Notes
p. 71-89
Texte intégral
LIVRE I : DE SPACIO PHYSICO
Introduction
1La Nova de universis philosophia qui reproduit presque textuellement le même texte que le De spacio physico et mathematico est cependant précédée d’une introduction différente. Nous la reproduisons, car elle représente un effort pour situer le problème de l’espace à l’intérieur de la métaphysique de Patrizi.
2« Quid autem illud fuit, quod Summus Opifex, primum omnium extra se producit ? Quid aut debuit, aut expediit prius produci, quam id quo omnia alia, ut essent eguerunt, et sine quo esse non poterunt, ipsum autem sine aliis esse poterat, et aliorum nullo eguit ut esset. Id enim ante alia omnia necesse est esse, quo posito, alia poni possunt omnia : quo ablato, alia omnia tollantur. Nam sine quo aliorum nihil est, et id sine aliis possit esse, necessario primum est, inquit Aristoteles quoque. Id autem ipsum spacium est. Omnia namque et corporea et incorporea, si alicubi non sint nullibi sunt. Si nullibi sunt, neque etiam sunt. Si non sunt, nihil sunt. Si nihil sunt, neque animae neque naturae esse rerum gradus extra profundum, jam antea esse dictum. Si haec non sint, jam nulla rerum extra profundum erit universitas. At id contra sensum, contra omnem est rationem. Ergo hi rerum gradus sunt ; si sunt, nullibi non sunt. Sunt ergo alicubi, sunt ergo in loco, sunt ergo in spacio, aut longo, aut lato, aut profundo, aut in duobus. Horum, aut in tribus. Spacium ergo ante haec omnia est. Et eo ilia ut sint indigent, ipsum vero, ut sit, illorum indeget nullo.
3Amici quidam nostri e Peripato, cum duos a nobis libelles editos De spacio legissent, suaviter nos subsannarunt. Quoniam nihil tale scripsisset eorum Princeps. Ridiculi sane, ac bardi homines, et scriptorum sui principis ignari. Quid enim illi, aliud est locus, quam spacium, longum latumque ? Tametsi in loco profundum, qui proprie magis locus est, ipse ridicule ommiserit ? Quid aliud illi est magnitudo, super qua ei fit motus omnis sursum, deorsum, in latus, in circuitum ? An non credunt, a terra ad cœlum esse spacium ? Sed hos ommittamus. Qui quoniam Aristoteles de novo orbe nihil dixerit, orbem novum esse, minime sibi persuaderi sinunt. Aliis quam talibus ingeniis philosophemur, sensuumque testimonis, rationumque probationibus utamur. [Suivent trois lignes semblables à celles de la fin de l’Introduction de notre texte].
4De corporibus quidem, nihil videtur, cuiquam posse esse dubium, ea esse in loco, hoc est in spacio. Quoniam corpora circumquaque intus et extra, spacio et circundantur et occupantur. Formae vero toto corpore extensae, eamdem trinam occupant dimensionem. Qualitates, calor, frigus, humidum, siccum, molle, durum, reliquas, quis non videt, et extra et circa, et intra corpora esse protensas ? Si vero, natura, de qua postea, per corpora, et ipsa protensa esse reperiatur, et eorum externa attingere et interna habitare, ipsa quoque in spacio esse erit dicenda. Vita itidem et ea anima, quae sensitiva dicitur, si per instrumenta corporis sit distributa, per spacia erit distributa. Sin vero ratio, et mens animae corpus informel [quod videtur Aristoteles voluisse et quod nobis hactenus maxime est dubium] sicuti formae aliae per corpora erunt extensae. Sin vero anima sit in corpore, non ut forma sed ut formatrix, quia corpus in spacio est, ipsa quoque erit in spacio. Sed si divina universa indivisibilis sit, ut est, in spacio erit indivisibilis, et a divisibili spacio circumque erit obvoluta. Si nullibi item sit, sine spacio non sit cogitatur, si sit alicubi, vel in caeli culmine, vel supra cœlum, in spacio certe erit. Si vero sit ubique, in spacio non esse nequit (...) Itaque spacium a primo uno, ante entia alia omnia est profusum et veluti spiritu oris ejus efflatum atque deflatum in finitum atque infinitum ». Nova de Universis philosophia, Pancosmia, p. 61, recto et verso.
Traduction
5« Quel est cet être que le Créateur Suprême, avant toute chose a produit hors de lui ? Quel être a-t-il été nécessaire de produire le premier, sinon celui dont tous les autres ont besoin pour leur existence, alors que lui pourrait exister sans eux et n’a besoin pour cela d’aucun des autres ? Il est en effet nécessaire que cet être soit antérieur à toutes les autres choses : quand il est présent, toutes les autres choses peuvent être posées ; quand il est absent, elles sont supprimées. Ce sans quoi rien d’autre n’existe et qui peut exister sans les autres est nécessairement premier, comme le dit Aristote lui-même. Or l’espace est cela. Toutes les choses, qu’elles soient corporelles ou incorporelles, si elles ne sont pas quelque part, ne sont nulle part. Si elles ne sont nulle part, alors elles ne sont pas. Si elles ne sont pas, elles ne sont rien. Si elles ne sont rien, ni les âmes, ni les natures, ni les qualités, ni les formes, ni les corps n’existeront. Mais ces degrés des choses existent hors de la profondeur divine, cela a déjà été dit auparavant. Si ces choses ne sont pas, alors l’ensemble de l’univers n’existera pas en dehors de la profondeur [divine]. Mais cela contredit les sens et la raison tout entière. Donc ces degrés des choses existent ; s’ils existent, ils ne sont pas nulle part. Ils sont donc quelque part ; ils sont donc dans un lieu ; ils sont donc dans l’espace, soit dans la longueur, soit dans la largeur ou la profondeur, soit dans deux de ces dimensions, soit dans les trois. Elles ont besoin de lui pour exister, mais lui n’a besoin d’aucune d’entre elles pour exister.
6Certains de nos amis péripatéticiens, lorsqu’ils eurent lu les deux livres que nous avons publiés sur l’espace, se moquèrent de nous gentiment, parce que leur maître n’avait rien écrit de tel. Hommes ridicules et stupides qui ignorent les écrits de leur maître. Qu’est donc pour lui le lieu, sinon l’espace en longueur et largeur ? Même s’il oublie ridiculement dans le lieu la profondeur qui est très proprement lieu ? Qu’est donc d’autre sa grandeur sinon ce par rapport à quoi s’effectue, pour lui, tout mouvement ? Ne croient-ils pas qu’entre la terre et le ciel s’étende de l’espace ? Mais laissons tomber ceux qui refusent de se laisser persuader en quelque façon de l’existence d’un monde nouveau parce qu’Aristote n’a rien dit de ce monde nouveau. Philosophons pour d’autres esprits que ceux-ci en utilisant les témoignages des sens et les preuves de la raison.
7En ce qui concerne les corps, personne ne peut mettre en doute, semble-t-il, qu’ils sont dans un lieu, c’est-à-dire dans l’espace, puisque les corps sont entourés et remplis d’espace de tous côtés, en dedans et en dehors. De plus les formes étendues à travers tous les corps occupent cette même triple dimension. Qui ne voit que les qualités [chaud, froid, humide, sec, dur, mou et le reste] sont étendues hors des corps, autour d’eux et en eux ? En plus, si on admet que la nature [dont on parlera plus tard] est elle-même étendue à travers les corps, les enveloppe du dehors, les habite de l’intérieur, alors on doit la dire elle aussi dans l’espace. De la même manière, si la vie et cette âme qu’on appelle sensitive, sont distribuées à travers les organes des corps, alors elles seront distribuées à travers l’espace. Et si la raison et l’esprit informent le corps et l’âme [ce qu’a voulu, semble-t-il, Aristote et ce dont nous doutons au plus haut point] alors les autres formes seront étendues à travers le corps. Mais si l’âme est dans le corps non comme forme mais comme donatrice de forme, puisque le corps est dans l’espace, elle sera également dans l’espace.
8Et si la divinité en tant que totalité est indivisible, comme elle l’est certainement, alors elle sera indivisible dans l’espace et enveloppée de partout par l’espace divisible. Même si elle n’est nulle part, elle ne peut être pensée sans l’espace ; et si elle est quelque part [soit au sommet du ciel, soit au-dessus de lui], elle sera certainement dans l’espace.
9Aussi l’espace est-il issu de l’unité primordiale, exhalé en quelque sorte par le souffle de la bouche divine, diffusé dans l’infini et le fini ».
Remarques
10Cette introduction est plus ample que celle du De spacio puisqu’elle se rattache à toute la philosophie de l’auteur. L’espace est antérieur aux créatures, mais il est aussi une des quatre réalités primordiales.
11Ensuite, Patrizi rappelle les querelles suscitées par le De spacio et les objections des Aristotéliciens. Il attaque sur ces deux points :
les péripatéticiens n’ont pas compris leur maître et n’ont pas saisi que le lieu est nécessairement de l’espace ;
la découverte de l’Amérique prouve les transformations du monde et implique aussi des progrès de la réflexion. Il faudrait se décider à repenser les Anciens.
12Enfin, la dernière partie de l’introduction montre les rapports entre l’âme, Dieu et l’espace. Tout est dans l’espace, même l’âme et Dieu. Patrizi en profite pour critiquer la conception aristotélicienne de l’âme formatrix. Les dernières lignes, résolument immanentistes, affirment que Dieu ne peut être pensé sans l’espace.
13Ce genre de formule ne pouvait échapper aux gardiens de l’orthodoxie. Après un long procès, une rétractation humiliante, Patrizi sera condamné le 2 Juillet 1594 :
14« Dies duo Lulli 1594. Illustrissimus Dominus Cardinalis Toletus retulit qua sibi animadversione digna videbantur in operibus Patritii, quae diu discussa et mature examinata fuere, et tandem omnium consensu decretum quod liber omnino prohiberetur et auctor in Congregatione advocatus admoneretur et corrigeretur, ostendendo quot erronea in suo opere continentur, quae nec sentire, nec ducere, praesortim in Urbe, catholicum virum decet.
15Patritius coram illustrissimis Cardinalibus tune se praesentavit et se ac sua omnia correctioni Sanctae Matris Ecclesiae ac arbitrio Sacrae Congregationis humiliter submisit, de erratis ignoranter veniam petens et se catholicum et Sanctae Matris Ecclesiae obsequentissimum filium fuisse ne se ita ut scripsit sentire, nec talia docere testatus est. Quare, sacriter primum et deinde benigne admonitus et correctus, dimissus fuit, mandando eidem ut omnia sui operis exemplaria quam diligentissime persequiret et Congregationi tradere supprimenda, sicuti postea per Secretarium factum est. Et quae in Urbe reperta sunt in unuum collecta apud Magistrum Sacri Palatii servantur et apud Secretarium et originale impressum cum censuris et expurgationibus quae vero extra Urbem dispensa, minime haberi potuerunt propter defectionem impressoris qui profugus in Ferraria aufugit ». Cité par L. FIRPO, Filosofia italiana e Controriforma, Rivista di Filosofia, n° 41, 1950, p. 171.
Remarques sur la méthode de Patrizi
16L’argumentation se développe en deux parties : la sensation montre l’existence de l’espace ; la raison se demande si l’espace est un être ou un non-être. Or l’existence renvoie à l’être ; donc l’espace est au nombre des êtres.
17Ce raisonnement, assez naïvement conduit, suit directement Aristote, Physique IV, 208a : « Quand il en vient à l’étude du lieu, le physicien doit, tout comme au sujet de l’infini, rechercher s’il existe ou non, et à quel titre et ce qu’il est ». Mais Aristote bifurque tout de suite vers des arguments tirés de l’existence du mouvement et de la tendance des corps à se diriger vers des endroits déterminés. Patrizi refuse cette voie parce que son but est de dissocier le problème de l’espace de celui du lieu naturel et par suite du mouvement. Dès le début il emploie le terme spacium et non le terme locus.
Chapitre II : En combien de sens peut-on parler de l’espace ?
18Remarques sur le vocabulaire mathématique de Patrizi : ce vocabulaire manque singulièrement de rigueur et de précision. Cela n’est pas particulier à l’auteur du petit opuscule Della geometria (repris partiellement dans la Nova de universis Philosophia). Le vocabulaire mathématique du XVIe siècle n’est pas fixé et conserve de nombreuse approximations. En plus, Patrizi traduit un certain nombre de termes grecs sans se référer toujours aux usages. Par exemple, diastasis est en général traduit par dimensio. Or, p. 3 r., il est identifié à distantia, mot assez rare en latin. Nous avons modernisé le vocabulaire chaque fois que cela nous a paru nécessaire : ex. tria spacia, trois formes d’espace. Ce qui se justifie puisque p. 3 v. Patrizi dit : tria spacii genera.
Le concept d’antitypie [p. 3 v.]
19Source possible : Sextus Empiricus, Adversus mathematicos X, 240, 257 et XI, 226.
20L’antitypie naît du fluor : « Fluore ergo opus corpora habuerunt ut praeter trinam dimensionem renitentiam aliquam acquirent ; et naturalia ab hoc evadent. Qui quidem fluor ita esset in se dispositus, ut densari et rarescere et in se cogi posset et concrescere et iterum in fluorem fundi. Ex eoque Summus Conditor omnium generum corpora formari posse voluit ». N. U. PH, Pancosmie, p. 79.
Les déterminations des corps : [p. 3 v.]
21Patrizi suit la tradition et en particulier Physique IV, 208b. Mais Aristote ajoute que les déterminations sont absolues dans la nature, tandis qu’elles sont indifférentes pour les êtres mathématiques « objets de pensée ». Comme précédemment Patrizi ne mentionne pas les arguments en faveur des lieux naturels et absolus.
Res corporeae [p. 3 v. l. 26]
22Les « choses corporelles » sont ce que Descartes appellera les qualités secondes, c’est-à-dire les odeurs, les couleurs, les saveurs. Mais Descartes exclura les qualités secondes de l’étendue. Patrizi, au contraire, montre que si ces qualités ne possèdent pas en soi l’extension, celle-ci leur arrive par accident, puisqu’elles s’étendent à travers les corps.
23Les qualités se comportent vis-à-vis des corps comme la lumière, la chaleur et le fluide vis-à-vis de l’espace. En soi ces trois premières réalités ne sont pas étendues, mais en se diffusant dans l’univers, elles acquièrent la dimension donc la quantité : « Origine quidem spirituale fuit hoc lumen, et incorporeum penitus. Sed postquam a fonte suo digressum, per spacii partes atque dimensiones fundi cœpit, corporale evasit trine scilicet dimensum. Atque ita et incorporeum et corporeum simul... »
Chapitre III : Existe-t-il un autre espace que celui des corps ?
24Tout ce chapitre reprend des discussions classiques sur la nature du lieu. Patrizi retrouve les arguments des adversaires d’Aristote. Il semble connaître non seulement les thèses de Simplicius et de Philopon, mais aussi celles des Nominalistes dont l’influence était encore vive dans les écoles.
1) Le lieu est-il une surface ? [p. 4 v.]
25Les difficultés de la théorie aristotélicienne du lieu sont exposées clairement : comment une surface peut-elle contenir la profondeur des corps ? Quels rapports y a-t-il entre la surface qui est censée être le lieu et le corps contenu ?
26Le Moyen-Age avait apporté des solutions extrêmement ingénieuses à cette question.
27Ockham, par exemple, avait soutenu que la surface n’est qu’une abstraction puisque les êtres mathématiques n’ont pas d’existence réelle. Seules les trois dimensions contenant le volume existent. Il en résultait qu’on ne pouvait assimiler le lieu à une surface. Revenant à ce qu’il croit être la véritable définition du lieu, Ockham montre qu’il a une réalité physique, qu’il est corps, et par suite qu’il s’étend selon les trois dimensions [longueur, largeur et profondeur]. Comment concevoir cela, Par une opération assez complexe, Ockham découpe à l’intérieur du corps contenant une « surface fermée qui entoure entièrement la cavité remplie par le corps contenu ; cette surface partage le corps contenant en deux autres corps dont l’un emboîté dans l’autre, enferme à son tour le corps contenu. Cette partie qui est emboîtée dans l’autre partie constitue le lieu du corps contenu » [Duhem, Système du monde, VII, p. 237]. Et en procédant indéfiniment, on arrive à ce que, dans le langage mathématique moderne, on définirait ainsi : « le lieu dira-t-on, est une couche infiniment mince empruntée au corps contenant et partout contiguë au corps contenu » [Ibid., p. 237], Il s’en suit : 1) que le lieu est un corps ; 2) qu’il est mobile, parce qu’il est lié à une substance par nature mobile.
28Même position chez Buridan qui, par superficie « entend comme tous les Nominalistes, non pas une surface ayant seulement deux dimensions mais une couche d’une certaine épaisseur » [Ibid., 268],
29Patrizi, lui, se contente d’une réfutation purement logique, parce qu’il n’a pas les mêmes contraintes que les Nominalistes qui restaient encore partiellement tributaires des explications d’Aristote pour certains problèmes physiques. Chez Patrizi, en qui se mélangent le néo-platonisme et le stoïcisme, le problème du mouvement devient secondaire [chaque corps est mû par son âme, librement]. En revanche, le problème de l’espace est fondamental, parce qu’il faut trouver une sorte de tissu d’univers qui serve de substrat à l’existence des êtres concrets.
2) Le lieu est-il une superficie immobile [p. 5 v., l. II]
30Que se passe-t-il dans le cas d’un corps en mouvement ? Emporte-t-il avec lui sa surface – et alors le lieu n’est plus immobile – ? Reste-t-il sans surface – ce qui est ridicule – ? Le corps et la surface sont-ils séparés, Mais alors il y a du vide, ce qu’exclut Aristote. Donc la surface immobile ne peut servir à définir le lieu et il faut revenir alors à l’idée des trois dimensions. Mais une objection : le lieu sera-t-il corps ?
31La solution de certains Nominalistes est exclue, puisque pour Patrizi la corporéité dépend du fluor. En plus, si le lieu était corps, il faudrait accorder la pénétration des corps, ce qu’on a refusé. On est donc renvoyé à l’espace primordial antérieur aux corps.
Antériorité de l’espace [p. 6 v.]
32Les textes de Patrizi sont à rapprocher de ceux de Philopon. Le succès de cet auteur était grand à l’époque et plusieurs éditions de sa physique avaient paru. Patrizi a d’ailleurs lui-même traduit les Commentaires sur la métaphysique, en 1588.
33Voici la définition du lieu d’après PHILOPON : In Aristotelis Physicorum libros quatuor explanatio [éd. Venise, 1569] :
34« Nam si spacium est trifariam dimensum indivisibile et attamen omnino expers affectionis est, et incorporeum, cum id ipsum nihil aliud sit quam locus vacuus atque receptaculum inane ».
35A l’époque de Patrizi, Bruno a explicitement repris la définition de Philopon, dans le De immenso [Op. lat. I, 1, p. 231] : « Est ergo spacium quantitas quaedam continua physica triplici dimensione constans, in qua corporum magnitude capiatur, natura ante omnia corpora, et citra omnia corpora consistens, indifferenter omnia recipiens, citra actionis passionisque conditiones, immiscibile, impenetrabile, non formabile, illocabile... » Et, dix lignes plus haut, il loue Philopon d’avoir osé abandonner le lieu aristotélicien.
36Entre Patrizi et Bruno, il y a de nombreux rapports que n’explique pas seulement leur anti-aristotélisme commun. Tous les deux sont partisans d’un espace infini. Mais pour Bruno, l’espace est homogène et rempli de systèmes de mondes, tandis que pour Patrizi, il faut distinguer l’espace du monde et l’espace vide [ou relativement vide]. Pour tous les deux, l’espace est parcouru par des courants de vie [lumière, âme, etc...]. Mais Bruno, s’opposant résolument aux platoniciens comme Palingénius, maintient une sorte de matière subtile qui constitue l’unité physique de l’univers.
Chapitre IV : L’espace est-il le vide ?
1) L’espace sans corps est le vide [p. 7 r.]
37Thèse critiquée par Aristote, Physique IV, 213 a : « En effet, les partisans du vide en font une espèce de lieu et de vase ; il semble être d’une part vide quand il en est privé ; ainsi vide, plein, lieu seraient la même chose, mais leurs concepts seraient différents ».
38C’est tout à fait le point de vue de Patrizi, qui ne fait ici que retrouver des intuitions anciennes.
2) Les trois théories sur le vide [p. 7 r.]
39a) Il n’y a pas de vide : Aristote, Physique IV 213a-217b : « De ce qui précède on voit qu’il n’existe pas de vide ni séparé (soit absolument, soit dans le rare), ni en puissance, à moins qu’on ne veuille à toute force appeler vide la cause du transport ».
40b) Il n’y a pas de vide dans le monde, mais il y en a hors du monde.
41C’est la position générale des Stoïciens. Voir ARNIM, Fragmenta veterum stoicorum, t. II ; frag. 534 à 546.
42c) Il n’y a pas de vide hors du monde, mais il y en a dans le monde.
43Position des atomistes.
44Cf. Lucrece, De natura rerum, I, 420
« Omnis, ut est, igitur per se, Natura duabus
Consistit in rebus : nam corpora sunt et inane
Haec inquo sita sunt, et qua diversa moventur ».
3) Les trois questions de Patrizi sur le vide, [p. 7 v.]
45a) Le vide serait ce qui n’offre aucune résistance. Allusion à la théorie d’Anaxagore selon laquelle le vide est l’air. Critiquée par Aristote, Phisique IV 213a. Patrizi reprend textuellement les expressions d’Aristote, parce qu’il est d’accord avec lui pour refuser cette hypothèse.
46b) Y a-t-il de petits espaces vides dans le monde ? Oui. Le premier argument est fondé sur les sens : entre les grains de sable il existe de l’air ; en généralisant, on peut admettre qu’entre les particules d’air ou d’eau il se trouve du vide. Second argument fondé sur l’« expérience » : la contraction et le dilatation, ex. : l’eau qui se transforme en glace, l’air qui cède devant un corps en mouvement. Si on refuse la corruption ou la disparition du corps, il ne reste qu’une solution : en se transformant en glace, l’eau s’est contractée à l’intérieur des petits espaces vides, et l’air en cédant devant un corps s’est retiré de la même manière à l’intérieur des petits vides.
47Ces arguments classiques se trouvent exposés dans Physique IV216 b.
48Des physiciens comme Philon de Byzance ou Héron d’Alexandrie reprennent le problème à l’occasion de questions plus concrètes liées à la théorie du siphon et à celle des machines pneumatiques. S’ils ne croient pas à l’existence d’un vide important, ils sont favorables à l’existence d’une matière poreuse. Cependant, leurs expériences sur le siphon et la clepsydre tendent à montrer que l’air est un corps. D’où un point de vue différent de celui de Patrizi. Sur la question, voir Cohen et Drabkin, A Source Book in Greek Science, p. 248 sq.
49c) Existe-t-il un grand vide dans le monde, condition du mouvement ? [p. 8 v., 1.6].
50Allusion aux premiers physiologues ; théorie critiquée par Aristote, Physique IV, 214 a et Métaphysique A, 988 a. Patrizi cite cette thèse sans la faire sienne, mais en défendant les Pré-socratiques contre les accusations injustes d’Aristote.
4) Théorie des corps poreux [p. 8 v.]
51critiquée par Aristote, Physique IV, 216 b.
52Cette théorie est d’une importance extrême pour l’histoire des sciences puisqu’elle met en cause la pneumatique, la théorie du siphon et toute la série d’expériences qui amèneront finalement aux découvertes de Toricelli et de Pascal.
53Toute la discussion porte sur l’existence ou la non-existence d’un vide : est-ce un vide absolu ou de l’air ? Aristote qui cite l’expérience de l’outre et de la clepsydre en conclut qu’il s’agit d’air et que l’air est un corps. Le Moyen-Age le suit en général sur ce point. Buridan, très critique sur d’autres aspects, reprend l’expérience de la clepsydre et rejette l’idée du vide [Cf. Duhem, Système du monde, VIII p. 126],
54La Renaissance se passionne pour le vide. Cardan, dans le De subtilitate, le refuse expressément, tandis que son ennemi Scaliger prouve que le vide est nécessaire pour expliquer le mouvement. Mais c’est surtout chez Telesio que se trouve la source des idées de Patrizi. On sait que Telesio avait discuté avec intérêt les arguments du De rerum natura [1565], Pour lui, l’expérience de la clepsydre est privilégiée : elle prouve l’existence du vide, mais elle montre également la difficulté d’obtenir ce vide. Il faut une situation en quelque sorte anormale pour que le vide se produise. En temps ordinaire, les corps se succèdent et se remplacent mutuellement dans la nature. Quant aux transformations, elles s’effectuent avant tout sous l’effet des rapports chaud-froid. L’expérience du vide nous renvoie au substrat de la nature : l’espace vide apte à recevoir tous les corps. Finalement, Telesio donne moins de place au vide que Patrizi, mais ils sont d’accord tous les deux sur le rôle de l’espace.
Chapitre V : Peut-on trouver un espace vide hors du monde ?
1) Rien n’empêche qu’il existe un espace vide hors du monde [p. 9]
55Texte dirigé contre Aristote De cælo, I, 9 : « Il est clair qu’il n’existe non plus ni lieu, ni vide, ni temps en dehors du ciel ».
56L’« autorité des Anciens », dont Patrizi fait ici mention peut être interprétée dans un sens large : il peut s’agir aussi bien des Pré-socratiques que des Stoïciens. Ceux-ci surtout semblent en cause puisque Patrizi leur reproche d’avoir accepté seulement le vide hors de l’espace, mais de n’avoir pas su l’assimiler au lieu. Cf. par exemple Stobée : « On dit que le vide est infini ; hors du monde, en effet, il y a un tel vide infini. Le lieu, au contraire, est borné, car aucun corps n’est infini » Arnim, Frag., frag. 503. Le dépassement de la théorie stoïcienne s’effectuera grâce à la conception de l’espace « corpus-incorporeum ».
2) Preuves de l’existence de l’espace hors du monde, [p. 10]
57Ici, remise en cause de l’aristotélisme, en prétendant éviter toutes les discussions oiseuses et le recours aux autorités : « Probemus itaque, non quidem sensu [...] naque ullius authoritate, quam tamen aliorum veterum priori contraponere haberemus ».
58En fait, tout un contexte extrêmement vivant est en jeu dans cette discussion et, une fois de plus, il faut admettre que les arguments de Patrizi se retrouvent chez d’autres. Ce qui n’a rien d’étonnant, car on ne voit pas comment deux mille ans de réflexion sur ce sujet n’auraient pas nécessairement produit toutes les variations possibles [belle preuve que l’histoire de la philosophie fonctionne exactement comme les mythes et les langues : tout se passe comme si, par-delà chaque individu, un immense « automaton spirituale » envoyait ses tentacules dans divers sens...].
59Pour Aristote, la dernière sphère est dans un lieu d’« une certaine manière », tout en ne l’étant pas vraiment puisqu’elle n’a pas d’enveloppe qui l’entoure. Les objections, depuis l’Antiquité, portaient sur les rapports de la dernière sphère et de son contenu et aussi sur l’enveloppe elle-même. A la suite de Proclus, certains théologiens chrétiens avaient admis l’existence d’un ciel empyrée d’une nature particulièrement subtile et capable de localiser, dans une certaine mesure, la dernière sphère [Cf. T. Litt, Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas, Louvain, Paris, 1963, p. 254 sq]. De plus, en cosmologie, la théorie des sphères homocentriques n’était guère soutenable lorsqu’on se plaçait du point de vue de Ptolémée et non plus du point de vue d’Eudoxe.
60Patrizi connaît évidemment toutes ces discussions ; l’astronomie proprement dite ne le gêne pas puisqu’il considère que les astres n’ont pas de mouvements réellement circulaires ; mais il conserve tout de même la hiérarchie céleste habituelle et l’idée d’une distinction entre le monde et l’univers. C’est pourquoi il va démontrer que le ciel a une surface extrême et qu’il y a hors de lui un lieu qui le localise. C’est ici que prend place l’argument des lignes découpées à l’intérieur des douze signes du Zodiaque [exactement comme on le ferait pour un melon, ajoute-t-il].
61Parmi les nombreuses sources possibles, on pourrait citer Grazadei d’Ascoli qui fut réédité plusieurs fois pendant la Renaissance, Gratia dei esculani : Quaestiones in libros physicorum Aristotelis in studio Patavino disputatae, Venise, 1484, 1503, etc...
62Chez Grazadei d’Ascoli, on trouve l’argument des fuseaux mais dans un cadre assez proche du thomisme. L’ordre de l’univers étant stable a un point de référence. Or la seule chose qui ne change jamais est la terre. Ici se place une distinction classique au Moyen-Age entre le lieu formel et le lieu matériel. Le lieu formel ne se meut pas, le lieu réel se meut. Pour les Averroïstes, le centre de la terre jouait le rôle de lieu formel de la dernière sphère. Mais alors, fallait-il dire que la dernière sphère, puisqu’elle se meut est dans un lieu matériel ? Grazadei d’Ascoli s’en tire en affirmant que la dernière sphère est dans un lieu pris au sens matériel, seulement en puissance.
63En effet, si nous découpons des fuseaux sur la dernière sphère, ils seront tantôt en Orient, tantôt en Occident. Donc, puisqu’ils se meuvent, ils sont dans un lieu matériellement. Mais si nous considérons toute la dernière sphère dans son ensemble, son rapport à la terre reste constant, donc elle n’est dans un lieu matériellement qu’en puissance.
64Ce type d’argument avait cours dans les Ecoles : on le retrouve chez Jean de Jandun, Buridan et beaucoup d’autres [Cf. Duhem, Système du monde, VII, Le lieu, p. 258 sq]. Patrizi, curieusement, reprend l’idée des fuseaux, en les rapportant non pas au centre du monde, mais à la surface externe de la dernière sphère ; sa thèse est toujours la même : la dernière sphère est nécessairement par sa surface extrême en contiguïté avec l’espace vide, exactement comme elle est, par sa surface interne, en contiguïté avec l’espace plein du monde. En somme, s’il y a un intérieur de la dernière sphère, il y a nécessairement un extérieur. Idée parfaitement logique et qui évite les subtilités et les acrobaties auxquelles avaient dû se livrer les philosophes du Moyen-Age.
3) Analyse de quelques sphères sur les rapports du monde et de l’espace [p. 10 v.j
Les Stoïciens et l’explosion du monde : Cf. Arnim, II, pp. 183-195.
Théorie du monde se mouvant dans l’espace vide : thèse critiquée par Aristote, De cœlo, I, 5 ; Physique, VIII, 265 a.
Argument de l’homme qui étend ses bras hors du monde. Théorie pythagoricienne attribuée à Archytas. Cf. Eudeme, frag. 30 et Simplicius, In Aristote, De cœlo, p. 284, Heiberg, 170 Arnim II. Se trouve sous une autre forme chez Lucrece ; mais ici il s’agit d’une flèche lancée hors du monde. De Natura rerum, I, vers 970 sq.
65Le but est de prouver qu’il existe nécessairement hors du monde un espace vide.
Chapitre VI : L’espace hors du monde est-il fini ou infini ?
1) Exposé des doctrine
66Thalès de Milet : l’espace est le maximum de tout : Diogene Laerce, tome 1, p. 56 (Garnier-Flammarion).
67Posidonius : L’espace n’est pas infini, mais il est assez grand pour permettre l’ekpurosis.
68Est mal connu. L’exposé le plus complet de sa pensée se trouve chez Ciceron, De la nature des dieux, au livre II. Cléomène l’utilise dans sa Théorie du mouvement circulaire. Et aussi Diogène Laerce, vii, 138.
69Infinité du monde chez les Stoïciens anciens.
70Attestée par plusieurs témoignages, Arnim, Frag., II, frag. 535, 539, 542, etc...
2) L’espace hors du monde est infini
71Patrizi reprend la théorie aristotélicienne de la limite et en montre les contradictions.
72a) Il est impossible que le lieu soit limité par lui-même.
73Premier argument : si limiter et être limité sont la même chose, alors on aboutit à une conclusion ridicule.
74Second argument : si le lieu engendre en lui une différence par laquelle la limite et le limité deviennent dissemblables, il faut prouver d’où vient cette différence. Ce qui n’a pas été fait.
75b) Le lieu ne peut être limité par autre chose : si c’est un incorporel, on ne voit pas en quoi il sera différent de l’espace ; si c’est un corps, de nombreuses difficultés apparaissent. Ou ce corps a trois dimensions, et il est semblable à l’espace ; ou il a deux dimensions, est une enveloppe, mais ce n’est plus un corps.
76c) Conséquences : L’espace infini ne peut être limité par un autre espace infini. Si on adoptait cette hypothèse, il faudrait une cascade d’infinis, ce qui est contradictoire avec la définition de l’infini : ce que rien ne peut surpasser. Donc l’espace hors du monde est infini, non seulement en puissance mais en acte.
77Cette utilisation de la notion de limite est intéressante parce qu’elle montre comment opère Patrizi. Il ne démontre pas la nécessité cosmologique de l’infinité de l’espace, comme le fera Bruno, par exemple [en généralisant l’idée de systèmes solaires]. Il ne se pose pas le problème théologique de la possibilité pour Dieu de créer un univers infini. Il reste à l’intérieur de la problématique aristotélicienne et tente, par une critique interne, de prouver que l’espace ne saurait être limité. Son argumentation porte contre Aristote à condition qu’on admette dès le début son propre point de vue : si le lieu est superficie, il possède seulement les deux dimensions et ne peut enserrer la profondeur du corps. A ce moment, tout le problème de la limite, tel que le pose Aristote, dans Physique IV, perd sa signification. En fait, la différence essentielle entre notre auteur et le Stagirite provient du rôle du mouvement. Toute la démonstration d’Aristote est axée sur le mouvement, tandis que celle de Patrizi n’en tient aucun compte et ne s’occupe que du problème du tissu primordial de l’univers.
Chapitre VII : Nature des deux espaces
1) Identité de l’espace vide et du lieu
78Thèse qu’auraient unanimement soutenue les Anciens d’après Patrizi. Très inexact si l’on songe à Aristote. Enfin, il faut remarquer que la conception du vide varie suivant les philosophes : pour Anaxagore, le vide est l’air. Pour les Stoïciens, le vide n’existe que hors du monde ; ici, une fois de plus, Patrizi suit Philopon.
2) Théorie du centre du monde
79Patrizi ne dit pas que la terre est au centre du monde. Il ne distingue pas, non plus, entre le centre du monde et le centre de gravité, comme l’avaient fait de nombreux théoriciens.
80Sa position est exprimée plus clairement dans la Pancosmia, où il est dit que le centre de la terre se trouve quelque part autour du centre du monde : « Dicimus universum quantumvis infinitum, centrum in sui medio habere circa quod terra sit circumposita, ipsam que universum centrum continere, at proprium centrum non habere quod cum universi centra, nec idem sit, nec diversum ». N. U. PH. p. 150 v.
81En fait, les irrégularités de la terre l’empêchent d’être un globe parfait. Chez Copernic également le centre du monde ne se trouve pas dans le soleil, mais dans un point voisin du soleil. Mais, contrairement à Copernic, Patrizi n’attache guère d’importance à la théorie du centre du monde puisque, pour lui, la régularité du mouvement des astres et la perfection de ce mouvement sont sujettes à caution.
3) Primat de l’espace vide sur l’espace plein
Quantitativement puisqu’il s’étend à l’infini hors du monde.
Ontologiquement, parce qu’il fournit aux corps les conditions de la localisation et du mouvement ; il est, en quelque sorte, leur condition d’existence. C’est pourquoi on le dit principe et fin.
82En conséquence, on peut admettre que le rôle de l’antitypie est secondaire. Elle définit seulement les corps mais ne participe pas réellement aux quatre réalités fondamentales. Quant à la matière, elle apparaît comme un des aspects du fluor, c’est-à-dire comme une des formes d’existence du devenir.
Chapitre VIII : Que l’espace est avant tout
83A rattacher à la cosmologie de Patrizi. L’espace est extérieur à tous les êtres parce qu’il est leur condition d’existence, p. 14 r., citation de Physique IV, 208 b. Il est évident que ce texte s’applique plutôt aux précurseurs d’Aristote qu’au Stagirite lui-même.
84Les rapports de l’espace et des trois autres réalités fondamentales s’expriment ainsi : « Spacium, quo trino, omne corpus constat. Lumen, quod corpora omnia se ipso inficit. Fluor, qui corpora constituit. Et calor, qui corpora omnia e fluore constituta et format et vivificat » Pancosmia, XIII, p. 92 v.
85Rapports de l’espace et de la création.
86Le texte est ambigu. Si les références à la philosophie antique ne manquent pas, Patrizi ne dit pas expressément que Dieu a créé l’espace. Celui-ci préexiste seulement à la création d’un nouvel univers.
87Dieu pourrait-il se concevoir sans l’espace ? C’est un des nombreux points controversés de la pensée de Patrizi. Ici, le point de vue ne semble guère différer de celui du Timée.
Chapitre IX : Qu’est-ce que l’espace ?
I) Hypostases : nous traduisons par « fondements » ; « substances » serait peut-être préférable
88Capedo : n’existe pas : mais est formé sur capio comme intercapedo, qui existe en latin classique est formé sur intercipio. Capedo ; réceptable. Intercapedo : séparation.
2) Les deux Archytas
89Nous n’avons trouvé aucune trace de l’existence de ces Archytas, ni dans les doxographes, ni dans les livres spécialisés. Aucune allusion non plus chez les auteurs de la Renaissance.
90En revanche, il existe effectivement une œuvre attribuée à Archytas de Tarente et éditée au XVIe siècle que nous avons pu lire. Archytae Tarentini, Decem praedicamenta, Venise, 1561 B.N., Rés. R. 1819], Éd. gréco-latine par D. Pizzimonti. Éd. grecque par Camerarius, Leipzig 1564. Il s’agit évidemment d’un pseudo-Archytas « imposture tardive du néopythagorisme, faite pour montrer que les catégories aristotéliciennes étaient connues avant qu’Aristote fût né » [P. H. Michel, La cosmologie de G. Bruno, Paris 1962, p. 38].
91Les renseignements les plus sérieux sur cet Archytas se trouvent dans Simplicius, In Aristotelis categorias commentarium. Diogene Laerce, Vie des philosophes, Livre VIII, dénombre quatre Archytas, mais aucun ne correspond aux affirmations de Patrizi.
92Le livre du Pseudo-Archytas manque d’originalité. Après avoir énuméré les dix catégories, Archytas les étudie. Sa conception du lieu est assez voisine de celle de Patrizi ; puisqu’il affirme que le lieu est la condition de tous les mouvements et qu’il est antérieur aux corps. Cependant, il diffère sur un point de Patrizi : il admet que le lieu a une certaine puissance et qu’il impose des limites au corps.
93La critique d’Archytas par Patrizi.
94Le lieu ne peut être compté au nombre des catégories ; parce que les catégories définissent des accidents [Ex. ; la quantité] tandis que le lieu est une condition d’existence des choses. En plus, les catégories s’étendent dans le monde ; l’espace, lui, existe hors du monde.
95Théorie de l’espace-substance [p. 15 v.]
96La substance est ce qui subsiste par soi, ne dépend de rien : tel est l’espace ;
97il n’est donc ni substance individuelle au sens aristotélicien [puisqu’il n’est pas composé de matière et de forme], ni genre, ni espèce [parce qu’il ne convient pas au genre ou à l’espace], ni substance-catégorie [Cf. Aristote, Organon : les catégories 2 a sq.
98L’espace comme corpus-incorporeum :
99C’est un intermédiaire qui n’est pas corps [parce qu’il ne possède pas l’antitypie], qui n’est pas purement incorporel puisqu’il a les trois dimension.
Chapitre X : L’espace a-t-il quelque force ?
100La discussion porte sur deux points : la partie finie de l’espace a-t-elle « une certaine puissance » ? La partie infinie se comporte-t-elle différemment ?
101Les deux formes d’espace ne se comportent pas de la même manière : la partie infinie ne localise rien, reste homogène et semblable à elle-même en tous ses points. Mais le centre de cet espace infini se transforme dans la mesure où il contient le monde. L’espace du monde possède, dans une certaine mesure, activité et passivité : il localise les corps, les contient, les pénètrent. Aussi peut-on dire qu’il a une certaine puissance.
102Enfin, la hiérarchie des corps que maintient Patrizi implique une hiérarchie des divers types d’espace : l’espace des sphères et du ciel est plus « incorporel » que l’espace de la terre.
103Sens de cette discussion.
104Depuis l’Antiquité les philosophes se partageaient régulièrement en deux groupes lorsqu’il s’agissait d’expliquer la nature de l’espace. Les uns tendaient à assimiler l’espace au vide et, par suite, à en faire un milieu homogène ; les autres insistaient plutôt sur les rapports de contenant à contenu. Certes, les positions n’étaient pas toujours tranchées et des éléments d’origine physique se mélangent constamment à l’analyse de l’étendue. Par exemple, Archytas dit que le lieu est différent des corps, mais en même temps il admet que le lieu borne et limite les corps [cf. le témoignage de Simplicius : In Aristotelis categorias commentarium, Éd. C. Kalbfleisch, Berlin 1907, p. 361], Pour Platon la chôra est à la fois l’étendue, la matière indifférenciée et le contenant des corps auxquels elle fournit une place [Timée, 52-53]. De même, pour Aristote, le lieu est « une certaine puissance » dans la mesure où l’organisation du monde repose sur la hiérarchie des lieux naturels. Philopon, en revanche, distingue très nettement entre l’espace, contenant indifférencié des corps, et la hiérarchie « naturelle » des êtres : « Ce n’est donc pas le lieu qui a puissance de porter les corps en leur lieu propre. Ce sont les corps qui ont appétit de garder la place qui leur appartient » [texte cité par Duhem, Système du monde, 1.1, p. 320], Et comme chez Patrizi, le Démiurge intervient en dernière analyse pour sauvegarder l’ordre du monde.
105En somme, le problème de la puissance de l’espace ne peut se séparer de celui de la hiérarchie des corps. L’espace est en quelque sorte « actif » dans la mesure où il retient les corps dans leur ordre.
106En s’élevant contre cette conception, Patrizi est sur la voie menant à l’abstraction.
LIVRE II : L’ESPACE MATHÉMATIQUE
1) Théorie du point [p. 18 v.]
107Le point est le minimum d’espace, bien qu’il ne soit pas de l’espace. Le point ne peut être principe de la ligne. Pour que cela fût possible, il faudrait postuler l’antériorité du mouvement sur le point. Or, pour Patrizi, le mouvement ne vient qu’après l’unité et le temps.
108Rapports du point et de l’unité : les deux notions sont identiques en essence, mais le point se rapporte à la ligne, l’unité au nombre.
109Signification de cette conception.
110A première vue, on pourrait croire que Patrizi suit Euclide qui définit le point comme « ce qui n’a pas de parties ». Mais la Pancosmia montre que la théorie euclidienne ne satisfait pas notre auteur ; « Primum ostendit Euclides, quando definit punctum. Esse id, quod partes non habet. Sed ipse hoc ipsum supposuit pro principio quod tamen demonstrari poterat. Et quod nos demonstravimus, repetito quod libris De SPACIO ostendimus. Punctum id esse quod in spacio sit minimum » [N. U. PH. p. 69], Donc Patrizi prétend « dépasser » Euclide et donner un fondement à sa géométrie. En plus, le point ne peut en aucune manière engendrer la grandeur : « Et quia nullum occupant spacium, neque super spacio extenduntur, magnitudinem nullam sibi acquirunt » [Ibid. p. 69], Ici, il se sépare donc aussi de la théorie pythagoricienne qu’il suit pourtant plus loin.
111Nous savons en effet par Aristote [Métaphysique M 1080 b] que pour les Pythagoriciens le point avait une grandeur parce qu’il occupait une position dans l’espace. De plus, les lignes se définissaient comme une suite de points. Il en résultait les apories bien connues sur les « alogoi ».
112Pour échapper à ces difficultés, Platon avait adopté la théorie des « lignes insécables ». Mais cela ne l’avançait pas à grand’chose si l’on en croit Aristote : « ... il est nécessaire que ces lignes insécables aient une limite ; aussi les raisons qui établissent l’existence de la ligne insécable établissent également aussi celles du point » [Métaphysique, A 292 a].
113Sans s’occuper des objections d’Aristote, Patrizi reprend la théorie de la « ligne insécable ».
2) La ligne insécable [p. 19 r. I. 21]
114La ligne minima est indivisible et insécable : « Inter ergo duo puncta spacium, indivisibile, non divisibile, non partibile, non habens partes [...] Id spacium primum erit longitude [...] et quia longitude est erit prima linea » [N. U. PH. Pancosmia, p. 70].
115On peut évidemment se demander pourquoi Patrizi s’est cru obligé de retourner à la vieille théorie des lignes insécables. Il semble que, pour lui, des raisons physiques [fonder la réalité de l’espace] aient joué : « Dixere veteres, lineam rectam eam esse, quae aequa inter sua puncta jacet. Dixere quoque linea recta est, quae inter duo puncta esse brevissima. Quae quidem vera sunto. Sed nos addimus, linea recta ea est, quae inter duo puncta unum tantum claudit spacium. Unum autem spacium, id est, quo nullam intercipit latitudinem » [Ibid. p. 70], En somme, il s’agit de préciser une fois encore la définition d’Euclide : « La ligne est une longueur sans épaisseur » [Déf. 2]. Et il s’agit sans doute de répondre à une objection d’Aristote qui avait remarqué que cette définition, classique déjà en son temps, était négative et discutable logiquement parce qu’elle « divisait le genre par la négation » [Topiques VI, 143 b].
116De toute manière, la définition aristotélicienne de la ligne est récusée : « Ce qui est indivisible selon la quantité et en tant que quantité et ce qui est indivisible absolument et sans position s’appelle l’unité ; ce qui est indivisible absolument et sans position s’appelle le point ; ce qui n’est divisible que selon une seule dimension est la ligne » [Métaphysique 1016 b],
117Pour notre auteur, cela est impossible : la ligne minima est nécessairement indivisible : « Veterum quidam dixere lineae nullum esse scientiam. In eoque longe a vero discessere. Quae falsitas per sequentes, tum contemplationes, tum faciles demonstrationes facillime apparebit. Duo puncta in spacio posita, si sese non tangant spacium inter eo intercedit [...] spacium ergo intercludunt [...] Spacium non erit punctus » [Ibid., p. 69 v].
118Rapports points, lignes et nombres.
119Pythagorisme élémentaire à la mode pendant la Renaissance. Cependant, Patrizi se sépare des Pythagoriciens en ce qui concerne la ligne puisqu’il n’admet pas qu’elle est formée de points. De plus, il n’existe pas pour lui de problème du discret. Bien au contraire, il tient à montrer que le discret et le continu sont contemporains dans la mesure où le binaire est aussi fondamental que l’unité [puisqu’il est le premier nombre]. L’engendrement des surfaces et des corps est classique et n’apporte rien. L’enthousiasme de Patrizi pour cette merveille fait partie des lieux communs de la philosophie depuis 2 500 ans.
Chapitre II : Des erreurs des Anciens
120Chapitre consacré à l’impossibilité de la divisibilité du continu à l’infini.
1) Les êtres mathématiques sont en acte [p. 20 r.]
121Affirmation dirigée contre les thèses d’Aristote, en particulier les textes de Métaphysique M 1076 b sq. Des indications assez embrouillées du Stagirite on peut tirer :
que les choses mathématiques ne sont pas immanentes au sensible. [Si, par exemple, une ligne était immanente au sensible et en acte, on arriverait à cette conséquence qu’en la divisant on aboutirait à un point. Celui-ci étant indivisible, il en résulterait, ce qui est illogique, que la ligne serait indivisible]. Par là, Aristote voulait attaquer certains mathématiciens [sans doute proches des Pythagoriciens] qui pensaient que les êtres mathématiques, quoique différents du sensible, se trouvent cependant en acte dans le sensible.
Les choses mathématiques ne sont pas séparées du sensible et n’existent pas en acte hors de lui.
Les êtres mathématiques existent seulement en puissance.
122Sur la question voir Robin, La théorie platonicienne des Idées et des nombres d’après Aristote [Paris 1908], La conception de Patrizi se rapproche de celle des Pythagoriciens, bien que pour ceux-ci seul le nombre ait constitué la substance des êtres. Enfin, l’espace ne jouait aucun rôle dans leur ontologie du nombre. Ici, notre auteur veut surtout préparer la suite de la discussion : l’impossibilité de la divisibilité en puissance. Tout se passe comme s’il s’agissait d’une régression préaristotélicienne, à un stade platonicien, c’est-à-dire à une pensée encore incapable de manier la dualité si importante de l’acte et de la puissance.
2) Les autres hypothèses sur les rapports des êtres mathématiques et de l’infini [p. 20 r., l. 25]
dans la grandeur, il y a une infinité de points. Patrizi n’approuve ni ne nie.
La ligne peut être divisée à l’infini : approbation et négation selon certaines conditions.
La ligne peut être prolongée à l’infini ; même position.
Le nombre peut être augmenté à l’infini : Id.
123Pour les hypothèses c et d l’argument est celui-ci : ni l’esprit, ni l’art ne peuvent prolonger effectivement à l’infini une ligne ou un nombre. Mais la ligne, si elle est libérée des points qui la bornent, peut devenir, par nature, infinie. Quant au nombre, il comporte de l’infini par suite de sa définition.
3) Impossibilité de la divisibilité du continu [p. 20 v.]
124a) Cas de la ligne : si on la définit comme ce qui est terminé par des points, la divisibilité est impossible. En revanche, si on imagine une ligne libérée de ses points, infinie en acte, alors cette division serait théoriquement possible.
125b) Cas du continu : critique d’Aristote, Physique VI et du traité qu’on lui attribue, De insecabilibus lineis. Si le continu est ce qui comporte des extrémités, il faudra encore définir ce que serait un continu unique [comment, sans cela, pourrait-on alors parler de ligne infinie ?]. Si le continu est ce dont les extrémités sont une, cette définition n’est pas valable pour la ligne, puisqu’elle comporte par principe des extrémités qui s’éloignent au maximum.
126Il est donc impossible de parler de la divisibilité du continu si on ne sait pas ce que c’est. Ici, est évidemment en jeu toute la théorie des extrémités d’Aristote. Si on prend le problème autrement, c’est-à-dire en partant des rapports du tout et des parties dans le continu, on n’est guère plus avancé.
127Si les parties sont antérieures au tout, il résultera que la grandeur est divisible par ce dont elle est composée. Or, comme pour Aristote, la ligne n’est pas composée de points il en résulte qu’on retombe, sans le dire, sur le problème des lignes insécables de Platon et de Xénocrate. Donc, Aristote, dans Métaphysique 1084 b et dans le texte De Insecabilibus lineis n’a pas réfuté réellement les partisans des lignes insécables. Et, par suite, il n’a pas su se garder contre les objections préalables à la divisibilité du continu.
128Donc, en conséquence, si la ligne est une réalité absolument simple, comme le croit Patrizi, elle ne peut être divisée. D’ailleurs, l’opération n’est pas plus possible pratiquement que théoriquement.
Note sur les lignes insécables
129Cette théorie attribuée à Platon et à Xénocrate nous est connue surtout par les témoignages d’Aristote : « Platon lui-même combattait la notion de point comme n’étant qu’une conception géométrique, mais employait le nom de principe de la ligne, et il se servait souvent de l’expression de lignes insécables » [Métaphysique A 992 a]. Le traité Sur les lignes insécables [t. III de l’Ed. Bekker, p. 968-972, et t. IV de l’éd. Didot, p. 47 sq] manque singulièrement de clarté. Sur Xénocrate, voir R. Heinze, Xenocrates, Leipzig, 1892. Et surtout les p. 174 à 178 où sont cités les témoignages d’Alexandre d’Aphrodise, de Proclus, de Simplicius, de Philopon. Il semble que les lignes insécables aient été inventées pour répondre à deux problèmes : les difficultés de la théorie du nombre chez les Pythagoriciens, les apories nées des arguments de Zénon d’Elée.
130Les paradoxes sur l’infini, naissent de la possibilité de la divisibilité du continu.
Egalité de toutes les lignes, puisque l’infini n’est ni plus grand, ni plus petit qu’un autre infini ; D’où, le maximum sera égal au minimum.
Le tout sera égal à la partie.
Une ligne double d’une autre, divisée à l’infini, amènera à cette contradiction que deux infinis seront inégaux.
L’addition d’infinis implique contradiction puisqu’il faudra supposer ou que l’infini devient plus grand que soi, ou qu’il devient plus petit que soi.
131Ces problèmes sont classiques, mais les Aristotéliciens les évitaient par leur théorie des mathématiques et de la divisibilité en puissance. Au contraire, pour ceux qui croient à l’existence d’un infini en acte et à la réalité de la ligne minimum comme Patrizi, ou du point minimum comme Bruno, la solution du problème devient extrêmement complexe. Ils peuvent s’en sortir de deux façons : soit en utilisant une dialectique de la coincidentia oppositorum, héritée de Nicolas de Cues [et c’est ce que tente Bruno], soit en tentant une analyse originale de l’infini, comme le fait Grégoire de Rimini. Dans le premier cas, on évite les paradoxes sur l’infini, en partant du principe qu’il n’y a aucune proportion entre l’infini et le fini, que les règles valables pour le fini ne peuvent s’appliquer à l’infini. Pour Nicolas de Cues, pour Bruno, l’infini est d’abord médiation. Il est cependant juste d’ajouter que Bruno, dans ses textes mathématiques, s’est heurté au problème de la divisibilité du continu et que ses solutions sont pour le moins empreintes d’un réalisme fâcheux.
132Grégoire de Rimini, lui, avait essayé de fonder la possibilité de l’infini catégorique [et pas seulement syncatégorique]. C’est-à-dire qu’au lieu de définir l’infini comme une grandeur telle qu’il n’en existe pas de plus grande, il avait défini l’infini comme ce qui est plus grand que tout fini aussi grand soit-il [majus quanto cunque finito]. D’où il échappe à certaines contradictions dans le maniement de l’infini, par exemple lorsqu’il dit que « toute grandeur est composée d’une multitude infinie de grandeur partielles égales entre elles ». Grégoire de Rimini avait été publié à Venise en 1518 sous les titres : Gregorius de Armino : In primum sententiarum nuperrime impressus. Et quamdiligentissime sue integritate restitutus. Per doctissimum Sacre pagine professoressem Fratrem Petrum Garamanta doctorem Parrhisiensem Augustianum. Edité chez Claude Chevallon S, d. Autre éd., celle de Venise en 1518. Sur ce sujet, Duhem, Système du monde, t. VII p. 3 à 152.
133Ces rappels étaient nécessaires pour montrer que Patrizi est très en retard, dans le maniement de l’infini, sur certaines spéculations du Moyen-Age, connues de son temps. Sa culture, sur ce point, ne dépasse pas les apories classiques qu’on peut trouver, d’ailleurs, chez Aristote [appliquées à un autre contexte].
Le problème de la divisibilité et le problème du continu
134Remet en cause la définition des continus et de la limite telle que la conçoit Aristote dans Physique VI, 231 b : « Mais il est clair que tout continu est divisible en parties qui sont toujours divisibles ; si, en effet, c’était en indivisibles, il y aurait contact d’indivisibles à indivisibles ; en effet dans les continus si l’extrémité est une il y a aussi contact ».
135Or Patrizi refuse l’idée que l’extrémité assure la continuité, parce que pour lui les extrémités sont des limites, des bornes. Ces extrémités donnent une finitude à la ligne. D’où, si deux lignes infinies se rejoignent, elles sont, par suite de la définition des limites, finies et infinies ce qui est contradictoire. Et, par l’addition, le fini devient infini.
136Patrizi s’en tient à sa conception du point réel, comme limite réelle de la ligne, qu’il oppose sans le dire ici à Aristote.
137Impossibilité de la divisibilité en acte.
138Si la ligne existe en acte, la division sera aussi en acte et l’infini ne sera pas en puissance comme l’affirme Aristote. Si le résultat de la division est aussi en acte, on retombe dans les paradoxes déjà dénoncés : il y aura plusieurs infinis en acte, l’infini sera fini et infini etc.
139Solution de Patrizi.
1401) Existence d’une ligne minima ou ligne insécable.
1412) Définition classique de la ligne droite : la plus courte distance entre deux points et ce qui repose également sur ces points [comme chez Euclide].
1423) Une ligne insécable peut diviser une surface en deux, mais il est impossible que, dans un minimum isocèle une perpendiculaire divise la base [puisqu’on considérerait un triangle formé de trois ligne minima ; un tel triangle serait un minimum absolu].
143Cette solution est d’ailleurs assez extraordinaire et ruine la géométrie, quoi qu’en dise Patrizi, puisque ce triangle ne possède pas la propriété essentielle du triangle isocèle d’avoir une hauteur qui est en même temps la médiane.
1444) Addition des lignes indivisibles. Divisibilité de la ligne, mais pas jusqu’à l’infini.
1455) Point et ligne sont tous deux indivisibles, mais le point est indivisible en tant que limite, la ligne en tant que limitée. Pas d’atomisme, car le point n’est pas l’élément ultime du corps.
1466) Le temps et la grandeur ne se mesurent pas l’un par l’autre. Contre Physique VI, 233 a : « ... la continuité du temps et celle de la grandeur sont corrélatives ».
Chapitre III : Positions dans l’espace mathématiques
1) Rôle de la « Mens » dans le découpage de l’espace
147Réfutation d’une théorie purement idéale de l’espace et des mathématiques. Qui est visé ? Il est difficile de songer au platonisme, parce qu’il y a un réalisme des nombres et des Idées. Il serait sans doute plus juste d’y voir une attaque des purs mathématiciens, comme Euclide, bien que celui-ci n’ait jamais pris position théoriquement sur la nature de l’espace et des opérations mathématiques. On peut également penser aux Nominalistes qui considérèrent tous que les mathématiques sont le résultat d’une opération de l’esprit. Exemple, Grégoire de Rimini : « Le géomètre ne suppose pas qu’il y ait, hors de l’âme, de tels indivisibles réels ; il admet seulement qu’ils sont feints dans l’âme et il les définit de la manière susdite [...]. Tenons pour certain qu’aucune vérité géométrique ne requiert hors de l’âme l’existence de points et d’indivisibles quels qu’ils soient... » [Cité par Duhem, Système du Monde, t. VII, p. 33-34],
148Donc, les mathématiques ne sont pas, pour Patrizi, une science purement abstraite, elles doivent être rapportées à leur contenu, l’espace primordial, qui fonde toutes les autres notions de l’espace. Cependant, Patrizi reconnaît un rôle à la mens : celle-ci « découpe les parties qui lui seront utiles pour la contemplation et l’action » ; la possibilité de l’opération dépend cependant de l’existence et de l’antériorité de l’espace. Autre rôle de la mens : elle découvre, par ses raisonnements, la nature de l’espace infiniment grand et de la ligne minima qui échappent tous deux à l’investigation des sens.
2) Le nombre et le continu
149Pas de primat ontologique du nombre, qui vient après le continu, parce que les corps discrets naissent à l’intérieur de l’espace.
150Conséquence : la géométrie est antérieure à l’arithmétique. Le pythagorisme est insuffisant pour rendre compte de la nature des mathématiques. Donc, retour au platonisme et aux lignes insécables.
3) Nature des mathématiques
151Elles sont une science intermédiaire, entre le corporel et l’incorporel. Cette définition surprend, parce qu’elle est celle d’Aristote [Métaphysique M 1066 sq]. Mais les raisons ne sont pas les mêmes. Pour Aristote, les mathématiques sont une science intermédiaire parce que les notions mathématiques existent d’abord en puissance : la surface, le point, la ligne sont des limites et les mathématiciens procèdent par abstraction à partir du réel et au delà de lui. Pour Patrizi, la nature intermédiaire des mathématiques naît de la conception de l’espace comme corpus incorporeum ; les mathématiques ont un côté corporel parce qu’elles portent sur les choses de la nature, un côté incorporel parce qu’elles ont affaire à l’espace primordial.
152Il est donc possible, comme le croient les Platoniciens, de donner une grande place à la géométrie, science de l’espace, et également de dire, avec les Pythagoriciens, que tout naît du fini et de l’infini. Cette reprise de la tradition exclut bien entendu Aristote. Elle rejoint l’enseignement de Boèce, qui jouit d’une grande faveur à la Renaissance. Toute la classification des rapports de la géométrie et de l’arithmétique s’inspire de lui, en particulier le rôle donné à la théorie des proportions sous toutes ses formes.
4) Note sur « superparticularis » et « superpartiens »
153Ces termes sont employés par Aristote, Métaphysique D 1021 a : « La relation du sesquialtère au sous-sesquialtère est une relation déterminée par rapport à un nombre ; la relation du superpartiel à sous-superpartiel est indéterminée comme la relation du multiple à l’unité ».
154Boèce donne une grande importance à ces deux notions [Boèce, De Arithmetica, 1, p. 1102, Migne, t. 63, I] « Superparticularis vero est numerus ad alterum comparatus quotiens habet in se totum minorem et partem ejus aliquam. Qui si minoris habeat medietatem, vocatur sesquialter, si vero tertiam partem, vocatur sesquitertius [...] Atque his nominibus in infinitum ducis, in infinitum quoque superparticularium forma progreditur ». Cette notion est utilisée systématiquement dans le De Musica [Migne, t. 63, II, p. 1202 sq],
155Superpartiens ; Boèce, De Arithmetica, Id. I, p. 1106 :
156« Igitur post duas primas habitudines multipliées et superparticulares et eas quae sub ipsis sunt submultiplices et sub-superparticulares, tertia inaequalitatis species invenitur, quae a nobis superius superpartiens dicta est »
157Sur l’influence de Boèce à la Renaissance, voir : Ficin, lettre à M. Uranio de 1484, où parmi les sources de la pia philosophia, il cite Boèce [éd. Bâle, II, 120].
5) Hiérarchie des sciences [p. 25 à 27]
158Patrizi suit la tradition : Cf. Platon, Epinomis, 990. L’important est la place noble qu’il attribue à l’actinographie [science des rayons de la lumière]. Cette priorité se comprend si l’on songe que la lumière est aussi importante que l’espace puisqu’elle se diffuse dans l’univers et anime les êtres.
159Ce primat de la lumière est commun à toute la Renaissance. Pour Ficin, la lumière est un « tertium quid » qui anime aussi bien l’univers que le monde de l’art. Dans la Lucida Proportio de 1475, on trouve la hiérarchie suivante des sciences dépendant de la cogitatio : Numerus, lucidus, proportio : lux, pulchritudo. Sur le sujet, voir Chastel, Marsile Ficin et l’art, Genève, Paris, 1954, p. 80 sq.
160Bruno, dans le De immenso [Op. lat. 1, 2, p. 315] s’élève contre le primat de la lumière incorporelle cher à certains de ses contemporains [comme Palingenius], Et il assimile la lumière à la matière vivante : « Sed eadem lux, virtus, natura, dominium, potestas, et actus, quo hoc spacium non est informe, sed tanta exornatum varietate, et infinitum quod extra ipsum est, cognocere oportet... ».
161Sur la lumière voir, Le soleil à la Renaissance [science et mythes], Colloque tenu à Bruxelles en 1964, Bruxelles, Paris, 1965],
6) Astrologie assimilée à l’astronomie
162Thème fréquent et compréhensible puisque l’astrologie est censée se fonder sur les mouvements réguliers des astres.
163Texte de Pic de la Mirandole, Adversus astrologiam divinatricem, p. 4, Ed. Nazionale : « Astrologiam vero cum dico, non eam intelligo quae siderum moles et motus mathematica ratione metitur, artem certam et nobilem et suis meritis honestissimam auctoritateque hominum doctissimorum maxime comprobatam ; sed quae de sideribus eventura pronunciat, fraudem mercenariae mendacitatis legibus interdictam et civilibus et pontificiis, humana curositate retentam, irrisam a philosophis, cultam a circulatoribus, optimo cuique prudentissimoque suspectam, cujus olim professores gentilicio vocabulo chaldaei, vel ab ipsa professione genethliaci dicebantur ». Il ajoute ensuite qu’il appellera astronomes ceux qui étudient scientifiquement les astres, et astrologues les autres.
164La distinction entre l’astrologie « divinatrice » et l’astrologie « mathématique » est très ancienne. On la trouve déjà chez Ptolémée. Cependant, au XVIe siècle, le terme d’astronomie est plus souvent employé que celui d’astrologie lorsqu’il s’agit de l’étude des astres. D’ailleurs, Patrizi l’utilise également. « Haec sunt astronomorum, ut quidem videntur deliria, summatim hue relata » [Nova de universis philosophia, Pancosmia, XII, p. 91]. II s’agit de la conclusion de l’exposé des doctrines contemporaines en astronomie : Copernic en 10 lignes, Fracastoro en 2 lignes et Tycho-Brahé en 15.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mousikè et aretè
La musique et l’éthique de l’Antiquité à l’âge moderne
Florence Malhomme et Anne-Gabrielle Wersinger (dir.)
2007
Unité de l’être et dialectique
L’idée de philosophie naturelle chez Giordano Bruno
Tristan Dagron
1999
Aux sources de l’esprit cartésien
L’axe La Ramée-Descartes : De la Dialectique de 1555 aux Regulae
André Robinet
1996