Chapitre III. Traité de l’invention
p. 205-222
Texte intégral
1 – Le lexique de l’invention
11. S’emparant du De Inventione d’Agricola, la Dialectique de La Ramée impose en français le terme d’“invention” pour désigner la première partie de la dialectique. Le courant ramiste se distingue par cette nomenclature “inventio /judicium”. Le Livre II consacré au jugement porte sur l’énonciation, le syllogisme et la méthode. Si on retire le syllogisme ou si on ne lui laisse qu’un rôle secondaire, la dialectique ne comporte plus en sa seconde partie que l’énonciation simple ou composée et la méthode qui dispose les énonciations selon ses règles. La dialectique cartésienne règle essentiellement la problématique de l’invention par le rapport intuition/déduction, en son sens ramiste, et par la méthode et la “mathesis universalis” en ce qui concerne le jugement.
2Le lexique s’en ressent. Dès la Règle I la “sagesse humaine”, qui est toujours “une et semblable à soi” face à la multiplicité de ses objets, est comme la lumière du soleil qui reste unique malgré la variété des choses qu’elle éclaire : “car la connaissance d’une vérité ne nous détourne pas de l’invention d’une autre” contrairement à la définition oppositionnelle à la science conférée à l’art, mais plutôt “elle nous aide” à cette invention, le mot “invention” étant proféré dès le départ comme l’objectif le plus éminent de la recherche de la vérité (360.14). On ne retrouve “inventio” qu’une fois, mais concernant encore l’activité cognitive autonome de l’esprit : arithmétique et géométrie, dans leur jeux, exercent cet esprit “pourvu que nous n’en empruntions pas l’invention à d’autres, mais à nous-mêmes” “sed a nobis ipsis” (404.16). Il s’agit ici de l’invention au sens strictement ramiste, et dans les deux cas. “Invention” insiste ainsi sur l’action cognitive de l’esprit naturel, que les “natures simples” illustreront.
32. Les Regulae usent aussi d’une occurrence d’“inventor’ qui, plutôt que l’action heuristique, désigne le sujet responsable de l’invention : ce n’est pas là une mince occurrence puisque il s’agit des “premiers inventeurs de la Philosophie” qui ne voulaient pas admettre, précisément “à l’étude de la sagesse”, des candidats inexpérimentés dans “les mathématiques” (“Matheseos” dont le pluriel est un collectif plus qu’un intensif) (375.23).
43. Ce passage entraîne deux occurrences d’“inventum", qui signifie l’objet lui-même inventé, si bien qu’on dispose d’un éventail de l’invention, de l’invenleur et de l’inventé. Ceux qui avaient discerné la “mathesis” sous les mathématiques ne l’avaient pas parfaitement connue, vu leur enthousiasme “pour de petites inventions” (376.7) ; et comme font les artisans “pour leurs propres inventions” (376.26), ils les ont gardées cachées de peur qu’elles ne paraissent trop faciles. Une troisième occurrence précise qu’il ne faut pas s’en tenir au “novum inventum” (403.16) annoncé par les livres, mais qu’il faut en tester la valeur par nos propres ressources naturelles.
54. Les écrits de l’année 1619 donnent à cet “inventum” sa lettre d’antiquité textuelle, puisque les Cogitationes privatae, relayées par le Discours de la méthode, propagent la même remarque : face à d’“ingénieuses inventions”, (“ingeniosis inventis”), il faut se demander si l’on peut par soi-même “inventer” (“invenire”) la même chose avant d’avoir lu le livre (X, 215) ; “L’an 1620 je commençai à discerner le fondement d’une admirable invention” (“inventum”, X, 216). Ce que redoublent les Olympica en précisant le 10 novembre : “Je commençai à discerner le fondement d’une invention admirable” (“inventi mirabilis”, X, 217). Le Discours en livrera publiquement la clé d’un mot : “la vraie méthode”. Ce terme même d’invention ne venait-il pas, au dire des ramistes, du langage mathématique de l’“eurêsis” ?
65. Quant à “invenire”, acte verbal qui insiste essentiellement sur l’“inventio” naissante, il atteint aux plus hautes fréquences de ce corpus des Regulae : avec 71 occurrences le lemme verbal est le relais dynamique de l’“inventio”. Il se trouve ventilé dans l’ensemble des Regulae. Si on suit Descartes dans sa recherche étymologique à propos d’“intuitus”, la latinité impose pour “invenire” d’en venir à quelque chose, de la trouver après recherche, de l’inventer. Il ne semble pas qu’on puisse traduire “invenire” par “chercher”, ni par “trouver” : la recherche concerne strictement la “quaestio”, le “quid sit quaerendum”, et avoir trouvé n’exprime que le résultat de l’invention. Or tous les usages d’“invenire” portent sur les “recta inventa” rendus possibles par l’intuition/déduction et la méthode/mathesis, avec notamment l’exercice en notre naturel des “natures simples”.
7La lourde charge dialectique qui pèse sur le terme “inventio” aurait pu conduire les Regulae à définir un mot nouveau. L’“intuitus” en tiendra lieu, qui remplit par les natures simples le rôle que l’“inventio” ramiste joue avec les “arguments” et “raisons”.
86. Cette forte présence de l’invention dans les Regulae conduit à identifier la distinction ramiste entre invention et jugement ainsi qu’à conclure que les deux grandes divisions de la dialectique subsistent dans les Regulae. Le “dicimus tertio” de la Règle XII-2 présente cette structure divisive à l’état pur. Les natures simples et connues de soi qui ne contiennent jamais aucune fausseté constituent le matériau de l’invention ramiste sous le terme d’“arguments”. a) Or cette remarque sur l’essence des natures simples “se montrera aisément si nous distinguons cette faculté de l’intellect par laquelle la chose est saisie par l’intuition et connue, de cette autre faculté par laquelle il juge en affirmant et en niant” (420.14 sq) : “illam... ab ea”. En termes ramistes cette première faculté de l’intellect est l’invention, la seconde est précisément l’énonciation par laquelle on entre dans le jugement. La distinction entre les deux facultés de l’entendement, saisir par “arguments” ou “natures simples” et “juger” sera la base de la psychologie des Regulae aussi bien que du reste de l’œuvre de Descartes. Cette structure simple qui divise la dialectique n’existe pas en cet état pur autre part que dans le ramisme. b) On a de plus confirmation de l’ordre dans lequel doivent se suivre ces deux facultés de l’esprit. Cette nature simple connue toute entière est nécessaire pour que le jugement puisse s’exercer ; si on porte sur elle quelque jugement de cela seul il faut conclure que nous la connaissons toute entière : autrement on ne pourrait la dire simple mais composée de ce que nous percevons en elle “et de ce que nous jugeons en ignorer” (420.25 sq).
9Cette structure divisive majeure fait reposer la dialectique sur la dualité des facultés d’intellect et de jugement sur laquelle repose la dualité de l’invention / intuition et du jugement.
2 – L’intuition
101. Le premier concept opératoire de la dialectique générale est désigné par le terme “intuitus” (33 occurrences) et par le verbe “intueor” (33 occurrences). L’attention portée aux déterminations lexicales est telle que ni le substantif ni le verbe ne sont employés avant les définitions de la Règle III qui les introduisent dans le discours, où ils connaîtront ensuite un large essaimage. Cette remarque lexicographique répond à la construction volontariste des Regulae qui ménagent leurs effets avec précision. Quelle est cette “première action de notre intellect” ?
11“Intuitus” est introduit comme “une action de notre intellect”, intellect différencié de la simple foi des sens et des jugements reposant sur l’imagination (368.12). Cette différenciation est renforcée puisque ce qui concerne l’intellect est seul à porter le signe de la vérité, alors que les témoignages des sens sont changeants et que les jugements portés par l’imagination sont trop composites pour ne pas être faux.
122. La définition pleine d’“intuitus” est alors avancée (368.13) : “Sed mentis purae et attentae tam facilem distinctumque conceptum... non dubium conceptum”. Or cette définition d’“intuitus” est lancée pour éviter toute confusion avec l’usage reçu du terme. On ne peut plus se servir des mêmes mots quand ils comportent des écarts de sens trop différents. Force est d’invoquer l’étymologie latine, rompant avec la tradition lexicale. Ce transfert “ad meum sensum” marque la primauté du sens sur le signe et sur l’enseignement imposé. Cette jurisprudence lexicale (369.1) exprime le besoin d’un recours au langage le plus apte. Le contenu sémantique du nouveau vecteur de sens est alors défini par les caractères propres que fait apparaître l’étymologie et par l’opposition différentielle avec une seconde “action de notre intellect”, la “deductio”. La Règle III fait sortir “intuitus” des autres champs sémantiques d’utilisation courante : le vecteur de la connaissance béatifique, le vecteur de l’acquisition du savoir par le sensible. Un vecteur proprement dialectique d’“intuitus” s’impose ici, dont on ne trouve pas trace dans les dialectiques antérieures.
13Pourquoi pas “intuitio” ? Le néo-latin ne se privera pas de répandre le terme dans les études cognitives. Il est vraisemblable que cette forme est récusée en raison de son caractère passif de reflet, le naturel et les “actions de notre intellect” n’ayant rien d’un simple miroir.
14“Mais le concept d’une disposition d’esprit pure et attentive si aisé et si distinct... non un concept douteux...”. Puisque cet “usage nouveau”, “détourné de la signification commune”, est instruit à partir de “la signification latine de chaque mot”, on peut induire que “conceptus” retourne également aux sources : celles d’une action de contenir, d’un acte de recevoir, une conception au sens natal. Cette conception est facile, distincte, à tel point qu’elle ne laisse peser aucun doute sur ce que nous concevons. Une telle conception relève immédiatement du naturel et d’une disposition à penser, plus que d’un “esprit” au sens arrêté. D’où naît (“nascitur” 368.17) cette action de recevoir, cette “germination” si l’on se réfère aux “prima semina”, dans l’ambiance “de la seule lumière de la raison”. L’“intuitus” est un “conceptus”, mais en son sens embryologique, germinatif et natal, baignant dans la lumière naturelle de l’“ingenium”. Ce ressourcement de “concept” affectera les 17 autres occurences des Regulae. Le concept reste porteur de sa nativité, de la “vis cognoscendi” qui le fait être, et il reste chargé de comporter sa propre cause adéquate. Tout concept qui ne sera pas référé à son acte originel, à son acte de naissance dans une lumière naturelle qui en indique la cause cognitive, sera suspect de doute et d’erreur.
153. Or “cette évidence et cette certitude de l’intuition” (369.11) ne sont-elles pas suffisantes pour assumer le tout de la recherche de la vérité ? Car cette évidence et cette certitude ne s’appliquent pas seulement aux “énonciations” (“ad solas enunciationes”), elles s’étendent à toutes sortes de démarches discursives (“ad quoslibert discursus”). Soit la consécution : deux fois deux font la même chose que 3 et 1. Il faut y observer trois intuitions différentes et successives : a) que deux et deux font quatre ; b) que trois et un font quatre “quoque”, également ; c) que “de ces deux propositions cette troisième est nécessairement conclue”.
16Le résultat de cette extension de l’intuition ne se fait pas attendre : pourquoi avoir ajouté, outre l’intuition, “un autre mode de connaissance” appelé “deductio” ? Il faudra d’abord justifier la “deductio” dans sa propre définition ; il en résultera que les rapports de l’intuition à la déduction entrent dans un système d’échanges complexes.
174. La Règle III se situe culturellement à la charnière entre la “prima pars” de la dialectique ramiste vouée à l’invention et la “pars secunda” réservée à l’énonciation, au jugement et à la méthode. On en dégage une nette distinction entre une intuition qui pourrait être le tout de l’acte cognitif, et une déduction qui, au-delà des simples énonciations qui ouvrent la partie du jugement, s’étend à ces dispositions discursives que gère la méthode, le syllogisme étant mis entre parenthèse. Il n’y a pas d’autres dialectiques que ramistes pour présenter une telle construction : une théorie de l’invention qui procède par “arguments” et se condense dans des énonciations simples ou axiomes qui ouvrent à la théorie du jugement ; une recherche qui prend nom méthode de doctrine et qui exige la présence permanente du recours aux arguments premiers pour fonder la validité de ses séquences, le syllogisme n’étant opératoire que sur un certain type de nécessité close qui, au demeurant, exige aussi le retour aux arguments de l’invention. C’est là ce que la Règle XI appellera “déduction simple”, d’une intuition à une autre intuition (407.15).
185. La Règle III, pour sa partie concernant l’intuition, est directement épaulée par la Règle IX qui, après l’étude de l’ordre, revient sur la manière de bien gérer cette intuition. La faculté de notre naturel propre à cet exercice est la perspicacité : “perspicacitas”, “perspicax”, “perspicio”, “perspicue”, “perspicuitas”. La perspicacité développe l’intuition que nous avons de chaque chose (400.21). L’analogie avec la vue permet d’observer qu’à regarder d’un seul coup d’œil beaucoup d’objets à la fois, on n’en voit aucun distinctement. Par contre ceux qui dirigent sur un seul point leur attention distinguent parfaitement les choses les plus fines. Or il n’y a rien de gratifiant dans cet exercice de détail et les hommes préfèrent des théories sublimes, profondes et ténébreuses. Chaque vérité doit être saisie par un acte simple, un, distinct quelque soit la complexité du sujet. La perspicacité consiste à embrasser peu de choses à la fois et seulement des choses simples. Il y a certes une aptitude à la perspicacité, mais surtout par l’art dialectique et par l’exercice ; on la peut renforcer en s’entraînant sur les objets détachés et simples.
3 – La lumière naturelle
191. Nous n’irions pas jusqu’à dire que les Regulae reposent sur la structure mythique de Prométhée, si Minerve ne nous en apportait le témoignage. La Règle V, aussi courte qu’elle soit, baigne dans l’évocation de l’antique. L’ouvrage, qui n’introduit rien de scripturaire, fait appel à Thésée pour pénétrer dans le labyrinthe dont l’ordre et la disposition nous sortiront par la méthode. Cette règle expose “le fil d’Ariane” et le processus nécessaire de son déroulement. La dénonciation de ceux qui ne la suivent pas est précise : ni les “astrologues” qui croient pouvoir indiquer les effets des mouvements des cieux qu’ils n’observent même pas ; ni les mécaniciens qui, sans physique, construisent au hasard des engins pour produire des mouvements ; ni enfin les philosophes qui, “sans tenir compte des expériences, estiment que la vérité naîtra de leur propre cerveau, comme Minerve de celui de Jupiter” (380.16). Sans ordre, il n’y a aucune vérité à attendre. Mais ce n’est pas tant sa naissance peu ordinaire qui frappe ; c’est la fonction qui lui a été attribuée : donner aux hommes les armes nécessaires pour conduire leur pensée par ordre. Or ici (425.7), nous sommes en plein mythe de Prométhée. La Règle XII-2 en son “colligitur primo” exprime la distance qui sépare ce paragraphe de celui de la Règle XIII. La Règle XII-2 est dite avoir exposé “distinctement”, par la procédure de “l’énumération suffisante”, qu’il n’y avait pas d’autre voie (“nullas vias”) pour parvenir “à la connaissance certaine de la vérité”, que “l’intuition évidente et la déduction nécessaire”. De plus, l’exposé de ce que sont les “natures simples” est maintenant développé. Car dans la Règle III “nous n’avions pu montrer en commençant” (“initio”) ce qui concerne l’intuition et la déduction “que de manière confuse et grossière par Minerve” (“tantum confuse et rudi Minerva”), ou si l’on préfère “seulement par un gros bon sens plutôt confus”, étant donné la gamme des syntagmes cognitifs dans lesquelles la latinité a fait entrer Minerve, symbole langagier des bonnes dispositions naturelles. Ainsi le “colligitur primo” creuse une distance entre les deux définitions de la Règle III qui dévoile une structure oppositionnelle positive et progressive entre un exposé d’initiation encore sous l’incantation du mythe et les remarques abondantes et raisonnées de la Règle XII-2.
202. Le lexique de la lumière naturelle, si abondant dans toute l’œuvre de Descartes, remonte à ses premiers écrits. Dans les Regulae “lumen” aussi bien que “lux” joue un rôle fondateur dans cette dialectique prométhéenne. On ne saurait faire aucune discrimination conceptuelle entre les deux mots latins, a) Le sens physique de “lumen” est manifeste puisqu’il permet le départ de la métaphore de la lumière naturelle (360.11) ; mais il est question de la “lumen lunis” qui n’a qu’un sens physique (403.3). b) Le syntagme binaire s’y trouve dans les deux sens : “naturale lumen” (371.18), “lumen naturale” (442.23) avec l’adjectif naturel, mais aussi avec le substantif, “solius naturae lumine” (440.8). c) Les syntagmes simples font fonctionner l’“ingenium” : “ingenii lumen” (405.7), “pro lumine ingenii sui” (427.1), en rappelant que l’“ingenium” est “solius naturae ductu” (373.6) ; “mens” : “mentis lumine” (376.16) ; “ratio” : “naturali rationis lumine” (361.18), “puro rationis lumini” (373.1), “a sola rationis luce” (368.19). d) Cette lumière dans notre esprit est “insita” (383.13), “ingenitam” (419.9).
21La nature et le mécanisme de cette lumière naturelle sera plus apparent par la manifestation qu’elle met en nous : celle des “natures simples”.
223. Les précisions apportées par La recherche de la vérité par la lumière naturelle sont très explicites, a) La “lumière naturelle” est invoquée “toute pure”, ce qui évince “le secours de la Religion et de la Philosophie” (AT X, 495). b) La lumière naturelle permet de rompre avec tous les enseignements d’autorité venant d’Aristote ou de Platon : il faut “trouver en soi-même sans rien emprunter d’autrui”, “inventer de soi-même” (X, 498). c) Il faut commencer par les connaissances “les plus simples et savoir se conduire de degré en degré jusques aux plus relevées” (X, 497). d) Ces connaissances simplicissimes appropriées à l’esprit humain sont toutes “enchaînées et de conséquence nécessaire”, e) Après ces déclarations de principe, le moment fort portera sur cette lumière naturelle dont Eudoxe développe le “dictamen rationis” (X, 522-523) : “soli naturali lumini”, “solo lumine rationis”. La “via” s’en suivra qui s’adresse exclusivement à la “vim inveniandam” (523) qui découvre ces choses “simplicissima clarissimaque”, connues “per semetipsa”, “quod optime per se ipsum cognosci potest”, “clarae sunt et per se cognoscuntur”. Nous en sommes avertis “propria experientia, eaque conscientia, vel interno testimonio”. Leur propre lumière se suffit à elle-même : chaque fois qu’on a voulu en discuter dans les Ecoles “on les a rendues plus obscures”. Derrière se profile la “Mathesis” (519). Cette lumière naturelle agit “par soi seule” “sine logica, sine regula, sine argumentandi formula” (521), archéologie de premiers linéaments architectoniques plus intuitionnistes que les Regulae, qui admettent dialectique, règles et procédés argumentatifs.
4 – Les “natures simples”
23L’Index “natura” du lexique des Regulae comporte 59 occurrences de “natura”. Les formes du singulier y figurent au nombre de 39 : un lot surprenant de 20 occurrences plurielles de “naturae”, fréquence exceptionnelle pour un terme utilisé d’ordinaire au singulier. Ces emplois pluriels se composent 13 fois en syntagme “natures simples”, 1 fois “natures très simples”, autrement ces natures sont “solitariae” ou “compositae”. Le singulier connaît une seule fois le syntagme “natura simplex” et une fois “solitaria”.
24L’œuvre de Descartes ne reviendra pas sur cet emploi pluriel de “natures”, qui crée ainsi une aire originale de fréquence moyenne, lourde pour l’emploi syntagmatique, dans le discours des Regulae. Comment expliquer une telle originalité ?
251. Comme pour les autres concepts-clés des Regulae, l’entrée en fonction de nature/natures et de “natures simples” n’intervient qu’à un moment précis : quand la Règle VI se met à dévoiler le contenu de l’ordre et de la série. A l’aide de quel matériau la recherche de la vérité peut-elle se poursuivre ? Jusque-là, deux occurrences seulement de “nature” annoncent tout le programme de la méthode, “sous la conduite de la nature” (373.6), “placé en nous par la nature” (376.13). Ces aires lexicographiques sont si parfaitement tranchées et illustrées pour chaque définition, que l’on peut conclure à la plus grande attention de l’auteur à cet égard. Le mot “nature” n’a pas été divulgué dans n’importe quel sens. Il reste susceptible d’un emploi déterminé selon l’ordre de ce discours.
262. On mesure par l’environnement la terminologie qu’il s’agit d’éviter.
27a) L’usage des termes ramistes de “lieu” ou d’“argument” n’est pas attesté dans les Regulae. Mais si on examine quelles sont les “natures simples”, quel est leur classement, quelles sont leurs tables, quelle est leur essence, alors il ne saurait s’agir de “lieux” aristotéliciens et scolastiques, mais par contre et précisément d’“arguments”. Nous avons vu que l’ambiguïté du terme avait rebuté plus d’un commentateur. Il est manifeste que, pour la langue du XVIIème siècle, “argument” perd son sens séculaire et revient à “argumentation”. L’éviction d’“argument” peut se comprendre comme phénomène de langue. Mais “argument” avait pour relais immédiats et hautement fonctionnels dans le discours raméen : principe et raison, et sur ce point les Regulae restent compétitives. La Logique de Port-Royal dans son chapitre sur la dialectique ramiste (III, XVII) n’ignore rien de cet ancien vocabulaire : “Ce que les Rhétoriciens et les Logiciens appellent Lieux, loci argumentorum, sont certains chefs généraux, auxquels on peut rapporter toutes les preuves dont on se sert dans les diverses matières qu’on traite : et la partie de la Logique qu’ils appellent invention, n’est autre chose que ce qu’ils enseignent en ces lieux”. La Ramée fait une querelle à Aristote à ce sujet, ainsi qu’aux philosophes de l’Ecole “parce qu’ils traitent des lieux après avoir donné les règles des arguments, et il prétend contre eux qu’il faut exprimer les Lieux et ce qui regarde l’invention avant que de traiter ces Règles”. Cette remarque fait apparaître que les Regulae adoptent à ce sujet une position moyenne : l’expression des lieux n’est réalisée que par petites touches progressives et étalée sur quatre sites de la Règle III à la Règle XII. Il n’y a donc pas de premier Livre massif sur l’invention destiné à énoncer les lieux dès l’ouverture de la dialectique. En distillant peu à peu sa table des lieux, l’auteur amorce cette remarque de Port-Royal. Quant au commentateur, il doit résoudre le problème causé par cette volontaire dissémination. Pour ne pas faire trop ramiste, les Regulae dissimulent la théorie des arguments sous le couvert des “natures simples” en les abordant de front seulement au moment de passer à la dialectique appliquée aux mathématiques. Et en fait aucune des trois occurrences d’“argument” dans les Regulae ne peut rappeler l’emploi ramiste strict, mais ressortissent à l’argumentation.
28b) La recherche des vicariants de “natures simples” est maigre, comme si l’auteur se gardait de toute synonymie malencontreuse. D’ordinaire le bon relais est fourni par “res”, ce qui n’engage à rien et au demeurant peut aussi bien désigner la chose réelle que celle qui le représente dans l’esprit : l’option est alors dirigée par le référent idéalistique majeur qui commande les Regulae. La “res” est ce qui est inscrit dans la nature de l’esprit en présence de la chose réalistiquement considérée.
29c) Une indication précieuse perce cependant au début de la Règle XII-2 : “... pour distinguer attentivement les notions des choses simples...”, “simplicium rerum notiones”, des “notions composées” à partir de celles-ci “ab istis quae ex iisdem” (417.17). Cette connexion est réitérée : “A quoi il faut encore rapporter ces notions communes, qui sont comme de certains liens (“vincula”) pour joindre d’autres natures simples entre elles”, repris sans nominal par “hae communes” (419, 23-30). Est-ce à dire que les “notions” des “choses simples” doivent être confondues avec les “natures simples” ? Certainement pas si on souligne que ces notions désignent le versant représentatif de la force propre aux natures simples, que de l’“ingenium” on en distingue l’“intellectus”, le reliable. A ce niveau, “vinculum” prend un sens positif qu’il faut distinguer de celui qu’il a pour la critique du syllogisme. Le “vinculum” est ici une liaison entre natures simples, donc immédiatement sous contrôle intuitif.
30d) On ne peut refermer ces remarques sur “natures” et “notions” qu’en mentionnant que lorsque les Principes I, § 47-50, reviendront sur ces tables de l’invention, ce sera en termes de “simplices notiones”, de “communes notiones”, sans que le mot nature ni le syntagme natures simples soit un seul instant évoqué. Or on aura à faire aux tables des mêmes concepts premiers que ceux qui sont avancés ici. Les Regulae gardent encore une très forte odeur du terroir dialectique dans lequel elles s’implantent et se cherchent.
313. D’où provient cette tension entre "natures” et "notions” ? Si le naturel (“ingenium”) a ce rôle de sol tempéramental, dont la théorie des rapports de l’imagination et de l’entendement montrera l’importance dialectique, si la lumière naturelle brille par l’intermédiaire de ces “semences de la sagesse”, de ces “seminae scientiae” qui se trouvent éparses dès les pièces de 1619 aussi bien que dans les correspondances de 1630, si l’intuition est un concept génétique par lequel se révèlent les amorces de la science “insitae”, “innatae” etc..., ces embryons de connaissance ont une constitution dynamique que ne rendent pas les termes de “notion” ou d’“idée”.
32La spécificité du courant ramiste est précisément d’avoir, contre les philippo-ramistes ou les semi-ramistes, investit en grand la doctrine de la lumière naturelle, y compris sous l’impulsion du mythe. La Ramée avait, en choisissant son vocabulaire, écarté aussi bien l’idée que la notion au profit d’“argument” ou de “raison”. La charge trop intellectualiste de ces deux termes ne convenait en rien à ce retour humaniste que décrit la Dialectique.
33S’il y avait un terme à retenir pour désigner essentiellement ces “natures” ou ces “notions”, ce serait celui de “semina”, entièrement compatible avec le site lexicographique de l’intuition, avec “ingenium” et avec “conceptus”. Les deux occurrences de “semen” en indiquent bien d’autres, constantes dans l’œuvre selon la ligne de “lumière naturelle” : la “mens humana” qui a “je sais quoi de divin”, dans laquelle les premières semences des pensées profitables ont été lancées (“semina... jacta”) ; de sorte que, malgré la pression étouffante des études, “elles font pousser la moisson promise” (“spontaneam frugem producant”, 373.10, 373.19) : “ces premières semences de vérité mises par la nature dans l’esprit des hommes” (“insita”, 376.13). Le relais métaphorique désigne la même disposition de l’“ingenium” que celle qu’en peut traduire le lexique des “natures simples”. Une fois de plus la métaphore n’est pas d’une autre nature que la définition conceptuelle. Les “semina” se situent à ce niveau où l’on peut parler de deux manières et où la rhétorique prend sens dialectique. Enfin ces deux occurrences interviennent précisément dans le passage de transition entre la définition de la méthode et l’examen de ses aménagements dûs aux progrès des sciences mathématiques en pleine Règle IV.
344. Il restait à mettre en place une filière plus convaincante pour rendre compte du sens positif accordé volontairement aux “natures simples”. La piste ramiste, pour intéressante qu’elle soit, est aussitôt brouillée puisque le lexique de La Ramée ne comporte pas “naturae” en ce sens, malgré les multiples vocables auxquels il recourt pour faire admettre son sens d’“argument”. Cependant la “dialectique naturelle”, ces arguments qui font partie de la nature de l’homme à titre essentiel de rationalité, l’usage immodéré qui est fait du terme de “nature” pour désigner les actions primitives de la “vis cognoscendi”, militent ouvertement pour un tel emploi de “natures” au lieu d’“arguments”. Nous avons mentionné nombre de dialecticiens qui ont usé du terme pluriel, ce qui enrichit le commentaire de “naturae simplices”. Mais une indication avait été fléchée (NB, p. 76-83) faisant état des éditions du Philèbe utilisées par La Ramée. Le texte grec paraît être celui que Marsile Ficin avait fait paraître dans ses Opera de l’édition de Bâle en 1543. Or les commentaires de Ficin aussi bien que les dispositions de sa propre Dialectica autorisent une filiation ramiste que les commentateurs comme Digbée ont parfaitement saisie.
35a) Selon le commentaire du Philèbe, cap. xxiv (p. 1129), Platon a distingué deux “artes disserendi”. La “logica” est la faculté d’examiner les propriétés des noms et des verbes, leur composition en un discours rationnel, leur argumentation. La “dialectica” n’est pas une science à proprement parler mais c’est “la science de toutes les vérités” (“Haec... scientiam omnium instrumentum”). On pourrait se demander ce que la “dialectica” peut apporter de mieux, mais on a aussitôt la réponse : “la dialectique est véritablement un artifice divin, qui ne traite pas des mots, mais des choses” (“res”), et ces “res” sont aussitôt désignées comme ne pouvant être atteintes que “par une pure recherche de l’esprit au-delà des sens, s’enquérant de la substance de chaque chose et, à partir de toutes choses, sans aucun principe présupposé, remontant vers le principe de toutes choses”. Le divin Platon a parfaitement décrit ces “res”, celles “qui sont dans (“insunt”) l’âme naturellement... ces raisons communes et absolues des choses... naturellement insérées ou greffées dans l’esprit... l’intimité secrète de la raison”. Ces “idées” sont saisies “uno quodam intuitu”, “ce ne sont pas de simples notions (explique Ficin), mais des espèces de natures, douées d’une force exemplaire et efficace”. Ce ne sont pas plus des genres ni des espèces logiques, mais “des idées qui consistent en la nature de la chose”, qui relèvent de la “ratio seminalis”. “... naturae rationes interiores naturae sunt... Cunctas denique naturas ad ipsam universi naturam, in qua necessario sint tam naturalium quam naturarum omnium rationes, rationes inquam, et exemplares, et effectrices, ut naturas omnes certis regulis ad certa dirigat et perducat...”
36b) On peut consulter aussi le commentaire du Parménide :
37Cap. XXII. “Quae naturaliter insunt animae... communes quaedam rerum absolutaeque rationes... naturaliter insitae... intima mentis penetralia...” (p. 1144).
38Cap. XXIII. “Primae rerum species, quae etiam sunt principalia intellectus objecta intelligentias antecedunt... ratio seminalis... notio nobis infusa divinitus...” (p. 1145).
39Cap. XXIV. “Ideae non tam intelligentiae, quam intelligibilia sunt. Atque haec intelligentias antecedunt... uno quodam intuitu...”.
40Cap. XXVI. “Ideae non sunt simplices notiones quaedam, sed species naturales, vim exemplarem efficientemque habentes”. “Non species novas, vel quomodolibet nostras hic ideas existimat, nec extra nos per varios intellectus, vel quomodolibet sparsas esse putat ubi dicit ideas in natura consistere. In natura, inquam, una vitali simul, atque intellectuali, quam sane naturam lovem nominal in Philebo, dicens in natura Jovis regiam intelligentiam animamque existere. Praeterea dum hic naturam nominat, admonet, ne ideas existimemus notiones quasdam simpliciter esse, sed essentiales species, viresque naturales. Nam si in naturis ultimis animarum naturales formae viresque membrorum sunt, et in ultima mundanae vitae natura, sunt vires omnium seminales effectoriam vim habentes, multo magis in ipsa divinae mentis essentia, sunt rerum speciem efficientes, atque naturales... quemadmodum seminariae vires in genitali natura, non solum exemplarem, sicut artificiosae species in artifice...”.
41Cap. XXVII. “Naturales formae dicuntur quidem ideis similes. Ideae harum similes appellari non debent...”
42Cap. XXXV. “Dialectica...”...“Regulae dialecticae...”.
43c) Dans le commentaire du Philèbe, Ficin aborde les questions de la division de la dialectique, art de diviser et d’unir que nous a légué Prométhée : “comment Dieu éclaire les esprits, comment Prométhée lance en nous célestement la divine lumière”. Prométhée, “par un rayon descendant a fait naître dans la matière les espèces des formes et il a fondé tout autant de raisons dans l’esprit”. Cette âme supérieure est “lumen”, l’âme moyenne est “ratio”, l’âme inférieure est fantaisie, industrie et art : la Règle I pourrait en avoir tenu compte. La dialectique descendante enveloppe dans sa hiérarchie les concepts clés (cap. xxvi).
445. L’usage de “natures” dans l’œuvre de Bacon, que connaît parfaitement Descartes est aujourd’hui lexicographiquement repéré. Peut-il donner lieu à une conclusion d’“influence” ? Que Beeckman, Mersenne, Gassendi, possèdent les ouvrages de Bacon conforte la certitude que Descartes en a lu les ouvrages. Comment les a-t-il abordés ? Les allusions explicites présentées dans la correspondance avec Mersenne permettent de remarquer : a) Que Descartes a “tiré de Verulamio” une liste “de qualités” que Mersenne a tirées d’Aristote (Z, 109, janvier 1630). b) Dans la lettre du 23 décembre 1630 : “A cela je n’ai rien à dire après ce que Verulamius en a écrit”. Sur quoi porte cet accord ? “Faire des expériences utiles”. Bacon est une référence d’autorité en la matière, mais il ne faudra pas rechercher toutes les petites particularités et il faudrait faire des relevés généraux. Tel sont l’apport et, semble-t-il, les limites, que l’on peut retirer en ce qui concerne “l’avancement des sciences” (AT I, 195). Une autre lettre du 10 mai 1632 confirme que “selon la méthode de Verulamus” on pourrait entreprendre une description exacte des “apparences célestes” : descriptions exactes, situations, différences etc... Il ne faudrait y mettre “aucunes raisons ni hypothèses” (AT, I, 251) c) Cette attitude est à comprendre à partir de la conception ancillaire que les Regulae accordent à l’expérience, mentionnée pour mémoire et renvoyée là aussi à des observateurs comme Gilbert. Ce n’est pas de l’expérience que la dialectique des Regulae attend l’avancement des sciences. Si Bacon invoque des “natures simples”, celles-ci ont été constituées par l’expérience et il n’y a pas de concepts innés dans la nature humaine. La position de Bacon est plus proche de celle des philippo-ramistes ou des semi-ramistes que de celle des ramistes que recueillent les Regulae, surtout après Tempel ou R. Snell (supra).
456. Quelles sont ces “natures simples” et dans quels contextes se trouvent-elles abordées ? Des amorces de tablature concernant leur énumération sont repérables en quatre endroits, qui procurent quatre paquets de “natures simples”, ce qui fait regretter que Descartes n’ait pas laissé, mais sans doute l’avait-il, une “tabula” de l’invention.
46a) Un premier lot se trouve dans la Règle III. Descartes y définit et y compare l’intuition et la déduction. Après avoir précisé ce qu’il entend par intuition, il donne des exemples de ce concept/germination qui naît de la seule lumière de la raison ; l’acte de naissance de ces concepts est leur naissance même qui ne doit rien ni au sens ni à l’imagination. Le seul référent causal est la lumière naturelle tel que chacun l’a à disposition selon son naturel, tel que l’intellect pur et attentif en trouve la manifestation : “manifestum” n’est pas un mot des Regulae, mais on en connaîtra bien des occurrences intimement liées au concept de lumière naturelle. Bref, c’est ce qui est l’acte plutôt que l’objet d’“intueri”, d’“intuitus”, redondants dans ce passage.
47Cependant ces “concepts” ne sont pas ici appelés “natures simples”. Une incidente du paragraphe suivant les désigne obliquement comme étant des “enonciationes” (369.12). Ces énonciations comportent l’évidence et la certitude de l’intuition, que l’on néglige d’ordinaire parce qu’elles sont trop banales et courantes. Or elles sont très nombreuses et leur présence bannit tout doute. Cette désignation par des énonciations est distinguée du “discursus” proprement dit qui porte sur des propositions plus charpentées et diverses, problématiques et à réduire, car elles relèvent déjà de la déduction : mais sans ces évidences, toute déduction resterait seulement certaine. Tel est l’exemple du discours que nous venons d’analyser : 2+2 =3+1.
48Ce premier tableau comporte un fragment de quatre exemples précis, auquel s’ajoutent des “similia”, des “plura” non précisés.
“se existere”
“se cogitare”
“trianguli terminari tribus lineis”
“globum unica superficie terminari”.
49Il est exact que rhétoriquement et dialectiquement, ce sont là des énonciations puisqu’elles s’engagent dans une construction phrastique qui dépasse les limites du pur item. Tout ce que l’on peut dire est que ce premier lot, qui prend le langage courant, saisit des énonciations simples qui peuvent ne pas passer pour des pures et simples “natures simples” : mais on retrouvera ces quatre exemples dans les autres tableaux, et commanderont la Méditation II.
50b) Dans l’écrit La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, qui expose nettement l’importance du concept de “lumière naturelle”, le “dictamen de la raison” évite d’avoir à consulter les anciens et les maîtres. Avant que de prononcer des vérités comme “je doute donc je suis” ou “je pense, donc je suis”, il faut que nous sachions auparavant (“ante sciamus”) ce qu’est le doute, la pensée, l’existence. Et il n’y a pas à se référer au genre prochain et à la différence spécifique pour savoir cela. De plus, si nous voulons en donner une définition, nous rendrons ces termes plus obscurs alors qu’ils sont, avec deux superlatifs, “simplicissima clarissimaque”, et qu’ils sont connus “per semetipsa”, et chacun peut les connaître “per se ipsum”. Cette connaissance est procurée “propria experientia, eaque conscientia, vel interno testimonio” (AT X, 523-524). On chercherait vainement un nom pour désigner le simplicissime. Le texte évite toute nominalisation, se contente de “res”, et emploie le plus souvent les formes neutres des adjectifs qui désignent ce que les Regulae nomment “natures simples” et les Principes “notions simples”. Pour tout ce qui dépend de la lumière naturelle, on ne saurait donc employer d’autre terme qu’“expérience”, que “conscience”, que “témoignage interne”, bref que “dictamen rationis”. Point n’est besoin de chercher un autre mot que l’on interposerait entre ces “res” internes et ce qu’elles signifient : elles le signifie par elles-mêmes. La coïncidence du signe et du sens est hors de toute équivocité.
51Il est cependant frappant que la Recherche ne se serve pas du syntagme “natures simples” ni de celui de “notions simples” et se limite aux quatre termes de doute, de pensée, d’existence et de certitude, qui figurent précisément dans le premier tableau de la Règle III, sans mention des autres intuitions qui portent sur la géométrie.
52c) Les Secondes Réponses (AT IX-1, 110) confirmeront ce premier choix de La Recherche et des Regulae : “Quand nous apercevrons que nous sommes des choses qui pensent, c’est une première notion qui n’est tirée d’aucun syllogisme ; et lorsque quelqu’un dit : je pense donc je suis ou j’existe, il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi ; il la voit par une simple inspection de l’esprit...”.
53d) Les Principes, I, 10, confirmeront que la proposition “ego cogito ergo sum” est “de toute la première et la plus certaine” “ordine philosophandi”. Mais avant elle il importe de savoir ce qu’est (“quid est”) la pensée, l’existence, la certitude. Ces “notions simplicissimes”, on n’en finirait pas de les énumérer, mais d’elles-mêmes, elles ne nous font avoir la connaissance d’aucune existence.
54e) Quant au “cogito” dans les Regulae aucune des 15 occurrences de “cogitare” ne l’utilise. Cependant la première personne y est employée avec 3 “cogitemus”, 1 “cogiterem”, 1 “cogitaverim”. La Règle III mentionne “se cogitare” (368.22). La priorité métaphysique est déjà prégnante.
557. La seconde tablature propre aux natures simples est tirée en fonction du premier “notandum” de la Règle VI (381.17) : si le principal secret de l’art dialectique réside dans la série, qu’est-ce que la série a à sérier ? Ce ne sont ni des êtres, ni des genres d’êtres, ni des catégories, mais ce sont des “res” qui expriment le point de vue de l’intellect dans son insertion au naturel. Ces “natures” peuvent être considérées comme “solitarias” (381.20, 440.4), comme isolées, prises seules, avec souvent la présence de “sola” dans l’environnement de “natura”. Mais considérées isolément, elles ne répondraient pas au projet d’édifier une science des choses réelles qui les comporte à l’état composé. Le projet de l’ordre sériel ne peut s’accomplir que si “una ex aliis cognoscantur”, puisqu’on a évincé tout référant ontique. Il y a donc deux façons d’envisager ces natures (“non... sed...”) isolées ou composées, seulement regardées par l’intuition ou comparées entre elles (“spectamus... comparamus”). On aboutit à la dichotomie des absolus et des respectifs. Les natures absolues pures et simples et celles qui, respectives ou “corrélatives” (383.6), leur font pendant (381.28).
Natures absolues | Natures respectives |
cause | effet |
simple | composé |
universel | particulier |
un | multiple |
égal | inégal |
semblable | dissemblable |
droit | oblique |
etc... | etc... |
56Les natures absolues sont indépendantes, les natures respectives sont dépendantes et des absolues et entre elles. Les natures absolues sont à utiliser en premier pour résoudre les questions, parce qu’elles relèvent du “simplicissimum et facillimum” (382.1). Les éléments de cette dichotomie se retrouveront dans la tablature globale de la Règle XII-2 ; ils permettent de poser la question : d’où viennent-ils, pourquoi ceux-ci, pourquoi ces superlatifs ?
57Car des natures absolues n’ayant pour autre fondement que la lumière naturelle de l’“ingenium”, divisées en simples et composées, en absolues et respectives, opposées en tablature commandée par la cause/effet, qualifiées par des superlatifs dans le cadre d’une logique du respectif, ne peuvent surprendre que les logiciens de l’Organon : mais ramistes et philippo-ramistes ne peuvent que se reconnaître aussitôt dans une “tabula” de ce genre.
588. Une troisième amorce de dichotomie est esquissée dans la Règle VIII (399.13), qui sera reprise à la lettre dans la Règle XII-2, laquelle renvoie d’ailleurs à ce passage de la Règle VIII (417.20). Comme nous l’avons observé, la dichotomie de la Règle VI reste axée sur la plus pure tradition des dialectiques ramistes. Or les textes des Règles VIII et XII-2 qui abordent à nouveau la classification des natures simples, introduisent un autre point de vue, plus spécifiquement cartésien.
59On reste certes dans l’examen de la “res ipsa” entrepris du point de vue de l’intellect et non de l’être ou du genre (399.4). De plus le meilleur plan d’ensemble que l’on ait des Regulae figure dans ce passage, établi en fonction des natures simples et des natures composées.
60Les “natures tout à fait simples” (“maxime simplices”, 399.7), comportent une dichotomie en “spirituelles” et “matérielles”, avec une adjonction de natures relevant et de l’âme et du corps. Les natures “composées” (“complexas sive compositas”, 399.7) se subdivisent à leur tour en natures complexes connues par expérience avant que l’entendement ne les détermine, et en natures que l’entendement compose. Ces dernières peuvent être déduites des natures simplicissimes et connues par soi (objet du Livre II) ; et elles peuvent en supposer d’autres que nous expérimentons à partir de la chose composée (objet du Livre III).
619. Une quatrième esquisse de dichotomie prend place au “dicimus secundo” de la Règle XII-2, où l’on retrouve la partition de la Règle VIII.
62Les natures simples “purement intellectuelles” figurent au premier rang, qui étaient “spirituelles” dans le Règle VIII. Notre entendement les connaît “par une certaine lumière mise en nous par la nature” (419.9) ; leur apparition tient au fait que nous soyons “rationis particeps” (419.18). Elles sont connues par elles-mêmes aisément (“per se”) et sont certaines. C’est l’intellect seul qui les connaît, sans le secours d’aucune image ou idée corporelle (“imaginis corporeae... idea corpora”).
63Les exemples donnés sont (419.14) :
la connaissance
le doute
l’ignorance
l’action de la volonté ou volition
autres semblables
64Les natures simples “purement matérielles" (419.18) sont celles qui “ne se connaissent que dans les corps”.
65Les exemples donnés sont (418.17, 419.20) :
la figure
l’étendue
le mouvement
autres semblables
66Les natures simples “communes" (419.21. sont attribuées tantôt aux choses spirituelles, tantôt aux choses corporelles. Selon leur application, elles sont connues soit par le pur entendement, soit par l’entendement saisissant les choses matérielles.
67Les exemples donnés sont (419.20) :
l’existence
l’unité
la durée
autres semblables
68A quoi il faut joindre des “notions communes”, liens pour joindre d’autres natures simples entre elles dont l’évidence soutient nos conclusions rationnelles (419.23) en constituant des “énonciations” :
69deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles.
70deux choses qui ne peuvent être rapportées à une même troisième en même façon ont aussi entre elles quelque diversité
7110. La permanence d’un tel dernier tableau est assurée par l’utilisation qu’en feront les Principes I, § 47-50. C’est dans le même contexte de “lumière naturelle” que l’étude de la connaissance sera entreprise lors de la huitième occurrence de “lumen naturale” dans cet ouvrage. Le §47 annonce l’énumération des “simplices omnes notiones, ex quibus cogitationes nostrae componuntur” (VIII-1, 22). La traduction des Principes posant une foule de problèmes que nous examinerons en leur lieu, nous nous en tiendrons ici au texte de 1644.
72Ce qui tombe sous notre perception comporte ou bien des choses et des affections de chose, ou bien des vérités éternelles qui n’ont aucune existence hors de notre propre pensée.
73Quand nous considérons les choses, “res” (§ 48), ce qui relève de la plus haute généralité (“maxime generalia”) a pour nom :
substance
durée
ordre
nombre
et autres
74Ces notions simples (non nommées) s’étendent à tous les genres des choses.
75Puis il y a deux genres supérieurs des choses, et pas plus, que je reconnaisse (“maxime generalia... summa généra” VIII-1, p. 23). On revient alors à la quatrième tablature des Regulae.
76– Le “summum genus” des “choses intellectuelles ou cogitantes” (“cogitativarum”), qui conviennent à l’esprit ou à la substance pensante :
perception
volition
tous les modes du percevoir et du vouloir
77– Le “summum genus” des “choses matérielles”, qui conviennent à la substance étendue, c’est-à-dire au corps
78grandeur (longueur, largeur, profondeur) :
figure
mouvement
position (situs)
divisibilité des parties
et autres
79– Un troisième genre est en provenance des choses que “nous expérimentons en nous”, non référable au seul corps ou au seul esprit, mais relatifs à “l’union de cet esprit avec le corps”. Ces notions simples sont qualifiées d’“affectiones”, de “qualitates seu modos” :
les appétits de faim et de soif
les commotions etc...
80Par quoi nous sortons de l’aire balisée par les Regulae pour nous tourner vers le Traité des passions.
81Les notions simples, annoncées comme des vérités éternelles qui ont leur siège dans notre esprit seul (§ 49), sont aussi appelées “notions communes” “sive axioma”. Ce paragraphe part à nouveau du verbe “agnosco”, “agnoscimus” ayant pour complément direct ces notions simples : “je reconnais que”, “nous reconnaissons que”, plutôt que connaître. Les notions simples indiquées sont des énonciations qui ne portent plus sur la chose existante ou sur ses modes.
Ex nihilo nihil fit
Impossibile est simul esse et non esse
Quod factum est, infectum esse nequit
Is qui cogitat, non potest non existere dum cogitat
et alia innumera.
82Il y a un très grand nombre de ces notions axiomatiques, pas facile à recenser.
83Le § 50 précise que ces “notions communes” peuvent être perçues clairement et distinctement, sans quoi elles ne pourraient pas être dites notions communes. Mais elles ne sont pas toutes perçues avec la même clarté et distinction, en raison des préjugés.
84L’appel au terme “axiome” vaut d’être souligné, puisque c’est le terme qui désigne l’argument dans les éditions terminales de La Ramée, terme qui entraîne les révisions de l’édition française de 1555 dans celle de 1576.
8511. Bon nombre d’indications précisent les caractères propres des natures simples.
86a) Le “notandum 2” de la Règle VI (483.11 sq) et le “dicimus primo” de la Règle XII-2 définissent les natures comme “simples” (418-419). Ces natures attirent une grande partie des occurrences de “simple”. Encore plus caractéristique est l’usage des 14 “simplicissima” qu’on trouve dans l’environnement des natures ou de ce qu’elles permettent. On retrouvera ce superlatif dans les œuvres postérieures, souvent associé à “notion”. Cet indice est à porter au compte de la lexicographie ramiste.
87Simple est à comprendre selon le vecteur idéalistique : “in ordine ad cognitionem nostram”, et non “prout revera”. Un corps étendu et figuré “a parte rei” est considéré comme un et simple, ses composantes n’ayant jamais été distinguées les unes des autres ; mais “respectu intellectus nostri” le corps est composé de trois “natures simples” que nous représentons séparément, qui n’existent pas en réalité, mais qui existent pour notre intellect. Grâce à cette représentation, nous pouvons juger que l’étendue, la figure, la nature corporelle, sont toutes trois ensemble dans un seul et même sujet. Le simple, le très simple sont le signe de la connaissance claire et distincte d’entendement. Le simple connote des “res singulas”, un “quid unum et simplex”, “singulas separatim”, “illas tantum simplices vocamus” (selon le “dicimus primo”).
88Le concept d’indépendance se rapporte à la simplicité. Dans l’amorce de table de la Règle VIII, on doit lire le mot “independans”, en accord avec, plus bas, celui de “dependans”, comme lié au concept même de nature simple, hors de la série des natures simples et respectives. Cette indépendance est confirmée par le caractère isolé des natures simples “independans” (381.24), “solitaria” (381.19, 440.4). La Dialectique de 1555 déclarait que l’invention étudie “les parties séparées dont toute sentence est composée” (p. 4), “la connaissance des parties séparées”, “les parties séparées de toute sentence” (p. 5). L’édition de 1576 parle de l’argument comme d’une “chacune et simple raison considérée à par soi et séparément” (p. 2). L’argument est considéré dans son isolement et “fait foi de soi et de sa nature” ; le premier de ces arguments “est simple et non issu d’ailleurs” (p. 6).
89Cette simplicité s’accompagne d’indivisibilité. Perspicacité et sagacité permettent de pousser la réduction cognitive au point que l’on ne puisse plus diviser les natures en un plus grand nombre. Toute autre notion est composée de ces natures simples : l’exemple du concept de “limite” (418.20) prouve que nous risquons de prendre quelque abstraction tirée des natures simples pour une nature simple, car la limite est d’une extension qui excède celle de la figure, puisqu’on parle de limite à propos de la durée, du mouvement etc... D’autre part plus général ne signifie pas plus simple : la limite est abstraite d’autres natures également simples et ne serait que par équivoque une nature simple.
90Si le simple ne fonde pas l’abstrait qui est un terme général, il justifie par contre le caractère “absolu” donné aux natures simples de premier rang : “l’universel est plus absolu que le particulier parce qu’il a une nature plus simple” (“magis absolutum... magis simplicem” (382.24).
91Quant au qualificatif de “pur”, il est fréquemment associé aux natures pour désigner le caractère de la simplicité qui en permet une connaissance fondamentale.
92b) Car du point de vue de l’esprit qui en a l’intuition, ces natures simples sont connues d’elles-mêmes (“per se nota”, fréquent) auquel est consacré le “dicimus tercio” de la Règle XII-2 (420.14). Ce caractère repose sur la division en deux parties de la dialectique : l’intellect connaît par intuition, contrairement au jugement qui affirme ou qui nie. Le corollaire de la connaissance par soi des natures simples est qu’elles ne contiennent jamais rien de faux. Elles ne résultent pas d’un jugement, mais de la seule lumière naturelle. On peut penser qu’il y a quelque chose de caché, là où nous pensons seulement ignorer quelque chose. C’est de la nature simple qu’il faut partir pour connaître : si ce que nous croyions ne pas connaître nous est enfin présenté, c’est bien que nous connaissions cette nature simple avec ses conséquences.
93Ce passage répond aux critères des Règles IX et X, car ces natures séparées ne se présentent qu’une seule à la fois, et sont faciles à saisir et faciles à utiliser. Leur distinction est due à cet isolement et à cette simplicité. Il ne faut jamais s’en éloigner, il faut s’y référer sans cesse, notamment dès qu’on quitte l’intuition pour gagner les inférences des chaînes déductives (420.14 sq). Aucune connaissance n’est plus claire ni plus distincte (418.15). Ces natures simples sont “suffisamment connues par elles-mêmes”, ont une “evidentia per se” (425.20), elles ne comportent pas de fausseté (420.15). La filiation ramiste sur ce point est aisée à relier à la formule “qui fait foi de soi et de sa nature”.
94Le “colligitur secundo” de la Règle XII-2 confirme qu’il n’est besoin d’aucun travail (“nullam operam”, 425.20) pour connaître ces natures simples, puisqu’elles sont “suffisamment connues par elles-mêmes”. Par contre, il est moins aisé de les séparer les unes des autres que d’avoir l’intuition de chacune isolément (“separandis... singulis...”). Il apparaît rétrospectivement que c’est de cette difficulté à saisir les natures isolées que résultait l’observation du “dicimus quinto” sur la plus grande aisance à s’en saisir quand elles sont composées (“inter se conjunctas”) : être assis n’est pas être debout, mais ce qu’il faut saisir, c’est “la nature de la position” (“naturam situs”, 426.1).
95c) Il est cependant un terme qui comporte dans ses emplois les caractéristiques des “natures simples”, car les qualifications qui leur sont attribuées se retrouvent dans l’environnement du mot ‘’principe”. Les 10 occurrences de “principium” sont fort explicites sur cette vicariance : “a primis et per se notis”, “a veris cognitisque”, “ex primis”, “ingenitis”, “remotis”, “a primis et maxime absolutis”, “ex evidentibus”. La Dialectique de 1555 rappelait que le terme “principe” était validé pour désigner ce que La Ramée appellera plus spécialement “argument”. Quand Descartes reviendra sur ces “natures simples” ce sera sous le vocable de “notions simples” et d’“axiomes” dans un ouvrage qui porte au titre Principes de la philosophie. Dans son ensemble, la correspondance abordera la question des “notions primitives” en leur reconnaissant les mêmes caractères que ceux qui étaient accordés aux “natures simples” ; de plus, si le pluriel “natures” devient plus rare, le nominal “nature”, “nature de...”, ou nature qualifiée en association binaire, “nature spirituelle”, “nature corporelle”, “nature étendue” etc... reste à haute fréquence dans l’œuvre, référant manifestement et lexicographiquement aux environnements conceptuels des “natures simples”. On ne saurait tirer quelque conclusion formelle d’un passage de “nature” à “notion”.
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