Chapitre IX. La question
p. 267-275
Texte intégral
1 – “Propositiones simplices” et “quaestiones”
11. La “catenatio” des propres préceptes des Regulae entraîne dans le paragraphe terminal de la Règle XII-2, soit en conclusion de l’étude des natures simples et de leurs compositions, une division (“dividimus”, 429.22) de tout ce qui peut être connu en “propositions simples” et “questions”.
2Pour ce qui est des propositions simples, elles ne comportent pas d’autres règles que celles qui ont été exposées de la Règle I à cette Règle XII. Ces règles préparent la “vis cognoscendi” à une intuition plus distincte de quelque objet que ce soit et à un examen comportant plus de sagacité. A vrai dire, ces natures simples “ne sauraient être cherchées” (“nec quaeri possunt”, 429.1), ce qui veut dire qu’elles ne relèvent pas de la question, mais de l’occurrence immédiate (“sponte occurrere debent”, 428.26).
3Quant aux questions (429.3) elles déterminent par leur nature le plan d’ensemble des Regulae : questions qui sont parfaitement comprises, même quand on en ignore la solution, et ce seront les Règles XII à XXIV, selon ce passage. C’est-à-dire que tout le Livre I se déroule sous le regard direct des natures simples, qu’il suffira d’invoquer pour faire avancer la science jusqu’aux premières définitions de la géométrie algébrique. Ainsi la “mathesis universalis” est bien comprise dans le concept de dialectique et en dérivation directe du fond dialectique. Les questions imparfaitement comprises figureront “dans les douze règles postérieures” ce qui veut dire dans les 12 premières règles du Livre II.
42. Une ultime remarque précise ce qu’est une question dont on a “la parfaite intelligence” (429.13). On doit y percevoir distinctement trois choses : a) A quels signes ce que l’on demande peut-il être reconnu lorsqu’il se présentera ? b) Qu’est précisément ce à partir de quoi nous aurons à le déduire ? c) Comment faut-il prouver qu’on ne puisse changer l’un sans aucune raison, l’autre restant inchangé ? C’est ainsi que seront fournies les “prémisses” et il ne restera qu’à “inventer la conclusion” : on n’est plus dans un langage où les prémisses appellent un moyen terme et un code formel. Il ne s’agira pas de déduire une chose quelconque d’une chose simple, ce qui peut être fait sans préceptes, mais de dégager l’impliqué (“implicatis”, 429.25), un terme unique avec autant d’art que possible, sans dépenser une plus grande puissance d’esprit que pour la plus simple inférence (“simplicissimam illationem”, 429.26).
5Il est précisé de nouveau que ces “questions abstraites”, qui se rencontrent surtout en Arithmétique ou en Géométrie peuvent sembler peu utiles à ceux qui ne connaissent pas ces sciences : mais la suite du traité exercera cet art. Nous sommes donc à la jonction des deux parties du Livre I. Par la formulation de la question, la dialectique laisse place à l’application majeure de la “science universelle”, au domaine même des mathématiques, à la convergence de l’ordre et de la mesure.
2 – Précisions sur la question
61. La “quaestio” tient une importance initiale remarquable dans tout le discours des Regulae avec ses 58 occurrences et ses 90 occurrences de “quaerere”. La Règle XIII apparaît comme intitulable “De quaestione” à la manière des dialectiques tant par son contenu explicite que par ses fréquences lexicales (25 occurrences du nom et 18 du verbe). Selon la Règle XVII, la question commande les quatre Règles XIII à XVI qui ont pour objectif global de déterminer et de comprendre les difficultés, de les abstraire et de les simplifier, de manière à ce qu’on aboutisse à l’expression des grandeurs inconnues à partir des grandeurs connues (459.10).
72. La Règle XIII s’intéresse à la conception parfaite de la question, a) La question occupe dans la comparative spontanée des Regulae une place correspondante à celle du syllogisme chez les “dialecticiens” (430.10). Les dialecticiens supposent que les termes qu’ils emploient et leur matière sont “connus”, puis ils enseignent les formes syllogistiques à partir de cette connaissance postulée. L’analogie de la question, c’est qu’elle soit “perfecte intellectam” d’une part. D’autre part, elle ne doit rien à la “forme”, car on n’y distingue plus deux termes extrêmes et un moyen terme : on considère la chose toute entière. Cette distinction confirme l’attitude générale des Regulae à l’égard du syllogisme, puisque sa mise en forme n’apprend rien ou est fallacieuse : pour la disposer, il convient de savoir auparavant quel est le sens des termes utilisés, b) La structure comparative à celle du syllogisme est suivie d’une étude de la structure interne à toute question. Il y faut d’une part un “aliquid ignotum”, car sans ce quelque chose d’inconnu, toute recherche serait inutile. Il y faut d’autre part un inconnu “désignable” qui puisse être signifié (“designatum”, 430.19), désignation qui permet de déterminer ce qui doit être précisément recherché. En troisième lieu cette désignation ne peut se l’aire que par l’intermédiaire de quelque chose qui est déjà connu, c) Cette exigence se rencontre aussi bien dans les questions imparfaites que dans les questions parfaites ; les questions parfaites ne se contentant pas d’une référence au mot ou à la nature de la chose, elles peuvent être entièrement déterminées de manière à ce qu’on ne cherche que ce qui peut être “déduit” de ce qui est donné, d) L’expérimentation de l’aimant et le nom de Gilbert sont alors avancés (431.10), aussi bien que l’exemple mersennien des cordes vibrantes, e) Ces remarques illustrent la première exigence de la Règle XIII : abstraire la question de tout concept superflu, réduire la difficulté au point de ne plus penser à tel ou tel objet, mais seulement à telle ou telle grandeur. Le tournant des Regulae vers une dialectique de la grandeur est ainsi amorcée, qui se poursuit sur l’ensemble des Règles du Livre I. f) Quant à la réduction des questions imparfaites aux questions parfaites, évoquées dans ce paragraphe, elle est renvoyée pour plus d’information “in suo loco”.
83. Le second précepte contenu dans la Règle XIII recommande la simplification maximale : que la question soit réduite à la plus simple question, à une question très simple (“ad simplicissimam revocanda”, 430.7, “ad simplicissimam reducenda”, 432.2). Le renvoi aux Règles précédentes met la simplification dans la perspective des Règles V et VI (432.1) et la division dans la ligne de la Règle VII. La “comparatio” commence à jouer son rôle, qui sera explicité dans la Règle XIV : parcourir simultanément plusieurs expériences pour l’aimant, comparer les cordes entre elles pour le son etc...
94. Le troisième précepte annoncé est le parent pauvre de la Règle VII : diviser la difficulté en parties aussi petites que possible (“dividendum”, 430.8, 432.3) grâce à l’énumération suffisante. Incidemment repris dans le paragraphe ce précepte renvoie à la Règle VII.
10Ces trois préceptes considérés comme des opérations de l’intellect pur (“ab intellectu puro”, 432.10), sont nécessaire pour l’exercice “des onze règles suivantes”, c’est-à-dire jusqu’à la fin du Livre I, ce qui compte ici 24 règles pour le Livre I. Il resterait à examiner le “quomodo”, comment procéder en respectant ces trois préceptes : ce serait l’objet du Livre III.
11Au fond la question est le niveau dialectique où s’effectue le tri entre la recherche réalistique et l’invention idéalistique. La question est le mouvement de pensée par lequel “on ne pense plus à tel ou tel objet, mais seulement en général à des grandeurs à comparer entre elles” (431.22). Car “nous entendons par question tout ce en quoi ce trouve du vrai et du faux” (432.14). Quand peut-il dans cette perspective idéalistique, y avoir erreur ? Ce n’est plus par l’adéquation de la chose et de l’intellect, mais selon le moyen de connaissance, par l’idée que l’on a des représentations en question. Il ne peut y avoir erreur dans le cas de l’intuition seule, puisque pour les natures simples ou composées (ici “copulatarum”, 432.14) aucune fausseté ne peut gagner l’esprit. Par contre quand on porte sur les choses mêmes quelque “jugement déterminé” (432.21), référé à l’être ou n’être pas, l’interrogation porte le nom de question. Certes les demandes faites par d’autres sont des questions, comme c’était le cas dans la logique des “disputationes”, mais le doute de Socrate est aussi une question, puisqu’il commençait à chercher “s’il était vrai qu’il doutât de tout et qu’il assura cela même” (432.26).
125. A quels signes reconnaître la chose recherchée ? a) Il ne convient pas de se précipiter, marque d’un esprit égaré, comme ce serviteur qui s’empresse d’exécuter les ordres de son maître sans avoir pris ses instructions et sans savoir où aller (434.20). b) Ce qu’il y a d’inconnu dans la question doit être désigné (“designatum”, 435.1. par des conditions précises, qui déterminent à chercher une chose plutôt qu’une autre, c) Pour ce faire, il faut se convertir à l’intuition de chaque chose saisie distinctement, afin d’établir jusqu’à quel point ce qui est inconnu est délimité par chacune des choses singulières conçues avec précision, d) Une première fausse manœuvre (“dupliciter enim hic falli”, 435.9) provient d’un excès : supposer plus de choses, et des choses plus précises qu’il n’est donné : les exemples de l’énigme du Sphinx, de celle des pêcheurs, celle du vase à la figure de Tantale, des conclusions hâtives provenant du mouvement des astres autour de la terre. Ce sont “nos anciennes opinions qui dévoient la recherche en nous fixant soit sur les pieds des animaux, soit sur la pensée des poissons, soit sur la figure de Tantale, soit sur l’immobilité de la terre” (435.11-20, 436.20) e) Une seconde fausse manœuvre provient d’un défaut : nous péchons par omission quand quelque condition requise pour déterminer la question ou bien s’y trouve déjà expressément, ou bien doit y être “de manière entendue sans que nous y fassions réflexion” (436.21, 437.10). Telles sont les fausses question du mouvement perpétuel produit par l’industrie humaine, du mouvement sans fin de la terre autour de son axe, des propriétés de la terre recueillies par l’aimant... Ce serait “omettre une condition requise pour déterminer la question” (437.10). f) Quatre des six occurrences de “condition” se trouvent sur ses deux pages. Dans la question, il faut chercher l’inconnu en le désignant par “des conditions précises” (434.26, 435.3). Il faut réfléchir à toutes les “conditions requises” par une question (436.21). Il ne faut omettre aucune des “conditions pour la détermination de la question” (437.9). Pour ce faire on pourra se tourner “vers les autres conditions pas encore exprimées par un mot” (445.20). Tel est peut-être “la condition humaine” (“conditio humana”, 393.18) ?
136. Après avoir posé et compris la question, bien saisie par l’intellect, il faut examiner en quoi consiste la difficulté qu’elle renferme. On a d’abord à faire à une difficulté enrobée qu’il faut isoler du reste pour la résoudre plus aisément. De cette difficulté enrobée à la “difficultas nuda” (437.23) un quadruple travail doit être accompli, a) Il faut “parcourir par ordre” tout ce qui est avancé dans la question de manière à sérier les propositions qui l’énoncent, car il ne suffit pas toujours d’“intelligere”, il faut réfléchir (“reflectendum est”, 437.16). b) Il faut écarter tout ce qui est subsidiaire dans la question et qui n’intéresse pas son point central, jusqu’à ce que nous ayons dégagé ce que nous ignorons vraiment, l’inconnu, c) On se trouve alors face à la nue difficulté et on doit se l’expliquer avant d’aller plus loin, par le jeu des natures simples et des connaissances déjà acquises, d) Ce qui est resté douteux, soit avant la nue difficulté, soit autour de la nue difficulté, doit être examiné à son tour avec attention, e) Enfin l’énumération des différentes sortes de questions est à établir.
3 – Le texte de Port-Royal (IV, II) sur la question
141. Ici se pose le problème qui a secoué la paléographique des Regulae. Qu’en est-il des deux lacunes de 428.20 et de 434.6 qui mutilent les Règles XII et XIII ?
15La Logique de Port-Royal a bénéficié “d’un manuscrit de feu Monsieur Descartes”, que “Monsieur Clerselier a eu la bonté de prêter”. Mais les auteurs de la Logique ne désirent pas recouper l’œuvre éditoriale de Clerselier : ils en utilisent “la plus grande partie”, et on va voir comment, tout en précisant que cette plus grande partie porte “sur ce que l’on dit ici des questions”. Le chapitre IV, II, porte sur “deux sortes de méthode” “l’une pour découvrir la vérité qu’on appelle analyse, ou méthode de résolution, et qu’on peut aussi appeler méthode d’invention ; et l’autre pour la faire entendre aux autres quand on l’a trouvée qu’on appelle synthèse, ou méthode de composition, et qu’on peut aussi appeler méthode de doctrine. On ne traite pas d’ordinaire par analyse le corps entier d’une science, mais on s’en sert seulement pour résoudre quelque question. Or toutes les questions sont ou de mots ou de choses”. Ici s’articule l’appel de la note qui avertit que l’on utilise le manuscrit de Descartes. Nous ne commentons pas ici la Logique, mais les Regulae ; on voit comment sont pris les termes essentiels de la dialectique au milieu du XVIIème siècle et comment, une nouvelle fois, Port-Royal tente d’associer le lexique aristotélicien avec celui de La Ramée. Ajoutons que ce chapitre IV, II, n’existe pas dans la première édition de 1662, et que ce n’est que dans l’édition “augmentée” de 1664, que les auteurs bénéficient des largesses de Clerselier. Quant à l’extension de méthode, elle est non cartésienne.
16Le tableau de correspondance entre l’édition de Port-Royal et le texte canonique des éditeurs de Descartes (AT) révèle que :
17a) Les auteurs de la Logique suivent le manuscrit qu’ils ont sous les yeux, mais ils font des ponctions en d’autres endroits des Regulae ; tantôt ils résument rapidement, tantôt ils vont jusqu’à la traduction littérale.
18b) La concordance montre que les textes publiés par la Logique font partie de la Règle XIII et du début de la Règle XIV.
19c) Ces auteurs disposent de l’ensemble de la Règle XIII puisqu’il est possible d’y repérer six passages disparus des copies classiques.
Port-Royal | Regulae AT |
Règle XIII | |
I – Or toutes les questions... | 433.2-433.15 |
II – Les questions de choses... | 434.5 – 434.6 |
III – La 2. est quand on cherche... | = 0 |
IV – La 3. espèce des questions... | = 0 |
V – La 4. est quand ayant le tout... | = 0 |
VI – Mais il faut remarquer que... | = 0 |
VII – Or de quelque nature... | 434.7-434.15 |
VIII – Car il faut éviter... | 434.16-434.25 |
IX – Or encore que dans... | 434.25 -435.10 |
X – Et ce sont ces conditions... | 435.11 -435.26 |
XI – On pécherait en la première... | 433.7 -433.8 |
XII – Supposons encore... | 435.26-436.12 |
XIII – On demande encore... | = 0 |
XIV – L’autre manière dont on péche... | 436.21 -437.10 |
Règle XIV | |
XV – Lors donc qu’on a bien examiné... | 438.12-438.19 |
20On a donc là une confirmation des textes existants et une révélation des paragraphes qui occasionnent les lacunes déplorées.
212. Les conclusions de ces observations sur l’analyse de texte permettent de trancher les questions posées au niveau paléographique et abondamment discutées.
22a) Rien dans le texte utilisé par la Logique ne relève d’un autre texte ou contexte que celui de la Règle XIII et du début de la Règle XIV : rien ne permet de penser que ce puisse être en rapport avec la lacune de la Règle XII-2, sauf les quatre lignes de 428.20, qui ouvriraient alors sur quoi ? Sur un texte dont la Règle XIII exposerait à nouveau les quatre mêmes aspects des Regulae ?
23b) La note de la Logique rapporte expressément le texte du manuscrit au sujet de “la question”. Or ce thème est celui de la Règle XIII, dont l’exposé, de toutes parts, est centré sur “la question”, voir notre commentaire suivant.
24c) Qu’advient-il de la première amorce de 428.20 ? Nous en sommes à ce “dicimus octavo” qui fait paléographiquement problème puisqu’il est aussi noté “quinto”, ce qui suppose à cet emplacement un “colligitur” qui n’y figure nullement. Ce “huitièmement” est tout à fait à sa juste place si l’on admet que les quatre “colligitur” illustrent le “dicimus septimo”.
25d) Reprenons donc le fil de cette étude des natures simples qui aboutit à ces natures composées qui peuvent se faire par impulsion, par conjecture ou par déduction. Le “dicimus septimo” examine l’impulsion et la conjecture ; il enclenche la source de la déduction par laquelle les notions peuvent être composées. Il ne s’agit là que de la déduction d’un composé qui ne sort en rien des limites de l’intuition. “De la déduction vraiment”, on en dira maintes choses dans les passages suivants : “De deductione vero plura dicentur in sequentibus”. Or ce qui suit n’est pas le cas des trois autres “colligitur” qui continuent sur la présence nécessaire des natures simples dans le composé.
26e) “Dicimus octavo...” annonce un nouveau passage portant logiquement sur les différentes manières de déduire : les choses à partir des mots etc... Cet énoncé est repris quasiment à la lettre dans la Règle XIII, 433.2-4. Cette équivalence lexicale et conceptuelle avec 428.17-20 ne reçoit manifestement aucune justification ambiante.
273. Une première remarque s’impose : les deux lacunes ne portent pas sur le même passage. La première lacune en 428.20 est à comprendre en fonction de la reprise exacte du texte de 428.17-20 : elle porte donc sur tout ce qui suit cette annonce réitérée des cinq “vel” selon lesquels se développe l’analyse de la “question” de la Règle XIII. La seconde lacune est interne à l’énoncé du second des “vel” concernant les causes cherchées à partir des effets. Or cette seconde lacune est partiellement, mais homogènement compensée par les paragraphes : fin de II, III, IV, V, VI, de manière suivie et bien insérée dans le contexte, puis XIII, sur le buveur d’eau. Si bien qu’il n’y a de véritable lacune que ces paragraphes sauvegardés par la publication de Port-Royal.
284. Dès lors une autre hypothèse peut se formuler : ces deux lacunes, qui ne sont pas de même contenu, sont-elles de même nature ?
29a) L’amorce de 428.17-20 est-elle la trace d’une lacune ou d’un état originel du manuscrit cartésien ? N’est-ce-pas Descartes qui a abandonné sa rédaction pour la repousser plus loin ? Et qui a terminé cette Règle déjà suffisamment chargée, par son dernier paragraphe 428.21-429.18 ? Au lieu de reprendre un “octavo” de grande longueur, qui n’a plus rien à voir avec les conditions de la déduction proche des natures simples, mais qui résulte de la problématique de la “question”, l’auteur rédige ce paragraphe-charnière qui introduit directement à la Règle XIII qui abritera cet “octavo”. Car quelque chose change entre la première amorce de 428.17 et la mise en place définitive de 433.1. La première rédaction du “dicimus octavo” s’élance dans une problématique de la déduction, cohérente avec tout ce qui précède en fait de “dicimus” et de “colligitur”, “deduci tantum posse vel...”. Or 433.1, qui a le même contenu et le même objectif des cinq “vel” commence par “Quaerimus autem vel...”. On est ainsi passé d’un dernier passage relatif à la déduction au premier passage qui amorce la question. Un tel apparat critique ne saurait être affaire de copiste : la première lacune n’en est pas une, puisqu’on en possède les attendus et le contenu. Il y eut un état des manuscrits cartésiens originels qui comportait cette amorce, amorce qui fait long feu au bout de quatre lignes parce que l’“octavo prévu” dépasse les bornes de la brièveté des règles et de la concision homogène du discours. La problématique dialectique de la déduction, encore plus au sens cartésien de son lien avec l’intuition, n’est pas de même nature que la problématique de la question, qui est échafaudée en fonction des préceptes de la dialectique philippo-ramiste.
30b) Par contre le manuscrit qui a été remis à Port-Royal creuse une lacune par rapport au manuscrit dont disposent les éditeurs des Regulae. Cette lacune relève d’un apparat critique banal entre copies différentes et non pas d’un manuscrit originel où l’on trouve trace de l’auteur créant son discours. La lacune de 434.5 est comblée par les paragraphes II-VI et XIII de la Logique. En effet le départ sur les questions de mots est stricte correspondance (I).
315. En effet nous pouvons restituer aisément le texte complet des Regulae, ce qui ne veut pas dire exact à la lettre.
32I : correspond tout à fait au début du texte et au premier “vel”.
33II : concerne le second “vel” sur la recherche des causes par les effets, mais c’est là que se produit la lacune de 434.5.
34III. IV. V. VI : la lacune continue, mais la Logique suit la progression des “vel” : recherche des effets par les causes, du tout par les parties, des parties par le tout, avec l’extension du terme de “partie”.
35Parvenu à ce point, nous retrouvons en toute continuité paléographique le texte qui se continue en 434.7 dont les auteurs de la Logique ont l’énoncé sous les yeux. La lacune est d’autant parfaitement comblée que le texte suit sans grand désordre jusqu’au paragraphe XV de l’extrait de Port-Royal.
36Quant à l’exemple du buveur d’eau, qui fait l’objet du paragraphe XIII de la Logique, il figurait selon toute vraisemblance à l’emplacement que lui apporte Port-Royal, à la suite de l’exemple du Tantale, et il s’articulait vraisemblablement sur les données de la lacune (paragraphes III-VI) puisque nous n’avons aucune mention d’autre lacune inscrite expressément dans les copies ou inventoriée par la comparative entre la Règle XIII-XIV et Port-Royal.
4 – Les différentes sortes de questions
37Compte tenu de ces difficultés paléographiques, il devient loisible de répondre à ce thème des “différentes sortes de questions”. Si l’on tient compte de Port-Royal, une large partie centrale de la Règle XIII était consacrée à “cinq genres de questions”, cadencées par cinq “vel”.
381. Chercher les choses à partir des mots (433.1). On établit ce genre de question quand la difficulté provient de “l’obscurité du discours”, telles sont les énigmes, le Sphinx qui a un nombre de pattes différent, les pêcheurs qui n’ont plus les poissons qu’ils ont pris, mais qui ont ceux qu’ils n’ont pas encore pu prendre. “La question est presque toujours de nom”. Même les grands esprits s’y trompent quand ils expliquent par des mots mal appropriés (“non satis aptis verbis”, 433.17). L’exemple donné est en relation non explicitée avec la définition du corps par l’étendue. Il n’y a rien de faux à dire que le “lieu” est “la superficie du corps ambiant” : mais c’est un abus commis sur le terme “lieu”, qui “selon l’usage commun” “signifie” “cette nature simple et connue par soi”, “en raison de laquelle” (“ratione cujus”) on dit “que quelque chose est ici ou là”. La nature simple de “l’ici ou là” est dépendante de la nature simple d’espace : le lieu est une relation de la chose aux parties de l’espace externe qui a été improprement appelé “endroit intrinsèque” (“ubi intrinsecum”, 434.1). Ce sont des questions fréquentes et les philosophes devraient convenir entre eux “de verborum significatione”, afin de lever toutes les controverses : Port-Royal résume ce paragraphe 432.2-432.15 dans son § I.
392. Port-Royal distingue plus nettement entre ce premier genre des questions de mots et les “quatre autres principales espèces” que les Regulae se contentent d’énumérer. Car ces quatre autres espèces de question portent non sur “des questions de mots”, mais “sur des questions de choses”.
40Les causes à partir des effets (434.5, tronqué, essentiellement Logique, § II). On connaît les divers effets de l’aimant : on en cherche la cause. Il y a des effets que l’on attribue à “l’horreur du vide” : est-ce que ce peut être la vraie cause des effets de l’aimant ? “On a trouvé que non”. Mais les Regulae avaient été très explicites en 427, 431, 432, 439. Par contre Port-Royal mentionne un autre effet “le flux et reflux de la mer”, effet d’un grand mouvement et d’une parfaite régularité, dont on recherche la cause. Ce genre de question “fait toute la spéculation de la Physique”.
413. Les effets à partir des causes (rien dans les Regulae, Port-Royal § III). Le vent et l’eau sont connus comme des causes qui ont puissance de mouvoir les corps. Mais les effets n’en ont pas été connus des anciens comme ils le sont aujourd’hui : tel est le cas des moulins, “très utiles à la société humaine, qui soulagent notablement le travail des hommes, ce qui devrait être le fruit de la vraie Physique”. Ce genre de question “fait toute la pratique” de la Physique.
424. Par les parties on cherche le tout. L’annonce des cinq genres de question (433.1) était : “vel ex partibus totum”. Port-Royal, §IV, reprend : “quand par les parties on cherche le tout”. Ayant plusieurs nombres, on en cherche la somme en additionnant ; ayant deux nombres on cherche le produit en les multipliant.
435. Ayant le tout et quelque partie, on cherche une autre partie (Rien dans les Regulae, Port-Royal, § V). Ayant un nombre et ce que l’on en doit ôter, qu’est-ce qui restera ? Ayant un nombre, on en cherche la tantième partie.
44Pour ces deux dernières question, il faut prendre le mot de parties plus généralement “pour tout ce que comprend une chose, ses modes, ses extrémités, ses accidents, ses propriétés et généralement tous ses attributs”. La finalité de cette explication est de transférer la dialectique de la partie et du tout à la géométrie : “c’est chercher un tout par ses parties que de chercher l’aire d’un triangle par sa hauteur et par sa base ; et ce sera au contraire chercher une partie par le tout que de chercher le côté d’un rectangle, par la connaissance qu’on a de son aire et de l’un de ses côtés” (§ VI).
45Tel est l’apport du texte publié par Port-Royal, dont on peut garantir l’authenticité, étant donné que ces pages de IV, II, publient une traduction ponctuelle de divers autres passages de la Règle XIII.
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