Chapitre II. L’invention
p. 25-40
Texte intégral
1La “division” de la dialectique raméenne est loin de respecter les intrications complexes de l’Organon fondées sur l’ontologie exploitée dans les théologies. Toute dialectique ramiste se reconnaîtra en ce qu’elle a deux parties, et deux parties seulement, comme en donne l’exemple la Dialectique de 1555. La première partie consiste à “inventer les raisons et arguments”. On entre aussitôt dans un lexique qui récuse prédicables, prédicaments, catégories etc... L’objet à étudier se situe non pas au niveau de la “chose” révélée par l’expérience sensible, mais dans le langage, la plus vernaculaire des langues comme peut l’être le français renaissant. Dans le langage ne signifie plus que l’on s’en remet aux syntaxes de la grammaire ou aux tropes de la rhétorique : la dialectique se consacre à cette grammaire générale qu ’est la présence du pensant dans le pensé, à la genèse constructive des signes, devenus des symboles de l’idée, idée étant à prendre dans le sens réalistique d’une présence de la pensée en soi, organisée par des structures natives. La Ramée expose un nouveau lexique dialectique en remisant les notions scolastiques dans leur passé propre.
1 – L’argument
2Ce sera là “traiter les parties séparées” de toute sentence. Le but est d’exposer le point de départ de toute pensée dans son minimum expressif. Ce minimum n’est ni celui d’une racine, ni celui d’une désinence, ni celui d’une conjonction : c’est un acte moteur de tout discours, dans sa naissance et dans son organisation. La division se poursuit par cette recherche des parties “séparées”, “solitaires”, termes à retenir.
31. Comment nommer ces “parties séparées” de l’invention ? La Ramée part du terme de “catégorèmes” en suivant l’exemple des Euclidiens, de Laërce et d’Aristote. La doctrine des catégorèmes a suscité l’étude des “catégories”, dont les “préceptes” sont appelés “topi, c’est-à-dire lieux et notes” ; la doctrine des lieux est la “topique”, “comme dirait locale”, qui est le siège des lieux. Ces appellations anciennes ont déjà été vivement prises à parties par les Anidmaversiones dès 1543. Aussi La Ramée est-il en mesure de proposer de nouveaux termes qui font dans le lexique français l’originalité de l’édition de 1555 : “quelquefois et plus clairement (ces lieux) sont appelés principes, éléments, termes, moyens, raisons, preuves, arguments. Nous userons des vocables de raison, preuve, argument comme étant les plus reçus et usités en cet art” (p. 5).
4En 1576, l’édition française fait l’économie du passage par l’antiquité et traduit la définition mise en place dans les éditions latines intercalaires : “Argument est ce qui est destiné et propre à déclairer quelque chose, comme est une chacune et simple raison considérée à part soi et séparément, laquelle est comprise et déclairée par quelque mot extérieur qui est le signe et la note de la raison et argument, en sorte que tel qu’est le mot en grammaire et le trope en rhétorique, à savoir une seule et simple raison ou partie de la sentence déclairée par le mot, et comme l’oraison est faite des noms et verbes, aussi des arguments compris et signifiés par les noms et verbes, l’axiome est fait” (p. 2).
5Cette seconde rédaction met en évidence plusieurs choses, a) Que l’argument ou raison est séparé, considéré à part, seul, avec ce terme de “simple” qui est lié à cette solitude de la donnée première, b) Que la force de la raison s’exerce au niveau de ces arguments, indépendamment de tout signe : on trouve dans l’œuvre de La Ramée, maintes amorces de la pensée sans signe, c) Vient ensuite la “déclaration”, la mise au clair encore écrite “déclamation”, qui adapte un signe à la raison en faisant appel à “quelque mot extérieur”, d) La problématique de la connaissance et de son expression se campe ainsi entre la raison et le signe, sans qu’à aucun moment la “chose” soit évoquée. Une relation duelle est nécessaire, mais suffisante, pour exprimer véridiquement la pensée, e) Du coup le mot est débarrassé de toute implication réalistique qui le lierait à la “chose” par l’onomatopée. Ainsi la “grammaire générale” trouve-t-elle ici sa première expression en langue française, au moment même où la langue est sollicitée pour encadrer la pensée “gauloise”, f) On remarque au passage que le terme “axiome” est inséré dans cette réédition : il provient des éditions latines qui ont eu de plus en plus tendance à remplacer le terme ambigu d’argument par celui d’axiome, d’abord défini comme concernant les “énonciations simples”. A quoi l’on voit que les arguments ou raisons ou preuves deviennent autant d’“axiomes” en ce sens qu’il fournissent son matériau pensant à l’énonciation simple. Ce sont les éléments simples d’une énonciation simple, répondant à une pensée simple et, comme le diffusera le ramisme au point d’en faire un signe de ralliement : le “simplicissime” si patent des Regulae. g) Plus profondément “axiome” est en provenance du lexique mathématique que pratique La Ramée. La Dialectique fait comme feront les Regulae : elle élit son vocabulaire et forge au besoin conventionnellement ses usages techniques. Il devenait pensable de choisir et pour la dialectique et pour les mathématiques un lexique commun rendu possible par la primauté de la pensée sur son objet.
62. Cette mise en place lexicale avait été préparée par les éditions des Anidmaversiones aristotelicae. La verve critique de celle de 1556 compense ce que la Dialectique pouvait avoir de consensuel. Les catégorèmes de Porphyre et les catégories d’Aristote manquent de définition, restent confuses, recouvrent plusieurs concepts, sont référés à leur emploi syllogistique. De tels termes relèvent plutôt de l’ordre et de la description, ils sont trop variés, pas du tout simples : “Je remarque que la catégorie est “l’ordinatio” et la “descriptio” des catégorèmes homogènes, à l’aide de notes plus générales, subalternes ou spéciales” (p. 11). Une telle définition des catégories n’est rien d’autre que la définition vraie de l’art et de la science disposés selon la méthode, car celle-ci est la “comprehensio” et “l’ordinatio” des “choses homogènes à l’aide des notes les plus générales, subalternes et spéciales”. Prédicables et prédicaments sont en fait des termes complexes comportant de l’hétérogénéité, ce qui en explique la confusion. Ils relèvent d’un procédé plus complexe que celui de l’invention, et ce n’est pas d’eux qu’il faut partir pour expliquer le mouvement de la connaissance. C’est d’autre part maintenir la confusion de l’invention et du jugement méthodique. L’Organon met la logique cul par-dessus tête : il faut dégager d’abord un art de l’invention qui s’attache au simple, comme l’a entrepris Agricola en fonction des lieux pertinents repérables dans le discours qui ne se réduit pas au syllogisme. Réduire les catégories à l’invention d’un moyen terme, c’est formaliser l’invention qui est tout autre chose. Il faut éviter de mélanger le logique avec le métaphysique : la dialectique en est le résultat dans son chapitre de l’invention.
7Les Praelectiones de 1566 définissent l’argument : “Il est à la Logique ce que le mot est à la Grammaire, à savoir la seule raison, car les mots sont les symboles des catégorèmes, ainsi qu’Aristote l’enseigne avec vérité dans le De Interpretatione, I, 2... L’argument est cette raison seule et séparée (“sola et separata”), qui par soi ne forme pas une pensée exprimée (“sententia”), mais elle en constitue une quand elle se trouve saisie par un mot” (p. 22). Puis le commentaire poursuit l’analyse étymologique en désignant les sens qui s’y trouvent condensés : kategorêma, argument, de kategorein, “accusare”, “arguere” ; topos : précepte, lieu ; archê : principe qui vient en premier ; stoicheion, élément le plus simple, “minimum” ; meson : milieu, intermédiaire ; oros : terme, limite terminale ; logos : “ratio quod sit cogitatio mentis” ; pistis : preuve ou foi par laquelle nous donnons notre assentiment à quelque chose. Ce lexique du commencement est substitué au lexique du commandement, qui impose les catégorèmes à partir d’une conception ontologique empiriste estimée hors de siècle. Ce commentaire apporte la confirmation que c’est bien de la “cogitatio mentis” qu’il s’agit dans son rapport au signe, et non à la chose.
8Une note étymologique intéressante pour la suite du présent ouvrage est en provenance des Praelectiones de 1572 : le terme d’“inventio”, qui coiffe l’ensemble des raisons originelles vient du grec sureseôs, qui est en provenance du langage mathématique : “suresis propria dicitur in numeris et magnitudinis”. Une invention, quand on a trois nombres, c’est de trouver le quatrième proportionnel.
93. Il y a deux types d’arguments ou d’axiomes selon 1576. a) Les "arguments artificiels" sont ceux qui font “foi de soi et de sa nature” (p. 6). Cet argument est “simple”, il est “non issu d’ailleurs”. On affirme par ces qualificatifs l’évidence immédiate, l’appartenance à la nature de l’esprit, la simplicité, l’“archè”. Le rapport entre “naturel”et “artificiel” dans l’œuvre de La Ramée est très clair et complexe : cette définition, maintes fois répercutée revient à dire qu’un argument est artificiel parce qu’il est naturel ! Les commentateurs ne s’y reconnaîtront pas. Deux remarques permettent de repérer la structure conceptuelle de cette superposition : d’une part les arguments qui vont être dits “inartificiels” sont les argument d’autorité ; d’autre part les arguments artificiels sont ceux qui ne relèvent pas de l’autorité, mais de la seule raison s’exerçant selon sa nature propre. Ce qui conduit à rapprocher au point de les confondre le naturel avec cet artificiel, la science de la lumière que possède la raison et l’art que développe la dialectique afin de la servir. On voit à quel point le sens cognitif de l’art est privilégié puisqu’il se confond avec la science naturelle de l’argument. La plus grande partie de l’étude de l’invention sera consacrée à ces arguments fondamentaux et rationnels (à ne pas prendre au sens d’argumentation qui relève du jugement), b) Effectivement, l’exposé portant sur les "arguments inartificiels’’ ne s’effectuera rapidement qu’à partir de la p. 61. Sa définition est l’inverse de celle de l’argument artificiel : “qui de soi et de sa force ne fait foi” : tels sont les arguments qui proviennent de la loi, des témoignages, des pactes, de la torture par force, du serment, que nous examinerons en leur place.
104. Comme pour les deux parties de la dialectique qu’il ne faut pas considérer l’une sans l’autre, la Péroration de l’invention revient sur ces “parties singulières”, qui ont chacune leur propre définition, pour prévenir qu’elles sont toujours en composition : “L’homme est fait de ses causes et fait aussi autre chose. Il est sujet de plusieurs circonstances et est aussi circonstance de quelque sujet ; comme de la terre” (p. 65). “Un même argument en même question peut être pris en diverse sorte... Néanmoins la définition et raison de chaque argument est distincte et dissemblable. Or, par tels lieux ainsi distincts nous avons tous les moyens d’inventer toutes choses” (p. 66). L’édition de 1576 soulignera l’éloignement de la référence à la chose sur un tel sujet : “l’invention qui est tellement distinguée et séparée en arguments et raisons et non pas défaites par choses sujettes” (p. 34). Car il n’y a plus qu’un sujet de la dialectique, le sujet pensant.
115. Le dilemme du Ménon 80 d-e sert d’illustration à cette théorie de l’invention par les arguments : “par tels lieux ainsi distincts nous avons tous les moyens d’inventer toutes choses : “Mais, dit Ménon, ô Socrate, par quelle voie chercheras-tu ce que tu ignores du tout ? Quoi ? Comment chercheras-tu ? Quelle marque te proposeras-tu de la chose que tu connais ? Ou bien si tu tombes d’aventure en icelle, comment connaîtras-tu la chose ignorée être celle que tu cherches ?” Socrate s’efforce de résoudre le dilemme “par je ne sais quelle philosophie pythagorienne” : que nos esprits sont immortels, qu’ils ont connus entièrement toutes choses, qu’ils ont apporté la connaissance en nos corps “quasi signée et scellée”. En tombant dans le corps, ils sont tombés “en oubliance des choses passées”, puis s’en sont souvenu “petit à petit”. Ménon avait en lui “la souvenance de toutes les choses conjointes et connexées” et pouvait pratiquer “une inquisition” qui n’est que “souvenance et recordation”. Mais La Ramée n’est pas d’accord avec cette manière de “dissoudre le dilemme de Ménon” (p. 67).
12Par contre Aristote, en revenant sur le Ménon dans les Anal. II, 67a, et dans Anal. I, 71a, “a tenté autre voie de solution” (p. 68), “disant que celui qui cherche sait généralement ce qu’il cherche mais qu’il ne le sait pas spécialement. Ainsi par note du général reconnaîtra le spécial combien qu’il en fût ignorant. Cette solution d’Aristote est vraie de quelque part, car après que nous avons appris les règles générales des arts et doctrines, nous cherchons les choses spéciales et les connaissons par la connaissance générale paravant aperçue”. Mais ce n’est là qu’une réponse “vraie de quelque part”, et pas de toutes parts. Car Ménon pourrait à son tour objecter à Aristote en lui proposant “la première invention des hommes, quand rien ni général ni spécial n’était observé” (p. 68). La conclusion figure dans d’autres propos de Socrate “que l’esprit a puissance naturelle de connaître toutes choses quand il sera dirigé et disposé à les comprendre”. D’ailleurs Aristote en est venu à la même solution quand il a dit “que l’esprit de l’homme n’a point apporté en nos corps, comme Socrate a quelques fois dit, la connaissance de toutes choses, mais bien la faculté et puissance de les connaître, comme nos yeux n’apportent point avec eux du ventre de la mère les espèces des couleurs, mais seulement la puissance de les voir” (p. 68) avec référence à Anal. II, 71b.
13La solution de La Ramée est nettement affirmée : la science toute faite que la réminiscence apporterait, le recours au genre par interrogation sur l’espèce, sont insatisfaisantes : l’esprit a une “puissance naturelle de connaître”, une “faculté de connaître” qui est dans les textes latins, une “vis cognoscendi”, une “vis cogitandi”. Et cette puissance naturelle sera d’autant plus opérationnelle que l’artifice de la dialectique dégagera plus distinctement les arguments premiers ou issus des premiers qui dirigent l’esprit et “disposent à comprendre” (p. 68).
2 – L’argument cause/effet
14Les arguments ou raisons sont ensuite répertoriés, toujours selon la méthode de division qui permet de remonter à l’élément le plus simple. Les dialectiques ramistes se reconnaissent à une double caractéristique, a) Contrairement aux logiques scolastiques ou chaque prédicable ou prédicament est présent par son seul intitulé en fonction de sa position dans le champ de l’être, les dialectiques ramistes font aller les arguments par paires, énonçant le positif et le négatif du concept, le “respectif’, par exemple pour la cause, l’effet. Ce qui veut dire que l’ordre de la connaissance a ses propres critères internes qui accrochent les notions les unes aux autres, non aux catégories de l’être, b) Cette division des arguments naturels conduit en conclusion à un tableau qui exprime la dichotomie d’ensemble des concepts constitutifs de l’invention : ce procédé mémoriel fait suite à la procédure constitutive et ne saurait s’y substituer. Le drame de l’école ramiste fut de tomber à son tour dans le travers des automatismes. On commença par constituer des dialectiques uniquement formées de pages-tableaux sur lesquelles l’entendement n’a rien d’autre à faire qu’à retenir ! C’était retourner les intentions de La Ramée et de ses disciples. La “tabula” est un accompagnement graphique à prétention mémorielle, un memento des arguments repérés et n’a pas originellement d’autre prétention que de “clairifier” pour l’oeil une tablature parfois lourde dans les échelons dichotomiques.
151. L’argument premier comporte quatre “espèces” fonctionnant en couple : cause/effet, sujet/adjoint, opposé, comparé. La cause vient en premier, elle est désignée comme étant le premier indice que l’on doit rechercher : ce qui n’a plus rien à voir avec la mise en avant du genre ou de la substance. Quand une question se pose, c’est à la cause qu’on doit d’abord recourir pour en prendre une connaissance vraie. Ce passage du concept de cause en tête des techniques de l’invention constitue la caractétistique primordiale de la mentalité philosophique renaissante.
162. Cette remarque est du premier intérêt culturel, car quel type de cause doit-on conserver et dans quel ordre ? Un problème paléographique se pose entre les éditions françaises de 1555 et de 1576 : le changement de l’ordre entre les causes, tel qu’il a été conçu par La Ramée en 1565.
17L’édition de 1555 présente les quatre causes selon l’ordre suivant : “cause est dont sort quelque effet : comme fin, forme, efficience, matière” (p. 6). Or l’édition de 1576 inscrit à la place et tient compte par la suite de cet intitulé : “la cause a aussi quatre espèces : efficiente, matière, forme, fin” (p. 3). Quelle est la portée de cette modification ?
18Résolument l’efficience est montée en première ligne, aux dépens de la fin, déclarée en dernière position. De plus les causes formelle et matérielle sont à leur tour inversées si bien que la cause efficiente et la cause matérielle sont à prendre en considération dans l’invention avant toute considération de causalité formelle ou finale. La naissance de l’esprit moderne tient dans ce renversement et dans cette mise en place.
19Or, dès 1555, cette inversion était déjà pressentie quand, au terme de l’étude des quatre causes, La Ramée attirait l’attention sur un second “ordre de l’invention”. Mais nous avons assez parlé des causes selon l’ordre de l’invention, car bien que la fin précède en délibération et soit première inventée, puis la forme et efficiente s’ensuivent, néanmoins en l’exécution et pratique de l’œuvre, la matière est première, puis l’efficiente et la forme s’ensuivent, ainsi la fin est dernière” (p. 19).
203. Toujours est-il qu’en conclusion à l’étude des quatre causes, l’édition de 1555 apportait une autre précision sur leur importance dans le savoir : “Voilà donc la première fontaine de l’invention logicienne... de toutes sciences car lors nous savons parfaitement quand nous savons les causes”. Aristote en a abondamment parlé, mais les Anidmaversiones ont depuis longtemps dénoncé le flou à cet égard, tant dans les définitions respectives des causes que dans leur dissémination dans l’Organon, que de leurs contradictions internes et entre elles, que des aspects décousus et variables de leur ordre. L’importance dont il s’agit trouve aussitôt son application dans le passage des Géorgiques II que traduit De Bruës : “Heureux qui des effets a pu savoir les causes”. La Pléiade est ainsi associée à la naissance du nouveau savoir. L’édition de 1576 condensera ce texte : “Cause est argument dont sort quelque effet et partant ce premier lieu de l’invention est la fontaine de toutes sciences car lors nous savons parfaitement quand nous savons la cause en sorte que ce qui est dit par le poète des causes naturelles au deuxième des Géorgiques...” (p. 3).
214. Il est possible de dater ce retournement copernicien des causes dans l’œuvre de La Ramée. La Dialectique de 1555 publie l’ordre que nous avons mentionné, qui reste valable dans les éditions latines de la Dialectica de 1556 et de 1560, à quelques variantes près ; les Praelectiones correspondantes affichent la même séquence en 1556, 1560, 1561, et dans les éditions dérivées de cette forme éditoriale. La classification des causes où l’efficiente passe en tête date précisément de la Dialectica de 1565 et sera respectée dans la Dialectica de1572. Les Praelectiones emboîtent le pas dans l’édition de 1566 dont le texte est profondément révisé et se reproduit sous la même forme en 1569, 1572 et 1573. On peut conclure que c’est lors des révisions de 1565-1566 que La Ramée a pris conscience de l’importance du problème et fait passer la cause en tête des arguments de l’invention. Les Praelectiones de 1566 abordent précisément ce problème. C’est la cause efficiente qui est le “primus locus inventionis”, d’où “toute connaissance et démonstration solide et constante de la science humaine doit découler” (p. 26). Dans les commentaires vient la justification de cette révolution : “En ce qui concerne les causes, la matière est plus connue et plus claire que le matérié, l’efficience que l’effectué, la forme que le formé, la fin que ce qui en est l’objet ; le sujet l’est plus que l’adjoint ; la cause et l’effet le sont plus que le sujet et l’adjoint... Savoir est savoir par les causes en raison de quoi la chose est. De là on déduit l’ordre de la méthode parce que toute science progresse des causes premières et immédiates, en tant que la connaissance des choses en est plus claire et mieux connue”. Le critère du “notior et clarior” intervient pour discriminer cet ordre des causes et des arguments de manière générale. Si bien qu’on entre dans la tablature assurée qui part de la cause efficiente estimée dans l’ordre de la création-conservation mieux connue et plus simple que toute autre (p. 370).
22L’édition française de 1576 tient compte de ces progrès paléographiques, ce qui ne saurait étonner de la part de Freigius. Après avoir rappelé que les quatre causes ont été établies par Aristote dans l’étude de ce qui est “premier de nature” (Catégories, 3, 1 ; Anal. Post. 1, 2, 3), les Praelectiones de 1566 constataient que la Dialectica “dit justement au sujet des causes que l’efficiente vient en premier, la fin en dernier” (p. 29). D’où cette nouvelle distribution des causes qui expriment “la puissance et l’impuissance” ; et il est vrai, ajoute le commentaire que, communément les causes efficientes et matérielles précèdent tout effet. Ainsi le problème de la priorité de la cause efficiente est entériné dans la séquence des éditions raméennes et permet de dater à 1565-1566 l’adoption de la raison explicative par la cause dans toute problématique de l’invention.
23Mais surtout, au jour d’une éventuelle métaphysique réinventée à partir de l’argument de cause efficiente/conservante, un tel argument orienterait la pensée vers la primauté de la “puissance” dans l’acte métaphysique et dans l’analyse de l’action créatrice/conservatrice. Que l’argument de tête des tables ramistes de l’invention soit la cause efficiente n’est pas indifférent au destin de la métaphysique cartésienne.
245. La cause efficiente ne vient en 1555 qu’en troisième position dans le tableau des arguments premiers et non issus d’ailleurs. Elle est définie comme “la cause par laquelle la chose est faite”. Elle comporte trois divisions (p. 9). Procréante ou conservante elle “fait premièrement la chose, la conservant dans son état” ; elle est efficiente seule ou en compagnie, rendant par soi seul son effet ou bien à titre de “concause” quand elle a besoin de causes adjuvantes ; elle est efficiente par soi ou par accident, “faisant par son propre mouvement”, “par conseil” ou “par nature” ; la cause efficiente par accident l’est “premièrement par nécessité” et l’est aussi “par fortune”. Cette dichotomie est des plus développée dans les commentaires aussi bien raméens que ramistes en raison de cette considération générale : “les espèces de la cause efficiente sont de grande considération en la vie humaine” (p. 18).
256. La cause matérielle, quatrième nommée en 1555, devient seconde en 1576. “La matière est cause de laquelle la chose est faite, comme cette maison du soleil composée d’or, d’escarboucle, d’ivoire et d’argent” que Marot traduit d’Ovide. 1555 écrivait : “Et comme nous avons dit de la forme, ainsi disons-nous de la matière...” (p. 18) ; 1576 évite cette consécution puisque la forme ne sera traitée qu’après la matière et va directement à “la considération de la matière...” (p. 8r). Sa considération “est générale et commune à toutes choses corporelles et incorporelles”. Elle a été la première considérée par les philosophes : Thalès l’a référée à l’eau, Anaximène à l’air, Héraclite au feu, Hésiode à “la confusion du monde”, Pythagore au nombre, comme pour la forme, Platon au grand et petit, Mélisse et Xénophane à l’Un. Aristote a tort de s’en moquer car ces philosophes n’ont pas parlé ainsi de “la matière logicienne”, mais de celle des “choses naturelles et agrestes”.
267. En 1555 la cause formelle vient en seconde position : “elle est cause par laquelle la chose est ce qu’elle est et est différente de toutes autres choses”.
27Puis 1555 disserte des deux propriétés qu’Aristote attribue à la forme : “l’une pour l’essence, et l’autre pour la différence”. L’essence est “ce qui est de l’être”, ou “raison de l’essence”, ou “essence de la chose”, ou “raison essentielle” ; quant à la différence, elle indique que “toute chose est différente par la forme”. Or ces variantes aristotéliciennes tombent en 1576 et le texte reprend directement à un premier exemple : “Ainsi la forme de l’homme est l’âme raisonnable car elle est cause que l’homme est homme et qu’il soit différent de toutes autres choses. Ainsi toutes choses naturelles ont leur forme comme le lion, le cheval, l’arbre, le ciel, la terre. Ainsi les choses artificielles, comme une maison, un navire. Ainsi les choses incorporelles comme la couleur, la chaleur, la vertu et le vice... Ainsi généralement toute chose est ce qu’elle est par sa forme et par icelle séparée des autres” (p. 7). 1576 ajoutera un autre relief intéressant : “Ainsi les figures géométriques, comme triangles, quadrangles, ont leur forme” (p. 9r). Ce rapprochement de la forme et de la figure entrent dans les dispositions du discours moderne que Leibniz reprendra en rééditant Nizoli, dont les Vrais principes ont vu le jour en 1570.
28L’édition de 1576 ne possède plus la formule suivante, propre à 1555 : “Aristote enseigne au deuxième de la Démonstration (Anal. II, 97a) que la seule forme entre les causes est homogone à son effet, c’est-à-dire née ensemblement et partant, que si la forme est, aussi la chose formée, et au contraire”.
29Les deux éditions continuent en limitant la connaissance possible de la forme : “La connaissance des formes en chacune chose est fort difficile et cachée à l’homme, et si elles sont vues, elles sont bien souvent sans nom, comme tu vois à l’oeil une main, une épée, un anneau par sa forme, et néanmoins tu ne pourrais dire ni exprimer chacune d’icelles formes par son nom et à peine certes par longue circuition de langage”. Ce problème a fort occupé les anciens : pour Pythagore le nombre était la forme des choses, images et ressemblances du nombre ; Platon disait que c’était l’Idée et que les choses formées étaient “communication de l’Idée” ; quant à Démocrite, il prétendait que rien n’était connu par sa forme mais que la vérité était “noyée et plongée au profond” (p. 7- 8).
308. L’édition de 1555 nomme en premier lieu la cause finale : “Fin est cause pour laquelle quelque chose est faite”. C’est un “principe de considération... pour ce qu’en sage conseil et délibération la fin doit être considérée comme avant toutes autres choses” (p. 6). L’édition de 1576 garde la même définition générale : “cause pour laquelle quelque chose est faite”, mais remplace ce qui suit dans ce que nous rappelions par “l’homme est proposé pour la fin des choses naturelles et Dieu pour l’homme. Tous arts tendent à quelque bien souverain et dernière fin... comme la logique à bien raisonner...”. Les deux éditions font appel à Pasquier pour traduire le passage de l’Enéide où Junon promet Déiopé à Eole en vue d’un mariage (p. 9).
319. Quant à l’effet, complémentaire de la cause, il est “tout ce qui est issu des causes”. Comme les causes, les effets sont communs “à toutes choses corporelles et incorporelles, ainsi voulons-nous les effets être entendus” (p. 21). L’édition de 1576 ajoute une considération plus précisément rapportée au mouvement : “Soit donc quelque chose soit engendrée, soit qu’elle soit corrompue ou qu’elle reçoive quelque autre mouvement, ce mouvement et la chose causée par icelui est appelée effet” (p. 10). Les effets de l’ivrognerie selon Horace sont traduits par Ronsard : “... notre pensée est par elle déclose...”.
32Causes et effets “ont une grande affinité” ce qui veut dire “que non seulement les effets sont souvent disputés et déclarés par leurs causes mais aussi les causes par leurs effets, combien toutefois que ce cercle des effets aux causes n’apporte vraie science, comme dit Aristote au premier de la Démonstration (Anal. II, 73a)”, cette référence étant supprimée en 1576 (p. 22). Cette question de l’"affinité” joue entre tous les arguments complémentaires, entre cause et effet, entre sujet et adjoint etc... (p. 81). La Ramée use du terme “affin” : chaque argument est lié “à son affin”, avec celui qui lui est en affinité (p. 82).
3 – L’argument sujet/adjoint
33Le second argument artificiel qui fait foi de soi et de sa nature est désigné par les termes de sujet et adjoint.
341. “Sujet est à qui quelque chose est adjoint”. L’âme est le sujet de la science, de l’ignorance, de la vertu, du vice, le corps de la grandeur, de la petitesse, de la santé etc... L’édition de 1555 ajoute : “Ainsi le lieu est sujet des choses en lui situées, comme les physiciens considèrent soigneusement le lieu des choses naturelles : du feu, de l’air etc...” L’édition de 1576 précise que “les philosophes attribuent un lieu aux choses divines bien qu’elles n’aient ni parties ni grandeur. Ainsi les géomètres donnent un lieu, et les différences d’icelui aux choses géométriques. Ainsi les physiciens avec plus grande diligence encore assignent un lieu au monde, aux éléments simples et aux choses composées”, avec cette autre addition : “Ainsi ce qui peut être compté est sujet de l’arithmétique comme de la géométrie ce qui peut être mesuré”. Par là les notions relatives à la grandeur entrent dans la dialectique, et pas seulement celles qui concernent la chose sensible comme sujet du sens.
352. Quant aux adjoints, c’est “la chose adjointe au sujet”. La Ramée évince le terme “accident” qui est une confusion des effets, qui est de soi infini et qui relève de la cause fortuite. Aussi faut-il préférer l’appellation de Cicéron et de Quintilien “adjoint ou circonstance”. Ces considérations lexicales sont abandonnées par 1576, et les exemples donnés sont renforcés : les biens et maux de l’âme et du corps sont leurs adjoints ; “le ris est adjoint de l’homme”, “et telle propre circonstance est en son sujet par soi et par sa nature sans aucune cause moyennante” (p. 24).
36Dans les circonstances le temps intervient, comme en toutes les choses naturelles qui naissent et périssent. Ce qui est aussi perpétuel dans le commerce entre les hommes : “quel temps et quelle heure”.
37La “conjonction” entre sujet et adjoints est semblable à celle qu’on observe entre cause et effet. “Le sujet principalement propre est premier que son adjoint, non seulement de raison, intelligence et nature, mais aussi quelquefois de temps” (p. 26). Les adjoints singuliers ne sont pas toujours de grand poids et d’autorité, mais “assemblés en grand nombre, auront souvent grande force et vigueur”.
38Les Praelectiones expliqueront que les aristotéliciens ont confondu le couple respectif sujet/adjoint avec la catégorie de substance/accident. Or la substance n’est plus qu’un effet de la cause et qu’un sujet lié à ses circonstances, l’ “affectio”, “pathêma” de Quintilien V, 10.
4 – L’argument des opposés : contraires/répugnants
391. La troisième espèce des arguments faisant foi de soi et de sa nature, simples et non issus d’ailleurs “sont qui vraiment ne peuvent être affirmés d’une et même chose, en même part, en même regard, en même manière, en même temps”. Socrate ne peut être noir et blanc... Les opposés “sont de leur nature entre soi également “notiores”... et néanmoins l’un mis devant l’autre est plus clairement aperçu” (p. 27). Il en est de deux espèces : contraires et répugnants : les contraires “sont différents très grandement un à un, et ils sont affirmés ou niés” ; les contraires affirmés sont relatifs ou adverses.
40L’édition de 1576 appelle les premiers arguments précédents les opposés “consentanés” alors que ceux-ci sont “dissentanés, qui dissentent ou contreviennent avec la cause qu’ils arguent et déclarent”.
412. Les contraires affirmés relatifs ont une essence mutuelle, comme un père est celui qui a un fils et un fils a un père. Ces types de contraires “s’entreregardent toujours et sont naturellement ensemble tellement que si tu connais absolument l’un aussi connais-tu l’autre”. Les pyrrhoniens se sont servis de ces arguments pour leur acatalepsie, “c’est-à-dire incompréhensibilité”.
42Les contraires affirmés adverses ont une essence séparée, comme blanc et noir. “Blanc est couleur disgrégative de la vue, noir est couleur congrégative de la vue. Ici l’un n’est point compris en l’essence de l’autre : bien et mal, chaud et froid, vice et vertu. Ils ne sont opposés qu’un à un.
43Les contraires niés privants “sont desquels l’un contient la négation de l’autre”. L’un est habitude, l’autre privation de l’habitude : vue et aveugle. Les contraires de cette espèce “n’ont aucun tiers entre deux” : vie et mort.
44Les contraires niés contredisants sont ceux “desquels l’un affirme, l’autre nie totalement le même” : juste et non juste. L’affirmation et la négation sont communes à tout, sont contraires “partout sans entredeux”.
45Quant aux répugnants, ce sont des opposés différents, “non très grandement un à un comme les contraire”, “mais un à plusieurs” (p. 32). Ils ont “quelque entredeux”. La libéralité et prodigalité répugnent, mais libéralité et avarice sont différentes. La Ramée emploie l’expression : “j’aperçois plusieurs choses répugnantes à ces principes” (p. ij).
46Ces diverses espèces d’opposés seront commentés dans tout le courant ramiste et les Regulae sont loin d’en être indemnes.
5 – L’argument des comparés : quantité/qualité
471. La quatrième espèce des arguments faisant foi de soi et de sa nature, premier, simple et non issu d’ailleurs est inscrit sous la rubrique : “Comparés” (p. 33). Les comparés “sont choses conférées l’une avec l’autre”. Il y en a “deux espèces” : la quantité et la qualité.
482. “La comparaison de quantité est appelée raison par les Mathématiciens” (p. 33). L’édition de 1576 précise : “les comparés sont ceux qui se confèrent l’un avec l’autre : desquels encore que par la nature de la comparaison ils sont également notoires, toutefois il peut advenir que l’un sera plus notoire que l’autre. Ils sont aussi expliqués brièvement par leurs notes, quelquefois sont désignés plus amplement par leurs parties qui sont appelées proposition et reddition” (p. 17). Cette comparaison de quantité “est ce pourquoi les choses comparées sont dites grandes ou petites”.
49La quantité est pareille ou impareille.
50Les “pareils” “sont desquels est une et même quantité, qui ne sont ni plus ni moins”. Le pareil est expliqué par son pareil, si l’un n’est pas, l’autre n’est pas ; si l’un est, l’autre est. Ces “notes” expriment cet argument : “pareil, égal, égalier, même, tant que, d’autant, qu’autant, et par la négation ni plus ni moins” (p. 34), avec des exemples traduits par la fine fleur de la Pléiade : Pasquier, Ronsard, Du Bellay, Marot.
51Les “impareils” sont de deux espèces : plus ou moins.
52“Plus” est “quand le moins difficile est déclaré par ce qui est plus difficile d’être. Il possède “ses propres marques” : “non seulement... mais aussi, avec, davantage, j’aime mieux ceci que cela”. La quantité n’est pas semblable elle excède ou fait défaut.
53“Moins” est “quand ce qui est plus difficile est déclaré par ce qui est plus facile d’être” (p. 38). Avec ces précisions de 1576 : “Moins est ce dont la quantité est moindre”. Avec aussi cette addition au sujet des “propres notes” du “moins” : non seulement... mais, non pas, plutôt ceci que cela, quand... alors...” (p. 20).
543. “La comparaison de qualité” s’ensuit qui comporte “similitude et dissimilitude”. Elle a pour espèces le semblable et le dissemblable (p. 40-46).
6 – Les arguments issus des premiers
55Après l’énumération des premiers arguments viennent ceux qui en sont issus (“orti”). On en trouve trois espèces : la raison du nom, la conjugaison et la distribution.
561. La raison du nom est “quand quelque raison est tirée du nom”, et elle se divise en deux : la notation et la conjugaison.
57a) La notation “est interprétation du nom car la raison de tous noms dérivés ou composés se peut rendre par les premiers arguments” (p. 16). Selon le Cratyle “les noms sont instruments des choses nommées, mais les uns vrais, faits par imitation et desquels se peut rendre raison, les autres partie faux, partie primitifs, partie inconnus”. Quand les noms sont faux “la notation est périlleuse”, c’est une raison “nominale”.
58b) La conjugaison est “variable commutation de noms d’un genre, comme justice, juste, justement” p. 47). Cicéron les appelait “conjugués”, ainsi que Quintilien : “conjugués ès quels est contenu un symbole des causes et effets à l’invention desquels souvent nous sommes conduits par l’indice de cette nominale conjugaison car le nom primitif contient la cause de ses conjugués”.
592. La distribution est “distinction du tout en ses parties, lesquelles sont du tout ou causes ou effets ou sujets, ou adjoints, car en distribution n’y a regard d’aucune ni opposition ni comparaison” (p. 48). L’édition de 1576 est plus explicite : “Le tout est ce qui contient certaines parties. La partie est contenu de tout et comme la distinction du tout en ses parties est nommée distribution, ainsi l’assemblement des parties pour constituer leur tout s’appelle induction” (25v). Cette intéressante définition de l’induction sera à retenir.
60a) La distribution par les causes est la première espèce de distribution “par les causes constituant le tout” (1555), “quand les parties sont causes du tout” (1576). Ainsi “la nature de l’âme humaine est triple, végétative, sensitive, raisonnable, desquelles l’essence de notre âme est composée. Ainsi la nature de l’homme est composée de l’esprit et du corps”. La partie se dit aussi “partition”. Avec cette définition complémentaire en 1576 : “Entier est un tout auquel les parties sont essentielles. Membre est partie de l’entier”.
61b) La distribution par les effets suscite une incroyable mise en subordination (p. 50) : que pouvait penser un aristotélicien lisant sous cette annonce “où il est dit du genre et d’espèce” ! Voici donc le genre et l’espèce tributaire d’une sous-division dans les divisions de l’argument de distribution ! Ceux qui avaient mis l’arbre de Porphyre au portique de l’Organon et qui avaient fait du genre le catégorème introducteur et des prédicables et des prédicaments en ont d’ailleurs frémi.
62Cette “distribution par les effets” est “la deuxième espèce de distribution”, après la distribution par les causes. Rien d’étonnant étant donné le caractère consentané de la cause/effet. Mais très surprenante est cette annonce que “genre et pluralité de choses semblables en essence, ou essence semblable de plusieurs choses. Espèce est partie du genre”. Le genre et l’espèce sont ramenés, de leur familiarité à l’un et au vrai, au rang de totalité et parties dans un contexte dont de plus l’essence est dépourvue de toute authenticité ontologique, précisément garantie par la familiarité du genre et de l’être. Cette dégradation de la valeur fondamentale des logiques scolastiques est largement expliquée, La Ramée maintenant cette position malgré toutes les remontrances qui lui ont été faites. Ce serait ainsi que Platon et Aristote en ont traité, dans des citations aux références plutôt générales. Mais c’est bien la nouvelle thèse : “Ainsi disons-nous le genre des animaux, comme en faculté de vie et de sens, et l’animant est genre des singuliers animaux car c’est essence commune à plusieurs. Ainsi disons-nous l’homme genre des singuliers hommes et le lion des singuliers lions. Et, au contraire, les hommes singuliers, espèce de l’homme, et les singuliers lions, du lion... signifient par le genre une communion de plusieurs espèces, et par les espèces au contraire plusieurs parties de cette communion, entre soi différentes” (p. 51). Ces “disons-nous” n’ont plus rien à voir avec l’“autos êpha” d’autorité, mais se tournent vers un constat langagier, vers ce qui se passe dans la langue effective, où les processus de tout et de partie sont incessamment au noeud des liaisons pensantes.
63De plus, et nous retrouverons cette leçon dans les Regulae, le genre est relatif par rapport à l’espèce et on peut inverser la relation : “le genre est généralissime ou subalterne ; l’espèce subalterne ou spécialissime. Genre généralissime qui n’a nul supérieur genre, comme en Logique raison est genre généralissime de tous les arguments artificiels et inartificiels” (p. 51). Il n’y a donc pas qu’un seul niveau du genre, un genre est plus ou moins genre, ce qui abolit son absoluité logique ; par rapport à l’espèce, le genre peut devenir espèce et l’espèce genre ! Suprême affront, c’est de la “logique” (la dialectique nouvelle) qu’est tiré l’exemple de la référence supérieure, de cette distinction entre arguments, qui n’a plus aucun rapport avec les universaux ! L’escalade continue dans l’échelle de la relativité : “Subalterne, tant genre qu’espèce, qui est espèce de quelque supérieur, genre aussi de quelque inférieur, comme cause est espèce de raison artificielle, genre de fin, forme, efficiente, matière. Espèce spécialissime qui n’a nulles espèces inférieures, ce qui est appelé en l’école individu, comme n’ayant espèces esquelles il puisse être divisé, comme les fins, formes, efficientes et matières propres des choses sensibles et singulières” (p. 51). Ainsi le genre et l’espèce deviennent des distributifs dans la grammaire générale raméenne et le courant ramiste emboîtera le pas.
64Il fallait aller jusqu’au bout de la dégradation du genre et du couple genre/espèce. De leur prétention à représenter par voie directe l’être et le vrai par la généralité de l’un, les voilà devenus “symboles”, ce qui accomplit la révolution idéalistique et langagière : “Or genre et espèce sont symboles des causes et effets, comme en l’animant est substance corporelle qui est commune matière à ses espèces, davantage faculté de vie et de sens qui est forme commune à ses espèces. Et partant le genre contient les communes causes de ses espèces, et au contraire donc les espèces contiennent les effets de leur genre. Ainsi l’universel est honorable car il déclare la cause, comme dit Aristote au premier de la Démonstration (Anal. I, 85b)” ; cette allusion tombera de l’édition de 1576.
65De plus “la distribution du genre en ses espèces est appelée proprement division, et est fort excellente, mais aussi est difficile et rare à trouver. Néanmoins pour lustre et exemple nous alléguerons ce que nous pourrons” (p. 52). Ce qui est allégué relève des Métamorphoses d’Ovide dont Marot traduit la division en cinq espèces : étoiles, oiseaux, bêtes, poissons, hommes ; Cicéron au premier des Offices, qui divise la vertu en quatre espèces etc...
66“Mais c’est assez dit du genre et de l’espèce lesquels ont été plus disputés en dialectique que ne fut onques autre partie, et par même occasion s’est émue la question de l’idée combien toutefois que par elle ne fut entendue autre chose en Platon que le genre logicien”, comme interprète Aristote au troisième de la Philosophie (Métaphysique M 1078b).
67c) La troisième espèce de distribution est par les sujets, “quand le tout est adjoint, les parties sont sujets d’icelui” (p. 55).
68d) La quatrième espèce de distribution est celle qui résulte des adjoints, “quand le tout est sujet et les parties sont circonstances, comme des hommes les uns sont sains, les autres malades...” (p. 56).
69Ce chapitre de la distribution constitue un exemple remarquable de la déstabilisation des prédicables qui ne sont même plus reconnus comme “arguments”, mais seulement comme des produits de l’argument de distribution. Le genre, l’espèce, le propre, la différence, l’accident passent sous la dominante des arguments de distribution, d’adjoint, de dissentané et de comparaison, de cause efficiente fortuite ; ils étaient à la clé de l’Organon scolastique : ils sont subordonnés aux clés de la dialectique raméenne.
7 – La définition
701. Dans la Dialectique de La Ramée, la définition vient après les arguments premiers et issus des premiers, une fois accompli le travail d’invention à l’aide de ces arguments. La compréhension par l’esprit doit avoir déjà été effective pour que la définition puisse intégrer les arguments qui lui confèrent sa validité non nominale mais essentielle. La définition est “raison qui déclare proprement le propos ce qu’il est” (p. 58). L’édition de 1576 précise : “Définition est qui déclare proprement ce qu’est la chose, et icelle même peut être déclarée par ce qui est défini” (p. 30). Du défini vient donc la connaissance de la “chose” et non l’inverse.
712. Il y a deux espèces de définitions : parfaite et imparfaite.
72a) La définition parfaite, proprement dite est “définition composée des causes constituantes l’essence, lesquelles toutes sont comprises au genre et en la forme ; et ainsi est défini l’homme, animant raisonnable, car par le genre animant nous entendons, comme est dit, essence corporelle pleine de vie et se sens qui est la matière de l’homme et une partie de la forme, avec laquelle si tu ajoutes raisonnable tu comprendras toute la forme en faculté de vie, sens et raison ; laquelle forme est aussi efficiente, savoir conservante l’état de la chose formée. Et partant la parfaite définition n’est autre chose qu’un symbole universel des causes accomplissantes l’essence et nature” (p. 58). La définition de la dialectique est bien “disputer”. S’il y a obscurité ou ignorance de la forme, la définition est impossible. Or la rédaction de 1576 reprend exactement ce texte : nous voulons dire sans lui avoir fait subir une mise à jour concernant le rôle attribué ici à la forme, alors que la forme a été entre temps subordonnée à la cause.
73Trouve-t-on trace de cette subordination dans les Praelectiones ? Alors que les Praelectiones de 1556, qui suivent immédiatement la Dialectique, conservent encore la priorité de la fin et de la forme, la définition parfaite est cependant déjà reliée aux causes en général, en ce sens large : “La définition, si elle est parfaite, prend sa source dans les causes et les effets, dans les sujets et les adjoints, dans les opposés et les comparés et on ne saurait user d’une définition sans user des causes et des autres premiers arguments : par contre, nous pouvons utiliser les premiers arguments dans la définition, d’où il ressort que les causes sont avant tous les autres arguments” (p. 19). Il s’agit de définir la définition par “la cause en général, dont quelque effet existe”. Et le commentateur rassemble ici tous les mots grecs qui traduisent la cause première : aitia, arche, phusis, ousia, principium, elementa, natura, essentia. En bonne logique l’édition de 1576 aurait dû rétablir l’équilibre du paragraphe en fonction du bouleversement de la hiérarchie des causes et faire de la définition une proposition qui repose sur la priorité de la cause efficiente ou procréante antérieure aux effets correspondants et à la cause matérielle, formelle et finale.
74b) La définition imparfaite est appelée description. C’est une “définition composée aussi des autres arguments : l’homme, animant mortel, capable de discipline. Ici avec quelque cause est mêlée une propre circonstance. Or cette succinte brièveté n’est pas perpétuelle en cette espèce mais souvent magnifique, comme sont presque toutes les descriptions des poètes” (p. 59). Car “la brièveté est louée en la parfaite définition”, et il n’y faut “rien de superflu”.
75Avec la définition et la description se trouve close la liste des arguments artificiels, qui sont naturels, compte tenu du langage raméen.
8 – Les arguments inartificiels
761. L’argument inartificiel est “qui de soi et de sa force ne fait foi, comme loi, témoignage, paction, question, serment” (p. 61). L’édition de 1576 titre : “Du témoignage divin et humain par la loi et sentences” (p. 31v). Ces arguments sont appelés aussi “autorité et témoignages”.
77a) La loi peut être invoquée comme autorité : Cicéron le fait dans ses plaidoiries (p. 61) ; qu’elle soit écrite ou non écrite (p. 31 v).
78b) Les témoignages divins ou humains, les oracles et prophéties d’un côté, les sentences des poètes et des personnages en renom, Homère ou Périandre, Platon ou Aristote, les proverbes. L’édition de 1576 enrichit les citations des proverbes (p. 31v), par “les dits des sages comme : connais-toi toi-même...” Les témoignages des vivants sont pris en considération quand il s’agit d’un fonds de terre, de la mort d’autrui, d’autres affaires, des obligations, des confessions, des serments.
79c) La “paction"est le pacte solennel ou privé, la promesse nue (p. 62-63).
80d) La question ne vise pas ici la problématique logique, mais la question judiciaire quand par torture et force quelque confession est extorquée (p. 63).
81e) Le serment a pour exemple ces vers de l’Enéide (VI, 458) que Pasquier traduit : “Par les hauts dieux, par le ciel je te jure...”.
822. En conclusion, “quand l’exquise vérité est subitement examinée”, c’est-à-dire répond aux critères des arguments artificiels, “l’argument inartificiel n’a pas grand force de preuve”. Il n’y a en lui “aucune raison, mais force et oppression” (p. 64). Il faut considérer ce qui est “vraiment dit, non pas qui l’a dit”. L’argument inartificiel a sa place “en l’art d’invention, mais il n’a de soi ni de sa nature faculté de probation”, car “ce qu’il peut il ne le peut par soi”. La preuve provient de la renommée et réputation du déposant, les “moeurs étant de très grande persuasion si prudence, bonté et bénévolence sont conjointes”. C’est pourquoi une “très grande foi” est ajoutée au témoignage divin, car “sapience, bonté et bénévolence sont souveraines en Dieu” (p. 65). Pour les hommes, leur dire dépend des circonstances et est “plus ou moins” crédible. La Ramée rappelle que l’argument d’autorité “était fort célébré en l’école de Pythagore duquel les disciples répondaient pour raison : il l’a dit”. “La révérence et autorité du maître” était transparente pour les lecteurs, puisque La Ramée avait dressé ses Amdmaversiones à renverser l’Organon et le maître Aristote.
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