Chapitre II. Thèmes dialectico-mathématiques
p. 161-170
Texte intégral
1La lecture des Regulae suscite un certain nombre d’interrogations qui peuvent se grouper autour d’un mauvais et d’un bon emploi des mathématiques dans le siècle qui précède. Nous flécherons trois directions qui concernent la logistique, la “mathesis universalis”, l’art analytique.
1 – Logistique et logistes
2Pour être pointée selon une valeur négative dans les Regulae la logistique n’en a pas moins connu un important et fécond développement avant que les prouesses numériques n’en fixent et n’en stérilisent l’impact. Par ce vocabulaire qui n’a rien d’archaïque en 1628, les Regulae désignent une masse d’ouvrages qui se déploient dans la filière de l’“ars numerandi”. Mais comme cela perce dans les Regulae, la logistique prenait volontiers l’appellation d’“ars supputandi”.
31. Le De Arte supputandi de C. Tonstelli (1529) en est un bel exemple. L’ouvrage, dédié à Thomas More, en reste à la primauté pythagoricienne de l’arithmétique sur toutes les autres sciences. Le nombre est “la voie divine”, car il n’ajoute aucune image aux corps qu’il énumère ; il s’appuie sur la seule “mens” pour relier les choses entre elles. La philosophie du nombre est la plus élevée, mais aussi la plus secrète. Elle procure “une raison commune pour le calcul” (“communem supputandi rationem”) ; elle est “la porte des autres disciplines” (p. 6). La numération, ses parties, ses proportions, ses différentes espèces concernent aussi bien la quantité continue, “quantitas” de la “magnitudo”, que la quantité discrète de la “multitudo”. Par là s’esquisse une sorte de “mathesis universalis” à laquelle l’arithmétique seule suffirait.
42. J. Noviomagus définit pour sa part la logistique comme un “art de calculer” dans son ouvrage De Numeris libri quorum prior est Logisticen et veterum numerandi consuetudinem, posterior theoremata numerorum complectitur (1539).
53. M. Stifel fait paraître son Arithmetica integra au moment même où les deux premiers ouvrages de La Ramée voient le jour (1543). Il est évident qu’un tel mathématicien allait très au-delà de ce à quoi La Ramée pouvait mathématiquement prétendre. Ce solide ouvrage porte sur les nombres rationnels et irrationnels, sur les nombres cossiques et sur leurs règles, “c’est-à-dire de l’art parfait de calculer”, pour se terminer par des règles d’algèbre où apparaissent la désignation des inconnues par des lettres majuscules, l’usage des exposants et du signe des racines, l’usage de la “série” arithmétique prolongée à l’infini aussi bien dans la direction des valeurs négatives que positives. Les équations y sont réduites à leur forme la plus simple, le plus haut degré de l’inconnue étant située d’un côté et tous les autres termes de l’autre. Stifel procède méthodiquement en maniant les exposants à partir du plus élevé, en extrayant les racines, en cherchant l’égalisation à l’inconnue.
6Or cet ouvrage, paru à Nüremberg, est ouvert par une Préface de Ph. Melanchton de janvier 1543 s’élevant contre la sophistique qui étouffe aussi bien la dialectique que la physique en méconnaissant les mathématiques. Il faut faire preuve d’une attitude dialectique “plus pure” afin que les esprits puissent juger de la vérité “rectius”. Il n’est plus question dans ces écrits de Melanchton d’une dialectique comme “art du probable” et les éditions des dialectiques qui se succèdent alors que voient le jour ses Opera mathematica (1540) soutiennent ceux qui pratiquent une liaison féconde et stricte entre les disciplines du vrai. Melanchton préfaçait également les Elementa arithmeticae, Algorithmus de numeris de G. Peurbach (1536), cependant que J. Vogelen dédicace à Melanchton ses Elementa geometriae ex Euclide (1536).
74. De Jean Buteoni, la Logistica quae et Arithmetica vulgo dicitur (1553, 1560) vient la définition comme “ars computandi” (p. 5). “Le logisticien est différent de l’arithméticien comme l’arpenteur de la géométrie et le chanteur de la musique” (p. 6). Buteoni insiste sur la logistique comme art du calcul plutôt que comme science, sur l’habileté plutôt que sur la théorie. Il privilégie ce sens démesuré du calcul dont les Regulae accablent les “logistes”.
85. Si Viète change le sens de “logistique” par l’appellation de “logistique spécieuse”, cependant les développements numériques considérés comme des fins en soi ne cesseront de se multiplier. Leur résultat positif consiste vraisemblablement dans le développement des logarithmes dont D. Goubard, “un insigne logiste”, donnait la traduction française des Tables perpétuelles de Ph. Lansberg à Middelburg (1634). Quant aux Problèmes plaisants et délectables qui se font par les nombres (1613, 1624) de Cl. G.J. Bachet, éditeur de Diophante, ils pouvaient entrer dans cette catégorie de ceux qui se jouent des nombres nus.
96. L. Schoner reprend en 1627, après bien d’autres, une réédition commentée de l’Arithmetica de La Ramée où figure une Préface datée d’août 1599 dans laquelle il déclarait : “La Ramée a mis en avant et inclu dans l’arithmétique ce qui était nécessaire pour ne rien omettre et pour ne pas intercaler du superflu... Le matériau de la “mathêsis” est d’abord l’arithmétique qui traite du nombre, puis la géométrie qui traite de la grandeur... Dans les définitions et les propositions de son Euclides personne avant La Ramée (dont Schoner précise l’originalité) n’avait fait un tel travail de relation nécessaire et de conditions suffisantes. Dans les théories des proportions il a dissipé les ténèbres en définissant et en divisant, montrant par là l’insuffisance du syllogisme pour progresser dans le savoir mathématique”. En présentant l’Algèbre, Schoner insiste sur la dichotomie de la numération par des valeurs figurées selon la “numeratio” proprement dite qui répond aux simples valeurs figurées et qui retient les mêmes signes par un même signe, et selon l’“aequatio” qui est ordonnée “quand elle est poursuivie par le même ordre d’une raison continue” (p. 121). Schoner s’étend sur un autre aspect de la logistique, la Logistica sexageneria, qui concerne la progression des nombres multiples de 60, notamment pour les problèmes de calcul des temps. La logistique comprendrait selon Schoner trois partie : la “notatio”, la “numeratio” et la “reductio”.
2 – La “mathesis universalis”
10La Règle IV en viendra après étude du concept de mathématique à prononcer l’expression “mathesis universalis”. La Ramée avait déjà donné de la “mathesis” une large description, mais c’est tout un courant fortement ponctué qui sollicite les mathématiciens-dialecticiens.
111. Un relais de poids était immédiatement annoncé par Oronce Finé qui dans sa Sphère du monde en français (1551) déclare que “les nobles et divines mathématiques” occupent une position moyenne “entre la divine et la naturelle philosophie” ; “elles sont au premier degré de certitude, à cause qu’elles dépendent immédiatement de leurs principes et fondements, qui sont inviolables et à tous manifestes. L’excellence desquels avec leur ordre et raisonnable déduction, préparent et rendent la voie facile à tout noble savoir et parfaite érudition” (Préface). La Ramée ne pouvait que goûter la Protomathesis du même Finé, titre général d’un ouvrage aux multiples compartiments de mathématiques très poussées. Une des pages de garde (f. 101v) à la sphère armillaire parle dans sa légende de “secreta mathesis” dont dépend une “universa mundi fabrica”. Finé n’avait-il pas également produit une Épître exhortative touchant la perfection et commodité des arts libéraux mathématiques composée sous le nom et titre de la très ancienne et noble princesse dame Philosophie (1531). La Ramée n’a jamais caché sa dette envers ce maître.
122. La notion de méthode pour Petri Catena se situe dans le contexte de la “science” et pas seulement de l’art. Son Oratio pro idea methodi (1563) témoigne de la pénétration des idées ramistes en Italie. La méthode concerne les sciences “certissimes”. Les mathématiques sont chargées d’évidence et de certitude qui embrassent à la fois l’objet et le sujet. C’est là un genre d’objet dont la matière est jointe à notre pensée et elles seules sont connues exactement : elles ne troublent pas de leur obscurité la pointe de notre esprit et elles ne l’effleurent pas d’une lumière trop fulgurante, sinon on retombe dans le probable et dans l’opinion ; elles diffusent des lumières de nature non controversée et indubitable.
13Leurs définitions sont comprises parce que la chose y est sans matière et sont fixées seulement par la pensée qui les supporte (“subjecta cogitationi”) ; elles sont fabriquées par cette même pensée et sont telles qu’elles doivent être admises, même contre notre gré. Selon la raison de la méthode et la série des démonstrations, les définitions portent leurs fruits. “En sorte que, par un ordre serré, les idées sont reliées entre elles et les premières apportent leur solidité aux suivantes, possédant une confiance certaine par elles-mêmes”. Un tel résultat dépend d’un esprit divin, de formes simples séparées. C’est Aristote plus la géométrie, mais c’est surtout Platon avec ses formes simplicissimes.
143. Conrad Dasypodius insistait dès son Volumen primum mathematicum (1567) et son Volumen secundum (1570) sur la “logistique” qui regroupait les quatre opérations de l’arithmétique. Il fait de la dialectique “un sommet et un faîte des disciplines mathématiques” “verticem seu fastigium” (II, p. 171) en invoquant la République VII. La dialectique est une mathématique supérieure dont elle commande et la perfection et la conjonction ; elle est également “la plus pure partie de la philosophie”. L’invocation ramiste de la “Mathesis” y est patente : “Cette Mathesis est le souvenir et la réminiscence des raisons éternelles dans l’esprit, et les mathématiques mêmes, à cause d’elle, sont appelées principalement une connaissance qui nous conduit à des réminiscences des raisons éternelles de ce genre” (p. 176). Ce professeur de mathématiques de Strasbourg publiait les traités de la sphère de Théodose et autres auteurs grecs et latins, Sphericae doctrinae propositiones... (1572). Il confirmait dans une Oratio de disciplinis mathematicis (1579) qu’une très pure dialectique (“purissima”) est supérieure aux mathématiques et aux autres sciences. Les Orationes duae (1593) traitaient de la dignité perdue des disciplines mathématiques et de l’urgence de la récupérer.
154. Adrianus Romanus n’est pas qu’un simple jalon dans l’explicitation des concepts de logistique ou de “mathesis universalis” : il est un pivot central. Car la mise face à face des thèses des Regulae XIII et suivantes est à faire avec l’axiomatique développée par cet auteur très lu et très connu. Dans le rebondissement pré-cartésien de “mathesis universalis” Romanus mérite une place d’honneur et d’efficace.
16a) Comme “mathesôn professer” il fit paraître à Würtzburg en 1597 une publication de format affiche In Archimedis circuli dimensionem expositio et analysis dans lequel il aborde la question de la réduction du cercle à des figures rectangulaires. L’ouvrage comporte une Apologia pro Archimede et clarissimum virum Josephum Scaligerum, Jul. Caes. filium. Scaliger reproche à Archimède d’utiliser les nombres en géométrie au nom de la formule ramiste : “geometrice non arithmetice explicari geometriam” (p. 19). Procéder à la quadrature des figures ou du cercle revient à la géométrie et doit être fait géométriquement.
17La plaidoirie de Romanus montre d’abord que nombre de géomètres ont eu recours à l’arithmétique pour démontrer dans leur art. Il y en eut de nombreux par le passé, mais aussi récemment. Joannes Stein en publiant l’Arithmetica de Gemma remarque que les nombres sont adaptés à la matière de la physique qui requiert la dimension de la grandeur. Or telle est la discipline géométrique quand on lui applique la “logistique”, ou arithmétique pratique. Euclide lui-même en avait donné un célèbre exemple en introduisant l’arithmétique aux Livres VII-IX de ses Éléments. Profitant de son avantage, Romanus inverse la proposition de Scaliger : nombre d’arithméticiens ont utilisé la géométrie pour désigner numériquement des grandeurs, comme J. Cardan dans son Ars Magna ou J.B. Benedictis dans son Arithmetica. Clavius ne remarque-t-il pas dans les Eléments, IX, XIV, qu’il importe que l’intelligence (“intellectus”, “mens”) spécule sur les images (“phantasmata”). Aussi nombre de mathématiciens récents ont-ils associé arithmétique et géométrie : Commandinus, Clavius, Stifel, Peletier, Gemma, Tartaglia, Scheubel, Regiomontanus, G.I. Rheticus, Valentino Ottone, Fr. Maurolicus. Scaliger lui-même n’a-t-il pas admis les nombres dans ses démonstrations géométriques ? (p. 22).
18Le ch. VI de cette Apologia souligne qu’“il y a une science commune à l’arithmétique et à la géométrie, qui considère la quantité comme généralement mesurable” (“communem esse scientiam”, p. 22). “Il ne fait aucun doute qu’il y a une certaine science mathématique commune (“scientia Mathematica communis”, p. 23), qui doit spéculer sur les dispositions (“affectiones”) communes à la grandeur et au nombre, science qui cependant n’est pas considérée par les Mathématiciens comme distincte de la Géométrie et de l’Arithmétique”. La position de Romanus est nette : il faut considérer une science que l’on confond d’ordinaire avec les parties des mathématiques et l’isoler pour l’étudier en elle-même.
19Effectivement le ch. VII s’empare de ce concept pour le définir : “L’idée d’une certaine science universelle (“Idea quaedam universalis Matheseôs”) que nous appelons Science première” (“Primam Mathesin”, p. 23). Se plaçant sous l’autorité d’Eutochius, Romanus répète qu’il faut prendre en considération cette expression : “universalem esse quandam Mathesin”, qui n’est ni la pure arithmétique ni la pure géométrie. Il semble même que Romanus s’engage dans la voie étymologique en distinguant “mathematica” de “mathesis”, ce qui autorise la traduction par “science” : “Nous appellerons cette science par ce nom de Mathématique première ou bien Science première, à l’image de la Philosophie première". “Inscribemus autem scientiam hanc nomine, Primae Mathematicae, seu Primae Matheseôs ad similitudinem Primae Philosophiae". C’est là une “Prima Mathematica” qui a pour objet “toutes les sciences mathématiques et pures et mixtes”. De plus cette “science universelle” est aussi “principe des autres sciences, car les conclusions de cette science peuvent être appliquées aux principes des autres sciences”.
20C’est alors que Romanus impose le terme de “Methodus” pour décrire les axiomes de cette science universelle (p. 24-29). Ce qui frappe aussitôt dans ces axiomes, c’est leur parenté avec les définitions ramistes en arithmétique et en géométrie. C’est aussi la manière dont elles appellent le commentaire des Regulae.
21La définition I est celle de l’addition : “La réunion ou la somme des quantités est une comparaison entre quantités relevant entre elles d’un même genre, selon un certain assemblage de l’une envers l’autre. Ou bien une quantité est égale à plusieurs quantités du même genre” (p. 23).
22Les Axiomata commencent par : “Les choses égales à une même chose sont égales entre elles”. S’ensuivent 27 autres axiomes.
23Le Théorème I est celui des proportions continues. “Pour des quantités disposées dans un ordre quelqu’en soit le nombre, soit qu’elles soient proportionnelles ou non, la proportion de la première à la dernière est dite être composée de la proportion de la première à la seconde, de la seconde à la troisième, de la troisième à la quatrième etc... jusqu’à ce que la proportion soit manifeste”.
24Le ch. VIII aborde “la comparaison des côtés et des aires de parallélogrammes rectangles correspondant à des nombres correctement et convenablement”.
25b) Dans une pièce suivante de la même publication, Romanus expose des Exercitationes cyclicae contra J. Scaligerum, Orontium Finaeum et Raymarum Ursum. Il déclare que les mathématiciens banissent les manières dialectiques de disputer en fonction du probable et qu’il s’est donné pour but la recherche de la vérité “par des démonstrations certaines” en condamnant et éliminant les erreurs. Cette réprobation de la dialectique du probable est loin d’être la condamnation de toute dialectique du vrai.
26c) Dans un ouvrage de 1605 intitulé précisément Mathesis polemica, Romanus donne la clé ramiste de ses appartenances.
27Il use de la dichotomie pour diviser la “Mathesis” (p. 10) en principes et mécaniques. Les principes sont purs ou mixtes ; les principes purs sont universels ou spéciaux ; les principes universels comportent la logistique et la “Prima Mathesis” ; les principes spéciaux, l’arithmétique et la géométrie. Cette dernière disposition est particulièrement frappante et confirme les analyses destinées à Scaliger. Les principes mixtes sont éternels ou sublunaires. Eternels, ils comportent la cosmographie, l’ouranographie, la géographie, l’astronomie, la chronologie. Sublunaires, ils commandent la géodésie, l’optique, l’euthymétrie, la musique. Quant aux mécaniques, elles portent sur l’“usus” et sur l’“actio”.
28Le ch. III concerne la science “supputatrix”, traduction du grec “logistikê” ; c’est une arithmopraxie portant sur des canons universels. Cette discipline est “sans démonstration, sans aucune propriété des nombres, elle ne comporte qu’un très petit nombre de règles pour inventer et juger, et des règles très générales”. Une telle science peut être apprise sans qu’on ait aucune connaissance préalable des mathématiques, avec référence à Ramus, Scholae mathematicae, II, p. 52.
29Le ch. IV porte sur la “prima mathesis” : “quae versatur circa quantitatem absolute sumptam”. Son objet comme sa fin portent sur “les dispositions (“affectiones”) communes à toutes les quantités”. Elle est de nouveau comparée à la “Philosophia prima”.
30Le ch. IV porte sur l’arithmétique, “science des nombres”, “ce que Ramus a compris sous le terme de numération”, avec référence aux Scholae mathematicae, IV, p. 111 : “bene numerare”.
31Le ch. VI concerne la géométrie, science du “bene metiendi” dont l’objet est la grandeur, le principe le point et la fin les passions de la multitude : égalité, inégalité, symétrie, raison, congruité. Clavius aussi bien que La Ramée ont averti des difficultés suscitées par les Eléments d’Euclide qui ont entremêlé le géométrique et l’arithmétique.
32Le ch. VII étudie l’astronomie qui conjugue géométrie et arithmétique sexagénaire.
335. Mêlé à nombre de polémiques mathématiques, Romanus suscite encore l’année même du Discours de la méthode des réflexions sur la “mathesis”. M. Hortensius dans sa Dissertatio de studio mathematico recte instituendo, Leiden, 1637, enseigne une “mathesis” sans ornement, une parfaite connaissance des mathématiques par une “mathesis pure et abstraite”. La relation avec La Ramée y est exprimée, ainsi qu’avec W. Snellius. Son but est de joindre La Ramée avec Euclide en raison de la brièveté des propositions de l’Euclides qui font tant pour soulager la mémoire. Son objectif est l’étude des dispositions (“affectiones”) des quantités qui relèvent da la “mathesis universalis”, telle que Romanus l’avait enseignée dans sa cyclométrie.
346. Dans son œuvre mathématique Simon Stevin s’exercera sur les problèmes géométriques des corps sphériques développables en surfaces planes ainsi que sur les problèmes de l’analogie entre quantités continues et discontinues. Or tant dans son Hypomnemata mathematica (Leiden, 1608) traduite en latin par W. Snellius, que dans ses Œuvres mathématiques éditées par Albert Girard (Leiden, 1634), Stevin renvoie à sa propre dialectique. Celle-ci était parue en hollandais (Rotterdam, 1621) sous le titre Dialektike ofte Bewysconst (Dialectique ou art de penser). Un long tableau final établit la correspondance entre le lexique hollandais utilisé et le lexique latin courant dans le ramisme. Le plan d’ensemble repose sur les deux parties traditionnelles de la définition et de la disposition. La partie concernant l’invention part d’une dichotomie des arguments de cause, s’intéresse à la qualité, à la quantité, à l’autorité, à la définition. L’“ars disserendi” est mentionné en latin dans le texte ainsi que la distinction de l’invention et du jugement. Cette dialectique se termine sur la méthode. Hendric Stevin devait faire paraître un gros recueil concernant son père dans lequel il mentionne ses relations avec Romanus, Descartes etc... (Wisconstich Filosophisch, Leiden, 1667).
357. Si ces considérations sur la “mathesis universalis” suscitent les réflexions des mathématiciens, inversement les dialecticiens intègrent la “mathesis universalis” à leurs études.
36a) J. Zabarella connaît cette rupture dialectique interne à l’œuvre d’Euclide et dénoncée par La Ramée. La “série” des livres de géométrie est interrompue des Livres VII à IX par les considérations arithmétiques et la considération du nombre interrompt l’étude de la grandeur qui reprend au Livre X. Un tel procédé est contraire à l’ordre (De Methodis, p. 108). Mais il ne semble pas que Zabarella, quoique très favorable à la méthode au sens ramiste ait développé l’idée d’une “mathesis universalis”.
37b) Une autre limite est décelable chez Keckermann. Sa “propaedia” prépare l’esprit humain à se ressaisir après sa chute dans l’imbécillité consécutive au péché. Pour ce faire le concept de “methodus universalis” est fréquent dans cette recherche d’un “système” logique. Mais une telle méthode ne saurait se rencontrer dans les mathématiques qui restent pour ce péripatéticien une science inférieure parce qu’elle ne considère que la quantité de l’être et non pas son essence universelle ou sa substance. La tendance ontologique dans les traités de Keckermann est loin d’être abolie : aussi remonte-t-il à l’analogie du mot, le mot simple étant le premier des canons de la logique. Cette “logique naturelle” est axée sur des “notions logiques”, des “préceptes logiques”, appelés parfois “natures”, qui ne sont pas “extra mentem”, ni “in mundo a Deo conditae”, ni “materialiter fabricata”, ni “in materia naturaliter et sensibiliter fabricata”. Ces notions simples dépendent de l’esprit humain qui délimite les choses dans son expérience. L’usage et l’exercice permettent de voir les choses “comme en un miroir”. Il appartient à la logique de retourner ce “speculum”.
38Cependant dans son Systema compendium totius mathematicae (1621), Keckermann fait amende honorable envers le ramisme par ces leçons en date de 1605. Il adopte même le ton et les concepts du Prœmium. Les mathématiques ont une “dignitas” qui les fait émerger dans l’ensemble des savoirs. Elles valent par leur antiquité, par leur élégance (“pulchritudine”), par la certitude de leurs raisonnements. Leur certitude se fonde sur “l’immuabilité de leur sujet et sur la connaissance évidente de leurs démonstrations”. Quant à leur degré d’abstraction, il est à l’écart des données de la sensation et de ses changements. Les deux termes “mathematica” et “mathesis” fonctionnent en relais, liés par “sive” ou par “vel”. Mais Keckermann s’arrête au moment de préciser : on ne trouve pas de référence à la “mathesis universalis” et la “tabula” (p. 52) qui condense les applications mathématiques ne part pas d’un concept dialectique aussi précis que chez Romanus. Contraint d’intégrer la méthode dans son Systema logicum, puisqu’il tient compte de l’importance de La Ramée dans ce “siècle logique”, il va jusqu’à énoncer qu’il existe une “brevis methodus scientiae Geometricae” (p. 151), à quoi la Géométrie de La Ramée a contribué par ses connaissances instruites “perspicue et solide”. La géométrie joue ce rôle général de méthode universelle puisqu’elle est applicable à l’optique, à l’astronomie, à la géographie, à la science nautique. Mais pas plus que Zabarella, Keckermann ne s’interroge sur le sens de cette soumission des sciences à la géométrie.
39c) J.H. Alsted examine la question de la “mathesis universalis” dans sa Methodus admirandorum Mathematicorum novem libris exhibens universam Mathesim (1613, 1623). Le Livre I présente la “mathématique générale”, “Mathesis communis, generalis, universalis” (p. 5-6) qui se fonde dans des “præcognita mathematica” ; le concept est opposé aux mathématiques “spéciales”, “propres”. Cette “Mathesis” ouvre une “technologia matheseos”, qui explique ce qu’est le nombre, l’ordre, les propriétés des sciences mathématiques. La connaissance des préceptes mathématiques généraux est gouvernée par des règles qui sont puisées dans les “libelli methodici” ; en arithmétique : Ramus, Buscherus, Clavius ; en géométrie, Ramus, Pitiscus et autres. Le Livre II traite de l’arithmétique en partant de la définition ramiste : “scientia bene numerandi”. L’arithmétique des nombres figurés s’appelle “logistique”, qui explique “les affections des nombres”, lesquelles représentent en logistique des “figures géométriques”, les chiffres étant appliqués aux figures (p. 65). Alsted en distingue l’arithmétique algébrique “ou cossique”, “qui traite des nombres cossiques, qui sont dénommés par certains caractères (“a certis characteribus denominantur”), afin de les distinguer entre eux” (p. 77). L’algèbre comporte trois parties : l’invention des équations, leur réduction, leur résolution. Le Livre III traite de la géométrie, “bene metiendi scientia”, qui porte sur les “affectiones magnitudinis”. Puis vient la cosmographie, l’ouranographie, où Alsted distingue l’astronomie de l’astrologie, la géographie, l’optique, la musique, l’architectonique, comme science de la construction des édifices. Toutes ces sciences comportent des applications de la mathématique générale et universelle du Livre I.
3 – L’art analytique
40François Viète reprenait le concept d’“art analytique” pour disposer les mathématiques en fonction de la dialectique. Ses déclarations de principe sont formulées dans son livre In Artem cmalyticern Isagoge seorsim excussa ab opere restitutae mathematicae Analysées, seu Algebra nova (1591). Il y expose le projet d’“une certaine voie pour rechercher la vérité en mathématiques” (“veritatis inquirendae via quædam”). L’ouvrage sera traduit en français par Vaulezard en 1630 sous le titre d’Introduction en l’art analytic ou nouvelle algèbre de François Viète pour l’invention et la solution tant des problèmes que des théorèmes . Une édition latine paraît encore à Leiden en 1635.
41En raison du vocabulaire ramiste et des concepts de cette dialectique, on ne peut qu’être frappé des dispositions du chapitre I. “Il existe une voie pour rechercher la vérité en mathématiques, que l’on dit que Platon fut le premier à l’inventer, qui fut appelée analyse par Théon...” (p. 4). La définition rappelle l’usage ramiste : “l’analytique est l’art de bien trouver en mathématiques”. L’analytique a le pas sur la synthèse. Elle se définit comme “assumptio quaesiti” : “assomption du requis comme concédé, par les conséquences au vrai concédé”, dit la traduction, mais la formule latine de 1591 est plus explicite : “assomption du requis en tant que concédé par les conséquences relatives à la fin et à la compréhension du requis” (“ad quaesiti finem et comprehensionem” (p. 4). A l’opposé la synthèse, est traduite de plus près par Vaulezard : ‘l’assomption du concédé par les conséquences tirées de la fin et compréhension du requis”. L’“office” de l’analyse est triple, a) L’analytique est une “zétètique" (de “dzeteô”, chercher, inventer) “par laquelle est trouvée l’égalité ou proportion de la grandeur requise avec celles qui sont données”, b) L’analytique est une “poristique” (comparer, examiner) “par laquelle est requise la vérité du théorème ordonné par l’égalité ou proportion”, c) L’analytique est une “exégétique” (expliquer, interpréter) “par laquelle est exhibée la même grandeur dont il est question, par l’égalité ou proportion ordonnée”, d) Ce triple office considère la chose requise, dont la connaissance n’est pas donnée, qui est l’inconnu à exhiber ; la chose donnée qui est connue ; l’égalité ou proportion qui est à établir entre les deux. Il faut toujours les trois conditions pour que la “logistique” dépasse “l’analyse des Anciens”. Cette analytique permet un procédé “plus heureux et plus excellent pour comparer les grandeurs que le numérique”. Le tournant du dialectique aux mathématiques dans la Règle XIII s’effectuera autour de ces considérations.
42Or cet art analytique dépend de manière globale du respect d’une loi dialectique bien connue : celle de la progression dans l’homogène. La méthode interne à l’analyse exige que soit “premièrement proposée la loi des homogènes, et en après constaté l’ordre ou l’échelle faite des grandeurs ascendantes et descendantes, de leur propre puissance, par laquelle les degrés ou genre d’icelles sont désignées ou distinguées par comparaison” (p. 11). On n’avait jamais si bien exprimé l’application de la définition raméenne de la méthode au domaine des grandeurs et à leur usage dans la recherche d’une solution aux problèmes et aux théorèmes. “Lex homogeneorum et gradibus et generibus magnitudinum comparatum”, “Homogenea homogeneis comparari” (p. 4). Viète distingue l’échelle des grandeurs de celle des genres des grandeurs :
magnitudinum scalarium | genera magnitudinum |
latus, radix | longitudo latitudove |
quadratum | planum |
cubus | solidum |
quadrato-quadratus | plano-planum |
quadrato-cubus | plano-solidum |
cubo-cubus | solido-solidum |
quadrato-quadrato-cubus | plano-plano-solidum |
43Descartes n’aura aucune peine à critiquer ce vocabulaire, mais les dispositions conceptuelles de fond sont désormais acquises.
44Elles le sont d’autant plus dans l’esprit ramiste que le rappel des trois axiomes est explicitement prononcé avec les trois kata qui caractérisent la théorie raméenne des axiomes. “La parfaite analytique du Zétèse est celle qui se réfère de l’hypothèse à la thèse et exhibe les théorèmes conçus de son invention en l’ordre de l’art par les lois kata pantos, kath’auto, kath’olon prôton laquelle bien qu’ils aient certitude et démonstration par la zététique, toutefois ils sont soumis à la loi de synthèse qui est censée la voie de démontrer, “logikôtera”, le plus rationnel”.
45Viète poursuit également ses travaux sur la dialectique mathématique dans ses Variorum de rebus mathematicis responsurum liber VIII ad usum Mathematici canonis methodicum. Il devait également polémiquer avec A. Romanus dans Ad problema quod omnibus Mathematicis totius orbis construendum proposait Adrianus Ronumus (1595).
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