce une géométrie étemelle, suréminente, surexcellente, comparable à aucune »6 et cette géométrie, issue de la contemplation de Dieu par lui-même, est génératrice de la Trinité : « l’acte de contempler pose deux hypostases ou personnes, l’une, qui en est le sujet, le Père étemel, l’autre, l’objet, le verbe ou Fils étemel. Et comme si cette contemplation, en laquelle Père et Fils ainsi posés croisent leurs regards, était, par éminente raison, la production d’un incomparable syllogisme7, le feu d’un Amour réciproque ne peut pas ne pas s’ensuivre [...] troisième hypostase ou Personne de l’Esprit saint, qui, à la manière d’une conclusion, termine la production des Personnes étemelles »8. Le recours au syllogisme ne s’effectue que sur le mode du « comme si ». Pour dire l’ineffable, Gassendi préfère recourir au répertoire traditionnel, c’est-à-dire à deux définitions du Livre des XXIV philosophes9. « Dieu est une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part »10 et « La monade engendre la monade et réfléchit sur elle son feu »11. La première de ces définitions, inlassablement reprise par Alain de l’Isle, les Chartrains, Nicolas de Cues, est présentée ici non pas comme susceptible de donner une exposition rationnelle du mystère, mais au contraire pour en traduire le caractère inaccessible aux yeux humains, aussi aveugles à cette lumière que les chauves-souris à celle du soleil. C’est parce qu’elle est pour nous incongrue que cette figure de la sphère infinie peut signifier Dieu. Si le centre de la sphère figure le Père, sa circonférence le Fils, les rayons qui vont du centre à la circonférence l’Esprit, l’ubiquité du centre vient corriger sa ponctualité, l’illimitation de la circonférence vient corriger sa détermination et c’est infiniment que rayonne l’Esprit. Si la première définition faisait violence à la géométrie, la seconde illustre une remarquable propriété de l’unité : quand « la monade engendre la monade et réfléchit sur elle son feu », il n’y a pas production d’une pluralité, comme dans la mise en œuvre de la dyade ou de la triade, car « la monade c’est-à-dire l’unité n’engendre que la monade c’est-à-dire l’unité, puisqu’elle est une et seulement une »12. Et de préciser : « Alors que le binaire, le ternaire et les autres nombres par progression se multiplient en carrés, cubes, carrocarrés [...], la monade ou unité, revenant toujours sur elle-même, étant à elle-même sa racine, son carré et son cube, réfléchit sur elle-même ses rayons, c’est-à-dire sa propre ardeur »13. L’unité, dira-t-on, n’est pas un nombre et c’est cette singularité qui autorise ce traitement symbolique. En conséquence, aucun attribut n’est à Dieu attribuable, qui ne serait pas déjà Dieu lui-même : « Quand on dit Dieu est bon, on ne dit rien d’autre que Dieu est Dieu, parce que Dieu est la bonté même, et de cet attribut il en est comme de la sagesse et des autres qui ne sont pas autre chose que Dieu. D’où la monade peut être dite de la monade et réfléchir sur soi son propre feu, tout comme la nature divine, quelque attribut qu’elle énonce, le rapporte à elle-même et ne fait que se dire elle-même »14. On ne peut mieux traduire le caractère tautologique du discours théologique. On en vient alors à ce double paradoxe, auquel nous voue le discours sur Dieu, d’un raisonnement aux propositions disproportionnées – syllogismus incomparabilis – ou d’un raisonnement tautologique.
5Gassendi est parfaitement conscient de l’aporie ; reconnaître celle-ci revient alors à renverser la perspective traditionnelle. En figurant mathématiquement les mystères religieux, Nicolas de Cues entendait les construire comme autant de problèmes pour en établir la rationalité15. Un tel propos n’a plus lieu d’être : il ne s’agit plus de raisonner sur les mystères, encore moins de les rendre raisonnables, mais plutôt de montrer comment la géométrie humaine elle-même échappe à qui croirait la maîtriser d’une manière tout à fait rationnelle. Certes, on peut chercher dans la sphère infinie au centre ubiquiste un symbole de la Trinité, mais « ne faudrait-il pas plutôt convenir que se cache éminemment en ce mystère tout ce qu’il y a de sublime et de magnifique dans la géométrie humaine »16 ? Et l’auteur de préciser : « Il est notoire que reste encore caché ce que l’on appelle la quadrature du cercle, comme aussi la construction du triangle dont la base est égale au périmètre du cercle et la surface égale à celle de ce cercle »17. Ces problèmes qui ne trouvent, en l’absence encore de la sommation infinitésimale, de solution que « mécanique », renvoient pour Gassendi à cette « géométrie étemelle, suréminente, surexcellente », dont relève la Trinité. Nicolas de Cues voulait, en les construisant géométriquement, transformer les mystères en problèmes ; Gassendi fait ici l’inverse, quand il impute les problèmes irrésolus d’une mathématique transcendante à quelque mystère. Il n’est jusqu’à la « coincidentia oppositorum » dont Nicolas de Cues faisait une « porte » dans le « mur » des difficultés rencontrées par la raison, qui ne devienne ici l’expression même de ce qui passe la raison, en géométrie la duplication du cube, en théologie l’union des deux natures en Jésus-Christ, exemples en des plans différents d’une même « disproportion »18. Pascal n’est pas loin qui, des mystères transposés par Nicolas de Cues en problèmes, refera des mystères. Pourquoi faut-il que la raison classique se refuse à la flexibilité que lui reconnaissaient les humanistes ?
6Le discours inaugural se garde bien d’une telle question. Il va maintenant envisager la face « active » de la géométrie divine (Op. I a42). Si Dieu exerce toujours la géométrie, a fortiori le fait-il quand il crée le monde et le conserve en « nombre, poids et mesure » (69a49-50), ce qui n’est rien d’autre qu’« une certaine création continuée » (69a52-55). Quelle est donc cette géométrie divine ad extra ?
7Gassendi ici platonise de manière assez conventionnelle, invoquant Pythagore, Platon et Philon, pour aller jusqu’à justifier les six jours de la Genèse par la somme des trois premiers nombres, l’unité symbolisant l’idée, le binaire la matière et le cube le solide (Op. I b44-66). Plus loin, il présente dans leur indétermination les cinq solides réguliers, cube, pyramide, octaèdre, dodécaèdre, icosaèdre, pour les faire correspondre tour à tour aux cinq corps simples, la terre, le feu, l’air, le ciel et l’eau, aux cinq qualités essentielles, la solidité, la mobilité, la légèreté, la transparence et la fluidité, aux intervalles harmoniques entre les planètes comme le pense encore Képler19, aux figures des corpuscules dont serait constituée, selon le Timée de Platon, toute réalité. La tentation est grande alors pour le mathématicien de s’abandonner à un pythagorisme facile, dont cependant Gassendi repousse les spécieuses suggestions, comme celle de rendre raison de la génération en séries des espèces par l’institution des progressions géométriques à partir des deux premiers cubes 8 (2X2X2) et 27 (3X3X3). « Il lui suffit, dira-t-il, que lui soit donnée l’occasion de relever cette harmonie des sphères ou plutôt le son grand et doux attaché à chacune d’elles, en fonction de la Sirène ou de la muse, de l’âme ou de l’intelligence qui l’accompagne, consciente des proportions harmoniques prescrites par Dieu véritable musagète, à la manière d’un Apollon »20. L’harmonie des sphères est une manière de dire l’intelligibilité du monde, même si celle-ci transpose en beauté une rationalité qui échappe à la détermination proprement géométrique comme aussi au calcul numérique. La beauté n’est-elle pas toujours une rationalité qui échappe à ses propres procédures de calcul, une intelligibilité supérieure qui transcende l’intelligence elle-même ? Dieu géomètre c’est moins un Dieu qui met en forme et qui calcule qu’un Dieu artiste, un Dieu musicien. Et s’il est dans les choses une promesse d’intelligibilité qui autorise et suscite l’entreprise de la science, elle est dans la beauté de la nature. Gassendi n’avait feint de céder aux facilités du pythagorisme que pour aller beaucoup plus loin. Il ne saurait oublier qu’il est de son temps.
8La notion de figure en témoigne. La figure est la raison commune de la nature et de l’esprit, du sensible et de l’intelligible. Elle traduit la rationalité du réel, la présence du sens dans les choses. Relève-t-elle de la matière ou de l’Intellect ? Elle assume leur communication, exprime leur tangence. Elle est le sens du sensible, le sensible promu à l’intelligibilité. Elle naît de l’effondrement des « formes substantielles », qui composaient le vécu et le réel, méconnaissaient la distinction réelle du corps et de l’âme, pratiquaient l’hybridation, le mélange, la confusion. Il y a figure à partir du moment où les réalités sont distinguées, où le corps et l’âme sont disjoints, où le problème du savoir se pose dans les termes d’un dualisme. La figure précisément réconcilie, puisqu’elle appartient aux deux ordres, nature spiritualisée, esprit incarné ou plutôt trace de l’esprit dans les choses. Mais il y a plus : sensible et intelligible, la figure est aussi mystique ; autant dire qu’elle parle d’un autre monde et que c’est cette capacité qui lui donne la possibilité de jeter un pont entre l’âme et le corps, de conjoindre la nature et l’esprit. Rêvant d’une configuration qui les contiendrait toutes, Gassendi, citant Platon, déclare que « Dieu a donné au monde une figure qui lui est appropriée en même temps qu’elle est congruente à lui-même »21. Propos hardi, lors même qu’il se recommande de toute une tradition : la sphère est la figure même de Dieu et c’est pour cela qu’elle constitue, pour le monde, la forme la plus séante. Belle reprise de la formule du Livre des XXIV philosophes, dont Nicolas de Cues puis Giordano Bruno avaient voulu qu’elle s’appliquât aussi bien au monde qu’à Dieu, non pas en une plate univocité suggestive de quelque panthéisme, mais pour que soit fondé le savoir dans l’adéquation du réel et du rationnel ! La figure donne à rêver, parce que née de la séparation, elle est ce qui réconcilie. De la ligne serpentine de Vinci à la spirale de Bruno, de la parabole de Mersenne aux sections coniques de Pascal, la figure est bien, dans les choses, la trace sur laquelle s’élance la spéculation.
9Le géomètre cède alors au poète pour décrire l’arc-en-ciel, admirablement compassé et coloré, le flocon de neige homologue aux cristaux de sel ou d’alun, qui laissent penser que tout est fait d’hexaèdres et d’octaèdres, les pierres dont la couleur et l’éclat renvoient encore à la géométrie, si tant est que l’émeraude naît sous la forme d’un dodécaèdre, le diamant d’un octaèdre, l’améthyste d’un hexaèdre. Le lapidaire révèle ses richesses à nos yeux éblouis (71a10-45), rhomboïde, pyrite en mosaïque, spéculaire en lamelles, schistes en feuilles, roches étoilées, ocellées, striées, cornues, spiralées, en huitres, en peignes, en rhombes, etc. L’aimant lui-même (71a25-44), quelque atone, sombre et vil qu’il apparaisse, devient bijou pour orner la chevelure des rois comme aussi la gorge des femmes, en raison du symbole que représente sa force d’attirer le fer et de se tourner vers les pôles : n’imite-t-il pas ainsi « la structure géométrique du monde », ne se fait-il pas « petite terre mais aussi petit monde22, en tant qu’il a son axe, son centre, ses pôles, son équateur, ses parallèles, ses méridiens et toutes les autres merveilles » ? Étrange retour de l’homologie entre le tout et la partie et du principe de similitude ! Ne replonge-t-on pas en pleine Renaissance ?
10On pense en effet aux inventaires d’un Aldrovandi, d’un Scaliger ou d’un Cardan, particulièrement attentifs à une nature créatrice des formes les plus diverses, aux correspondances qu’ils établissent entre un genre et un autre, quand le minéral s’exprime dans le registre du végétal, si ce n’est de l’animal. On pense aussi à la jubilation du Père Étienne Binet devant la diversification à l’infini des formes et l’imitation d’un ordre de réalité par un autre dans son Essai des merveilles de nature et des plus nobles artifices23. Géométrisme aidant, les différents genres deviennent isomorphes et relèvent d’une même approche. On passe ainsi du minéral au végétal sans solution de continuité ; au sein du végétal, espèces et sous-espèces sont en progression continue comme dans une série numérique, chacune ne se distinguant de la précédente que par le nombre et la distribution des éléments qui la constituent. C’est encore ce géométrisme qui explique le déploiement de chaque souche en tiges, rameaux, feuilles, fleurs et fruits, sur le mode du cône, de la sphère, de la pyramide ou du cylindre, ces figures se transformant les unes dans les autres d’un mouvement, ici encore, continu. En résultent ces silhouettes en ombrelles, en grappes, munies d’épines ou de crêtes ; portant casque, nombril, lunules, clochettes ; striées, hérissées, dentées, lacérées ; à trois, cinq, sept, cent tiges ; à un, deux, quatre, six rameaux ; protégeant leurs tendres fruits de pulpe, d’écorce, de fibres, d’utricules, de calices ou de coques.
11Le genre animal sera traité à l’avenant, la puissance séminale le cédant à la géométrie et témoignant alors d’une si grande industrie que toute notre mécanique doit être tenue pour rien en regard de celle qu’il est possible d’observer dans la constitution (fabrica) du moindre animalcule. Le vivant n’est rien d’autre qu’un automate, mais un automate qui surpasse en complexité tout ce que l’homme peut construire : « Quel autre Dédale ou Archytas aurait été capable de concevoir et d’élaborer de si remarquables automates et tant de mécaniques en chacun d’eux, non assurément pour quelques mouvements momentanés mais pour des mouvements innombrables aussi bien spontanés que naturels ? Et devant ces mécaniques si habilement fabriquées, si élégamment montées, si harmonieusement composées, si distinctement associées, si adéquatement disposées, si aisément maniées, si utilement dirigées, quel observateur attentif à un cœur, à un œil, à une main ou à quelque autre organe en son inimitable texture, ne serait pas stupéfait et ne s’exclamerait avec le Psaume : combien admirable est, ô mon Dieu, la science que tu tires de moi ! »24 Par un procédé cher à son époque, l’auteur renvoie alors au plus grand et de là au plus petit, de l’éléphant et de la baleine au puceron et à l’acare, la constitution fine de l’infime étant plus admirable encore que celle de l’immense : « Si l’artisan divin est grand dans les grandes choses, il n’est pas moindre dans les petites »25.
12De cette géométrie en acte qui uniformise genres et espèces pour les inscrire dans la loi d’un seul et unique développement, Gassendi passe à ce qui en est le principe, l’âme qui n’est, somme toute, que géométrie se faisant. Manifeste dans la proportion des facultés entre elles comme aussi des facultés à leur objet, cette géométrie est manifeste dans le comportement des animaux, ainsi celui de l’abeille qui façonne ses alvéoles de forme hexaédrique, afin de ne laisser aucun vide dans la ruche (72a6-12), ou celui de l’araignée qui tisse une toile circulaire, en tirant du centre les rayons tout en suivant une progression hélicoïdale, non sans consolider, chemin faisant, les fils de trame (71a12-15). Et puis c’est la fourmi qui choisit ses cavités et ses cellules avec autant de jugement qu’un édile qui aurait à distribuer l’espace urbain (71a15-18), c’est l’hirondelle qui, en façonnant son nid en demi-cercle contre un arbre, témoigne de sa capacité à déterminer la forme26 la plus contenante et la plus adaptée (71a19-22), c’est le troupeau de grues qui en vol se dispose en triangle, afin de pénétrer plus sûrement la puissance des vents contraires (71a22-24). Pour rendre compte de tels phénomènes, il faut que l’économie du psychisme, ce que l’on impute à l’instinct, relève de la géométrie. A fortiori en est-il ainsi de l’intelligence qui ne tient qu’à l’adaptation des facultés humaines à leurs objets, non pas puissance hégémonique d’une âme considérée comme cause ou comme principe, mais simple effet, pur phénomène sans hypostase, manifeste dans ce bonheur de la découverte que soulignaient Pythagore d’un sacrifice aux dieux et Archimède de l’exclamation de son fameux εὕρηχα. La nature est à ce point géométrique que les facultés humaines, à l’instar de celles de l’animal, y exercent leur talent, sans qu’il soit besoin de les hypostasier en quelque âme ou autre principe spirituel.
13Que penser d’un tel géométrisme sous la stricte forme qui lui est donnée dans ce discours de circonstance ? – Qu’il remplit une triple fonction : de réduction, de fondation et de critique.
14Sa fonction de réduction est bien manifeste dans la mise de toute réalité au niveau d’une expression géométrique univoque, homogène, continue ; genres, espèces et sous-espèces se résolvent en séries ; les différentes natures s’inscrivent dans un même mouvement transformationnel qui les fait passer les unes dans les autres.
15La fonction de fondation apparaît dans l’effacement de toute ontologie qui de substance en substance nous devrait faire assister à la dévolution de l’être. Au plan des phénomènes naturels, des comportements animaux, des conduites humaines, l’effet de sens, comme un effet d’intelligence, est immédiatement perceptible, sans qu’il soit nécessaire de l’imputer à un principe spirituel. La géométrie suffit alors pleinement pour rendre raison de l’économie générale et particulière de l’univers. L’imputer à Dieu ne revient pas à la mettre au compte d’une instance qui la dépasse, car Dieu lui-même, on l’a vu dans la Trinité, est géométrie. C’est donc la géométrie, en réalité, qui est divine.
16Et c’est là justement qu’apparaît la fonction critique, car cette géométrie, en sa pratique même, passe l’homme qui n’en contrôle pas toutes les procédures. Duplication du cube, quadrature du cercle, sommation infinitésimale, autant de problèmes irrésolus, dont les procédés « mécaniques », mis en œuvre, contournent maladroitement l’aporie, autant d’aveux que le géométrisme passe l’homme, loin que celui-ci puisse prétendre le maîtriser tout à fait. La mathématique mystique, issue de Pythagore, d’Hermès Trismégiste ou du Livre des XXIV philosophes n’a pas d’autre sens. Et c’est pourquoi il convient d’inverser l’usage que prétendait en faire Nicolas de Cues, quand il traduisait les mystères en problèmes, alors qu’il eût fallu convenir que les problèmes s’achevaient en mystères.
17Les propos de circonstance d’un discours inaugural, même en présence du Cardinal Archevêque, ne concèdent à l’opportunité que dans les hommages et remerciements d’usage qui ouvrent et qui concluent cette prestation. Prenant possession d’une chaire de mathématiques et d’astronomie, Gassendi fait en réalité confession du plus rigoureux matérialisme méthodologique, tout en pratiquant une stricte critique de la raison humaine, dont il sait les performances mais aussi les limites. Justement, la théologie chrétienne est, là-dessus, tout à fait expédiente au bon chanoine de Digne. Dire l’homme créé à l’image et ressemblance de Dieu27, c’est dire que l’oreille humaine n’est que l’expression d’une formidable puissance d’écoute, que l’œil humain n’est que l’approximation lointaine d’une immense puissance de vision, que les constructions du géomètre humain ne sont que les reconstitutions partielles d’une géométrie totale qui constituerait l’univers. Ainsi entendue, la dogmatique chrétienne autorise la plus audacieuse conception de la science moderne : « Sans aucun doute, on peut dire que l’âme faite à l’image de Dieu jamais n’est lasse de connaître, tant qu’il ne lui est possible de voir face à face l’omnivoyant »28 On reconnaît un thème cher à Maître Eckhart et à Nicolas de Cues : toute voyance est participation de l’omnivoyance divine ; voir c’est toujours voir de l’œil même de Dieu29. Tel est le noble pari sur l’avenir de l’intelligence que fait le professeur de mathématiques au Collège Royal, à qui sa foi chrétienne donne l’assurance de « l’égalité entre la semence de la grâce et la lumière de la gloire »30 et la promesse de « posséder, selon sa mesure propre, le don divin », afin de trouver le repos dans la jouissance de ce don la plus pleine et la plus assurée.
18Il eût été intéressant de comparer cette réflexion sur la symbolique mathématique avec celle que nous offriraient Pascal, Coménius ou Leibniz qui, chacun à sa manière, rêvèrent sur la mathématique, ainsi que l’avait fait Nicolas de Cues, mais ç’eût été nous écarter d’une position, dont nous nous plaisons à relever l’originalité, puisque Gassendi trouve dans la mathématique de son temps le moyen d’ouvrir un strict matérialisme méthodologique sur une téléologie, qui garde de l’aléatoire le jeu des atomes et le mouvement à l’infini et qui, même si elle n’ajoute rien à la science positive, prouve l’urgence de ce qu’on appellera un jour le « jugement réfléchissant », car c’est bien la finalité sans fin d’un jugement de beauté qui constitue l’horizon de cette divine géométrie.
Notes de bas de page
1 Oratio inauguralis habita in regio parisiensi collegio die novembris XXIII, Parisiis : apud Lud. de Heucqueville, 1645 (Op. IV 66-73).
2 « [Effecisti... vt intelligerem] duplicem esse Codicem sacrum, quo Deus innotescere hominibus voluerit ; alterum scriptum, & qui Sacrorum Bibliorum venit nomine ; alterum apertam hanc faciem, siue maiestatem, ac Naturam rerum. Et cùm priori interpretando destinati sint vin Theologi supernaturali scientia eruditi ; ad posteriorem interpretandum comparatos esse Mathematicos, qui naturali scientia instructi haberi non immeritò Theologi naturales valeant. » (Op. IV 66a47-b9).
3 Ecrit en 1436 ; édité pour la première fois à Lyon, chez Johannes Siber, en 1484, sous le titre Liber creaturarum sive de homine ; réédité à Deventer, chez R. Puffroed, en 1485, sous le titre Theologia naturalis sive liber creaturarum, specialiter de homine ; traduit en français par Bernard Lecuyer sous le titre Le livre pour l’ homme par lequel toute nature humaine ne peut connaître quelle elle est, sans avoir autre livre appris, à Lyon, chez Claude Dauphin, en 1519 ; traduit à nouveau en français par Michel de Montaigne sous le titre La théologie naturelle de Raymond Sebond à Paris, chez Michel Sonnius, Guillaume Chaudière et Gilles Courbin, en 1569.
4 « [effecisti, ut intelligerem] duplex esse Templum, in quo Deus Mystas, Sacerdotesve exigat ; alterum nempe ipsam Ecclesiam, in qua juxta Diuini Verbi reuelationem adoretur ; alterum Systema hoc rerum, in quo agnitus juxta characteres inejfabilis sapientiœ colatur » (Op. IV 66b 17-23).
5 Thèse traditionnelle ; cf. Denys l’Aréopagite : « La divine sagesse, en se connaissant elle-même, connaît toutes les autres choses » (Des noms divins, VII) ; repris par Saint Thomas, De veritate, 9. 2, art. 2.
6 Op. IV 68a60-64.
7 La generatio ad intra est couramment figurée par un syllogisme, de Marius Victorinus à Nicolas de Cues.
8 « Videlicet actu ipso contemplandi duœ Hypostases, seu Personœ exsistunt ; altera Intelligentis, seu Patris œterni ; altera Verbi, seu œterni Filii. Et quasi Contemplatio hœc, qua Pater, & Filius constituti se mutuò spectant, sit eminentissima ratione, Propositio simul, & Assumptio incomparabilis Syllogismi ; non potest non consequi ardor, seu potius non simul accendi, coëxsistereve reciprocus Amor, tertia nimirum Hypostasis ; persona-ve Spiritus Sancti, quœ Conclusionis cuiuspiam instar, numerum terminet productionum, Personarumque œternam. » Op. IV 68a65-b10.
9 Anonyme du XIIIe siècle ; la dernière traduction française a été donnée par Françoise Hudry, Grenoble : Jérome Millon, 1989.
10 Op. IV 67a69-b8.
11 « [Vnde & dici potest] Monas enuntiari de Monade, ac suum in se reflectere ardorem » Op. IV 67b51-53.
12 « Monas tamen, seu vnitas nihil aliud, quam Monadem, seu vnitatem pariat ; quoniam vnum semel, vnum tamen est » Op. IV 67b29-31.
13 « Et cum binarius, ternarius, cœterique numeri multiplici sui in seipsos ductu, reductúque sese in quadratos, cubas, quadrato-cubos [...], ipsa monas, seu vnitas in seipsam perpetuò rediens, sibique & radix, & quadratum, & cubus [ & alia exsistens], ipsos sui radios, seu (nomine alio) ipsum sui ardorem in seipsam reflectat » Op. IV 67b32-41.
14 « [Quippe] dum quis dicit, Deus bonus est, nihil aliud, quàm dicit, Deus Deus est ; quòd Deus sit bonitas sua ; neque tam istud attributum, quàm Sapientia, quàm ctetera, aliud sint, quàm ipse-met Deus. Vnde & dici potest Monas enuntiari de Monade, ac suum in se reflectere ardorem ; quatenus diuina natura quoduis attributum enunciando refert ad se, suamque cum ipso communicat denominationem » Op. IV 67b46-56.
15 Cf. De docta ignorantia I, 12 sq. (1440) et De conjecturis (1442).
16 « An-ne potiùs dicendum est eminere in hoc Mysterio quicquid sublime, magnificumque Humana Geometria etiam-num requirit ? » Op. IV 68b21-23.
17 Op. IV 67b23-29.
18 Voir De visione Dei (1453), trad. A. Minazzoli, Le Cerf, 1986.
19 Voir Mysterium cosmographicum (1596) et surtout Harmonices mundi (1619).
20 « Satis est factam occasionem adnotandi illum concentum, siue tantum illum, ac tam dulcem sonum, propter quem attributœ sunt singulis sphœris suœ Sirenes, seu Musœ, separatæve illœ Substantiœ, ideò à Posterioribus dictæ Intelligentiœ, quòd corporeæ molis alioquin expertes, intelligentissimœ sint harmonicarum proportionum, à Deo vem Musagete, & quasi Apolline Præscriptarum » Op. IV70b3-12.
21 « Vnde est idemmet [P lato] professus, dedisse Deum figuram Mundo & deco ram, & sibi congruam » Op. IV 69b24-26.
22 Cf. Op. IV 71a36-38.
23 Signalons la très belle réédition donnée de cet ouvrage par Marc Fumaroli, association du théâtre de la ville d’Évreux, 1987.
24 « Ecquis enim alius Dœdalus, aut Architas polis esset excogitare, elaboraréque tam prœclara Automata, ac tot in ipsis machinamenta ; non ad paucos sanè atque momentaneos ; sed ad innumerabileis, constanteísque, tam naturaleis, quàm spontaneos motus ? Ac ipsa quidem potissimùm, tam exquisitè fabricata, tam concinè disposita, tam aptè cohœrentia, tam congrue distincta, tam inconfuse copulata, tam instituta appositè, tam usurpata facilè, tam obsequentia expeditè vt nemo vel ad vnum cor, vel ad vnum oculum, vel ad vnam manum, vel ad aliam quamlibet partem, eiúsque texturam [in]imitabilem attendens, non obstupescat, exclamétque cum Psalte, Quàm mirabilis facta est scientia tua ex me ; Ô Deus ! » Op. IV 71 b30-46.
25 « [vt jure dicatur à sanclo Doctore, ] Diuinus ille Artifex ita magno est in magnis, vt minor in paruis non sit » (l’expression « le saint Docteur » sans autre indication antérieure désigne généralement saint Thomas) Op. IV 71b51-54.
26 Il est surprenant que ces analyses relatives au végétal ou à l’animal passent insensiblement de la notion de figure à celle de forme, comme si on en venait à une géométrie de la qualité, essentiellement attentive aux processus de morphogenèse.
27 « [licet sanè intelligi] ex Rationali, siue hominis Anima, quam Deus speciatim ad imaginem, & similitudinem suam fecit [...] » Op. IV 72a31-33.
28 « Et sanè id vel Heine suadetur, quòd ad imaginent Dei facta Anima, exsatiari nunquam cognoscendo valeat, quovsque ipsum, omnia videntem, facie ad faciem videat » Op. IV 72b2-6.
29 Maître Eckhart, Sermon n° 12 : « Mon œil et l’œil de Dieu, c’est un seul œil », trad. A. de Libera, Paris : Garnier-Flammarion, 1993 ; Nicolas de Cues, De visione Dei, éd. cit.
30 (Suite du texte de la note 2) « & facta inter gratiœ semen, gloriœque lumen exœquatione, illum secundùm omnem sui quasi dimensionem possideat, ac plenissima, securissimáque eius fruitione fœlix conquiescat. » Op. IV 72b6-10.
Auteur
Professor of Philosophy at the University Paris-Sorbonne (Paris IV), 1 rue Victor Cousin, 75230 Paris Cedex 05.
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