Roger Bacon, al-Fārābī et Augustin. Rhétorique, logique et philosophie morale
p. 87-110
Texte intégral
Nullus est ita sapiens in hoc mundo quin possit mirari de tanta efficacia persuadendi
Roger Bacon, Opus Tertium, p. 305
1La rhétorique médiévale a vu se multiplier les études, qui, selon la définition initiale retenue pour la discipline, apparaissent comme fort différentes1. On a souvent voulu regrouper sous le terme « rhétorique », tout ce qui, à un titre ou à un autre, héritait de la tradition cicéronienne. C’est ainsi qu’on y a classé trois genres de textes fort différents, selon le genre, le milieu qui les a produits, et même l’époque, à savoir l’art épistolaire ou dictamen, l’art poétique, l’art de prêcher. En matières religieuses, le quatrième livre du De doctrina christiana d’Augustin a eu un poids considérable, et durable2. Mais si l’on voit bien dans les artes évoquées différents types d’application dans la société médiévale, quel droit a-t-on de les regrouper pour en constituer le contenu d’une discipline que l’on nommerait « rhétorique » ? Ne doit-on pas y ajouter aussi les artes orandi, qui, comme en témoigne Guillaume d’Auvergne, reprennent les distinctions cicéroniennes pour décrire les modes de la prière (Rhetorica divina)3 ? Ne doit-on pas, alors, y inclure les codes régissant certaines pratiques, standardisées, « réglées » à l’œuvre dans la société médiévale, qui empruntent des notions rhétoriques, tels par exemple le genre des discours de recommandation (commendatio) que le maître ès arts devait prononcer avant de présenter son étudiant pour l’obtention d’un grade à l’Université4 ? Sur le plan de l’enseignement, l’art poétique et le dictamen ont souvent, mais pas toujours, marché de pair. C’est le cas notamment au tournant des xiie/xiiie siècles, mais également au xive siècle, dans les écoles de grammaire d’Oxford, affiliées à l’Université, où le maître devait justifier d’épreuves le donnant pour apte de modo versificandi et dictandi et de auctoribus et partibus5. Mais l’on comprend que ce soit dans un contexte très différent que se sont élaborés les arts de prêcher ou de prier6.
2L’on peut aussi considérer la rhétorique strictement comme une matière d’enseignement, dans les écoles puis à l’université. L’on distinguera alors, avec Margareta Fredborg7, trois périodes successives : cicéronienne, avec le De Inventione et la Rhetorica ad Herenium, boécienne, avec le De Differentiis Topicis, aristotélicienne, avec la Rhétorique. Cette classification est justifiée par la production de commentaires, rédigés par des maîtres renommés, qui fleurissent respectivement au xiie siècle, au xiiie siècle, et à partir du troisième quart du xiiie siècle. Ces trois moments permettent aussi de comprendre la place occupée par la rhétorique dans les classifications du savoir, et, corrélativement, ce que l’on entendait par ‘rhétorique’ à telle ou telle époque. En effet, si avec Cicéron la rhétorique peut fonctionner, en tant qu’artificiosa eloquentia8, comme un des trois arts du trivium, avec la logique et la grammaire, le De Differentiis topicis intéresse surtout par la relation que le quatrième livre entretient avec la dialectique ; enfin avec la Rhétorique d’Aristote, deux regroupements se produisent, le premier, sous l’influence des penseurs arabes, plaçant Rhétorique et Poétique au sein de l’Organon élargi, l’autre l’associant à la philosophie morale et politique. Bien entendu ceci devrait être nuancé et ces différentes traditions se mêlent fréquemment. Le De divisione Philosophiae de Dominicus Gundissalinus9 en est un exemple remarquable. De même, un commentateur du De Differentiis Topicis des années 1240 s’appuie sur Cicéron dans ses gloses sur le quatrième livre10, et, comme on le verra, Roger Bacon place la rhétorique au service de la philosophie morale en se fondant sur des arguments qui relèvent de la logique. En fait, c’est précisément une synthèse originale de sources diverses que va proposer Bacon, s’inspirant à la fois de la tradition arabe, connue des milieux universitaires, et de la tradition augustinienne, dominante en contexte théologique.
LA MORALIS PHILOSOPHIA, SEPTIÈME PARTIE DE L’OPUS MAJUS
3La Moralis Philosophie11 constitue la septième section de l’Opus Majus12 vaste plaidoyer envoyé par Roger Bacon au pape pour revendiquer la nécessité d’une rénovation radicale du savoir, pour sauver le christianisme menacé par des périls à la fois internes et externes13. Dans les cinquième et sixième parties de cet ouvrage. Bacon va introduire des considérations sur l’argumentum rhetoricum, dans le but très précis, qu’il a exposé dans les parties antérieures et notamment la quatrième, de fonder ce qu’il nomme la persuasio de secte veritate. Tout ce développement est directement inspiré du chapitre 5 du De scientiis d’Al-Farabi, disponible en latin dans la traduction de Gérard de Crémone14. C’est dans ce chapitre, intitulé De scientia ciuili et scientia legis et scientia elocutionis, et correspondant, pour les deux premières disciplines, à l’Ethique et à la Politique d’Aristote15 (D.S., p. 170), que Bacon trouvera son inspiration pour rapprocher la « science civile » et la « science des lois » de la « science de l’éloquence ». Il établira en effet un lien, que ne pose pas al-Fārābī, entre cette science de l’éloquence et les paragraphes sur la rhétorique et la poétique présents dans le chapitre 2 du De scientiis sur la science de la dialectique. C’est bien le De scientiis d’al-Fārābī qui est utilisé, et non les ouvrages de Gundissalinus qui en dépendent, puisque le De scientiis16 de cet auteur, tout en gardant au chapitre le même intitulé, ne traite pas de ce qui correspond à la dernière partie, et le De divisione Philosophiae laisse de côté l’ensemble du chapitre.
4Il est à noter que Bacon, qui pourtant ailleurs se méfie des traductions, est ici lui-même victime de la traduction de l’intitulé du chapitre V et de celui de la troisième partie de ce même chapitre, qui rend par scientia ou ars elocutionis (D.S., p. 170, 172), ce qui en arabe était ’ilm al-kalām, science de la théologie17. La section concernée va cependant bien dans le sens que souhaite Bacon, puisque cette discipline est définie comme « disposition par laquelle l’homme peut défendre des opinions et actions déterminées posées par le fondateur de la religion, et rejeter tout ce qui s’y oppose au moyen d’énoncés (sermonibus)18 ». Al-Fārābī répertorie de fait dans la suite de cette section les différentes manières possibles selon lesquelles le théologien peut défendre les données de la foi, soit en les présentant comme non susceptibles d’être discutées, en tant que vérités révélées au-delà d’une intelligence humaine ; soit en les énonçant dans les termes mêmes dans lesquels elles ont été révélées, et en les confirmant ensuite par des arguments tirés « des choses sensibles, notoires ou intelligibles » (sensata et famosa et rationata, D.S., p. 174) ; soit en repérant les absurdités et horreurs présentes dans les autres religions, en contraignant l’adversaire au silence, ou encore en utilisant toutes sortes de moyens, y compris le mensonge et la tromperie : en effet, « soit l’on s’adresse à un ennemi, et tous les moyens sont bons pour le combattre, comme à la guerre, soit on s’adresse à un esprit faible ou un ignorant, et l’on doit alors le pousser à trouver même malgré lui son bonheur » (D.S., p. 172-177). La troisième partie du chapitre V du De Scientiis d’al-Fārābī peut donc légitimement être lue par Bacon comme un traité sur les modes d’argumentation en théologie, d’où le rapprochement avec la science de l’éloquence.
5Bacon cherche d’abord à établir l’existence de diverses « sectes » ou religions (Sarraceni, Tartari, Pagani, Ydolatre, ludei, Christiani19) – le terme même est repris à la traduction latine du De scientiis (D.S., p. 172, par ex.). Malgré leurs différences, elles ont chacune leurs croyances, fondées sur une révélation, et leurs manières propres d’établir le consensus (M. P. IV, 188 sq.). Il énumère ensuite, en suivant explicitement al-Fārābī20, les modes principaux de la persuasio de secte veritate : les miracles21, les témoignages des anciens prophètes22, la révélation23 et la voie philosophique. Il s’agit bien entendu pour lui de forger une méthode pour convaincre de la supériorité de la lex christiana (M.P. V, p. 214). Il reprend à Avicenne l’idée qu’il existe une contradiction entre les prêtres et le peuple24, pour arriver à la conclusion que le legislator et le persuasor secte – remarquons qu’al-Fārābī dit positor secte (D.S., p. 174) – doivent être un sage qui transmet au peuple la sagesse. Bacon s’investit très clairement de cette mission, qu’al-Fārābī qualifie de prophétique, pour ce qui concerne sa propre confession25. Il s’agit, pour lui, non seulement de « persuader » les fidèles de sa « religion », mais aussi de démontrer aux Infidèles de toutes sortes leurs erreurs afin de les faire adhérer à une foi nouvelle. La conviction par le langage, affirme-t-il, vaut mieux que toutes les guerres26. Cette tâche constitue un de ses arguments essentiels, repris comme un leitmotiv dans plusieurs de ses ouvrages, pour démontrer la nécessité d’un renouveau du savoir, en plaçant la sapientia au service de l’« Église de Dieu »27, et en donnant à la « connaissance des langues » une place privilégiée au sein de ce dispositif28.
6En tant que science pratique, la Moralis Philosophia se voit assigner un triple objet : elle doit en effet permettre de « fléchir l’âme » dans trois directions, d’une part pour qu’elle puisse recevoir les « vérités des sectes », ce qui est l’objet du chap. iv, comme nous venons de voir, d’autre part pour qu’elle soit incitée à la recherche du bien, en troisième lieu pour que celle du juge ou de la partie adverse puisse arriver à trancher de manière satisfaisante, ce qui constitue l’objet respectivement des chapitres v et iv29. Le caractère « pratique » de la philosophie morale, qui, aux yeux de Bacon, lui confère un statut supérieur, est en même temps source de difficultés. Cette discipline a donc besoin, dit Bacon, de trouver des « remèdes » qui rendront sa tâche plus aisée, au premier rang desquels se trouve le langage, en ce qu’il est apte à incliner l’âme (senno potens ad inclinandum mentem), c’est-à-dire plus précisément, l’argument. Or il existe deux types d’arguments, l’argument dialectique et l’argument démonstratif. Tous deux ont pour fonction de mouvoir l’intellect spéculatif vers la connaissance de la vérité, mais de manière différente, le premier visant l’opinion, le second la science30. Comme le rappelle Bacon, Aristote dit bien dans l’Éthique : « la philosophie morale ne doit pas se servir de la démonstration, mais de l’argument rhétorique » (M.P. V, p. 250,19- 2131)– Ni l’argument dialectique, ni l’argument démonstratif, qui tous deux ont pour objet la croyance du vrai, le premier en tant que préparation, le second en tant qu’achèvement, ne suffisent pour la recherche et la « persuasion » du bien, qui caractérise la philosophie morale. Ce n’est pas l’intellect spéculatif qui doit être fléchi, mais l’intellect pratique qui lui est supérieur (M.P. V, pp. 250-251). Dans un chapitre antérieur de l’Opus Majus, Bacon avait de manière plus précise encore posé l’existence de quatre arguments, deux pour l’intellect spéculatif (démonstratif et dialectique), deux pour l’intellect pratique (rhétorique et poétique) (O.Ma. III, éd. Bridges vol. III, pp. 85-8632), et l’on retrouvera cette typologie dans une Quaestio in Poetriam anonyme (fin xiiie/début xive siècles)33. Ces arguments, explique Bacon, ont été bien établis par Aristote, ont été « exposés » par les commentateurs Averroès et al-Fārābī, ont été expliqués par Avicenne dans sa logique, et repris par al-Fârâbî dans son De scientiis (O.Ma. III, éd. Bridges vol III, p. 87).
7C’est à ce point de l’exposé, dans la Moralis Philosophia, que Bacon en appelle à la Rhétorique d’Aristote, très conscient de la nouveauté qu’il introduit. La rhétorique cicéronienne, explique-t-il, ne développe pas ce type d’argument, qui concerne l’intellect pratique, si ce n’est dans une orientation juridique, pour montrer comment l’orateur peut persuader le juge de sa cause. Mais pour la persuasio à visée morale dont il est question ici, avec les trois flexus animae qui constituent son objet, « nous avons besoin, dit l’auteur, de la doctrine complète d’Aristote et de son commentateur » :
Hoc autem argumentum non est notum vulgo artistarum apud Latinos, quoniam libri Aristotelis et suorum expositorum nuper translati sunt et nondum sunt in usu studencium. Rhetorica vero tulliana non docet hoc argumentum, nisi propter causas ventilandas, ut orator possit persuadere iudici, quatinus consenciat parti sue et indignetur adverse. Set flexus triplex est, ut dixi ; et ideo hoc argumentum, ut Tullius docet, non sufficit, set indigemus completa doctrina Aristotelis et commentatorum eius (M.P. V, p. 251, 15-2434).
8L’on sait que Bacon est souvent un innovateur, précisément parce que c’est un « intellectuel », un savant « non académique », pourrait-on dire en reprenant l’expression anglo-saxonne. S’il a été, dans les années 1240, maître ès arts, grammairien, logicien, premier commentateur à Paris des œuvres d’Aristote, il est ensuite entré dans l’ordre franciscain pour y poursuivre, entre Paris et Oxford, des études multiples, ses déclarations et ses orientations n’étant pas sans lui valoir quelques difficultés au sein de son ordre. C’est de cette seconde période de son activité que datent les trois Opéra destinés au Pape, composés v. 1267-835. Cette position marginale, par rapport à l’institution universitaire, explique certainement l’originalité de sa démarche, notamment pour ce qui concerne l’analyse du langage. En tout cas, il aime à revendiquer que, sur des matières qui relèvent du cursus des Arts, il sache utiliser des sources qu’ignore l’« ordinaire des artistes », ce qui correspond au cas qui nous intéresse ici.
9Notre auteur reprend la même affirmation au début du chapitre VI de la Moralis Philosophia, consacrée à la persuasion juridique, en réaffirmant la nécessité du recours à la Rhétorique d’Aristote et au commentaire d’al-Fārābī sur ce traité, pour ce qui concerne les principes de l’argument :
Hec pars traditur fontaliter in libro Aristotilis De rethorico argumento et Commentario Alpharabii super librum illum, qui inveniuntur apud Latinos, licet fere nullus consideret ; et Rethorice Tullii et Senece docent in particulari et in propria disciplina componere huiusmodi argumentum (M.P. VI, p. 267, 8-13).
10L’on voit ici intervenir une opposition importante, qu’il reprendra plus loin, entre les principes de la discipline et son application particulière. L’ars fontalis de l’argument, dit Bacon, ne peut relever que de la logique36.
11Roger Bacon est ainsi le témoin direct de l’intégration de la Rhétorique d’Aristote et du commentaire d’al-Fārābī. Il a en effet connu le traducteur, qui lui a fait part de ses difficultés de traduction, dues à sa méconnaissance de la logique, difficultés qui l’ont conduit à renoncer à la traduction de la Poétique :
Quoniam vero liber Aristotilis cum eius Commentario translatus est de greco in arabicum, et de eo in latinum, atque translator dixit michi quod nescivit logicam, propter quod diu distulit transferre hunc librum et finaliter omisit convertere in latinum librum De poetico argumento, eo quod non intellexit librum illum, ut ipse fatetur in prologo sue translacionis in Commentarium Avenrois, ideo non habemus mentem Aristotilis plenam in latino ; set studiosi homines possunt a longe olfacere eius sentenciam, non gustare ; vinum enim, quod de tercio vase transfusum est, virtutem non retinet in vigore (M.P. VI, p. 267, 19-29).
12La déclaration de notre auteur est parfaitement exacte. Pour la Poétique, le traducteur, Hermann l’Allemand, a en effet renoncé à la traduction, préférant ne donner que le commentaire d’Averroès37. Pour la Rhétorique, l’histoire, que Boggess a magistralement retracée38, est plus complexe. Les traductions concernent d’un côté une traduction du texte de la Rhétorique, de l’autre les Didascalia in Rethoricam Aristotelis ex glosa Alpharabi, qui sont ce à quoi Bacon réfère en parlant du « commentaire d’al-Fārābī ». La traduction de la Rhétorique, faite par Hermann à partir de plusieurs manuscrits arabes, est conservée dans trois manuscrits39. Malgré l’appellation de « traduction d’Averroès » (Averroes in Rethoricam), il s’agit bien d’une traduction du traité d’Aristote, dans laquelle le traducteur s’est autorisé plusieurs interventions : d’une part, l’insertion de portions du Commentaire moyen sur la Rhétorique d’Averroès (explicitement introduites comme telles) et du Kitāh al-Šifā’ d’Avicenne, d’autre part ses propres remarques sur les choix de traduction (annoncées par la mention : Inquit ou dixit translator). Ce sont les difficultés de traduction qui l’ont incité à ajouter les commentaires d’Averroès, ou, pour des passages particulièrement obscurs, à proposer une traduction littérale, verbum ex verbo, en ajoutant, pour elucidatio, le texte d’Avicenne, ou encore à traduire un passage d’Avicenne comme substitution du texte source incompréhensible. Le traducteur se justifie d’ailleurs en expliquant que la rudesse de sa propre traduction est encore inférieure à celle de la traduction arabe. Les difficultés du texte, dit-il, permettent de comprendre qu’al-Fārābī ait laissé de côté, dans ses gloses, certains exemples incompréhensibles, et, de manière générale, que ces deux livres d’Aristote soient « presque totalement ignorés des Arabes »40.
13Quant aux Didascalia d’al-Fārābī, elles constituent, comme l’explique bien Hermann dans le prologue de sa traduction41, le début d’un grand commentaire sur la Rhétorique d’Aristote, incomplet. Le commentaire d’al-Fārābī se composait de cette introduction, et d’une seconde section qui devait contenir des citations du texte d’Aristote alternant avec ses propres commentaires sur celles-ci. De ce commentaire incomplet d’al-Fārābī, dont seul un fragment est conservé, Hermann n’a traduit qu’une partie, comme il l’explique à deux reprises, dans l’introduction de sa traduction du prologue des Didascalia et dans celle de sa traduction de la Rhétorique 42.
14La situation en 1268 est parfaitement résumée par Bacon :
Moderni [...] duos libros logicae meliores negligunt, quorum unus translatus est cum Commento Alpharabii super librum illum, et alterius expositio per Averroem facta sine textu Aristotelis est translata
O.Ma. I, c. 15, éd. Bridges vol. III, p. 33.
15Roger Bacon se situe donc à une période tout à fait charnière où la Rhétorique d’Aristote est disponible pour les Latins en traduction, sans s’être encore fait une place à l’Université. La première traduction, anonyme, faite sur le grec, disponible avant le milieu du xiiie siècle, était restée pratiquement méconnue43. Le manque d’intérêt pour la Rhétorique et la Poétique d’Aristote dans les années 1268, que déplore Bacon, est confirmé par le petit nombre des manuscrits des traductions arabo-latines conservés44. On sait que la traduction d’Hermann de la Rhétorique fut peu connue, et que Thomas d’Aquin en cita un bref passage dans sa Summa contra Gentiles45. Ce n’est que lorsque Thomas eut la traduction complète de Guillaume de Moerbeke, qu’il donna à la Rhétorique la place que lui avaient assignée les penseurs arabes, au sein de l’Organon, dans l’introduction bien connue de son commentaire aux Premiers Analytiques, composé en 1271-7246. La traduction complète de Guillaume supplantera vite la traduction arabo-latine incomplète de la Rhétorique, qui n’entrera jamais à l’Université. Disponible à partir de 1270, préservée dans de très nombreux manuscrits47, elle suscitera le premier grand commentaire « latin » sur ce traité, dont la diffusion fut considérable, celui de Gilles de Rome48. Gilles, comme Jean de Jandun après lui, continueront à citer les Didascalia d’al-Fārābī49.
PERSUASIO RHETORICA ET ÉLOQUENCE
16Roger Bacon assigne à la persuasio rhetorica une triple visée dans le cadre de la philosophie morale et politique, la croyance, l’action (entendue comme recherche du bien et évitement du mal), le jugement correct. L’argument rhétorique, dit-il, vaut pour les trois parties de la discipline, et « il vaut mieux que mille démonstrations » (M.P. V, p. 254, 3-4). La démonstration ne peut mouvoir l’intellect pratique, ou ne le fait que par accident, alors que l’argument rhétorique le fait per se et absolute (M. P. VI, p. 254, 4-12).
17Mais pour lui, en outre, la persuasio est indissociable de l’éloquence :
(6) Persuasio tamen hec rethorica ad triplex opus morale, scilicet ad credendum, ad operandum, ad recte iudicandum, concordat in communibus radicibus eloquendi, que sunt ut docilis fiat auditor et benivolus ac intentus (M.P. V, p. 251, 25-28).
18L’auditeur, explique Bacon, doit être charmé (delectatur) par l’argument, et son âme emportée par le discours. Ce dernier évitera donc d’être lourd ou plein de difficultés, permettant ainsi à la vérité de s’imposer distinctement et vraisemblablement (M.P. V, pp. 251-252). Ce sont ici des sources différentes, on le voit, qui sont invoquées, à savoir Cicéron et le quatrième livre du De Doctrina Christiana d’Augustin. Notre auteur cite la maxime célèbre résumant les trois fonctions de l’orateur : docere, delectare, flectare50 (M.P. V, p. 252, 16 ; O. Ma. III, p. 87), et insiste ailleurs sur l’idée qu’une sagesse sans éloquence est comme un glaive acéré dans la main d’un paralytique51. L’auteur effectue manifestement une lecture de Cicéron à travers le texte augustinien.
19L’argument rhétorique comporte selon Bacon trois espèces. Le premier concerne l’établissement des vérités de la foi, qui sont, comme il l’a expliqué dans les parties antérieures de la Moralis Philosophia, d’un côté pour le « fidèle », c’est-à-dire le chrétien, et de l’autre pour l’infidèle. Le second concerne la persuasion juridique. Le troisième consiste à nous fléchir « ad opus in culto divino, legibus et virtutibus ». Si les deux premiers méritent bien d’être appelés « rhétoriques », le troisième par contre devrait plus proprement être appelé « poétique », selon « Aristote et certains philosophes » (M.P. V, p. 254, 32-255, 18). Et Bacon de noter à nouveau l’ignorance où est le « vulgaire » quant à la Poétique et la discipline afférente. Pourtant, dit-il, même si Hermann a renoncé à traduire ce texte, le contenu est accessible à qui ferait l’effort de le chercher, puisqu’il existe le commentaire d’Averroès, en langue latine, bien qu’il ne soit pas d’un usage commun (M.P. V, p. 255, 23- 30). D’autres sources rendraient également la discipline poétique accessible. Bacon cite d’abord la Poétique d’Horace -que mentionnait Hermann dans le prologue de la Rhétorique-, puis plusieurs sources arabes : la section correspondante du De scientiis d’al-Fārābī, le début de la logique d’Avicenne, la logique d’Al-Gazel, traités effectivement bien connus des Latins au xiiie siècle, enfin et surtout le quatrième livre du De Doctrina Christiana d’Augustin (M.P. V, p. 255, 30-256, 3 ; 263, 3-5). Les lettres de Cicéron, de Sénèque, de Jérôme et d’autres saints constituent des modèles d’éloquence (M.P. V, p. 263,5-16 ; cf. O.Ma. III, éd. Bridges vol. III, p. 88). L’argument poétique, comme l’argument rhétorique, n’a rien à faire avec la vérité ou la fausseté des propositions (non curat de veritate propositionum nec de falsitate), comme l’enseigne Avicenne au début de sa logique, puisqu’ils visent à « mouvoir » l’intellect pratique, non l’intellect spéculatif. Si la rhétorique est une logique du discours moral, la poétique est une logique du discours divin, tel qu’il s’exprime dans la langue adamique et dans les textes des Écritures52.
LE RÉSUMÉ DE L’OPUS TERTIUM : RHETORICA UTENS ET RHETORICA DOCENS
20Le résumé de l’Opus Majus (dont la Moralis Philosophia constitue, nous l’avons dit, la septième section) que Bacon donne dans son l’Opus Tertium, quasiment contemporain, développe de manière encore plus ferme et militante le thème de la persuasion, en tant qu’elle s’adresse aux fidèles, pour conforter leur foi, et aux infidèles, pour les convertir. C’est bien parce que les radices persuasionis sont insuffisamment connues des Latins, que la ratio et l’art de la prédication sont morts « chez le commun des prêcheurs (vulgus praedicantium) » (O.T. LXXV, pp. 303, 309-310). Et pourtant les Infidèles et les Chrétiens ont en commun précisément ces modes « philosophiques » de la persuasion, d’où la nécessité d’y avoir recours. La persuasio doit être sous le contrôle de la philosophie, pour ne s’appuyer que dans un second temps sur l’autorité de la doctrina sanctorum (O. T. LXXV, p. 303). Les sciences spéculatives ne sont d’aucune utilité en matière de foi, disait-il ailleurs (O.Ma. III, éd. Bridges vol. III, p. 88). Bacon reprend ensuite le développement de la Moralis Philosohia, sur l’existence de deux livres d’Aristote consacrés à ces questions, qui restent « ignorés des Latins » :
Quoniam autem libri Logicae Aristotelis de his modis, et commentarii Avicennae (sic, pro Averrois), deficiunt apud Latines, et pauca quae translata sunt, in usu non habentur nec leguntur, ideo non est facile exprimere quid oporteat in hac parte. Quod autem Aristoteles fecit duos libros Logicae de hoc genere persuasionis in secta et moribus, manifestavi in tertia parte Operis Majoris, et in septima53 ; quoniam non est dubium quin libros fecerit optimos ; licet Latini hos ignorent ; sicut ignoraverunt libros novae Logicae, dum solum veterem Logicam habuerunt. In illis enim docetur quomodo fiant sermones sublimes, tam in voce quam sententia, secundum omnes ornatus sermonis, tam metrice et rhythmice quam prosaïce, ut animus ad id, quod intendit persuasor, rapiatur sine praevisione, et subito cadat in amorem boni et odium mali, secundum quod docet Alpharabius in libro De scientiis54. Et non solum consistunt haec praedicandi argumenta in pulchritudine sermonis, nec in magnitudine divinae sapientiae, sed in affectibus, et gestu, et debito corporis et membrorum motu proportionato, usque quo doctrina sanctorum accedat [...] Nam sic docet Augustinus formam praedicationis Evangelicae, in quarto libro De Doctrina Christiana (O.T. LXXV, p. 304-305).
21L’exposé de l’Opus Tertium marque un pas supplémentaire dans la direction empruntée par Bacon dans l’Opus Majus. Il ne s’agit plus simplement de rapprocher ou de justifier des traditions de pensée différentes, mais de leur assigner une place spécifique dans un modèle d’ensemble. Il s’agit de concilier la place réaffirmée de la rhétorique et de la poétique au sein de la logique, avec la finalité première reconnue à ces disciplines dans ce qui doit être la tâche essentielle de l’Église, la prédication (O. T. LXXV, p. 304). L’opposition ancienne entre docens et utens va être invoquée dans ce but. La rhétorique et la poétique se composent d’une partie docens, qui expose la composition des arguments, et d’une partie utens, qui décrit les manières de les utiliser ; la première fait partie de la logique, la seconde de la philosophie morale (O. T. LXXV, p. 305-306)55. Il est donc absurde, dit Bacon, de classer la rhétorique comme l’une des trois disciplines du trivium, ainsi qu’on le fait habituellement56 :
Ex quibus patet quod rhetorica non est scientia principalis per se divisa, contra logicam et grammaticam, ut vulgus assignat partes Trivii. Oportet enim quod rhetorica, componens argumenta et docens arguere, sit pars logicae, et quod utens sit pars moralis philosophiae. Et similiter est poetica duplex, scilicet docens componere argumentum poeticum, et utens eo. Prima est pars logicae ; secunda est pars moralis philosophiae (O.T. LXXV, p. 308)57.
22Chacune des deux disciplines a donc un fonctionnement double, au sein de l’Organon d’un côté, de la science morale de l’autre. Hermann affirme, dans le prologue de sa traduction de la Rhétorique, que personne ne peut douter que les deux traités fassent partie de la logique, si l’on s’en rapporte aux « ouvrages des arabes célèbres, al-Fārābī, Avicenne et Averroès »58. Pour Bacon, ce sont les meilleures parmi les œuvres logiques (O.Ma. I, éd. vol. III, p. 2259). On se rappelle qu’il dit avoir entendu Hermann assigner à l’ignorance de la logique son échec quant à la traduction de la Poétique 60, alors que le traducteur ne mentionnait dans son prologue à la Rhétorique que des difficultés de nature linguistique. La mauvaise qualité des traductions peut expliquer que les deux ouvrages soient négligés des logiciens latins. Pour ce qui est de la rhetorica utens, Bacon intègre d’un côté l’opinion cicéronienne ancienne, reprise par Boèce dans le De differentiis topicis, toutes deux citées par Gundissalinus dans son De diuisione philosophie61, qui fait de la rhétorique une partie de la science civile, de l’autre les développements d’al-Fārābī sur la sciencia eloquendi, qui l’associent aux sciences morale et civile, dans le cinquième chapitre du De scientiis. Alors que les juristes, notamment, savent user de l’argumentum rhetoricum, les « Latins », dit Bacon, en ignorent totalement le fondement, l’ars fontalis, que donnent la Rhétorique d’Aristote et son commentaire (M.P. V, p. 267). L’opposition entre utens et docens joue de manière plus nette encore pour la Poétique. Pour Bacon, les Écritures représentent l’usage suprême de la forme poétique, mais il restait à en découvrir la science, ce que permet la Poétique, connue à travers le commentaire d’Averroès.
RAPTUS ANIMAE : DE LA GRAMMAIRE A LA MUSIQUE
23L’articulation utens/docens permet à Bacon de réaliser une convergence des sources qui se manifeste de manière remarquable avec la notion de raptus anime. Le discours véritablement efficace doit être tel qu’il « ravisse » l’âme de l’auditeur, de manière subite et instantanée, sans même qu’il s’en aperçoive. Le modèle en ce genre est constitué par les Écritures. L’importance du mètre et du rythme pour l’efficacité du discours s’appuie d’un côté sur les Retractationes, où Augustin décrit comment « la musique sensible -celle des textes sacrés- peut ravir l’âme pour qu’elle accède aux vérités divines invisibles »62, de l’autre, pour ce qui est de la doctrine, sur la Poétique d’Aristote, dont l’enseignement est transmis par les paragraphes qui lui sont consacrés dans le chapitre sur la logique du De Scientiis d’al-Fārābī63. Le parallélisme des deux passages est tel qu’il permet à Bacon d’attribuer à al-Fārābī cette idée de raptus64.
24L’on peut maintenant comprendre la hiérarchie qu’établit Bacon entre les sciences du langage, au service de la persuasio. C’est un point original de l’exposé de l’Opus Tertium, par rapport à la Moralis Philosophia. Il pose en effet une gradation, qui commence avec la grammaire, en passant par la logique, la rhétorique et la poétique, pour culminer avec la musique. Cette dernière coiffe les sciences de l’expression, telles qu’ensuite peut l’utiliser la philosophie morale (O. T. LXXV, pp. 302-303 ; 308). Notre auteur est, une fois de plus, tout à fait convaincu de l’originalité de sa démarche, et reconnaît qu’à première vue, l’affirmation que la « philosophie de la musique » doit être au service de l’Église dans son office de prédication peut sembler absurde (ibid., pp. 303 ; 306). La grammaire s’occupe du langage au niveau élémentaire (pueriliter) en enseignant la formation des phrases, la logique, de manière virile (viriliter), le fait au plan des formes et principes de l’argumentation, le rhéteur au triple plan de l’argument, de son adéquation au contexte, et de sa qualité formelle, la musique enfin s’occupe de la prose, du mètre, ou du rythme. C’est à la science de la musique que revient d’assigner les « causes et les raisons » de la « suavité » de l’argument et de son efficacité (ibid., p. 306-307)65. Il importe en effet de distinguer le persuasor, qui maîtrise parfaitement tous les éléments de l’efficacité du discours, et l’ars ou la science, en l’occurrence la musique, qui sait « donner les raisons et les causes » de cette « puissance » (potestas) du langage (ibid., p. 309). Le discours ne vaut pas seulement par les mots, mais par l’intonation, les gestes et mouvements du corps, qui doivent l’accompagner harmonieusement (ibid., p. 308 ; M.P. V, p. 258). Bien que cette idée soit également exposée par al-Fārābī dans ses Didascalia (p. 180-181), Bacon n’y renvoie pas, ce qui confirme à nouveau qu’il n’a pas dû lire cet ouvrage. Pour ce qui concerne la subordination de la grammaire à la musique. Bacon s’autorise des affirmations des auctores musicae, Cassiodore, Censorinus, autorités anciennes qui, une fois encore, « concordent » avec l’opinion d’al-Fārābī dans son De scientiis66 (O.Ma. IV, éd. Bridges vol. I, p. 100). Pour la logique. Bacon montre de manière semblable comment elle « doit mendier le pouvoir de la musique », pour que ses arguments puissent « ravir l’âme de l’auditeur de manière immédiate et sans même qu’il s’en aperçoive » (ibid., pp. 100-101). Notre auteur appuie ce point explicitement sur la Poétique, à partir du commentaire d’Averroès (ibid., p. 101).
25Pour que le tableau soit complet, on rappellera, brièvement, que pour Bacon, la persuasio en tant qu’elle se sert du langage n’a pas pour seuls instruments ceux que nous venons de décrire. Il n’hésite pas ailleurs à avoir recours à la science de la magie, empruntant à un autre penseur arabe, Al-Kindi, ses développements sur l’efficacité des formules magiques. Les dispositions mentales et physiques du prédicateur et de l’auditeur, en même temps que la disposition du ciel, sont des éléments importants. Qu’il s’agisse de déterminations mentales ou naturelles, leur effet ne peut jamais être garanti de manière mécanique, puisque contrairement, dit Bacon, à ce qu’affirment les charlatans, elles ne peuvent qu’« inciter » le locuteur à modifier son opinion, son libre-arbitre lui laissant toujours la possibilité de s’opposer aux forces qui l’atteignent67. Le « pouvoir des mots » est ainsi conçu dans une double dimension, linguistique ou sémiotique d’un côté, physique et (sur) naturelle de l’autre68. Ces pouvoirs se conjuguent et culminent dans les formules sacramentelles. N’est-il pas merveilleux, s’exclame Bacon, que par la simple prononciation de quelques mots, nous puissions faire que le Sauveur existe auprès de nous, quand nous le voulons ! (M.P. IV, pp. 230-231)
CONCLUSION
26L’on doit donc bien distinguer deux moments distincts dans l’assimilation de la Rhétorique d’Aristote par les Latins, si l’on considère la période précédant la traduction complète de Guillaume de Moerbeke. Le premier, dont Gundissalinus puis Albert le Grand sont de bons témoins, dans les années 1260, est l’emprunt à la tradition arabe, représentée par le De Scientiis d’al-Fārābī, connu depuis la fin du xiie siècle, du schéma de l’Organon élargi, incluant la rhétorique et la poétique. Le second moment, que représente Roger Bacon, dans les années 1268, est constitué par la première mention du texte même de la Rhétorique, dans la traduction imparfaite, et mêlée au Commentaire moyen d’Averroès, réalisée par Hermann l’Allemand en 1256, traduction qui s’accompagne de celle des gloses d’al-Fārābī sur ce texte, ou Didascalia. On a l’impression, en lisant Bacon, que ses contacts avec Hermann ont été décisifs. Ses propres dires quant à la Rhétorique et la Poétique recoupent souvent ce qu’explique le traducteur dans ses préfaces69. Il semble cependant qu’il n’ait pas lu la traduction de la Rhétorique70 -il affirme d’ailleurs que la traduction d’Hermann est si mauvaise qu’« elle ne vaut absolument rien » (Compendium Studii Philosophiae, p. 473, voir n. 57), et ne semble pas douter qu’il s’agisse bien d’une traduction. Il en va de même pour le « commentaire d’al-Fārābī », c’est-à-dire ses Didascalia, que Bacon ne cite jamais nommément, alors qu’il le fait fréquemment pour le De scientiis. Les thèmes farabiens développés par Bacon et qui pourraient avoir pour origine les Didascalia, ont en fait toujours un correspondant dans le De scientiis. On peut penser que Bacon, par l’intermédiaire d’Hermann, a été sensibilisé à l’importance des textes d’Aristote, et a su immédiatement quel profit il pouvait en tirer pour les buts qu’il recherchait, ce qui l’a conduit à faire une lecture nouvelle et originale des sources disponibles sur la Rhétorique d’Aristote, bien connues au xiiie siècle, et constituées principalement du De scientiis d’al-Fārābī et de la Logica d’al-Gazel71. Cependant, intéressé par les dispositifs d’ensemble plutôt que par les points de détail, Bacon n’a pas lu les textes dont il déplorait l’ignorance par les Latins. On reconnaît là le caractère programmatique des Opéra de Bacon.
27Il est intéressant de noter la manière différente dont Gundissalinus et Bacon ont intégré l’apport d’al-Fārābī. Gundissalinus, dans le De diuisione Philosophiae, traite successivement de la grammaire, de la poétique, de la rhétorique et de la logique. La grammaire juxtapose des considérations classiques empruntées à la tradition de Priscien et Donat, et la subdivision en sept parties de la scientia linguae (De divisione, pp.45, 15 sq. ; 47, 20 sq.), qui constitue le premier chapitre du De scientiis d’al-Fārābī. La poétique et la rhétorique sont étudiées à partir de sources classiques, Horace, Donat, Isidore, Bède, pour la première, Cicéron et le De differentiis topicis IV de Boèce pour la seconde. Lorsqu’il arrive à la logique, Gundissalinus reprend le chapitre correspondant du De scientiis d’al-Fārābī, et la division néoplatonicienne de la logique en huit parties, la poétique et la rhétorique en constituant les deux dernières72. L’on comprend alors qu’il laisse par la suite de côté la « science de l’éloquence », regroupée avec la science civile et la science des lois dans le chap. V du De scientiis, puisqu’il en a déjà été question à deux reprises. Gundissalinus ne fait aucune tentative originale pour concilier ses sources. À la fin du chapitre sur la logique, s’interrogeant sur l’ordre des « sciences de l’éloquence », il soutient l’ordre grammaire, poétique, rhétorique, logique, en arguant que l’on doit d’abord former une énonciation correcte, qui doit ensuite charmer l’auditeur, puis le convaincre, pour enfin arriver, par la logique, à la connaissance de la vérité73. Lorsqu’il ordonne ensuite les branches de la logique entre elles, il n’est plus question de rhétorique et de poétique74. Bacon par contre, qui n’écrit pas dans le but d’établir une classification des disciplines, mais pour décrire précisément ce que sont les radices persuasionis, réorganise autour de cette notion de persuasio l’ensemble de ses sources, en en distinguant l’aspect théorique et l’aspect appliqué. Il peut ainsi suivre sans incohérence le modèle du De scientiis, en maintenant la place assignée à la rhétorique et la poétique au sein de l’Organon, et en gardant la science de l’éloquence aux côtés des sciences civiles et morales. Sa lecture complète du chapitre V du De scientiis, avec cette science de l’éloquence mise au service de la prédication, que les Latins, après Gundissalinus, avaient tous négligée, lui permet d’agréger au dispositif farabien les sources classiques, augustiniennes principalement. La rhétorique et la poétique se voient alors réévaluées et placées au-dessus de la logique, puisque, en matière de persuasion, la vérité ne suffit pas, car elle doit prendre les formes qui la rendent acceptable et agréable à recevoir. Comme l’argumente de manière convaincante Deborah Black, la place de la rhétorique et de la poétique au sein de l’Organon, et les réflexions approfondies sur la nature syllogistique de ces disciplines, ont pour origine, dans la pensée arabe, une conception particulière des relations entre savoir philosophique et savoir théologique, entre établissement et transmission de la sagesse, qui est étrangère au monde latin75. Si Bacon peut placer la rhétorique et la poétique, avec la musique, au sommet des sciences de l’éloquence, c’est également en raison d’une conception d’ensemble. Cette conception, d’inspiration augustinienne, diffère de celle d’al-Fārābī, diffère encore davantage de celle que l’on soutenait à la même époque à la Faculté des Arts ; elle place la sagesse au service de l’Église, non pas de la théologie comme discipline, mais de l’Église comme institution militante, dont la prédication doit constituer l’une des tâches essentielles. La persuasio secte développée par al-Fārābī dans le chapitre V du De scientiis peut très bien être intégrée à ce projet.
28Bacon rassemble ainsi en un même mouvement trois niveaux d’analyse, (1) l’enseignement des arguments rhétorique et poétique, dans le cadre de la logique ; (2) leur application dans le cadre défini par la philosophie morale ; (3) leur expression et leur transmission effective par le langage, qui relève d’une science de l’éloquence prise de la manière la plus globale qui soit, et placée au service de l’Eglise. Notre auteur fait fonctionner ensemble diverses traditions issues des traités d’Aristote, logiques et éthiques, lus par les péripatéticiens arabes – l’influence d’al-Fārābī, à travers le De Scientiis s’avérant déterminant-, et de la tradition cicéronienne lue à travers Augustin. En plaçant l’argumentum rhetoricum dans la partie « pratique » de la philosophie morale et politique. Bacon annonce bien le chemin que prendra la Rhétorique d’Aristote chez les Latins, en circulant presqu’exclusivement avec des textes d’éthique et de politique. Mais sa voie est plus large, puisque la persuasio rhetorica, avec sa triple visée, la croyance, l’action, le jugement, est indissociable de l’éloquence. Du fait que le type de persuasio qui intéresse Bacon concerne davantage les vérités divines que les vérités humaines, la source principale reste encore Augustin.
Notes de bas de page
1 Pour une présentation d’ensemble, voir James J. Murphy, Rhetoric in the Middle Ages, A History of Rhetorical Theory from Saint Augustine to the Renaissance, Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press, 1974.
2 Voir Murphy, op. cit., chap. 2 (et références données n. 67, p. 61) ; K. Eden, « The Rhetorical Tradition and Augustinian Hermeneutics in De doctrina christiana », Rhetorica 8/1, 1990, p. 45-63.
3 Voir J.R. O’Donnell, « The ‛Rhetorica divina’ of William of Auvergne : A Study in Applied Rhetoric », dans Images of Man in Ancient and Medieval Thought : Studio Gerardo Verbeke ab amicis et collegiis dedicata, F. Bossier et al. édit., Louvain, 1976, p. 323-333.
4 Voir O.P. Lewry, « Four graduation Speeches from Oxford (c. 1270-1310) », Medieval Studies 44, 1982, p. 137-180.
5 Strickland Gibson, Statuta antiqua, 1xxxv, 20-21.
6 Voir Marianne G. Briscoe, Arles praedicandi, et Barbara H. Jaye, Arles orandi, dans le fascicule 61 de la Typologie des sources du Moyen Âge occidental, Turnhout, Brepols, 1992.
7 K.M. Fredborg, « The scholastic teaching of Rhetoric in the Middle Ages », Cahiers de l’Institut du Moyen Âge Grec et Latin 55, 1987, p. 85-105, voir p. 88-89.
8 Voir encore au XIIIe siècle, cette expression citée par les Accessus Philosophorum, édit, par C. Lafleur, Quatre introductions à la philosophie au XIIIe siècle, Montréal/Paris, Institut d’études médiévales/Vrin, 1988, pp. 237 et 239, 1. 932-935 : « Causa materialis vel subiectum artis rethorice est rethorica, id est artificiosa eloquentia ». Sur la tradition cicéronienne, voir John Ward, « From Antiquity to the Renaissance : Glosses and Commentaries on Cicero’s Rhetorica », dans Medieval eloquence : Studies in the theory and practice of medieval rhetoric, James J. Murphy édit.. Berkeley/ Los Angeles/ London, University of California Press, 1978, p. 25-67 ; id. « Manuscripts of catena commentaries on Cicero’s Rhetorica in the period c. 1050-1215 a.d. and their implications for the development of a teaching tradition in rhetoric », conférence donnée à Kalamazoo (mai 1988), non publiée ; K.M. Fredborg, « Twelfth-Century Ciceronian Rhetoric : Its Doctrinal Development and Influences », dans Rhetoric Revalued, édit, par Brian Vickers, Binghamton/New York. Center for Medieval & Early Renaissance Studies, 1982, p. 87-97 ; id. The Latin Rhetorical Commentaries by Thierry of Chartres, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1988 ; E. Stump, Dialectic and its Place in the Development of Medieval Logic, Ithaca, Cornell Univ. Press, 1989.
9 Dominicus Gundissalinus, De divisione philosophiae, édit, par Ludwig Baur, Miinster, Aschendorff, 1903.
10 P.O. Lewry, « Rhetoric at Paris and Oxford in the mid-thirteenth century », Rhetorica 1/1, 1983, p. 45-63, voir pp. 46-48.
11 Baconis Operis Maioris pars septima seu Moralis Philosophia, édit, par E. Massa, Turici, In aedihus Thesauri Mundi, 1953, abrégé en M.P. Voir E. Massa, Etica e poetica nella storia dell’Opus Maius, Roma, Edizioni di storia e letteratura, 1955 ; J. Hackett, « Moral Philosophy and Rhetoric in Roger Bacon », Philosophy and Rhetoric 20, n° 1, 1987, p. 18-40 ; A. Maierù, « Influenze arabe e discussioni sulla natura della logica presso i Latini fra XIII e XIV secolo », dans La Diffusione delle scienze islamiche nel Medio Evo Europeo, Roma, Accademia Nazionale dei Lincei, 1987, p. 243-261 (voir pp. 251-263).
12 Roger Bacon, Opus Majus, édit, par J.H. Bridges, London ; reprint Minerva, 1964, abrégé en O. Ma..
13 Voir aussi O. Ma. iv, éd. Bridges vol. I, p. 253-54.
14 Liber Alfarabii de Scientiis, translata a Magistro Girardo Cremonensi, éd. et trad. A. Gonzalez Palencia, Madrid-Granada, 1953, abrégé en D.S.
15 C’est par l’intermédiaire du De scientiis, que Bacon peut référer à la Politique d’Aristote (M.P. IV, p. 188).
16 Domingo Gundisalvo, De scientiis, édit, par P. Manuel Alonso Alonso, Madrid-Granada, 1954.
17 Je remercie Maroun Aouad d’avoir attiré mon attention sur ce point. Fauzi M. Najjar, dans sa traduction anglaise, traduit kalām par « dialectical theology » (p. 24, 27).
18 « Et ars elocutionis est virtus qua homo potest defendere sententias et actiones determinatas quas secte positor propalauit et reicere totum quod diuersificatur eis cum sermonibus » (D.S., p. 172, trad. angl. p. 27).
19 Sa source est ici l’Itinerarium de Guillelmus de Rubruc, éd. A. Vanden Wyngaert, Sinica Franciscana I, 1929.
20 M.P. IV, p. 219 : « Alpharabius docet in libro De scientiis modos probandi sectas [...] »
21 M.P. IV, p. 195 et 221-222 ; O. Ma. IV, éd. Bridges t. I, pp. 253-54 ; D.S., p. 174 ; cf. Didascalia, p. 162. Les idées que Bacon reprend au De scientiis d’al-Fārābī se retrouvent souvent dans les Didascalia in Rethoricam Aristotelis ex glosa Alpharabi, début d’un commentaire d’al-Fārābī sur la Rhétorique d’Aristote. Alors qu’il se réfère explicitement aux paroles d’al-Fārābī (voir par ex. M. P. IV, p. 189 : « ut docet Alfarabius in libro De scienciis [...] » ; ou ibid., p. 209 : « Alpharabius dicit in Moralibus [...] », formule qui introduit une citation du chapitre 5 du De scientiis). Bacon se contente de mentionner l’existence d’un commentaire d’al-Fārābī sur la Rhétorique, mais ne semble pas l’avoir lu, comme nous le verrons plus loin. Le fait pour nous d’indiquer la référence aux Didascalia à côté de celle du De scientiis sert donc simplement à établir le parallèle entre les deux ouvrages. Les Didascalia sont édités par M. Grignaschi dans : J. Langhade et M. Grignaschi, Al-Fârâbi, Deux ouvrages inédits sur la Rhétorique, I : Kitâb al-hatâba, II : Didascalia in Rethoricam Aristotelis ex glosa Alpharabi (i), coll. « Recherches publiées sous la direction de l’Institut de Lettres Orientales de Beyrouth, série 1 : Pensée arabe et musulmane » 48. Beyrouth 1971, pp. 149-252.
22 M.P. IV, pp. 219-221 ; cf. D.S., pp. 172 et 174.
23 M.P. IV, p. 209 ; cf. D.S., p. 173.
24 M.P. IV, p. 208 ; cf. Avicenne, Liber de philosophia prima sive scientia divina, édit, par S. Van Riet (Avicenna Latinus), Louvain, Peeters/ Leiden, Brill, 1980, chap. X, 2.
25 M.P. IV, p. 212 ; V, p. 224 ; cf. D.S., p. 173.
26 O.Ma. III, éd. Bridges vol. III, pp. 120-122.
27 O.Ma. IV, éd. Bridges vol. I, p. 253 sq. ; O.Ma. III, éd. Bridges vol. III, p. 115.
28 Pour Bacon, cette discipline, inconnue des Latins, inclut à la fois la maîtrise des langues sapientielles, la science des signes, la pratique de la traduction ou de l’étymologie, etc. Voir I. Rosier, « Roger Bacon et la grammaire », dans Roger Bacon Essays, édit, par J. Hackett, (à paraître).
29 M.P. V, p. 249, 23-31.
30 Cf. Aristote, An. Post. I, 4, 73a, 24.
31 Cf. Eth. Nic. I, I ; 1094b, 19-25.
32 « De logica deficit liber melior inter omnes, et alius post eum in bonitate secundus male translatus nec potest sciri nec adhuc est in usu vulgi, quia nuper venit ad Latinos, et cum deffectu translationis et squalore. Nec est mirum si dico istos libros logicae meliores, nam oportet esse quatuor argumenta veridica ; duo enim movent intellectum speculativum seu rationem, scilicet dialecticum per debilem habitum et initialem, qui est opinio, ut disponamur ad scientiam, quae est habitus completus et finalis in quo quiescit mens speculando veritatem. Et hic habitus animi acquiritur per demonstrativum argumentum. Sed cum voluntas seu intellectus practicus sit nobilior quam speculativus, et virtus cum felicitate excellit in infinitum scientiam nudam, et nobis magis est necessaria sine comparatione, necesse est ut habeamus argumenta ad excitandum practicum intellectum, praecipue cum magis simus infirmi in hac parte quam in speculatione. [...] Quapropter oportet quod habeat intellectus practicus sua adjutoria, et excitetur per propria argumenta sicut speculativus per sua. Et ideo necesse fuit ut traderetur doctrina de his argumentis, quibus moralis philosophia et theologia utuntur abundanter [...] Et hic sunt duo modi flectendi nos. Unus est qui promovet animum ad credendum et consentiendum et commiserandum et compatiendum et ad hujusmodi actus, et sua contraria cum necesse est ; et hoc argumentum vocatur rhetoricum, et est respectu intellectus practici sicut argumentum dialecticum ad intellectum speculativum. Nam facit debilem habitum, scilicet persuasionem credulitatis et fidei, ut sequatur habitus completus, qui est amor crediti et dilectio per opinionem confirmanda. Et hic habitus qui flectit nos ad amorem boni operis habetur per argumentum poeticum, quia poetae veraces, ut Horatius et aliis Graeci et Latini, vitia prosequuntur et virtutes magnificant, ut alliciantur homines ad amorem boni et odium peccati. »
33 Édité par G. Dahan, « Notes et textes sur la poétique au Moyen Âge », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge 47, 1981, p. 171-239 ; voir p. 215.
34 Cf. plus haut dans O.Ma. III, éd. Bridges vol. III, p. 87 : « [...] Latini nondum habent scientiam horum argumentorum secundum artis logicae potestatem ».
35 Pour une bio-bibliographie récente, voir J. Hackett, « Roger Bacon », dans Dictionary of Literary Biography, vol. 115 : Médiéval Philosopkers, J. Hackett édit., 1992, p. 90-102.
36 M.P. VI, p. 267, 16-17 : « Ars fontalis non datur de hoc argumento nisi in logica, cuius est argumentorum differencias et condiciones assignare ».
37 Voir le prologue de sa traduction de la Rhétorique, dans W.F. Boggess, « Hermannus Alemannus’s Rhetorical Translations », Viator 2, 1971, p. 227-250, p. 249-250.
38 Boggess, « Hermannus Alemannus... », op. cit.
39 Boggess, 1971, p. 236 sq. ; M. Aouad, « La Rhétorique. Tradition syriaque et arabe », dans Dictionnaire des philosophes antiques, R. Goulet, édit., Paris, 1989, vol. I, p. 455-72, voir p. 178. Des extraits sont édités par B. Schneider, AL. XXXI i-2, Leiden, Brill, 1978, pp. 339-343.
40 Prologue à la Rhétorique, éd. dans Boggess, op. cit., p. 249.
41 Prologue aux Didascalia, éd. dans Boggess op. cit., p. 249.
42 Voir Boggess op. cit., p. 230-236 ; Grignaschi, introd. de l’édition des Didascalia, cit. ; Aouad, op. cit., p. 464-465. La declaratio compendiosa ex glosa Alpharabii, éditée à la Renaisssance, est un remaniement de la Glosa d’al-Fārābī. Sur le texte arabe qui correspond aux Didascalia, voir Langhade & Grignaschi, op. cit., p. 127-128, et l’article de Maroun Aouad, dans ce volume.
43 Voir B. Schneider, Rhetorica, translatio anonyma sive velus, et translatio Guillelmi de Moerbeka, Leiden, Brill, (Aristotes Latinus XXXI 1-2), 1978, Praefatio, p. X, qui mentionne une utilisation par Siger de Brabant ; sur l’étude de cette traduction, cf. ibid. p. XIII-XV.
44 Boggess, op. cit., p. 236 sq. ; Aouad, op. cit., p. 178.
45 B. Schneider, op. cit., Praefatio, p. IX-XIV ; voir A. Gauthier, Saint Thomas d’Aquin, Contra Gentiles, livre premier. Texte de l’édition Léonine. Introd. ; trad. de R. Bernier et M. Corvez, Paris 1961, p. 51-56 : Saint Thomas et la Rhétorique d’Aristote. Thomas d’Aquin cite en fait un seul passage, qui deviendra un adage (Homo habet odio totum latronum genus), en renvoyant au Philosophas in sua rhetorica : ce renvoi indique qu’il s’agit de la traduction d’Hermann, qui ne comporte pas la division en trois livres. Il reprendra ensuite l’adage (Summa theologiae IaIIae q. 29, a. 6, sed contra) en le citant exactement à partir de la traduction de Guillaume de Moerbeke (Rhet. II, 4, 1382a5-7).
46 Edit par R.A. Gauthier, S. Thomae de Aquino Expositio libri Posteriorum. Editio altera retractata ; Roma, Commissio leonina ; voir introd. de l’édition pour les sources ; sur la classification de Thomas et son influence, voir C. Marmo, « Suspicio. A Key Word to the Significance of Aristotle’s Rhetoric in Thirteenth Century Scholasticism », Cahiers de l’Institut du Moyen Âge Grec et Latin 60, 1990, p. 145- 198.
47 B. Schneider, op. cit., Praefatio, p. XXXII-XXXIX.
48 Voir Murphy, op. cit., p. 98 sq. ; id., « The scholastic condemnation of Rhetoric in the Commentary of Giles of Rome on the Rhetoric of Aristotle », dans Arts libéraux et Philosophie au Moyen Âge, Montréal/Paris, 1969, p. 833-41 ; O’Donnell, J.R., « The commentary of Giles of Rome on the ‘Rhetoric’ of Aristotle », dans Essays in mediaeval history presented to Bertie Wilkinson, T.A. Sandquist & M.R. Powicke édit., Toronto, 1969, p. 138-156 ; ainsi que l’article de Costantino Marmo, dans ce volume.
49 Grignaschi, op. cit., p. 140 et n. 1.
50 De Doctrina Christiana IV, 12, 27 ; citant Cicéron, Orator, 21,69. Cf. ces trois notions, à partir des mêmes sources, dans la Summa Theologiae de Thomas d’Aquin, II-I, 7, ar. 1.
51 Opus Tertium, éd. J.S. Brewer, Fr. Rogeri Bacon, Opera quaedam hactenus inedita, London, Longman, 1859, vol. I, p. 3-310 ; voir p. 4 ; abrégé en O.T..
52 Voir Massa, op. cit., p. 148-149 ; O.T., p. 266, texte cit. infra n. 62.
53 Ce sont les passages que nous avons cités supra.
54 D.S. II, édit, cit., p. 139-140.
55 Pour une manière très différente d’aborder les relations entre ces disciplines, chez Gilles de Rome, voir G. Bruni, « The De differentia rhetoricae, ethicae et politicae of Aegidius Romanus », The New Scholasticism VI/1, 1932, p. 1-18.
56 Sur la difficulté à trancher sur la place de la rhétorique dans l’une des trois catégories qui peuvent l’accueillir, le trivium, la logique, et la philosophie morale, voir K.M. Fredborg, « Dialectica Moralis » (conférence non publiée, Göttingen 1989).
57 Cf. le passage exactement parallèle des Communia mathematica, édit, par R. Steele (Opera hactenus inedita Rogeri Baconi, fasc. XVI), Oxford, Clarendon, 1940, p. 64, 1-14. L’idée d’une rhétorique et d’une poétique duplex, docens et utens, sera reprise et qualifiée de ratio antiqua par l’auteur anonyme de la Quaestio in Poetriam (éd. cit. p. 219, cf. Marmo, op. cit., p. 184). Sur son utilisation par Raoul le Breton et Thomas, cf. Marmo, ibid., p. 185-186.
58 Dans Boggess, op. cit., p. 249-245.
59 Cf. Compendium Studii Philosophiae VIII, édit, par J.S. Brewer, Fr. Rogeri Bacon, Opera quaedam hactenus inedita, London, Longman, 1859, vol. I, p. 473 : « Nam Aristoteles fecit mille volumina, ut legimus in vita sua, et non habemus nisi tria quantitatis notabilis, scilicet Logicalia, Naturalia, Metaphysicalia ; ita quod omnes aliae scientiae, quas fecit, desunt Latinis, nisi quod aliquos tractatus et parvos libellos habemus de aliis scientiis ; pauci valde. De logicalibus etiam, de studio deficiunt Latino, duo libri meliores, quos Heremannus habuit Arabicos, sed non fuit ausus transferre. Cum tamen unum eorum transtulit aut fecit transferri, sed ita male quod nihil omnino valet illa translatio, nec est etiam in usu logicorum. »
60 Voir textes cités supra ; voir aussi Compendium Studii Philosophiae VIII, pp. 471-472 : « [...] dixit ore rotundo quod nescivit logicam, et ideo non ausus fuit transferre » ; il ajoute qu’Hermann fut plus un collaborateur qu’un traducteur (magis fuit adjutor translationum quam translator).
61 De diuisione philosophiae, p. 54, 11-13 : « genus huius artis [= Poeticae] est, quod ipsa est pars ciuilis sciencie, que est pars eloquencie. non enim parum operatur in ciuilibus quod delectat uel edificat in sciencia uel in moribus ». Cf. aussi ibid. p. 16. Pour la rhétorique, voir p. 64, 11-25 : « Genus autem artis rethorice est qualitas ipsius artificii secundum eius effectum. Hoc autem est quod ipsum artificium est pars ciuilis sciencie maior. Nam ciuilis racio dicitur quicquid ciuitas racionabiliter digerit aut agit ; dicimus enim racio est hoc uel illud facere uel dicere. Item ciuilis racio dicitur sciencia dicendi aliquid racionabiliter et faciendi, quod hec quidem racio sciencia ciuilis dicitur, cuius pars integralis et maior rethorica est [...] Maximam enim uirtutem habet eloquencia in ciuitate, set si sapiencie sit iuncta, sicut Tullius ostendit ». Ibid., p. 65 : 1-3 : « item secundum Boecium genus artis rethorice est, quod ipsa est facultas i.e. facundum efficiens, quod est esse maiorem partem ciuilis sciencie ». Nous reviendrons sur l’incohérence du De diuisione, qui classe ensuite rhétorique et poétique sous la logique (p. 71-72), en suivant le De scientiis d’al-Fārābī.
62 O.T. LXIV, p. 266 : « Spiritus enim sanctus non in vacuum protulit suam sapientiam, sub legibus metricis et rhythmicis comprehensam ; immo summam suavitatem in hoc exprimens, voluit allicere ad interiora sapientiae divinae, quatenus per haec musicalia sensibilia raperemur ad invisibilia Dei, sicut dicit Augustinus libro Retractationum » (Retractationum libri duo, I, 11 ; PL 32, 600-601 [CCSL 57, éd. A. Mutzenbecher, Brepols, 1984]). Il s’agit du passage où Augustin traite des six livres qu’il a écrits sur la musique, et cite le passage de Rom. I, 20 : invisibilia dei, per ea quae facta sunt intellecta conspiciantur. C’est un adage qu’Augustin cite très fréquemment (De doctrina christiana, 1, 4, Confessionum, 10, 6, Epistulae n° 102, De ciuitate Dei 22, 29, De trinitate 2, 15, etc.). Par ailleurs, dans d’autres textes, Augustin, pour exprimer cette même idée d’un élèvement de l’âme vers les réalités divines, à partir des réalités sensibles, emploie bien l’expression rapi(a)tur anima (voir De genesi ad litteram, 12, 21, De trinitate 11, 4, Epistulae, n° 55). Bacon a très certainement amalgamé ces différents passages, qui se rejoignent pour le sens. Sur cette notion de raptus, voir Massa, op. cit., chap. XI, qui renvoie uniquement au passage des Retractationes. Ajoutons enfin que Guillaume d’Auvergne assigne également à la musique la fonction de « ravissement de l’âme » : « virtus harmoniarum [...] adeo rapit animas humanas in se, adeo que abstrahit illas non solum ab aliis passionibus et sollicitudinibus, sed etiam a se ipsis » (De Universo, III, chap. XX, Opera Omnia, Parisiis 1674 (apud Ludovicum Billaine), vol. I., p. 1057aA), et utilise par ailleurs cette même notion en parlant de l’« extase » (De anima, XXXII, ibid. vol. II, p. 191).
63 D.S. II, édit, cit., p. 139-140. Contrairement à l’intention d’al-Fārābī, Bacon va assimiler de manière naturelle la Poétique avec la science du discours en vers et en prose, ce qui correspond davantage au contenu des Arts poétiques latins qu’à la lecture de la Poétique d’Aristote faite par al-Fārābī dans son chapitre sur la logique.
64 O.T. LXXV, p. 304-305, passage cité supra ; O.T. LXIV, p. 266 : « [...] argumentum poeticum, quod est morale et theologicum, debet fieri cum pulchritudine metrica et rhythmica, sicut Aristoteles docet in libro suo de hoc argumento, et Avicenna et omnes hoc docent. Nam Alpharabius hoc dicit in libro de Scientiis capitulo de Logica, quod argumentum hoc debet esse sublime et decorum per pulchritudinem metri et rhythmi, quatenus animus subito et fortiter rapiatur ad amorem rei persuasae si sit bonum, vel ad detestationem si sit malum ». L’on comparera avec le passage de OM IV, p. 100-101 : « Eodem modo logica. Nam finis logicae est compositio argumentorum quae movent intellectum practicum ad fidem et amorem virtutis et felicitatis futurae, ut prius ostensum est, quae argumenta traduntur in libris Aristotelis de his argumentis, ut declaratum est. Sed haec argumenta debent esse in fine pulchritudinis, ut rapiatur animus hominis ad salutiferas veritates subito et sine praevisione, ut docetur in illis libris. Et Alpharabius hoc docet maxime de poetico, cujus sermones debent esse sublimes et decori, et ideo cum ornatu prosaico et metrico, et rhithmico insigniti, secundum quod competit loco et tempori et personis et materiae de qua sit persuasio. Et sic docuit Aristoteles in libro suo de poetico argumento, quem non ausus fuit interpres Hermannus transferre in Latinum propter metrorum difficultatem, quam non intellexit, ut ipse dicit in prologo commentarii Averrois super illum librum ». Cf De scientiis, p. 140 : (12) « Et propter hoc illud facti sunt sermones poetici absque aliis pulcri et decentes et sublimes et ponuntur eis decor et declaratio cum rebus que dicte sunt in scientia logice ».
65 Voir aussi O.Ma. IV, éd. Bridges vol. 1, p. 99-101 ; cf. ses conclusions : « Ergo grammatica dependet causaliter ex musica » (p. 100) et « Ed ideo finis logicae pendet ex musica » (p. 101).
66 Al-Fārābī établit bien une relation entre la musique et le sermo metricus, dans son chapitre sur la musique, voir D.S. III, p. 154 ; mais, comme nous l’avons dit, la science du discours métrique (brièvement traitée dans le 1er chapitre du De scientiis sur la science de la langue, p. 126) n’a rien à voir avec la Poétique, qui s’occupe du syllogisme poétique fondé sur l’image et la métaphore. La relation entre musique et poétique est également présente dans la pensée d’Augustin, cf. par ex. De ordine, livre II, où il est traité d’abord de la grammaire (XII, 35-37), puis de la dialectique et de la rhétorique (XIII, 38), en enfin de la poésie et de la musique (XIV, 39-40) (édit, par W.M. Green, Turnhout 1970 « Corpus Christianorum Series Latina 29 »).
67 M.P. V, p. 193, 15-20 : « Licet anima racionalis non cogatur ad aliquid, tamen, ut superius est verificatum, multum alteratur complexio hominis ad sciencias et mores et leges, quitus alteracionibus anima excitatur, in quantum est actus publicos et privatos per celestem constellacionem, salva in omnibus arbitrii libertate ».
68 Sur ces questions, voir I. Rosier, La Parole comme acte., Paris, Vrin, 1994, chap. VI. Il ne nous semble pas que l’on puisse distinguer le sémiotique du naturel, pour un auteur comme Roger Bacon. Non seulement, nous l’avons dit, des forces de tous ordres peuvent concourir à engendrer la persuasio, mais, plus généralement, la « philosophie naturelle est au service de la philosophie morale » (Communia mathematica, p. 62). Les vertus que considère la philosophie morale, et l’inclinatio vers celles-ci que vise la rhétorique à son service, dépendent en partie des conditions physiques, variables, qui conditionnent l’être même des sujets. Ce point est important pour saisir pourquoi Bacon insiste toujours sur le caractère éminemment variable des caractères, des mœurs et des croyances humaines (différences relevant du naturel : régions où ils habitent, constellations qui les déterminent, etc. ; différences relevant du consensus social : croyances religieuses, lois civiles) (ibid.). Il est essentiel, pour le persuasor, de tenir compte de ces différences, mais en même temps d’utiliser des instruments qui soient partagés par tous, ce qui est le cas de l’argument rhétorique.
69 On y retrouve en effet l’insistance sur l’importance de ces deux ouvrages, sur leur place au sein de la logique, sur la méconnaissance des disciplines correspondantes dans le monde latin, malgré des sources disponibles (Cicéron et Horace) ; voir le texte dans Boggess, op. cit., p. 249-250.
70 Voir Marmo, op. cit., p. 164-165.
71 Lohr, Ch. H., « Logica Algazclis. Introduction and Critical Text », Traditio 21, 1965, p. 223-290. Roger Bacon cite la Logica déjà dans ses Summule Dialectices, cf. notamment dans la section correspondant aux Seconds Analytiques, éd. de Libéra, « Les Summulae dialectices de Roger Bacon. III De argumentatione », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge (année 1987, 1988), p. 171-278, p. 208. Certains chapitres de la logique d’Albert le Grand la suivent totalement ; voir A. de Libéra, « Logique et existence selon saint Albert le Grand », Archives de Philosophie 43/4, 1980, p. 529-558 ; S. Ebbesen, « Albert (the Great ?)’s Companion to the Organon », dans Albert der Grosse, A. Zimmermann édit., Miscellanea Mediaevalia 14, 1981, p. 89-103. Sur les sources arabes d’Albert, voir aussi M. Grignaschi, « Les traductions latines des ouvrages de la logique arabe et l’abrégé d’Alfarabi », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge 39, 1972, p. 41-107.
72 De diuisione, p. 69 sq., cf. Gundissalinus, De scientiis, chap. 2, p. 67 sq., al-Fārābī, D.S. chap. II. Dans le De ortu scientiarum, attribué à al-Fārābī [contre cette attribution, voir Nicholas Rescher, Al-Fārābī. An annoted bibliography, Pittsburg, 1962, p. 44], il est proposé une organisation totalement différente en quatre parties : scientia de lingua, scientia grammaticae, scientia logicae, scientia poeticae ; édit, par C. Baeumker, Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters, XIX/ 3, Münster, Aschendorff, 1918, p. 22. Vincent de Beauvais, qui traite d’abord de la scientia linguae en suivant al-Fārābī, puis de l’ars grammatica à partir de Pierre Hélie et de Donat, effectue son propre mélange de traditions pour ce qui concerne la logique, la rhétorique et la poétique. Il note bien qu’al-Fārābī n’est pas cohérent, en faisant de la grammaire une partie de la scientia linguae dans le De scientiis et une partie distincte d’elle dans le De Ortu scientiarum ; voir Vincentius Bellovacensis, Spéculum Doctrinale, Akademische druck-u. Verlagsanstalt, Graz, Austria, 1965. [Duaci, Ex officina Typographica Baltazaris Bellieri sub Circino aureo, 1624], p. 145.
73 De diuisione philosophiae, p. 81-82 ; notamment p. 81, 19-20 : « [...] post rectam locucionem delectacio, post delectacionem persuasio, post persuasionem fides, post fidem sequitur ueritatis cognicio ». Sur la classification de Gundissalinus, voir H. Hugonnard-Roche, « La classification des sciences de Gundissalinus et l’influence d’Avicenne », dans Etudes sur Avicenne, éd. par J. Jolivet et R. Rashed, Paris, Les Belles Lettres, 1984, 41-75.
74 Comparer l’ordre donné par Gundissalinus dans le De diuisione philosophiae, ibid., p. 82-83 (Isagoge, Catégories, Peri Hermeneias, Premiers Analytiques, Seconds Analytiques, Topiques, Réfutations Sophistiques) à celui du De scientiis d’al-Fārābī, p. 141-143 (Catégories, Perihermeneias, Premiers Analytiques, Seconds Analytiques, Topiques, Réfutations Sophistiques, Rhétorique, Poétique), repris dans le De scientiis de Gundissalinus, p. 70, 9 sq. Al-Fârâbi expose dans les Didascalia, op. cit., par. 38, une conception beaucoup plus élaborée de l’organisation de la logique, selon laquelle le philosophe sort de la caverne platonicienne, pour s’élever progressivement à partir des Catégories, du Perihermeneias et des Premiers Analytiques jusqu’au point culminant que représentent les Seconds Analytiques, pour redescendre ensuite d’où il est parti, à travers les Topiques, les Réfutations Sophistiques et la Rhétorique. Voir W.F. Boggess, « Alfarabi and the Rhetoric : The Cave Revisited », Phronesis 15, 1970, p. 86-90. Pour la place de la rhétorique et de la poétique dans l’Organon, et la hiérarchie établie entre vérité et persuasion rhétorique chez les philosophes arabes, voir l’étude capitale de D. Black, Logic and Aristotle’s Rethoric and Poetics in Medieval arabic Philosophy, Leiden, Brill, 1990 ; et id. « Traditions and Transformations in the Medieval Approach to Rhetoric and Related Linguistic Arts », à paraître dans L’Enseignement de la philosophie au XIIIe siècle : Autour du “Guide de l’étudiant” du ms. Ripoll 109, Claude Lafleur édit. La division en huit parties de la logique ne fut pas très populaire chez les Latins avant la seconde moitié du XIIIe siècle. Albert le Grand, dont les écrits sur la logique datent des années 1264, n’est pas très cohérent en matière de classification, plaçant parfois la rhétorique et la poétique sous la logique, et gardant parfois le schéma quadripartite de Gundissalinus (grammaire, rhétorique, poétique, logique) ; voir Marmo, op. cit., p. 158-163, D. Black, études citées, et G. Dahan, dans ce volume.
75 Voir les travaux de D. Black, cit. note précédente.
Auteur
Université de Provence ; Laboratoire d’Histoire des Théories Linguistiques (URA 381 CNRS / École Pratique des Hautes Études – Ve section)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005