Chapitre IV. Procédures dialectiques propres aux natures simples
p. 223-236
Texte intégral
1Les Regulae exploitent le détail des dispositions prises sous couvert de l’invention dans les dialectiques ramistes. Les “arguments” ou “raisons” de la Dialectique de 1555, respectés dans tout le courant ramiste, et sous leur appellation, et selon leur ordre suivi d’intervention, se font jour au fil des règles. Les quatres “tabulae” amorcées pour donner une description bien disposée des “natures simples” ont un air de familiarité avec les tables de l’invention ramiste.
1 – La cause / effet subordonnée au sujet / adjoint
2Le premier des arguments ramistes est celui de cause/effet, puisque chaque raison est assortie de son respectif. Le grand problème interne à l’œuvre de La Ramée consistait à distribuer les quatre causes selon leur ordre d’importance. Au terme de l’œuvre la cause efficiente / procréante est la première à considérer, avant les causes matérielle, formelle et finale. Elle est en tête des “tabulae” de l’invention et de l’argument “qui fait foi de soi et de sa nature et qui est premier”. Le tableau des arguments ramistes rejoignait dès lors celui de Melanchton qui développait une imposante théorie de la cause et de sa primauté. Le principe de base de la logique renaissante moderne et du mécanisme scientifique trouvait ici son fondement, illustré par Virgile/de Bruès : “Heureux qui des effets a pu savoir les causes”.
3Or la cause/effet vient en tête du tableau de la Règle VI aussi bien que les dispositions concernant la question dans la Règle XIII. Cette nature absolue première et réciproque avec l’effet est le seul type de cause qui subsiste dans les Regulae. La cause matérielle est réduite à l’étendue, la figure et le mouvement, trois “natures simples” qui permettent d’appréhender les corps puisqu’on est dans le contexte où la “chose” est ce qu’on en connaît. La cause formelle est éliminée comme elle était en passe de l’être dans la Dialectique ; quant à la cause finale, elle ne figure pas dans les Regulae et on sait avec quelle ardeur l’œuvre en évincera la référence. Les écrits postérieurs reviendront à plusieurs reprises sur cette éviction des trois dernières causes et sur cette montée en puissance de la seule cause efficiente.
2 – Le sujet-adjoint en premier dans la grille de l’invention
4Les Regulae ne comportent dans ces tableaux des natures simples aucune référence à l’argument ramiste de sujet/adjoint. Si “subjectum” est utilisé (33 occurrences), le terme ne figure sous cette forme dans aucun des quatre tableaux. De plus “adjoint”, pas plus qu’“attribut” n’est à l’index des Regulae.
5Par contre figurent dans les quatre tableaux des “natures simples” qu’on ne repère dans aucune tablature ramiste ou autre. Dès l’amorce de la Règle III on trouve “se existere”, “se cogitare”. La Recherche de la vérité mentionne d’abord parmi les “simplicissima” le doute, la pensée, l’existence, témoignages de “l’expérience propre, de la conscience ou du témoignage interne”. C’est nettement ce qui passe en tête des “res” qu’invoque la Recherche et de son “dictamen rationis”. La Règle VI n’en mentionne rien. La Règle VIII met en avant la distribution des natures simples en “spirituelles ou matérielles”. La Règle XII part des natures spirituelles / intellectuelles en revenant sur la connaissance, le doute, l’ignorance, l’action de la volonté ; puis, parmi les natures simples “communes” figurent “l’existence, l’unité, la durée”. Or ces natures simples relatives à l’existence, à la connaissance, au doute etc... ne figurent pas dans les grilles ramistes de l’invention.
6Si d’une part l’argument sujet/adjoint de la Dialectique disparaît, si d’autre part apparaissent des natures simples qui concernent la pensée et l’existence, est-ce que les Regulae n’opéreraient pas à leur tour une révision radicale du tableau des raisons dans l’invention ? Si le sujet devient le “sum”, l’“ego”, si l’adjoint devient le mode de la connaissance de soi par la discrimination des choses spirituelles et matérielles, alors on peut dire que la dialectique cartésienne inverse la tête du tableau ramiste en mettant le sujet/adjoint en premier et la cause / effet en second.
3 – La priorité des opposés affirmés relatifs-respectifs
71. Après avoir défini les quatre arguments de cause et celui d’effet, suivis de l’argument du sujet/adjoint, la Dialectique de 1555 aborde l’argument des "Opposés”, “qui vraiment ne peuvent être affirmés d’une et même chose en même part, en même regard, en même manière, en même temps...” Ainsi Socrate ne peut être noir et blanc en même part, père et fils au même regard, riche et pauvre en même manière, sain et malade en même temps ; mais blanc d’un côté et noir de l’autre, père d’un et fils de l’autre, riche d’espoir et pauvre d’effets, sain aujourd’hui et demain malade. Et les opposés sont de leur nature entre soi également notoires... et néanmoins l’un mis devant l’autre est plus clairement aperçu (p. 27). Les opposés sont dichotomisés en “contraires ou répugnants”, les contraires étant “différents très grandement un à un”. A leur tour les contraires sont divisés en “affirmés ou niés”, et les contraires affirmés en “relatifs ou adverses”. Le concept de “relatif’ est ainsi un opposé contraire affirmé. “Relatifs sont contraires affirmés desquels l’essence est mutuelle, comme père est celui qui a fils et fils celui qui a père... Et partant ces contraires s’entreregardent toujours et sont naturellement ensemble tellement que si tu connais absolument l’un aussi connais-tu l’autre. Qui a été cause aux Pyrrhoniens de mettre ces opposés entre les arguments de leur acatalepsie, c’est-à-dire incompréhensibilité. Et partant telle raison de relation ne fait aucune contrariété, mais dénote un argument des causes mutuelles comme : je suis ton père, tu es donc mon fils. Mais quand je dis : je suis ton père, je ne suis donc ton fils, lors ces relatifs ne sont point traités comme causes mutuelles, mais comme contraires. Or comme l’enseigne Aristote au quatrième de la Philosophie (Meta. IV, 15), relation est d’un à un et non à plusieurs ; toutefois tous relatifs ne sont tellement contraires qu’ils ne sont sans tiers et entre-deux, car entre père et fils est entre-deux : celui qui n’a ni père ni fils” (p. 28-29). Le début de l’article comportant un renvoi à Aristote, Catégories (indéterminé, mais 7-6 au “pros ti legomena” ; on observe curieusement que les références fournies à ce sujet sont précisément celles que La Ramée invoque (JLM, 172).
82. Or nous retrouvons ce relatif ramiste dans l’analyse du “respectivum” de la Règle VI qui présente précisément les natures simples dans leur opposition essentielle, mais un genre d’opposition relevant du regard échangé (382.3). “Quae respectus appello...” (382.6) équivaut à une définition pleine du relatif comme essentiel à la tablature des opposés dialectiques. On peut certes traduire par “relatif’, mais “respectus” implique un “entre-regard’ qui laisse les deux termes de la table dans une situation réciproque, a) Le respectif “participe de la même nature que l’absolu ou de quelque chose qui en est pris, par où on peut le rapporter à l’absolu pour l’en déduire en série” (382.3). Il y a un ordre vectoriel interne à la disposition duelle des natures simples respectives : l’une est absolu, l’autre lui est relative, de même nature, référable, déductible, b) Une loi interne à cette référence est édictée : “Ce qui est respectif s’éloigne d’autant plus de l’absolu qu’il contient plus de “respectus” de même mode subordonnés les uns aux autres alternativement” (“invicem”). c) Il faut distinguer les respectifs, observer leur relation (“nexus”), leur “ordre naturel”, d) On parviendra ainsi au dernier degré de la nature simple absolue, “maxime absolutum”. e) On entre dès lors dans une logique du point de vue. D’un point de vue certaines choses sont plus absolues que d’autres : l’universel est plus absolu que le particulier parce qu’il a une nature “plus simple” ; inversement l’universel est plus relatif que le particulier parce que, pour exister, il dépend des individus. Le relatif et l’absolu dépendent donc du point de vue. f) On peut dire enfin qu’il y a des choses “plus absolues que d’autres”, mais qui ne sont pas “les plus absolues de toutes”. Du point de vue des individus l’espèce est quelque chose d’absolu ; du point de vue du genre, l’espèce est quelque chose de relatif. La Dialectique avait discuté de ces relatifs dans son chapitre de “la distribution par les effets”, g) Le terme de “corrélatif” (383.6) intervient dans cette analyse. Si on peut rapporter le respectif à l’absolu, le respectif, “dans son propre concept, enveloppe en plus certaines autres choses que j’appelle entre-regard” (“respectus”) (382 et 11). “Respectivum... respectus... respectiva...”, cette séquence lexicographique appelle un commentaire, car le terme de “relation” doit être expliqué. Descartes prend le ton normatif quand, une nouvelle fois, il annonce cette appellation. Si on s’en tient à la théorie linguistique qu’il a exposée pour “intuitus”, on peut se tourner vers la latinité. Auquel cas, force est de considérer que l’on se trouve dans un regard retourné. Rien n’empêchait Descartes d’utiliser “relativus”. Pourquoi utilise-t-il ce “regard en arrière”, sinon pour manifester la considération jamais abolie de l’absolu par le respectif ? Ce “regard en arrière” est étrangement apparenté à la définition de “ces contraires qui s’entreregardent toujours”.
93. La dialectique distribuait les “opposés” en distinguant entre “les contraires affirmés relatifs” qui “s’entreregardent” et les “contraires affirmés adverses”, dont l’essence est séparée (noir et blanc) et dont rien de l’essence de l’un n’est compris dans l’essence de l’autre quand ils sont opposés un à un.
10On en a une belle application dans la discussion sur les “formas disserendi” de la dialectique qui conduit aux “vinculis” des syllogismes. “Rejicimus istas formas ut adversantes nostro instituto” (406.11). Le langage des Regulae est accommodé à ces “arguments”.
114. Un passage de la Règle XII permet d’évoquer une autre espèce des “opposés” de la Dialectique de 1555.
12Parmi les “natures simples”, il faut compter “leurs privations et négations” (420.2). Il s’agit toujours de l’hypothèse idéalistique : “quatenus a nobis intelliguntur”.
13Les exemples donnés sont mis en parallèle avec ce dont ils sont la privation ou la négation, comme ce fut le cas pour les absolus/respectifs :
existence | néant |
durée | instant |
mouvement | repos |
14Leur connaissance, par laquelle j’ai l’intuition de... n’est pas moins vraie que celle des natures simples affirmées.
15Ce titre “privationes et negationes”, hapax pour les deux termes, recueille un cas précis de la doctrine dialectique de l’invention : celui que la Dialectique de 1555 appelait “privants” et “contredisants”. Ils différencient les “contraires”.
16Sous le titre de “privants”, la Dialectique entend : “les contraires niés desquels l’un contient la négation de l’autre et sont privants ou contredisants”.
17“Privants sont contraires niés desquels l’un est habitude, aveuglement privation d’icelle”. “Les contraires de cette espèce n’ont rien tiers ni entre-deux... ainsi vie et mort sont sans entre-deux” (p. 30).
18Quant aux contredisants, “ce sont des contraires niés desquels l’un affirme, l’autre nie totalement le même... Et ici l’affirmation et négation ne sont propres de certain genre, comme ès privants mais communes à tous : et partant aveugle, non aveugle, mort, non mort sont contredisants” (p. 31).
195. La Dialectique comptait parmi les “opposés” des arguments "répugnants", ce terme étant entériné par de multiples dialectiques. Ces opposés sont différents, non pas un à un comme les contraires, mais un à plusieurs. Ils ont quelque “entre-deux”. Les Regulae font usage à deux reprises de “repugnare” : “si tout ce qui est étendu dans la nature se trouvait réduit à néant, il ne répugnerait cependant pas que l’étendue même existât par soi seule” (443.1). L’opposition du “par soi” au “néant” n’est pas une opposition un à un et absolue comme celle du blanc au noir, mais une opposition entre vert et blanc ou noir, pour reprendre les exemples de La Ramée. L’opposé contraire serait l’existence opposée au néant : ici ce qui est opposé à l’extrême n’est pas un autre extrême, mais un élément “entre-deux”, l’existence de l’étendue par soi seule. Il est tout à fait exact de traduire ici par “il ne répugnerait pas”, le latin étant encore plus proche de la formulation dialectique avec “non repugnare interim”. L’autre occurrence de “repugno” exigerait également l’emploi de “principes répugnants”, les traducteurs utilisant d’ordinaire “contradictoires” : c’est là gommer la portée dialectique du terme qui, précisément, n’est pas “principiis contradictoriis” mais “principiis repugnantibus” (446.20). Il s’agit en effet ici pour le géomètre de ne pas mêler aux évidences les principes répugnants qui opposent une ligne sans largeur ou une surface sans profondeur que l’on compose ensuite les unes avec les autres : c’est là opposer “un mode du corps”, ce qui ne relève ni du contraire, ni du contradictoire.
206. Cette organisation complexe des “opposés” comporte dans l’édition de 1576 une autre distinction entre les arguments “consentanés” (cause/effet, sujet/adjoint) et des arguments “dissentanés” qui comportent les arguments “opposés” de diverses espèces. Or consentané et dissentané sont formulés dans deux hapax des Regulae. Une première occurrence concerne les hommes doués d’un solide “ingenium” qui, même dans les sciences ont souvent été en désaccord (“inter se dissentirent”, 363.8). Selon une formulation similaire la Règle III affirme que même si tous les savants étaient d’accord, leur consentement ne suffirait pas, “inter se consentirent” (367.15). Ce balancement dans le langage s’appuie sur la raison consentané / dissentané et la fait fonctionner indépendamment de toute application immédiate. Un tel tour de langage dévoile un mode de pensée qui a ses références dans la consultation des dialectiques ramistes.
4 – Le rôle de la comparaison pour le respectif
211. Après les arguments “opposés” les dialectiques ramistes dans la ligne de la Dialectique de 1555 faisait intervenir les arguments dits “comparés”. L’entre-regard de l’absolu et du relatif s’effectue essentiellement par la comparaison. La Ramée distinguait deux espèces dans les “comparés” : en quantité ou en qualité (p. 33-45).
22La “comparaison de quantité est appelée raison par les mathématiciens”. Elle est à son tour divisée en “pareille ou impareille”, Aristote parlant “au quatrième et onzième de la Philosophie” (Méta. IV, 1021a et XI, 1061a-b) d’égalité et d’inégalité.
23“Pareil” est’une et même quantité” ; l’argument vaut pour les choses “qui ne sont ni plus ni moins”. “Et quelquefois cet argument est exprimé par ses propres notes comme sont : pareil, égal, égalier, même, tant que, d’autant, qu’autant et par la négation ni plus ni moins”.
24La “comparaison de qualité” est celle qui est distinguée en “similitude et dissimilitude”, avec cette définition des semblables : “desquels est une même qualité”. Les “dissemblables” sont “desquels la qualité est diverse et s’appellent aussi différents”.
25Le rappel de ce schéma est d’autant plus nécessaire que les Regulae après avoir invoqué les “opposés” font intervenir les “comparés” selon l’ordre ramiste. Cet important argument est dévoilé par la Règle XIV qui accumule une rafale de 5 occurrences de “comparatio” sur les 7 que compte cet item et de 6 occurrences sur 10 du verbe “comparo”.
262. La première occurrence hors rafale de “comparatio” se situait au niveau de la Règle VI, “notandum l” (383.9). Verbe et nom interviennent dans l’étude de la “série”, propre de l’ordre, essence de toute méthode. On est là en plein “secret de l’art” et en plein rejet des prédicables et des prédicaments. Quelle est l’“operatio” propre de la série ? C’est celle par laquelle on rapporte les “choses” les unes aux autres en s’appuyant sur les “natures isolées”, lesquelles vont être “comparées entre elles” (381.20). Le lecteur étant averti que les “choses” sont ces natures présentes au naturel de l’homme, avant d’en venir à la comparaison, la Règle VI rappelle la distinction entre absolu et relatif, où la cause et son effet viennent au premier rang, “car en fait la cause et l’effet sont choses corrélatives”. La mise en série exige cette opération de l’esprit : “les choses égales aussi se correspondent l’une à l’autre et réciproquement, mais celles qui sont inégales, nous ne les connaissons que par comparaison avec celles qui sont égales, et non l’inverse”. Dans le tableau des natures absolues de cette Règle VI l’égal et le semblable figurent effectivement du côté de l’absolu, l’inégal et le dissemblable du côté du relatif. La comparaison interviendra dans le cadre de la respectivité entre plus ou moins absolu et relatif. Ainsi ce “notandum 1”, après avoir présenté les “respectifs” amorce la question des “comparés”.
273. La “comparatio” dialectique se retrouve dans la Règle XIV au moment de son application au champ des concepts mathématiques. L’opérativité de l’égal et de l’inégal dépend avant tout de la nature simple de quantité. Car la comparaison réside dans une “affirmation” selon laquelle ce qui est demandé est “semblable, ou pareil, ou égal à ce qui est donné” (“vel illud simile, vel idem, vel aequale” 439.19). Après rappel du lexique ramiste, on se trouve devant des termes qui ne présentent plus aucune difficulté, ni de traduction ni de différenciation. On retrouve la division entre comparaison de qualité et comparaison de quantité.
284. Un premier “notandum" (438.13) est consacré à la nature commune de l’égalité.
29a) Une ratiocination par comparaison n’a rien à voir avec le syllogisme. Cette première approche différentielle permet de répéter que les “formes” n’aident en rien à la découverte de la vérité. En conséquence, il ne reste que les deux “actions de l’esprit” déjà inventoriées, l’intuition et la déduction, et toute opération de connaissance doit reposer sur elles. Tout acte de “déduction” de l’inconnu à partir du connu, n’a pas à rechercher “quelque nouveau genre d’être”, ni quelque forme syllogistique. Nous “percevons” que la chose demandée participe selon tel ou tel mode des choses qui sont dans la proposition donnée. Ce “participer” à régime direct traduit le “deducitur” dans le sens de l’intuition. Ni l’exemple de l’aveugle, ni celui de l’aimant, ne peuvent justifier une déduction qui s’effectuerait sans intuition. La seule tentative que puisse effectuer l’esprit humain c’est d’invoquer “un mixte de natures et d’êtres” déjà connus. La déduction / participation est loin du champ du syllogisme qui fait intervenir des ruptures de genre et des différences dans l’être. Le champ de la similitude est indispensable pour sauver l’homogénéité des concepts. La comparaison est affaire interne à l’intuition : sans “illatio”, c’est “la seule lumière de la nature qui opère”.
30b) Pour qu’il y ait comparaison, il faut qu’une “idée commune” se retrouve en divers concepts, comme la figure qui orne la pièce d’une couronne (monnaie hollandaise), qu’elle soit en argent ou en or (439, 15-16). Il n’y a pas besoin de l’intervention de quelque “espèce” ou “vertu” pour que cette “idea communis” soit “transférée” d’un objet à l’autre : “la simple comparaison y suffit”.
31c) L’approche définitionnelle directe est alors indiquée : “par la comparaison nous affirmons que la chose recherchée est, sous tel ou tel rapport, ou semblable, ou identique, ou égale à une chose donnée : si bien que dans chaque acte de raison, c’est par comparaison seulement que nous connaissons la vérité avec précision” (439. 17-22).
32d) Il n’est plus besoin de recourir à des transferts occultes de la forme dans la matière ni à des syllogismes, “car toute connaissance qui ne se fait pas par la pure et simple intuition d’une chose isolée se fait par la comparaison de deux ou de plusieurs notions “solitaires” entre elles” (440.4).
33e) Le paragraphe “Et quidem omnia” (439.12) équivaut à la dichotomie des “comparés” ramistes. Il y est clairement expliqué que le syllogisme : “omne A est B, omne B est C, ergo omne A est C’, qui dans les dialectiques est traité comme tel au chapitre du syllogisme, est ici considéré comme un exemple de “comparaison” : “comparantur inter se quaesitum et datum, nempe A est C’. Pour bien marquer dialectiquement que cet apparent syllogisme n’apporte rien par sa forme, les Regulae l’exposent sous le couvert d’une “nature simple”, de même que La Ramée expose la question des “comparés” dans le Livre I de l’invention et non dans le Livre II du jugement.
345. Un second "notandum” (440.11) est consacré plus spécialement au “plus ou moins”, propre de toute égalité de quantité, ce qui entraîne l’usage du terme “magnitudo” (440.24). La distinction entre comparaisons “simples et ouvertes” et “autres comparaisons”, par conséquent complexes et confuses, commande le développement.
35a) Dans le premier cas, le demandé et le donné "participent quelque nature" (même régime direct de participer).
36b) Dans le second cas, il faut une préparation due à “notre industrie humaine”, parce que la “nature commune” ne se rencontre pas “aequaliter” dans l’une et l’autre des choses comparées, mais selon d’autres “habitudines sive proportiones” dans lesquelles elle est enveloppée. Il faudra réduire ces rapports afin de “faire voir clairement l’égalité entre le demandé et le connu”.
376. Un troisième “notandum” descend aux arguments qui permettent la réduction de l’inégal à l’égal : ce qui requiert le plus ou le moins qui, dans la comparaison de quantité, relève de l’“impareil” face au pareil-égalité. On aboutit à la définition d’un nouveau terme, qui couvre cette nature commune : celui de grandeur (“magnitudo”). Sur les 52 occurrences de “magnitudo”, présentes dans les tables des natures simples par une dizaine d’entre elles, toutes les autres occurences de “magnitudo” figurent après cette introduction dans la Règle XIV.
38Les Regulae deviennent, par la comparaison dialectique de quantité, un traité de la grandeur, grandeur sous laquelle vont tomber les “mixtes” et les “composés” annoncés dans les tables de l’invention.
5 – Les arguments de distribution et de composition
391. Les deux termes de “distributio” et de “compositio” figurent dans les Regulae avec un sens dialectique manifeste. Dans la Dialectique de 1555 nous passions avec ces arguments des arguments premiers aux arguments “issus des premiers”. Nous avons décrit les espèces de la “distributio” qui sont cadrées selon le plan des arguments premiers. En distribution il n’y a plus ni “regard d’opposition ni de comparaison”. On passe à un autre volet argumentaire. La distribution est “distinction du tout en ses parties”. La “distribution par les causes” en est la première espèce. C’est dans cette espèce que pointe le concept ramiste de “composition”. L’exemple qui l’introduit est de grande importance : “Ainsi dit Aristote au cinquième de la Philosophie (Méta. IV, 1023 b) toute chose est composée de ses causes, comme la nature de l’âme humaine est triple, végétative, sensitive, raisonnable, desquelles l’essence de notre âme est composée. Ainsi la nature de l’homme est composée de l’esprit et du corps. Et ici quand le tout est composé de ses parties, proprement se dit tout et partie aussi partition... Or donc cette distribution, quand quelque longue dispute se démène, est la principale cause procédant par les causes constituantes la nature et essence de la chose” (p. 49).
40Cette approche du composé dans la distribution par les causes juxtapose sans autre explication la nature de l’homme aristotélicienne et la nature de l’homme raméenne. Le “ainsi” pose une remarquable ellipse. Comment peut-on affirmer à la fois que l’âme humaine est triple et que la nature de l’homme est duelle ? La distribution en esprit et corps est manifestement la solution raméenne, au nom même des grilles de l’invention qui mentionnent ces deux arguments.
41Or la distribution des tablatures des Règles VIII et XII gravite autour des deux natures simples d’esprit, de corps et de mixte. Descartes introduit ces concepts comme s’ils allaient de soi, et il lui faudra s’en expliquer dans la Méditation II. Esprit et corps encadrent les natures simples qui ressortissent à l’une ou l’autre de ces trois classes.
42De plus le concept même de “distribution”, qui prend tout son sens avec “composition”, est expréssément présent et même défini. A propos de l’énumération suffisante une première occurrence de “distribuo” précise que les nombres devront être “distribués en certaines classes” (391.25). Or c’est là l’un des deux sens de “distribuo” qui est défini à propos de la division des dimensions. Considérer les parties selon l’ordre relativement au tout, c’est nombrer (“numerare”) ; si au contraire on considère le tout comme distribué en parties, alors c’est mesurer (“distributum... metimur”) (448.7). C’est bien d’une articulation dialectique qu’il s’agit ici parfaitement référable aux dialectiques ramistes.
432. Le concept de “compositio" est exposé dans la Règle XII-2. Les 5 occurrences de “compositio” trouvent place entre 421 et 428 ; le même espace accueille 12 occurrences de “compositus” sur 17 ; 6 occurrences de “compono” sur 16 s’y rencontrent. On est en pleine dialectique du “composé”.
44Le "dicimus secundo” apporte une définition différentielle qui s’ouvre sur le rapport entre “notions simples” et “notions composées”. Les “notions simples” désignent les “natures simples” connaturelles à l’“ingenium”, “in ordine ad cognitionem nostram”. Un corps est “un” “a parte rei”, il est triple “respectu intellectus nostri”, composé de corporéité, d’étendue et de figure, “quantum ab intellectu”. Ainsi la chose donnée “corps” est composée de plusieurs “natures”. Parmi ces natures, qui sont toutes simples, il y en a d’intellectuelles, de corporelles et de “communes”. Mais “communes” ne doit pas être confondu avec “composées”. Communes désigne une composition simple d’esprit et de corps, qui a ses propres natures simples. Mais “composé” désigne l’intervention de natures simples qui forment des notions complexes, et qui sont en provenance des trois registres de natures simples (419.20).
453. Le “dicimus quinto” de la Règle XII-2 explique que nous ne pouvons avoir l’intelligence de quelque chose que dans le cadre des natures simples ou bien “d’un certain mélange ou d’une certaine composition des natures simples entre elles”. Ce cas de la “conjunctio” (422.11) ne se confond pas avec la simple “conjunctio” des natures simples sous l’indétermination de la raison confuse. Ce “quinto” vise l’utilité pratique, la facilité qui résulte du mixte et du composé, car “il est souvent plus facile de les considérer conjointes que d’en séparer une des autres”. L’exemple donné est celui de la connaissance du triangle, qui est composée de la connaissance de l’angle, de la ligne, du nombre trois, de la figure, de l’étendue etc... Bien qu’on n’ait jamais pensé à ces natures composantes, celles-ci sont mieux connues que celle du triangle (“notiores”, 422.16), “puisque ce sont celles-mêmes dont on a l’intelligence en lui”. Et bien d’autres connaissances sont enveloppées (“involvuntur”, 422.19) dans ce même triangle : la grandeur des angles, les rapports entre les côtés, les angles, la grandeur de l’aire etc... On peut faire une différence ici entre “involvere” qui intervient dans ce cas des natures mixtes et composées avec “implicare” qui ouvrait à la conjonction des natures simples nécessaires.
464. Le “dicimus sexto” isole le “composé” de ces natures pour examiner comment ces natures composées nous sont connues. Elles le sont par l’expérience de ce qu’elles sont ou par la composition intentionnelle
47a) L’expérience de ce que sont ces natures composées est précisée dans le champ des expériences possibles : de ce que nous percevons par le sens, de ce que nous apprenons par autrui, de tout ce qui tombe sous notre intelligence, soit venant d’ailleurs, soit résultant de “la contemplation réfléchie de soi-même” (422.23). Cette expérience d’intelligence ne saurait tromper si l’intuition est précisément fixée sur la chose qui en est l’objet, que l’intellect ait cette représentation en lui-même, ou qu’elle soit un fantasme. Si la représentation relève de l’imagination, l’esprit ne doit pas juger qu’elle rapporte fidèlement les objets des sens, ni que les sens revêtent les vraies figures des choses, ni que les “res externas” sont toujours telles qu’elles apparaissent. Ces conditions sont nécessaires pour éviter l’erreur : la fable dont on croit qu’elle a lieu, la jaunisse qui fait juger tout jaune, la mélancolie dont les fantasmes troubles représenteraient la réalité. Le sage par contre ne jugera pas que les images qu’il a reçues représentent la réalité extérieure tout entière et sans altération.
48b) Quant aux natures composées, que nous composons par nous-mêmes (423.15), c’est sans aucune expérience (“nullo experimento”) qu’elles sont immédiatement perçues : mais le danger d’être trompé s’ensuit. L’exemple de la jaunisse est repris car si le malade se persuade que les choses vues sont jaunes, sa pensée sera alors composée et de ce que son imagination lui représente et de ce qu’il tire de soi, “savoir que la couleur jaune apparaît, non par un vice de l’œil, mais parce que les choses perçues sont réellement jaunes”.
495. Le “dicimus septimo" (424.2) décrit les trois manières dont cette composition s’ensuit.
50a) Par impulsion on commet des jugements sur les choses par emportement d’esprit, sans avoir été persuadé par aucune raison : ils sont déterminés soit par une puissance supérieure, qui n’a pas place ici car elle ne relève pas de l’“art” dialectique, bien qu’elle “ne trompe jamais” ; soit par leur propre liberté, et ils se trompent rarement ; soit par une disposition de leur fantaisie, et ils se trompent presque toujours.
51b) Par conjecture, les jugements que nous composons sous une telle raison ne nous trompent pas pourvu que nous ne les tenions que pour probables sans les estimer vrais : comme l’hypothèse de l’éther plus subtil que l’air.
52c) Par déduction, seule composition fiable qui rende certaine de la vérité des choses. Mais son rôle sur les natures composées a plusieurs défauts : l’hypothèse du vide conclue de ce que nous ne percevons rien par les sens dans l’espace empli d’air, en effectuant la malencontreuse conjonction de la nature du vide avec celle de l’espace ; ce qui découle d’une mauvaise observance de la distinction entre nécessaire et contingent : quand d’une chose particulière et contingente, nous jugeons possible de déduire quelque chose de général et de nécessaire (424.26). Pour éviter cette erreur, il faut en revenir au précepte initial de la raison nécessaire : “n’effectuer la conjonction d’une chose à l’autre que si nous en avons l’intuition” : rien de figuré qui ne soit étendu puisque la figure est nécessairement liées à l’étendue. Ainsi la déduction, une nouvelle fois, n’est invoquée qu’à la condition de reposer sur des natures simples qui peuvent être conjointes et que si la notion qui les relie est évidente, comme le proclamaient des “dicimus primo” et “secundo”, sous le regard desquels l’ensemble de ces dispositions dialectiques ont été prises et garanties.
536. Le “colligitur tertio” est un additif à la dialectique du composé. La “science humaine” évoquée dès la Règle I, dont l’art va être complètement consommé dialectiquement à la fin de cette Règle XII-2, consistera dans le concours de ces natures simples. Il ne s’agit plus de chercher “quelque nouveau genre d’être” (427.10) d’abord inconnu et de s’engager, à propos de l’aimant par exemple, dans les difficultés de l’espace vide des causes infinies ! C’est à partir des natures simples connues par elles-mêmes que vient la solution : il faudra d’abord assembler les expériences connues, “déduire” quel est le mélange (“necessaria mixtura”, 427.21) des natures simples qui est “nécessaire” pour produire l’effet observé ; quand ce mélange a été “inventé” on pourra alors résolument conclure qu’on a compris quelle est “la vraie nature” de l’aimant (427. 4-26).
547. Le “colligitur quarto” de la Règle XII-2 conclut de ce qui a été dit pour le composé qu’il n’y a aucune connaissance qui puisse être estimée plus obscure que d’autres : toutes les connaissances sont de même nature et dérivent des mêmes natures simples. On atteint par là l’objectif annoncé dès la Règle I : construire une sagesse humaine, fondée dans le naturel de l’homme, qui fasse de l’univers un objet de savoir unique. Mais la plupart des hommes prennent leurs conjectures pour des démonstrations véritables et voient dans les choses qu’ils ignorent des vérités obscures ; leurs concepts nuageux sont renforcés par leur verbe confus : le terme “disserere” est employé ici péjorativement (428.9) comme un discours conséquent, mais qui n’a ni réalité ni force d’intelligence. De plus modestes leur emboîtent le pas, parce qu’ils n’ont pas examiné des choses faciles et nécessaires à la vie, parce qu’ils s’y croient insuffisants.
6 – Vel necessariam, vel contingentem
55Le “dicimus quarto” de la Règle XII-2 ouvre le problème de la “conjunctio” entre les natures simples. Deux espèces de liaisons sont exposées.
561. La liaison est nécessaire “quand une nature simple est impliquée dans le concept d’une autre par quelque raison confuse au point que nous ne puissions concevoir distinctement ni l’une ni l’autre, si nous les jugeons être séparées l’une de l’autre”. Les exemples fournis sont ceux de la figure unie à l’étendue, du mouvement à la durée et au temps, “car il est impossible de concevoir une figure privée de toute étendue et un mouvement privé de toute durée”. Outre ces concepts physiques, vient l’exemple de concepts mathématiques : 4 et 3 font 7, “car nous ne concevons pas distinctement le septenaire sans y inclure par quelque raison confuse le ternaire et le quaternaire” (421. 2-15). De plus tout ce que nous démontrons par les figures et les nombres est nécessairement en continuité avec ce dont on l’affirme. Cette nécessité ne se trouve pas seulement dans les choses sensibles, mais aussi dans les propositions philosophiques : si Socrate dit qu’il doute de tout “il suit nécessairement de là : donc qu’il entend au moins qu’il doute ; et de même, donc qu’il connaît que quelque chose peut être vrai ou faux”, “car ces conclusions sont en effet attachées nécessairement à la nature du doute” (421. 15-24).
57Cette approche du nécessaire concerne l’intuition et non la déduction. Elle ne porte sur les rapports immédiats des natures entre elles, où si l’on peut dire, l’une cache l’autre. Tous les exemples font ressortir qu’il n’y a aucune “illatio” dans cette pratique du nécessaire et que, de plus cette nécessité est sous le regard d’une “raison confuse”, qu’il est aisé de dévoiler. Il y a une participation des natures simples les unes aux autres que nous pratiquons intuitivement, dans un système spontané de distinction. Cette “implication” (“implicatur”, “includamus”), relève d’un type de “conjunctio”, d’“annexio” (421.23) qui est une implication / inclusion, et peut-être l’hapax d’“annexa” intervient-il ici pour différencier cette liaison de celle qui est largement qualifiée de “connexa” à propos de la déduction. Ce qui voudrait dire philosophiquement que les “ergo” développés à propos du doute de Socrate, ne relèvent pas d’une inférence déductive, mais seulement du champ primitif de l’invention dans l’intuition des natures simples qui se dévoilent les unes distinctement des autres. Cette indication ne serait pas de peu de poids pour l’interprétation et du Discours IV et de la Méditation II.
582. Cette “conjunctio” est contingente (421.24 sq.) quand on est en présence d’une “unio” de natures simples “qui ne sont pas conjointes par une relation inséparable”, ce qui permet d’induire que la relation nécessaire doit être considérée comme “inséparable”. Les exemples donnés sont “quand nous disons que le corps est animé, que l’homme est vêtu”.
59Mais il y a des natures simples tenues pour contingentes, qui sont cependant nécessaires, parce qu’on n’a pas porté suffisamment attention à la “relatio”. Cette fois on s’achemine vers un exemple de théologie rationnelle ou de “prima philosophia” : “sum, ergo deus est” ; “intelligo ergo mentem habeo a corpore distinctam”.
60Enfin, et c’est là sans doute un des éléments valables dans les modes et figures syllogistiques, que beaucoup de propositions nécessaires “conversas” deviennent contingentes. Cette question de la conversion occupe tous les programmes de syllogistique : “quoique de ce que j’existe je conclue avec certitude que Dieu est, je ne peux toutefois pas affirmer que moi aussi j’existe”.
61Mais, comme pour les propositions nécessaires, il ne s’agit pas ici de liens d’inclusion relevant d’une syllogistique classique, mais des relations spontanées entre natures simples mêmes, sans “deductio” ni “illatio”. Le “colligitur secundo” de la même Règle XII-2 jugera bon de préciser, après son périple d’énumération suffisante sur ses propres dispositions dialectiques (425.8), ce qu’il faut mettre sous le compte du “perspicuum” : que l’intuition évidente de l’esprit s’étend à toutes les natures simples ; “et aux connexions nécessaires qui les unissent” ; et à tout ce dont l’entendement a une expérience précise, soit en lui-même, soit par le canal de l’imagination “tum an necessarias illarum inter se connexiones cognoscendas” (425.15). Ces “connexions” avaient entraîné le terme plus spécial d’“annexa” dans “dicimus quarto”, différenciant l’implication/inclusion de l’implication / déduction proprement dite, dont il est dit à nouveau ici que ce n’est pas le lieu (425.18).
623. Nous ne pouvons que renvoyer ici à ce qui a été établi au sujet du travail de La Ramée sur le nécessaire et le contingent dans leur rapport avec la montée en puissance de l’axiomatique des trois lois de la dialectique. La question est traitée au lieu de l’énonciation ou de l’axiome, avant que l’on n’entre dans la discursion. Nécessaire et suffisant distribuent le vrai au moment où l’affirmation et la négation, qui interviennent dans l’énonciation ou l’axiome, font appel à cette autre action de l’esprit qu’est la volonté d’affirmer ou de nier.
7 – La définition
63Vu l’attention apportée à de nouvelles définitions qui ponctuent les grands moments des Regulae, on aurait pu attendre quelque paragraphe plus concentré sur la définition. Dans le style ramiste, loin de précéder la résolution des questions, la définition suit le jeu des arguments et intervient à la fin de la théorie de l’invention. On ne trouve dans les Regulae qu’une seule occurrence du nominal (426.23) et trois occurrences de la forme verbale, dont une seule porte sur le sens logique de la définition (407.11).
641. L’emploi de l’occurrence nominale est révélatrice.
65a) Le nom est introduit dans un contexte oppositionnel à la définition scolastique du mouvement : “actum entis in potentia, prout in potentia”. Avec une triple charge critique : y-a-t-il quelqu’un qui puisse comprendre de telles formules (“quis intelligit haec verba”), ce qui relève des charges les plus caricaturales contre l’abus des termes abstraits que l’on définit par eux-mêmes : “qui donc ignore ce qu’est le mouvement ?” est un appel à l’immédiateté du bon sens ; c’est chercher un nœud sur un rameau de jonc, avec l’explicitation suivante, c’est prendre des choses simples pour des choses compliquées et à vrai dire c’est compliquer les choses simples.
66Pour les citations faites dans les Regulae (XII-2,426.12 et 19 ; XIII, 433.17 et 25) tout se passe comme si Descartes avait sous les yeux la Summa, Pars physica, d’Eustache de Saint-Paul. La Disputatio IV de III, I, III, q. I, “Qui sit locus ?”, définit le lieu selon Aristote, Physique, IV, 4, t. 42 : “Superficies corporis ambientis immobilis prima”. La Disputatio IV, “Quid sit motus ?” définit le mouvement : “Motus optime definitur ab Aristotele : actus entis in potentia quatenus in potentia”. Sur la Règle XVI-2 (443-445), Descartes réfléchit sur les formules : “extensio occupat locum, corpus habet extensionem et extensio non est corpus”. Ne vise-t-il pas alors au même endroit la Disputatio III, “Quotuplex sit locus ?” qui définit le “locus externus” : “spatium illud quod at unoquoque corpore locato occupatur” ; le “locus externus” : “externa superficies a qua corpus locatum locato continetur” ; lequel est dichotomisé en “locus externus realis” : “vera et realis superficies corporis continentis”, et en “locus externus imaginarius” : “imaginaria superficies qua corpus a nullo alio corpore continetur”. (Voir infra, p. 283-284).
67L’ouvrage de Jacob Martini, De loco libri duo contra quosdam neotericos (1609, 1620), dirigé contre Keckermann et Timpler fournit une excellente initiation à la question “de loco” au tournant du siècle.
68b) L’emploi de l’occurrence “definitio” survient sous sa face positive dans une formule à haute concentration inventive. On ne peut définir par l’appel à des “choses composées”, mais seulement par des “choses simples”, qui sont mises à part (“secretas”) de toutes les autres choses : cette action séparatrice est l’appréhension originelle des natures. En effet ces choses simples (“simplicium compositas”) doivent faire l’objet d’une intuition (“esse intuendas”) et relèvent aussi de la saisie des natures simples sous la définition stricte des “intueri”. De plus, cette saisie doit être accomplie selon la marche recommandée pour l’approche des natures simples : l’"attention” (“attente”). Cette attention est celle d’une double attitude de l’esprit : c’est “chacun” “ab unoquoque”, qui doit s’y livrer en s’ouvrant à la disponibilité attentive ; et c’est chacun à la lumière de son propre naturel (“pro lumine ingenii sui”). Ainsi la définition ne saurait plus être référée à la superficie verbale des expressions reçues et répétées dans l’indistinction, mais elle doit être ancrée dans le ressort premier de l’invention qui est la recherche intuitive des natures simples.
692. Si on cherche confirmation par la forme verbale repérée, elle concerne l’énumération “quant definimus esse illationem” (407.11). Or on est alors sous le régime des “notandum”, et la formule se poursuit par “nos tantum illam intelligere”, cette intellection étant en rapport avec le seul “simplicem intuitum”.
703. Mais le concept de définition dans les Regulae est en fait un concept actif, qui consiste à saisir la définition naissante au sein des natures simples. La définition pratiquée à de multiples reprises fait appel pour se faire saisir à l’étymologie. Sans doute l’enracinement des mots dans l’histoire de la langue apporte-il quelque poids à la définition ; mais surtout c’est ressaisir l’esprit dans son propre “ingenium”. Les définitions que nous avons commentées sont toujours introduites par “intelligo” : elles parachèvent l’invention. La position dialectique en fin de parcours de la définition ramiste postule que toutes les natures simples ont fait leur effet avant qu’elle ne soit énoncée. Mais du même coup c’est toute la grille de l’invention qui se réfracte dans la définition. Or la première des natures simples, comme le premier des arguments ramistes, est celui de la cause /effet : en conséquence, du point de vue de la nécessité interne à la dialectique, toute définition devra relever primordialement de la référence à la nature simple cause/effet. Nous n’abordons dans les Regulae que la définition des natures simples et des “actions” ou des “opérations” de l’esprit les plus simples qui ne peuvent que confondre la cause et l’effet dans le témoignage intérieur. Leur référence à la cause, c’est celle qui se pratique par la “vis cogitandi”. Quand il s’agira d’un objet, ne serait-ce que mathématique, il conviendra alors que la définition comporte la règle de sa propre construction. Plus tard dans l’œuvre, on rencontrera des éclaircissements sur la définition qui n’oublient pas cette première approche.
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