Chapitre II. Pensée de soi
p. 181-202
Texte intégral
1La multiplicité des genres, rassemblée dans « l’unique nature » de l’Intellect, ne fait en définitive que se déduire de l’exercice de la pensée intellective où l’ousía-sujet se retourne sur elle-même en se prenant pour objet. En tant qu’il pense, l’être est en mouvement, et en tant qu’il pense toujours de façon identique, il est en repos ; en tant que l’objet de pensée diffère du sujet qui le pense, l’intellection implique l’altérité, et en tant que l’Intellect se reconnaît dans ce qu’il pense et se pense donc lui-même, l’intellection suppose l’identité. C’est maintenant le sens de cette pensée réflexive où l’Intellect s’appréhende comme Intelligible, et la place qu’elle occupe au sein de la hiérarchie des principes qu’il s’agit d’approfondir :
Car la pensée, en règle générale, risque bien d’être une conscience qui se produit lorsque beaucoup d’éléments sont rassemblés dans une identité, quand une chose se pense elle-même, ce qui est précisément la pensée au sens fort. Chaque chose en effet est une et ne cherche rien. Mais si la pensée porte sur l’extérieur, elle sera dans le besoin et ne sera pas la pensée au sens fort. (V, 3 (49), 13, 12-16)
2La pensée qui se prend elle-même pour objet, l’intelligence qui s’auto-constitue intelligible, représente le paradigme de toute pensée : plus l’écart entre le pensant et le pensé se creuse, plus la pensée perd en sûreté et s’éloigne de la vérité. Les autres formes de connaissance, en particulier la perception sensible et la pensée discursive, doivent être évaluées en fonction de cette identité entre l’Intellect et l’intelligible réalisée au niveau du second principe. C’est pourquoi toute l’épistémologie plotinienne suppose une réduction de l’altérité de l’objet de pensée : l’extériorité de l’objet sensible se trouve intériorisée et assimilée à l’âme par la médiation de l’affection corporelle, et la diánoia a pour fonction d’harmoniser la forme héritée du sensible et le Forme intelligible. Toutes ces réductions supposent que l’identité de l’être et de la pensée soit pleinement et immédiatement réalisée à un certain niveau. Dans le cas contraire, « il n’y aura pas de vérité » (5, 24-25).
3Faire de la pensée de soi-même « la pensée au sens fort » est la condition de possibilité de la vérité. Que l’équilibre entre le même et l’autre au sein de l’Intellect soit rompu, que la pensée de l’être soit une pensée de l’autre sans être tout autant une pensée du même, et c’est tout l’édifice de la connaissance qui s’en trouverait ébranlé. Il faut que l’Intellect soit lui-même l’être qu’il pense.
4Cela suppose un usage stratégique de la tradition. L’influence du scepticisme est à cet égard décisive. La critique sceptique de la connaissance s’avérait être un allié de choix lorsqu’il s’agissait pour Plotin de critiquer la perception sensible1. Mais c’est un allié dangereux puisque le scepticisme sape la possibilité même de la connaissance, y compris de la connaissance intelligible. Or ce qui lui donne prise, c’est l’écart entre le sujet et l’objet de pensée2. La solution la plus radicale et la plus sûre est donc non seulement d’intérioriser les Formes, mais encore de les identifier à l’Intellect.
5Cette identification ne va certes pas de soi, en particulier dans le cadre d’un platonisme orthodoxe inspiré du Timée. On connaît le conflit relaté par Porphyre qui éclata au sein de l’École de Plotin à ce sujet. Lorsque Porphyre arriva à Rome (vers 263), il est encore sous l’influence de son premier maître, Longin, qui l’avait formé à Athènes. De ce fait, il commence par refuser l’introduction des Formes dans l’Intellect3. Conformément à une certaine lecture du Timée, qui était celle de Longin mais aussi d’Atticus4, le Modèle à partir duquel le Démiurge produit le monde devait nécessairement lui être extérieur, voire inférieur5. Il fallut l’intervention d’Amélius, le disciple de Plotin, pour que Porphyre finisse par être convaincu, non sans mal, de l’intériorité de l’Intelligible à l’Intellect.
6Face cependant aux résistances des platoniciens orthodoxes, Plotin dispose de soutiens qui préparent sa propre théorie. Ils se trouvent aussi bien du côté du platonisme que de celui de la tradition péripatéticienne. L’enjeu est en effet de parvenir à faire converger le modèle de la pensée des Formes et celui de la « pensée de la pensée », de l’Intellect divin. Car on ne voit pas qu’il soit immédiatement nécessaire de se penser soi-même pour parvenir à penser adéquatement les Formes, ou, inversement, de faire appel aux Formes intelligibles pour donner un contenu à la pensée de soi. En rabattant l’une sur l’autre ces deux lignes théoriques, Plotin construit une doctrine épistémologique et ontologique tout à fait originale. Il nous faut voir comment elle lui permet de répondre aux arguments sceptiques, et examiner les ressources dont il disposait au sein de la tradition.
Défendre la vérité : la riposte plotinienne à l’argumentation sceptique (v, 5 (32), 2)
7L’altérité, une nouvelle fois, constitue le pivot de la dissension entre Plotin et le scepticisme, puisque c’est sur l’extériorité entre la connaissance et la réalité que repose l’argumentation sceptique :
Car ce n’est pas par elle-même que la pensée, comme ils disent, s’applique aux objets extérieurs et en reçoit des impressions, mais par les sens, et les sens ne saisissent pas les objets extérieurs réels (τἁ έκτὸς ύποκείμενα), mais seulement, s’ils saisissent quelque chose, leurs propres affects. Donc l’impression sera elle aussi impression de l’affect du sens, ce qui est différent de l’objet extérieur réel.
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, II, 72, trad. P. Pellegrin
8Si l’intelligible se présente comme un objet extérieur (72, 5) à la pensée, celle-ci ne peut produire qu’une représentation distincte de l’être, et l’écart originel entre cette représentation et le réel ne sera jamais réduit. Étrangement cependant, Plotin ne présente pas de réelle réfutation du raisonnement sceptique. Il reconnaît d’emblée que si l’on pose l’extériorité de l’Intellect à l’Intelligible, il n’y aura pas de vérité : « le point le plus important de tous est le suivant : si l’on admet que <les intelligibles> sont extérieurs, et que l’Intellect les contemple en les possédant ainsi, il est nécessaire qu’il ne détienne pas la vérité de ces choses » (V, 5 (32), 1, 50-3)6. Or un sceptique ne reculerait pas devant une telle affirmation : tout le sens de sa philosophie consiste en effet à démontrer l’impossibilité d’une connaissance vraie et certaine et à en conclure la nécessité de suspendre son jugement. Ce n’est pas que les pyrrhoniens n’abordent la philosophie avec le désir d’accéder à la vérité, mais ils se heurtent à l’impossibilité de l’atteindre :
En se dirigeant vers la philosophie avec le désir de rencontrer le vrai (πόθῳ τοῦ τυχεῖν τῆς άληθείας), et se heurtant au conflit des contradictoires de force égale, et à l’irrégularité des choses, ils suspendent leur assentiment.
Adv. Math., I, 6, trad. P. Pellegrin modifiée
9L’affrontement entre Plotin et les sceptiques ne se situe donc pas seulement sur le terrain de l’argumentation, il s’agit aussi de confronter deux qualités de désir du vrai : l’un, celui des sceptiques, est un désir déçu qui se résigne à ne jamais atteindre son objet ; l’autre, celui de Plotin, est un désir qui refuse toute possibilité de défaite. La question plotinienne n’est pas : la vérité est-elle possible ? Mais plutôt : puisqu’il faut nécessairement qu’il y ait du vrai, que doit être la pensée pour que les conditions de possibilité de la vérité soient établies ? Cela explique qu’à partir d’un même constat les deux philosophies prennent des options radicalement différentes. Ce constat est le suivant : si le réel est extérieur à la connaissance, il ne saurait y avoir de vérité. À partir de là, les sceptiques concluent : toute vérité est en effet impossible ; alors que Plotin rétorque : c’est donc que l’être réel ne doit pas être extérieur à la pensée.
10Si l’on est attentif au vocabulaire employé par l’une et l’autre philosophie, on constate d’emblée qu’elles n’abordent pas le problème de la vérité de la même manière. On vient de le voir, les sceptiques entreprennent de philosopher avec le désir de « rencontrer (τυχεῖν) la vérité »7. Or Plotin souligne précisément qu’au niveau de l’Intellect, il ne saurait s’agir de rencontrer l’être :
Si l’Intellect connaît des êtres différents comment les rencontrerait-il (συντύχοι) ? Car il est possible qu’il ne les rencontre pas, de sorte qu’il est possible qu’il ne les connaisse pas, si ce n’est lorsqu’il les rencontre, et il ne possédera pas toujours la connaissance (1, 20-23).
11Dans la perspective plotinienne, la pensée ne doit pas rencontrer l’être ou le vrai, elle doit toujours posséder la connaissance (ἁεἱ ἒξει τἡν γνῶσιν, 1, 23). En ce sens, celui qui aborde la philosophie ne doit pas avoir à l’esprit qu’il va rencontrer ou même acquérir la vérité, mais bien plutôt qu’il va retrouver une vérité qu’il porte toujours déjà en lui, en tant qu’il n’a jamais totalement quitté l’intelligible. Plotin s’appuie sur ce désir originaire de vérité qui a orienté les sceptiques vers la philosophie pour leur porter son attaque principale :
Qui donc pourrait réfuter la vérité ? Et d’où produira-t-on une réfutation ? Car celui qui produit une réfutation tend à la même chose que celui qui a énoncé une thèse antérieure ; même s’il introduit sa réfutation comme quelque chose de différent, il se porte vers celui qui a parlé au départ, et ne fait qu’un avec lui. Car tu ne trouveras pas autre chose de plus vrai que le vrai. (V, 5 (32), 2, 20-24)
12On ne peut échapper totalement à la vérité. Si le philosophe sceptique veut réfuter (ἒλεγχος, 2, 21) la thèse du dogmatique, c’est qu’il n’a pas renoncé à la distinction entre le vrai et le faux, sinon, tous les discours seraient équivalents et aucune réfutation ne serait possible. S’employer à réfuter le dogmatisme revient donc selon Plotin à « tendre à la même chose » (2,21) que lui, c’est-à-dire à l’établissement d’une vérité reconnue aussi bien par l’un et l’autre parti. La position sceptique ne peut être tenue jusqu’au bout dans la mesure où toute exigence de discours rationnel s’appuie sur une prétention minimale à la vérité. Aussi Plotin refuse-t-il que la réfutation sceptique soit « présentée comme autre chose » (2, 22) que la recherche du vrai. La stratégie plotinienne ne manque pas de subtilité : l’une des méthodes les plus usitées de l’ἒλεγχος sceptique consiste à exploiter les dissensions, à mettre les opinions des philosophes en contradiction les unes avec les autres8. Le terme technique utilisé par les sceptiques pour exprimer cette dissension est la διαφωνία, la discordance9. Or, en introduisant la vérité comme idéal commun à la fois au sceptique et au dogmatique, Plotin trouve un point d’accord plus fondamental, de sorte que le dogmatique et le sceptique en arrivent à ne plus « faire qu’un » (2, 23). Il est d’ailleurs possible que Plotin retienne quelque chose de la διαφωνία sceptique lorsqu’il définit par opposition la vérité comme « concordance avec soi-même » (συμφωνοῦσα έαυτῇ, 2, 18). Mais cela ne semble pas être la référence principale pour élucider le sens profond de cette définition. Le désaccord sur lequel s’appuient les sceptiques concerne les opinions des philosophes. Or l’accord que requiert Plotin pour définir la vérité n’est pas celui des philosophes entre eux mais celui de la pensée et de l’être, interprété comme accord de la pensée avec elle-même.
13La définition de la vérité donnée dans ce traité V, 5 (32) est lourde de conséquences pour l’histoire de la philosophie :
La vérité qui est réellement n’est pas concordance avec quelque chose d’autre, mais avec soi-même ; elle ne dit rien qui soit autre vis-à-vis d’elle-même, mais ce qu’elle dit10, elle l’est aussi, et ce qu’elle est, elle le dit aussi. (2, 18-20)
14On peut de prime abord s’étonner de cette mention du discours dans le cadre de la pensée intellective. De quel « dire » peut-il s’agir si la nóesis se situe au-delà de tout discours ? La référence au Sophiste peut sans doute permettre de comprendre cette intrusion du discours au sein de l’Intellect :
L’Étranger : Mais nous avons dit qu’il était nécessaire que tout discours soit d’un type déterminé.
Théétète : Oui.
L’Étranger : Que pouvons-nous dire de chacun d’eux ?
Théétète : Que l’un est, je pense, faux, et que l’autre est vrai.
L’Étranger : Celui qui est vrai dit les êtres comme ils sont à ton propos.
Théétète : Bien sûr.
L’Étranger : Le faux en revanche dit quelque chose de différent des êtres. (Sophiste, 263a11-b7, trad. Cordero modifiée).
15Platon définit ici le discours vrai comme coïncidence entre le lógos et le réel, et le faux comme non-coïncidence. On peut penser que la définition plotinienne de la vérité prend appui sur la lettre platonicienne, mais transposée sur le plan de l’Intellect. Du fait de cette transposition, le dire du noûs prend une valeur métaphorique : l’Intellect ne déploie pas réellement son être dans un discours, son « dire » n’est rien d’autre que sa pensée qui étreint immédiatement l’être. Selon l’Étranger le discours faux « dit quelque chose de différent des êtres » : la vérité, telle que l’envisage Plotin, « ne dit rien qui soit autre vis-à-vis d’elle-même ». Plotin est en un sens d’accord avec la lettre platonicienne : c’est l’absence d’écart entre le lógos et l’être qui permet de définir un discours vrai.
16Mais cet accord n’est que superficiel. Pour Platon, dire que le lógos énonce l’être tel qu’il est ne revient pas à dire que le lógos est l’être qu’il énonce. Au contraire, le lógos peut se déployer précisément du fait de sa différence avec l’être. Si le lógos s’identifiait avec l’être la possibilité du discours faux se trouverait ruinée, possibilité que cherche précisément à établir l’Étranger contre les sophistes pour lesquels tous les discours sont vrais. La distinction platonicienne entre l’être et le discours était la seule parade possible à l’argumentation des sophistes. Cette argumentation exploite le lien posé par Parménide entre la pensée et l’être11 : tout ce qui est pensé est, et donc est vrai. Les sophistes transposent cette identité au niveau du discours : tout ce qui est dit est, et donc est vrai. Platon devait donc introduire la possibilité d’une pensée de ce qui n’est pas, c’est-à-dire d’une pseudo-pensée, l’opinion fausse.
17Or, pour Plotin, la pensée vraie qui est celle de l’Intellect, ne s’expose en aucune façon au risque de l’erreur : à ce niveau, l’écart entre le discours et l’être, qui fonde chez Platon la possibilité du faux, est aboli : « ce que <la vérité> dit, <elle> l’est aussi, et ce qu’<elle> est, <elle> le dit aussi » (2, 19-20)12. Mais il faut encore y insister : la pensée intellective n’est précisément pas un discours sur l’être, et le « dire » n’est dans ces lignes de Plotin qu’une métaphore de la nóesis.
18Il y a donc une similitude paradoxale, mais en fait seulement apparente, entre Plotin et les sophistes. Tous deux affirment que le lógos s’identifie à l’être13 et que, par là, l’erreur est impossible. Mais pour Plotin, il s’agit simplement d’une image : une telle identité n’a pas lieu dans le discours humain mais dans l’Intellect, où le dire est une saisie immédiate de l’être. Les sophistes en revanche se placent réellement sur le terrain du lógos discursif. Sur ce plan, Plotin serait parfaitement d’accord avec Platon pour affirmer la possibilité à la fois d’un discours vrai et d’un discours faux, puisqu’il y a extériorité du lógos et du réel. Ce n’est qu’au niveau de la nóesis de l’Intellect que toute pensée est une pensée vraie.
19La conception de la vérité comme adéquation entre le discours et l’être a eu la postérité que l’on sait dans la tradition philosophique. Dès Aristote, on trouve une présentation du vrai offrant des analogies avec la définition platonicienne du discours vrai14 : « la vérité ou la fausseté dépendent du côté des choses, de leur union ou de leur séparation. Par conséquent être dans le vrai, c’est penser que ce qui est séparé est séparé, et que ce qui est uni est uni ; être dans le faux, c’est penser contrairement aux choses » (Mét., Θ, 10, 1051b1-5, trad. Tricot modifiée). La vérité est adéquation entre ce qui est « dans les choses » et la pensée de ces choses, alors que l’erreur est la contrariété (έναντίως, 1051b3) entre choses et pensée. La liaison qui est dans la pensée doit correspondre à celle qui est « dans les choses » : le but est donc de définir la vérité et l’erreur à propos des réalités composées15.
20La vérité « du côté des choses » ou dans les choses dont il est question dans ce passage de Θ, 10 a donné lieu à de nombreuses interprétations. On a cru pouvoir opposer une conception purement logique de la vérité, où vrai et faux sont considérés comme des prédicats du jugement, et une conception ontologique où la vérité précéderait dans les choses l’énoncé que l’on porte sur elles. À la première conception correspondent en particulier les textes de Mét., E, 4 où Aristote affirme que la « liaison et la séparation sont dans la pensée, et non dans les choses » (1027b29-31) et de Mét., K, 8 : « en ce qui concerne l’être pris au sens du vrai [...], il consiste uniquement dans la liaison de la pensée, et est une affection en elle » (1065a21-23). Certains commentateurs comme F. Brentano ont privilégié cette présentation logique de la vérité, en arguant du fait qu’on ne peut parler de vérité dans les choses que secondairement dans la mesure où ces choses constituent l’objet du jugement16. D’autres au contraire, comme M. Heidegger, ont envisagé la perspective de Mét., Θ, 10, comme le texte « où la pensée d’Aristote touchant l’être de l’étant atteint son apogée »17 du fait que la question de la vérité est envisagée à partir du dévoilement de l’être et non plus du jugement porté sur lui18.
21Mon propos n’est pas de trancher entre ces deux lectures. Il s’agit plutôt de montrer que Plotin échappe pour sa part à cette dualité entre vérité logique et vérité ontologique du fait qu’il conçoit la vérité non comme « concordance avec quelque chose d’autre, mais avec soi-même » (V, 5 (32), 2,18-19). S’il y a séparation entre la pensée et l’être, cette dualité est inévitable. Elle est parfaitement exprimée par P. Aubenque : « parler d’une vérité des choses, c’est simplement signifier que la vérité du discours humain est toujours préfigurée ou plutôt pré-donnée dans les choses, même si elle ne se dévoile qu’à l’occasion du discours que nous instituons sur elles. Il y a une sorte de précédence de la vérité à elle-même qui fait qu’au moment même où nous la faisons être par notre discours, nous la faisons être comme elle était déjà. C’est cette tension, inhérente à la vérité elle-même, qu’exprime la dualité des points de vue ou plutôt des vocabulaires. entre lesquels Aristote semble hésiter. »19 C’est très précisément cette « précédence de la vérité à elle-même » que Plotin refuse. Si l’Intellect « est ce qu’il dit, et dit ce qu’il est », la vérité n’est plus seulement l’adéquation de la pensée à l’être, elle est leur parfaite identité. La sumphonía, la « concordance non pas avec un autre, mais avec soi » (V, 5 (32), 2, 18-19) réfute donc par anticipation la définition scolastique de la vérité comme adaequatio rei et intellectus. Pour Plotin, la pensée ne fait que se saisir elle-même comme être, elle ne s’ajuste pas à un être appréhendé comme différent et antérieur à elle.
22Pour parvenir à une telle définition de la vérité, Plotin devait situer la pensée à un autre niveau que celui de la diánoia discursive. Sur le terrain du discours, la vérité oscille nécessairement entre une dimension logique et une dimension ontologique. Promouvoir un autre sens de la vérité qui ne se verrait plus menacé par les critiques sceptiques impliquait donc à la fois de mettre en jeu une autre figure de la pensée et d’élaborer un concept de l’altérité totalement distinct de toute forme d’extériorité.
La possibilité de la pensée de soi (v, 3 (49), 5)
La pensée de soi face à la critique sceptique
23On doit avoir à l’esprit cette même exigence de vérité lorsqu’on aborde la lecture du chapitre 5 du traité V, 3 (49), dont plusieurs commentateurs ont souligné le caractère central dans la théorie plotinienne de l’Intellect20. Plotin y est de nouveau confronté à la critique sceptique de la connaissance, mais orientée cette fois vers la possibilité de se connaître soi-même. Tout se passe comme si l’intériorité de l’objet de pensée assurée en V, 5 (32) n’était pas suffisante pour échapper totalement à l’argumentation sceptique. Même dans l’hypothèse où l’intelligible est non seulement intérieur mais identique à l’Intellect, le doute sceptique persiste, comme le prouvent les textes de l’Adversus Mathematicos où Sextus Empiricus nie successivement la possibilité pour l’intellect de se connaître lui-même tout entier, puis de se connaître par une partie de lui-même (VII, 310). Voici l’objection qu’il adresse à la première hypothèse :
L’intellect tout entier ne saurait être capable de s’apercevoir lui-même. Si en effet l’intellect tout entier s’aperçoit lui-même, il sera dans son ensemble, aperception et sujet apercevant. Et si le sujet apercevant est tout, l’objet aperçu ne sera plus rien. C’est pourtant l’une des plus grandes absurdités que de supposer que le sujet apercevant existe, alors que n’existe pas ce à quoi se rapporte l’aperception.
Adv. Math., VII, 311, trad. W. Kühn21, très légèrement modifiée
24Si c’est l’Intellect tout entier qui est sujet connaissant, il n’aura plus rien à connaître. Cet argument suppose cependant dès le départ l’impossibilité pour une même réalité d’être simultanément sujet et objet de sa propre connaissance. Or c’est précisément une telle impossibilité que refusera Plotin : l’Intellect engage un mode de connaissance où un même être peut simultanément être connaissant et connu par lui-même.
25Il est possible, comme le suggère W. Kühn, que Sextus s’appuie ici sur le texte des Catégories où Aristote donne, comme exemple des termes relatifs, la connaissance qui se trouve « opposée » (άντίκειται, 11b 28) au connu22. Dans le cadre d’une logique de la relation, un même terme ne peut être relatif à lui-même puisqu’il ne peut « s’opposer » à lui-même : par exemple, un même terme ne peut être le double de lui-même. Le but de Plotin est précisément de faire que la connaissance intellective échappe à cette logique de l’opposition « autre qu’un autre » (ἔτερον έτἐρω), pour promouvoir une relation « autre que soi » où le connu est à la fois même et autre que le connaissant. Mais cela suppose la suppression de l’opposition entre l’activité de « connaître » et l’état d’« être connu », en excluant toute dimension passive du fait d’être connu : la notion d’enérgeia aura sur ce point un rôle majeur. Une fois surmontée l’opposition connaissant-connu, l’objection sceptique perdra de sa force puisque l’Intellect pourra à la fois être totalement connaissant et totalement connu par lui-même23.
26Lorsqu’il aborde l’autre possibilité, celle qu’un Intellect se connaisse par une partie de lui-même, Sextus ne fait que réactiver le même argument :
De fait, l’Intellect ne saurait utiliser non plus une partie de lui-même à cette fin [sc. se connaitre soi-même]. De quelle manière, en effet, la partie elle-même pourrait-elle s’apercevoir elle-même ? Car si c’est elle tout entière, l’objet recherché ne sera rien. Mais si c’est au moyen d’une partie, comment de son côté cette partie se connaîtra-t-elle elle-même ? Et ainsi à l’infini, de sorte que l’aperception est sans commencement : soit l’on ne trouve pas de sujet premier qui puisse apercevoir, soit l’on ne trouve pas d’objet qui puisse être aperçu. .
Sextus Empiricus, Adv. Math., VII, 312, trad. W. Kühn, modifiée
27Si la connaissance de soi doit se faire par une partie, il y aura deux actes différents de connaissance. La partie devra en effet connaître l’autre partie avec laquelle elle concourt à former le tout ; et elle devra se connaître elle-même24. Toute la critique de Sextus se concentre sur ce second acte de connaissance, auquel il applique la même objection qu’à la connaissance du tout par le tout : la partie devra être simultanément connaissante et connue par soi. Sextus n’a donc pas besoin de s’attaquer au premier mode de connaissance, à savoir la connaissance d’une partie par une autre : il lui suffit d’assurer qu’une partie ne peut se connaître elle-même pour invalider l’ensemble de la connaissance de soi par une partie de soi25. Pour résumer l’ensemble de l’argumentation de Sextus : il y a deux voies possibles pour que l’Intellect se connaisse lui-même : 1) soit le tout se connaît par le tout (T par T), 2) soit le tout se connaît par une partie de soi (T par A). Dans ce second cas, si l’on suppose que T est composé de A et de B, il sera nécessaireque Aconnaisse A et B. Or la connaissance de A par A se heurte à la même impossibilité que la connaissance de T par T. On a ici comme un principe d’économie qui rend l’ensemble de la réfutation plus élégante : c’est le même argument qui permet d’invalider à la fois la connaissance de soi par la totalité de soi et la connaissance de soi par une partie de soi.
28Or dans les premières lignes du chapitre 5, Plotin choisit d’examiner l’hypothèse que Sextus a précisément négligé de discuter : celui de la connaissance d’une partie de l’Intellect par une autre : « Est-ce qu’il voit une partie de lui-même par une autre partie de lui-même ? » (5, 1-2). En définitive, Plotin et Sextus tendent sur un point au même but : il s’agit de démontrer l’impossibilité que l’Intellect se connaisse par une partie de soi. Mais alors que Sextus nie la possibilité qu’une partie se connaisse elle-même (et dès lors le tout ne pourra se connaître par la partie puisque cette auto-connaissance de la partie manquera à la connaissance du tout), Plotin distingue entre la connaissance de soi et la connaissance par une partie de soi : « Mais ainsi, il y aura une partie qui voit, et une autre qui est vue. Mais cela n’est pas se voir soi-même » (5, 2-3). Dès lors que l’on accepte d’introduire une partition au sein de l’Intellect, on barre l’accès à la connaissance de soi. Supposons que l’on puisse diviser le tout en deux parties A et B : Plotin s’attaque au premier mode de connaissance, celle d’un partie par une autre (B par A), alors que Sextus s’en prend au second, la connaissance de la partie par elle-même (A par A).
29La seule voie qui s’ouvre en effet à Plotin pour réfuter la connaissance de soi par la médiation de la partie est d’attaquer la connaissance de B par A, tout en préservant la possibilité que A se connaisse lui-même, à l’encontre de Sextus. Car comment parvenir à démontrer l’auto-connaissance du tout, si l’on refuse l’auto-connaissance de la partie ? Les deux sont solidaires. C’est donc sur la connaissance d’une partie par une autre que Plotin fait porter son attaque.
30L’enjeu d’ensemble de cette première partie du chapitre 5 est de bannir de l’Intellect toute forme d’altérité qui puisse être assimilée à une partition. Cette altérité partitive est exprimée par le balancement μἑν... δἑ : « il y aura une partie qui voit et une autre qui est vue » (5, 2). Cela ne signifie pas, d’ailleurs, que Plotin refuse à l’Intellect toute forme d’altérité interne : dans le chapitre 10, où il s’agira d’opposer la réalité intelligible et l’Un, Plotin insistera sur l’altérité impliquée par la nóesis. Mais cette forme d’altérité intelligible ne pourra être admise que si elle a été auparavant clairement distinguée d’une partition ou d’une division. Les deux chapitres, 5 et 10, du traité V, 3 (49) forment une unité dialectique qu’il faut saisir dans son ensemble : alors que le chapitre 5 privilégie l’identité à soi de l’Intellect pour le discriminer d’une forme de pensée qui passerait par la division entre le pensant et le pensé, le chapitre 10 souligne son altérité interne pour montrer la nécessité de poser un principe excluant toute altérité. Il n’y a là nulle contradiction, mais l’expression dialectique de l’équilibre propre au noûs entre identité et altérité.
31L’objection contre l’hypothèse d’une connaissance de soi par une partie de soi se divise en une double série d’arguments. Tout d’abord, il s’agit de montrer (5, 3-18) que la partition connaissant-connu rend d’emblée impossible la connaissance de soi puisque le connu se présentera toujours comme un objet et jamais comme un sujet. La logique de la connaissance partitive fait que la dimension subjective de la connaissance reste comme une sorte de point obscur qui semble devoir échapper à la saisie intellective. Ensuite, on retrouve l’argument d’origine sceptique déjà rencontré en V, 5 (32), selon lequel la partition de l’Intellect entraîne une extériorité entre le connaissant et le connu qui ruine la possibilité de la vérité et qui doit par conséquent être écartée (5,18-28).
Le cercle de la connaissance de soi
32C’est dans la première série d’arguments que se situe le débat décisif en ce qui concerne le problème posé par la connaissance de soi. Plotin doit en effet répondre à la critique suivante :
Ensuite, comment ce qui contemple se connaîtra-t-il lui-même dans ce qui est contemplé, s’il s’est placé lui-même du côté de l’activité de contempler ? Car l’activité de contempler n’est pas dans ce qui est contemplé. Ou s’il se connaît de cette manière, il se connaîtra lui-même comme ce qui est contemplé, mais non comme ce qui contemple. De sorte qu’il ne se connaîtra pas lui-même en toutes choses ou dans sa globalité. Car ce qu’il voit, il le voit en tant que contemplé, mais non en tant que contemplant. Et ainsi, ce sera autre chose, mais non lui-même, qu’il aura vu. (5, 10-15)
33Si on se situe dans l’hypothèse d’une division entre des parties, il n’est pas possible de saisir l’autre que soi comme absolument identique à soi, d’admettre que « le voyant ne diffère en rien du vu » (5, 4-5). Car la dimension subjective de la contemplation échappera nécessairement. Même dans l’hypothèse de parties homéomères, jamais le voyant ne pourra se reconnaître lui-même dans le vu : il ne se verra qu’amputé de ce qui le définit essentiellement, à savoir sa fonction de sujet. Il faut donc sortir de l’hypothèse d’une division première entre une partie sujet et une partie objet de la contemplation. Ce qui implique de faire intervenir un autre mode d’altérité.
34Le modèle qui sous-tend une telle division entre le voyant et le vu est la perception sensible. Plotin ne cesse de le répéter : dans la perception empirique, autre est ce qui voit, autre ce qui est vu. Supposer une identité initiale entre le connaissant et le connu, comme le fait l’interlocuteur de Plotin, ne change rien à l’affaire : dès lors que l’on conçoit la connaissance sur le modèle dissymétrique de la perception sensible (relation entre un sujet actif et un objet passif), on ne peut plus fonder pour l’Intellect la possibilité de se connaître soi-même26. La noétique plotinienne a pour but de concevoir l’Intellect aussi bien comme sujet de la connaissance que comme un objet intelligible, et réciproquement, de concevoir l’être intelligible comme un sujet actif intelligent (ce à quoi s’emploie Plotin dans la dernière partie de ce chapitre 5).
35Certes, qu’un intelligible soit autant sujet qu’objet27 n’est pas des plus faciles à saisir, tant nos représentations sont dominées par le modèle empirique de la connaissance. Ce n’est pourtant qu’à ce prix que l’on peut briser ce qui sera appelé le « cercle de la conscience de soi »28. Succinctement, le principe en est que « le sujet ne peut pas tomber sous la griffe de l’objectivation puisqu’il la produit. Nous ne pouvons dans la constitution appréhender de la même manière l’objet, comme constitué, et le sujet comme constituant »29. À partir du moment où l’on accepte d’inscrire la connaissance de soi dans le cadre d’un rapport d’opposition sujet-objet30, le sujet ne peut s’appréhender lui-même qu’en s’opposant à soi comme un objet : la part subjective de l’acte de connaissance est alors condamnée à demeurer dans l’ombre, définitivement insaisissable. Le sujet connaissant ne peut pas plus se connaître que l’œil ne peut se voir lui-même (V, 3 (49), 5,10-15).
36On trouve dans l’œuvre plotinienne une autre formulation de ce « cercle » : en II, 9 (33), 1, Plotin refuse de distinguer au sein de l’Intellect le fait de penser et celui de penser que l’on pense31 :
Distinguer un Intellect qui pense et un Intellect qui pense qu’il pense n’est pas une raison pour faire plusieurs Intellects. Car même si à notre niveau32 une chose est penser, et une autre chose penser que l’on pense, cependant il y aura un intuition unique qui ne sera pas inconsciente de ses actes. Mais il est absurde de supposer cela au niveau du véritable Intellect : en vérité, l’Intellect qui pense qu’il pense sera absolument le même que l’Intellect qui a pensé. Sinon, il y aurait un Intellect qui pense et un Intellect qui pense qu’il pense, en étant différent et non identique à l’Intellect qui a pensé. (1, 33-40)
37Plotin conclut un peu plus loin :
Mais lorsque l’Intellect véritable se pense lui-même dans ses activités de pensée, que son objet intelligible ne lui arrive pas de l’extérieur et qu’il est lui-même aussi l’objet intelligible, nécessairement dans l’activité de penser, l’Intellect se possède lui-même et se voit lui-même. Mais il se voit lui-même non comme dépourvu de pensée, mais comme pensant. De sorte que dans le fait de penser en premier, il possède aussi le fait de penser qu’il pense, comme un être un. (1, 46-51)
38Le « cercle » de la connaissance de soi n’est pas ici exprimé en tant que tel, il est le contre-modèle auquel s’oppose Plotin. Le raisonnement est le suivant : il est possible de faire une distinction entre le fait que l’Intellect pense et le fait que l’Intellect pense qu’il pense. Cette distinction trouve son origine dans notre propre expérience de pensée : je peux penser : « il fait chaud », sans penser que je pense : « il fait chaud ». La pensée immédiate d’une chose est distincte de la prise de conscience que je suis en train de penser cette chose33. Mais ce dédoublement entre un acte et sa prise de conscience est le signe qu’une telle pensée est liée au corps. Dans l’incorporel, il y a coïncidence absolue entre l’activité et la conscience34 de cette activité. Aussi est-il illégitime de projeter cette dissociation sur l’Intellect. D’autant que l’Intellect ne reçoit pas son objet « de l’extérieur », mais est lui-même ce qu’il pense. La coïncidence de l’Intellect avec l’être intelligible exclut le dédoublement entre l’activité de penser et la conscience de cette activité. Inversement, plus l’écart entre la pensée et son objet se creuse, plus l’activité de pensée risque de se trouver dissociée de la conscience de cette activité.
39L’expérience psychologique la plus quotidienne l’atteste. Pour reprendre un exemple de Plotin, lorsque je lis, si je suis absorbé par mon activité, je ne peux prendre mon activité de lire pour objet. En revanche, si je lis de façon distraite ou discontinue, donc si la distance est plus grande entre ma lecture et moi, il me sera facile d’avoir une double conscience : conscience du contenu de ma lecture et conscience du fait que je suis en train de lire. Si l’on transpose maintenant dans l’Intellect le cas d’une coïncidence parfaite entre un sujet et son activité de pensée, il y a à la fois inconscience et conscience de cette activité. Inconscience, si l’on définit la conscience comme un dédoublement : l’Intellect ne se détache à aucun moment de son activité pour s’observer, pour ainsi dire, de l’extérieur. Mais il y a une conscience supérieure qui est parfaite coïncidence avec elle : l’Intellect en pensant, pense immédiatement qu’il pense. Car si on dissocie les deux, le résultat de cette dissociation est la réitération à l’infini du sujet de la connaissance de soi, présentée par K. Düsing comme caractéristique du « cercle de la conscience de soi »35 :
Mais si assurément, outre la seconde réflexion (επίνοιαν), dont on dit qu’elle pense qu’elle pense, on en introduisait une troisième en disant qu’elle pense qu’elle pense qu’elle pense, l’absurdité serait encore plus manifeste. Et pourquoi n’irait-on pas ainsi à l’infini ? (II, 9 (33), 1, 54-57)
40Plotin présente ici une sorte de version gnoséologique de l’argument platonicien du troisième homme. Une fois introduit le principe d’une dissociation de la pensée et de la pensée de la pensée, qu’est-ce qui pourrait arrêter le processus de division ? Toute pensée requerra indéfiniment une autre pensée qui la pense. Pour éviter cette fuite infinie36, il faut refuser dès le départ tout écart entre la pensée et la pensée de la pensée.
41En quoi peut-on rapprocher cette présentation du cercle de la connaissance de soi de celle qui apparaît en V, 3 (49), 5, où le nerf de l’argument est l’impossibilité, pour l’Intellect qui se saisit lui-même en s’objectivant, de se connaître comme sujet ? Ce qui rattache l’une à l’autre ces deux critiques est l’extériorité entre le connaissant et le connu qu’elles supposent. C’est cette extériorité qui empêche que la pensée saisisse l’intelligible en pensant immédiatement qu’elle le saisit. Et c’est elle encore qui joue dans le second argument ; c’est parce qu’il identifie le connu à un « objet » extérieur que l’Intellect se saisit comme objet et non comme sujet. Il s’agit donc au fond de la même thèse : la connaissance de soi est vouée à l’échec dès lors qu’on la situe dans le cadre d’une relation d’extériorité entre un sujet connaissant et un objet connu37.
La résolution du problème de la connaissance de soi
42Pour assurer la possibilité de la connaissance de soi, il faut donc soustraire la connaissance de l’intelligible au modèle de la pensée empirique où l’activité du connaissant diffère de la passivité du connu38. Cela signifie nécessairement attribuer l’activité à l’être intelligible, et l’arracher au rôle de pur objet passif de l’intellection. C’est là chose faite dans la fin du chapitre 5 du traité V, 3 (49) :
Mais si l’intellection est elle aussi identique à l’intelligible, l’intelligible sera lui aussi la substance première – car l’intelligible est une forme d’acte. Assurément il n’est pas une puissance39, ni quelque chose d’inintelligible40, ni privé de vie, et la vie et la pensée ne sont pas introduits en lui de l’extérieur comme dans une pierre ou dans un être inanimé. (5, 31-35)
43La notion de vie est centrale pour parvenir à attribuer l’activité à l’être intelligible. Car pourquoi faudrait-il que ce qui est pensé, pour être pensé, doive à son tour penser ? Il semble qu’il n’y ait aucune nécessité à ce que l’intelligible soit aussi intelligent. En revanche, faire de l’intelligible un être inerte, « privé de vie », ne paraît pas recevable. C’est l’un des traits distinctifs de toute substance intelligible, à la différence du sensible, d’être vivante, et d’entretenir un rapport d’intériorité avec la détermination, contrairement à l’extériorité de la qualité par rapport à la substance sensible41. Plus particulièrement, si l’on refuse d’attribuer la vie à l’intelligible, on ne voit plus ce qui différenciera l’être de l’inertie de la matière. Dès lors, si l’être intelligible est vivant, il est aussi actif, doué d’enérgeia. Or, comme Plotin le souligne à plusieurs reprises mais en particulier dans le traité III, 8 (30), il y a un lien d’implication réciproque entre la vie et la pensée :
Donc l’intellection première est vie, et la vie seconde est une intellection seconde, et la dernière vie est la dernière intellection. Toute vie est aussi une intellection de ce genre (8, 19-21).
44Si donc l’on accepte que l’être intelligible est vivant, il faut aussi admettre qu’il est pensée42.
45Cette identification de l’être intelligible à la vie et à la pensée, et plus précisément cette attribution d’une forme d’enérgeia à l’être, est capitale pour comprendre en quel sens la pensée de l’Intellect est une pensée de soi. L’Intellect sujet de la pensée se reconnaît dans l’être parce que ce dernier est vivant et actif au même titre que l’Intellect qui le saisit43.
46Pour renforcer cette identité entre le pensant et le pensé, fondatrice de la pensée de soi, Plotin effectue ensuite le mouvement inverse, en partant du sujet pensant, l’Intellect :
Car cet Intellect n’est pas en puissance, il n’est pas une chose, et l’intellection une autre. Car alors de nouveau ce qui fait sa substance (τὁ ουσιῶδες)44 serait en puissance. Si donc il est un acte, et si sa substance est un acte, il sera un et identique avec son acte. Or l’être et l’intelligible sont identiques à l’acte. Ils sont donc tous un, l’intellect, l’intellection, l’intelligible. Si donc son intellection est l’intelligible, et si l’intelligible est lui-même, il se pensera par conséquent lui-même. (5, 39-45)
47L’Intellect à son tour se trouve identifié à son acte, l’intellection. Une fois assurée l’identité entre l’intelligible et l’intellection d’une part, et l’intellect et l’intellection de l’autre, Plotin peut conclure que ces trois aspects de la pensée intellective sont identiques et que l’Intellect se pense lui-même.
48L’intellection joue donc un rôle essentiel dans cette triade intellect, intellection, intelligible. C’est finalement la nóesis qui sert de médiation entre le sujet et l’objet, l’Intellect et l’être : c’est parce que l’intelligible et l’Intellect sont tous deux intellection qu’ils se trouvent identifiés l’un à l’autre et que la pensée de soi est rendue possible. Ce rôle renvoie ultimement à l’antériorité de l’Un, qui peut être appréhendé comme une activité absolue, une pure nóesis45 d’où est bannie toute distinction entre le sujet et l’objet. Cela permet en particulier de comprendre que l’altérité de l’Un par rapport à l’Intellect ne renvoie ni à une antériorité du sujet, ni à une antériorité de l’objet de la pensée, mais bien plutôt à une précédence de l’activité pure elle-même sur la scission sujet-objet.
49Le geste décisif pour briser le cercle de la connaissance de soi est la détermination de l’être comme activité vivante et pensante. Par conséquent, l’Intellect qui se saisit lui-même dans la pensée ne s’objective pas comme il le ferait s’il saisissait une chose extérieure : il s’appréhende immédiatement lui-même comme être, sujet actif, vivant et pensant46. Le risque de réitération à l’infini de la connaissance de soi se trouve ainsi écarté, puisque ce risque avait pour cause le fait que le sujet de la pensée ne pouvait s’appréhender lui-même que comme objet47.
50À ce point se trouve achevée une figure de la métaphysique où, par la médiation de l’activité intellective, l’être et la pensée s’égalent l’un à l’autre et forment une totalité. Il n’y a sans doute pas d’expression plus radicale de cette métaphysique de la totalité que d’affirmer, comme le fait Plotin, que pour la pensée, saisir l’être, c’est se saisir elle-même.
51Il ne faut pas cependant réduire trop hâtivement la méditation plotinienne sur la réalité intelligible à l’accomplissement de cette métaphysique qui culmine dans l’identité absolue de l’ousía et du noûs. Or une telle réduction se trouve accomplie par deux lectures, opposées, de la métaphysique plotinienne : la première, dont le précurseur est Hegel, voit dans cette métaphysique une amorce de l’idéalisme absolu ; la seconde interprète au contraire la métaphysique de Plotin comme un aboutissement du réalisme ontologique censé dominer toute l’histoire de la philosophie grecque. Pour le dire brièvement : la lecture idéaliste voit dans l’Intellect plotinien une sorte de sujet absolu qui s’auto-engendrerait lui-même à travers le déploiement des Formes, alors que la lecture réaliste donne à l’ousía intelligible une forme de prééminence sur la pensée qui s’en empare. La première interprétation absorbe l’identité de l’être et de la pensée dans l’Intellect compris comme un sujet absolu, alors que la seconde voit dans l’être intelligible le principe auquel cette identité doit être ramenée.
52Les deux lectures trouvent indéniablement des points d’appui dans différents passages des traités ; en ce sens, elles sont toutes les deux vraies : on peut voir aussi bien dans la pensée de Plotin le couronnement d’une vision réaliste des rapports entre l’être et la pensée que l’annonce de ce qui deviendra l’idéalisme absolu. Mais on peut dire tout autant que ces interprétations sont toutes les deux fausses, dans la mesure où elles amputent l’Intellect de son rapport au principe qui le précède, à savoir l’Un. Toute la difficulté et l’originalité de la métaphysique plotinienne de la réalité intelligible est d’opérer une percée décisive vers ce qui excède l’être, donnant à ce dernier un statut secondaire et dérivé, alors même que cette métaphysique semble affirmer une sorte de clôture de l’être intelligible sur lui-même. L’enjeu n’est pas seulement de juxtaposer deux métaphysiques ; il s’agit de repérer comment la métaphysique de l’Un travaille pour ainsi dire de l’intérieur la métaphysique de l’être, comment la clôture apparente de l’être et de la pensée, accomplie au niveau de l’Intellect, laisse subsister une ouverture vers leur commune origine.
53Pour cela, il faut cesser d’appliquer à l’être intelligible l’alternative idéalisme / réalisme. Le processus d’auto-constitution du second principe n’accorde la priorité ni à l’Intellect compris comme un sujet premier, ni à l’ousía intelligible qui serait antérieure à la pensée : ce qui précède la scission entre l’Intellect et l’intelligible est un troisième terme, une sorte d’enérgeia pure, d’intellection indéterminée, totalement détachée de tout rapport à l’ousía. Plotin emploie plusieurs concepts pour penser cette antécédance de l’être à lui-même : l’altérité première, la pensée indéterminée, la matière intelligible, la puissance, la vie... Tous ont pour charge d’exprimer une idée unique : ni l’Intellect pensant ni l’ousía intelligible ne sont une origine absolue ; cette origine est à situer, au cœur même de l’être, dans une puissance pure, antérieure à toute constitution de l’ousía. Cette puissance est une trace immanente à l’être intelligible, elle atteste à la fois de la présence de l’Un et de sa transcendance.
54La méditation plotinienne relative à l’être intelligible s’ouvre sur une métaphysique de l’acte pur irréductible à toute substantialité. C’est de cet acte pur, radicalement transcendant par rapport aux déterminations de la substance, qu’il va maintenant être question.
Notes de bas de page
1 En particulier dans les premiers chapitres du traité V, 5 (32).
2 Voir D.J. O’Meara : « Or pour sauver la connaissance et la vérité, il faut supprimer ce sur quoi la critique sceptique a prise : l’extériorité et la médiation séparant le sujet et l’objet de la connaissance. Pour que la connaissance vraie soit possible dans l’intellect transcendant, il faut que sujet et objet y soient unifiés, sans extériorité ni médiation » (« Scepticisme et ineffabilité chez Plotin », dans La Connaissance de soi, études sur le traité 49 de Plotin, op. cit., p. 96). L’influence du scepticisme sur la philosophie de Plotin a été fortement soulignée depuis une vingtaine d’années : voir R.T. Wallis, « Scepticism and Neoplatonism », dans Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 32, 1987, p. 922-925 ; E.K. Emilsson, « Plotinus on the Objects of thought », Archiv für Geschichte der Philosophie 77, 1995, p. 32- 33, et « Cognition and its objects », dans The Cambridge Companion to Plotinus, op. cit., p. 217-249 ; S. Rappe, « Self-knowledge and subjectivity in the Enneads », ibid., p. 254-255 ; W. Kühn, « Comment il ne faut pas comprendre la connaissance de soi-même », dans La Connaissance de soi, op. cit., p. 229-266.
3 Voir Porphyre, Vie de Plotin, chap. 18 : « C’est pourquoi je présentais une réfutation où j’essayais de montrer que l’Intelligible est extérieur à l’Intellect. Il la fit lire par Amélius, et lorsqu’il en eut pris connaissance, il sourit : “C’est à toi Amélius de résoudre ces apories” » (10-14).
4 Sur Plotin, Longin et Atticus, voir J. Pépin, dans l’édition de la Vie de Plotin, Paris, Vrin, t. II, 1992, p. 279-281. A.H. Armstrong voit dans la position de Longin un souci d’exactitude philologique (« The background of the doctrine “that the intelligible are not outside the Intellect” », dans Les Sources de Plotin, op. cit., p. 294).
5 Le témoignage de Proclus est ici important : « Dès lors en effet que, parmi les Anciens, les uns, tel Plotin, ont posé le Démiurge lui-même comme contenant les modèles de l’univers, tandis que les autres refusant cette opinion, ont placé le Modèle ou avant le Démiurge ou après lui ; avant lui, comme Porphyre, ou après lui, comme Longin » (Commentaire au Timée, I, 322,18-24, trad. L. Brisson).
6 Cf. V, 3 (49) : « il faut que la contemplation soit identique au contemplé, et que l’Intellect soit identique à l’intelligible. En effet s’il n’y a pas identité, il n’y aura pas de vérité. (...) La vérité ne doit pas porter sur quelque chose d’autre » (5,21-25).
7 On pourrait tout aussi bien traduire τυχεῖν par obtenir la vérité, l’idée serait la même : on retrouve cette représentation d’une extériorité originelle entre la connaissance et la vérité, extériorité qu’il s’agit de combler. C’est précisément là ce que refuse Plotin. Le rapprochement des deux termes τυχεῖν chez Sextus et συντύχοι chez Plotin ne tend d’ailleurs pas à montrer une influence directe du scepticisme sur Plotin, mais à comparer, à cette occasion, deux approches philosophiques de la vérité. Sur l’idée que le bonheur et la tranquillité sont obtenus « par chance » (τυχιχῶς, qu’on pourrait traduire aussi « par le fruit d’une rencontre ») chez les sceptiques, et non par le fruit d’un raisonnement dogmatique, voir dans les Esquisses pyrrhoniennes, I, 12, 25 et 26 et le commentaire qu’en donne J. Laurent, « Le miracle de l’occasion : Sextus, Plotin, le kairos et la tuchè », Cadmos n° 2, « L’Universel, Le Singulier », automne 2002, p. 41 -54.
8 Cependant, « contrairement aux Pyrrhoniens ultérieurs qui exploitent les dissensions, (...) Pyrrhon lui-même ne semble pas avoir eu besoin de l’assurance que sa thèse négative concernant la vérité et le savoir tiendrait bon » (A.A. Long et N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, t. I : Pyrrhon ; l’épicurisme, op. cit., p. 47).
9 Voir, par exemple, Sextus Empiricus, Adv. Math. : « Encore une fois avant même que nous lui opposions des apories plus sérieuses, ce genre d’argument paraît bien vain, à en juger d’abord par le désaccord des avis » (I, 170) ; « voilà donc comment les réfuter en s’appuyant sur le désaccord » (I, 173, trad. P. Pellegrin).
10 L’ajout de άλλ’ὅ λέγει suggéré par W. Theiler me parait légitime pour équilibrer l’ensemble de la phrase.
11 Voir Parménide, fr. VI (D.-K.) : « il est nécessaire de dire et de penser ceci : “l’être est” » (trad. D. O’Brien et J. Frère, dans Études sur le Parménide, op. cit., p. 24-25).
12 Une telle phrase a sans doute des résonances parménidiennes (voir note précédente).
13 L’Étranger présente ainsi cette identification sophistique entre le discours et l’être : « Et nous avons dit que le sophiste s’est réfugié dans ce lieu car personne ne pouvait penser ni énoncer le non-être, du fait que le non-être ne participe en aucune manière à la réalité existante (...). Mais le non-être s’est révélé tout à l’heure comme participant à l’être » (Sophiste, 260c11-d5, trad. Cordero).
14 Voir E. de Stryker, « Notes sur les relations entre la problématique du Sophiste de Platon et celle de la Métaphysique d’Aristote », dans Études sur la Métaphysique d’Aristote, Actes du VIe Symposium aristotelicum, sous la dir. de P. Aubenque, Paris, Vrin, 1979, p. 60-64 ; elle met en parallèle les énoncés du Sophiste et ceux de Métaphysique, E, 4, et du début de Θ, 10, que je cite ici. En revanche, E. de Stryker souligne que « la suite du chapitre 10 introduit un problème tout différent et entièrement étranger au contenu du Sophiste » (p. 64). Il s’agit en effet de l’erreur et de la fausseté dans la saisie des réalités simples, « incomposées », alors que le début du chapitre concerne les réalités composées. Les analogies relevées ne signifient pas d’ailleurs que Platon ait représenté sur ce point une source d’inspiration directe pour Aristote.
15 Un peu plus loin, Aristote définit la vérité et l’erreur dans le cas des réalités simples : « voici ce qu’est alors le vrai ou le faux : le vrai, c’est toucher et énoncer ce qu’on saisit (affirmation et négation n’étant pas identiques) ; ignorer, c’est ne pas toucher. En effet on ne peut se tromper au sujet de la nature d’une chose si ce n’est par accident » (1051b23-26).
16 F. Brentano, Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, 2e éd., Darmstadt, WB, 1960, p. 31-32.
17 M. Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », dans Questions II, trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1968, p. 155. Heidegger note chez Platon et chez Aristote une « même ambiguïté concernant la conception de la vérité ». Selon une première conception la vérité est « non-voilement » de l’être, alors qu’elle est, selon une seconde conception, « exactitude » de la connaissance qui correspond parfaitement à l’idéa. Il cite Mét., Θ, 10 et E, 4, comme respectivement représentatifs de ces deux conceptions : dans le premier le « non-voilement est le trait fondamental de l’étant », alors que dans le second, « le jugement prononcé par l’entendement est le lieu de la vérité, de la fausseté et de leur différence ».
18 Il faudrait encore citer W. Jaeger, pour qui la différence de perspective entre ces deux textes est due à une évolution de la pensée d’Aristote (W. Jaeger, Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin, Weidmann, 1923, p. 211-212). Pour une une tentative de conciliation des deux perspectives adoptées, voir Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote, op. cit., p. 163-172.
19 Ibid., p. 169.
20 Selon Szlezák « l’explication de la pensée de soi dans le chapitre 5 du traité V, 3 nous conduit au cœur de la doctrine plotinienne du noûs » (Platane e Aristotele nella dottrina del Nous in Plotino, op. cit., p. 167), et Emilsson affirme que dans ce chap. 5 « Plotin développe ce qui est peut-être l’exposé le plus subtil et le plus intéressant du point de vue philosophique de tous ceux qu’il a consacrés à la nature de l’Intellect » (« Plotinus on the objects of thought », Archiv für Geschichte der Philosophie 77, 1995, p. 32).
21 W. Kühn, « Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-même », dans La Connaissance de soi, études sur le traité 49 de Plotin, op. cit., p. 231.
22 Les choses peuvent être « opposées l’une à l’autre » (ἔτερον έτέρω) selon quatre modes : relation, contrariété, privation et possession (Cat., 11b17-20).
23 Le fait que l’Intellect soit « dans son ensemble aperception et sujet apercevant » ne signifiera donc plus qu’il n’aura « plus rien à apercevoir », comme le veut Sextus Empiricus (Adv. Math., VII, 311).
24 Si le tout est composé de deux parties A et B, pour que le tout se connaisse lui-même par l’intermédiaire de A, il faudra nécessairement que A connaisse B et que A connaisse A.
25 Je rejoins W. Kühn, art. cit., p. 232-233. I. Crystal suppose que la connaissance de A par B n’est pas examinée par Sextus parce que, dès lors, « la partie-sujet devient identique à son objet lorsqu’elle l’appréhende » (« Plotinus on the structure of the self-intellection », Phronesis 43, 3, 1998, p. 265). La connaissance de B par A se trouverait donc réduite à la connaissance de A par A, puisque A et B deviennent identiques dans l’acte de connaissance : seul l’examen de la connaissance de A par A serait dès lors nécessaire. Cette lecture est certes ingénieuse, mais il me semble qu’elle alourdit et complique l’argumentation de Sextus : il suffit en effet que la connaissance de A par A soit impossible pour se dispenser d’examiner celle de B par A.
26 Voir H.J. Krämer : « En vérité, il ne s’agit pas ici d’une pensée empirique, mais d’une pensée métaphysique au sein de laquelle la relation objective de l’essence représente de façon concomitante et intégralement le sujet, de sorte que “sujet” et “objet” – et là-dessus repose finalement l’identité du sujet et de l’objet maintes fois affirmée – en vérité coïncident » (Der Ursprung der Geistmetaphysik. Untersuchungen zur Geschichte des Platonismus zwischen Platon und Plotin, Amsterdam, Schippers, 1967, p. 411).
27 Cf. V, 3 (49), 8,35-38 : « la vie dans l’Intellect est (...) l’intelligible véritable, qui est à la fois pensant et pensé. »
28 K. Dúsing, Subjektivität und Freiheit, Untersuchungen zum Idealismus von Kant bis zu Hegel, Stuttgart, Frommann-Holzbog, 2002, p. 112-113, présente Plotin comme l’un des premiers à avoir élaboré la doctrine de ce « cercle de la conscience de soi ». Il cite en ce sens V, 3 (49), 5 et II, 9 (33), 1. Pour une bibliographie sur ce débat, qui a en particulier opposé en Allemagne Tugendhat à Henrich, voir ibid., n. 1,p. 111.
29 S. Carfantan, Conscience de soi et connaissance de soi, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1992, p. 26. J’ai choisi de citer cette formulation du problème car elle me paraît très proche de la position de Plotin. K. Dúsing insiste pour sa part sur la régression à l’infini impliquée par la connaissance de soi : « une conscience de soi ou un je, qui se saisit lui-même dans une représentation, doit nécessairement se présupposer lui-même pour cet acte d’auto-représentation. Cette théorie s’expose, lorsqu’on la développe, au reproche de la répétition infinie de la présupposition de soi dans l’auto-représentation, ou la régression infinie dans l’auto-représentation de soi » (op. cit., p. 112). Pour des exposés plus développés du « cercle », voir D. Henrich, « Selbstbewufltsein. Kritische Einleitung in eine Theorie », dans Hermeneutik und Dialektik, Aufsätze I, éd. R. Búrner, K. Cramer, R. Wiehl, Tübingen, Mohr, 1970, p. 257-284 ; et E. Tugendhat, Conscience de soi et autodétermination, trad. R. Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1995, en part. p. 38-53.
30 Rappelons que, pour Aristote, connaissance et connu sont des « opposés » (Cat., 11b28).
31 K. Dúsing effectue le même rapprochement entre les deux textes (op. cit., p. 113, note 3).
32 Je comprends ainsi έν τούτοις (1.34).
33 Plotin précise que la prise de conscience d’une pensée ou d’une activité ne représente pas un progrès ou un renforcement, mais plutôt un affaiblissement : « On trouvera, même à l’état de veille, beaucoup de belles activités, des contemplations et des actions, que la conscience n’accompagne pas (παρακολουθεῖν), lorsque nous contemplons et agissons. Ainsi n’est-il pas nécessaire que celui qui lit, ait conscience qu’il lit, surtout lorsqu’il lit avec attention. (...) De sorte que les états de conscience risquent d’obscurcir les activités qu’elles accompagnent » (I, 4 (46), 10, 21-29). R. Violette commente : « Il nous semble à nous modernes que la conscience bipolaire, la conscience dédoublée, réfléchie, est supérieure à la conscience qui est plongée et en immersion dans le fait de conscience, contact, coïncidence, intuition. Pour Plotin, on le voit, c’est le contraire. La conscience qui “n’accompagne pas” est mise délibérément au-dessous de la conscience bipolaire, celle-ci étant considérée (au moins au niveau humain) comme éparpillement et déconcentration » (« Les formes de la conscience chez Plotin », Revue des Études Grecques 107, 1, 1994, p. 23)
34 Encore faut-il distinguer entre la conscience qu’a l’Intellect de son activité de pensée et la conscience de nos actes : la première coïncide avec l’activité, la seconde implique un dédoublement. De ce fait, alors que la conscience dédoublée est un affaiblissement de l’acte, la conscience coïncidente est le signe de son achèvement. Plotin emploie le plus souvent sunaísthe sis pour désigner la seconde et parakoloúthe sis pour désigner la première, mais cette distinction est mouvante (voir R. Violette, ibid., p. 233-234).
35 Voir Düsing, op. cit., p. 112.
36 G. Ryle (The Concept of Mind, London, Hutchinson’s University Library, 1949, p. 149) parle, à propos de l’impossibilité pour le sujet de s’appréhender lui-même, de la « fuite systématique » du moi.
37 On peut se demander si Plotin ne vise pas ici un philosophe précis. J. Halfwassen soutient de façon convaincante qu’il s’agit de Numénius (Geist und Selbstbewufltsein : Studien zu Plotin und Numenius, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1994, p. 24, n. 71 et p. 36-45).
38 Voir H.J. Krämer : « il faut toujours considérer que la distinction conceptuelle entre la pensée et l’objet, le sujet et l’objet et la manière dont on les identifie dans le discours n’ont qu’un caractère introductif et restent orientés vers le modèle de la division empirique entre le sujet et l’objet » (op. cit., p. 417).
39 Au sens où il n’est pas en puissance.
40 Avec la correction de W. Theiler : γ’άνόητον. Comme le dit B. Ham, elle « est d’autant plus séduisante qu’elle restitue un jeu de mot bien dans la manière de Plotin : dire que le noetón n’est pas a-nóeton, c’est, en le laissant noetòn par la double négation, sans rien lui ajouter, le poser nettement du côté de l’acte, puisque anôetos relève grammaticalement de la catégorie de l’actif » (Plotin. Traité 49, Paris, Éditions du Cerf, 2000, p. 58, n. 48).
41 Rappelons que Plotin, en VI, 3 (44), 4, avait déjà utilisé l’exemple de la pierre, pour opposer la détermination des réalités intelligibles et celle des réalités sensibles.
42 Le principal appui de Plotin dans une telle identification est le texte du Sophiste, 248e : « Mais alors par Zeus, nous laisserons-nous si facilement convaincre que le mouvement, la vie, l’âme ne sont pas véritablement présents chez l’être total, que celui-ci ne vit ni ne pense et que, en revanche, solennel et sacré, dénué d’intellect, il se dresse immobile ? » (248e6- 249a1). P. Hadot insiste aussi avec raison (« Etre, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », art. cit., p. 112-116) sur l’importance du livre Λ la Métaphysique d’Aristote pour la liaison entre la vie et la pensée : « la vie appartient à dieu car l’acte de l’intelligence est vie et dieu est cet acte même » (1072b 27, trad. Hadot).
43 La connaissance empirique suppose aussi pour Plotin une forme d’identité entre le connaissant et le connu. Mais il s’agit d’un processus de réduction à l’identique (voir supra, p. 117-138).
44 J’emprunte cette traduction de τὁ οὑσιῶδες à B. Ham (op. cit., p. 58).
45 Le traité VI, 8 (39) parle, plus précisément, d’ύπερνόησις (16, 32), de « superintellection » pour qualifier l’Un.
46 Cette interprétation s’oppose à celle de Gerson, qui parle de la self-reflexivity du noûs : « La self-reflexivity peut être commentée en termes de modalités cognitives réitérées. Ainsi, s connaît p si et seulement si s connaît que s connaît p » (« Introspection, self-reflexivity and the essence of thinking according to Plotinus », dans The Perennial Tradition of Neoplatonism, op. cit., p. 162). La connaissance de soi plotinienne est donc pour Gerson la « transparence d’une activité à elle-même », ce qui veut dire que l’Intellect se connaît lui-même parce qu’« il sait qu’il est dans un état de connaissance de l’ousía » (op. cit., p. 162, n. 15). L’Intellect connaîtrait donc primitivement l’ousía, et, pour ainsi dire, à l’occasion de cette première connaissance, se connaîtrait immédiatement lui-même comme ce qui connaît effectivement l’être. Cette lecture présente de fortes analogies avec la critique empiriste de la connaissance de soi (cf. par ex. D. Hume, Traité de la nature humaine, trad. A. Leroy, t. 1, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 342-343). Mais selon Plotin, « si l’intellection de l’Intellect est l’intelligible, et si l’intelligible est lui-même, il se pensera par conséquent lui-même » (5, 43-44). La pensée de l’être doit être comprise comme pensée de soi, non parce qu’en pensant l’être, l’Intellect saisit réflexivement sa propre activité, mais parce que, dans l’intelligible, l’Intellect se reconnaît immédiatement lui-même.
47 La solution avancée par Plotin au problème de la connaissance de soi préfigure dans une certaine mesure celle qu’adoptera l’idéalisme allemand, et en particulier Fichte, comme l’a vu Düsing : « la solution fichtéenne au problème de l’itération ou de la régression est celle de l’idéalisme subjectif. Si l’on fait abstraction de la théorie spécifique du “je” qui est en arrière-plan, cette solution est analogue à celle de Plotin, sans que Fichte en soit d’ailleurs conscient. Plotin a évité la réitération à l’infini de la pensée de dieu, qu’il pense, qu’il pense qu’il pense, etc., grâce à la conception de l’unité originaire et indivisible de la pensée de soi » (Subjektivität und Freiheit, op. cit., p. 125).
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