Chapitre II. Problèmes liés au jugement
p. 117-139
Texte intégral
1Pour l’étude de ces problématiques, nous suivons la division générale des dialectiques ramistes : après l’invention, il convient de traiter du jugement, c’est-à-dire de l’énonciation, du syllogisme et de la méthode.
1 – Enonciation et déduction
21. Le courant ramiste adoptera d’abord le terme d’énonciation pour désigner la mise en phrase de l’argument simple ; mais les disciples immédiats de La Ramée, conscients de l’intrusion du terme d’axiome dans les Dialecticae terminales, commencent à utiliser le langage de l’axiome bien avant la Dialectique de 1576. Si ni “enunciato”, ni “axioma” ne sont utilisés dans les Regulae, il n’en va pas de même du terme “deductio”, “deducere” dont nous avons précisé le sens dans l’œuvre de La Ramée.
32. G. Tempel, dans son commentaire de la Dialectica, répandait dans son Livre II le lexique de “deductio”, “deducere”. La distinction entre l’axiomatique et dianoétique, qui sont les deux espèces du jugement si on laisse de côté le syllogisme, repose sur ce que l’axiomatique est référée immédiatement aux arguments de l’invention, alors que la “dianoia” se manifeste “quand un axiome est déduit d’un autre”, “Dianoia est cum aliud axioma ex alio deducitur”. L’ensemble des opérations du jugement est appelé déduction. L’axiome qui dispose un argument avec un autre les dispose de manière à ce que l’un soit déduit de l’autre (“ut deducentur”) ; la “dispositio” proprement dite est une voie qui déduit (“deducat”) un axiome d’un autre ; le syllogisme recourt à un troisième argument, mais ne se comprend que comme intellection d’un axiome déduit d’un autre. La haute fréquence de “deducere” et de “deductio” frappe dans les p. 73-74 : “colligitur ac deducatur”, “deducatur et procreatur”. La méthode à son tour est définie comme une “deductio axiomatis ex axiomate”, “methodus e generalissimis deducit subalterna”. Si toutes les pensées reposaient sur une clarté manifeste et “per se”, il n’y aurait pas besoin de la déduction, il suffirait d’“intueri”. Il faut pratiquer dans les choses douteuses la “deductio axiomatis ex axiomate ut illarum illustratio inde deducatur”. Quand l’esprit déduit un axiome d’un autre, ou bien il déduit la conséquence et la conclusion d’un antécédent syllogistique, ou bien il déduit l’ordre de choses diverses selon une disposition méthodique.
4Mais le syllogisme avec son “argumento tertio” est une “fabrica”, un “arbitre officieux” (“honorarius arbiter”). Ce troisième argument “est trouvé (“excogitatur”) grâce aux préceptes de l’invention” (p. 75). Quand la question est confuse il importe que nous déduisions à partir d’autre chose (“ex alio deducamus”). Le syllogisme n’est conforme aux règles dialectiques que s’il répond à cette référence d’un tiers argument de l’invention.
5Cette double insistance de Tempel met en avant le vocabulaire de la déduction dans les opérations référées à l’invention et subordonne l’efficace du syllogisme à un troisième argument référé lui-même aux tables de l’invention. On saisit ici, comme avec La Ramée, que la déduction : a) est nettement différenciée quand il s’agit du syllogisme et d’une implication entre sujet et prédicat par un troisième terme ; b) que la déduction validée pour la méthode prend un sens moins technique en termes de logique aristotélicienne ; c) que les membres de la déduction sont chacun pour soi référés à la simplicité des arguments et à la clarté de l’énonciation axiomatique ; d) que la liaison se fait non par implication syllogistique mais par relation entre arguments fondamentaux que la méthode dispose ; e) que l’inférence prend un sens différent de celui de l’implication, proche d’une exposition ordonnée des diverses composantes de la “dianoia”.
6Pour G. Tempel la “perspicuitas” intervient à propos de la déduction. La “dianoia”, comme “déduction d’un axiome à partir d’un autre axiome” avance des “choses universelles” qui se présentent à la pointe de l’esprit. Ces choses universelles sont claires et nettes (“perspicuae et illustres”), termes opposés à “dubiae et confusae”. Les premières sont dites ensuites “per se clarae”, “remplies d’une netteté native” (“perspicuitatem”) et elles n’ont pas besoin d’une autre lumière que celle qui leur est propre” (p. 88, commentaire de la Dialectica). Cette idée de transparence des notions universelles est très soignée chez G. Tempel.
7Tempel définit la méthode directement dans la ligne de la déduction. La méthode, selon la formule raméenne terminale est “dianoia variorum axiomatum”. La discursion de la méthode est “une déduction d’un axiome à partir d’autres axiomes, déduction mise en forme par une discursion de l’esprit” (“axiomatum ex axiomatis deductionem mentis discursu informatum”, p. 88). Les choses qui ne sont pas claires recevront des choses claires leur lumière (“perspicue clariterque a rerum aliarum splendore deductum”). C’est le même mouvement de l’esprit qui compose et compare dans la discursion ce que nous jugeons venir d’un axiome à l’autre.
8Ce qui distingue l’“actio dianoetica” de l’“actio noetica” (p. 89), c’est que l’action dianoétique “par une discursion de la raison où des choses sont composées avec d’autres choses pour en déduire quelque chose, ou quand nous disposons la question avec l’argument pour assembler la conséquence, ou quand nous connectons entre eux des axiomes variés en raison de la clarté de leur nature pour déduire et expliquer leur ordre”. On voit “pourquoi P. Ramus appelait la méthode Dianoia, parce qu’il déduit et juge (“deducit et disceptat”) comparativement de la clarté et de la connaissance des énonciations employées selon d’autres énonciations”. “C’est en composant l’ordre des choses universelles que nous déduisons et précisons” (p. 89).
93. La Dialectica philippo-ramaea de Libavius (1608) traite du jugement dianoétique en usant de “discursus” et de “deductio” : “De judicio dianoetico seu discursus” ; “judicium dianoeticum est quo discursus per varia axiomata ex sese deducta et apte disposita, judicatur”. Ces arguments sont “unum ex alio deductum”, mais il évite d’employer “deducere” pour ce qui concerne le seul axiome. L’axiome (“noêma”) est une pensée accompagnée d’un acte d’affirmation ou de négation.
104. S. Sluter dans son Anatomia logicae (1610) confirme ce sens préférentiel de la déduction : “axioma ex alio deducitur”, ce qui est la définition de la “dianoia”, “deducitur” prenant le pas sur “consequitur” et “disponitur”. Mais la déduction est sans relation à l’implication syllogistique.
2 – La méthode unique
11Les ramistes veillent au respect de la stricte position du concept de méthode dans le décours de la dialectique raméenne. Le pur ramiste se reconnaît en ce qu’il traite de la méthode au terme de son étude du jugement. Les chapitres XVI ou XVII des dialectiques ramistes sont consacrés à la méthode de doctrine et à la méthode unique. La définition raméenne fait l’objet de variations qui ne s’écartent guères des concepts et du lexique de la Dialectique, il est vrai sous son vocabulaire des dernières Dialecticae révisées en faveur de l’axiome.
12Par contre les opposants au ramisme titrent volontiers sur “les méthodes” et revalorisent ce que La Ramée avait soit écarté au champ de l’exercice (analyse et génèse) soit considéré définitivement comme ne relevant en rien du concept de méthode strictement défini. Les péripatéticiens de diverses obédiences passent sous silence la définition ramiste de la méthode et jouent d’Aristote et de Galien que le Quod sit... avait critiqués. Cette opposition était voulue dès l’origine de l’œuvre de La Ramée.
13Mais il est un développement dû au succès même du concept de méthode qui déclenche une sorte d’ultra-ramisme en introduisant le terme de méthode dans tous les compartiments de la dialectique : cette banalisation et généralisation suscite une masse de dialectiques qui traitent de “la méthode de l’invention”, “la méthode de l’axiome”, “la méthode du syllogisme”, si bien que le concept de méthode perd sa singularité.
14Ce double débordement du concept ramiste de méthode n’est partagé qu’avec parcimonie par les philippo-ramistes : ceux qui sont de tendance melanchtonienne s’ingénient à réduire le rôle de la méthode et à la noyer parmi les autres “méthodes”. On en reconnaît le bien fondé, mais on établit les autres méthodes sur le même pied.
15Il est particulièrement important d’avoir un tel schéma en tête pour situer la position des Regulae dans cet ensemble de courants. Le parti en est nettement pris : c’est pourquoi nous insistons sur les remarques qui suivent.
161. L’étymologie de méthode fait l’objet de controverses. Si “odos” est bien “la voie” ou “le chemin”, “meta” peut être compris au sens de “cum” ou de “post”. J. Zabarella (De Methodis, I, 2) estime qu’avec “cum” on souligne le transit de quelque chose à quelque chose, le processus par lequel on va d’une chose à l’autre, d’un concept à l’autre, d’un mot à un autre : “cum” prend le sens de “avec”, avec la voie on effectue un déplacement. Mais avec “post” on souligne que les éléments invoqués se suivent l’un après l’autre, et que c’est l’ordre sur lequel on insiste plus que sur le parcours lui-même. D’autre part, ce n’est pas toute “via” qui mérite le nom de méthode. Toute voie n’assure pas un transit et ne suit pas un ordre : seulement quand on invoque la méthode d’un processus d’investigation de l’esprit à la recherche de la science.
17On s’interroge aussi pour savoir si la méthode n’est pas qu’une simple “dispositio”. M.F. Quintilien ouvrait le Livre VIII de son De Institutione oratoria sur la question “de dispositione facienda”. Dans son étude sur Agricola, J. Visorius rappelait que “la disposition est la distribution des choses qui démontre ce qui convient à tel lieu et doit y être mis en place”. Effectivement Agricola a un usage large de “dispositio” qui équivaut à l’usage large de méthode combattu par les ramistes. Son De Inventione invoque la disposition dans l’argumentation, entre les choses multiples, chez les historiens et les poètes, dans les différents arts, et il en fait l’éloge en s’appuyant sur la définition de Cicéron selon qui la disposition est une “distributio rerum” ; il rappelle aussi Quintilien : “la disposition est la distribution utile des choses et des parties en lieu” et “la disposition est la mise en place (“collocatio”) selon l’ordre le meilleur”, “optimo ordine” (p. 202).
182. Dans son édition de la Dialectica (1590) Beurhaus étudie la méthode dans son chapitre XVII en insistant sur le sens donné à ce terme par La Ramée. Scribonius rappelait que la méthode est un genre très spécial de jugement. Mais Piscator estime que ce n’est pas là un jugement, car la méthode n’a rien à voir avec l’axiome ni avec le syllogisme ; la méthode relève de l’usage, de l’antécédent et du conséquent, et il lui préfère le terme de “dispositio”. Ce contre quoi s’élève Beurhaus (p. 448).
19G.A. Scribonius emboîte le pas de Beurhaus dans son Antipiscator logicus (1592) en se demandant si la méthode est un genre très spécial de jugement, c’est-à-dire dernier et extrême puisque la méthode concerne l’ordre et la série des arguments, des axiomes, des jugements, aussi bien axiomatiquement que syllogistiquement. Piscator en doute parce que l’axiome est d’un très grand usage, le syllogisme d’un usage moindre et la méthode d’un usage minime. Mais la considération de l’usage ne saurait prévaloir contre la définition de La Ramée “dianoia variorum axiomatum...” (p. 328).
203. Cette approche générale de “méthode” s’accompagne d’une première interrogation sur la nature opérationnelle qui la soutient.
21a) Depuis Quintilien, c’est une “via compendiaria”, la voie la plus courte, qui réalise une économie de moyen en ce qu’elle n’est pas un chemin qui s’égare. Elle permet d’accéder à un savoir le plus rapidement possible. H. Borrius, dans son De peripatetica methodo (1584), VI, la décrit comme brève, droite, définie, facile, une et certaine. Elle se distingue par sa brièveté ramiste des autres voies qui ne sont pas méthodiques.
22b) Elle est une “faculté” propre à l’esprit humain (J. Grammaticus), mais il reste à cerner de quelle faculté il s’agit.
23c) Le De Methodis de J. Zabarella (Venise, 1578) procure une excellente illustration de la pénétration des dialectiques nordiques à l’Université de Padoue, où elles trouvent un terrain aristotélicien déjà bouleversé par les implantations des philosophes arabes. Cet ouvrage met en avant la discussion qui se développe au sujet de la nature et de la place respective de la méthode et de l’ordre, notamment la nature de l’“illatio”.
24La Logica du même auteur avait arrêté sa position en ce qui concerne la nécessité d’une méthode strictement définie et pas seulement annoncée. “Il est manifeste que tout art, toute science, toute discipline, est transmis par quelque méthode et ne peut se tenir solidement sans méthodes : nul ne peut bien enseigner ses conceptions autrement qu’en les disposant en parties, qu’en les exprimant dans des théorèmes singuliers ; il faut observer une méthode pour avancer la connaissance des choses cachées” (p. 133). Le De Methodis reprend : pour se tirer de l’erreur, “conduit par l’amour de la seule vérité”, “ingenio animo”, il faut un “instrumenium intellectuale”, un “instrumentum logicum” qui pousse la raison à une double tâche : connaître la nature certes, mais surtout “raisonner correctement”. La nature reste celle de la tradition aristotélicienne padouane révisée par l’averroïsme, que Zabarella invoque en tout liberté. Par contre son attention porte sur ce qu’est la connaissance “pour nous” : il opère ainsi, dans le champ même de l’averroïsme padouan, un mouvement de bascule dans le sens idéalistique.
25La méthode est l’“odos”, la “via”, un mouvement transitif de la pensée qui détermine cette voie attendue dans le sens d’un “processus illativus”. La méthode a une fonction de relation (“vis colligendi”) parce qu’elle a la capacité d’une “vis illativa”, transitant “d’un savoir moindre à un savoir supérieur”. La méthode rend connu ce qui était inconnu, apprend, ouvre l’esprit qui était abusé ou embarrassé. Mais ce qu’il y a de remarquable dans ce gros ouvrage, très détaillé et réfléchi, c’est son travail sur “illatio”, une inférence qui n’est plus réduite au seul syllogisme, mais qui s’étend, comme la “deductio” chez La Ramée bien connu de Zabarella, à une procédure différente, “illativa”, ayant un sens plus large que syllogistique. Comme La Ramée et bien qu’il traite “des” méthodes, Zabarella évince la réponse par des méthodes multiples, qu’il n’ignore pas, pour centrer ses efforts sur le concept même de méthode, sur son intention. Prise en général, la méthode est “une connaissance agissante”, “un instrument qui fait connaître” (“notificans”). La réponse par le syllogisme donne une réponse partielle, bien qu’il reste à l’horizon du savoir par le côté aristotélicien de la doctrine padouane. Le syllogisme est certes un “instrument général”, un genre commun à toutes les méthodes, mais ce n’est qu’une “méthode formelle”, “illatio necessaria”. Ce n’est d’ailleurs pas le seul moyen de démonstration : on prouve aussi par enthymème (syllogisme tronqué), par induction (syllogisme imparfait et sans nécessité), par exemple (en l’absence de tout appareil syllogistique). Zabarella préfère distinguer les méthodes à la ramiste, à partir du “nobis” : il y a du “per se notum” et du “per se ignotum” (III, 8). Ce qui est connu par soi est connu par des signes simples, par des mots clairs et évidents, “notissima”, “lumine propio”, “par la propre lumière et la propre évidence de l’esprit” ; par des “principes immédiats”, “indémontrables”. L’indémontrable est à son tour différencié. D’un côté on compte les axiomes, qui sont très évidents pour tous, comme la relation des trois angles et des deux droits dans le triangle, “axiomes qui sont connus du disciple avant même que le maître les ait formulés”. De l’autre on compte des termes simples qui sont non pas des moyens, mais le fruit d’une simple inspection de l’esprit, comme les définitions, les suppositions, qui ne sont connues du disciple que par l’enseignement du maître, mais qui sont saisissables immédiatement par la dichotomie du concept tel que Platon la pratiquait.
26d) Timpler réfère la doctrine de la méthode à l’“instrumentum dianoeticum bene ordinandi” des dernières éditions de La Ramée dans l’ouvrage Logicae systema methodicum (1612). La méthode d’invention porte sur l’ordre des choses qu’il convient d’assurer par des préceptes d’investigation faciles et continus, des choses sensibles aux intelligibles, des simplicissimes aux universelles, des spéciales aux générales, de l’infini au propre. Timpler commence à parler de “méthode d’invention”, mais reste fidèle à la méthode de doctrine (“didascalica”) qui porte sur l’ordre des choses dont il faut faciliter la connaissance.
27e) A. Richardson dans The logician ’s School-Master, or a comment upon Ramus logik (1629) définit la méthode comme “the way or order”, avec cette précision : “the nearest and right way of performing any thing”.
3 – Les méthodes récusées au nom de la méthode unique
28Si la méthode est ainsi parfaitement cultivée dans son originalité et dans son authenticicté parmi les descendants avoués de La Ramée, on s’apercevait dès les répliques de Gouvea, de Périon ou de Charpentier, que les péripatéticiens n’étaient nullement disposés à réduire le concept de méthode à ce qu’ils estimaient n’être qu’une seule de ses applications. Remarquons qu’ils reviennent sur ces problématiques de la composition, de la division etc... en fonction du concept de méthode, ce qui ne se faisait absolument pas avant La Ramée. La description des diverses méthodes s’enrichit de ces polémiques incessantes autour de la méthode unique, dans la défense de laquelle s’engageront les Regulae.
291. Dès qu’il déclare que la méthode est unique et ne saurait concerner que ce qu’il définit strictement comme dianoétique, La Ramée s’attire l’adversité de tous les logiciens qui, confondant “via” et “methodus”, qualifient de méthode les procédés autres que la déduction ramiste.
30Avec Aristote, c’était surtout Galien qui était visé dans le Quod sit... Les spécialistes de l’art médical, reversant leurs connaissances en dialectique, invoquent trois méthodes principales. La voie divisive (“diairetikê”) part du premier terme, qui est le plus simple et le plus général pour atteindre au divisé par des notions médiates. Cette “progression” prend aussi le nom de “composition” ; la voie synthétique (“synthetikê”) ou “régressive” part des individus et remonte par des intermédiaires vers le généralissime qui est premier ; la voie définitive (“orikê”) prend position sur la convenance du nom et de la “chose”.
31a) J. Zabarella reconnaît quatre méthodes : définitive, démonstrative, divisive, résolutive ; Agricola en admettait cinq avant que La Ramée n’ait précisé le sens de méthode : naturelle dans l’observance de l’histoire des choses, artificielle quand la raison devient une science du naturel, arbitraire quand elle ne dépend que de la volonté de celui qui l’énonce, analytique et synthétique. J. Willichius dans son De Methodo (1550) parle de méthode résolutive, divisive, constitutive, définitive, divisive, démonstrative, etc... ; N. Hemmingius dans son De Methodis (1562) retient la synthèse, l’analyse, la diérèse, la synthèse particulière ou diégétique ou oristique. Au terme de son art analytique, Digbée énumère 110 méthodes différentes de la méthode analytique à la méthode de ténèbre.
32Chaque méthode possède quelque singularité, alors que l’effort ramiste consiste à maintenir l’unicité du procédé dianoétique.
33b) Keckermann, tout en reconnaissant la valeur de la méthode ramiste ne limite pas l’emploi de méthode à cette seule définition. Pour lui il y a une méthode synthétique, ou méthode compositive qui dispose les parties de la chose de manière à ce qu’un progrès s’effectue du sujet universel de l’examen vers les choses particulières, aussi bien que des choses simples vers les choses composées. La méthode analytique ou méthode résolutive est un retour à l’origine qui dispose les parties connues de manière à ce qu’un progrès se fasse de la notion de fin vers celles des principes, grâce à quoi la fin se trouve insérée dans son propre sujet. L’extension du terme de méthode est tel pour Zabarella et pour Keckermann que la méthode synthétique et la méthode analytique interviennent dans l’invention, ce qui n’est ni raméen ni ramiste. Mais, dans leurs célèbres querelles, Piccolomini maintenait que seule la méthode analytique concerne l’invention, ce qui pourrait être ramiste si l’on s’en tenait à “analyse” sans faire appel à “méthode” et si on limitait l’“analyse” au domaine de F “exercitatio”.
34c) Pour autant que cette remarque soit indicative, J. Acontius avait fait paraître son édition princeps sous le titre De Methodo, hoc est de recta investigandarum tradendarumque scientiarum ratione (Bâle, 1558) ; mais l’édition “nunc iterum editis” (Leiden, 1617), qui en fait ne retouche en rien le texte, porte au titre “... tradendarumque artium ac scientiarum ratione”. La première édition énonçait déjà qu’il n’y avait ni art ni science traitable sans méthode. Mais la “vraie méthode” d’Acontius se découvre en fait comme un retour à la triple méthode de Galien : elle est donc tout à fait à l’écart de la doctrine ramiste. Il prétend également, ce qui est le cas de Zabarella plus que de La Ramée, que l’utilité des arts ne réside pas dans la connaissance, mais dans l’usage. Il estime que la logique comporte méditation et enseignement et réduit la méthode à l’ordonnancement des propositions. Il en reste toutefois aux prédicables et aux prédicaments. Son article VIII sur la nécessité de la raison fait écho à la méthode ramiste en ce qu’elle recommande la mise en premier de ce qui est le plus connu, afin que l’on puisse mieux enseigner ce que l’on a bien médité. On procèdera ainsi des choses les plus connues aux choses les plus obscures.
35d) Dans son De Methodo (6219) Claramonti aborde dans sa cinquième partie “les espèces de méthodes”. Il signale que certains distinguent ou confondent l’ordre et la méthode et que, parmi ceux qui précisent ce qu’est la méthode proprement dite : “les uns ne veulent pas qu’il y ait d’autre méthode que la démonstration syllogistique ou l’induction ; d’autres estiment que la démonstration et l’induction n’ont rien à voir avec la méthode ; d’autres enfin veulent que la démonstration soit une méthode aussi bien divisive que réductive” (p. 9). Le concept de méthode est donc largement éclaté et il va de soi que l’on repère quelles sont les appartenances d’un auteur face aux autres.
36e) Philippe de Flesselles dans son Introductoire de chirurgie rationnelle (1547) soutenait une conception de la méthode comme “voie universelle” dans le cadre des diverses méthodes de Galien : “Par quoi non sans raison disait Galien en sa Méthode, que comme à un homme qui veut marcher, deux jambes sont nécessaires : aussi à un médecin sont nécessaires deux parties, c’est à savoir Méthode des choses universelles, et exercitation ès choses particulières auxquelles ne faut omettre à ajouter prudence, qui naturellement doit être au médecin et au chirurgien. Méthode selon Galien est une voie universelle qui est commune à plusieurs choses particulières” (p. 7) ; “Méthode est une voie universelle pour connaître vérité, qui est commune à plusieurs choses particulières. La propriété de méthode est de pouvoir parvenir d’un petit principe aux choses particulières, et examiner et juger par théorèmes scientifiques, comme règles, ce qui a été par les autres mal dit et déterminé, comme déclare Galien” (p. 15). De Flesselles aurait tendance à trouver dans Galien le témoignage d’une “méthode universelle” qui n’est pas étrangère aux efforts de La Ramée pour faire admettre sa méthode unique dès ses premiers ouvrages. Mais La Ramée ne voile pas la multiplicité effective des méthodes dans Galien, aussi bien que dans l’Organon et en fait l’objet critique du Quod sit...
372. Everard Digbée mettra en évidence ses connaissances dialectiques contre la méthode unique, De duplici Methodo libri duo unicam P. Rami methodum refutantes... (1580). La mention expresse et répétée de Charpentier et de son Alcinous indique l’origine de cette critique serrée. L’élargissement du concept de méthode aboutit à une dichotomie terminale qui qualifie la méthode de résolutive ou compositive. La méthode résolutive est ou d’invention, selon la fin ou selon les moyens, ou d’enseignement, à partir de l’universel, de la fin ou du tout. La méthode compositive porte sur la quantité intégrale ou discrète, ou sur l’universel des notions ou des mots. Il y a une multitude de méthodes distinctes, car tous les concepts évoqués par Digbée sont saisis dans leur équivocité et dans leur plurivocité. Ainsi la méthode dialectique de La Ramée a deux parties, trois instruments et quatre causes. Seule la vérité est une, mais pas la voie. Ce n’est pas la même chose qu’une connaissance pour nous et une connaissance de la chose, que raisonner et disputer, que progresser et regresser, qu’analyser ou que synthétiser. Quand La Ramée parle de méthode unique, il vise quatre méthodes différentes : du genre aux espèces, des parties au tout, de la fin aux moyens, des causes aux effets. L’analyse mathématique elle-même est-elle une montée ou une descente ? Descendre n’est pas la même chose si on progresse de l’universel aux parties ou si l’on démontre par division. C’est une erreur manifeste que de limiter la méthode à un thème simple d’un seul degré. Dans chaque simple, il y a un dédoublement possible. La dialectique prend une tonalité de dichotomie nécessaire, qui contraint à doubler la ligne unique voulue par La Ramée. Il y a deux principes en l’homme, l’esprit et le sens, la connaissance pour nous, la connaissance dans la chose, le “prius” est tantôt pour l’esprit tantôt pour l’objet, on invente ou on enseigne. La méthode analytique est celle par laquelle on reconnaît que tout concept est double et c’est une erreur que de le rendre simple.
38Le De duplici methodo règle contre La Ramée un conflit qui était patent dans l’ouvrage publié l’année précédente par Digbée : Theoria analytica, viam ad Monarchiam scientiarum demonstrans, totius philosophiae et reliquarum scientiarum, necnon primorum postremorumque Philosophorum mysteria arcanaque dogmata enucleans (1579). Ce fort ouvrage de 410 pages serrées peut être qualifié de pythagoricien ou de ficinien, ne serait-ce que par les citations alléguées d’auteurs comme Denys, Hermès, Lulle, la Cabale, etc... L’objectif de Digbée est de manifester le complexe dans le simple, l’innommable qui enveloppe l’intelligible. Toute logique ou dialectique ne peut être que très relative. Toute méthode est “duplex” en ce que tout concept est complexe : l’être est “quadruplex”, la connaissance est “duplex”, l’intellect connaît “tripliciter”. Aussi devons-nous procéder en deux temps : par une méditation exacte et soigneuse (“meditatione diligenti et accurata”), puis en ordonnant par la pure contemplation, en progressant analytiquement, et en aspirant au plus haut faîte de l’esprit. Les “media analytica” sont des universaux effectifs, des “noêmata” simples. “L’opération première et pour soi consiste à s’élever en appréhendant, en s’élevant à révéler, en révélant à enseigner, en enseignant à démontrer”. Il faut passer en revue les choses inférieures d’un seul coup d’oeil (“unico intuitu perlustrare”), les fixer en série, les distinguer des autres choses, et conclure au sujet de toutes choses analytiquement et scientifiquement.
39Le Livre I consacré à l’appréhension lui confère un sens de sublimité de l’esprit, de remontée aux “primas notiones” et à la lumière de la claire spéculation. L’essentiel est d’“ascendere analytice, lux lucendo luminans”. La Ramée n’est jamais nommé, mais les allusions à la doctrine de la méthode unique sont nombreuses : au demeurant ceux qui défendent la doctrine unique la conçoivent analytiquement, mais ils ne s’aperçoivent pas qu’ils pratiquent quatre degrés de l’analyse : du genre à l’espèce par les subalternes, de la fin aux moyens par les choses prochaines, de la partie au tout par les éléments, de la cause aux effets par les liaisons. Toute analyse est génèse, mais toute génèse n’est pas analyse. L’ultime est indémontrable par ce que les prénotions sont à double sens. Cette philosophie de la lumière remonte “vers une essence première simple qui est à l’origine de toute notion et de la nature”. Il n’y a bien qu’une seule méthode, mais elle est ascendante ou descendante, analyse ou synthèse. On parvient alors à “ces sommets olympiques qu’habitent les dieux”. Le contre-sens de La Ramée au sujet de l’analytique est qu’il a cru l’avoir atteint alors qu’il en ignore la duplicité, le dédoublement. Ficin avait raison d’expliquer la hiérarchie du multiple par un même principe. Ficin invoquait la “ratio” comme principe de l’investigation de la première opération humaine : mais il ajoutait que son contact avec le monde sensible brouillait tous les concepts. L’ouvrage s’achève sur quelques pages consacrées à la dialectique “ars inveniendi et judicandi”, “sicut cortex arborem”. Le tableau des sciences fait reposer toutes les disciplines sur la dialectique qui ensemence tous les savoirs. “Quant aux mathématiques, si on retire la dialectique, elles gisent sans lumière, comme les corps qu’elles prennent en considération ; s’il n’y avait une action de l’esprit divin de beaucoup supérieure à notre raison, tous les principes seraient comme morts : cette action divine en nous définit toute signification par son acte scientifique, lui attribue un ordre, l’applique à sa perfection, l’embrasse dans sa conclusion vraiment scientifique”.
40Digbée consacre ses dernières pages à cette autre dialectique qui se meut dans le dédoublement, et qui est, comme Petrus Hispanus l’annonçait, “la science des sciences”. Ainsi la dialectique est “la science de la vérité” et non pas la science des enchaînements probables. Cette opposition n’a jamais été si clairement mise en évidence : la dialectique a pour objet le vrai, pas le probable. Mais qui donc s’en tient à ces déclarations ficiniennes si ce n’est ceux qui logent sur l’axe La Ramée-Descartes ? Toute démonstration certes procède analytiquement, utilise les syllogismes de la première figure, mais les procédés de l’invention sont autrement plus complexes. Le “disserendi” n’apparaît plus que comme un artifice, la “science” est opposée à l’art, qui poursuit analytiquement sa constitution en n’arrêtant jamais le dédoublement des notions.
413. Le ramisme en Angleterre sera dominé par le conflit déclenché par G. Tempel qui réagit contre les propositions d’E. Dygbée sous le pseudonyme de Mildapetti : Admonitio Francisci Mildapetti ad Everardum Dygbeium de unica P. Rami methodo... (1580, 1589). La p. 35 devait instaurer la formule : “nihil esse quod intelligi sine methodo percipique possit”. La critique du De Methodo de La Ramée n’est pas digne des ambitions de l’art analytique. A façonner ses concepts dialectiques, Digbée mélange toutes les notions fondamentales et son argumentation fluctuante n’a plus rien de la rigueur de la dialectique ramiste. “Toutes ces thèses, je les approuve, je les honore, je m’y tiens fermement, et la méthode unique de P. de La Ramée en procure un élégant concentré” (p. 56). La méthode unique reste définie par son but : “disposer les choses conformément à nos connaissances et à notre lumière” ; partir des “notissima” et descendre selon l’ordre de la connaissance en raison de leur nature et par la comparaison selon nous des choses universelles, ce qui est à la portée de tous. Or il n’est pas suffisant de dire “que la méthode est une disposition artificieuse des précédents et des conséquents, si l’on n’explique selon quelle disposition (“quomodo”) la former, en distinguant par des degrés ce qui s’accorde dans son usage” (p. 57). Cette méthode est générale et elle fonde aussi bien “la mathesis des nombres et de la grandeur que la splendeur de l’univers physiologique” (p. 69). Tempel dresse en terminant une liste de 22 auteurs qui sont partisans de la dialectique de La Ramée (p. 110).
42Dans un commentaire de la Dialectique de La Ramée comme celui de G. Tempel, l’analyse et la genèse relèvent de l’“usus methodi”, “retexendo/texendo” (p. 103). Ce ne sont donc pas deux méthodes, mais deux pratiques licites de la même méthode qui ne change rien dans ses principes selon qu’on remonte ou descende la même chaîne sérielle des connaissances.
434. M. Sonleuter dans son Institutio dialecticae (1584), tout en maintenant prédicables et prédicaments, suit en gros La Ramée. Analyse et synthèse ne sont pas des méthodes à proprement parler, autres que la méthode canoniquement définie par La Ramée, mais constituent des exercices de la dialectique qui se peuvent effectuer en sens opposé : elles n’ont place que pour l’usage, pour les exemples.
445. Natanaël Baxter fait le point en 1585 dans ses Quaestiones et responsa in P. Rami dialecticam, un ouvrage clair et très détaillé. Le Père céleste avait envoyé comme un Mercure, Pierre de La Ramée, philosophe remarquable et célèbre martyr. Invention, jugement, méthode, tel est le plan ramiste de l’ouvrage. Ce sont les dichotomies de La Ramée qui sont présentées, avec l’analyse et genèse présentées en “usus”. Nombre de références vont à Melanchton et la comparaison s’établit en fonction de Seton. L’art est “l’habitude de faire selon la raison vraie”, “la compréhension des préceptes par les choses éternelles, par l’ordre des dispositions dans tout ce qui est utile à la vie”. Baxter soutient le “bene” parce que “dans tout art il y a quelque bien suprême”. Il fait de l’argument “le matériau propre de la dialectique”, en s’opposant à Seton pour qui la dialectique n’a pas de matière assurée. Le tableau des causes est complexe, mais fidèle à la disposition ramiste. La cause externe reste à l’extérieur de l’effet, efficiente ou finale ; la cause interne entre dans l’effet avec la forme et la matière. Le jugement est axiomatique ou dianoétique, selon le lexique des dernières éditions de La Ramée. La méthode est la “dianoia” entre divers axiomes dans un champ homogène et selon l’ordre de priorité des notions simples. L’analyse intervient à la fin (p. 90) : selon le vocabulaire usité surtout par les anglais, elle procède “retexendo” et “non texendo”, en “détissant” et non pas en “retissant”. L’analyse est l’acte propre de la dialectique : elle est précise, certaine, vraie, concordante.
456. Dans ses commentaires sur la Dialectica de La Ramée, Beurhaus maintient une problématique de l’induction, qui n’a plus rien d’empirique, et qui est étroitement contrôlée. D’une part l’induction peut être considérée comme une appropriation des arguments considérés comme les parties servant à constituer un tout, et non pas comme une nouvelle forme d’argumentation. Mais surtout, dans l’optique des Regulae, Beurhaus rappelle la formule de Melanchton : “l’induction consiste à former un universel à partir d’énumérations singulières suffisantes” (“ex singularibus sufficientibus enumeratis”). L’induction comme “énumération suffisante” trouve ici son origine.
4 – L’extension du concept de méthode aux autres parties de la dialectique
46La problématique précédente ne doit pas être confondue avec celle qui résulte du succès débordant du concept de méthode. La banalisation du concept de méthode dans le courant ramiste conduira les semi-ramistes à en étendre l’usage à l’invention et aux autres formes de jugements. On finira par avoir une méthode d’invention alors que la méthode est hors du champ de l’invention en termes raméens, une méthode d’énonciation et une méthode syllogistique, alors que le terme raméen de méthode est entièrement différencié de ces deux autres sortes de jugements. Tout devenait méthode, indépendamment des emplois propres aux opposants à la doctrine ramiste.
47I. Certes La Ramée lui-même s’était permis de parler de “méthode de doctrine” et de “méthode de prudence” dans le cadre terminal de ses dialectiques et avec les distinctions que nous avons relevées, qui n’amenuisent en rien la stricte méthode unique de doctrine, la méthode de prudence étant la méthode de doctrine assouplie, mais présente. Pour éviter tout emploi malencontreux de méthode, La Ramée faisait de l’analyse et de la synthèse des “exercices” de la méthode, profilés également sur la méthode unique de doctrine. Mais ses successeurs pouvaient s’autoriser de ces élargissements du concept de méthode pour aller plus loin.
482. L’appel à une “méthode d’invention” est inconcevable sur le plan raméen ou du pur ramisme. Les données immédiates de la lumière naturelle sont présentes à l’esprit humain selon les “lieux” ou “notions simples” ou “arguments”. Rien n’y relève d’une “via” prise au sens de méthode, puisqu’il n’y a aucune inférence d’une notion simple à l’autre, ces connaissances claires par soi étant présentées dans leur stricte évidence à l’esprit doué d’“ingenium". Le travail d’inférence vient après les révélations intellectuelles de l’invention : en dialectique ramiste, il concerne l’énonciation, le syllogisme et la méthode proprement dite.
49Cependant une question inhérente à l’invention se pose puisque les arguments sont présentés dans des tables qui reçoivent une structure interne très ordonnée, lisible de droite à gauche et de haut en bas, souvent numérotées selon ses divers arguments. L’ordre d’un tel cadrage fait-il lui aussi partie du don naturel, les notions simples sont-elles révélées avec un indice de positionnement, pas seulement vis-à-vis de leur respectif, mais entre les divers couples respectifs ? Il ne s’agit en rien d’une dialectique arithmétique lullienne, mais les tables de Lulle tournent en répondant à une systématisation plus que numérique, qui implique un découlement progressif du novenaire dans le champ des cercles : l’ordonnancement des grilles repose sur une mathématique qui les modèle, ce qui n’est jamais le cas des tables ramistes.
50En ramisme strict les arguments sont “solitaires”, en pleine indépendance l’un à l’égard de l’autre. Chacun est “vu” en soi sinon pour soi. Ce détachement répond à la “simplex apprehensio” qui saisit les choses lumineuses distinctement : la clarté engendre la distinction et la distinction différencie les notions originelles ; l’évidence de la lumière naturelle se concentre sur chacune de ces notions saisies d’instinct. C’est ce qui fait la “force” de l’esprit dialectique, qui est d’autant plus élevée que la lumière en est plus condensée sur le simple de la notion naturelle.
512. Cette banalisation et extension du concept de méthode est illustrée par les plus puissants dialecticiens de la fin du siècle : Zabarella, Keckermann, Alsted, Sanderson. Ces auteurs connaissent parfaitement la stricte définition raméenne de la méthode et du courant ramiste qu’ils analysent avec la plus vigoureuse exactitude. Mais ils restent partisans d’une conception plus large de la méthode employée selon les concepts traditionnels à la Galien ; de plus, ils sont conscients de l’erreur lexicographique qui consiste à employer méthode en son sens ramiste pour désigner l’acte d’invention ou de jugement. Bien que parfaitement avertis sur ces deux extensions indues du concept raméen de méthode, le phénomène de langue et l’habitude conceptuelle emportent maints dialecticiens eccléctiques ou parallélistes à diffuser ce concept élargi et vague de la méthode raméenne. Or les Regulae se refusent à un tel élargissement.
52a) Un auteur comme Alsted, dont les sympathies ramistes sont évidentes, n’en parle pas moins de “methodus inventionis” qu’il distingue de la “methodus doctrinae”. La méthode d’invention est plus difficile que la méthode de doctrine : “il est plus difficile d’inventer les choses à enseigner que d’enseigner les choses inventées”. La méthode d’invention est ascensionnelle (“ascensiva” qui paraît relever du néo-latin). Elle monte en escalade à partir des choses les plus basses jusqu’aux choses supérieures par les intermédiaires. Or, selon Alsted, comme pour tous les semi-ramistes que nous avons rencontrés, c’est par induction qu’une telle méthode ascensionnelle procède, induction fondée sur les sens, l’observation et l’expérience, selon la concession faite aux péripatéticiens au détriment de la lumière naturelle. Quant à la méthode de doctrine, elle conserve son sens didactique en regroupant les trois lois aristotélo-ramistes : homogénéité, généralité et réunion. C’est à cette condition qu’Alsted trouve dans la méthode sa panacée universelle, Panacea philosophica, id est facilis, nova et accurata methodus docendi et discendi universam Encyclopedeiam (1610). La “lumière méthodique” relève d’un “ars magna” qui traite des termes généralissimes en lesquels toutes les disciplines ont leur fondement. Une logique comme celle de Lulle ou de La Ramée lui semble plus générale et plus élevée que la logique concrète de Keckermann ou que la logique appliquée aux choses de Zabarella. “L’infini harmonique” est atteint par ce modèle d’une méthode d’invention, qui tend à restaurer des modèles lulliens, les Regulae préférant ceux de La Ramée.
53b) Le Logicae artis compendium de R. Sanderson (1618) consacrait à son tour les syntagmes de “methodus inventionis” et de “methodus doctrinae”. La méthode d’invention est destinée à dégager les préceptes des sciences, à déterminer ce qui vient “prius”, ce qui est “notiora nobis simpliciter”, au regard du sensible et du singulier, et ce qui est “notiora natura”, au regard de l’intelligence et de la morale. Mais Sanderson reste sur les positions des semi-ramistes qui estiment, contrairement à la doctrine de la lumière naturelle, qu’il y a quatre genres d’invention : les sens, l’observation ou histoire, l’expérience, l’induction. La méthode de doctrine est faite pour enseigner les préceptes inventés ; elle procède “descendendo” et non “ascendendo”, à partir des notions universelles vers les notions singulières, en fonction de la nature la plus connue, qui est pour nous la plus distincte.
54c) Dans son De Methodo, Sluter va plus loin en travestissant entièrement le syntagme “methodus unica”. On sait ce que cela voulait dire dans le cadre raméen et ramiste, avec cette réserve d’un concept très différencié et n’attenant qu’au jugement. Or la méthode est maintenant considérée comme “unique” parce qu’elle s’applique effectivement à tous les moments de la dialectique, a) La “méthode de simple invention” est celle qui concerne la première opération de l’esprit (“primam mentis operationem”). b) La méthode d’argumentation est celle qui assemble “a priori” les divers axiomes qui interviennent dans le discours, c) La troisième opération de l’esprit, le syllogisme, est une méthode illative qui procède du connu à l’inconnu par une voie nécessaire, d) La “dianoia” proprement dite est la quatrième opération de l’esprit que La Ramée a mise en évidence. Mais on comprend à cela qu’elle n’est plus la seule méthode. Sluter trouve sa documentation dans Melanchton, De Methodo, I, fin ; J. Regius, Problemata de Methodo et dans Zabarella.
553. Cet emploi exorbitant de “méthode” est récent dans le contexte des dialectiques ramistes.
56a) G. Tempel se prononce avec force dans ses commentaires de la Dialectica de La Ramée. Son chapitre XVII est intitulé “de la méthode unique selon Aristote”, ce qui met sous le couvert du Stagirite les exacts propos de La Ramée : “cette dianoia est la déduction (“deductionem”) d’un axiome à partir d’un autre axiome, déduction organisée par un discours de l’esprit” (“mentis discursu informatam”). Cette “action noétique de l’esprit” progresse en déduisant selon l’ordre de composition. Or cette spécificité dialectique de la méthode empêche que le terme soit transféré à d’autres parties de la dialectique. Tempel s’élève contre la “tripartition” de la méthode qui commence à s’opérer en 1580, selon laquelle il y aurait une méthode pour l’invention, une méthode pour l’énonciation et pour le syllogisme, en plus de la méthode déduisante à partir des notions simples selon l’ordre. Ou plutôt, en climat ramiste, il n’y a pas de problème de méthode au niveau de l’invention, puisque les notions simples apparaissent à l’esprit isolément dans toute leur distinction et qu’elles ne seront ordonnées que lors de l’utilisation de la méthode. Les énonciations sont des axiomes dont la connaissance est absolue et universelle, puisque le syllogisme dispose de ses figures et de ses modes ; en conséquence la méthode n’a pas à intervenir dans les opérations précédentes : par contre elle porte sur le résultat de l’ensemble des fruits obtenus de la recherche des arguments, de la position des axiomes et de la mise en forme des syllogismes. Sa capacité déductive porte sur les arguments, les énonciations et les jugements raisonnés, mais en laissant autonomes les fonctions qui la précède.
57b) Timpler dans son Logicae systema methodicum (1612) définit la méthode parfaite comme une “méthode universelle soutenant le système de tous les arts”, et non comme une “particularis methodus” qui ne s’applique qu’à des arts singuliers, structure similaire à celle que Descartes applique quand il commence (Règle I) par distinguer science et arts. Face à cela la méthode de prudence est estimée comme imparfaite. Timpler s’élève contre Zabarella qui fait de la méthode un “habitus logicus”, un “instrument logique à notre convenance”. Une seule méthode mérite ce terme au sens propre : la méthode de doctrine (p. 427). Mais Timpler constate une dérive des concepts ramistes originels qu’il importe de souligner : “plusieurs autres logiciens reconnaissent, outre la méthode de doctrine une méthode d’invention”. Et il n’est pas insensible à cet élargissement du terme de méthode, puisque ce serait alors une “méthode générale de connaissance” qui se diviserait en deux espèces : méthode d’invention et méthode de doctrine.
5 – Méthode et ordre
58La Ramée et les ramistes subsument l’ordre sous le concept de méthode, comme propre à la disposition méthodique qui va du plus clair au moins connu en suivant des degrés qui sont à déterminer selon une disposition sérielle. Ainsi ordre et série sont les deux concepts constitutifs de l’intériorité de toute méthode de doctrine : on ne se contente pas d’une dialectique dont le propre serait d’énoncer des règles. La nouvelle fonction consiste à opérer sur les arguments simples pour les hiérarchiser suivant leurs degrés de connaissance pour l’esprit.
591. J. Sturm déclarait encore que le bon ordre consiste à réprimer la prolixité, à user d’une brièveté qui n’a rien d’obscur, à réjouir l’esprit par l’agrément de sa disposition et à faire appel pour cela à un petit nombre de règles. La Ramée certes suit ce conseil. Mais la méthode ne s’en tient pas pour lui à la constitution de règles : elle exige une discrimination des évidences. L’ordre du mieux connu au moins connu s’ensuit, qui entraîne la recherche de séries cognitives homogènes.
602. J. Zabarella creuse la différence entre ordre et méthode et aboutit à une distinction précise des deux concepts, problématique qui fera l’objet de maintes controverses.
61La méthode proprement dite est la voie qui mène d’une connaissance à une autre, d’une connaissance inconnue à une connaissance connue, par le moyen d’une “inférence” (“illatio”) qui porte avec précision sur l’investigation d’une question.
62L’ordre prend dans son De Methodis le sens large de “via” : il s’effectue sans “illatio” ; il est plus universel, plus étendu que la méthode et conduit à une science générale. Ordre est un mot ambigu, non équivoque. Il ne relève pas de l’ “ars illativa”, mais de l’“ars disponandi”. Zabarella rappelle le concept de “disposition” pour l’opposer à celui de “méthode” qui, chez les ramistes est un cas de disposition. L’ordre dispose mais ne procure pas “la raison de la disposition” qu’apporte la méthode illative. En intensité, ce concept n’a pas la puissance illative de la méthode. Non illatif, l’ordre a cependant la capacité de saisir les parties composantes et de les disposer “recta ordine” : mettre avant ce qui vient avant par nature. L’ordre n’apporte aucune connaissance nouvelle : il dispose des connaissances reconnues d’une manière plus facile à apprendre comme à enseigner. C’est une “connaissance dirigeante”, non une “connaissance opérante”, c’est un “instrumentum disponans” qui rend la connaissance plus distincte et plus aisée. L’ordre renforce la distinction des éléments qu’il compare et détermine sans illation leur degré d’évidence et de confusion, de simplicité et de complexité, aide à les ranger du plus connu au moins connu, du genre le plus élevé à la moindre espèce. Procéder des universels aux particuliers est le propre de “l’ordre compositif’, armature de toutes les sciences qui se veulent exactes, aussi bien la morale et la médecine que la physique et les mathématiques. Quant à “l’ordre résolutif’, il part du composé pour revenir au simple, F “ordre définitif’ étant un medium qui se fixe dans la définition. Zabarella intègre les trois ordres de Galien sous trois espèces d’un même ordre, qui n’est pas pour lui la méthode. Quant à Aristote, il a eu grand tort de ne pas parler de l’ordre : “Quant à moi, même si je ne veux pas être le second des mortels à admirer Aristote, cependant je crois qu’il n’a pas tout écrit, et qu’il n’a pas pu tout connaître, et que la vérité soit telle dans tout ce qu’il écrit qu’il n’aurait jamais pu se tromper ; il fut un homme, non un dieu, c’est pourquoi j’ai en moi ce doute qui n’est pas de mince importance”.
63Pour Zabarella il va de soi qu’on emploie l’hendyadis : “disposer par ordre”, “selon le meilleur ordre”, celui qui est “le plus simple et le plus facile”. Le concept d’ordre est général et fait l’objet du Livre II alors que le Livre III introduit le concept de méthode. Dans l’ordre, la disposition n’évoque rien d’inconnu et reste dans le connu sans médiation. Les arguments y sont saisis “per se”, ils relèvent du “per se cognoscibilis”, de la “sana mens”. L’ordre est “ce par quoi on apprend à disposer après avoir divisé”. Il fait apparaître les notions simples grâce à la “perspicuitas” qui le rend “optime, meliore, facillime” (I, 14). L’ordre est “sine discursu nobis manifestum”. Cet ordre est “spéculatif’, “contemplatif” et non “discursif’. A son niveau se constituent les données de la “science universelle” qui fait l’objet de la dialectique, dont les mathématiques sont le plus bel exemple, car elles opèrent entre des notions pures et simples, immédiatement évidentes, divisées et disposables. Le concept d’ordre fait intervenir un sens inné du divisif qui favorise l’apparition des notions simples ; ôtant toute ambiguïté à nos connaissances, il dépend de notre libre-arbitre.
64Les trois méthodes de Galien deviennent trois ordres pour Zabarella, compte tenu de la distinction faite entre méthode-inférence et ordre-disposition. En ce qui concerne l’ordre de définition, il est évincé comme n’étant qu’un “medium” entre l’ordre de composition et l’ordre de résolution. Cet ordre procède classiquement à partir de la définition et progresse par chaque partie de la définition, de manière à voir si l’objet considéré entre ou n’entre pas sous le défini. De plus, on a donné à cet ordre une allure de référence d’un ensemble de choses à une seule qui est centrale et qui irradie, comme du centre d’un cercle on peut mener une infinité de lignes qui vont à la circonférence. Or il est faux que l’on progresse à l’intérieur de la définition car la définition est saisie d’un seul regard et relève de l’ordre compositif. Ensuite on n’adopte pas nécessairement dans les sciences un principe unique de référence. Ainsi ce terme de “medium” est ambigu, métaphorique, impropre, vain et relève de la “commentitia”.
65Par contre, sous l’ordre universel, Zabarella fait entrer deux espèces dont il est vain de se demander laquelle est la meilleure ou la plus noble. Toutes deux sont définies non plus à partir de l’objet dont la connaissance est recherchée ou acquise, mais à partir de l’instrument logique mental et de l’essence même d’une connaissance améliorée et plus aisée. Le but n’étant que de connaître “pour nous” et “par nous” une nouvelle division entre le compositif et le résolutif prend naissance.
66Un premier genre de connaissance, dont vient la première espèce d’ordre, est celle qui procède en raison de soi-même (“propter se ipsam”). Tel est le champ des sciences contemplatives où l’on procède par principes dans la direction de vérités éternelles et nécessaires. Le point de départ en est l’élément, au sens euclidien, l’axiome, c’est-à-dire les natures les plus simples qui soient à partir desquelles, en fonction des principes, on se rend vers le composé. Mais puisque nous sommes dans l’ordre, tout cela s’effectue sans inférence. C’est une connaissance des principes et par les principes, une axiomatique qui se déploie du plus universel au plus singulier, du genre aux espèces, des principes les plus simples aux principes composés. Zabarella combat deux interprétations : cet ordre compositif n’est pas celui d’un “proemium” qui précéderait les chapitres d’un volume ; ce n’est pas un “breviloquium” qui condenserait tout en un. Car l’ordre est le même qu’il soit en préface ou qu’il soit dans l’ensemble de l’œuvre, et son unité se retrouve dans toutes les parties composées.
67Le second genre d’ordre provient d’un autre type de connaissance que nous effectuons “non propter se” mais “ad operationem” : ces actes concernent l’agir, l’efficacité, la praxis, elles sont opératives et non plus contemplatives. Ce sont des disciplines comme la philosophie morale et tous les arts. L’ordre résolutif part de la notion de fin, du composé, et remonte vers le plus simple. Il s’agit de retrouver les premiers principes qui ont entraîné cette fin. Si l’on objecte qu’il doit y avoir une inférence pour un tel détour du composé au simple, Zabarella répond que c’est en tant que lié à la méthode que cet ordre comporte de l’inférence, et que cette inférence dépend de la considération de la fin et non de l’ordre. Ainsi ces deux espèces d’ordres sont des mouvements inverses du processus de connaissance, qui sont strictement de la nature de l’ordre et qui ne comportent qu’accidentellement des emprunts à la méthode. De plus cet ordre de résolution, une fois que les principes en sont dégagés, permet d’appliquer à partir d’eux un ordre de composition qui retrouve les fins dont on était parti. Il y a une “universalité” de l’ordre malgré les deux espèces qui en sont présentées ; la méthode reste ce que nous avons décrit plus haut mais elle vient après selon l’ordre du De Methodis aussi bien que selon celui de la Dialectique de La Ramée.
68Ainsi Zabarella forge un concept d’ordre antérieur et différent par rapport à la méthode, qui trouve son plein emploi dans le champ raméen de l’invention et non du jugement. Zabarella répondrait ainsi à la question laissée ouverte par les tables ramistes des arguments : d’où provient le principe de leur classification ? En détachant le concept d’ordre ainsi expliqué, il impose un “ars disponandi” entre les notions naturelles. S’il n’apporte aucune connaissance médiate hors du champ des connaissances immédiates, l’ordre dispose ces arguments de manière plus distincte et mieux liées : mais il montrerait par là que le champ de l’invention ne saurait être étranger à tout formalisme, en dotant l’invention (ou l’intuition, qui n’est pas de son lexique) d’une raison de ses dispositifs naturels.
69Il n’empêche, pour le sujet qui nous occupe, qu’en posant l’ordre avant et contre la méthode, Zabarella rompt avec la tradition ramiste dont il connaît excellement les attendus : tradition à laquelle les Regulae redeviendront attentives. La définition de l’ordre par Zabarella en campe la notion dans le champ de l’invention, ce qui n’est le cas ni de La Ramée ni de Descartes. Par contre les trois auteurs sont d’accord sur l’“illatio” caractéristique du mouvement méthodique.
703. En s’inspirant de Zabarella (De Methodis, I, 3 et III, 2), Sluter dans son propre Livre IX De Methodo (pp. 836-888) insiste sur l’“odos” comme transit, comme “illatio”, ce qui n’est pas propre à n’importe quelle “via”. Résumant les enseignements de Zabarella (p. 842), Sluter énonce quatre caractéristiques de l’ordre ainsi compris : a) L’ordre vient avant la méthode, il nous présente les connaissances élémentaires que la méthode utilisera comme parties de son inférence, b) L’ordre est plus large que la méthode (“latior”), il vaut pour tout genre d’investigation, alors que la méthode porte sur la seule recherche illative. c) La méthode déduit par inférence une chose d’une autre, l’ordre a plutôt pour fin la recherche des principes sans “illatio”. d) L’ordre pose en premier ce qui est plus connu de nature (“natura notiora”), la méthode se réfère à ce qui est plus connu pour nous (“nobis notiora”).
714. L’avantage du recours au concept d’ordre pour Keckermann, c’est que ces règles de l’ordre sont les règles des règles : il faut qu’aucune partie ne manque aussi bien dans l’ordre que dans la méthode et qu’aucune ne soit superflue, qu’il n’y ait ni “mutilatio”, ni “redundantia”. De plus la disposition selon le processus de l’ordre naturel des notions donne à la connaissance plus de vérité et de facilité. L’ordre, pris moins nettement que chez Zabarella, est “la représentation des choses cohérentes dans leur union pour l’esprit humain”. Par “union”, il entend le rassemblement (“collectio”) des choses diverses, mises en connexion, et en co-dépendance. Cette dépendance répond à la disposition majeure de tout le courant ramiste : “la méthode générale est celle qui va des notions premières aux suivantes, des générales aux spéciales, des communes aux plus étroites” (Praecognita, p. 5).
725. Dans son De Methodo (p. 606-614), A. Libavius reprend la définition de La Ramée et dégage cinq “Règles de la méthode”, a) L’ordre des choses et des pensées doit supplanter toute confusion, b) Les énonciations variées vont du plus général au plus spécial par les subalternes disposés “en ordre correct et naturel” ; ainsi se dessine le faisceau du “summa, media, ima”. c) Les données homogènes doivent être adaptées au sujet, au matériau et au thème recherchés, d) Il convient de suivre l’ordre natif (“ordine nativo”), qui facilitera la mémoire par les connexions instaurées entre une chose connue et celles qui ne le sont pas encore, e) La forme de la transition devra être élégante (“pulchrum”) et réjouir l’esprit.
73On propose d’ordinaire de multiples méthodes : mais “naturellement il n’y en a qu’une seule” (“naturaliter est una tantum”, p. 607). On y descend par degré (“gradatum”) de manière à déduire (“deducta sit”) par les proches et les intermédiaires jusqu’aux données ultimes. Tel est V “art analytique” destiné à informer les sciences.
746. John Case fait paraître une Summa veterum interpretum in universam dialecticam Aristotelis (1584), dont la seconde édition comporte cette addition au titre : quam vere falsoque Ramus in Aristotelem invehatur, ostendens (1592). Dès la première édition le face à face Aristote-Ramus est au point avec une étude dense des concepts aristotéliciens et des critiques que leur adresse La Ramée. La lignée catholique de l’auteur lui fait référer à Thomas et à Tolet, mais aussi à Cicéron, à Melanchton. La dialectique est une voie fertile et utile, nécessaire pour envisager les autres sciences. Elle comporte une part de lumière rationnelle “a natura insita”, une part d’art et de doctrine comparée, par une invention poussée et droite. Elle est nécessaire absolument et par ses fins, parce qu’elle définit ce qui est caché, parce qu’elle divise les choses confuses, parce qu’elle discute les questions obscures et parce qu’elle ramène toutes choses aux frontières de la probabilité. L’argument est un instrument dont on use, à ne pas confondre avec l’argumentation. L’ordre est comme un fil dans un labyrinthe, soit l’ordre de la nature qui va des choses confuses aux certaines ou des simples aux composées, soit l’ordre de doctrine qui affecte la disposition. Mais les cinq Livres de l’ouvrage sont étroitement resserrés sur la procédure aristotélicienne. Case admet dès sa Préface qu’il y a une lumière rationnelle, mais qu’il est nécessaire que nous usions de l’art qui concerne plus l’application de la pensée aux choses que les choses elles-mêmes.
757. F. Pendasius dans sa Physicae libri octo (1603) aborde dans cet ouvrage massif la question de la méthode universelle dans une Additio, Pars LI, p. 89. “Le nom de méthode non seulement me présente l’ordre seul ou la seule évaluation raisonnable, mais aussi toute la voie artificieuse et royale ou d’ordonner, ou de raisonner, ou de conclure ce que nous nous proposons”. La méthode convient pour traiter de toutes les disciplines et l’auteur évoque une “methodus mathematica” (p. 99). L’ordre est ainsi compris sous le concept de méthode. Pendasius évoque l’autorité de Simplicius pour qui la méthode est un progrès vers le connaissable par une voie bien ordonnée. Selon l’étymologie, “meta” ne signifie pas “cum”, mais “post” : “unum post aliud, quod est ordinis”. Et il mentionne Zabarella dans son De Methodo, I, 1. L’ordre est “une espèce de méthode”, parce que l’ordre est lui aussi une progression de l’“a priori” au “posterius”, pour promouvoir la connaissance : “l’ordre permet de parvenir à la connaissance des choses que la confusion empêche ou perturbe”.
768. Par contre H. Borrius dans son livre De Methodo, ch. III, nie que l’ordre soit une espèce de méthode. “L’ordre des choses à connaître n’est pas la méthode ; mais il est conjoint à la méthode afin que celle-ci ne subisse autant que possible aucune violence”. D’ailleurs la plupart de ceux qui ont traité de la méthode n’ont fait aucune mention de l’ordre. Ce qui révèle un nouveau signe distinctif des thèmes ramistes concernant l’ordre qui n’est ni une espèce de méthode, ni extérieur à la méthode, mais qui est propre à l’établissement de la méthode et qui introduit le concept de série où ne parviennent pas ces auteurs.
779. Timpler s’élève contre Zabarella qui distingue l’ordre de la méthode proprement dite et attaque son De Methodo, I, 2. Ce sont là plutôt deux procédés, l’un par lequel nous disposons les choses à traiter du “prius” au “posterius”, l’autre qui va de la connaissance de ceci à la connaissance de cela. La méthode part d’une chose connue et va par inférence à l’inconnu, ce qu’il appelle “notificare”. L’ordre va d’une chose à l’autre sans “illatio” et son rôle consiste à disposer. La méthode de doctrine n’est pas une “illatio” d’une chose à une autre, mais plutôt la disposition ou l’assemblage d’une chose après une autre suivant les notions innées. Elle est parfaite et universelle, la plus distincte, la plus commode. Timpler soulève également la question de la méthode unique qui, selon Ramus référé à Aristote va de l’universel au singulier, ce qui est vrai de la méthode de doctrine parfaite et universelle.
7810. Le De Rerum definitionibus (1606) de Francesco Piccolomini marquait le début du siècle par son effort pour définir les termes les plus usités de la philosophie, non à la manière d’un lexique, mais à la façon de chapitres construits pour chaque notion inventoriée. Piccolomini reste un grand adepte de la dichotomie et ses articles se disposent par division successive de la notion. Son article “instrumentum” (p. 59) dédouble ce concept propre aux sciences et aux arts en instrument destiné à la distribution des parties, c’est-à-dire l’ordre, qui peut être simple, simple de composition ou simple de résolution, et mixte ; quant à l’instrument pour l’explication des parties, c’est la méthode ou la voie qui fait progresser la connaissance universelle ou particulière. La “méthode universelle” est une discipline universelle, qui couvre les arts réthorique, dialectique et médical. La “méthode particulière” est sans “ratiocinatio” quand elle concerne la division, la définition, la résolution, la composition. Elle convient aussi bien à l’ordre qu’à la méthode, parce que pour l’ordre, après l’un nous expliquons l’autre ; avec la méthode, d’une chose plus connue nous progressons selon la voie vers le moins connu. Quant à la connaissance avec ratiocination, elle comporte le syllogisme, l’enthymème, l’induction, l’exemple et progresse grâce à l’argumentation. Ce quasi-tableau dichotomique est relayé par un lemme explicatif, comme les autres articles, qui explicite les opérations. L’instrument est une “concausa”, “il s’ajoute à autre chose comme cause, grâce à laquelle nous ajoutons à ce que nous savons de la discipline, plus brièvement, plus distinctement, plus facilement et plus véritablement ou grâce à laquelle nous faisons preuve d’autres connaissances” (p. 61). L’ordre est la disposition congruente de plusieurs choses ; ou des disciplines ou des parties d’un premier concept tiré de la nature des choses par celui qui dispose, afin que les disciplines soient produites pour la faculté par la nature des choses et s’offrent distinctement à l’esprit des lecteurs.
7911. Les dialectiques de la période cartésienne en viennent à classer les auteurs en fonction de leur attitude par rapport à la primauté entre méthode et ordre.
80a) Dans son Logicae artis compendium (1618), R. Sanderson établit deux catégories de dialecticiens : ceux qui confondent l’ordre et la méthode et ceux, dont il est, qui distinguent entre les deux concepts. Comme pour Zabarella, l’ordre recourt à la disposition, la méthode à l’inférence (III, 30).
81b) Pour permettre de juger du contexte des Regulae, mentionnons qu’en 1628 Thomas Spencer fait paraître son livre The Art of Logik, delivered in the precepts of Aristotle and Ramus. Il procède plus ouvertement que J. Case en recherchant : là où l’accord des deux auteurs est déclaré ; là où La Ramée a suppléé aux défaillances des concepts aristotéliciens ; là où les préceptes de l’un et l’autre sont utiles pour les enseignés. Il réfère fréquemment à Thomas et à Suarez. Il adopte l’ordre des deux parties ramistes, invention puis jugement, et recoupe dans l’invention les divers arguments de Ramus tirés d’Aristote. La seconde partie porte sur la disposition qui se réduit au jugement axiomatique et dianoétique : le lexique ramiste est alors de plein effet dans le contexte aristotélicien. Sa plus grande originalité est d’évincer le concept de méthode.
82c) Dans son De Methodo (1639) Scipione Claramonti entreprend de faire le point au sujet de ces controverses sur méthode et ordre : “notions amplement agitées par les plus remarquables philosophes”. Si le Discours de la méthode n’est pas encore parvenu à Cesena, on peut prendre le bilan établi par Claramonti pour significatif. Quel sens et quelle signification donner à la méthode après un siècle de ramisme ? D’un côté la méthode est ramenée à des règles, de l’autre elle ne saurait s’y réduire. La méthode fait l’objet de définitions variées qui opposent “l’habitus” au “progressus”. L’ordre est-il toute la méthode ou bien n’est-il qu’une espèce de méthode ? Aussi découvre-t-on de multiples espèces de méthodes. Et enfin est-ce que l’ordre qui caractérise la méthode est une disposition de nature ou une manière de faciliter notre connaissance ?
6 – Ordre et série
83La méthode exige un ordre entre les notions des plus connues aux moins connues qui est à son tour caractérisé par le concept de série. Quand La Ramée prétend que la séquence des éléments entrant sous la méthode doit être homogène et continue, il fait appel à un concept précisant l’essence même de l’ordre : la série selon laquelle la gradation cognitive trouvera sa propre nécessité.
841. Revenant sur les trois ordres d’Agricola (naturel, artificiel, arbitraire), sur les trois ordres de Galien (analyse/résolution, synthèse/corruption, définition/explication), sur les quatre méthodes de J. Grammaticus (définitive, démonstrative, dianoétique, résolutive), LM. Flaccius arrête dans ses Paralipomena dialectices (1558) sa propre conception des trois ordres : système/composition, analyse/dissolution, “uno intuitu”. Il met l’accent sur l’urgence d’une définition de l’ordre, plutôt confondu par lui avec la méthode, et introduit le terme de “série”. Son chapitre II traite “De Ordine”, l’ordre étant la réponse dialectique au problème de la voie. L’ordre est ainsi défini : “une certaine série des choses et des mots distribués selon une certaine raison, de manière à ce qu’il y ait une juste cause pour laquelle l’un soit premier, l’autre second, l’autre troisième, et ensuite selon son emplacement” (p. 84). On reconnaît là la définition de La Ramée avec l’insistance, par le concept de série, sur une continuité distributive qui doit affecter les éléments ordonnés.
852. Pour Zabarella dans son De Methodis le concept de série intervient comme caractéristique de la nature de l’ordre. L’ordre de définition ne vaut que s’il est compris comme la série des choses à considérer dans le champ du défini : “la nature même de l’ordre ne consiste ni dans la définition, ni dans la brièveté, ni dans la prolixité du discours, mais dans la série (“in serie”) des choses considérées, dans leur rapport et leur relation les unes des autres” (“respectu et relative”) (p. 120). La science consiste à imiter par la connaissance la série naturelle des choses, ce qui nous les fait connaître comme elles sont et comme elles sont connues, “cette série naturelle des choses étant comme une cause antérieure à l’effet” (p. 199). C’est par la division que s’effectue l’ordination qui est “une droite série des choses à ordonner” (p. 178). Quand il parlera du “regressus”, Zabarella le concevra comme “une série disposée en ordre” (“ordinatim”).
863. Grand interprète de la notion de série, Keckermann conçoit l’argument comme un ordre et l’ordre comme une série, ce qui fait le noyau de son Systema logicum (1602). Son chapitre I, II, porte au titre : “De rerum serie quam praedicamentum vocant : series praedicamentalis est omnium rerum per certas ordinisque gradus distinctio et dispositio”. La série prédicamentale constitue ce qui finit par avoir son expression dans les tables dichotomiques qu’il faut interpréter dans leur sens cinétique et continu : il y a un ordre et des degrés de l’ordre pour ces concepts premiers de l’esprit à partir desquels la connaissance s’exerce. La distinction exige un pouvoir de division en certaines classes qui se répondent réciproquement, qui se disposent par des degrés supérieurs et inférieurs. Cette “ordinatio seu dispositio” est telle que “notre esprit peut plus facilement définir et diviser l’une en la séparant de l’autre”. Cette règle de division, que retient le point trois du Discours de la méthode, II, permet de parvenir “aux essences elles-mêmes, à ces natures intérieures par lesquelles les choses sont vraiment ce qu’elles sont”. Keckermann précise quels sont ces degrés (“gradus”), ces échelles (“scalae”), ces rangs (“acies”), ces paliers (“stationes”), bref ces séries (“series”) qui dotent l’ordre de son contenu intellectuel, au point de faire de la logique une puissance formelle non syllogistique (“formale est ipsa logica series et ut si dicam scala”, p. 53). Mais pour le péripatéticien Keckermann ces séries s’appliquent directement à l’être, de manière analytique aux prédicables, de manière oblique aux différences. Ces échelles et ces degrés nous montrent comment notre connaissance monte et descend. Grâce à ces dispositions continues en séries, les choses sont bien intuitionnées (“recte intuabitur”). Penser c’est disposer graduellement ses pensées.
874. Sluter dans son De Methodo (p. 843-846) rappelle les thèses de La Ramée et insiste sur le terme “série”. “Ainsi La Ramée estime que la méthode dispose et ordonne les axiomes solitaires (“sola”) homogènes ; dans tout ordre trois éléments interviennent : le plus élevé, la série des médians et le plus bas qui entre eux sont ainsi disposés que le plus bas est subordonné aux moyens et les moyens sont subordonnés au plus élevé. S’il y avait dans un plus bas degré quelque chose qui n’était pas subordonné au supérieur, celui-ci ferait défaut à son ordre et ne conviendrait en rien à la série”.
7 – Les trois lois dialectiques
88Les trois lois ramistes auront une longévité que la Logique de Port-Royal entretiendra.
891. Les purs ramistes font des trois lois les préceptes fondamentaux auquel tout axiome doit se conformer, a) Pour G. Tempel, dans son commentaire de la Dialectica, “les axiomes de la vérité nécessaire” possèdent trois “affectiones et circumstancias” qui leurs sont attribuées, des manières d’être soi et d’être entouré qui sont des “adjoints” liés au sujet de la loi. Ce ne sont pas là de simples accidents aristotéliciens, terme récusé par La Ramée parce que confus et équivoque, mais qui prend le sens que lui donnaient Cicéron et Quintilien : “adjoints ou circonstances”. Dans cette précision, il y a l’amorce de l’“attribut” cartésien. Tempel rappelle les trois lois orthodoxes des ramistes : la loi nécessaire qui est celle de toute énonciation vraie ; la loi d’homogénéité, ou de justice, qui exige que l’énonciation porte sur des concepts non hétérogènes ; la loi de rectitude ou de sapience, qui instaure des connexions vérifiables entre les concepts, b) G. Roding expose dans son commentaire de la Dialectique et des Praelectiones de Talon (1577) que La Ramée avait déduit et imposé des principes vrais et perpétuels, propres et homogènes qui ont eu de multiples applications dans toutes les disciplines, c) G.A. Scribonius dans son Antipiscator (1592) décrit les trois lois du jugement axiomatique. d) Keckermann en traite à plusieurs reprises au titre des propositions nécessaires qui disposent le prédicat en fonction du sujet et il en reconnaît trois degrés : universel, quand le prédicat est inhérent au sujet, immédiat et réciproque.
902. Cl. Timpler dans son Logicae systema methodicum (1612) révise le ramisme en fonction de son “anthropologie”. Il associe le “système” de Keckermann au “méthodique” de La Ramée, estimant que la dialectique est coextensive à la logique et non pas la simple partie des topiques ou du probable aristotélicien. La dialectique fait partie des “arts libéraux” et date de Zénon et de Platon. La “méthode parfaite” consiste dans les trois lois ramistes. Les lois ont cependant tendance à se multiplier et à se regrouper. Timpler distingue des lois concernant la matière de la connaissance, la loi d’homogénéité, la loi d’identité, la loi d’harmonie (“lex panharmonica”), corollaire au concept de “système”. Concernant la forme, Timpler retient une “lex collationis rectae” dans laquelle l’assemblage met en position ce qui précède et ce qui vient a priori ; une “lex brevitatis convenienti” qui résulte d’un équilibre entre réduction et mutilation, voisine du concept de “brièveté” ; une “lex connexionis aptae” qui porte sur la cohérence des concepts entre eux.
913. Dans son édition de 1618 du Logicae artis compendium, R. Sanderson établit cinq lois, où l’on reconnaît l’héritage ramiste : une “lex brevitatis” qui évite dans une discipline tout oubli comme toute redondance ; une “lex harmoniae” selon laquelle les concepts doivent être cohérents entre eux ; une “lex unitatis sive homogeniae” ; une “lex generalitatis” ; une “lex connexionis” (p. 227).
924. Enfin les auteurs de haute réputation s’attachaient à montrer au tournant du siècle l’intérêt toujours présent de la Dialectique de La Ramée : J.A. Bisterfeld, Ramae dialecticae libri duo (1597, 1598...) ; G. Dounamus, Commentarii in P. Rami Dialecticam quibus ex classis quibusque auctoribus praeceptorum rameorum perfectio demonstratur, sensus explicatur, usas exponitur (1601, 1610...) etc...
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