Chapitre III. Le jugement
p. 41-49
Texte intégral
1La Dialectique de 1555 tranche la question de la partition dialectique. Les dispositions mouvantes des éditions précédentes avaient déjà largement mis en avant cette division, mais assortie de compléments qui en diminuaient la portée distincte. En décidant d’un seul intitulé pour couvrir l’énonciation, le syllogisme et la méthode, La Ramée diversifie ces trois sortes de jugements en leur attribuant leur propre portée. Les dialectiques ramistes se reconnaissent à cette disposition duelle d’ensemble et à cette triple division du jugement. Le concept de méthode vient en dernier, car il vise la plus vaste élongation discursive durant laquelle il faut conserver le fil de la vérité. En la détachant à la fin, on donne aussi à la méthode une vedette qui conduira rapidement à en appliquer le terme à l’ensemble des éléments de la dialectique du vrai.
2Le Second Livre est consacré au “jugement” : “la deuxième partie de logique qui montre les voies et moyens de bien juger par certaines règles de disposition”. L’invention présentait les éléments “séparés” de toute sentence : ici la logique comporte “trois espèces : énonciation, syllogisme, méthode” (p. 71). L’édition de 1576 précise : “le jugement qui enseigne à disposer les arguments pour bien “juger”, arguments qui ont fait l’objet du Livre I. Le terme “jugement” prend une extension qu’il n’a pas dans les autres logiques, qui le réservent plutôt pour le syllogisme ou la démonstration à référent syllogistique.
1 – L’énonciation et l’axiome
3La première espèce de jugement pour la Dialectique de 1555 est “l’énonciation”, qui répond à cette présentation : “disposition par laquelle quelque chose est énoncée de quelque chose”. Selon le nombre de ses parties, l’énonciation sera divisée en simple ou composée.
41. Le lexique de 1576 substitue le terme “axiome” au mot “énonciation”. D’où la définition nouvelle : “Jugement est sans discours comme l’axiome, ou discursif (comme le syllogisme ou la méthode). Axiome est sans disposition d’un argument avec l’autre par lequel on juge si une chose est ou non. Axiome est affirmé si le lien est affirmé, et au contraire il est nié par ce lien nié (p. 38r). Ainsi l’énumération/axiome comporte une partie antécédente et une partie conséquente qui sont unies par quelque argument de l’invention : “le feu brûle” fait appel à l’argument de cause/effet ; à celui de sujet/adjoint etc...
5L’axiome fait l’objet d’un commentaire remarquable dès les Praelectiones de 1556 : c’est “un principe qui est en même temps énoncé et compris", “quod simul enunciatum et intellectum est” (p. 172), “quod simul atque pronunciatum est, intelligitur sine ultra doctoris admonitione, sine ulla exemplorum inductione” (p. 176). Cette simultanéité de l’énoncé et du conçu est de la plus haute importance quand on aborde la Méditation II qui révèle ainsi la première de nos connaissances : denique statuendum est sit hoc prononciatum, Ego sum, ego existo, quoties a me profertur, vel mente concipitur, necessario esse verum” (VII, 25). Le commentaire de La Ramée ajoute dans les Praelectiones que l’argument dans un tel axiome est “natura prius”, “antiquus”, “notius”, portant sur des choses qui sont alors “abdubites” (p. 176). Au nom de ces axiomes, La Ramée compte “le tout est plus grand que la partie”, “deux fois deux font quatre”, “et toutes les choses comprises de cette sorte qui sont claires et évidentes de leur nature, sans doctrine, sans sens, sans expérience, sans moyen” (“sine medio”, “ameson”).
62. L’énonciation simple est commune ou propre, générale ou spéciale. Si nous la trouvons “simple et crédible”, alors nous la jugeons pour vraie, au nom d’un “jugement de science si elle est nécessaire ou d’opinion si elle est contingente” (p. 73). C’est un jugement “fort naturel”, commun aux hommes et aux bêtes, qui s’exerce par le sens, “puissance naturelle dit Aristote”. Ce jugement est même “plus excellent” chez les autres animaux qu’en l’homme “qui les surmonte d’attouchement, néanmoins l’aigle voit plus vivement, le vautour flaire plus subtilement, la taupe ouïe plus clairement”, selon Pline. “Et certainement le sens est vrai juge des choses proprement sujettes à sa juridiction”. Il n’est pas “propre de toute part à l’homme”. Par contre “l’entendement de l’énonciation universelle” est propre à l’homme avec restriction : “combien qu’il semble toutefois que les bêtes aient quelque petite parcelle de raison”. Avec cette précision : “Certes ce jugement n’est autre chose aux bêtes que la fantaisie des notions sensibles et la bête ne conçoit point l’universel” (p. 74). Epicure a eu tort d’attribuer le souverain jugement de toutes choses aux sens et de le “déroger à l’entendement”. Car l’entendement “peut sans le sens” (p. 75), d’autant plus qu’il connaît l’universel, qu’il comprend la cause et le principe, l’entendement étant “plus scientifique” que le sens.
7La dialectique raméenne expose ainsi une conception des facultés humaines comparativement à celle des animaux où la zone proprement réservée à l’ “entendement” est dite indépendante du sensible par la possession de telles énonciations fondées sur des arguments simples naturels. La “fantaisie” y devient une faculté intermédiaire, propre aux bêtes ou à ce que l’homme a d’animal, dont la mémoire est distinguée parce qu’elle relève d’un art qui mémorise et remémore. Le sens intervient dans toutes les fonctions de la vie en toute dépendance naturelle et avec ses propres perfections, qui ne sont pas de la plus haute qualité en l’homme.
8Devenue “axiome simple” en 1576, l’énonciation est simple en ce que l’argument qui en fait “le lien” est référé à une raison simple : il est décrit plus techniquement comme “compris sous un verbe, par l’affirmation ou négation de ce verbe”, ce qu’établissait le texte des Praelectiones dès 1556 : l’énonciation simple est définie par son “vinculum” qui est le verbe.
93. Quand à l’énonciation composée, ou axiome composé, le lien n’est plus le verbe mais la conjonction. L’énonciation composée est copulative, relative, conditionnelle, disjonctive, selon “le lien” de l’union des arguments. L’édition de 1576 ajoute un axiome composé “discrétif’, introduit par “combien que”. La disjonction est travaillée avec un apport de cinq espèces : simple, générale, spéciale, propre, composée.
10Les Praelectiones de 1556 commentent en constituant un véritable traité du “vinculum”. Le lien de l’énonciation simple est le verbe, celui de l’énonciation composée est la conjonction, celui de l’énonciation relative est le symbole de la relation, celui de l’énonciation disjonctive est la conjonction disjonctive (p. 148).
114. La question de l’énonciation contingente était abordée en 1555 par le biais de la disjonction composée. Quand la disjonction est “absolument vraie”, elle est aussi nécessaire : alors l’une des parties est vraie et l’autre est fausse. Mais “ès choses contingentes, et principalement si elles sont futures”, la vérité ne nous est pas toujours bien certaine”. La Dialectique de 1555 se lance alors dans les plus complexes des topiques. “La vérité des choses futures ne nous est point certaine et ne le pourrait guère être par nature, combien toutefois qu’elle soit notoire et certaine à Dieu auquel toutes choses et prétérites et futures sont présentes. Et toutefois non pas pour autant que Dieu ait prévu la chose future, elle adviendra, mais parce qu’elle adviendra, il l’a prévue. Comme je te vois courir pour ce que tu cours, mais tu ne cours point pour ce que je te vois. Or la notion divine est comme quelque vue de tous temps. Mais le jugement de la disjonction absolument vraie sera science et contingente sera seulement opinion” (p. 82).
12La mise en place et la distinction du nécessaire et du contingent étant par trop subordonnée et noyée dans les énonciations disjonctives, la Dialectique de 1576 tient compte des amendements apportés par les dernières éditions de la vie de La Ramée en retournant la partie du Second Livre consacrée à l’énonciation autour du terme d’“axiome”, dont l’entrée en matière porte sur “l’axiome vrai ou faux” (p. 38r).
13L’axiome vrai “prononce la chose comme elle est. Le faux au contraire”.
14L’axiome vrai est nécessaire ou contingent.
15A partir de là c’est toute une axiomatique qui se développait et la question du nécessaire et du contingent entrait dans le cadre des trois lois de la dialectique ramiste.
2 – Les trois lois de la dialectique
161. Les Praelectiones de 1572 développent longuement la doctrine raméenne des trois lois qui n’est encore qu’ébauchée dans la Dialectique de 1555. L’eurêka de La Ramée s’exprime par sa surprise en constatant que des éléments épars de l’aristotélisme finissaient par faire, sous un tout autre éclairage, un faisceau de “lois” sur lesquelles fonder une axiomatique. Talon évoque ce souvenir de sa vie avec La Ramée : chaque fois que La Ramée évoquait ces trois lois, il s’étonnait avec une immense volupté de l’esprit que si brièvement et si succintement, si clairement et si ouvertement, avec tant de perspicacité, on ait pu tant faire pour la philosophie et pour l’ensemble des autres arts (p. 319). Les Praelectiones précisent dans un autre passage (p. 403) que les principes (“archai”), la déduction (“epagogê”, “deductio”), l’exposition (“enthesis”) propres aux mathématiques, qui maîtrisent l“immensurable”, devaient être appliqués à la logique : d’où l’originalité de la dialectique de La Ramée face aux logiques scolastiques.
17On aborde par là, non plus la récupération des arguments ou raisons, principes du savoir de lumière naturelle, mais les principes de la pensée organisatrice de ce savoir, bref les fondements de l’axiomatique moderne. Ce sont des lois, au nombre de trois, auxquelles doit répondre la gestion des raisons pour accéder au vrai. Quelles sont les conditions auxquelles doit répondre un axiome pour être vrai ?
182. Revenant sur le “par soi” dans Péroration du premier jugement, La Ramée estime que si l’énonciation nous est claire et manifeste, c’est “par soi ou par quelque raison antécédente”. Avec ce développement sur “par soi” : “par soi, dis-je, quand elle est immédiate, c’est-à-dire n’ayant autre principal moyen de sa vérité, mais étant de sa nature évidente et notoire, soit-elle scientifique ou bien opinable. L’énonciation scientifique immédiate est nommée par Aristote du premier de la Démonstration (Anal. I, 72a) principe, comme celle qui est la première lumière de la science, et là même elle est marquée de ces trois marques : du tout, par soi, universel premièrement. L’énonciation est du tout quand elle est affirmée généralement et nécessairement ; par soi quand elle est composée de parties entre soi essentielles ; universelle premièrement quand ces mêmes parties sont réciproques” (p. 83-84). Toute énonciation “marquée de ces trois marques” est “vrai principe d’art et de science et première cause de sa vérité... Le jugement du principe est nommé par Aristote au premier de la Démonstration comme première et souveraine science” (p. 85).
193. Il y a "deux espèces de principes" car, comme les couleurs, “les principes par soi intelligibles sont plus clairs les uns que les autres”. C’est ici que, dès 1555, la Dialectique lance le mot français “axiome” qui, dans l’édition de 1576 deviendra le pivot lexical du renforcement de ce rôle par soi primitif de l’énonciation, l’autre espèce étant “la thèse” (p. 85).
20a) L’axiome est “principe représentant son intelligence incontinent qu’il est énoncé, comme le tout est plus que sa partie, deux fois deux sont quatre”. Ce sont “telles intelligences qui sont bien claires à notre première et naturelle raison sans observation ni expérience de sens aucun, voire sans doctrine aucune antécédente, comme seraient à l’oeil quelques illustres et hautes couleurs mises en vue bien claire”. Le parallèle avec la vision des couleurs “par soi visibles” aura du succès. Un axiome, selon Aristote est “une dignité”, “comme étant sur tous degrés de principes le plus digne et excellent” (p. 85).
21b) La thèse est “principe qui n’est pas incontinent aperçu mais requiert le sens et expérience de quelque exemple familier, comme quelque bonne couleur mais n’étant pas en jour assez clair”. De la thèse relèvent “la plus grande partie des arts et disciplines qui ont été connus par expérience et observation des choses sensibles et singulières”. Les thèses sont des principes où se trouve “quelque obscurité, et l’éclaircissement nécessaire est rendu par l’exemple”.
224. Bien dégagée dans la Péroration de l’énonciation, cette théorie des conditions axiomatiques nécessaires l’était indépendamment de l’étude même de ce qui est en 1555 “l’énonciation”. L’édition de 1576, confortée par les multiples reprises des trois lois dans les Dialecticae et Praelectiones consécutives, infiltrait l’axiome dès le départ du chapitre sur l’énonciation et devenait le nerf même de ce qui s’intitulait chapitre “de l’axiome”. On y récupère ces éléments systématisés dans la distinction des divers types d’axiome (p. 38r).
23a) La première référence à laquelle devra répondre l’axiome, c’est “la marque du tout". Les commentaires précisent l’expression : “de omnibus”, “omnino necessaria verum”, “kata pantos". Alors que “l’axiome impossible” ne saurait être vrai, tous les axiomes des sciences et des arts qui entrent sous cette appellation sont absolument et totalement vrais, ils ne tolèrent ni le faux, ni l’opinion, ni le contingent du vrai ou faux. La Ramée dénomme cette loi "lex veritatis" par laquelle l’axiome est chargé d’un sens universel et couvre toutes les pensées qui tombent sous sa juridiction.
24b) La seconde référence à laquelle doit répondre l’axiome est que ce dont il est le concept soit "homogéné". L’édition de 1576 définit l’axiome homogéné : “quand ses parties sont essentielles entre elles”, comme la forme avec ce qui est formé, le sujet avec son propre adjoint, quand le genre a ses espèces auxquelles il est essentiel. On est tellement à la naissance de la théorie du droit naturel que le principe épistémologique exigé pour l’axiome est énoncé : “suum cuique tribuere”. Ce que couvre un concept doit être homogène, il n’y a de science que portant sur l’homogène, d’où les formules, qui feront problème lors du commentaire d’Euclide, l’arithmétique doit être traitée arithmétiquement, la géométrie doit être traitée géométriquement comme la grammaire doit être traitée rhétoriquement etc... La Ramée appelle ce principe général “loi d’homogénéité", “lexjustitiae", appuyée sur le “kath’auto” aristotélicien.
25c) La troisième référence de l’axiomatique concerne la réciprocité. Un axiome est réciproque “quand le conséquent est affirmé et vrai de son antécédent non du tout et par soi, mais aussi réciproquement”. Cet “universel premièrement”, “universalis primus” est dénommé “lex sapientiae", “loi de réciprocité”. Cette affirmation justifie la réciprocité des arguments et la réversibilité de leurs liens entre cause et effet, sujet et adjoint, etc... Cette réciprocité est exprimée par “kath’olon prôton".
265. L’édition de 1576 termine en déclarant que l’axiome qui est en possession de ces trois qualités peut être appelé “universel premièrement”.
27Ainsi “tout axiome marqué de ces trois marques, du tout, par soi, universel premièrement, est la très vraie et la première science, vrai principe et matière de tous les arts, et première cause et moyen de sa vérité, nommée intelligence, qui est à la naturelle raison par soi intelligible, claire et manifeste” (p. 38r). Le texte de la Péroration se trouve conforté et l’expression améliorée dans le sens de “la première science”, avec ce déploiement des concepts et des adjectifs qui vont faire la gloire des ramistes.
28“Par soi dis-je d’autant qu’il est immédiat, c’est-à-dire n’ayant autre cause et principal moyen de sa vérité, mais étant de sa nature évidente et la première lumière de sa science duquel ne faisons doute aucun, comme serait à l’oeil quelques illustres et hautes couleurs mises en vue bien claire”. La conséquence de cette “première science” s’étend à toutes les sciences ou arts : “Et pour ce, toutes sciences et arts bien et légitimement décrites sont composées de définitions et distributions lesquelles, d’autant que sont principes immédiats, ne reçoivent autre voie de démonstration sinon d’exemples les plus insignes et familiers que nous avons pu choisir par longue étude et recherche du naturel usage, par l’expérience et observation desquels les arts et disciplines ont été connues...” (p. 38v). La condition ancillaire de l’expérience et de l’observation se trouve ainsi réaffirmée face à la primauté de l’axiome.
296. Les grandes éditions des Scholae de 1569, qui fondaient la tradition ramiste, insistent à différentes reprises sur le tableau de ces trois lois, dont Aristote a bien mal parlé, qu’il faut rechercher dans ses œuvres où elles sont dispersées. Il s’agit de plus en plus de “la loi divine” qui commande la lumière qui nous est innée, que Prométhée et Moïse ont révélée. Elles sont au coeur du “logos” humain parce qu’elles sont la loi du “logos” divin. Telles sont dans les Animadversiones de 1569, “les lois apodictiques et comme architectoniques des arts” (ch. I).
30Surtout les Scholae mathematicae (1569) livraient la clé de la substitution d’ “axiome” à “énonciation” : c’était là reverser un terme fondamental de la géométrie euclidienne dans la dialectique. C’était exiger de la logique nouvelle qu’elle intègre les exigences de la géométrie, comme celle qui consiste à appliquer les nombres à la grandeur. L’apparition d’“axiome” dans la Dialectique n’est pas une étrangeté lexicale, mais une intention dialectique arrêtée et justifiée visant l’application de la dialectique à une science mathématique universelle.
3 – Le syllogisme
31La Dialectique de 1555 fait une large part au syllogisme, “seconde espèce” ou “second jugement” de la “disposition de logique”, situé entre l’énonciation et la méthode. “Syllogisme est disposition par laquelle la question disposée avec l’argument est nécessairement conclue”, contre toute énonciation “douteuse” (p. 87). Selon le vocabulaire de 1576, alors que l’axiome manifeste de soi-même concerne l’énonciation “sans discours”, le syllogisme est jugement “discursif’ car un axiome y est tiré d’un autre, ce qui est aussi le cas de la méthode. Mais de la méthode le syllogisme est distingué parce qu’il est “un jugement discursif par lequel la question est tellement disposée avec l’argument qu’ayant mis l’antécédent, la conclusion s’ensuit nécessairement” (p. 44). Le syllogisme prend naissance “quand l’axiome n’est point manifeste de soi-même, mais douteux et incertain, il est converti en question, et pour la preuve d’icelle est besoin de quelque moyen et tiers argument disposé avec elles”. La méthode concernera “plusieurs choses” à disposer entre elles, “divers axiomes homogènes”.
321. C’est une large concession aux adversaires aristotéliciens, car les premiers écrits de La Ramée passaient à peu près sous silence le rôle du syllogisme, violemment dénoncé en maintes pièces. Contraint à composer, La Ramée réagit en prouvant son originalité en trois directions : le syllogisme n’est qu’une partie du jugement, loin d’en être le tout, encadré par l’énonciation et la méthode ; les syllogismes sont rangés en simples et en composés, en trois “espèces” de simples comportant vingt “manières”, et en composés conditionnels et disjonctifs ; mais surtout, le syllogisme est mis sous le regard de l’intuition des notions simples, des arguments ou des axiomes, et la lumière naturelle ne doit pas quitter d’un pas ses énonciations canoniques.
33La position de La Ramée est nettement différenciée de celle des péripatéticiens qui vont jusqu’à réduire la logique au seul syllogisme, ou qui orientent toutes les parties de la logique en vue du syllogisme ; le syllogisme se réduit alors à la mise en forme canonique des énonciations qui le composent dont le critère de vérité est tiré d’un “moyen terme” qui en permet l’équipollence. Mais elle se distingue aussi des courants plus intuitionnistes ou lullistes qui évincent le syllogisme comme forme morte de la logique. La position raméenne, qui fut d’abord d’exclusion, est revenue à la composition, mais on peut se douter, après les données de l’invention et de l’énonciation, que le syllogisme sera mis sous tutelle et devra répondre à des conditions non formalisantes.
342. L’énonciation vraie simple ou composée, ayant sa vérité de soi, échappe entièrement à la mise en forme syllogistique. Celle-ci ne concerne que l’énonciation douteuse, laquelle conduit à poser la question en l’énonçant dans une “proposition” (la majeure) ; pour être résolue, elle requiert un “moyen terme et tiers”, appelé “assomption”, qui est disposé avec le terme majeur ; la “conclusion” des aristotéliciens, l’“illation” des stoïciens, la “complexion” de Cicéron et de Quintilien, dénomment la résultante. La définition plus technique de 1576 condense : “Proposition est par laquelle le conséquent de la question est disposé avec l’argument. Assumption est tirée de la proposition. Conclusion embrasse les parties de la question qu’elle conclut” (p. 44).
35Or l’ensemble des “manières” du syllogisme, son aspect formel, qui indispose les Regulae, est compris au sens de “logos”, sous l’autorité invoquée d’Aristote qui “prend souvent logisme pour syllogisme... Et tous ces deux mots signifient proprement compte et dénombrement. Et de cette signification arithmétique est nommée logistique. Et semble que ces vocables soient traduits de mathématique en dialectique car comme le bon compteur en ajoutant et déduisant voit certainement en la clôture du compte le reliquat, ainsi les dialecticiens en ajoutant la proposition, en déduisant l’assomption, voient en la conclusion la vérité ou fausseté de la question”. C’est “une fabrique de nécessaire disposition” (p. 89). Ainsi le syllogisme passerait sous le sens élargi de “logos” et l’analyse interne au syllogisme le rendrait similaire aux opérations des mathématiciens. Il y aurait dans la dialectique les moyens d’appréhender selon l’axiomatique les dispositions des mathématiques qui en fournissent l’exemple. Mais c’est en même temps qu’une référence à Aristote, une critique centrale de l’absence du rôle des mathématiques dans l’Organon. Le syllogisme compris comme logique tombe sous le coup des énonciations bien reliées par les arguments fondamentaux de la quantité. Il est référé à la doctrine de l’invention qui lui confère seule sa qualité de jugement. Aussi la modélisation n’est-elle qu’en apparence en provenance du mathématique : c’est la dialectique qui cherche à imposer la sienne aux opérations des arithméticiens et des géomètres, y compris Euclide.
363. Le syllogisme simple est celui dont la proposition et l’assomption “ont simple disposition de l’argument avec l’une des parties de la question”. L’édition de 1576 ajoute une différenciation intéressante entre le syllogisme simple “restreint en ses parties” et le “syllogisme entier ou dilaté”. Le premier se ramène à la “deductio” des Regulae. Il est restreint “quand l’argument est tellement ajouté à la question particulière pour exemple, que précédent l’une et l’autre partie et affirmé de l’assomption, il est mieux entendu” (p. 45).
“Quelque assurance est vertu, comme la constance ;
Quelque assurance n’est pas vertu, comme l’audace.”
37L’argument "précède” les deux parties de la question, comme si l’on disait que la constance est vertu et assurance, “et que, pour ce, quelque assurance est vertu” ; comme si l’on disait aussi que l’audace n’est pas une vertu bien qu’elle soit une assurance, “et que, pour ce, quelque assurance n’est pas vertu”. La leçon est remarquable : “Ainsi l’usage est restreint et ne se dilate point autrement. Et cette exposition est faite selon Aristote, au commencement du syllogisme entier et dilaté en ses parties, comme si d’elle-même elle était plus claire et manifeste qu’un syllogisme entier et dilaté”. De l’invocation du “logos”, on passe au constat de la présence immédiate de l’argument fournit par l’invention en tête de la proposition et de l’assomption, sans qu’il y ait eut à proprement parler l’intervention d’un moyen terme ! Procédé que connaît bien Leibniz et qu’il développe de préférence avec l’enthymème et le sorite, vraisemblablement en fonction de sa formation philippo-ramiste.
384. Le syllogisme composé est celui “duquel la proposition a l’argument disposé avec l’une et l’autre des parties de la question” (p. 100). Aristote n’a pas connu ce type de syllogisme et a même conclu qu’il n’y avait que des syllogismes simples. C’est Théophraste et Eudème, puis les stoïciens, qui en ont développé les règles et définitions. Telle est la division raméenne : le syllogisme conditionnel et il y en a de cinq manières ; le syllogisme disjonctif et il y en a de deux manières. Ne serait-ce que par cet aperçu, on constate qu’en ce domaine La Ramée aborde la question formelle par des figures et des modes différents de ceux de la tradition aristotélicienne. Mais il discute aussi de l’intérieur du mouvement dialecticien, notamment quand il s’oppose à Laurent Valla sur certains syllogismes simples.
395. La Péroration du jugement syllogistique rappelle qu’on rencontre ce type de jugement en exercice “généralement dans tous arts”. La question pourra être estimée vraie ou fausse quand la proposition et l’assomption seront bien assurées et quand leur “collocation” sera bien dressée. Occasion pour souligner la dépendance du syllogisme en ses deux composantes de l’énonciation qui concerne l’énonciation et l’assomption, et la majeure et la mineure. Rappelons que l’énonciation est le “premier jugement” et que le syllogisme est le “second jugement” : “car au deuxième jugement le premier est supposé et de lui est empruntée cette gemelle lumière pour éclaircir la conclusion” (p. 114). La soumission du syllogisme à une énonciation qui est elle-même subordonnée à la clarté et à la distinction d’un axiome tenant sa “gemelle lumière” de la lumière naturelle est on ne peut mieux affirmée. Car c’est “la manifeste vérité de deux parties bien disposées” qui fait la vérité du syllogisme, et non pas sa disposition formelle pivotant autour d’un moyen terme. Le moyen terme est dans l’énonciation et dans l’argument propre à l’énonciation qui exprime la question. Il “n’admoneste autre chose que de résoudre la question proposée par la manifeste vérité” de ces deux énonciations, proposition et assomption. Le syllogisme est entièrement nécessaire et pas seulement en partie nécessaire et en partie “opinable”.
40Vient enfin un dernier renfort en faveur du syllogisme “restreint” : c’est qu’en fait on rencontre fort peu le syllogisme “entier ou développé”. “L’usage du syllogisme entier est très rare... suivant l’usage naturel... L’esprit de l’homme est content une fois de la seule proposition, une autre fois de l’assomption, une autre fois il conçoit plutôt la conclusion”. Il faut “remplir les parties qui sont seulement entendues et achever le syllogisme” (p. 114). Mais en fait la raison fonctionne elliptiquement sans passer par ce criblage formel, dont on ne trouve autant d’exemples que dans les traités scolastiques. Recourir au “rang artificiel” est bon quand il faut surmonter quelque difficulté : alors le “syllogisme portera grand fruit et nous démontrera ce qui est conclu constamment ou témérairement, qui est la vraie balance de justice en examinant d’une chose controversée l’équité ou l’iniquité” (p. 118). C’est une “loi de raison”, propre à l’homme, en rien commune avec les animaux comme l’est le premier jugement. On ne pourrait avec le corps, avec tous ses sens, “conclure un seul syllogisme”. “Et certainement cette partie en l’homme est image de quelque divinité”, mais il peut être souvent “trompé par erreur d’opinion” (p. 119).
41Ces réserves étant établies, le syllogisme ne tenant sa validité que de la lumière naturelle des arguments de l’énonciation, il lui est ainsi soumise alors que, d’autre part, sa “divinité” devient relative quand on aborde la méthode.
426. Le courant ramiste défendra les positions complexes et neuves de la tablature raméenne du syllogisme. Notre but étant d’aboutir aux Regulae, qui dénoncent la forme nécessaire syllogistique d’un bout à l’autre et qui conservent cependant quelque considération pour le syllogisme restreint sans entrer dans le détail de ses figures et de ses modes, nous n’établirons pas ici la critique de détail de ce chapitre du second jugement. Il convient de signaler que c’est un vaste sujet qui, à sa manière, individualise le courant ramiste dans l’ensemble des traitements réservés au syllogisme au XVIème siècle. Leibniz en reconnaîtra l’originalité dès le De Arte combinatoria. Les Regulae et l’œuvre de Descartes sont restées à l’écart de la technicité de la question et, dans notre dernière partie, nous constaterons en quoi les Regulae connaissent le problème du syllogisme et ce qu’elles en retiennent, ce qui nous rapprochera de la position générale et introductrice du présent condensé.
43Par contre Leibniz, qui était orfèvre en la matière syllogistique, vantait l’invention de La Ramée dans les questions logiques : “Pierre de La Ramée inventa la démonstration des converses étant supposées les identités et les figures, ou la démonstration des autres figures à partir des premières en supposant les identités et les conversions. Le même a inventé les lois d’universalité, de nécessité et de perfection dans les propositions après avoir serré de près les kata panta, kat’auto et katolon prôton proposées par Aristote. Le même a inventé les dichotomies et en général les tables et les chaînes des divisions et des subdivisions en les rendant communes ; ce qu’ont suivi Zwinger, Freigius, Keckermann, Alsted et autres solides auteurs” (Couturat, Opuscules..., p. 330).
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