Chapitre premier. Aristote et le savoir politique
La question de l’architectonie
p. 7-31
Texte intégral
1On sait qu’Aristote écrit, au premier chapitre de l’Éthique à Nicomaque, à propos du meilleur des biens humains ou du « Souverain Bien » :
On sera d’avis qu’il dépend de la science suprême et architectonique par excellence (tès kuriôtatès kai malista architektonikès). Or une telle science est manifestement la politique (hè politikè phainetai) (I, 1, 1094 a 26-28).
2Cela est bien connu, mais il ne sera peut-être pas inutile d’interroger plus avant la signification que peut revêtir dans ces lignes la formule architektonikè epistèmè appliquée à la politique. Pour ce faire, il nous faudra nous demander ce qu’est, pour Aristote, la « science politique » (epistèmè politikè) ; nous aurons donc à déterminer ce que veut dire « savoir » en politique et qui détient ce savoir. Lorsque ces points auront été éclaircis nous pourrons en venir au statut qu’il convient d’accorder à la thèse de l’architectonie politique. Indiquons néanmoins dès à présent, pour faciliter la compréhension d’ensemble du propos, que cette thèse ne représente selon nous qu’un moment d’une argumentation dialectique critique dirigée contre Platon, et qu’elle ne constitue, en conséquence, ni une thèse maîtresse de l’aristotélisme, ni non plus une simple thèse de jeunesse d’un Aristote encore largement platonicien.
I. L’État de la question
3Pour situer de façon générale l’enjeu et les difficultés de la question de l’articulation aristotélicienne de l’éthique à la politique, on peut dire qu’il y a trois façons d’aborder le problème de l’architectonie politique.
- Ou bien on considère que, selon Aristote, la politique enveloppe l’éthique en raison même de son caractère « architectonique » (interprétation qui présente l’avantage immédiat de s’accorder avec la lettre du texte de Eth. Nic. I, 1, avec sa lettre mais peut-être pas avec son esprit).
- Ou bien on considère, à l’inverse, qu’Aristote conçoit que l’éthique enveloppe la politique. Il faut alors rejeter la thèse de l’architectonie du savoir politique du côté d’un platonisme de jeunesse du Stagirite.
- Ou bien, enfin, on englobe l’éthique et la politique dans une « philosophie des choses humaines », celle qu’évoque, comme nous le verrons, le dernier chapitre de l’Éthique. La question reste alors ouverte de savoir ce que signifie au chapitre I, 1, l’architectonie.
4Un exemple caractéristique de la première position interprétative est fourni par l’ouvrage de Günther Bien, Die Grundlegung der politischen Philosophie bei Aristoteles1. Cet ouvrage commence précisément ainsi : « La fondation de la philosophie politique chez Aristote, tel est le thème de ce livre », et son auteur prend soin d’ajouter qu’il n’entend pas seulement établir que la philosophie politique constitue une branche de l’aristotélisme, mais que « la philosophie pratique en général, en tant que politique, a trouvé chez Aristote sa toute première fondation ». Nous sommes donc bien en présence d’une thèse visant à établir l’existence d’une constitution spécifiquement aristotélicienne de la « philosophie politique » comme telle, et qui conçoit que cette philosophie politique englobe l’ensemble de la « philosophie pratique », éthique comprise. C’est également la position qu’adopte Richard Bodéüs dans son livre Le Philosophe et la Cité, lorsqu’il écrit :
La position que défendait Aristote […] ne laisse aucun doute : les exposés que nous livrent l’Éthique et la Politique appartiennent à une même étude qualifiée de « politique » […]. La division des problèmes au sein de l’étude « politique » – car il s’agit bien de cela – n’entraîne pas, dans l’esprit d’Aristote, la création d’autant de disciplines philosophiques spécifiques2.
5Cette position exégétique pourrait encore être illustrée par les noms d’Ernest Barker, Maurice Defourny, Joseph Souilhé, Harold Joachim, Jules Tricot ou David Ross. En vérité, cette interprétation remonte au Commentaire de Eth. Nic. I, 1 donné par Aspasius, et à une remarque d’Alexandre d’Aphrodise dans le proème de son Commentaire du livre I des Premiers Analytiques. Elle peut se prévaloir d’une base textuelle apparemment très solide en convoquant en sa faveur, non seulement la Rhétorique et les Magna Moralia3, mais aussi et surtout le passage de l’Éthique où Aristote écrit : hè men oun methodos toutôn ephietai politikè tis ousa4 – ce que l’on traduit usuellement par :
Voilà donc les buts de notre présente enquête, qui constitue une forme de politique (Tricot),
6ou
La présente discipline est donc bien, en un sens, la politique (Gauthier-Jolif).
7Nous aurons à nous demander si cette base textuelle est aussi nébranlable qu’elle le paraît. Quoi qu’il en soit, remarquons que toutes ces interprétations doivent faire face au même problème : si le nom de la discipline englobant les questions éthiques et celles politiques est « politique », comme semblent bien le suggérer les lignes 1094 b 10-11 de l’Éthique à Nicomaque, comment articuler cette « politique au sens large » (pour le dire dans les termes de Günther Bien) à la « philosophie des choses humaines » (hè peri ta anthrôpeia philosophia) évoquée en conclusion de l’Éthique5 ? La politikè tis du chapitre I, 1 est-elle dentique à la philosophia du chapitre X, 10 ? On peut le postuler, mais les extes ne permettent guère de le vérifier. Il y a donc là un problème nterprétatif sérieux ; d’autant plus sérieux qu’on risque d’attribuer à Aristote une pléthore de politiques, si l’on ose dire :
- Une « politique au sens large », qui est l’englobant de toutes les questions abordées par le Stagirite dans le domaine des « choses humaines ».
- Une politique constitutionnelle, celle du livre III de la Politique.
- Une politique « idéale », qui serait celle de Pol. VII-VIII.
- Une politique « empiriste » ou réaliste, enfin, celle de Pol. IV-VI, dont on ne voit guère en fait comment elle pourrait constituer un englobant pour l’éthique.
8Venons-en au deuxième type d’interprétation, qui est l’inverse du précédent. On y considère que l’éthique aristotélicienne enveloppe la politique, ce qui conduit nécessairement à rejeter l’idée d’une politique architectonique du côté du platonisme d’un « jeune Aristote » (à supposer, bien entendu, qu’on attribue cette thèse à Aristote lui-même). Cette lecture a été argumentée avec la ferveur que l’on sait par le Père René-Antoine Gauthier, qui n’a pas hésité à écrire que « la vraie politique, c’est la morale », là où Joseph Souilhé soutenait tout à l’opposé que « la morale a son achèvement et sa perfection dans la politique »6. La radicalité de cette interprétation oblige bien évidemment à retourner à son auteur la question de savoir si, pour le Philosophe, la finalité de la prudence politique est effectivement le bien moral, et si l’on ne rabat pas volens nolens, en répondant par l’affirmative, Aristote sur Platon. De là la polémique engagée contre Gauthier par Richard Bodéüs et Pierre Aubenque…
9Cependant, l’interprétation du rapport entre éthique et politique proposée par Pierre Aubenque implique elle aussi un englobement de la politique par l’éthique, puisqu’elle conduit à soutenir que
la légalité est l’adjuvant d’une moralité défaillante (…) : la cité, par la législation qu’elle institue et plus encore par la force contraignante dont elle accompagne cette législation, se contente de fournir le cadre, les conditions extérieures de possibilité de l’action vertueuse. Le rôle de la politique est de rendre les hommes bons par la contrainte d’une législation7.
10Par paraphrase, on pourrait dire qu’on ne doit plus soutenir, avec Gauthier, que « la vraie politique, c’est la morale », mais plutôt que « la bonne politique conduit à la morale », et qu’elle y conduit d’une façon toute extérieure, c’est-à-dire d’une façon non morale. Ainsi comprise la politique ne peut plus être souverainement architectonique vis-à-vis de l’éthique, c’est pourquoi, évoquant le livre I de l’Éthique à Nicomaque, Pierre Aubenque écrit :
On a l’impression que, dans les parties sans doute les plus anciennes des Éthiques, <Aristote> a encore quelque mal à dissocier la nouvelle dimension éthique de la nébuleuse politique d’où il s’efforce pourtant de la dégager8.
11Ce seraient donc finalement des considérations d’ordre génétique, c’est-à-dire des considérations liées à l’évolution dans le temps de la pensée d’Aristote, qui expliqueraient le passage de la thèse architectonique de jeunesse à une conception plus instrumentale de la politique comme auxiliaire de la morale – une politique qui, conclut l’interprète, « doit donner ses chances les meilleures à la vertu ». Il semble dès lors que la « philosophie des choses humaines » d’Aristote doit être comprise (sinon dans ses moyens, du moins dans ses buts) comme une éthique, et qu’il faut abandonner un large pan de la politique aristotélicienne à l’idéalisme platonicien de jeunesse. On en vient donc, comme dans le cas de la première voie interprétative mais en procédant à l’inverse, à penser que la « philosophie des choses humaines » est, en son essence, constituée par l’un des deux pôles du couple éthique et politique.
12La troisième interprétation, enfin, refuse d’identifier la « philosophie des choses humaines » à l’éthique ou à la politique. À notre sens, ce refus est fondé car il permet, seul, d’ouvrir véritablement la question de l’architectonie. Donnons-en une formulation extraite de l’ouvrage de Solange Vergnières, Éthique et politique chez Aristote :
Au livre I de l’Éthique à Nicomaque, l’éthique apparaît comme une partie (ou une introduction) de cette « science architectonique » qu’est la politique et qui a pour fin le bien de l’homme ; elle possède une finalité spécifique, le bien de l’individu, dont la réalisation est largement conditionnée par celle du bien de la cité. En revanche, au livre VI, alors qu’il établit une classification des diverses formes de prudence, Aristote semble accorder à l’éthique davantage d’autonomie (…), elle se développe à côté de l’économie domestique et de la politique (…). Toutes ces disciplines deviennent des éléments de cette « philosophie des choses humaines » qu’Aristote évoque à la fin de l’Éthique à Nicomaque9.
13Bien que nous ne partagions pas le présupposé initial qui voit dans l’éthique une « partie » de (ou une « introduction » à) la politique architectonique, la question de la cohérence d’ensemble de la « philosophie des choses humaines » aristotélicienne nous paraît correctement posée par ces lignes : cette question est bien en effet de savoir, d’une part, comment s’articulent les « éléments » de cette philosophie et, d’autre part, quel rôle joue l’idée d’architectonie politique dans la détermination aristotélicienne de cette articulation.
II. La nomothétique et la région des « choses humaines »
14Notre propos étant d’interpréter l’articulation de l’éthique à la politique, il n’est sans doute pas de méthode plus sûre que d’étudier tout d’abord la dernière page de l’Éthique à Nicomaque, où Aristote annonce précisément son prochain cours de politique :
Nos devanciers ayant laissé inexploré ce qui touche à la nomothétique (to peri tès nomothesias), nous ferons sans doute bien d’examiner nous-mêmes cette question, et certes aussi (kai dè), en général, celle de la constitution (politeia), afin de parachever dans la mesure du possible la philosophie des choses humaines (hè peri ta anthrôpeia philosophia) (X, 10, 1181 b 12-15).
15Cette dernière formule est remarquable car elle constitue la seule occurrence de l’expression hè peri ta anthrôpeia philosophia. Lorsqu’on considère son contexte, il apparaît qu’en concluant son propos l’auteur de l’Éthique n’annonce pas une continuation ou un approfondissement en quelque sorte naturels de ce qu’il a lui-même précédemment établi10 – c’est pourquoi il ne faut pas traduire par « notre philosophie des choses humaines » (Tricot, Ross), mais par « la philosophie des choses humaines » (Gauthier-Jolif, Bodéüs, Defradas) –, mais qu’il annonce au contraire une critique dirigée contre d’autres penseurs. En termes plus précis, Aristote prend position contre ses « devanciers » en dénonçant chez eux une lacune qu’il juge totale : avant lui, écrit-il, on a laissé inexploré « ce qui touche à la nomothétique ». Ce n’est donc pas dire que l’Éthique, une fois achevée en et pour elle-même, devrait être complétée par l’exposé d’une politique aristotélicienne, afin que la spéculation philosophico-théorétique sur les « choses humaines » soit en droit achevée en un système complet constituant la philosophie pratique d’Aristote. On est alors conduit à penser que les lignes finales de l’Éthique n’indiquent pas tant le « programme » (Jaeger, Newman) ou « l’esquisse » (Tricot) de la Politique, que le point aveugle des recherches entreprises avant Aristote ; un point aveugle qui a rendu impossible la constitution théorique effective de la région des « choses humaines ». Or ce point d’aveuglement théorique est explicitement désigné dans le texte : il ne s’agit de rien d’autre que de la nomothétique ! Il y a évidemment là de quoi s’étonner, mais il ne sert sans doute à rien de se demander si l’auteur de ces lignes (qu’on suspectera aussi bien d’être inauthentiques) ignore, comme il le semble, l’existence de la République et des Lois de Platon11. Mieux vaut se demander quel sens Aristote peut bien conférer à la nomothesia, c’est-à-dire au « savoir » en matière de législation, pour soutenir comme il le fait que rien de consistant n’a encore été dit sur elle, ce qui veut dire que personne ne l’a encore constituée en objet théorique digne de ce nom.
16Puisque, comme on le sait, Aristote considère la phronèsis nomothetikè comme l’espèce « architectonique » parmi les diverses formes de la prudence politique12, il faudrait entreprendre en ce lieu une analyse complète de la phronèsis politique. Nous n’en avons évidemment pas ici la possibilité et il nous faut nous contenter de rappeler, sans entrer dans le détail de l’interprétation, que la nomothétique est comprise par Aristote comme étant la faculté de discernement du législateur qui s’avère capable d’instituer des lois convenant bien à tels citoyens dans telle cité, c’est-à-dire des lois pouvant rendre ces citoyens meilleurs qu’ils ne le sont. La nomothétique est donc, sous ses deux aspects critique et épitactique, une pensée agissante qui juge des possibilités d’un certain devenir commun (c’est son aspect « pensant ») et qui, indissociablement, dirige ce devenir vers son accomplissement (c’est son aspect « actif »).
17Or, les sophistes et les rhéteurs négligent la nomothétique ainsi conçue, eux qui proposent aux législateurs des collections de lois consensuelles (celles « dont on se loue ailleurs », écrit Isocrate dans l’Antidosis), comme autant de « recueils d’ordonnances » proposés aux médecins ; eux donc, qui placent la rhétorique persuasive au-dessus de la politique agissante13. Mais – ce point est capital – les platoniciens la négligent eux aussi en considérant le gouvernement des hommes, non comme « une noble tâche, mais <comme> un devoir indispensable »14, c’est-à-dire comme ce devoir moral que le sage s’impose de « descendre à nouveau dans la caverne »15. Qu’il s’agisse des sophistes ou des platoniciens, la politique est finalement appréhendée en tant que simple champ d’application de normes techniques ou théorétiques préalables. Que l’on cherche à allier l’habileté tactique à l’art rhétorique, pour les premiers, ou l’exigence morale à la sagesse théorique, pour les seconds, la politique demeure un domaine hétéronome. Mais il n’en va absolument pas de même pour Aristote, qui constitue le domaine éthico-politique, en tant qu’objet de réflexion philosophique, par la reconnaissance de la valeur intrinsèque de la pensée politique agissant avec discernement. Reconnaître cette valeur, c’est poser que la nomothétique, expression la plus haute de la science politique en action, est un authentique savoir, même si elle régit des réalités qui sont soumises au devenir16.
18Il y a donc place dans l’aristotélisme pour une connaissance à part entière de nature nomothétique, une connaissance portant sur un universel17 sans pour autant le séparer du devenir. Ce type d’universalité est celui de la constance répérée, au fil des expériences réfléchies, dans les phénomènes. « La vérité pratique » (hè alètheia praktikè) discernée par la phronèsis n’est précisément pas autre chose que cet universel-là18, et on conçoit que mettre en œuvre cette vérité spécifique en instituant de bonnes lois, c’est aussi bien entreprendre d’éduquer les âmes des citoyens en les habituant à suivre avec constance des règles d’action communes. Il s’ensuit que le point aveugle du socratisme et du platonisme est de n’avoir pas vu que l’epimeleia tès psukhès n’est pas, dans le domaine des « choses humaines », l’affaire du savoir philosophique19 : rendre les citoyens meilleurs, prendre soin de leur âme par l’action politique, ne ressortit pas de la compétence d’un philosophe moraliste, celui-ci fût-il Socrate, le politicien ironique du Gorgias20, mais c’est l’affaire propre de la prudence législatrice.
19Compte tenu de ce qui vient d’être rappelé, à la fin de l’Éthique la situation est celle-ci :
20D’un côté, le savoir philosophique ne peut pas prétendre édicter les normes de la praxis bien conduite, ni dans le domaine éthique, ni dans celui qui est placé sous la juridiction de la prudence politique. C’est pourquoi tout discours sur l’aristè politeia prise in abstracto, pour utile qu’il puisse être du point de vue de la théorie, restera privé d’efficacité pratique directe (telle est, en substance, la réserve fondamentale d’Aristote envers le platonisme politique).
21D’un autre côté, les gouvernants, ou du moins ceux qu’Aristote peut voir à l’œuvre à son époque, sont dans l’incapacité de généraliser suffisamment leurs compétences pour pouvoir en dégager la logique et la transmettre à d’autres21.
22Dans ces conditions, que peut le philosophe ? Il peut et il doit faire précisément ce qu’annonce la fin de l’Éthique : réfléchir, avec ses auditeurs, peri tès nomothesias (…) kai holôs dè peri politeias, réfléchir « sur la nomothétique (…) et certes aussi, en général, sur la constitution ». Il y a bien évidemment un enjeu considérable dans l’interprétation de cette phrase, dont nous avons déjà eu l’occasion de dire qu’elle ne constitue pas l’esquisse d’un plan ou d’un programme pour la Politique. Pour la comprendre il faut garder présent à l’esprit ce qu’Aristote a écrit au sujet de ceux qui ont réfléchi peri tès nomothesias : rien de consistant n’en est advenu. En revanche, comme Aristote le sait fort bien, on a beaucoup écrit avant lui peri politeias, soit pour analyser les maux dont souffrent les constitutions existantes, soit pour valoriser les qualités de l’une ou l’autre de ces constitutions, soit enfin pour imaginer une politeia aristè. Un passage de la Politique permet d’ailleurs de mieux préciser la position du Stagirite relativement à ses devanciers en matière d’analyses peri politeias :
La plupart de ceux qui se sont exprimés sur la constitution, même s’ils en traitent bien par ailleurs, passent à côté de ce qui est utile. Car il faut non seulement s’occuper de la constitution excellente [sc. absolument excellente, idéale], mais aussi de celle qui est possible, et de même de celle qui est le plus facilement et le plus communément accessible pour toutes les cités [sc. la forme d’excellence souhaitable sous telles conditions données, et celle qui convient bien à la plupart des cités]22.
23Il est donc clair qu’Aristote entend faire œuvre « utile » en analysant à son tour les constitutions sous l’angle de leur excellence, ou plutôt sous les différents angles des formes d’excellence, c’est-à-dire des formes de convenance atteignables selon les situations (ce qui n’est ni une position idéaliste ni une position empiriste). Relativement aux politeiai, il entend par conséquent faire mieux que ses prédécesseurs sur un terrain déjà exploré, mais, relativement à la nomothesia, il prétend à la nouveauté la plus totale. C’est la raison pour laquelle nous avons traduit les particules kai dè par « et certes aussi »23. En effet, ce n’est pas une conséquence qui est ici indiquée (on traduirait alors par « donc »), ni un développement sur un plan équivalent à ce qui précède (on traduirait par « et » ou par « aussi »), mais c’est la différence entre deux plans bien distincts. Aristote évoque en premier lieu le plan de la nouveauté : « Nos devanciers ayant laissé inexploré ce qui touche à la nomothétique, nous ferons sans doute bien d’examiner nous-mêmes cette question » ; puis il ajoute, afin de donner par différenciation plus de poids à cette nouveauté, ce qu’assurément ses auditeurs avertis attendaient : « et certes aussi, en général, celle de la constitution. »
24Nous pouvons à présent synthétiser notre interprétation de son intention d’ensemble. Mener une réflexion peri tès nomothesias, chose, rappelons-le, absolument nouvelle selon notre auteur, c’est analyser théoriquement la logique de la pensée agissante des législateurs afin de remonter aux causes de leurs réussites ou de leurs échecs. Pour ce faire, on examinera, d’une part les indications explicites que des législateurs ou des théoriciens ont pu donner au sujet des divers actes législatifs, et d’autre part les diverses constitutions rassemblées par le Lycée :
Ainsi donc, en premier lieu, si quelque proposition partielle intéressante a été formulée par nos devanciers, nous nous efforcerons de la recueillir ; ensuite, à la lumière des constitutions que nous avons rassemblées, nous tâcherons d’étudier les éléments de nature à sauver ou à ruiner les cités et aussi chaque espèce de constitution, et <d’étudier> quelles causes font que certaines cités sont bien gouvernées et d’autres tout le contraire24.
25Ce passage représente une réelle étiologie de l’action nomothétique en tant que déploiement d’une logique de pensée. Les deux tâches annoncées visent à une analyse de la logique causale de ce qui a été dit ou fait ; peu importe, de ce point de vue, qu’il s’agisse d’une nomothétie idéale théorique (par exemple, celle de Platon ou celle d’Hippodamos de Milet) ou d’une nomothétie concrète (celle de Lycurgue)25. Peu importe également qu’on analyse des opinions ou des faits car les premières et les seconds, considérés en tant que manifestations de sens, représentent, comme Owen l’a bien montré, les « phénomènes » qu’Aristote considère26. Cette étiologie vise à former le jugement des gouvernants en les exerçant à découvrir la logique interne des institutions pensées par des législateurs et par des théoriciens ; c’est, si l’on veut, une histoire raisonnée des institutions politiques telles qu’elles ont été conçues et pratiquées. Le but d’un semblable enseignement n’est donc ni archiviste ni tactique : ceux qui entreprennent ces études ne se livreront pas à une compilation de ce qui a été fait ou écrit, ni non plus à un choix de recettes de gouvernement réputées efficaces ; ils apprendront au contraire à raisonner sur les « choses humaines » en critiquant les raisons avancées par d’autres et en le faisant au vu des relations logiques que le raisonnement peut déceler dans la succession des arguments ou dans celle des faits. Voilà pour ce qui touche à la nomothétique.
26Par ailleurs, à ce versant inédit de l’apprentissage du métier de gouvernant par l’examen critique des « phénomènes », Aristote ajoute le versant plus classique attendu par son auditoire : questionner holôs peri tès politeias :
Après avoir étudié ces différents points, nous serons sans doute mieux à même de voir, et la nature de la constitution excellente (politeia aristè), et comment chaque <constitution> doit s’organiser, et de quelles lois et coutumes chacune doit faire usage27.
27On voit qu’Aristote met ici l’accent sur le caractère dérivé de l’étude de l’excellence constitutionnelle vis-à-vis de l’étude de la nomothétique (cf. « Après avoir étudié ces différents points… »). En effet, si cette étude de l’excellence constitutionnelle veut avoir quelque chance d’être réellement « utile » aux gouvernants, elle doit envisager l’excellence sous ses formes plurielles de convenance à telle ou telle cité dans telle ou telle situation historique. Ce n’est donc qu’après avoir analysé les causes de la conservation et de la ruine des législations que les auditeurs d’Aristote seront à même d’admettre que l’excellence est un pollakhôs legomenon, c’est-à-dire qu’est « excellent » en politique ce qui convient au mieux à une situation déterminée. C’est après avoir étudié, dans ses réussites et ses échecs, la logique de l’action nomothétique, qu’ils seront en mesure de comprendre que la « constitution excellente » n’est pas exclusivement celle qu’élabore un esprit détaché des contingences historiques (qui recherche le meilleur dans l’absolu), mais qu’excellente est aussi une constitution qui convient au mieux aux possibilités d’une cité donnée, et qu’excellente est encore, selon une modalité de l’excellence plus exigeante que la précédente, une constitution « parfaitement conforme à nos vœux si rien d’extérieur ne s’y oppose »28. En ce sens, il est juste d’écrire, malgré l’apparent paradoxe du propos, que
Le véritable partisan de la « constitution idéale », c’est Aristote bien plus que Platon : ce dernier cantonne ses ambitions à un cas limite unique, alors qu’Aristote se propose, avec une audace qui est généralement passée inaperçue, de réaliser partout cette constitution la meilleure29.
28Tel est finalement le projet d’éducation proposé aux gouvernants : apprendre à analyser la logique de la pensée nomothétique, réévaluer ensuite la notion d’excellence en politique, apprendre enfin à la mettre judicieusement en œuvre, à bien légiférer et à conduire ainsi des citoyens vers ce qui est, pour eux, le meilleur possible. Dans la mesure où les bonnes lois, en introduisant de la constance temporelle dans les comportements des citoyens, ont une valeur éducative et créent des habitudes d’action, ce projet aristotélicien peut être dit intrinsèquement éthico-politique sans que ni l’éthique ni la politique n’occupe en droit, dans le champ des « choses humaines », une position « architectonique ».
III. Question de méthode : des principes
29L’Éthique à Nicomaque, non seulement se clôt par des considérations touchant à la politique, mais aussi s’ouvre par de telles considérations, puisqu’en effet, c’est au chapitre I, 1 qu’on lit, comme nous l’avons dit, que le savoir politique est « architectonique ». Or c’est justement cela que nous désirons éclaircir ; revenons donc au début de l’ouvrage.
30On soutient communément qu’Aristote lui-même y professe la thèse de l’architectonie politique. Il est vrai qu’après avoir souligné la multiplicité des fins visées par nos actes, le Stagirite rappelle la nécessité logique d’une fin meilleure que toutes les autres afin d’éviter l’infinité et, partant, l’inanité des désirs. Évoquant alors le savoir « suprême et au plus haut point architectonique » qui règle la visée du meilleur des biens, il écrit : toiautè <epistèmè> d’ hè politikè phainetai30. Néanmoins, la logique argumentative du chapitre plaide pour une compréhension fort différente de celle qui est courante. Pour l’établir, il faut d’abord montrer que la première phrase du traité (1094 a 1-3) ne pose en aucune façon un principe a priori de l’éthique aristotélicienne (un principe dont la thèse de l’architectonie politique serait la conséquence logique), mais qu’elle amorce une discussion dialectique critique permettant à Aristote de se mettre épagogiquement « en marche » vers les principes de l’action.
31David Ross écrivait en 1923 que « le ton général de l’Éthique est donné dans la première phrase »31, et qu’il fallait y entendre l’énoncé du principe d’une éthique « nettement téléologique » visant à « nous rapprocher de ce qui est “bien pour l’homme” »32. Ce type d’interprétation est très classique, mais il relève pourtant d’une méprise. En effet, lire cette phrase comme l’énoncé d’un principe doctrinal de la philosophie pratique d’Aristote, c’est ne pas tenir compte de ce que le Philosophe lui-même nomme « la différence entre les raisonnements qui partent des principes et ceux qui y remontent (hoi apo tôn arkhôn logoi kai hoi epi tas arkhas) »33. Pour le dire autrement, c’est confondre la méthode apriorique, qui est celle des modalités du savoir s’appliquant aux réalités immuables (les êtres divins, les êtres mathématiques, l’essence de toute chose), et la méthode adaptée aux réalités non immuables (les êtres en mouvement considérés sous l’angle du mouvement, les kinèta comme tels), laquelle relève de la marche inductive aux principes à partir de certaines régularités d’expérience dégagées par l’examen critique des faits et des opinions relatives aux faits. Or, dans la langue d’Aristote, une telle confusion méthodologique mérite le nom d’apaideusia, « inculture », et on sait avec quelle fréquence l’auditeur des leçons éthiques et politiques est mis en garde contre ce défaut…
32Il est donc essentiel de ne pas se tromper de tonalité : les premiers mots de l’Éthique énoncent simplement un principe ayant une valeur endoxale ; cette phrase représente le moment initial d’une argumentation dialectique prenant pour point de départ, comme tout raisonnement de ce genre, une généralité admise afin de la soumettre à discussion. En l’occurrence, Aristote évoque une thèse généralement admise au sein de l’Académie, qui concerne le principe qu’on dit, dans les milieux influencés par la pensée de Platon, être celui de l’action pratique dans son ensemble, compte non tenu des différences entre l’action productive et l’agir au sens strict – puisqu’en effet, comme nous aurons tout à l’heure à y insister, Platon ne jugeait aucunement nécessaire d’opérer dans cet ensemble des différences significatives eu égard au principe essentiellement théorétique de toute pratique. De même donc que la Politique d’Aristote commence, comme on n’a pas manqué de le souligner, « par une référence au Politique de Platon et à la thèse, qui y est soutenue, que l’autorité du maître de maison sur sa maisonnée est semblable à celle exercée par le gouvernant sur sa cité »34, c’est-à-dire de même que la Politique conteste d’emblée l’identification platonicienne des formes de commandement dans la famille et dans la société politique, de même l’Éthique à Nicomaque débute par une réfutation dialectique des thèses de Platon concernant le rapport architectonique du savoir théorétique à la poièsis et, indifféremment, à la praxis.
33Entrons maintenant dans le détail de l’argumentation déployée dans cette critique de la conception platonicienne de l’action bien conduite. Pour cela, si l’on nous permet de reprendre à notre compte une formule dont la récurrence est frappante dans les premiers chapitres de l’Éthique, « revenons encore une fois sur l’objet de notre recherche »35 et demandons-nous à nouveau quelle est l’intention du Philosophe au livre I. S’adressant à des auditeurs avertis qu’il suppose capables de l’entendre, c’est-à-dire capables de juger de la valeur de son discours et de le critiquer, Aristote explique :
Il faut partir des choses connues, et une chose est dite connue en deux sens, soit pour nous, soit d’une manière absolue. Nous devons sans doute partir <ici> des choses qui sont connues pour nous. C’est pourquoi il faut avoir été bien guidé par les habitudes prises pour écouter comme il convient <un enseignement portant> sur les <actions> belles et justes, et d’une façon générale sur tout ce qui a trait à la politique. Le point de départ, en effet, est le fait (arkhè gar to hoti), et si le fait était suffisamment clair, nous n’aurions nul besoin supplémentaire du pourquoi (tou dioti)36.
34Nous tenons là une indication de méthode : il faut, écrit Aristote, partir de to hoti ; il faut partir « des faits », traduit-on habituellement. Mais, que veut dire exactement to hoti dans la région des « choses humaines » ; s’agit-il, de quelque donnée brute de l’expérience ? Si l’on devait répondre par l’affirmative, autrement dit, si Aristote recommandait à ses auditeurs de partir des données factuelles, ce texte n’aurait rien à nous apprendre quant à la critique aristotélicienne de Platon – rien, sinon, conformément à une certaine vulgate, qu’Aristote est décidément un penseur empiriste occupé, en toute chose, à renverser « l’idéalisme » platonicien. Mais il n’en est rien. To hoti ne désigne pas, dans la région des « choses humaines » du moins, des observations purement factuelles. Si tel est le cas, c’est parce que cette région est, comme on l’a souligné, le lieu d’une « réalisation », au sens d’un « rendre réel de telle façon que par là on se réalise en atteignant la plus haute expression de soi »37. Or, lorsque des hommes tendent dans leur pratique vers l’exigence du meilleur d’eux-mêmes, et même d’ailleurs lorsqu’ils tendent vers des buts moins élevés, ce ne sont pas des faits bruts qu’ils rencontrent, ce sont des situations factuelles et humaines, ce sont des occasions qu’ils ont aussi bien saisies au vol (ou perdues) que produites (ou gâchées)38. Dans ces conditions factuelles et humaines, qui constituent le site propre de nos actions, l’intelligence de la situation joue incontestablement son rôle : soit sur le mode mineur de l’adhésion à la doxa, qui est le degré le plus bas de la compréhension de la situation vécue, soit sur le mode médian du discernement partiel de ce qui est reconnu par le sujet agissant comme globalement beau et juste, soit enfin sur le mode majeur du dévoilement phronétique de la « règle droite » normant ici et maintenant la belle action39. En un mot, il n’y a jamais de « choses humaines » sans opinion (plus ou moins conformiste) ou sans jugement critique (plus ou moins aiguisé). Ceci implique qu’en ce domaine, to hoti équivaut à to phainomenon, en prenant ce dernier terme au sens, reconnu par Gwil Owen, de to endoxon40. To hoti, c’est, si l’on peut le dire ainsi, le fait d’expérience réfléchi, et non le fait empirique purement objectif : un « fait d’expérience » est intimement teinté du sens qu’une certaine habitude de fréquentation réfléchie des situations vécues a déposé en lui (et aussi bien en nous). Fait et sens, le « fait d’expérience » est un phainomenon, et on peut aller jusqu’à dire qu’en toute rigueur nous n’avons jamais d’expérience que de tels « phénomènes », parce que c’est toujours à même le fait éprouvé que naît le sens, dans la richesse du jugement critique ou dans la pauvreté du jugement doxique.
35Ainsi, dans le domaine éthico-politique, les faits sont, toujours et de prime abord, des « faits d’expérience » porteurs d’un sens habituel, et c’est d’eux qu’il convient de partir dans une recherche portant sur les « choses humaines ». Arkhè to hoti signifie donc que « le point de départ est le fait d’expérience réfléchi ». En conséquence, l’intention d’Aristote n’est nullement d’énoncer abstraitement le principe de son éthique, mais de prendre pour point de départ, pour arkhè de ses réflexions éthico-politiques, les opinions communes, les endoxa qui constituent pour les platoniciens qui l’écoutent le dépôt de l’expérience. C’est pourquoi les deux premières lignes de l’Éthique à Nicomaque reprennent une position courante du platonisme, pour la soumettre à l’examen critique, ce qui, comme on va le voir, conduit à une réévaluation de la thèse platonicienne de « l’architectonie ».
IV. De l’architectonie à l’éducation politique
36Lorsqu’on lit dans l’Éthique que « la science suprême et au plus haut point architectonique […] est manifestement la politique (hè politikè phainetai) », on peut raisonnablement penser, sur la base de ce qui vient d’être dit de la méthodologie aristotélicienne dans le domaine des « choses humaines », que cette thèse de l’architectonie politique n’est pas celle du Philosophe lui-même, ou du moins, à supposer qu’Aristote la reprenne d’une façon ou d’une autre, on peut penser qu’il ne le fait pas sans en modifier considérablement le sens. L’ensemble des lignes 1094 a 1-b 11 (qui forme un tout bien structuré dans son argumentation) devra alors être compris comme l’amorce d’une recherche épagogique des principes des « choses » en question. Nous savons maintenant qu’une telle recherche implique d’abord l’examen critique de faits d’expérience, certes réfléchis, mais insuffisamment réfléchis. C’est qu’en effet Aristote n’est pas seulement, comme la doxographie le rapporte en attribuant l’épithète (flatteuse ou teintée d’un certain mépris ?) à Platon, « le liseur », il est par excellence le penseur. Or, lire et penser, c’est interpréter dialectiquement. Il faut donc se poser la question de savoir quel(s) ouvrage(s) Aristote interprète au début de l’Éthique.
37John Burnet a eu le mérite de poser cette question et d’y répondre avec perspicacité : Aristote interprète principalement le Politique de Platon, car c’est dans ce dialogue que l’epistèmè politikè, comprise comme un savoir de type théorétique et non de type pratique, est pensée par analogie avec le savoir de l’architecte dirigeant le travail manuel de ses ouvriers41. L’exégète anglais a cependant eu le tort de croire que la discussion critique avec Platon dans l’Éthique est en quelque sorte infinie, c’est-à-dire que l’ouvrage est en son entier dialectique. A l’inverse, René-Antoine Gauthier a considérablement atténué le problème en considérant qu’Aristote « ne fait que prendre acte d’une doctrine déjà élaborée par Platon et bien connue de ses auditeurs », qu’il « glose » les textes de son maître et que, finalement, « toute cette doctrine est platonicienne »42.
38Pour éviter ces deux défauts de l’interprétation, l’un par excès, l’autre par défaut, on devra trouver la voie médiane. Cette voie nous semble être celle-ci : à la conception « théorétique » platonicienne de l’architectonie politique, soumise à critique au chapitre I, 1, Aristote oppose une conception « pratique » de l’epistèmè politikè. Dans cette conception, c’est l’homme politique avisé, et non le philosophe ou le théoricien « privé », qui possède la science politique, c’est lui qui agit en connaissance pratique de cause. L’essentiel dès lors n’est plus, comme chez Platon, que cet homme exerce, par l’institution des lois et par leur application, une fonction « architectonique » rectrice vis-à-vis de la cité. Même si incontestablement la loi est une forme de contrainte43, l’essentiel est que l’homme politique avisé exerce par le biais des lois une fonction d’éducation des habitudes des citoyens. L’homme politique prudent agit au mieux, en telle ou telle situation, en vue de l’eu zèn dans sa cité, c’est-à-dire, comme Aristote l’établit enfin au terme de l’epagôgè, en vue de la fin « parfaite » (to teleion)44. Telle politique parfait tels citoyens, voilà l’essentiel ; elle les conduit vers leur « finition » (telos) dans l’humaine mesure du « juste milieu, [du] possible et [du] convenable »45. Toute éducation, bien entendu, requiert une forme d’architectonie et de contrainte, mais l’essence de l’éducation, donc celle de la politique en tant qu’éducation des citoyens, n’est pas le dirigisme. Ainsi que Kant l’a bien compris, l’essence paradoxale de l’éducation est d’enseigner de manière hétéronome l’autonomie de la volonté et de l’agir. De même, l’action politique doit contribuer, au moyen de la loi en particulier, à la perfection en chaque citoyen du « bien-œuvrer en vue de ce qui convient au tout (eu poiein pros to koinon sumpheron)46. L’articulation de la politique et de l’éthique aristotéliciennes n’est, par conséquent, pas fondamentalement à interpréter en termes d’architectonie, mais bien plutôt d’éducation et, de plus, l’éducation en question n’est pas morale mais politique.
39Il est vrai qu’Aristote considère que la prudence nomothétique est « architectonique » eu égard à la prudence mise en œuvre dans la simple application des lois existantes ou dans la promulgation des décrets particuliers47. « Faire » de la politique au cas par cas, gérer les affaires de la cité, c’est se conduire « comme le font les manouvriers » (hôsper hoi kheirotekhnai, b 29). On retrouve donc le langage qui était celui de Platon en Pol. 259 e-260 a, mais il est tout à fait remarquable que l’analogie avec le couple maître d’œuvre / manœuvres s’applique maintenant à l’intérieur du domaine politique : Aristote veut dire que le plus haut degré d’excellence politique n’est pas dans la gestion manœuvrière des affaires mais dans la nomothétique, qui apparemment agit pourtant beaucoup moins. Il explique en effet clairement, s’agissant de ceux qui « font » de la politique manœuvrière, des gestionnaires en quelque sorte, que « d’eux seuls on dit qu’ils font de la politique » (politeuesthai tautous monon legousin, 1141 b 28) ; il s’agit donc d’une doxa commune et en aucun cas d’une thèse que l’auteur reprendrait à son compte pour disqualifier, comme Platon, la pratique politique par rapport à une nomothétique théorique.
40Il nous reste à revenir brièvement sur le début du chapitre I, 1 de l’Éthique à Nicomaque, afin de nous assurer de l’enjeu critique de ce texte eu égard au platonisme. La détermination du sens du mot methodos jouant un rôle capital dans la compréhension du projet d’Aristote, il importe d’éviter toute espèce de confusion ; c’est pourquoi nous proposons les deux traductions suivantes :
Tout art (tekhnè) et toute règle de l’art (methodos), et pareillement aussi toute action (praxis) et toute règle d’action (proairesis), visent, à ce qu’il semble, quelque bien. (1094 a 1-3)
La procédure réglée (methodos) qui vise ces biens étant donc politique, nous aurons satisfait à notre tâche si nous donnons les éclaircissements conformes à la nature du sujet. (1094 b 10-12)
41Expliquons-nous. Aristote établit, par la simple construction de la première phrase, un strict parallèle entre, d’une part, la tekhnè et sa méthode propre de production et, d’autre part, la praxis et sa règle intentionnelle. Methodos signifie donc ici « règle de l’art », « procédure réglée » ou « façon de procéder ». Ce sens est d’ailleurs conforme à l’un des usages majeurs du terme depuis Platon48. Cela est finalement fort simple, et l’on ne comprendrait guère pourquoi tant de commentateurs ont tenu à donner à methodos le sens fort de « science », de « recherche spéculative » ou de « discipline scientifique »49, si l’on ne remarquait que ce gauchissement du sens permet d’interpréter d’avance l’autre occurrence du mot, à la ligne 1094 b 11, et de le faire dans le même sens théorique. Autrement dit, la logique interprétative a, quasi unanimement, été celle-ci : methodos désigne, en 1094 a 1, la recherche théorique ou la méthode de cette recherche, et ce terme a encore le même sens en 1094 b 10-11. Cette dernière ligne sera alors traduite en des termes propres à cautionner la thèse « architectonique » :
– Voilà donc les buts de notre enquête [= methodos !], qui constitue une forme de politique (Tricot).
– C’est donc à cela que tendent nos recherches [ !] qui constituent une science politique (Souilhé).
– Puisque telle est la fin à laquelle tend la présente discipline [ !], elle est donc bien, en un sens, la politique (Gauthier -Jolif).
42Nous ne contestons assurément pas qu’Aristote veuille, en règle générale, relier son Éthique à sa Politique (ceci est clair au chapitre X, 10 du premier ouvrage), mais nous doutons fortement qu’il le fasse ici, au chapitre I, 1. Nous en doutons parce que méthodologiquement ce n’est pas le lieu de procéder à ce genre d’analyse, là où il est occupé à examiner critiquement la position platonicienne des questions éthico-politiques. De plus, l’articulation entre l’Éthique et la Politique qu’on lit traditionnellement en 1094 b 10-11 est de type « architectonique », c’est une conséquence directe des thèses énoncées auparavant ; il faudrait donc créditer Aristote d’une conception de la politique qu’on a pu nommer « maximaliste »50 tant elle est empreinte de platonisme. Au vu de l’insistance du contexte sur « l’architectonie » politique, c’est d’ailleurs la seule interprétation acceptable lorsqu’on pense qu’Aristote parle en son nom et en tant que philosophe encore platonicien. Telle est donc finalement la situation herméneutique :
- Ou bien le livre I de l’Éthique à Nicomaque est encore platonicien. Son premier chapitre adopte, en ce cas, le point de vue de Platon sur l’architectonie politique. C’est la thèse « maximaliste ».
- Ou bien, comme nous le pensons, Aristote commence son Éthique par une discussion critique des thèses du maître de l’Académie. En ce cas methodos a, dans l’argument, le simple sens de « procédure réglée » de l’action. Les lignes 1094 b 10-11, interprétées à la lumière de ce contexte argumentatif, signifient alors seulement que la visée d’un bien individuel ou collectif est toujours une visée politique (d’où notre traduction). Cette ligne ne concerne pas le rapport de l’Éthique d’Aristote à sa Politique, lequel sera thématisé ultérieurement, au livre X, en termes d’éducation politique des habitudes et des mœurs des citoyens.
43Le choix de la seconde alternative présente deux avantages certains : il est conforme au principe de l’epagôgè chez Aristote et il évite le recours aux hypothèses génétiques pour justifier l’hiatus (introduit, il faut bien le reconnaître, par l’interprétation) entre la thèse architectonique attribuée au « jeune Aristote » et celle qui est énoncée à la fin de l’Éthique. À vrai dire, rien ne nous oblige à attribuer à Aristote, fût-ce à un « premier Aristote », l’idée d’une architectonie politique de type platonicien, c’est-à-dire d’essence théorétique.
44Ainsi, selon Aristote, ni le philosophe ni l’homme politique ne sont les architectes du devenir. A l’opposé, Platon, de l’Euthydème à la République et au Politique, paraît bien avoir toujours recherché l’art ou le savoir souverain « gouvernant tout, ayant pouvoir sur tout, pour que de tout soit fait un bon usage »51. Cet art platonicien est explicitement nommé par Socrate, dans l’Euthydème, « la cause du bien-agir dans la cité »52, alors qu’il consiste – ce sera l’aporie sur laquelle le dialogue buttera, mais que le Politique dépassera comme on sait – à ne rien produire53. Être l’architecte du devenir, c’est exactement cela : c’est connaître sur le mode théorétique ce qu’est l’eupraxia, ou connaître les causes de l’être de l’eupraxia, et disposer d’une methodos scientifique pour guider, à partir de ce savoir théorique, les visées pratiques humaines. À l’inverse, dans l’aristotélisme, connaître théoriquement les causes de l’être n’équivaut pas du tout, nous l’avons vu, à connaître pratiquement celles du devenir.
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45Penser les « choses humaines » n’autorise donc aucunement à s’instituer en théoricien « architecte » du devenir. Le domaine éthico-politique ne saurait, en effet, être réduit à un champ d’application de normes théoriques ou techniques préalables. Il doit, au contraire, être reconnu pour ce qu’il est, à savoir pour la région autonome du dévoilement pratique des pragmata auxquels ont affaire des hommes vivant au sein d’une communauté de sens. Le concept de « fait d’expérience » (to hoti) s’avère dès lors fondamental, car il permet de prendre de biais, donc de déplacer, l’opposition traditionnelle entre la factualité empirique brute (inconnaissable dans sa pure singularité) et l’universalité abstraite du sens. Ni singulier ni universel, le « fait d’expérience » est partagé ou pluriel, il est soumis au partage critique du sens advenant dans l’expérience communément vécue et communément discutée. Le « fait d’expérience » est la manifestation, toujours critique et contingente, de l’intelligence pratique de la situation dont témoigne l’action commune de tels hommes en telle situation.
46S’agissant de la méthode d’Aristote, nous avons vu qu’elle prend pour point de départ les modalités de manifestation des phénomènes éthico-politiques (c’est-à-dire celles de l’action et de la compréhension, puisque dans la praxis ces deux moments vont de concert) pour mettre à jour les lignes de constance de cette pluralité phénoménale. C’est très exactement ce que signifie « connaître » les « choses humaines ».
47Quel rôle enfin l’aristotélisme entend-il jouer vis-à-vis des phénomènes éthiques et politiques eux-mêmes, sachant qu’Aristote renonce par principe à ce que Hannah Arendt a pu nommer la « déformation professionnelle » du penseur-théoricien prétendant à l’architectonie ? Ce rôle est celui d’une contribution à l’éducation du jugement critique des citoyens. L’excellence politique, en effet, ne s’enseigne pas puisqu’elle n’est ni d’ordre théorétique ni d’ordre technique : elle se vit. Mais elle se vit dans une communauté de pensée et de dialogue, dans une communauté où les « choses humaines » adviennent dans et depuis l’horizon d’un sens commun. Aiguiser ce sens commun, élément d’apparition des pragmata eux-mêmes, telle est la tâche d’une pensée politique qui contribue, à sa juste place (qui n’est pas celle de l’architectonie), à élargir l’horizon d’apparition des « choses humaines » et à instaurer, par le biais de l’éducation du jugement critique, ce que nous allons caractériser – dans le chapitre suivant – comme « l’ordre » du bonheur humain.
Notes de bas de page
1 Freiburg-München, Alber, 1973.
2 Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 84-85.
3 Rhet. I, 2, 1356 a 25-28 ; Magn. Mor. I, 1, 1181 b 25-1182 a 1.
4 Eth. Nic. I, 1, 1094 b 10-11.
5 Eth. Nic. X, 10, 1181 b 15.
6 Cf. R.-A. Gauthier (et J.-Y. Jolif), Aristote. L’Éthique à Nicomaque. Introduction, traduction et commentaire, 2 t., Louvain-Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 19702, II-1, p. 12 ; J. Souilhé (et G. Cruchon), « Aristote : l’Éthique Nicomachéenne. Livres I et II. Traduction et commentaire », Archives de Philosophie, VII-1, 1929, 1-144 ; ici p. 54.
7 P. Aubenque, « Politique et éthique chez Aristote », Ktema, V, 1980, 211-221 ; texte cité, p. 217 (nous soulignons).
8 Ibid., p. 215.
9 S. Vergnières, Éthique et politique chez Aristote, Paris, P.U.F., 1995, p. viii.
10 Cf. R. Bodéüs, op. cit., p. 150-151 et, pour la thèse contraire, R.-A. Gauthier, op. cit., II-2, p. 912.
11 « L’auteur de ces lignes ignore-t-il donc la République et les Lois de Platon ? », se demandent Gauthier et Jolif, avant de conclure sur un mode très jaegérien que la « politique expérimentale » du dernier Aristote pouvait fort bien le conduire à railler en Platon un « législateur en chambre » (op. cit., II-2, p. 911-912).
12 Cf. Eth. Nic. VI, 8, 1141 b 24-25 : tès de peri polin hè men hôs arkhitektonikè phronèsis nomothetikè. Nous reviendrons, au § IV, sur l’interprétation de ce passage.
13 Cf. Eth. Nic. X, 10, 1181 a 12-18 ; b 2-12. Le texte directement visé (et cité aux lignes a 16-17) est Isocrate, Antidosis, § 79-83.
14 Platon, Rép. VII, 540 b 4-5.
15 Ibid., 539 e 3. Ce devoir moral n’est pas sans danger pour le sage, Platon le rappelle en Rép. VII, 516 e-517 a.
16 Pour Aristote, une science de l’étant en devenir est possible (par ex., l’epistèmè phusikè, l’epistèmè politikè) : elle détermine, selon sa rigueur propre, des modes de constance au sein du mouvement (le hôs epi to polu, l’hexis, le nomos) ; cf. P. Rodrigo, Aristote, l’eidétique et la phénoménologie, Grenoble, Millon, 1995, p. 27-33.
17 « Nous l’avons dit, c’est l’universel qui est l’objet de la science », rappelle Eth. Nic. X, 10, 1180 b 23-24.
18 Cf. Eth. Nic. VI, 2, 1139 a 26-36 et b 12-13. G.E.M. Anscombe a excellemment montré (dans son étude intitulée « Thought and action in Aristotle. What is “practical truth” ? », dans New Essays on Plato and Aristotle (R. Bambrough ed.), London-Henley, Routledge and Kegan, 1965, p. 143-158) : 1) que la « vérité pratique » n’est pas vérité propositionnelle mais « vérité de l’action » (p. 157), et 2) que l’alètheia praktikè demande nécessairement la constance de l’èthos, du comportement (cf. p. 146-148, 156-158).
19 La formule ta anthrôpeia peut, selon toute vraisemblance, être attribuée à Socrate lui-même (cf. Xénophon, Mém. I, 1, 11 ; Platon, Apol. 27 b 3-4). Il ne fait guère de doute que, pour Socrate, s’occuper vraiment des « choses humaines », c’était engager chacun à « prendre soin de son âme » par la philosophie (cf. Platon, Apol. 22 e-23 b ; 29 d-e). La référence insistante, en Eth. Nic. X, 10, à une epimeleia de nature intrinsèquement politique (1180 a 1, a 25, a 29, a 34, b 12, b 23, b 28) doit donc être entendue dans sa dimension critique à l’égard du socratisme et du platonisme. Du même coup, la région des « choses humaines » reçoit un nouveau statut philosophique : Aristote construit l’objet ta anthrôpeia en lui conférant sa consistance ontologique propre.
20 Cf. Gorg. 521 d.
21 Cf. Eth. Nic. X, 10, 1181 a 1 sq.
22 Pol. IV, 1, 1288 b 35-39 ; voir aussi, dans le même sens, II, 1, 1260 b 27-37. Pour notre interprétation de la pluralité des formes d’excellence constitutionnelle, cf. P. Rodrigo, op. cit., p. 103-121.
23 Plutôt que par « et » (Tricot), « et donc » (Gauthier-Jolif), « ainsi que » (Defradas), ou encore « et donc aussi » (Bodéüs).
24 Eth. Nic. X, 10, 1181 b 15-20.
25 Comme on peut s’en assurer en Pol. II, où Aristote analyse aussi bien les causes de la « ruine » de la cité de la République, que celles des imperfections dont souffrent les constitutions de Sparte ou de Crète.
26 Pour ce sens aristotélicien de « phénomènes », cf. G.E.L. Owen, « Tithenai ta phainomena », dans Aristote et les problèmes de méthode, Louvain-la-Neuve, Éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie, 1961, p. 83-103.
27 Eth. Nic. X, 10, 1181 b 20-22.
28 Pol. IV, 1, 1288 b 23-24. On le voit, l’excellence se décline selon les situations (cf. P. Pellegrin, « La Politique d’Aristote : unité et fractures. Éloge de la lecture sommaire », dans Aristote politique. Études sur la Politique d’Aristote, P. Aubenque (éd.), Paris, P.U.F., 1993, p. 3-34, principalement p. 8-16) ; d’où le reproche d’inutilité adressé par Aristote à ceux qui ont écrit sur l’aristè politeia considérée uniquement haplôs.
29 P. Pellegrin, art. cit., p. 17 (dans cette citation, il faut évidemment comprendre « partout » au sens distributif de « à chaque fois »).
30 Cf. Eth. Nic. I, 1, 1094 a 26-28.
31 W. D. Ross, Aristotle, London, Methuen, 1923 (tr. fr. J. Samuel, Aristote, Paris-Londres-New York, Gordon and Breach, 1971), p. 187 (tr. fr. p. 264). Ross traduit ainsi le début de l’Éthique : Every art and every enquiry, and similarly every action and pursuit, is thought to aim at some good ; and for this reason the good has rightly been declared to be that at which all things aim. La traduction française de J. Tricot est, presque mot à mot, identique : « Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent. » Nous proposerons au § IV notre propre traduction.
32 Ibid.
33 Eth. Nic. I, 2, 1095 a 31-32.
34 E. Barker, The Political Thought of Plato and Aristotle (London, 1902), New York, Dover, 19592, p. 264.
35 Eth. Nic. I, 5, 1097 a 15. De même en I, 3, 1095 b 14 : « Nous revenons au point d’où nous nous sommes écartés », et en I, 2, 1095 a 14 : « Revenons maintenant en arrière. » Ce type de formule n’apparaît plus après le chap. I, 5, ce qui laisse augurer que l’argumentation dialectique critique trouve dans ce chapitre un point d’ancrage solide. Il aura fallu à Aristote plusieurs retours critiques en direction du platonisme pour dégager dialectiquement un principe.
36 Eth. Nic. I, 2, 1095 b 2-7 ; le texte est difficile, les manuscrits diffèrent et les traductions le font encore davantage. À la ligne b 4, nous lisons ethesin (man. Kb et Ob) plutôt que èthesin (Lb et Mb), car Aristote reprend ici un endoxon de l’Académie (cf. Lois II, 653 a-c et Eth. Nic. II, 2, 1104 b 11-12). Il ne s’agit donc pas, comme le pense J. Tricot, d’auditeurs « élevés dans des mœurs honnêtes », mais de cette première sorte de constance réglée que sont les bonnes habitudes prises : ce n’est pas la moralité, l’èthos, qui rend apte à apprendre dans le domaine éthico-politique, c’est l’ethos, la constance acquise dans certains choix généraux (décisions du jugement et pratiques effectives) – étant entendu que ces choix sont « clairs pour nous », c’est-à-dire qu’ils ne sont pas absolument faits en connaissance de cause. Reste le problème crucial posé par le sens de to hoti : pour l’instant, nous avons repris la traduction habituelle par « le fait ».
37 G. Romeyer Dherbey, Les Choses mêmes. La pensée du réel chez Aristote, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983, p. 233.
38 Il est à noter que cette conception du kairos suppose une compréhension phénoménologique du temps de la praxis.
39 Rappelons que la prudence est « dévoilante », au sens de l’alètheia praktikè de Eth. Nic. VI, 2, 1139 a 26-27. Son « œuvre est la vérité » (alètheia to ergon), dit encore la ligne 1139 b 12.
40 Cf. G. E. L. Owen, art. cit., spécialement p. 85-92 ; J. Barnes, « Aristotle and the methods of Ethics », Revue Internationale de Philosophie, 133-134, 1980, 490-511, en particulier p. 498-502 pour l’étude de ta endoxa (et de l’adjectif endoxos : « ce qui est renommé, ce qui est réputé tel ou tel ») ; et Top. I, 1, 100 b 21-23.
41 Cf. J. Burnet, The Ethics of Aristotle, London, Methuen, 1900 ; Platon, Pol. 259 e- 260 a. On doit, à vrai dire, prendre en considération tout le début du dialogue (257 a-260 a). Socrate remet d’emblée le savoir mathématique à sa place, en critiquant le mathématicien Théodore : il ne faut pas considérer que le sophiste, le philosophe et l’homme politique ont même valeur humaine, « leur différence de valeur dépasse toute proportion exprimable par votre art » (257 b). Puis l’Étranger classe l’homme politique « parmi les gens qui savent (tôn epistèmonôn) » (258b) et divise les sciences en « pratiques » et « purement théoriques » (258 e). Enfin, et c’est le passage essentiel, il remarque que l’exercice effectif du pouvoir n’a aucun rapport essentiel avec la possession du savoir politique : celui qui a ce savoir, « qu’il soit au pouvoir ou dans le privé » (ante arkhôn ante idiôtès, 259 b) est de droit l’homme royal. L’Étranger peut alors recourir à l’analogie avec l’arkhitektôn dont le savoir théorique supervise la simple pratique (au sens de la kheirourgia) de ses manœuvres (259 e-260 a).
42 R.-A. Gauthier, op. cit., II-1, p. 7, 3 et 6 respectivement.
43 Sur la nécessité de la contrainte, cf. P. Aubenque, « Théorie et pratique politiques chez Aristote », dans La « Politique » d’Aristote, Fondation Hardt, Entretiens sur l’Antiquité classique, t. XI, Vandœuvres-Genève, 1965, p. 97-123, en particulier p. 104- 105 ; « Politique et éthique chez Aristote », art. cit., p. 216-217 (p. 217 : « c’est seulement dans la mesure où l’habitus est défaillant ou même absent que la loi peut y suppléer grâce à sa puissance coercitive »).
44 Eth. Nic. I, 5, 1097 a 28. Cf. Platon, Philèbe, 55 d-57 b où l’on notera que la recherche de la perfection devient une recherche des sciences et des plaisirs « les plus purs » (katharôtaton, 55 d). De là l’enquête sur les « arts directeurs » (hègemonika), au premier rang desquels apparaîtra l’arithmétique abstraite. La perfection sera finalement comprise comme « mesure et proportion » (64 d), selon le modèle des mathématiques.
45 To te meson kai to dunaton kai to prepon : tels sont les derniers mots de la Politique (VIII, 7, 1342 b 34). Dans cette mesure, la politique peut être dite timiôtera (Eth. Nic. I, 13, 1102 a 20), ce qui n’est pas synonyme « d’architectonique ».
46 Cf. Pol. III, 4, 1276 b 38-1277 a 3.
47 Cf. Eth. Nic. VI, 8, 1141 b 21-29.
48 Cf. L. Méridier, « Le mot Methodos chez Platon », R. E. G., XXII, 1909, 234-240. Platon semble être à l’origine de l’emploi philosophique (et métaphorique) du mot. Le sens de « procédure » ou « ensemble des règles qui constituent un art », est attesté en Phèdre, 269 d, 270 d. Il doit être distingué, précise L. Méridier, des autres sens tels que « méthode de recherche », « recherche méthodique » et enfin « science » (cf., p. 235 pour les occurrences chez Platon).
49 Traductions respectives de methodos (en 1094 a 1) par A. Grant, J. Tricot (qui traduit, dans le texte par « investigation », mais ajoute en note que : « Aristote oppose ici à la tekhnè, à la science pratique, la methodos, la recherche spéculative »), et R.-A. Gauthier. J. Souilhé, lui, traduit par « recherche rationnelle », et commente : « la recherche rationnelle, la recherche spéculative, opposée à la tekhnè » (op.cit., p. 43, n. 6). W. D. Ross traduit par inquiry ; H. H. Joachim par investigation, son commentaire montre qu’une fois encore il faut comprendre « recherche théorique » (cf. H. H. Joachim, Aristotle. The Nicomachean Ethics. A Commentary by the late H. H. Joachim, ed. by D. A. Rees, Oxford, Clarendon Press, 1951, p. 19-21).
50 P. Aubenque, « Politique et éthique chez Aristote », art. cit., p. 216.
51 Platon, Euthydème, 291 d 2-3.
52 Ibid., 291 c 10-d 1.
53 Cf. ibid., 291 e 1 : ergon ouden. Le paradigme de l’architecte permettra justement, dans le Politique, de revendiquer positivement ce « ne rien faire ».
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