Chapitre X. L’application de la dialectique aux mathématiques
p. 277-301
Texte intégral
1 – Le “transfert” entre dialectique et mathématiques
1Ce qui n’avait jamais été tenté se trouve bien noué : une rigoureuse déduction des concepts mathématiques et de ses procédures à partir des concepts de la dialectique générale. Les Regulae proposent “au lecteur” (442.2) quelques réflexions pour l’orienter entre dialectique et mathématique. Le concept de “sagesse” domine les deux disciplines. Les concepts majeurs de la dialectique prouvent leur efficacité dans une telle “conjunctio”.
21. A la jonction entre les deux parties de la Pars I de ce Traité un vœu est émis (“Optaremus”, 442.21). a) Selon ce milieu de la Règle XIV, il est souhaitable que le lecteur éprouve un goût prononcé en faveur de l’Arithmétique et de la Géométrie : mais mieux vaut qu’il ne s’en soit jamais occupé plutôt que de s’y être initié à la manière ordinaire (442.1). b) La pratique des Règles qui viennent sera beaucoup plus facile pour apprendre ces sciences “où elle suffit pleinement”, que pour toute autre espèce de question ; cette utilité conduit à “la plus haute sagesse” (442.6). c) La “sapientia” souhaitée par la Règle I trouverait sa bonne formule dans une approche des mathématiques où le souci dialectique reste dominant. Son utilité vient non pas de ce que “cette partie de notre méthode ait été inventée en raison des problèmes mathématiques” (“propter”, 442.8), “mais que plutôt on ne doit guère apprendre ceux-ci (les problèmes mathématiques) que dans le but seulement de la (“la sagesse suprême”) cultiver” (442.8). d) On ne supposera donc rien de plus que ce qui est à chacun “connu de soi et à portée”, la connaissance qu’on en a d’habitude étant obscurcie par des principes équivoques et mal conçus, qu’il s’agit de réformer (“emendare”, 442.15).
3La méthode n’est donc pas le résultat, quasi empirique, de la pratique des problèmes mathématiques. La “mathesis universalis” est souvent présentée par les mathématiciens comme émanant des problèmes complexes qu’il s’agit de maîtriser. Les Regulae s’élèvent contre une telle interprétation et subordonnent la pratique des mathématiques à la connaissance de la méthode dialectiquement acquise comme œuvre de sagesse.
42. La technique du transfert de la question dialectique à la question mathématique se pose, au début de la Règle XIV-2 en fonction des conclusions introduites dans la Règle XIII, où il est précisément question de la Question. Le premier “notandum” qui ouvre la Règle XIV établit les conditions dans lesquelles ce transfert doit être effectué, sans rien perdre des approches dialectiques de la question. Les 5 occurrences de “transfero” groupées sur une courte aire de la Règle XIV-1 répondent à une intention précise qui est liée aux “questions de noms” précédemment différenciées.
5a) On doit considérer la “question de nom” en conséquence de ce qui a été établi dans la Règle XIII au sujet du “lieu” et de la “surface du corps ambiant” : une première règle interne au transfert consiste à abandonner toute référence à la notion occulte d’“espace intérieur” pour ne retenir que le concept relationnel d’“espace extérieur “. L’étendue réelle, dont les mathématiques s’occupent, n’est ni le lieu, ni la superficie, ni l’espace. L’éviction de l’occulte rend inadapté l’appel à quelque autre “genre d’être” pour expliquer cet être. L’être doit être expliqué dans son contexte. On retrouve ici le lexique d’Eustache.
6b) Or, et c’est cela qui pose le problème du transfert, la question posée au sujet de l’étendue des corps réels, abstraction faite de toute autre considération, exige qu’on fasse appel à l’imagination pour mieux éclairer l’intellect. Il faut recourir aux “figures nues” dépouillées de toute pression sensible ou ontologique. Au lieu d’inventer par la déduction “une nouvelle espèce d’être” (“aliquo genus entis inveniri”, 438.14) on fera appel à une nouvelle connaissance appuyée sur la “nature” des choses données. Or la nature des choses, ce sont les “natures simples”, celles qui sont données dans la question étant connues. La notion de transfert, pour pratiquer le passage de l’ontologique au cognitif, propose l’application des natures simples de la dialectique au terrain de l’étendue mathématique. Ce sera seulement par une “extension” du champ du connu vers l’inconnu pratiquée en termes connus que le transfert deviendra effectif.
7c) D’où les exemples de l’aveugle et de l’aimant. L’aveugle de naissance ne pourra avoir de vraies idées des couleurs ; mais si quelqu’un qui a déjà vu les couleurs fondamentales qui rompent avec l’aristotélisme du noir et blanc veut connaître les couleurs mixtes, il pourra s’en représenter les images par une certaine déduction à partir de leur similitude aux autres. Pour ce qui est de l’aimant, il est vain de rechercher quelque “genre d’être” que l’on ne peut espérer atteindre par le raisonnement (“ratiocinando”), car il y faudrait ou “quelque sens nouveau”, ou “quelque esprit divin” (439.2).
8d) On est ainsi ramené aux ressorts effectifs de la question : l’appel aux natures simples et aux procédures dialectiques de l’invention, sans aller jusqu’à la déduction, mais en s’en tenant à la comparaison.
9e) Le recours à la nature simple de cause/effet dans son fonctionnement respectif : “voir le mixte des êtres ou des natures déjà connus qui produit les effets mêmes qu’on constate dans l’aimant” (439.7).
10f) Rappeler les natures simples matérielles d’étendue, de figure, de mouvement, qui sont “suffisamment connues” et qui le sont “par la même idée”, (439.13) bien qu’en différents sujets, ce qui rend possible le transfert d’un sujet à l’autre.
11g) Alors l’appel à la dialectique de l’invention par les “comparés” peut se mettre en place, précédent de loin toute intervention de la déduction. La vérité n’est saisie que par la comparaison des natures simples entre elles : A est B, B est C, A est C. Ce sont là des habitudes ou proportions que le syllogisme n’aide en rien à résoudre, l’intuition pure et simple d’une “chose isolée” (“solitaria”) s’effectuant par comparaison avec une autre, à quoi suffit “la lumière de la seule nature” (440.8). Au point que ce passage de la Règle XIV-1 est essentiellement dépendant de la dialectique de l’invention dans son examen des rapports immédiats des natures simples entre elles. Telle est la technique du transfert et telles en sont les conditions dialectiques.
123. Un second et un troisième “notandum” (440.10, 440.21) ne font que confirmer cet exercice de l’invention qu’est la comparaison, en tant qu’elle relève du “pur intellect”. Nous en avons examiné l’exercice au terme de l’étude des natures simples. Les conditions dialectiques de pur intellect ayant été rappelées, leur transfert doit maintenant être envisagé sur le plan de l’intellect “aidé de l’imagination”.
134. A quoi conduit un quatrième “notandum” (“denique”, 441.1) qui introduit à un traité de la grandeur développé comme dans les ouvrages qui traitent de la mathématique universelle, a) Ce “notandum stipule” “qu’on ne dit rien des grandeurs en général qui ne se puisse aussi rapporter à toute grandeur spéciale” (441.2). b) Avec ce corrollaire : “il n’y aura pas peu de profit à transférer, ce que nous entendons pouvoir être dit au sujet des grandeurs en général, à cette espèce de grandeur qui sera le plus facilement et distinctement dépeinte dans notre imagination” (441.5). c) Cette grandeur spéciale est “l’étendue réelle d’un corps abstraite de toute autre chose, sauf de ce qui est figuré”, comme il était précisé dans la Règle XII (441.10), avec la justification d’une imagination et de ses idées qui ne sont “qu’un vrai corps réel, étendu et figuré”, d) Une telle conclusion est “évidente par soi-même” : “puisque en aucun autre sujet on ne manifeste plus distinctement toutes les différences des proportions” (441.13) : à l’inverse, on ne peut déterminer des proportions exactes entre des sensations, couleur ou son, “sinon par une certaine analogie avec l’étendue du corps figuré” (441.20). e) Ainsi le transfert vers la connaissance par idée réduit toutes les difficultés à celle qui consiste “à réduire des proportions en égalités”, tout y étant séparé de tout autre rapport avec quelque autre sujet et aisément “transféré à l’étendue et aux figures”. Cette réduction des “questions parfaitement déterminées” est annoncée pour les Règles suivantes jusqu’à “la Règle XXV", donc toute la fin des Regulae disponibles et manquantes.
2 – La dialectique de l’imaginaire géométrique : l’étendue
141. La Règle XIV-2 (440.27 sq) franchit les limites de “l’intellect pur” pour s’intéresser à “l’intellect qu’aident les images peintes dans la fantaisie”, c’est-à-dire selon la Règle XIV-1, les “figures nues”, débarrassées de tout rapport au sensible et partant à l’être. Dans cet imaginaire le concept de “grandeur” prend la place qui lui a été dévolue par la dialectique des “comparés”.
15Quatre définitions pleinières assurent le relai d’intuition, de déduction, de méthode et de “science universelle” :
“Per extensionem intelligimur...” (442.16).
“Per magnitudinis vocabulum comprehendi...” (440.23).
“Unitas est natura illa communis...” (449.27).
“Quod attinet ad figuras...” (450.10).
16Avec la Règle XIV-2, on quitte le terrain de la dialectique pure ou appliquée qui s’étendait sur l’ensemble des natures simples, pour en isoler ces natures simples “matérielles” que sont l’étendue et la grandeur dûment signalées dans les tables de l’invention.
17L’application de la dialectique aux mathématiques, puisque c’est en ce sens directionnel que la réflexion est orientée, requiert ces deux concepts spécialisés, chargés de faire passer (“transfero”) le message de l’invention dans le champ géométrique. Or aucun transfert de ce genre n’a jamais été envisagé par les logiques aristotéliciennes et encore moins par les adversaires de La Ramée et des mathématiciens-dialecticiens. La nature simple matérielle permet une connaissance des corps selon les critères de vérité requis par la dialectique de lumière.
182. La définition de l’étendue commande cette réflexion, l’étendue géométrique imaginaire étant définie par ses seules dimensions, sur lesquelles les opérations relatives aux grandeurs pourront jouer. “Par étendue nous entendons tout ce qui a longueur, largeur et profondeur...” (442.16). a) Le terme “extensio” est aussi situé lexicographiquement entre “corpus” et “spatium”. L’étendue n’est ni le corps “vrai”, ni “seulement” l’espace : entre la tendance réalistique et la tendance idéalistique, les Regulae balisent le terrain de l’imaginaire (442.18). b) L’imagination nous fait percevoir cette étendue de sorte que “nous n’imaginons absolument rien plus aisément” : ce qui fait que la nature simple matérielle nous dispense de toute explication supplémentaire. On aurait grand tort de “dissiper cette lumière naturelle” en introduisant des distinctions subtiles d’érudits (“litterati”) qui vont jusqu’à découvrir de l’obscurité “même dans les choses que les gens de la campagne n’ignorent jamais” (442.23). c) Une définition différentielle de l’“extensio” fait que l’on ne désigne par ce mot “rien de distingué et de séparé de son sujet même”, sans référence à des “êtres philosophiques qui ne tombent pas sous l’imagination” (442.26). d) Dans l’hypothèse d’une réduction de la nature au néant, l’étendue ne subsisterait pas par soi seule, mais seulement en raison d’un entendement qui jugerait mal, “il l’imagine tout différemment qu’il ne la juge”, puisqu’il la juge anéantie et qu’il l’imagine dans sa fantaisie. Quoique l’entendement puisse croire au sujet de la vérité des choses, de tels “êtres abstraits” ne se forment jamais dans la fantaisie séparés de leurs sujets (443.1). e) Un “faux imaginaire” serait celui du Logiste qui avec sa technique de la “supputation démesurée et superflue”, engage le nombre et l’étendue dans des voies fantastiques (“longae et superfluae supputationem”, 456.2).
3 – Les modes de l’étendue : dimension, unité, figure
19Dans l’étude d’un objet étendu, on ne considère rien d’autre que cette étendue même (447.6). La question est réduite “au point qu’on ne demande rien d’autre que de connaître une certaine étendue”, de cela seul qu’on la compare avec quelque autre étendue connue. Les proportions, aussi enchevêtrées qu’elles soient, n’ayant pas à être résolues par aucun être nouveau (“nullius novi entis”, 447.12), seront rapportées aux propositions connues jusqu’à découverte de leur égalité. Car les différences de proportions qui existent en d’autres sujets peuvent aussi se trouver “entre deux ou plusieurs étendues”. Il suffira donc de considérer dans l’étendue même ce qui permet d’exposer toutes les différences des proportions ; trois concepts et trois seulement sont retenus : la dimension, l’unité et la figure. La Règle XIV-2 s’oriente alors vers l’étude interne au concept d’étendue par le canal de ces trois types de rapports qui sont autant de “modes” de l’étendue spécifiant la “mathesis universalis”.
201. “Per dimensionem nihil aliud intelligimus..." (447.22).
21a) La dimension est “le mode et la raison” (“modum et rationem”) selon laquelle un quelconque sujet est considéré comme “mesurable”. Ainsi la longueur, la largeur et la profondeur sont les dimensions du corps, la pesanteur est la dimension selon laquelle les sujets sont pesés, la vitesse est la dimension du mouvement etc...
22b) La nature interne de la dimension repose sur “la division en plusieurs parties égales”, qu’elles soient réelles ou seulement intellectuelles : cette division est la dimension par laquelle nous effectuons la “numération” des choses (“numeramus”, 448.2 ; “numeratio” ne figurant pas au lexique des Regulae qui compte 13 formes verbales et 35 “numerus”). Et ce mode qui fait le nombre (“modus ille qui numerum facit”, 448.2) est dit “proprie” “espèce de dimension”, même si d’autres significations sont avancées pour nombre. En effet “si nous considérons les parties selon l’ordre au tout”, nous sommes dit “nombrer” ; si au contraire nous considérons le tout comme distribué en parties, alors “nous mesurons” (“in ordine ad totum... totum ut in partes distributum”, 448.5-7). Par exemple nous mesurons les siècles en années, jours, heures et minutes ; mais si nous nombrons des minutes, des heures, des jours et des années, alors nous remplirons des siècles.
23c) Dans un même sujet, il peut y avoir “une infinité de dimensions différentes” : elles n’ajoutent rien aux choses mesurées, et elles ont la même signification qu’elles soient réelles ou intellectuelles (448.11). Réelles sont des dimensions comme la gravité du corps, la vitesse du mouvement, la division de l’année en années et jours ; mais la division en heures et minutes est une décision intellectuelle dépendant de notre libre-arbitre. Les mathématiciens se contentent de considérer la dimension intellectuelle : c’est aux physiciens qu’il convient d’examiner si leur fondement est réel (448.19).
24d) La géométrie s’en trouve clarifiée (448.24). On a tort d’y considérer trois espèces de quantité : ligne, surface et corps. Ligne et surface ne sont pas distinctes du corps, ni distinctes entre elles. Car la géométie qui porte sur les dimensions n’y introduit que “des différences de nom” et rien n’interdit de choisir les dimensions selon telle ou telle longueur ou largeur ou profondeur. Ces trois dimensions ne sont pas plus considérables qu’une infinité d’autres imaginables ou réelles. On peut appeler “dimension” les côtés d’un triangle, ses angles, son aire : si on veut le mesurer exactement il faut en connaître trois éléments : les trois côtés, deux côtés et un angle, deux angles et l’aire etc... Mais pour que notre imagination aide notre entendement, “ne donnons jamais notre attention à plus d’une ou deux dimensions dépeintes en notre fantaisie” (449.18). A l’inverse il serait nuisible d’en invoquer une multitude, car le propre de l’art est de diviser le plus possible pour ne retenir à la fois qu’un petit nombre de dimensions considérées successivement.
252. “Unitas est natura illa communis..." (449.27). Un second mode qui concerne l’étendue est le nombre : mais le nombre est “cette nature commune” de laquelle participent toutes les choses que l’on compare entre elles. Ce qui renvoie de nouveau à la table des natures simples de la Règle XII-2, qui concerne les “natures simples communes”, attribuables ou aux choses spirituelles ou aux choses matérielles, alors que l’étendue est une nature simple “purement matérielle”, qui ne peut se dire que des choses corporelles. Les Principes, § 48, conserveront cette hiérarchie, le nombre passant dans les notions “maxime generalia”, alors que l’étendue figure dans le “summus genus” des choses matérielles. Mais si une question ne comporte pas d’unité déterminée, alors on peut prendre comme unité soit une des grandeurs déjà données, soit une autre quelconque : ce sera “la commune mesure” de toutes les autres grandeurs. Il y a dans l’unité autant de dimensions que dans les extrêmes qu’elle unit : on la concevra ou bien comme simplement quelque chose d’étendue, et ce sera le point pour les géomètres ou bien comme une ligne ou bien comme un carré (450.7).
263. “Quod attinet ad figuras...” (450.10). a) D’une manière générale, la Règle XII-1 avait montré que c’est par les figures qu’on peut avoir des “idées” de toutes choses, b) D’une manière plus précise, quelles sont les figures qui seront employées dans la suite, sinon celles qui “expriment” le plus facilement toutes les différences des “habitudes” et proportions, c) On ne compare entre elles que deux choses : les quantités et les grandeurs ; deux sortes de figures les représentent : les points qui désignent le nombre du triangle ; l’arbre qui montre une généalogie, représentent la quantité ; les figures “continues et indivises”, triangle, carré, représentent des grandeurs.

274. De quelles figures fera-t-on usage dans les applications de la méthode à la mathématique ? Quatre “sciendum est” en balisent la consistance épistémique.
28a) Un premier avis porte sur la nécessité de répondre à un double référent (“esse referendas”, 451.7) : ces figures devront convenir à l’exacte définition de la “mathesis universalis” avancée à la Règle IV : “l’ordre et la mesure”. Les figures à retenir seront celles qui comportent ces deux espèces d’“habitudines”, deux espèces de rapports proportionnels qui concernent les éléments d’un même genre (“entia ejusdem generis”, 451.17, sans en appeler à des “entia alterius generis”). Force est de reconnaître ici la dominante du courant ramiste : la loi d’homogénéité.
29b) La méthode n’enseigne presque rien d’autre que l’ordre (451.9). Mais il faut distinguer entre l’invention de l’ordre, qui exige une grande activité (“industria”) pour que l’esprit l’établisse, et les suites de cette invention qui ne font aucune difficulté si on suit la Règle VII qui enseigne que l’on doit parcourir toutes les parties données et disposées selon cet ordre. Or on est dans un genre de rapports homogènes qui fait que les éléments internes au même genre sont éclairés les uns par les autres, et qu’ils le sont “per se solis” ; ce qui nous renvoie aux natures simples, et sans troisième terme moyen, ce qui rappelle l’éviction du syllogisme. Si un troisième terme intervient, il s’agit alors de mesure et non d’ordre : la grandeur à besoin d’une commune mesure pour être estimée.
30c) Les grandeurs continues grâce à une unité supposée peuvent être certaines fois ramenées à la multiplicité composante, et toujours elles le peuvent en partie. La multiplicité des unités composantes peut être à son tour mise en ordre, de manière à ce que la mesure dépende tout compte fait de l’ordre seul. C’est en cela que l’art nous aide (452.1 sp). Les trois occurrences d’“assumptitia”, “assumptitiae”, “assumptitiam”, posent le problème : ou bien il s’agit d’un terme néo-latin forgé par Descartes, mais on ne voit guère qu’“assumo” comme référent ; ou bien il s’agit d’une faute de lecture des copistes pour “assumptiva”. Ce rapprochement serait d’autant plus vraisemblable que le terme “assumptio” désigne la mineure dans la syllogistique raméenne et ramiste. Ce serait dès lors un terme des rhéteurs (Cicéron, De Inventione, 1.15,11.69 ; Quintilien, VII.4.7.) qui s’oppose à “absoluta’’ : c’est un genre de preuve qui de soi n’apporte rien de certain pour la récusation. Dans les trois occurrences cet adjectif qualifie l’unité : l’unité est un certain type de grandeur que l’on nomme “assumptitiam” (464.6). Grâce à ces unités “assumptitiae” (452.1), les grandeurs continues peuvent être réduites à la quantité ; cette unité précède les grandeurs en proportion continue (457.4). Dans ce cas l’unité est “une commune mesure” “qui doit également être participée par toutes les grandeurs qui sont comparées entre elles”. Ainsi l’unité ne tient pas de soi sa vérité, mais elle intervient à titre de mineure entre les grandeurs comparables. Ce qui rapelle l’analytique / assomption de Viète.
31d) Les dimensions des grandeurs continues exigent une conception plus distincte que l’on maîtrisera par la mesure de la longueur et de la largeur. Dans une même figure, on ne saurait traiter ensemble plusieurs dimensions, et s’il en intervient plus de deux, alors on devra les mettre deux à deux et les étudier successivement (452.6 sq).
4 – La logique de l’imaginaire
321. Pour bien préparer la signification des mots, il faut présenter des concepts clairs et distincts de notre intellect. En ce qui concerne la signification de l’étendue plus particulièrement, “trois façons de parler” doivent être discriminées.
33a) “L’étendue occupe un lieu” (443.17). C’est prendre l’étendue pour ce qui est étendu (“extensio... extensum...”) et c’est pouvoir énoncer aussi bien cette proposition que celle-ci : “ce qui est étendu occupe un lieu”. On ne peut éviter l’ambiguïté en usant du terme “ce qui est étendu”, car il ne signifierait pas assez distinctement ce qui est conçu : qu’un sujet occupe un certain lieu parce qu’il est étendu. On pourrait de plus interpréter “ce qui est étendu est un sujet occupant un lieu” comme “ce qui est animé occupe un lieu”. Bien qu’on doive concevoir l’étendue comme (“non aliter”) ce qui est étendu, mieux vaut traiter de l’étendue plutôt que de ce qui est étendu.
34b) “Le corps a de l’étendue" (444.2). Etendue signifie autre chose que le corps, mais nous n’en faisons pas deux idées distinctes dans notre fantaisie. On dirait aussi bien “le corps est étendu” ou “ce qui est étendu est étendu”. Or ceci relève de la dialectique sujet/adjoint : ce qui est particulier aux êtres qui sont seulement dans un autre et qui ne peuvent jamais être conçus sans un sujet. Il en va diversement pour ces êtres qui se distinguent réellement de leurs sujets : “Pierre a des richesses”, “Paul est riche”, est différent de “le riche est riche”. “Plusieurs ne distinguant pas cette différence sont faussement d’opinion que l’étendue contient quelque chose de distinct de ce qui est étendu, comme les richesses de Paul sont autre chose que Paul”.
35c) “L’étendue n’est pas le corps” (444.18). C’est un sens tout autre que dans les deux cas précédents, sans idée particulière dans notre fantaisie, œuvre du seul intellect qui sépare des êtres abstraits. C’est là une occasion d’erreur “pour plusieurs” : ils se représentent l’étendue par une idée vraie parce qu’elle ne saurait être comprise par l’imagination ; telle idée enveloppant la conception du corps “ils disent” que l’étendue ainsi conçue n’est pas le corps et se contredisent puisque “la même chose est et n’est pas à la fois le corps” (444.25). Il faut distinguer “les énonciations” dans lesquelles des mots comme étendue, figure, nombre, surface, ligne, point, unité etc... ont une signification si étroite qu’ils excluent quelque chose dont ils se distinguent pourtant en réalité : l’étendue ou la figure n’est pas le corps, le nombre n’est pas une chose nombrée, la surface est le terme du corps, la ligne de la surface, le point de la ligne, l’unité n’est pas une quantité etc...“Toutes ces propositions et d’autres semblables doivent être entièrement écartées de l’imagination, encore qu’elles soient vraies ; pour cela nous n’allons pas en traiter dans la suite” (441.1 sp).
362. Cette étude des “significations” repose sur une logique de l’imaginaire.
37a) La distinction d’avec l’intellect est creusée en un sens où l’on ne l’attendait pas (445.13 sq). C’est certes grâce à l’intellect que les mots gardent la même signification quand ils sont appliqués à différents sujets : l’intellect a donc un rôle de conservation du sens. Cette conservation vise un but étroit : être attentif à cela seul que désigne le mot et l’employer toujours de la même manière abstraction faite du sujet. Ainsi l’intellect est porté à se régler sur l’exclusion des contraires ou des différents pour ne garder que l’identique et l’unique. Développant l’abstraction pour elle-même, il peut alors émettre bien des sottises en dérivant vers le lieu ou l’espace comme il vient d’être dit.
38b) Or il est question de “l’étendue réelle” qui ne saurait se limiter à une seule détermination conceptuelle abstraite. L’aide de l’imagination que nous “pouvons et devons" solliciter (445.16) va, contre toute attente nous aider à “nous représenter par la pensée” (“fingere”) la vraie idée de la chose. Le “vrai” de l’idée indique ici sa relation avec l’ensemble des autres déterminations réelles de l’étendue. L’imagination réintroduit ou maintient ce que l’intellect a tendance à isoler en omettant les autres déterminations que celle de “la signification” retenue.
39c) D’un côté l’intellect accentue la distinction en recourant à des significations claires et distinctes rapportées aux natures simples ; de l’autre l’imagination garde le contact avec la multiplicité des relations envisageables. L’intellect épouse une dialectique des contraires et de l’exclusion ; l’imagination pratique une dialectique des “répugnants” qui oppose sans les évincer une détermination à toutes les autres.
40d) Cette logique de l’imaginaire se constate à la série des termes qui précisent cette négation du contradictoire d’intellect : “excludunt... negant... exclusas... exclusa... negata... abstractos... abstinentes...”. L’imagination par contre ne considère pas le non exprimé et l’omis comme radicalement niés : elle en laisse le concept possible. Et c’est dans cette frange de l’imaginaire que l’intellect trouve la force de repartir à la conquête d’autres significations pour le sujet abordé.
41e) Effectivement il ne faut pas “juger témérairement” que les autres “conditions” qui concernent le sujet aient été exclues : simplement elles n’ont pas été exprimées dans la prise de signification. Ces “conditiones” (445.20) avaient été avancées pour la détermination dans la Règle XIII. Elles ne sont pas sans rappeler, surtout pour la présente occurrence, les “circonstances” qui désignent les qualités propres à l’adjoint d’un sujet. L’imagination veille au maintien de l’ensemble de ces “conditions” que l’intellect exclut en en privilégiant une.
42f) L’effet est patent aussi bien pour le nombre que pour l’étendue. Si on prend “une question de nombre” (445.22) on peut imaginer quelque sujet qu’on puisse mesurer par plusieurs unités ; or l’intellect réfléchit pour sa part sur la multiplicité seule. Cette réduction du champ des conditions exclut la “res numerata” d’une part et lui fait perdre ses conditions réelles ; d’autre part elle isole le nombre hors de la chose nombrée et l’abstrait pour le donner en proie à ceux qui s’engagent dans les mystères des nombres et autres facéties. (446.1). Quant à la figure, il ne faut pas cesser de penser que c’est “un sujet étendu” que nous traitons sous la “raison” de figurer, c’est-à-dire de la nature simple de figure ; si c’est d’un corps qu’il s’agit, il faut le traiter de long, large et profond ; si c’est d’une surface, “sans en oublier la profondeur”, on l’abordera sous l’angle de la longueur et de la largeur ; de même pour la ligne qui ne sera que longueur, sans oublier le reste ; de même pour le point pensons que nous traitons du même sujet étendu, “sans omettre qu’il est un être” (446.4).
5 – La symbolique de l’imaginaire
431. S’ensuit une symbolique de l’imaginaire qu’expose la Règle XV pour les questions qui exigent l’attention immédiate de la pensée, et la Règle XVI pour les questions qui n’exigent pas cette attention immédiate.
44a) Pour retenir l’attention plus distinctement “nostra cogitatio” sera aidée par des figures disposées pour les sens externes (453.1), qui s’offrent comme “raison”.
45L’unité sera représentée de trois manières :
46Par un carré en tant que longue et large.
47Par une ligne en tant que longue.
48Par un point en tant que la multiplicité en est composée.

49En application de la logique de l’imaginaire, il est rappelé que de quelque manière qu’elle soit tracée et conçue, l’unité est toujours un “sujet étendu” en tous sens et susceptible de multiples dimensions : on ne saurait donc nier les autres conditions présentées. Mais on retombe avec” infinitarum dimensionum” sur un problème du genre “infinitis attributis “chez Spinoza. Cependant ici l’“infinitarum” est annoncé par les “infinitas... dimensiones diversas...” (448.12) et confirmé par “duas dimensiones diversas, et innumeris quae...” (454.16) qui concernent la multiplicité des dimensions diverses et non leur caractère infini.
50Les termes de la proposition (géométrique) seront représentés de six manières :
51Par un rectangle pour faire attention à deux grandeurs à la fois, dont les deux côtés seront les grandeurs proposées.
52Par un rectangle allongé si les deux grandeurs sont incommensurables.

53Par un rectangle divisé si les deux grandeurs sont commensurables ou par des points disposés en rectangle, rien de plus sauf s’il est question d’une multitude d’unités.

54Par un rectangle pour faire attention à une grandeur qui sera l’un des côtés, l’autre étant l’unité, ce qui arrive toutes les fois qu’une grandeur doit être comparée avec une surface quelconque.
55Par une ligne si c’est une grandeur incommensurable

56Par des points si c’est une multiplicité.

57“Commensurabilis / incommensurabilis” n’intervient dans les Regulae que pour ces deux occurrences. La grandeur incommensurable ne désigne en la circonstance que ce qui se rapporte à ce qui dans la question reste inconnu et non encore réduit à la grandeur prise pour unité.
582. La Règle XVI traite de ce qui n’exige pas une attention immédiate, mais qui est néanmoins nécessaire pour la conclusion : dans ce cas, “plutôt que des figures complètes”, comme celles de la Règle XV, mieux vaudra les désigner par des “notes très courtes” (“per brevissimas notas designare quam per integras figuras”, 454.12). Ces signes courts empêcheront la mémoire de défaillir par trop de surcharge signalétique ; la “cogitatio” ne sera pas distraite à les retenir, elle sera au contraire libre pour en rechercher d’autres.
59Des 7 occurrences de “nota”, 6 figurent dans cette Règle XVI. Comme on l’a constaté, les Regulae font un grand usage de “notandum” (23 occurrences sur les 27 de “notare”). On ne trouve pas dans les Regulae de “notatio” ni de “denotatio”, mais le verbe “designare” apparaît 18 fois, surtout dans la séquence des Règles XIII à XVIII. On peut intituler cette Règle : “de notis” ou “de aptis signis”. Ces occurrences de “nota” méritent une traduction par “note”, plutôt que par “signe” ou par “chiffre”, ce qui les restreint au nombre alors qu’on recommandera des notes désignées par des lettres.
60Après avoir traité des “respectifs” et des “comparés”, La Ramée en venait à la “notation” définie “interprétation du nom’, et ceci toujours dans le Livre de l’invention, “car la raison de tous noms dérivés ou composés se peut rendre par les premiers arguments”. La référence de tout lexique réside dans la référence aux arguments-raisons. Avec la notation on sort du cadre des “premiers arguments” pour entrer dans le cadre des “arguments issus (“orti”) des premiers” (“insiti”) mais ces arguments ne sont jamais dérivés d’autre chose que des premiers arguments. La règle de La Ramée est que les noms sont “instruments des choses nommées”, les uns étant faits par imitation “et desquels se peut rendre raison”, les autres étant en partie faux, ou primitifs ou inconnus. Quand les noms sont faux la notation est “périlleuse”. “Note” est fréquente dans la Dialectique.
61La logique de l’imaginaire exige de ne pas contempler plus de deux grandeurs à la fois “soit d’une seule intuition des yeux, soit d’une seule intuition de l’esprit” (454.18). Avec cette insistance sur la technique de l’omission qui ne doit pas être une négation : il est important de retenir que d’autres dimensions peuvent interférer dans l’usage.
62Puisque cette Règle XVI vise un certain déploiement de la pensée, l’instabilité de la fantaisie risque d’entraîner des efforts gênants pour stabiliser la réflexion : il faut éviter à l’intellect de s’y fatiguer, mais il faut éviter aussi à la mémoire de trop intervenir. On laissera donc la fantaisie “plus libre et toute entière aux idées présentes” (455.2). Pour ce faire, comme on avait eu recours aux figures destinées à l’attention des sens externes, on fera appel à l’art de l’écriture “ars scribendi” (455.1), de manière à définir les signes les plus adaptés à l’invention, et on les notera sur le papier en soumettant ces “notes très brèves” à la distinction exigée par la Règle IX et au mouvement ininterrompu de la pensée recommandé par la Règle XI.
63Cet art d’écrire concernera des signes détachés, fabricables par notre libre industrie, désignés par “une seule note” (455.9).
64– a, b, c.
65Ces “caractères” désignent des grandeurs déjà connues.
66– A, B, C,
67Ces “caractères” désignent les grandeurs inconnues.
68– 1, 2, 3,
69Placés avant la lettre désignent leur quantité, par ces “notas numerorum”.
70– 2a3
71Placé en exposant, désigne le nombre des relations (“relationum”) comprises dans la grandeur considérée.
72Ces “notes” seront peu nombreuses, on évitera de les multiplier, elles seront “pures”, “nues”, sans rien d’inutile ou de superflu qui embarrasse la capacité de l’esprit au moment où il lui faut envisager plusieurs grandeurs à la fois.
733. La Règle XVI est ensuite scandée par trois “advertendum”, un “observandum” et un “notandum”.
74a) Advertendum I (455.25). Par sa clarté plus grande, cet art d’écrire remplace celui des calculateurs et des logistes qui désignent chaque grandeur ou bien par plusieurs unités ou bien par un nombre quelconque.
75Il s’agit au contraire “d’abstraire chaque grandeur des nombres eux-mêmes” ou bien “des figures géométriques ou autres” (455.25). Ce qui a pour effet d’éviter des calculs inutiles, de mieux distinguer les parties de la difficulté, de ne pas recourir à des nombres superflus (456.6). Par exemple on utilisera pour chercher la base d’un triangle rectangle dont les côtés donnés sont 9 et 12,au lieu des expressions des Logistes qui énoncent
soit 15. Par cette expression, on a désigné 9 et 12 par a et b, on a inventé que la base était
, et pour répondre à la remarque précédente, les signes des deux côtés restent distincts dans l’opération, qui dans le nombre restent confus, et on a évité d’effectuer une opération de racine carrée. Les conditions d’une connaissance distincte et évidente sont ainsi réunies.
76b) Advertendum II (456.11). Cette seconde remarque porte sur ce qu’il faut entendre par “nombre de relations” : ce sont “les proportions se suivant en ordre continu”. Dans “l’algèbre ordinaire” ces proportions sont exprimées “par plusieurs dimensions et figures”. Les noms employés “m’ont moi-même trompé (“deceptum”) pendant longtemps”. Toutefois une dette semble ici reconnue : “rien ne me semblait pouvoir être plus clairement proposé à mon imagination, après la ligne et le carré, que le cube et d’autres figures forgées à leur ressemblance ; et certes j’ai résolu bien des difficultés par leur secours” (456.18). Or cette manière de concevoir n’avait jamais rien permis d’inventer “que je n’eusse pu reconnaître beaucoup plus aisément et distinctement sans elle”. Cette comparaison entre l’acquis et le nouveau aboutit à une révision des noms après une longue expérience. De tels noms troublaient le concept : la racine, le carré, le cube etc... Ces noms ne doivent jamais être représentés autrement que le demande la Règle XV ; et les grandeurs qu’ils désignent ne sont pas autre chose que des “proportions continues”. Ces proportions continues sont toujours précédées d’une unité à laquelle la première proportionnelle se rapporte immédiatement et par une relation unique. La seconde se rapporte à l’unité par l’entremise de la première ; la troisième par celle de la seconde. En raison de cette entremise, la seconde comporte deux relations, la troisième trois, etc... D’où le nouveau tableau reposant sur les relations proportionelles :
En Algèbre ordinaire | En langage de proportion |
1 relation = racine | première proportionelle |
2 relations = carré | seconde proportionelle |
3 relations = cube | troisième proportionelle |
4 relations = bicarré | quatrième proportionelle |
77c) Advertendum III (457.13). Cette troisième remarque est une conséquence du “double usage” des nombres qui a été relevé dans l’étude de l’étendue. Les mêmes nombres expliquent tantôt l’ordre, tantôt la mesure. Que se passe-t-il “quand nous abstrayons les termes de la difficulté de certains nombres pour examiner la nature de cette difficulté” ? Souvent on peut résoudre cette difficulté en une plus simple manière dans les nombres donnés plutôt que de l’en abstraire. Il convient de ramener la difficulté aux “nombres donnés” après avoir cherché à l’exprimer par des termes généraux : dans l’éventualité d’une solution plus simple. D’où cet exemple :
Expression en des termes généraux : la base du triangle rectangle de côtés a et b est
.
Ramener aux nombres donnés : 81 pour a2 et 144 pour b2.
Leur simple addition fait 225 dont la racine ou moyenne proportionelle entre 1 et 225 est 15.
Ainsi la base 15 est commensurable aux côtés 9 et 12 : “mais non point de façon générale de ce qu’elle est la base d’un triangle rectangle dont un côté est à l’autre comme 3 à 4. Les calculateurs se contentent de la somme qu’ils demandaient et ne remarquent pas “comment” elle dépend des données, “en quoi consiste proprement la science” (458.5).
78d) Observandum (458.9). Remarque plus générale, qui consiste à ne rien confier à la mémoire de ce qui peut se coucher sur le papier, pour éviter toute déperdition de souvenir. Il faut établir un “index” dans lequel les termes des questions seront écrits comme ils auront été composés la première fois ; puis ils en sont abstraits ; puis ils sont désignés par des “notes” ; puis la solution en est inventée dans les notes mêmes ; puis la solution est appliquée au cas particulier sur lequel porte la question. La formule générale de cette séquence est que “rien n’est jamais abstrait que du moins général”. D’où le problème :
Quelle est la base AC dans le triangle rectangle ABC ?
Abstraire la difficulté afin de demander en général la base à partir des grandeurs des côtés.
Au lieu de AB qui est 9, poser a. Au lieu de BC qui est 12, poser b.

79e) Notandum (459.1). Concerne le plan général des Regulae : les Règles XIII, XIV, XV, XVI, serviront dans “la troisième partie de ce Traité” avec cette indication “dans une acception plus large”.
6 – Des questions déterminées aux questions embrouillées
801. C’est la Règle XVII qui articule les deux parties de cette fin de la première partie du Traité. Les Règles XIII-XVI ont porté sur la question : “comment (“quomodo”) des difficultés déterminées et parfaitement saisies par l’intellect doivent-elles être abstraites des sujets singuliers et comment doivent-elles être réduites de manière à ce qu’ensuite on n’ait plus rien d’autre à chercher que certaines grandeurs à connaître, de sorte que, selon tel ou tel rapport (“habitudinem”) on les rapporte à celles qui sont déjà données” (459.10). La logique de l’imaginaire a dégagé les procédures mentales et symboliques à suivre.
81Les Règles terminales seront consacrées aux difficultés “enveloppées” (“involutas”, 460.18), “embrouillées on ne peut plus” (“quantumcumque intricatis”, 460.23), pour lesquelles il faudra recourir aux procédures de la déduction. Ce faisant on entre dans le champ propre de la Géométrie, puisque ces textes des Regulae supportent le parallèle avec l’Essai qui suivra le Discours de la méthode. La Règle XVII franchit un nouveau pas en commençant l’exposition de la portée la plus lointaine de la dialectique théorique et pratique, en un domaine qui n’est plus strictement le sien, mais qui assume la “conjunctio”. La Règle XVII fut la première préface de la Géométrie (VI, 372.10-20) car elle apprend à formuler les équations.
82a) On aura à faire à des propositions qui peuvent comporter de “nombreuses grandeurs inconnues” (459.17). b) Aussi nombreuses soient-elles, on commencera par “les subordonner les unes aux autres” de manière à ce que, ce que la première est à l’unité, la seconde le soit à la première etc... c) Ces grandeurs inconnues formeront ainsi “une somme égale à une certaine grandeur connue”.
83Ce qui importe pour effectuer cette réduction de l’inconnu au connu, c’est de suivre “une méthode certaine” qu’aucune pratique industrieuse ne puisse prétendre réduire à de plus simples termes (459.23). La méthode porte dans le cas présent (“quoad praesentem”, 459.26) sur une résolution “par déduction” qui en est “la voie plane et directe”, plus aisée que toute autre qui ne peut être que “plus difficile et indirecte” (460.1). La géométrie est ainsi expressément mise sous la dépendance de la dialectique théorique puisque non seulement on s’appuie sur la seconde définition de la Règle III, mais que de plus la Règle XI est invoquée sur la “catenatio” des propositions, le rapport de chacune à ses voisines, la relation de la première à la dernière et réciproquement, la déduction plus mal aisée des extrêmes à partir des intermédiaires (460.5). L’autre programme de la Règle XI en faveur du mouvement ininterrompu de la pensée est aussi rappelé, qui permet d’établir à partir de l’intuition et de l’ordre une inférence sans faille sur tout le parcours et de la première à la dernière (“intueamur, ut inde inferamus quomodo...”, 460.10).
84La Règle XVII dissocie le problème de la déduction des moyennes grandeurs à partir de la liaison entre la première et la dernière, pour lequel il faut recourir à “un ordre entièrement indirect et renversé” “ordinem indirectum et praeposterum” (460.15).
85Une définition des “questions enveloppées” est avancée : “les questions où il faut connaître à partir d’extrêmes connus” Certains intermédiaires suivant un ordre perturbé (“turbatus”, 460.20). a) L’artifice du lieu consistera à se préparer “une voie facile et directe”, “en supposant les grandeurs inconnues pour des grandeurs connues”, même dans les difficultés les plus embrouillées (“intricatis”). b) Cette pratique est toujours possible puisque la supposition générale de cette partie donnée par la Règle XIII (430.18) établit qu’il y a entre les grandeurs inconnues et les grandeurs connues dans une question une dépendance telle que les inconnues sont toujours déterminées par les connues, c) La Règle XIII sera entièrement respectée dans le cas présent sous trois conditions. D’abord faire réflexion sur les grandeurs qui se présentent au moment où nous reconnaissons cette détermination ; puis y joindre en même temps les inconnues au nombre des connues ; enfin en déduire par degré (“gradatim”, 461.5) et par discursions vraies (“veros discursus”, 459.8, 461.5) toutes les autres choses même connues comme si elles étaient inconnues (461.2). Il y aurait même une Règle XXIV dans laquelle des exemples seraient apportés.
7 – La dialectique des quatre opérations : la géométrie algébrique
861. Pour résoudre les difficultés dans les questions complexes, quatre opérations seulement sont requises : c’est ce qu’annonce la Règle XVIII, opérations qui vont être mises en rapport avec la logique, la symbolique et l’opératoire de l’imaginaire.
87Pourquoi quatre “seulement” (“tantum”, “ad quatuor tantum capita redigimus”, 461.12 et 19) ? Cette limitation ne dépend pas des arithmétiques existantes mais de l’exigence dialectique du plus petit nombre de règles. La multiplicité des règles provient de l’ignorance du maître et un précepte général devient moins clair quand on le divise en préceptes prticuliers. “Quamobrem...”, “C’est pour cela que nous réduisons ici (“reduci”, redigimus”) toutes les opérations à quatre seulement”. Mais ces opérations seront au nombre de cinq dans la Géométrie avec “l’extraction des racines qu’on peut prendre pour une espèce de division” (AT VI, 369)
88Le but de ces opérations est d’“exposer successivement (“percurrendis”) tous les aspects d’une question, c’est déduire certaines grandeurs d’autres grandeurs”. Pour ce faire ces quatre opérations suffisent (462.1). Ces quatre opérations sont envisagées sous l’angle de l’intellect, puis sous celui de l’imaginaire.
892. Les quatre opérations suffisantes au point de vue de l’intellect ne sont limitées à aucune partie spéciale des mathématiques : ni l’arithmétique, ni l’algèbre, ni la géométrie. Elles relèvent de la “mathesis universalis” étant donné leur dépendance de la dialectique théorique.
Un premier cas est celui où les grandeurs sont prises absolument et contiennent celles qu’on cherche (462.6).
90a) L’addition est la connaissance d’une grandeur à partir des éléments qui la composent (462.1).
91b) La soustraction est la reconnaissance d’une partie à partir de deux parties données : la connaissance du tout et la connaissance de l’excédent du tout sur la partie demandée (462.4).
Un second cas est celui où la grandeur à inventer (“invenienda”, 462.9) est entièrement différente des grandeurs données qui ne contiennent en aucune façon celle que l’on cherche : “alors il est nécessaire de rapporter la grandeur recherchée aux grandeurs données”, et ce rapport doit répondre “à quelque raison”. On peut se demander, vu les deux cas envisagés, si la proportion ne mériterait pas, étant donné tout ce qui en a été dit, le titre d’“opération”, qui lui est conféré dans d’autres contextes.
92Cas des proportions directes (462.16).
Le premier degré dans la série des grandeurs en proportion continue est l’unité (“basim... fundamentum... in serie... primum gradum”, 462.15).
Le second degré est occupé par les grandeurs données (“datas”).
Le troisième degré est celui des grandeurs demandées (“quaesitae”).
Le quatrième degré etc... est la suite des grandeurs demandées.
93Cas des proportions indirectes (462.21).
Le premier degré est l’unité.
Le second degré est celui de la grandeur demandée.
Le troisième degré et les degrés intermédiaires recueillent les autres grandeurs demandées.
Le dernier degré est occupé par la grandeur donnée.
94Ces considérations relevant de la “mathesis universalis” rappelées, il est possible d’exposer “plus clairement” les deux opérations relevant du cas présent.
95c) La multiplication établit un rapport direct (462.11) entre grandeurs différentes ne comportant pas ce que l’on cherche. L’exemple donné (463.1) :
Comme l’unité est à a soit 5 donné,
ainsi b soit 7 donné l’est aussi à la grandeur demandée.
Cette grandeur demandée est ab soit 35,
alors a et b sont du second degré,
ab, qui en est le produit est du troisième degré.
Si on ajoute que l’unité est à c soit 9
comme ab soit 35 l’est à la grandeur demandée abc soit 315
alors abc est du quatrième degré,
est le produit de deux multiplications de ab et de c qui sont du second degré
etc...
96Autre exemple :
Comme l’unité est à a soit 5
ainsi a soit 5 l’est à a2 soit 25.
De plus ce que l’unité est à a soit 5,
a2 soit 25 l’est à a3 ou 125.
Enfin de ce que l’unité est à a soit 5,
a3 soit 125 l’est à a4 soit 625 etc...
97Ainsi se fait la multiplication soit dans le cas d’une grandeur comptée par elle-même, soit dans le cas d’une grandeur comptée par une autre complètement différente (“ducatur... duceretur”, 463, 12-13, selon ce sens classique de “duco” : “compter”).
98d) La division établit un rapport indirect (462.11) entre des grandeurs différentes ne comportant pas ce qu’on cherche. L’exemple donné porte sur “un ordre renversé et indirect” (463.15) :
Ce que l’unité est à a soit 5 comme diviseur donné.
B soit 7 qu’on recherche est à ab soit 35 comme dividende donné.
C’est pourquoi B recherché ne se trouve qu’en divisant ab donné par a également donné.
99Autre exemple :
Ce que l’unité est à a ou 5 demandé,
A soit 5 qu’on recherche l’est à a2 ou 25 donné,
ou ce que l’unité est à A soit 5 demandé,
A2 ou 25 demandé l’est à a3 ou 125 donné etc...
100Ces opérations de division présentent dans ces derniers cas “plus de difficultés” que dans les premiers : on y trouve en effet plus souvent la grandeur cherchée “qui par suite enveloppe plus de relations” (463.26).
101e) Une remarque permet de joindre à l’étude de la division l’opération de l’extraction des racines, ce que la Géométrie entérinera. Le sens des exemples donnés pour la division “est le même que si l’on disait qu’il faut extraire la racine carrée de a2 soit 25 ou la racine cubique de a3 soit 125 etc... Une telle façon de parler est en usage “chez les Logistes” (464.1).
102f) Une dernière remarque estime que la question des moyennes proportionnelles géométriques revient au même. Car c’est comme si l’on disait “inventer” la moyenne proportionnelle entre la grandeur “prise pour moyen terme” (“assumptitia”, 464.6) que nous appelons “unité” et la grandeur qui est désignée par a2 ou bien deux moyennes proportionnelles entre l’unité et a3, et de même pour les autres.
1033. Les quatre opérations suffisantes au point de vue de l’intellect doivent maintenant être examinées à la lumière de la logique de l’imaginaire (“his intellectis... ad imaginationis examen”, 464.11). On en revient à chercher le “quomodo” d’une représentation “pour les yeux” qui favorisera l’usage et la pratique (“usum sive praxim”, 464.15). D’où la symbolique visuelle qui accompagne chaque opération, une ligne ayant été prise pour unité afin de la rapporter d’autant mieux au nombre comme dira la Géométrie (VI, 370). Car la Géométrie dévoilera ce qui reste ici tacite : “et je ne craindrai pas d’introduire ces termes d’Arithmétique dans la Géométrie afin de me rendre plus intelligible” (VI, 370). En évoquant cette vieille querelle dialectique des mathématiciens, la Géométrie s’affirme en plein dans les discussions que nous avons évoquées.
104a) L’addition consiste à ajouter une ligne à une autre :

105b) La soustraction vise à retrancher une ligne d’une autre :

106c) La multiplication conçue sous la raison des lignes exige la considération d’angles et de rectangles :

107Si on veut compliquer :

108La Géométrie intègre ces considérations à la construction de figures concrètes. La multiplication fait appel à la figure suivante :

109d) La division dans laquelle le diviseur est donné, on imagine que : la grandeur à diviser est un rectangle dont un côté est le diviseur et l’autre côté le quotient. S’il faut diviser le rectangle ab : a

on en ôte la largeur a et il reste b pour quotient
110Si on divise ce rectangle par b ab : b
on en ôte la hauteur b et le quotient sera a.
111La Géométrie propose pour la division la même figure que pour l’addition,
112e) Le cas de l’extraction des racines est alors envisagé (467.5) : c’est une division où le diviseur n’est pas donné. Alors le dividende et les autres termes doivent toujours être conçus comme des lignes existant dans une série de “proportions continues” (“in serie”).
113La Géométrie construit sa solution en construisant un demi-cercle :

114f) Le cas des moyennes proportionnelles “viendra en son lieu” (“in suo loco”, 467.12). De telles opérations n’ont pas place ici “parce qu’elle doivent être faites par des mouvements indirects et réfléchis de l’imagination et qu’ici on ne traite que des questions à parcourir directement”.
115La Géométrie n’évoque pas ce cas.
116D’une manière plus générale, la Géométrie estimera à l’inverse de ces efforts des Regulae en faveur de l’imaginaire, que “souvent on n’a pas besoin de tracer aussi les lignes sur le papier et il suffit de les désigner par quelques lettres, chacune par une seule” (AT VI, 371), ce qui rappelle la formule des natures simples séparées.
1174. Nous ne possédons les Règles XIX, XX et XXI que par le condensé qui les ouvre. Dans l’intention de l’auteur, plusieurs fois affirmée, il devait y avoir jusqu’à 24 ou 25 règles dans ce Livre I. La Géométrie permet là aussi d’obtenir quelques renseignements complémentaires, puisque la fin de ce Livre I est recoupé par le début de cet Essai.
118a) La Règle XIX applique la “méthode de raisonnement” définie par la logique et la symbolique de l’imaginaire à “des grandeurs exprimées de deux manières différentes”. Autant il y aura de ces grandeurs, “autant nous supposons connus des termes inconnus de manière à parcourir directement la difficulté”. L’objectif sera d’avoir autant de “comparaisons entre deux termes égaux” (468.20). La Géométrie reprend dans son langage : “comment en venir aux équations qui servent à résoudre les questions” ? Or la Règle XIX donnait là une définition de l’équation, puisque la Géométrie précise : une équation, c’est “exprimer une même quantité de deux façons”. De plus “les termes de l’une de ces deux façons sont égaux aux termes de l’autre” (AT VI, 372). La Géométrie développe ce que la Règle XIX condense : “trouver autant d’équations qu’on a supposé de lignes inconnues ; prendre les lignes connues pour les inconnues auxquelles ne correspond aucune équation”.
119b) La Règle XX annonce qu’une fois les équations “inventées”, il faut achever les opérations que l’on avait omises. Et selon ce procédé : “ne faire jamais usage de multiplications chaque fois qu’il y aura lieu de diviser”. La Géométrie (AT VI, 374) estime qu’on doit se servir de toutes les divisions possibles mais selon les plus simples termes.
120c) La Règle XXI estime que si l’on a plusieurs équations de cette sorte, il faut toutes les réduire à une équation unique : celle dont les termes occuperont le moindre degré dans la série des grandeurs proportionnelles continues, selon laquelle il faut disposer ces termes en ordre. Cette Règle XXI est explicitée par la Géométrie (AT VI, 373).
8 – Les facultés de l’esprit : vers une autre métaphysique
1211. Les dialectiques ramistes orientent depuis un siècle leurs dispositions logiques en évitant de les référer au corsetage scolastique des sens singuliers et communs et des intellects variés. Leur centre psychique de référence est devenu la pensée, la “cogitatio”, globalement considérée comme propre de l’acte mental humain. A partir de cette unité centrale, la distinction entre “actions” ou “opérations” de l’esprit prend le pas sur le vocabulaire des “facultés”. Le rôle des sens, de la mémoire, de l’imagination, de l’intellect même est à comprendre à partir de ce centre pensant qu’est le sujet connaissant. Mais ces notations restent éparses dans les traités de dialectique et ne sont pas considérées comme pouvant conduire à la nouvelle interprétation d’un éventuel "de homine”. Or un projet traverse les Regulae qui se fait place par endroit et qui conduit à une première construction des “facultés” de l’homme, considérées à partir de cette unité pensante et en fonction de la théorie de la lumière naturelle qui dénie au sensible tout rôle initiateur ou capital dans l’édification du savoir.
1222. La Règle VIII, à la charnière entre dialectique théorique et dialectique appliquée, aborde deux exemples incitant à la prudence : mieux vaut s’arrêter plutôt que de persévérer dans le défaut d’intuition. L’exemple de l’anaclastique illustre la conjonction qui se prépare entre dialectique et mathématique. Un second exemple prépare une éventuelle conjonction entre la dialectique et la métaphysique, “exemple le plus noble de tous” (395.16). Celui qui se pose “la question” d’examiner toutes les vérités pour la connaissance desquelles “la raison humaine suffit”, trouvera que “rien ne peut être connu avant l’intellect puisque c’est de celui-ci que dépend la connaissance de toutes les autres choses et non l’inverse” (395.22). Un tel examen est programmatique puisqu’on réentendra la sentence : tous ceux qui veulent parvenir à la sagesse, but des études, doivent faire un tel examen au moins une fois en leur vie.
123La hiérarchie des facultés installera donc au sommet l’intellect, qui est “prius”, les autres facultés venant “post”. Or il n’y a que deux autres “instruments de connaissance” (395.26) : la fantaisie et le sens. Soit au total “trois modes de connaissance”. La vérité et l’erreur n’ont certes leur origine que de l’entendement, mais les deux autres modes de connaissance peuvent y participer. Force est de porter attention à ce qui peut tromper (“decipi”, 396.6).
124La dialectique jouera de nouveau son rôle puisqu’il faut “énumérer exactement les voies” qui s’ouvrent vers la vérité : il n’y en a pas tellement et une énumération suffisante y pourvoiera (396.10). Les connaissances des choses seront alors référées à la faculté dont elles sont solidaires : celles qui ne font qu’orner la mémoire et la remplir, celles qui rendent un homme plus savant. Mais, c’est le but de la Règle VIII : la recherche est interdite pour tout ce qui dépasse ces facultés humaines. Mieux vaut s’en tenir à cette aperception claire sans que l’objet dépasse les limites de l’esprit humain, ce qui est satisfaisant autant bien pour la vanité que pour la curiosité.
1253. On s’est déjà intéressé aux perturbations textuelles de la Règle VIII. Tout s’enchaîne avec les Règles précédentes et se suit dans la Règle VIII : non seulement simple suffisance de l’ordre, mais arrêt absolu de la recherche plutôt que divagations. Deux exemples mettent en lumière les apports de cette Règle : en mathématique physique l’anaclastique, en psychologie des facultés la distribution des forces de penser en leurs modes. Cette cohérence prend fin en 396.25. Car la fin de la Règle VIII apparaît comme répétitive et comme hors de place.
126La question n’est pas seulement textuelle, elle est paléographique. Nous sommes manifestement en présence d’une intervention de copiste qui a recueilli tout ce dont il disposait comme original : sa discrimination opère justement en faveur de la première partie du texte canonique, mais la seconde partie avait vraisemblablement été retranchée par l’auteur. Il y a deux rédactions d’un même passage qui se juxtaposent : la seconde partie de la Règle VIII est le premier brouillon de la Règle XII-1.
127La triple répétition du “semel in vita” (395.20, 396.29, 398.2) attire l’étonnement, d’autant plus que cette formule célèbre par le Discours de la méthode voit là ses premières ébauches.
128a) A partir de 396.26, on est en présence de la première rédaction du second exemple concernant les facultés mentales, jusqu’à 397.2. Puis cet essai est suivi d’une illustration instrumentale dont on ne peut dire qu’elle convient au sujet, comme on le verra. Il se pourrait d’ailleurs qu’un tel texte ne soit pas à sa place ici.
129b) La reprise de 397.27 “At vero nihil...” menant au troisième “semel in vita” est vraisemblablement une seconde rédaction du second exemple. Cette rédaction semble cohérente puisqu’elle aboutit à la division majeure entre choses connues par l’intellect et choses elles-mêmes. Sur la partie qui concerne les trois facultés, la rédaction canonique du second exemple est plus convaincante et mieux argumentée, malgré l’absence et la présence de la mémoire. Car ce paragraphe se termine par l’annonce que cette partie sera traitée par une énumération suffisante : ce qui fait précisément l’objet de la rédaction du second exemple mis en avant dans ces manuscrits. Car “dans la règle qui suit”, il n’est en rien question de ce sujet et c’est la Règle XII-1 qui reviendra sur l’énumération des modes de la connaissance. Il y eut donc un état des Regulae dans lequel la Règle XII-1 avait été envisagée comme Règle IX, avec comme illustration les thèmes de la perspicacité et de la sagacité. On tombait alors sur la Règle XII pour l’examen des “natures simples” annoncées ici effectivement telles qu’elles seront dans la Règle XII-2.
130c) Si la “conjunctio” avec les mathématiques s’effectue sans difficulté dialectique, la conjonction avec la métaphysique, la distinction de l’esprit et du corps, et des facultés de l’esprit n’en va pas de même.
1314. La Règle XII, en son milieu, est une règle-charnière. Sa première partie conclut sur les 11 premières Règles (“Denique”, 410.18 ; “concludit haec”, 410.24) ; sa seconde partie ouvre avec “Jam ut quoque secundum aggrediamur” (417.16). Nous avons vu comment cette seconde partie était consacrée à la théorie des natures simples avant leur mise en exercice dans la dialectique pratique. La première partie traite “de auxiliis” : ce qui dans l’esprit humain et dans sa conduite est capable d’aider à la manifestation des natures simples, les appuis que l’intuition, la comparaison et l’invention peuvent trouver dans les diverses facultés humaines. Ce ne sont là que des adjuvants, qui ne ressortissent pas de la dialectique au sens strict, d’où vraisemblablement les hésitations programmatiques qui les partagent entre la Règle VIII et la Règle XII-1.
1325. La Règle XII-1 commence mal puisque le projet cognitif ne peut accueillir les nécessaires prémisses psycho-physiques. Cet échec rhétorique est nettement ressenti : “optarem exponere hoc in loco... nisi nimis angustis mihi videretur... antequam possit patere... Cupio enim semper... nisi praemiserim... quia jam hoc non licet...” (411.26-412.3). Car cela engage à ne pas être cru, à laisser prendre pour “suppositions” ce qui est démontré. C’est dire que le traité “De Homine” n’a pas sa place dans des règles dialectiques et qu’il faut faire l’impasse (“ne croyez pas s’il vous chante que les choses soient ainsi” (412.8). Toutefois on peut s’inspirer des suppositions des géomètres parce qu’elles n’infirment en rien la force des raisons, bien qu’on soit d’une autre idée en ce qui concerne la nature physique des choses considérées. On doit donc prendre, dans ces Regulae au titre de “supposition” ce qui est démontré autre part. Ce “De Homine” virtuel pour les Regulae serait d’ailleurs référé aux natures simples et à leur propre distribution déjà évoquée, provoquant une tripartition de la problématique du savoir : a) “quid sit mens hominis” ; b) “quid corpus” ; c) “quomodo hoc ab illa informetur” comment le corps est “informé” par l’esprit ; d) puis, dans le tout de ce composé (“in toto composito”), les facultés en tant que relevant de ce composé, qui font l’objet de la Règle XII- 1 : entendement, imagination, mémoire, sens. Le tout ayant fait l’objet d’un acquis cognitif par “des raisons”, convainquantes pour soi et pour autrui.
1336. Un premier précepte délimite le champ de la recherche du vrai. Selon les obligations du renversement dialectique, il ne faut prendre en considération que “ce que nous connaissons” et que “les choses qui sont à connaître”. Cette réduction élimine toute intervention d’autorité ou de préjugé. D’autre part quatre facultés seulement interviennent, ce qui veut dire que l’on évince toute l’armature complexe de la connaissance scolastique. Cependant si les sens, l’imagination et la mémoire peuvent favoriser la connaissance, l’intellect seul accède au vrai. Quant aux choses, on doit distinguer trois points dans leur approche : qu’est-ce qui se présente spontanément comme objet, comment on connaît quelque chose à partir d’autre chose, que déduire de chaque chose ?
1347. L’étude du détail commence par l’analyse de l’apport possible des sens (412.16) avec un premier “concipiendum est”.
135Les “sens externes” sont des parties du corps. Un mouvement local détermine l’action de chacun des sens qui se réduit proprement à “une passion”. L’image du cachet qui s’imprime dans la cire illustre cet effet de la mise en présence de l’objet et du sens. Mais ce n’est pas là “une simple analogie” : la figure extérieure du corps, dans son système sensoriel est “réellement” modifiée par la présence de l’objet. La dureté, la rugosité, le chaud, le froid pour le toucher ; la partie opaque de l’œil qui reçoit la figure qu’y imprime la lumière colorée ; les membranes du nez, de la langue, des oreilles qui reçoivent les impressions de l’odeur, de la saveur, du son.
136Or, et l’on comprend pourquoi après ce qui a été dit de la logique et de la symbolique de l’imaginaire, ce premier “concipiendum” réserve un paragraphe à la représentation des “figures”, la finalité géométrique de cette dialectique en orientant la psychologie sous-jacente. Rien ne tombe plus facilement sous le sens que la figure : “on la touche, on la voit”. Le “concept de figure qui est commun et simple” (“tam communis et simplex sit figurae conceptus”, 413.7) présente toutes les caractéristiques d’une nature simple. Ce concept est “enveloppé dans tout sensible” (“involvitur”). Par rapport à l’étendue, la couleur est seconde : elle peut être ce que l’on veut, mais on ne peut nier qu’elle soit étendue et figurée : “extensum... et per consequens figuratum” (413.9), ce qui précise la hiérarchie entre étendue et figure. Si on laisse de côté l’appel à “quelque être nouveau inutile”, on peut se contenter de ne considérer dans la couleur “indépendamment de toute autre chose, que ce qui est figuré”. Dès lors la différence entre les couleurs serait comme celle qui existe entre des figures diversement tracées. Ainsi “le nombre infini des figures suffit à exprimer toutes les différences entre les choses sensibles” (413.18).
1378. Un second “concipiendum” traite du “sens commun" selon la même direction figurative. La figure que le sens externe a reçue est “différée” à une autre “partie du corps” qui est appelé sens commun. Cette transmission est instantannée, sans qu’il soit besoin de faire appel “à aucun être réel”. L’exemple de l’écriture actuelle s’ensuit (414.5). “Rien de réel” ne passe d’une extrémité de la plume à l’autre, et il n’y a “pas moins de connexion entre les parties du corps humain”.
1389. Le troisième “concipiendum” concerne la “fantaisie ou imagination" (414.16). A son tour, le sens commun joue le rôle d’un cachet qui imprime ce qui lui a été imprimé dans la faculté suivante. Car “cette imagination est une véritable partie du corps" (414.22). Comme “pars corporis”, l’imagination est douée de “grandeur” (“magnitudo”) divisible en “portions" distinguant nombre de figures les unes des autres et les conservant longuement : auquel cas on atteint “la mémoire” (414.24).
139Le quatrième “concipiendum” est également réservé à l’imagination sous son versant actif. Si dans une première phase elle reçoit, dans cette seconde phase l’imagination meut la force motrice des nerfs par un grand nombre de mouvements. Or ces mouvements à partir de ces images peuvent être suivis d’autres images. Les animaux ont des actions limitées à ce niveau de “l’imagination purement corporelle”. Les hommes disposent par là de “toutes ces opérations que nous accomplissons sans aucune aide de la raison” (415.12).
140On comprend dès lors comment fonctionnent ces facultés qui soutiennent la logique et la symbolique de l’imaginaire. La fantaisie ou imagination est une partie du corps, ce que confirme la Règle XIV : “phantasiam ipsam cum ideis in ilia existentibus nihil aliud esse concepimus quam verum corpus reale extensum et figuratum” (441.12). La Règle XIV insiste sur cette faculté qui va permettre l’approche dialectique de la géométrie algébrique, a) Une imagination déficiente serait celle qui présenterait de “nouveaux êtres” chaque fois qu’elle rencontre un objet inconnu, b) Par contre une imagination qui entre dans le renversement copernicien de la dialectique aura tout loisir d’opérer dans un domaine dont elle partage la nature simple d’étendue/figure, c) L’imagination dispose même d’une “sorte de déduction” des images (“per deductionem quamdam”, 439.1), opérant sur leur “similitude”, grâce à l’argument dialectique des comparés qualitatifs, d) Nous avons vu que la Règle XIV va plus loin en sa seconde partie puisque, au lieu de nous servir de l’intellect pur, nous pouvons opérer par “l’intellect aidé des images qui sont peintes en la fantaisie”. Auquel cas on ne dira rien des grandeurs en général qui ne puisse être précisément rapporté à n’importe laquelle (441.1). En aucun autre sujet les proportions ne se révèlent plus distinctement que par l’étendue et par la figure. D’où vient cet enseignement pour la physique : on ne peut déterminer le plus ou le moins d’une couleur ou d’un son que par une certaine analogie avec l’étendue d’un corps figuré ; sinon toute tentative de pensée de la proportion reste indéterminée.
141Cette importante thèse des Regulae rend homogène la nature de l’imagination corporelle avec les corps physiques que la mathématique étudie. Mais les représentations mathématiques dépendantes de cette imagination des figures, de cette logique et symbolique de l’imaginaire, sont elles-mêmes de même nature que l’imagination corporelle et que les corps physiques. Avec l’étendue, un axiome d’homogénéité est instauré par la dialectique qui permet la liaison de la dialectique avec les mathématiques.
14210. Un cinquième “concipiendum” est consacré à l’intellect et à ses rapports avec l’imagination. Car la dialectique ne cède rien à l’imagination : elle reste d’autant plus une science de raison qu’elle est orientée sur la lumière naturelle du naturel de l’homme.
143a) Qu’est-ce donc que cette force “vim illam” qui n’est pas une “vim motricem” ? C’est une force “purement spirituelle” par laquelle nous connaissons proprement toutes choses. Cette force est entièrement distincte des forces du corps tout entier. Cette force est “unique” soit qu’elle reçoive les figures du sens commun, de l’imagination, de la mémoire, soit qu’elle en forme de nouvelles. Car cette force qui connaît (“vis cognoscens”) est “tantôt passive, tantôt active”, tantôt cire, tantôt cachet (415.24). Mais cette fois, “ce n’est plus une analogie”, “car dans les choses corporelles on ne trouve rien de semblable à cette force”. “C’est une seule et même force” (“una et eadem vis”, 415.27) dont les effets sont sensiblement différenciés. Si elle s’applique avec l’imagination au sens commun, elle est dite voir, toucher etc... Si elle s’applique à l’imagination seule, elle est dite se souvenir ; si c’est pour créer de nouvelles figures, elle est dite “imaginer ou concevoir” ; si elle agit seule, elle est dite faire acte d’intelligence (“intelligere”). Suit un renvoi pour une explication plus détaillée de cette opération de l’intellect pur. Ces diverses fonctions prennent alors pour nom : intellect pur, imagination, mémoire, sens. Cet intellect, “on l’appelle proprement naturel (“ingenium”, 416.8) soit quand il forme de nouvelles idées dans l’imagination, soit quand il s’applique à celles qui sont déjà formées”. Ainsi l’unité naturelle de l’intellect trouve son fondement dans le concept même d’“ingenium”, ce naturel de l’homme.
144b) Les relations entre l’intellect et l’imagination peuvent s’inverser, et le système cachet-cire peut fonctionner dans les deux sens. Deux cas se présentent. Un premier cas concerne l’intellect qui s’occupe de choses qui n’ont rien de corporel ou de semblable au corps. Alors il ne peut être aidé par les autres facultés : au contraire, il en sera empêché. Dans ce cas il lui faudra écarter les sens et l’imagination. Car il est alors aux prises avec la “vim motricem” (416.18) gênant sa “vim per quam cognoscimus” (415.13). L’intellect a une force proprement spirituelle, appliquée à la connaissance de ce qui n’est pas corporel. Mais c’est le second cas qui importe pour ces Regulae dialectico-mathématiques, celui d’un intellect qui se propose d’examiner des choses qui peuvent être rapportées au corps. Il lui faut alors faire appel à l’imagination “pour en former une idée la plus distincte possible” (417.1). On sera aidé en montrant aux sens la chose même que cette idée représentera. On isolera alors ce qui peut être l’objet de l’intuition en retranchant de ces idées tout ce qui ne sera pas exigé par l’attention actuelle. Et mieux vaudra ne pas présenter aux sens les choses d’elles-mêmes, mais des figures condensées (“compendiosae figurae”, 417.10). D’un côté on préserve la mémoire en isolant ce qu’il convient d’examiner, de l’autre on remédie aux défaillances de cette mémoire grâce aux figures condensées, qui sont d’autant plus commodes qu’elles sont réduites (“breviores”, 417.13).
145Ainsi la théorie des facultés prépare la logique et la symbolique de l’imaginaire : elle vient à juste titre dans le début de la Règle XII puisque c’est la théorie des natures simples qui la suit. Mais elle en est fort détachable, puisque ce n’est là qu’un aperçu de ce qui semble être dès lors plus complètement possédé par Descartes : quelque schéma du De Homine.
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