Chapitre III. Ordre de la nature et ordre de l’esprit
p. 141-149
Texte intégral
1 – Le renversement dialectique
1La tendance idéalistique des philosophes ramistes, fondée dans la doctrine de la lumière naturelle et de l’“ingenium” armé d’arguments logiques prêts à fonctionner, fait problème à l’ensemble des dialecticiens du XVIème siècle.
21. La poussée de la conception idéalistique est nettement soutenue par les Centuries de Th. Sagittarius, que ce soit dans ses Questiones philosophicae (1613) ou dans ses Axioma logica (1620). L’ordre doit-il être conçu d’après “la nature des choses” ou “selon notre façon de connaître” ? La logique est une science “idéale” ; pour les ramistes “la dialectique n’a pas besoin d’un instrument extérieur : elle est la même chez tous”. Il n’y a de vraie logique que “in mente” et “a mente”. C’est pourquoi la raison devient plus importante que l’autorité et la vérité que la réalité. La dialectique est un art de la raison qui dépend de l’esprit et des dispositions de l’intelligence.
32. J. Zabarella revient à plusieurs reprises sur l’opposition entre deux logiques. L’une est appliquée aux choses, s’attache à un usage, constitue une discipline instrumentale pour former une science par des procédures intellectuelles. L’autre est détachée des choses, c’est une “science”, et non pas un “instrumentum”, ni un “habitus”. Tout ordre de la nature provient du meilleur ordre pour notre esprit. Aucun ordre de la science n’est redevable à l’ordre des choses. L’ordre de la science est “in animo”, “non ab ipsa rerum natura, sed a nostra cognitione”. L’ordre résulte du plus connu pour nous “ratione duce” (I, 6). Car l’ordre de la nature dépend du plus connu pour nous par le sens : or un tel ordre est “duplex”, “multiplex”, “mixte”. Il convient de se retourner vers Averroès qui recherche un ordre rendant notre connaissance meilleure et plus facile, “ex meliore et faciliore cognitione nostra”. La “vera ratio ordinandi” est celle qui rend tout savoir “melius ac facilius”, de l’“ordo doctrinae”, “non naturae”. Aristote, ajoute Zabarella ne concluait-il pas en ce sens ?
4Zabarella n’est certes pas un fervent de la “deductio” : il reste un partisan de la “demonstratio”. Mais il introduit des considérations non aristotéliciennes dans l’analyse de certaines formes de raisonnement. Tel est le cas du De Regressu (1578), courtes pages qui relèvent de la logique d’après l’étude des méthodes. Contrairement à ce qu’annonce Aristote toute démonstration circulaire n’est pas une démonstration inutile et inefficace. Il y a cercle logique quand une démonstration par la cause prochaine, expliquant “quid effectus sit” se trouve réversible et que l’effet bien que “posterius”, devient “notius” et peut être posé “prius”. Cette démonstration part d’une majeure connue pour prouver une mineure et, retournant l’ordre, de la mineure démontre la majeure. A démontre B et B démontre A. La réversibilité des propositions est aussi parfaite que quand le géomètre prouve que la circonférence est un cercle et que le cercle est une circonférence. On ne s’intéresse dans ce cas qu’au “propter quid”. On a une connaissance distincte des deux propositions, on transite du même au même en inversant la forme du démontré. La cause d’une figure géométrique connue par rapport à une autre figure géométrique connue se démontre “par translation”. On remonte de la proposition conclusive à la proposition initiale. Majeure et mineure se convertissent entre elles : telle est la démonstration circulaire proprement dite selon sa “forme”. Selon sa “matière”, elle reste entièrement semblable puisque les deux propositions sont d’un même genre et que le “medium” recherché est la cause prochaine et immédiate de la majeure, la mineure devenant à son tour cause prochaine dans la “regression”. Du point de vue de la fin, il s’agit de la même science puisqu’intercède une connaissance parfaite où A et B sont distinctement connus et réversibles.
5La démonstration “de regressu” concerne également une relation entre cause et effet, mais où l’effet devient mieux connu pour nous que ne l’était sa cause. On part de cette connaissance distincte et d’un effet mieux connu on remonte vers la cause pour l’éclairer. Cette démonstration par régression comporte trois étapes, a) Une démonstration “quod” entre la cause que l’on croyait distinctement connue et l’effet qui est découvert comme mieux connu, b) Une démonstration “propter quid” déclenchée à partir de l’effet mieux connu que la cause, qui va dans le sens d’une régression comportant le passage par toute la série ordonnée des éléments répertoriés : s’ensuit l’examen de la cause elle-même. Or c’est là le plus surprenant, qui montre l’indépendance de Zabarella par rapport à Aristote : l’examen de la cause ne saurait se faire “natura”, selon l’ordre de la nature, puisque la régression a inversé cet ordre ; elle se fait donc selon un terme répété par “examen mental”, par “considération mentale”, “ad inveniendum qui sit ?”. La mise en acte du mieux connu “pour nous” l’emporte sur la perception réalistique de la “res”. L’effet est mieux connu que la cause car “pour nous” sa connaissance est distincte alors que celle de la cause semble maintenant confuse. On sait du moins qu’il y a entre la cause confuse et l’effet certain une “connexion”, une “conjonction”, et que, comme le feu et la fumée, les deux concepts sont donnés ensemble. On est dans le cas d’une inhérence de la cause dans l’effet qu’il faudrait transformer en inhérence de l’effet dans la cause pour être conforme aux règles de l’ordre et de la méthode selon Zabarella. On s’interroge donc sur le “quod sit”, sur la nature de cette chose confuse afin de la clarifier. Le ch. V du De Regressu est du plus haut intérêt : comment examiner ce “quod ?” sinon par ce “labor medium”, cette “negociatio intellectus”, qui nous fera passer du "quid fit” au “quid sit” ? La recherche de la cause comme cause met en avant la question des “conditions essentielles” qui permettront la comparaison entre les caractéristiques inconnues de la cause confuse et la présence de l’effet connu. Cette recherche des “conditions” exige une interrogation sur les “qualités” diverses de la cause, de manière à attribuer à l’une d’entre elle la paternité de l’effet et lui conférer le titre de “connexion nécessaire” avec l’effet connu. Quand on aura trouvé que c’est la qualité effectrice et générative de la matière qui permet l’effet de la génération, alors on aura saisi une cause distincte qui provoquera l’énonciation d’une majeure évidente entrant en relation de nécessité avec l’effet distinct à partir duquel on regressait. La connaissance de la nature peut et doit passer par cette parenthèse mentale d’une construction logique qui s’abstrait de considérations réalistiques. Mais elle ne s’éloigne pas pour autant du modèle syllogistique qui reste toujours à l’horizon de la logique de Zabarella, pas plus que de la physique aristotélicienne qu’il s’agit de justifier sans appliquer ces ressources mentales à un nouveau champ d’interrogation sur la nature des choses. Zabarella va jusqu’à se demander, ce qui constitue une avancée ramiste dans son œuvre, si le statut de cet “examen mental” ne relève pas d’une certaine “intuition”, bien que le terme ne soit pas prononcé, mais celui “d’invention”. Néanmoins, il remarque que cette structure remontante n’est pas isolée de la démonstration qui allait de la cause à l’effet, ni de celle qui va redescendre de l’effet à la cause : ces trois épisodes s’effectuent “insensibili tempore”, ils jouent “eodem momento” ; la distinction n’en vaut “ratione et natura” qu’en raison de la propre “perspicacité de l’esprit”, à cause de “sa propre évidence” et grâce à la rapidité de l’intellect (“celeritas intellectus”). c) Car l’analyse de la régression ne se limite pas à la découverte de la vraie cause. Il faut considérer l’ordre de la nature à partir de cet ordre mental restitué et remettre l’effet réel dans sa ligne d’inhérence à la vraie “circonstance” de la cause dévoilée mentalement. La “comparaison” joue à ce niveau un effet reconducteur en conférant la qualité découverte dans la chose à l’effet. Cette mesure vérificatrice équivaut à l’énoncé selon l’illation méthodique raméenne. Elle est de plus à mettre en connexion avec l’explication de la Règle XIII où il s’agit de faire intervenir la relation entre les “circonstances de la cause” et les qualités de l’effet par “la détermination des conditions”. Par cette analyse de la régression mentale, Zabarella apporte une remarquable illustration au débat qui oppose la tendance réalistique et la tendance idéalistique dans les dialectiques.
63. L’examen des “lois de la méthode” devient très serré quand Timpler réfléchit sur la polémique Piccolomini-Zabarella et sur la synthèse qu’en tente Keckermann.
7Il rappelle que, pour Piccolomini la méthode progresse selon l’ordre naturel des choses antécédentes et conséquentes ; l’art imite la nature, et l’ordre de la nature l’emporte sur l’ordre de l’esprit, ce qui relève de l’“essendo” étant plus important que ce qui relève du “cognoscendo”. L’art ne saurait être la mesure des choses, c’est au contraire la chose qui est la majeure de l’art et qui progresse des choses universelles vers les choses particulières.
8Or Zabarella soutient au contraire que la grande loi de la méthode est de procéder selon “notre connaissance”, de notre connaissance la meilleure et la plus facile à des connaissances plus difficiles. L’art de la nature est multiple et il n’en va pas toujours de même dans les choses.
9Keckermann confirme que la méthode rationnelle est celle qui est conforme à “notre nature”, et notre nature est une nature connaissante : elle se doit de procéder “selon notre connaissance distincte” (p. 734).
10Timpler estime qu’il convient d’inverser les concepts de Keckermann : ce qu’il appelle méthode naturelle est la méthode artificielle, qui est conforme à notre nature de sorte que la raison et la norme de bien ordonner les choses doit être réglée selon la méthode parfaite de doctrine. Il faut prendre d’abord ce qui est premier pour nous et ce qui est d’une meilleure connaissance et plus facile, c’est-à-dire plus distincte, ce qui est la fin propre de la méthode parfaite ou artificielle. Secondairement on tient compte de l’ordre naturel des choses : dans la mesure où cet ordre est indispensable et que rien ne peut se constituer sans lui. Le maintien de la méthode est nécessaire et utile. Neuf caractères qualifient cette méthode : a) Elle est nécessaire car il n’y a ni art ni science sans méthode, b) La méthode est la raison par laquelle traiter les connaissances dans leur rapport aux choses, c) Un corps sans âme est un cadavre, d) C’est la lumière de l’art et de l’entendement qui éclaire et clarifie, e) La méthode montre la voie au voyageur, f) La méthode suit l’ordre divin, g) Tout savoir est un savoir par ordre, h) La méthode par sa brièveté est la mère de la mémoire, i) Sa pratique évite la tautologie.
114. En 1639, Claramonti consacre le chapitre X, p. 15, de son De Methodo à la controverse entre Piccolomini et Zabarella : “si la raison de l’ordre est une disposition selon la nature ou une aptitude propre à notre connaissance ?”. Piccolomini définit l’ordre selon la nature des choses en s’appuyant sur les Elenches, Rhétorique, I, 3 et Physique, I, 57, alors que Zabarella appuie sa thèse de l’ordre dépendant de notre connaissance sur Physique, I, Métaphysique, V, et Ethique, I, 4. Claramonti se définit comme neutre en observant que l’ordre universel n’est pas maintenu par une raison déterminée et unique, mais que des procédés variés peuvent être ordonnés selon des raisons variées. L’ordre a une utilité par soi dans les choses mêmes dont il dissipe la confusion en provoquant la division en parties ou en disciplines ; la méthode opère dans le distinct, dans l’esprit et reste un “instrumentum intellectuale”. Mais sa définition du chapitre (XII, p. 19) revient à la définition ramiste, nettement orientée dans la direction idéalistique : “L’ordre est la disposition des choses dans la doctrine qui dispose l’une avant, l’autre après en retenant toujours la même raison de la priorité ou de la postériorité, l’un subordonné à l’autre pour en préparer la connaissance”.
2 – Le signe et la chose
121. La rupture avec les logiques réalistiques, appuyées sur le langage verbal et le son, la voix et la parole physique, est entièrement consommée avec le commentaire de la Dialectica par Tempel : “Dialectica est tota animi et interioris rationis, non linguae et externi sermonis” (p. 10). Les prédicables ne sont pas des voix, ce sont des concepts de l’intellect. Le significatif dépend de l’arbitraire humain.
132. Keckermann instaure un “système logique” triparti : précognition des préceptes, méthode coordonnant les préceptes, inférence illative qui fait l’usage et la praxis. Rappelant le De doctrina christiana d’Augustin, il estime que “toute intellection humaine s’effectue soit autour des signes, soit autour du signifié”. Le signe est un matériel simple, terminé et déterminé par la pensée, compris comme norme et comme fin de la certitude.
143. Timpler soulève dans son Logicae systema methodicum (p. 84), cette vaste question qui avait fait les beaux jours de la philosophie médiévale : si les mots (“voces”) signifient les concepts ou les choses mêmes dont les signes sont les concepts ? Les philosophes ont trois opinions. 1° Les mots signifient le concept des choses, non les choses elles-mêmes. Ce sont les “symboles” aristotéliciens, les “symboles des passions de l’âme”. “Les mots ont été inventés afin que par leur moyen l’homme puisse signifier le concept de son âme aux autres : il dévoile et communique” (“patefacere... communicare”). Il y a des concepts de l’esprit seul, des êtres de raison comme les chimères de l’esprit signifient. 2° Ou bien les mots ne signifient pas les concepts des choses, mais les choses elles-mêmes. Ils signifient la chose appréhendée par ce que l’auditeur perçoit. La vérité de l’oraison dépend de la vérité de la chose. Selon la Genèse, les mots signifient les choses mêmes. Tout devient faux si les mots eux-mêmes sont pris pour le signifié. Les mots signifient la chose sans concept. Dans le cas du mensonge, on voit que les mots n’expriment pas les choses. 3° Une solution partagée veut que le véritable discours soit aussi la chose même, comme l’avance le De Interpretatione. Les mots sont des concepts “primo et immediate”. Mais secondairement et médiatement, “les mots signifient les choses représentées par le concept” ; avec cette référence à Augustin, De Trinitate, XV, XI : “le mot qui sonne au dehors est le signe du mot qui réside au dedans”. Le mot (“vox”) est “le véhicule du verbe intérieur”. Le mot exprime, il ne juge pas. Le mot exprime la chose aussi bien que le concept.
15On entre alors dans la question qui s’ouvre vers la métaphysique et que ne posent pas encore les Regulae, question que La Ramée avait délaissée : quelle est la différence entre le concept formel, devenu le matériau mental de la dialectique, et le concept objectif en relation à la chose réalistiquement considérée ?
3 – “Cogitatio” et “cogito”
161. La Ramée insistait sur le sens actif de “docere” afin de rendre compte de “disserere” : “enseigner n’est pas bailler la sapience, mais seulement tourner et diriger l’esprit à contempler ce que de soi-même il eût pu apercevoir s’il se fût par là tourné et dirigé”. L’insistance sur ce recours à la pensée pensante de soi et par soi est fondatrice de la Dialectique de 1555. La question est le moment auquel l’esprit surpris par le doute met en doute la véracité des énonciations proposées. Elle consiste à prendre conscience des éléments qui ne se réfèrent pas aux arguments simples et à discerner en quoi ils empêchent la manifestation de la vérité. Le courant ramiste donnera l’exemple de ce recours à la “cogitatio”.
172. Keckermann n’a jamais redouté de donner de tels échos humanistes à ses recherches sur les “Praecognita logica” (III, II, §10). “Tu trouves l’argument à l’aide de ta faculté d’invention (“excogitatio”, terme cicéronien), mais je demande si c’est sans jugement ? Est-ce que tu ne penses pas le comment de ta réflexion ? Est-ce que tu ne penses pas si ce sur quoi tu réfléchis est un argument ou non ? Tu le nies ? Donc tu penses au sujet de cela même que tu ne connais pas : vraiment tu ne penses pas si tu ignores penser ainsi et autrement. Tu l’affirmes ? Tu es pris : penser si tu ne penses correctement, c’est juger si tu penses”. “Si tu sais que tu trouves, certainement tu juges que tu inventes et que tu comprends ; sans cela tu ne sais pas ce que tu juges”. Il faut partir à la chasse aux arguments (“argumentum venatio”, en utilisant l’expression cicéronienne avant qu’elle ne soit reprise par Bacon). Toute invention exige une réflexion de l’entendement (“reflexio intellectus”) sur ce qu’il pense, ce qui revient à émettre un jugement pour que l’esprit sache qu’il pense, ce qu’il pense et si cette pensée est correcte. L’homme devient le sujet de la philosophie et non seulement la nature. La liberté philosophique propre aux courants réformés s’exprime dans le même ouvrage (p. 75) : “La connaissance du vrai n’est pas la fin adéquate de la logique, telle que toute la nature de l’art et tous les préceptes la comprennent : elle porte également sur la clairvoyance (“perspicacitas”) et sur l’ordre. Vérité, clairvoyance et ordre sont en effet trois choses différentes et ce n’est pas parce que telle chose est vraie qu’elle est pour autant claire et ordonnée”. Ainsi “la logique est l’art de diriger l’esprit dans la connaissance des choses”.
18Dans un ouvrage comme le Gymnasium logicum (1605), Keckermann s’adresse aux jeunes en termes surprenants : par la logique, nous agissons en nous-mêmes ; mais il est très difficile et ardu de pousser cette réflexion sur soi (“mentis humanae supra semetipsam reflexionem”). Par les autres disciplines, nous connaissons les choses, mais par la logique nous connaissons la connaissance de nous-mêmes ; par les autres disciplines, nous jugeons et pensons les choses, par la logique nous jugeons notre propre jugement, nous pensons nos propres pensées, de manière à savoir si elles se modèlent sur la perfection (“judicamus et cogitamus... nostrumet judicamus judicium... nostramet cogitamus cogitationes...”). Et ceci contrairement à toute scolastique pour laquelle la pensée (“cogitatio”) va de soi et est aisée : car ce n’est là qu’une pensée “déflexive” et non pas “réflexive” (“cogitatio deflexiva... cogitatio reflexiva...”). La logique n’est pas seulement un instrument qui contribue à aider l’acte de l’esprit, c’est avant tout une “norme”, une “reine qui commande l’esprit par une norme directrice, qui le dirige par une attention soutenue” (p. 446).
19Quant à son objet, “la logique est une connaissance qui porte sur tous les genres de choses, contrairement aux arts qui sont enfermés dans leur particularité, leur singularité, leur variété, leur dissemblance, leur vraisemblance”. Il n’y a rien de plus beau ni de plus élevé que cette recherche qui a un triple objectif (la vérité, la perspicacité, l’ordre) qui se dressent contre les maladies de l’esprit (l’erreur, l’obscurité, la confusion). A telle enseigne que le XVIème siècle doit être appelé “le siècle logique”, tant il s’est consacré à l’élévation et à la perfection de l’esprit en dressant son “ingenium”. Cette “architectonique” des savoirs est similaire à une vision par laquelle nous saisissons toutes choses (“intueri”) alors que l’intellect par sa part saisit les natures simples.
20Par cette “intellectio reflexa”, “l’homme comprend son intellect” (“intelligit suum intellectum”). Réfléchir en soi-même est l’acte le plus noble (“Intellectus intelligit seipsamet et scit se intelligere”), répète pour sa part le Systema physicum (1607). La loi de nature repose sur ce “dictamen rectae rationis”.
21En insistant sur ce lien entre invention et jugement, Keckermann accomplissait l’indication répétée par La Ramée dans la Dialectique. La division de la dialectique était valable sur le plan de la théorie, mais pratiquement invention et jugement sont sans cesse complémentaires.
223. Pour Caspar Finck dans ses Schediasmata (1607), “disserere” signifie en allemand “eigentlich von einem Ding reden”, proprement parler au sujet de quelque chose, selon le De Oratore et selon Melanchton. Pour lui “disserere” s’enrichit en deux sens : “colloqui” et “ratiocinari”. Parler au sujet d’une chose suppose qu’on parle avec quelqu’un, “colloqui cum aliquo”, qu’on confronte des opinions, ce qui procure une version plus posée de la dialectique comme discussion ou dispute. Cette notation de la présence d’autrui dans le discours est assez rare pour être notée. D’autant plus que ratiociner devient un colloque mené selon les exigences de la raison, dont les partenaires sont porteurs. Finck rappelle les Exercitationes, 307, 20, de Scaliger pour qui le discours ne porte pas seulement vers l’autre, “mais aussi vers soi-même, c’est-à-dire intérieurement, avec soi, en soi-même, vers soi, pour soi” (“sed etiam pros eauton, id est intus, secum, in seipso, ad se, pro se”. La dialectique est “dialogos”, de soi avec autrui, de soi avec soi.
234. N. Taurello faisait paraître en 1617 son Philosophiae triumphus hoc est metaphysica philosophandi methodus qua divinitus inditis menti notiis, humanae rationes eo deducuntur. “La faculté de philosopher est innée à notre âme, elle n’est pas acquise. C’est une puissance naturelle comme l’ont compris les dialecticiens...” (p. 1). Ce n’est pas la philosophie d’Aristote à laquelle il faut recourir : “ce n’est pas croire, mais comprendre (“intelligere”) qui est plutôt la dignité de la philosophie. Le philosophe n’est pas celui qui a foi dans les philosophes, mais celui qui a une philosophie. C’est la raison qui est la vraie mère de la philosophie” (p. 2). “L’esprit humain doit devenir cela même qu’il était avant la chute” (p. 5).
245. A la charnière des deux siècles, Henning Rennemann faisait paraître des manifestes ramistes de la plus grande clarté : Ramus sive enodatio perspicua totius philosophiae rameae, ut et demonstratio impietatis, errorum et iniquitatum sectae aristotelicae, Dissertationibus peripateticis Philippi Scherbii opposita (1595, 1603) ; Philosophiae Rameae insuperabile scutum in quo ejus dignitas et compendiora utilitas evidenter demonstratur (1599), qui répond aux attaques déclenchées par le livre précédent.
25Renneman met en avant la “libertas philosophandi ramaea” : “sans la raison, l’autorité ne vaut rien” (p. 22). La philosophie est “la saisie ordonnée de l’ensemble des arts libéraux”, “ordinata liberalium artium comprehensio”. Comprendre, c’est faire appel au concept d’ordre et à celui de système. Or ces concepts ne sont pas compris dans les genres ni dans les espèces : ils dessinent une dialectique supérieure qui commande les dispositions des éléments classiques ou ramistes de la dialectique. Quant à l’art, c’est “la compréhension des préceptes qui interviennent dans les choses utiles de la vie, selon un ordre universel”. Les principes sont “les raisons constantes et perpétuelles de l’esprit, par lesquels il construit (“construxit”) les décrets de sa philosophie et dans lesquels il stabilise les fondements immobiles du savoir”. Car cette compréhension “est quelque chose d’ordonné, c’est une construction artificieuse (“artificiosa constructio”), une coordination des actes de toute l’humanité dans un ensemble bien lié, prescrit selon un ordre qui va des choses générales aux choses spéciales” (p. 25). Le Philèbe parlait de la “connaissance des principes”, Aristote de l’“appréhension des simples”, Ramus des “principes” conçus comme des prolepses, comme des notions communes (“prolepsis”, “koinai ennoia”). Et c’est pourquoi la philosophie ramiste est la plus remarquable (“praestantissima”). Les principes sont les raisons du “noûs”, “mens et ratio ipsa”, “célestement insérés dans les esprits des hommes”. L’intellect (“intellectus”) est la faculté de connaître droitement afin de poursuivre la recherche du vrai. L’invention est la première des facultés de l’esprit dont le but est “de trouver rapidement ce qui convient à la nature de la chose proposée”. Cette “noêsis” est la lumière divine de l’esprit dont la “dianoia” expose les conséquences par le syllogisme et la méthode. L’art n’est pas les arts, comme le remarque Descartes dès les premières lignes des Regulae. C’est un ordre de la disposition, réglé, bref, évident (“perspicue”). Armé de la méthode aucun disciple ne saurait être crédule ni servile. Aussi Rennemann établit-il plusieurs listes précieuses de noms marquants ou peu connus du courant ramiste, brossant un tableau historique en ces années 1600 qui porte sur l’ensemble du siècle. Le constat de l’extension du ramisme, non seulement en toutes nations, mais en toutes disciplines permet de recueillir ces conclusions de l’auteur : la méthode appliquée selon le concept de série enchaînée (“catenata serie methodi”, on a vu là ces trois concepts en une seule expression), a été illustrée par Vulteius et Althusius en droit (Leibniz le sait pertinemment), par Brightus et Petitbon en médecine, par Freigius en physique, par Petitbon, Rodinger et Rigerius en éthique et en mathématique par La Ramée lui-même, Schoner, Scribonius et d’autres...“Cette saine raison (“ratio sana”) a été implantée dans nos esprits par Dieu en guise de normes de certitude (“per certitudinis normas”, p. 104).
26La Ramée et les ramistes sont loin de répondre aux “verba magistri”. Les auteurs ne sont pas des maîtres, mais des conducteurs qui desservent la vérité, qui jugent avec une raison saine, avec toute l’acuité de leur “ingenium”. Ils sont d’autant plus libres qu’ils ne sont pas enchaînés aux autres : ils détiennent en eux-mêmes leur entière puissance de juger”. Et tout ce qui est prescrit, ils le suivent sans y être contraints par la moindre nécessité. Ramus lui-même ne s’est-il pas corrigé en de multiples endroits ? Une raison manifeste (“ratio manifesta”) qui guide ses disciples, les conduit à la même prudence (p. 117).
27On doit rechercher ce qui provoque le doute : “douter n’est pas engendrer des erreurs”. “La cible du doute est d’écarter l’embarras qui empêche de donner son assentissement et une fois mieux instruits, de nous faire embrasser la vérité” (“Dubitationis hic scopus est...”) (p. 119). Cette vérité unique et simple s’obtient par des règles que la logique expose, qui éloignent les suspicions du doute. La tonalité de cette œuvre très humaine, retentit de thèmes devenus d’actualité, qui sont affirmés avec force et avec précision.
286. Les effets universitaires de ces polémiques sont considérables. Il n’est pas un dialecticien des académies, des universités, des collèges, qui ne publie ses leçons et qui ne fasse paraître les thèses soutenues par leurs disciples.
29A. Buscher fait paraître des Disputationes quindecim Universam Logices naturam methodo Ramea concinnatam... (1602). Ces 15 thèses de baccalauréat suivent le plan général des dialectiques ramistes. Très référés à R. Shell, il passe en revue les chapitres obligés de la dialectique ramiste, dans la thèse de Nicodème Lapp. Gabriel Schwenter dans son De judicio axiomatico in genere : “Nous comprenons la disposition de l’argument avec l’argument par sa propre lumière.” Le “vinculum” est affirmé ou nié. “Le vinculum est comme l’âme de l’axiome qui en constitue la forme quand s’y ajoute la négation ou l’affirmation... Ce vinculum est compris par la force de l’esprit (“vi mentis”) et exprimé par le mot grammatical”. Jean Geisling expose les trois lois ramistes qui dépendent de la “lux rationis”. Bernard Rhau traite de l’axiome simple et complexe ; l’axiome simple est “ce qui est contenu par le lien du mot” ; “Je n’entends pas tellement ici le nom (“verbum”) comme un mot grammatical, mais plutôt comme le sens de l’esprit (“mentis potius sensum”), en tant qu’il est exprimé dans le signe du nom”. Quand à la quinzième de ces thèses, de Jean Tollius, elle porte au titre De Methodo et déclare que “l’unique loi de l’unique méthode est que ce qui est clair par soi précède et que ce qui est obscur suive” ; et ce qui est “per se clarior” est “premier de nature”. Ces exercices ramistes montrent du moins comment, en 1600, les enseignements universitaires et scolaires en ont pénétré des générations.
307. Rappelons enfin la présence culturelle humaniste de l’œuvre d’Augustin. J.L. Vivès avait commenté la Cité de Dieu dans son in folio de 1523, qui fut traduit par G. Hervé, humaniste Orléanais, en 1570. On lit dans XI, XXVI, p. 351 : “Mais sans aucune imagination des phantasmes, visions ou phantômes qui me donne quelque illusion, cela m’est tout certain que je suis, et que je connais cela et que je l’aime. En ces choses vraies, je ne crains nul argument des Académiques qui disent : et quoi si tu es trompé ? Car quoi que je sois trompé, je suis. Vu que celui qui n’est pas pour certain ne peut être trompé, et par ceci je suis, si je suis trompé. Pour ce que je suis donc, qui suis trompé, comment suis-je trompé que je suis, vu qu’il est certain que je suis si je suis trompé ? Pour ce donc que je serais qui serais trompé, combien que je sois trompé, sans aucun doute je ne suis pas trompé en ce que je connais que je suis. Or il s’ensuit aussi que je ne suis pas trompé en ce que je connais, que j’ai connaissance. Car ainsi que je connais que je suis, aussi je connais ceci même que je me connais”. Et Vivès de commenter la formule : “Car quoi que je sois trompé, je suis” : “Et pourtant nos philosophes sur les Postérieures d’Aristote disent que cette proposition est très certaine et évidente par une souveraine (comme ils disent) évidence”. Augustin n’était pas à rechercher à dix siècles de là : il redevenait contemporain.
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