Chapitre premier. Constitution de l’être
p. 153-179
Texte intégral
1L’analyse des genres de l’être hérités du Sophiste1 permet de répondre à deux questions. La première porte sur la détermination de l’ousía et pourrait être formulée ainsi : quelles sont les Formes primordiales qui déterminent l’être de la façon la plus originelle et la plus universelle ? Elle se situe au niveau le plus élevé de l’être, le plus proche de l’Un-principe, là où l’ousía ne s’est pas encore déployée jusqu’à engendrer la totalité des Formes. Aussi les genres plotiniens ne sont-ils pas seulement « les plus grands », comme les genres platoniciens, mais ils sont aussi les « premiers » (VI, 2 (43), 8, 43) ; ils constituent la « structure » originelle (σύστασιν, VI, 2 (43), 2, 10) de l’être. Mais ces « genres premiers » permettent aussi en définitive de penser la détermination de toute ousía. Ils constituent une première strate de délimitation, partagée par tout être, sur laquelle viennent se greffer toutes les déterminations ultérieures d’ordre qualitatif, quantitatif ou propres à d’autres catégories permettant de différencier les substances les unes des autres : « les cinq genres existent par conséquent pour toutes choses » (VI, 2 (43), 8, 40). Il s’agit, en analysant l’organisation de l’être le plus haut, l’être intelligible, de dégager la structure commune qui gouverne la constitution de chaque réalité particulière. Plotin accomplit ainsi le mouvement « katholou-protologique » que l’on a pu définir comme caractéristique de la métaphysique2 ; il consiste à rattacher la structure de l’être la plus universelle à la structure de l’être premier. Autrement dit, en pensant l’être intelligible au niveau du second principe, Plotin se donne les moyens de décrire l’architecture fondamentale de tout être3.
2La seconde question est celle de l’exercice de la pensée dans l’Intellect. Une fois posée l’articulation intellect (noûs) / intellection (nóesis) / intelligible (noetón), comment la relier aux cinq genres de l’être ? N’y a-t-il pas concurrence entre la détermination générique de l’être et la structuration triadique de la pensée ? Ne faudrait-il pas superposer aux cinq genres de l’être les trois modalités de l’activité de l’Intellect ? Plotin évite une telle superposition, qui introduirait une disparité entre la structure de l’être et celle de la pensée, en déduisant les cinq genres de l’exercice même de la noesís. Il retrouve les genres premiers dans l’Intellect qui se pense lui-même, et donc les réduit à une activité unique, celle de l’intellection4. Il amalgame ainsi la réflexion du Sophiste sur les genres les plus grands et la méditation du livre Λ de la Métaphysique sur l’Intellect divin. Les genres platoniciens deviennent des moments du processus dynamique par lequel l’Intellect déploie son activité pensante.
De la substance sensible à la substance de l’âme (vi, 2 (43), 6)
3Lorsqu’il aborde l’étude des genres les plus grands, dans le traité VI, 2 (43), Plotin commence par réfléchir au ras de la réalité la plus immédiate, celle du sensible, en remontant à partir de là progressivement vers l’intelligible. La détermination propre à l’être premier n’est pas séparée de l’ensemble du réel qui découle de lui : la structure de l’être en son point le plus haut et le plus proche de l’unité se reproduit à tous les niveaux de réalité, chaque fois selon des modalités particulières. Cette continuité peut se parcourir dans les deux sens, et il est pertinent, dans l’ordre de l’analyse, de partir du point le plus bas et le plus immédiatement saisissable du réel pour s’élever, par corrections et purifications successives, vers la constitution de l’être intelligible.
4C’est donc par un travail progressif que Plotin aboutit en VI, 2 (43) à l’articulation des deux premiers genres intelligibles, l’être et le mouvement. Il part de ce qui est l’objet premier de l’expérience, à savoir le corps et les qualités qui le constituent (chap. 4), pour passer à l’âme et à la vie qui est en elle, ou plus précisément qu’elle est (chap. 5 et 6), et aboutit enfin à l’Intellect et au rapport en lui entre l’être et la vie ou le mouvement (chap. 7). Cette dynamique d’ensemble est bien résumée dans le passage suivant :
Cette âme par conséquent, puisque nous l’avons choisie dans le « lieu intelligible », comme tout à l’heure nous avons tiré le corps du sensible, tâchons de comprendre comment son unité est multiple, et comment sa multiplicité est une, sans qu’elle soit une unité composée de plusieurs choses, mais une nature une plurielle. Cela en effet compris et devenu clair, la vérité au sujet des genres qui sont dans l’être sera aussi manifeste. (4, 28-34)
5Trois formes de relations un-multiple se trouvent considérées tour à tour : celle du corps et de ses qualités, celle de l’âme et de ses raisons, et celle de l’être et de ses genres. Plotin croise ici implicitement la recherche sur les genres de l’être avec l’ascension érotique du Banquet (209e-210e) qui va de la multiplicité des beaux corps à l’unité de la Forme du Beau. Le fil directeur est en définitive toujours le même à chaque niveau considéré : il s’agit de parvenir à définir précisément l’articulation entre l’être et l’être tel (« est-ce que <la substance de l’âme> existe d’une part selon l’être, et d’autre part, selon l’être-tel ? » (6, 2)). Dans un corps, les déterminations sont extérieures au substrat alors que l’âme est « la source et le principe »5 de ses déterminations (6, 7). Or la relation entre l’être et le mouvement dans l’intelligible est tributaire de cette question du lien entre l’être et l’être-tel : le mouvement apparaît comme l’acte de l’être, comme son principe de détermination, de la même manière que la vie est le principe de détermination de l’âme.
6Prenons pour fil directeur l’analyse menée au chapitre 6 sur la substantialité de l’âme. Un des disciples de Plotin pose alors cette question :
Mais tout ce que possède l’âme, cela ne lui vient-il pas de l’extérieur de sa substance, de sorte qu’une partie de l’âme existe selon l’être, et une autre partie selon l’être tel ? Mais si elle existe selon l’être tel, et si cet être tel lui vient de l’extérieur, ce n’est pas l’ensemble de l’âme qui constituera la substance, mais quelque chose en elle, et une partie d’elle-même sera substance, mais non sa totalité. (6, 1-5)
7L’interlocuteur de Plotin projette sur l’âme la structure de la réalité sensible, où l’être est extérieur à l’être tel. D’où cette conclusion : « Ensuite que sera l’être de l’âme sans les autres éléments qui la constituent ? Une pierre ? » (6,5-6). Plotin doit donc de nouveau préciser :
Non, il faut que cet être soit à l’intérieur de l’âme6 « comme sa source et son principe », ou plutôt qu’il soit toutes choses qu’elle est elle-même. Il est par conséquent aussi une vie, et une unité faite de l’ensemble des deux, la vie et l’être. (6, 6-8)
8L’âme est à ses multiples déterminations ce que la semence est aux diverses parties de l’organisme (à ceci près cependant que la semence précède chronologiquement l’organisme, alors que l’âme précède ontologiquement ses déterminations). Le rapport de l’être de l’âme à ses déterminations ne peut donc être identique au rapport de l’être de la pierre à ses qualités. D’un côté, il s’agit d’une altérité vivante, caractéristique de l’intelligible et que l’on peut définir comme un rapport génétique à ses déterminations. De l’autre, on a affaire à une altérité inerte, à un rapport exté rieur à ses qualités7.
9En optant pour le premier mode d’altérité Plotin prend implicitement position par rapport à la tradition péripatéticienne. Aristote en effet affirme que « la différence ne participe pas du genre » (Top., IV, 122b20) : la différence « rationnel » est par exemple extérieure au genre animal. Ce qu’Alexandre traduit en disant que la « différence est séparée du genre » (χωρἱς τοῦ γένους, In Top., 315, 10-11). Si Plotin dit aussi qu’« il faut prendre les espèces à l’extérieur du genre » (VI, 2 (43), 19, 3-4), il fait de cette règle un usage limité : il affirme seulement par là que les genres premiers ne produisent pas leurs espèces « en eux-mêmes » (19, 2) mais « par addition et par association » avec les autres genres (19, 8). En revanche, en VI, 2 (43), 6,6-8, l’âme est « la source et le principe » de ses diverses déterminations, elle est toutes ses différences8. Mais lorsque l’on admet que les différences sont extérieures au genre, comme c’est le cas au niveau des genres premiers, « les différences appartiennent à l’être en tant qu’être, mais il n’est pas lui-même ses différences » (19, 4-5). Il faut éviter de poser une quelconque antériorité du genre de l’être sur les autres genres. Une détermination procède donc par association, puisque les genres premiers se combinent entre eux pour former les espèces, et une autre par génération, puisque l’âme, comme un être vivant qui croît, s’auto-détermine et engendre en elle-même ses différences. Dans le premier cas, l’altérité externe des genres premiers produit des différences internes, dans le second, il n’y a qu’une altérité interne de soi à soi, celle de la vie se multipliant et se différenciant en elle-même. Par conséquent, le principe aristotélicien selon lequel la différence doit être extérieure au genre s’applique selon Plotin aux relations entre les genres premiers, mais non à la différenciation interne à l’âme.
10Lorsque donc, au chapitre 5, l’interlocuteur de Plotin pose cette question : « y a-t-il d’une part l’être, et d’autre part la différence qui produit l’âme ? », puis, au début du chapitre 6, propose de distinguer dans l’âme Vêtre et l’être tel (6,1-3), il s’inscrit dans la perspective d’Alexandre selon laquelle la différence doit être « séparée » du genre. Mais Plotin rejette cette position en réaffirmant l’unité interne de l’âme et de ses multiples déterminations, et en choisissant le paradigme de la vie pour exprimer cette unité. En résumé, Plotin ne dédaigne pas le modèle de l’extériorité de la différence spécifique, hérité d’Aristote, lorsqu’il s’agit d’en faire un usage stratégique comme c’est le cas en VI, 2 (43), 19, où il définit la production de l’espèce par la combinaison des genres premiers entre eux. Mais lorsqu’il s’agit de distinguer la réalité sensible de la réalité intelligible, comme dans les chapitres 4 à 6 du même traité, l’extériorité est cantonnée au rapport entre la qualité sensible et la substance sensible, et c’est un autre modèle qui prévaut dans l’âme, celui de la détermination interne de la vie9.
11L’enjeu de l’analyse reste d’éviter que la dissociation entre l’être et l’être tel qui est la marque du sensible ne contamine la présentation de la substance de l’âme. Plotin ne cesse par conséquent de corriger et redresser le langage. La pente naturelle du discours, étant donnée sa structure prédicative, introduit un écart entre l’être de l’âme et sa détermination : « Il faut que cet être soit à l’intérieur de l’âme comme sa source et son principe, ou plutôt qu’il soit toutes choses qu’elle est elle-même » (6, 6-8). L’être intérieur est le principe qui donne à l’âme son essence et sa détermination. Mais la distinction entre le principe et ce qu’il engendre ne signifie pas l’existence d’une scission à l’intérieur de l’âme, et Plotin s’empresse de préciser : « ou plutôt l’être est toutes les choses que l’âme est elle-même ». L’être de l’âme est à la fois le principe et l’effectuation, la substance et l’acte : « Il est par conséquent aussi une vie, et une unité faite de l’ensemble des deux, la vie et l’être » (6, 7-8). La pensée se représente l’être de l’âme comme étant plutôt du côté du support, du principe ou de la source de la détermination, alors que la vie lui apparaît comme le facteur d’expansion, de déploiement et de multiplication. Mais il s’agit précisément d’amender cette représentation et de penser l’unité de ce qui supporte et de ce qui déploie, du substrat et de la prolifération, de l’être et de la vie (συνάμφω ἒν, 6, 8).
12Ce travail de correction des catégories qui ont pour fonction ordinaire de décrire la réalité sensible est particulièrement manifeste en ce qui concerne l’ύποκείμενον, le « substrat ». Dans le sensible, le substrat constitué par la matière est radicalement séparé des qualités du corps, tandis que le « substrat » que représente l’être en l’âme est quant à lui « un », mais aussi « deux et plusieurs », il est « tout ce que l’âme est primitivement » (6, 9-11). C’est donc un substrat qui déborde dans ce qu’il supporte, qui s’annexe la détermination au point de se confondre avec elle. En « passant » dans les déterminations, c’est-à-dire en « étant tout ce que l’âme est », l’ύποκείμενον n’est plus seulement support ou substrat. Lorsque ce concept est utilisé à propos de l’âme, il reçoit une signification différente de celle qu’il possède quand on l’applique au sensible10.
13Le concept de vie n’échappe pas lui-même à la critique des représentations véhiculées par le langage :
Est-ce que donc <l’âme> est substance et vie ou est-ce qu’elle possède la vie ? Mais si elle la possède, ce qui possède la vie n’est pas par lui-même dans la vie, et la vie n’est pas dans sa substance. En revanche, si l’une ne possède pas l’autre, on doit dire qu’elles forment toutes deux une unité. (6, 10-13)
14La relation de possession est inadéquate pour exprimer le rapport entre la substance de l’âme et la vie. Sans doute est-il pertinent de dire du corps qu’il possède tel ou tel caractère, puisque ses qualités ne sont pas intrinsèques à sa substance. Mais la substance de l’âme ne possède pas la vie, elle est elle-même la vie11. Ce que Plotin traduit en rendant réciproque la relation d’immanence : la substance est dans la vie, c’est-à-dire que la vie est tout aussi réelle, tout aussi substantielle que l’ousía, de la même façon que la vie est dans la substance : comme le disait déjà Platon (Soph., 248e-249a), l’ousía ne saurait être privée de vie. Les deux affirmations doivent être maintenues simultanément : si l’on disait seulement que la vie est dans la substance, cela reviendrait à dire qu’elle est dans la substance « comme en un sujet ». Avec cette réciprocité de la relation d’immanence, Plotin pense une relation encore plus étroite que celle entre l’acte et la substance ; l’acte en effet dépend toujours ontologiquement de la substance : si la chaleur est l’acte du feu12, la réciproque n’est pas vraie, le feu n’est pas acte de la chaleur. À côté de la relation externe de la qualité et de la relation interne de l’acte ou du complément substantiel, une troisième forme de relation apparaît donc ici, une relation d’immanence réciproque, où l’ousía ne bénéficie plus d’aucune préséance ontologique par rapport à ce qui se manifeste en elle13.
15Plotin tend ainsi perpétuellement à arracher sa propre métaphysique des genres de la relation de subordination induite par le langage. Ce point est essentiel : le lógos ne constitue plus le fil directeur de l’ontologie. Tout au contraire, Plotin doit sans relâche purifier son ontologie de l’être intelligible des articulations, des divisions et des hiérarchies introduites par le discours. En élevant l’enérgeia à la même dignité ontologique que l’ousía, en posant l’égalité entre l’acte de vivre et l’âme qui est le sujet de cet acte, Plotin élabore une métaphysique placée sous le signe de l’unité qui surmonte la division fondamentale entre le sujet et l’attribut induite par le discours prédicatif. Est déjouée ainsi par avance la collusion entre la métaphysique et la logique dénoncée par Nietzsche, lorsqu’il dit que « la croyance à la grammaire nous fait supposer des choses et des activités qui nous éloignent de la certitude immédiate » et qu’« avant d’en venir au problème de l’être, il faudrait avoir résolu le problème de la valeur de la logique »14. Plotin n’accorde à la logique qu’une valeur secondaire et dérivée, et lui dénie toute prétention à rendre raison de la structure interne de l’être ; tout discours n’est qu’un tard venu qui décompose l’unité supérieure de la réalité intelligible. Loin par conséquent de « croire à la grammaire », Plotin ne cesse de s’en défier et de tenter d’en exorciser la puissance. La métaphysique plotinienne n’est donc pas sous la domination de la grammaire, elle en constitue plutôt la critique implicite.
L’Âme et la pensée (vi, 2 (43), 6)
16Si l’on poursuit la lecture du chapitre 6 du traité VI, 2 (43), une nouvelle notion entre en jeu : la pensée. Elle apparaît immédiatement à la représentation comme l’autre de l’être et de l’unité, comme ce qui est en affinité avec le mouvement, la vie et la multiplicité :
<L’âme> est un être un, mais qui se multiplie par une sorte de mouvement ; elle est une totalité une, mais qui, en essayant en quelque sorte de se contempler, se rend elle-même multiple15. De même en effet, son être ne supporte pas d’être un, puisqu’il est capable d’être tout ce qu’il est. La contemplation est donc cause du fait qu’il se manifeste multiple, afin qu’il pense. Car ce qui se manifeste comme un, cela n’a pas pensé, mais cela est alors l’Un. (6, 15-20)
17Le déploiement de l’être de l’âme procède du désir de penser, ou plus précisément de se penser puisque c’est la pensée de soi-même qui définit la contemplation. L’âme doit se développer, s’expliciter elle-même pour donner un contenu à la pensée : l’être, ramassé dans son unité, dans son immobilité première, ne peut pas se saisir dans sa détermination et dans son effectivité. Il n’y a de pensée que du multiple16, c’est la multiplicité qui donne à l’être sa définition et sa détermination, c’est-à-dire son intelligibilité. Donc, « la contemplation est la cause du fait qu’il se manifeste multiple » (6,18-19). Il s’agit ici d’une causalité finale : l’être se manifeste dans sa multiplicité pour rendre possible la pensée de l’âme.
18On peut comprendre à partir de là l’affinité entre la vie et la pensée :
La pensée est une la vie première, et la vie seconde est une pensée seconde, et la dernière vie est la dernière pensée. Toute vie donc qui est de ce genre est aussi une pensée (III, 8 (30), 8, 19-21).
19La vie est le déploiement de la richesse de l’être. Toute vie procède de ce désir de se saisir soi-même, de se contempler dans cette forme déployée : « les générations partent d’une contemplation et aboutissent à une forme achevée, qui est aussi un autre objet de contemplation » (7, 5-6). En ce sens, il y a pour Plotin une « pensée végétative » (8, 15), car la croissance dans le règne végétal s’enracine dans les lógoi, les raisons comprises dans l’âme de l’univers. Mais cette contemplation demeure une contemplation obscure et non pleinement manifeste, puisque l’être n’y est saisi que sous une forme exténuée, dispersée, tout imprégnée de matière.
20Ici se révèle l’ambivalence de la vie. Elle est une manifestation de la plénitude et de l’exubérance de l’être qui se donne à voir à la pensée par ce déploiement dans l’extériorité, mais elle est aussi une dépense et une dispersion. Dans le traité VI, 2 (43) la multiplication de l’âme est présentée comme une forme d’incapacité et de faiblesse : « de même en effet, son être ne supporte pas d’être un (οὑκ ἁνέχεται), puisqu’il est capable d’être tout ce qu’il est » (6, 17). La multiplication et le mouvement de l’âme sont le fruit à la fois d’une capacité (πάντα δυνάμενον, 6, 18), celle d’être toutes les choses qu’elle contient en soi, et d’une incapacité, celle de s’en tenir à l’unité ramassée et à la pure identité à soi. La totalité représente un affaiblissement et un défaut par rapport à l’unité : l’unité originelle de l’âme est plus riche que la totalité déployée de ses déterminations17. Cette ambivalence de la vie doit d’ailleurs être étendue à la pensée : le désir de se contempler soi-même, cause finale du déploiement de l’âme, est aussi la raison de son incapacité à s’en tenir à l’un. Cependant, on le verra, la pensée diffère de la vie en ce qu’elle ne se limite pas seulement au mouvement d’extériorisation et de déploiement caractéristique de la zoè, mais représente aussi un mouvement d’intériorisation, de reprise et de retour à soi18.
21À défaut d’être absolument une, l’âme se laisse entraîner par le mouvement de sa propre puissance et devient tout ce qu’elle est : « son être ne supporte pas d’être un, puisqu’il est capable d’être tout ce qu’il est » (6, 17-18). Ce contraste, si peu appuyé soit-il, entre l’un et le tout au sein de l’âme, témoigne du retour de la logique duelle qui distingue le principe et ses déterminations, l’origine et la multiplicité de l’être, logique que Plotin s’est pourtant efforcé de conjurer tout au long du chapitre. Car l’âme est indissolublement une et multiple, nul écart ne s’introduit en elle entre l’unité de l’origine et la totalité de son être effectif. L’unité qui précède le déploiement dans la totalité est retenue en soi, cohésion et simplicité, mais elle est aussi ce qui porte en soi la germination du tout, et qui est par là principe d’extension et de multiplication. Or l’unité de cohésion jouit toujours chez Plotin d’un statut supérieur à l’unité de diffusion : que l’unité originaire de l’être devienne un principe d’expansion de soi est le signe que certaines digues intérieures ont rompu, que la puissance de rassemblement a été débordée par la puissance de manifestation, que le repos en soi s’est laissé entraîner par la dynamique de la vie. La totalité change alors de signe : loin d’être la marque d’une puissance d’autant plus assurée d’elle-même qu’elle s’auto-manifeste dans une infinité de déterminations, la totalité devient l’indice d’une faiblesse, elle révèle ce qu’on pourrait appeler un manque de tenue originel.
La substance et la vie dans l’intellect (vi, 2 (43), 7)
22À partir des catégories dégagées dans l’âme, Plotin s’élève à l’Intellect :
Puisque nous avons trouvé dans l’âme à la fois substance et vie, – et la substance est cela qui est commun à toute âme, et la vie aussi est commune, vie qui est aussi dans un intellect (έν νῷ)19 – si nous introduisons en outre l’Intellect (τὸν νοῦν) et la vie qui est la sienne, nous définirons ce qui est commun à toute vie, le mouvement, comme un genre unique. Mais nous admettrons que la substance et le mouvement qui est la première vie sont deux genres. Car même s’ils sont un, on les sépare par la pensée, puisque l’on trouve l’un non un (χωρίζει αύτἁ τῆ νοήσει τὁ ἒν ούχ ἒν εὐρών)20. Sinon on ne pourrait pas les séparer. (VI, 2 (43), 7, 1-8)
23Plotin commence par donner le résultat de la recherche engagée dans le chapitre précédent. On a trouvé dans l’âme « à la fois substance et vie » : ἂμα signifie que l’on n’a pas constaté la présence de deux choses en l’âme, la substance et la vie, mais bien qu’on les a trouvées « ensemble », indissolublement liées. En outre, si la première mention de l’intellect (ὲν νῷ, 7,4) désigne, comme je le suppose, l’intellect dans l’âme, Plotin commence par répéter que la vie est aussi dans la pensée. On aurait donc sous une forme ramassée la triade être-vie-pensée, déduite de la méditation sur l’activité de l’âme. C’est à partir de cette triade que l’Intellect et la vie intelligible se trouvent introduites (έπεισαγαγόντες, 7, 4).
24La vie de l’Intellect est immédiatement assimilée au mouvement : « nous définirons ce qui est commun à toute vie, le mouvement, comme un genre unique » (7,5). Ici se révèle le sens profond de tout le travail antérieur effectué au niveau de l’âme : les notions de multiplicité, de vie, de totalité étaient toutes orientées vers l’introduction de la catégorie de mouvement dans l’intelligible21. L’identification de la vie et du mouvement ne va pas de soi. Un premier pas a été accompli par Aristote, lorsqu’il identifie, au sein de l’Intellect divin, la vie et l’acte : « La vie aussi appartient au dieu, car l’acte de l’Intellect est vie, et le dieu est cet acte même ; et l’acte subsistant en soi du dieu est vie parfaite et éternelle. Aussi appelons-nous le dieu, un vivant éternel parfait » (Mét., Λ, 1072b26-29, trad. Tricot modifiée). Mais en définissant le mouvement comme un genre unique et en l’identifiant à l’enérgeia de l’Intellect, Plotin s’oppose frontalement à Aristote pour qui l’état d’« en puissance » propre au mouvement est incompatible avec la pure actualité du noûs22. Une nouvelle fois, la référence au Sophiste est décisive : « mouvement, âme et vie sont véritablement présents dans ce qui existe parfaitement » (Soph., 248e)23. Lorsqu’il identifie le mouvement à l’acte de l’intelligible, Plotin s’appuie sur la lettre platonicienne pour mieux se démarquer de la détermination péripatéticienne de la kínesis. Cependant l’articulation précise de l’être et du mouvement et la fonction jouée par ce dernier, à savoir déterminer l’ousía, introduire en lui de la multiplicité et de l’altérité, est sans doute un héritage stoïcien. P. Hadot a en effet montré que la théorie stoïcienne du mouvement tonique a été d’une certaine façon transposée par Plotin dans l’ousía intelligible24.
25Une fois la vie introduite dans l’Intellect et identifiée au mouvement, Plotin pose la dualité de la substance et du mouvement dans l’intelligible : « mais nous admettrons que la substance et le mouvement sont deux genres » (7,6). Cette dualité des genres (δύο γένη) contraste avec l’affirmation du chapitre 6 selon laquelle dans l’âme « vie et être ne font qu’un » (συνάμφω ἒν, 6, 8). Or il est clair que l’unité de l’Intellect est plus accomplie que celle de l’âme : les deux genres dans l’Intellect, la substance et la vie, ne peuvent pas être moins un que l’être et la vie dans l’âme. Le tout est donc de comprendre en quel sens il y a dualité, et dans quelle mesure elle ne remet pas en cause l’unité de l’être intelligible. On « sépare ces deux choses par la pensée (τῇ νοήσει) » (7, 7) : la nóesis renvoie ici vraisemblablement à l’activité de pensée en l’âme. C’est la puissance séparatrice de la diánoia qui est visée, ce que Plotin appelle en V, 9 (5), 8, 21 « l’Intellect diviseur »25. Pourtant, la séparation accomplie par la pensée n’est rendue possible que par la multiplicité réelle des genres de l’être. Il est donc nécessaire d’adopter une double attitude à l’égard de la puissance d’analyse propre à la diánoia. D’un côté, on peut s’y fier, puisque la substance ne pourrait être séparée du mouvement si leur distinction n’était pas réelle au sein de l’être. Mais d’un autre, il faut veiller à ne pas accepter telles quelles les dissociations accomplies dans l’élément du langage et par le raisonnement logique. Plotin tout au long de ces chapitres tient ensemble ces deux attitudes afin de restituer au plus près cet un-plusieurs qu’est l’être intelligible.
26Se pose ici le problème de l’écart entre la logique et la métaphysique de l’intelligible. La dynamique du langage et de la classification logique risque d’entraîner la distinction entre l’être et le mouvement vers une subordination du second au premier, de sorte qu’au rapport de genre à genre soit substitué un rapport d’espèce à genre :
Nombreuses assurément sont les espèces de l’être dont il est le genre. Mais il ne faut pas ranger le mouvement sous l’être ni sur lui, mais avec lui, puisqu’il a été trouvé en lui sans qu’il y soit comme en un sujet (έν ύττοκειμένῳ). Car il est l’acte de l’être et l’un n’est pas sans l’autre si ce n’est par la représentation (έττινοίᾳ). et les deux forment une unique nature. (7, 16-20)
27L’epínoia non seulement isole l’un de l’autre le mouvement et la substance, mais elle manque leur articulation naturelle en faisant du mouvement une espèce ou une région de l’être. C’est certes ainsi que se présente le mouvement dans le sensible : il n’existe pas en soi, par lui-même, mais requiert toujours le support de l’être. Il n’y a pas dans la nature de pur mouvement observable mais seulement des êtres en mouvement : la substance apparaît donc comme logiquement et ontologiquement première. Mais il faut se déprendre de cette représentation issue de la réalité sensible : dans l’intelligible, le mouvement est situé sur le même plan, il a une même dignité ontologique que l’être. Comme à propos de l’âme, il faut parvenir à penser un mode de détermination libéré de la logique du substrat, où ce qui détermine est dans ce qui est déterminé, donc dépend de lui. Le mouvement n’est pas dans (ἑν, 7, 18) l’être comme le mouvement sensible est dans le mobile, ni sur (έπί, 7,16) lui, comme la qualité est sur la substance sensible ou le reflet sur le miroir, ni encore sous (ὐπό, 7, 16) lui comme les espèces sont sous les genres, mais il est avec lui (μετά, 7, 17), comme sont ensemble deux substances aussi consistantes l’une que l’autre. Mieux encore : Plotin précise que l’être et le mouvement forment une « unique nature » (7, 19). Ici se prépare l’affirmation de l’identité absolue du premier principe : l’altérité des genres dans l’Intellect se trouve embrassée par une unité englobante qui est le reflet de l’unité première du principe. En définitive, l’affirmation de l’unité des genres l’emporte sur celle de leur pluralité et de leur mutuelle altérité.
28Si la relation d’inhérence est trop prégnante, et s’il faut passer par le biais de l’être-dans pour décrire la relation être-mouvement, il existe une autre voie, que Plotin avait déjà empruntée dans le chapitre 626. Il s’agit à nouveau d’affirmer la réciprocité de la relation d’immanence. Il n’est possible de dire que le mouvement est dans l’être que si l’on ajoute immédiatement que l’être est dans le mouvement :
Et si néanmoins tu veux prendre séparément chacun des deux, le mouvement apparaîtra dans l’être, et l’être dans le mouvement, comme dans l’Un-qui-est chacun des deux séparément possède l’autre (7, 20-23).
29Le mouvement peut apparaître dans l’être puisque l’être intelligible est vivant, et par là doué d’un mouvement éternellement actuel. Inversement, l’être est dans le mouvement puisque le mouvement n’est pas seulement un attribut de la substance, qui n’aurait qu’une quasi-existence par rapport à la plénitude de l’ousía. Le mouvement est tout autant substantiel que l’être. Il est donc aussi licite de dire « le mouvement est substance » que « la substance est mouvement ».
30Dès lors qu’on se situe dans l’intelligible, il faut corriger aussi une autre représentation, celle qui veut que le mouvement soit une altération de l’être, un passage de la puissance à l’acte. Plotin doit purifier constamment le mouvement intelligible de sa définition aristotélicienne. C’est sans doute l’un des enjeux essentiels du traité : projeter la vie et le mouvement dans l’éternité de l’intelligible, sans qu’il y ait contradiction. Toute la métaphysique plotinienne dépend de la réussite de cette opération : privée de vie et de mouvement, la substance intelligible serait identifiable à un substrat inerte extérieur à ses déterminations, elle serait une matière inintelligible.
31Le mouvement doit apporter à l’être une altérité sans altération, une actualité sans actualisation :
Le mouvement apparaît donc dans l’être sans le faire sortir (έζιστάσης) de la nature qui est la sienne, ou plutôt il est dans l’être comme ce qui le rend parfait, et une nature telle que la sienne persiste toujours à se mouvoir ainsi. (7, 24-27)
32Le mouvement représente certes l’expansion de l’être, son déploiement dans la multiplicité de la détermination, mais c’est là un déploiement sans extase (οὐκ έξιστάσης, 7, 25), sans sortie hors de soi. Il ne s’agit pas pour la substance de devenir ce qu’elle n’est pas, ou d’acquérir indéfiniment de nouvelles déterminations. Tout en étant en mouvement, l’être demeure éternellement ce qu’il est, éternellement égal à lui-même et concentré en soi. Le mouvement est donc bien l’achèvement de l’être, ce qui le rend parfait (τέλειον, 7, 26) ; cela s’oppose directement à la définition aristotélicienne du mouvement comme « acte inachevé (ἁτελής) »27. Le mouvement s’identifie à l’acte, au principe dynamique qui détermine l’ousía et la porte à l’achèvement.
33Chez Aristote, c’est le mouvement qui opère le partage entre la réalité sublunaire, soumise à un perpétuel inachèvement, et la réalité divine, fixée dans une parfaite immobilité28. Le lien entre les deux tient à ce que l’une s’efforce, sans y réussir totalement, de mimer l’autre à tous les niveaux, du plus élémentaire au plus complexe, la régularité des phénomènes dans le monde sublunaire n’étant que l’image imparfaite de l’éternité du mouvement circulaire dans la sphère supra-céleste, lui même mimant l’immobilité de l’Intellect divin (De gen. et corr., 338a17-b19). La pensée plotinienne en revanche surmonte la rupture entre l’immobilité de l’intelligible et la mobilité sensible, puisque le mouvement existe aussi dans l’Intellect et « commence dans l’intemporel » : la mobilité sensible est pour Plotin la trace du dynamisme intérieur de l’acte qui anime l’ousía intelligible.
Mouvement et repos intelligibles (vi, 2 (43), 7)
34Il reste que le mouvement sensible implique une altération et un devenir qui sont exclus de la réalité intelligible29. Les deux ordres de mouvement doivent donc être distingués, et c’est sans doute les rapports respectifs du mouvement intelligible et du mouvement sensible au repos qui manifestent le mieux cette distinction. Si en effet, dans le monde physique, l’être en repos exclut l’être en mouvement, repos et mouvement coexistent dans l’intelligible : « la nature de l’être demeure toujours en mouvement (κινεῖσθαι μενούσης) » (7, 27). L’être en mouvement demeurant toujours ce qu’il est, il n’a pas de rapport au temps et au devenir, il peut donc être aussi en repos. Le traité V, 1 (10) le disait déjà : « Mais il faut aussi qu’il y ait mouvement et repos dans l’intelligible. Le mouvement, s’il pense, et le repos afin qu’il pense la même chose » (4, 35-37). La coexistence du mouvement et du repos au sein de l’être permet d’éviter que l’activité propre au mouvement introduise une altération au sein de l’être intelligible : l’être en mouvement doit s’allier à l’être en repos pour que l’acte demeure toujours identique à soi.
35Pour comprendre l’articulation plotinienne du mouvement et du repos dans le traité VI, 2 (43), et saisir le rôle joué par les genres de l’autre et du même, il est nécessaire de rappeler la méthode dialectique telle qu’elle est définie au chapitre 3. Cette méthode comporte deux moments : un moment de division et de séparation, par lequel notre pensée discursive saisit les parties constitutives de la totalité (3, 25-29) ; et un moment de rassemblement qui reconstitue l’unité première des différents éléments dégagés (3, 29-30) : « à rebours (πάλιν)30, nous les saisissons tous ensemble, incapables de les retenir plus longtemps de tendre les uns vers les autres »31. Plotin marque très bien, dans ce passage, la déficience de l’activité dialectique par rapport à la constitution de l’être intelligible : ce que notre discours ne saisit que de façon successive et morcelée est une « unité qui, par son étonnante puissance se déploie en toutes choses, se manifeste dans la multiplicité, et devient multiple lorsque, pour ainsi dire, elle se met en mouvement » (3, 23-25). Les deux moments de la dialectique, division et rassemblement, correspondent respectivement à la multiplicité dynamique de l’ousía intelligible, et à son unité principielle. Ce n’est donc qu’en tenant ensemble ces deux étapes du discours, qu’en les saisissant comme deux points de vue sur une « unique nature » (VI, 2 (43), 3, 22), que l’on pourra se faire une idée juste de la réalité de l’Intellect.
36Ce balancement entre les deux étapes de la dialectique est manifeste dans l’introduction du mouvement et du repos aux chapitres 7-8. Plotin commence par reprendre l’argumentation du Sophiste32 qui pose le mouvement et le repos comme deux genres contraires : « Que le repos soit assurément lui aussi un genre de l’être, en étant autre que le mouvement, puisqu’il apparaît aussi comme son contraire » (VI, 2 (43), 7, 31-32). On est ici dans le moment de séparation et de différenciation des trois premiers grands genres :
Mais comme nous avons séparé le mouvement de l’être, étant donné que le mouvement est à la fois même et non même que l’être, et que nous avons dit qu’ils sont deux et au contraire un, de la même façon, nous séparerons aussi le repos de l’être, mais sans l’en séparer : nous le séparons par notre intellect autant qu’il le faut pour poser un autre genre dans les êtres. (VI, 2 (43), 7, 36-41)
37Il importe de ne pas confondre le moment de la séparation et de la distinction des grands genres avec un morcellement de l’ousía. À peine la séparation est-elle affirmée, que le discours se prend lui-même à rebours et ressaisit dans l’unité et dans l’identité ce que l’exposé distingue et différencie. Aussi les formules contradictoires abondent-elles : le mouvement est « même et non même que l’être » ; le repos est « séparé de l’être sans en être séparé ».
38Vient ensuite le deuxième moment dialectique, qui ressaisit les trois premiers genres dans une « unité totale »33 :
Ou bien, si nous ressaisissons totalement dans l’unité le repos et l’être, en disant, de la même façon, que l’être ne diffère en rien et d’aucune façon du mouvement, nous ramènerons au même le mouvement et le repos par l’intermédiaire de l’être, et le mouvement et le repos seront un pour nous. (7, 41-45)
39Ce deuxième moment dialectique n’a pas de valeur par lui-même, considéré isolément. Il est même faux de dire que le mouvement, le repos et l’être se confondent absolument. Mais cet énoncé doit être saisi en lien avec le premier moment de distinction qui l’a précédé : c’est l’articulation entre les deux dimensions de la dialectique, de différenciation et de rassemblement des genres, qui doit permettre de dessiner au mieux l’organisation interne de l’ousía intelligible. Dès le début du chapitre suivant, le mouvement dialectique repart d’ailleurs en sens inverse, puisque la division des genres se trouve de nouveau affirmée : « Mais il faut saisir ces genres comme trois, si du moins l’intellect34 les pense séparément » (8, 1-2). Cette perpétuelle oscillation de notre pensée entre l’identité et la distinction, doit restituer la figure de l’Intellect-principe qui, lui, pense les genres à la fois dans l’unité et la multiplicité (« vois à partir de maintenant l’Intellect pur (...) : tu y vois le foyer de l’ousía, et une lumière sans sommeil, et comment les êtres sont en repos en lui et tous ensemble distincts (ώς διέστηκεν όμοῦ) » (8,7-8)).
40C’est à partir de ce même balancement dialectique que les genres platoniciens de l’autre et du même se trouvent introduits par Plotin :
N’est-il pas vrai que l’on a affirmé que <les trois genres> étaient autres les uns par rapport aux autres, et qu’ils se distinguaient dans l’altérité, et que l’on a vu l’altérité qui est dans l’être en les posant trois et chacun un ? Et à rebours (πάλιν), lorsqu’on a ramené à l’unité ces trois genres, et qu’on les a vus dans cette unité et tous un, et qu’on les a de nouveau ramenés au même, n’a-t-on pas vu naître et être le même ? (8, 34-38)
41La double activité de la dialectique permet la manifestation des genres de l’autre et du même. Dans le travail de distinction, la pensée voit apparaître l’altérité ; et dans la reprise et le rassemblement, elle voit « naître l’identité ». L’exercice même de la pensée devient, comme c’était d’ailleurs déjà le cas dans le Sophiste, l’instance de révélation des genres qui structurent la réalité intelligible. Plotin fait preuve d’une parfaite cohérence : le lógos, malgré ses insuffisances, malgré son caractère successif, diachronique, garde trace de son origine, c’est-à-dire de l’organisation et de l’articulation intérieures de l’être intelligible. Si la raison discursive est capable de distinguer et de différencier, c’est parce qu’existe « en soi », dans l’intelligible, la Forme de l’altérité ; et si elle parvient à rassembler, à définir une identité et une communauté, c’est parce qu’elle trouve dans la Forme du même la condition de possibilité de son activité. Plotin est ici totalement fidèle au platonisme : c’est par l’exercice effectif de la pensée que la théorie des Formes (ou, ici, des grands genres) reçoit sa validation. Dès lors que nous pensons, que nous sommes capables de distinguer et de rassembler, il faut postuler l’existence d’une altérité et d’une identité qui précèdent notre pensée, et qui en fondent la possibilité.
42Il est un autre point, en revanche, où Plotin s’écarte de Platon. Le second avait en effet refusé la mutuelle participation du mouvement et du repos (252d9-10)35. Plotin postule, quant à lui, l’unité de tous les genres (8, 36-37). Et le mouvement et le repos, comme les autres genres, se fondent dans l’unité du noûs, « foyer de l’ousía » (8,7. La nóesis est ce qui permet de saisir au mieux cette interpénétration du mouvement et du repos. Elle est en effet, tout d’abord, « un acte et un mouvement » (8, 12) qui s’oppose au repos et à la fixité de l’ón, point de départ et d’arrivée de la pensée (8, 14-15). Mais la nóesis apparaît aussi, dans la suite du raisonnement, comme un « repos qui ne commence pas » et un « repos qui ne s’achève pas » (8, 21-22). Dans l’intellection, repos et mouvement s’entrelacent car elle est un mouvement toujours stable, puisque éternel et égal à lui-même, et un repos dynamique qui part de l’être et y retourne. La dialectique, dès lors qu’elle prend pied dans l’intelligible, ne peut éviter la contradiction : c’est bien plutôt en assumant celle-ci que le discours peut au mieux rendre raison de la fécondité de l’ousía36.
43La dialectique suppose donc un mode de rationalité qui excède le principe de·non-contradiction. Si, comme le dit Aristote, « il n’est pas possible que deux contraires appartiennent en même temps à un même sujet » (Mét., Γ, 3,1005b26-27)37, un même être ne devrait pas pouvoir être à la fois en repos et en mouvement. Or Plotin soutient à la fois que le repos et le mouvement sont contraires et que l’intellection est en mouvement tout en étant en repos. Il va donc à l’encontre de ce qu’Aristote appelle le « principe ultime » (ibid., 1005b33-34) de toute démonstration.
44La dialectique telle que la conçoit Plotin enfreint donc à la fois la règle platonicienne qui interdit la communicabilité universelle de tous les genres, et le principe aristotélicien de non-contradiction. La démarche plotinienne conduit le lógos, le discours rationnel, à l’extrême de lui-même lorsqu’il prend pour objet la réalité intelligible. À ce niveau, la logique, tout entière construite sur le principe de non-contradiction, ne régit plus le discours.
45Pour clore cet examen des chapitres 6 à 8 du traité VI, 2 (43), tentons de récapituler le sens que Plotin confère à la détermination de l’être. Il y accomplit deux gestes qui représentent l’un et l’autre une rupture profonde avec l’aristotélisme. En premier lieu, il identifie tout au long l’enérgeia, l’acte, à la vie et au mouvement. Aristote avait lui-même décrit l’actualité du dieu en utilisant le paradigme de la vie38, mais il n’est pas sûr que le concept de vie ait le même sens chez l’un et chez l’autre. Car, comme le précise P. Aubenque, « l’ascèse du langage aristotélicien, au moment même où il parle de la “vie” de Dieu, s’efforce d’exhausser cette vie au-delà des prédicats, successivement niés, de la vie biologique »39. Plotin tend lui aussi à dégager la vie de l’Intellect de toute trace de la discontinuité ou de la corruptibilité propres à la vie biologique. Mais en introduisant, sous l’influence des genres du Sophiste, le mouvement au sein de l’intelligible, et en identifiant vie et mouvement, il dynamise l’ousía, et interprète la vie qui lui est propre comme le déploiement de la multiplicité des déterminations, ce qui n’était pas le cas de la vie de l’Intellect aristotélicien, pure de toute altérité. De la même façon, l’acte de l’Intellect divin qui, dans la perspective proprement aristotélicienne, demeurait absolument immobile, devient pour Plotin identique au mouvement de détermination de l’ousía. Ce faisant, il ouvre la voie à toute une interprétation « dynamisante » de l’Intellect aristotélicien dont les effets se font particulièrement sentir dans l’idéalisme allemand40. Certaines formules de Hegel à propos du noûs d’Aristote sont à cet égard remarquables. Il décrit l’enérgeia du premier moteur comme une « activité » (Tätigkeit) qu’il explicite ainsi : « mouvement, répulsion et par là identité à soi dans la distinction »41. Cette phrase s’appliquerait bien plus adéquatement à la lecture plotinienne de la détermination de l’ousía qu’à la pensée du premier moteur. C’est en effet Plotin qui pense l’enérgeia comme mouvement d’auto-détermination de l’être, mouvement qui est à la fois « identique et non identique » à l’ousía (VI, 2 (43), 7, 37-38). Cette « identité non identique » de l’être et du mouvement – c’est-à-dire de l’être et de son acte – consonne avec « l’identité à soi dans la répulsion » que Hegel lit chez Aristote.
46Le second trait significatif de la démarche plotinienne dans ces chapitres consiste dans l’effort constant pour surmonter la scission entre l’être et l’être-tel, entre l’ousía et sa détermination, qui ne devrait plus apparaître dans l’intelligible. Pourtant, lorsque Plotin affirme que l’être et le mouvement sont deux genres à la fois autres et identiques, il maintient une distinction entre l’ousía et son acte qui s’écarte de la conception aristotélicienne de l’acte pur de l’Intellect. Aristote affirme en effet que l’Intellect est « ce dont l’ousía est l’acte » (Mét., Λ, 6, 1071b20), ce qui est différent de la thèse plotinienne selon laquelle le mouvement est « l’acte de l’être » (7, 18). Dans le premier cas, l’acte n’a pas pour fonction de déterminer la substance, de lui apporter l’altérité et l’essence indispensables à son intelligibilité ; le premier moteur aristotélicien est acte pur, absolue identité à soi, et ne se déploie pas en une relation interne de soi à soi à l’instar de l’Intellect plotinien. Dans le second cas, en revanche, l’être reçoit son achèvement et sa perfection de l’acte et du mouvement qui le déploient à travers la multiplicité des Formes et des déterminations. À partir du moment où Plotin s’oriente vers une telle interprétation des rapports entre l’ousía et son acte, il doit perpétuellement se garder de la contagion de ce qu’on pourrait appeler une logique du substrat, de l’húpokeímenon42. L’ousía n’est pas seulement le substrat extérieur de ses déterminations, elle est ce qui adhère totalement à l’acte et au déploiement du multiple. Pourtant, en dépit des précautions et des efforts réitérés de Plotin, la faille à l’intérieur de l’être intelligible entre l’ousía et l’enérgeia ne peut être totalement effacée. Or, sur ce point encore, l’interprétation plotinienne de la détermination de l’ousía consonne avec la lecture que donne l’idéalisme allemand de la métaphysique aristotélicienne.
La relation Grund-Existenz schellingienne et la relation ousia -enérgeia plotinienne
47C’est ici Schelling qui peut nous servir de point de repère :
Tout être connaissable doit sa naissance à un procès, qu’il est impossible de concevoir sans l’action de deux principes, dont l’un est, pour ainsi dire, dans le procès, la matière, l’assise, l’hupokeímenon, l’être pour soi illimité, qui n’est posé subjectivement que par degrés et qui devient par là même limité et concevable, l’autre se comporte plutôt comme une cause ou comme ce qui fait surgir dans l’être la subjectivité43.
Darstellung des philosophischen Empirismus (1836), dans Sämmtliche Werke, X, 246, Schröter, trad. fr. J.-L. Garcia, dans Philosophie 41, mars 1994, p. 3
48Deux principes donc dans la lecture schellingienne de l’intelligibilité de l’être : un sujet ou un substrat, l’hupokeímenon, et une « cause » qu’il identifie au tò ên eînai aristotélicien44. Comme le note J.-F. Courtine, « pour saisir l’étant lui-même [sc. “l’étant dans sa singularité, son ipséité, sa présence vivante”] il faut quitter le domaine des puissances, du dunámei ón, et entrer dans le pays de l’enérgeia »45. On peut donc mettre en parallèle les deux principes de Schelling avec l’ousía et l’enérgeia distinguées par Plotin. Au « procès » schellingien répond le « mouvement » plotinien par lequel l’ousía à la fois se disjoint de son acte et s’identifie parfaitement à lui. Et, de même que pour Schelling « l’être complètement achevé » requiert la position d’un « autre terme » que ce qui est seulement sujet, substrat de l’être46, cet autre terme étant le tò tí ên eînai, de même, pour Plotin, le mouvement « se manifeste dans l’être » comme ce qui l’« achève » (VI, 2 (43), 7,26).
49Les points de divergence entre les deux interprétations de l’ousía ne peuvent cependant être ignorés. En particulier, Schelling tire le tí ên eînai vers une forme d’« extase », de sortie hors de soi qui a pour fonction de manifester l’être : « tout être est un être-posé-au-dehors, un être ex-posé, pour ainsi dire un être extatique »47. Cette dimension extatique de l’être, il la décrit par le concept d’Existenz. Certes cette extase de l’être est pour ainsi dire contrebalancée par une sorte de reprise, de retour en soi : « être-auprès de-soi, c’est demeurer et consister en soi (dans son essence) dans l’être-hors-de-soi, c’est ne pas perdre son Soi, son essence dans l’être-hors-de-soi lui-même »48. Plotin refuse, quant à lui, d’identifier explicitement l’enérgeia à un mouvement de sortie hors de soi de l’ousía : « le mouvement apparaît donc dans l’être sans le faire sortir (έξιστάσης) de la nature qui est la sienne » (VI, 2 (43), 7, 24-25). Le mouvement de l’enérgeia est un mouvement purement intérieur, d’expansion immanente, qui ne requiert aucun saut dans l’extériorité. Le thème schellingien de l’extase propre à l’Existenz lui permet de penser l’étant dans sa manifestation et ouvre ainsi l’ontologie à la phénoménalité, à la présence immédiate dans l’extériorité du monde. Plus exactement, la thématique de l’extase de l’être se rattache à une méditation sur la temporalité et sur l’être-hors-de-soi qu’elle implique49. On est loin de l’interprétation plotinienne de la relation entre l’ousía et l’enérgeia dans l’intelligible, qui se construit en rupture aussi bien avec l’extériorité de la qualité phénoménale, à laquelle s’oppose l’intériorité de l’acte à la substance, qu’avec le devenir propre aux êtres sensibles, qui contraste avec l’éternité de la substance intelligible. Plotin refuse donc, à l’inverse de Schelling, d’établir un quelconque lien entre la détermination de l’ousía dans l’intelligible et la manifestation dans l’extériorité du sensible.
50On peut néanmoins repérer une connivence profonde entre la tension du Grund et de l’Existenz, du fond et de l’être-hors-de-soi, et la relation plotinienne entre l’ousía et l’enérgeia. L’interprétation de l’ousía intelligible au fil des genres de l’être du Sophiste conduit en effet Plotin à inaugurer ce « dédoublement de l’être » que Schelling développera50 : « pourtant la réflexion affirme qu’ils <l’être et le mouvement> sont deux, et que la forme de chacun des deux est double » (VI, 2 (43), 7, 23-24). Ce dédoublement entre l’ousía et l’enérgeia, entre ce qui est de l’ordre du support et du fondement et ce qui est de l’ordre du mouvement et de l’activité, se précise au chapitre 8 : « c’est d’une part dans le fait de penser que résident l’acte et le mouvement <sc. de l’Intellect>, et d’autre part, dans le fait de se penser soi-même que résident la substance et l’être » (8, 12- 13). L’être prend le rôle du « point d’appui le plus solide sur lequel se fonde la totalité des autres choses » (8, 19)51 alors que l’acte-mouvement est, quant à lui, la « merveilleuse puissance » par lequel l’être se manifeste dans la multiplicité (3, 23-25).
51Ce partage entre deux fonctions distinctes dans l’intelligible rompt avec la théorie aristotélicienne de l’Intellect divin. Pour Aristote, l’ousía divine, telle qu’elle est présentée au livre Λ de la Métaphysique, échappe au partage caractéristique de l’ousía sensible entre une fonction de substrat et une fonction de définition (tí esti)52 analysé en Z. Au niveau de l’être divin, l’ousía n’est plus le support d’aucune détermination, elle est acte pur, parfaitement un. Plotin en revanche, en marquant un écart, dans l’Intellect, entre ce qui relève de l’ousía et ce qui relève de l’enérgeia, projette dans l’intelligible la dualité réservée par Aristote à l’ousía sensible.
52Cependant la projection de la théorie des « grands genres » platoniciens sur l’activité de pensée propre au noûs second principe n’a pas pour seul effet de dessiner une figure de l’Intellect qui rompe avec le modèle aristotélicien. Elle a également pour conséquence de modifier la signification philosophique des genres platoniciens. Les mégista tôn genôn ne sont plus seulement les conditions d’intelligibilité des êtres, comme chez Platon, mais l’expression de l’activité de pensée, et ils ne prennent sens que rapportés à l’Intellect qui les articule et les unifie :
Tout en étant deux, ils forment ensemble cette unité, l’Intellect et l’être, le pensant et le pensé, l’Intellect selon l’activité de pensée, l’être selon ce qui est pensé. Car il ne peut y avoir d’activité de pensée, s’il n’y a pas d’altérité et d’identité. Voici donc ce que sont les genres premiers : l’Intellect, l’être, l’altérité, l’identité. Mais il faut aussi considérer le mouvement et le repos. Le mouvement, s’il pense, et le repos, s’il faut qu’il soit le même. Et l’altérité, afin qu’il y ait ce qui pense et ce qui est pensé. Si tu abandonnes l’altérité, devenu un, il restera dans le silence. (V, 1 (10), 4, 31-39)
53L’identité et l’altérité sont ici introduites d’une manière différente de celle du traité VI, 2 (43). Plotin suivait alors l’ordre du Sophiste : une fois posés les trois premiers genres, être, repos et mouvement, donc une multiplicité, il faut aussi nécessairement admettre identité et altérité. Dans le traité V, 1 (10), c’est la réflexion sur la pensée de l’Intellect qui fait immédiatement intervenir le même et l’autre. Plotin affirme le principe qui sera récurrent tout au long de son œuvre53 : pensée et altérité sont pour ainsi dire consubstantielles. Il ne peut y avoir de pensée sans différence entre le pensant et le pensé, l’Intellect et l’être : « <introduis> l’altérité, afin qu’il y ait ce qui pense et ce qui est pensé » (νοοῦν καἱ νοούμενον 4, 37-38). Mais un autre principe doit contrebalancer et équilibrer le premier : l’identité entre la pensée et l’être, le νοοῦν et le νοούμενον54. Plotin maintient donc à la fois l’altérité de la pensée et de l’être, et leur identité55. C’est cet équilibre parfait du même et de l’autre qui définit la relation noétique propre au second principe. Si l’autre était en excès par rapport au même, on se retrouverait dans une situation d’extériorité de la pensée par rapport à l’être et il n’y aurait pas de vérité possible56. Inversement, si le même excédait l’autre, la pensée se verrait réduite au « silence »57.
54Avec cette conception du rapport entre le ἒτερόν et le ταύτόν Plotin rompt avec la dialectique platonicienne, du moins telle qu’elle est exposée à partir des genres les plus grands du Sophiste58. Le fait décisif à cet égard, est que Platon distingue quatre manières d’articuler entre elles les Formes, de les distinguer ou de les associer (253d5-e3), et que dans le dernier cas, les Formes apparaissent « séparées et complètement discriminées » (253e1). Ces Formes séparées semblent bien être, ainsi que le précise M. Dixsaut, les genres « principes du lógos »59, qui ne se laissent pas rassembler par une « Forme unique » (253d5). Pour Plotin en revanche les genres les plus grands, comme toutes les Formes, doivent être réduits à l’identité d’une « unique nature » (VI, 2 (43), 3,22). Cela signifie qu’il y a chez Platon un usage dialectique de l’autre absolument irréductible à l’identité et à l’unité d’un principe60, alors que pour Plotin tout autre, au sein des relations constitutives du noûs, doit être pensé en son lien consubstantiel avec le même : c’est ce lien qui garantit l’intelligibilité de la relation et qui assure l’unité absolue de l’être du second principe.
55Dès lors, ce qui distingue l’approche plotinienne de la réalité intelligible envisagée dans sa totalité est qu’en définitive, c’est l’identité de « l’unique nature » qui doit avoir le dernier mot (VI, 2 (43), 3, 22). Alors que pour Platon la circulation de l’autre entre les Formes se trouve libre du joug du même, il y a chez Plotin un rassemblement ultime de la multiplicité et du foisonnement de l’autre sous le sceau de l’identité. L’identité entre le repos et le mouvement joue dans ce rassemblement un rôle fondamental : Plotin désamorce ainsi ce que l’attribution du mouvement à l’être intelligible pouvait avoir de déstabilisatrice. Le mouvement en repos de l’être n’est en effet rien d’autre que la détermination et la multiplicité substantielles envisagées dans leur éternité et dans leur absolue immutabilité. L’« unique nature » de la substance intelligible et le triomphe ultime de l’identité qu’elle implique préfigurent (ou si l’on préfère, reflètent) l’identité pure de l’Un. L’organisation interne de l’Intellect, le double jeu en lui d’expansion et de reprise en soi, se résout donc par l’exposition à la puissance unifiante de l’Un.
Notes de bas de page
1 L’interprétation par Plotin des genres de l’être du Sophiste a suscité une abondante littérature. L’accent est mis le plus souvent sur l’infidélité de Plotin : ainsi L. Brisson relève-t-il que Plotin « ne parle plus de l’être, comme c’est le cas dans le Sophiste, mais de l’Intellect » (« De quelle façon Plotin interprète-t-il les cinq genres du Sophiste ? », dans Études sur le Sophiste de Platon, op. cit., p. 472). Voir, dans le même sens, G. Nebel, Plotins Kategorien der intelligiblen Welt, ein Beitrag zur Geschichte der Idee, Tübingen, Mohr, 1929, p. 52-53 ; J.-M. Charrue, Plotin, lecteur de Platon, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 222 ; M.I. Santa Cruz, « L’exégèse plotinienne des mégista géne, du Sophiste de Platon », dans The Perennial Tradition of Neoplatonism, J.J. Cleary ed., Ancient and Medieval Philosophy, s. 1,24, Leuven, Leuven Univ. Press, 1997, p. 117-118.
2 Pour ce schème « katholou-protologique », présent, selon des modalités différentes, chez Aristote et dans le néoplatonisme, voir J.-M. Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis (Plotin-Proclus-Heidegger), Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 218-244.
3 Ce qui, dans le traité VI, 2 (43), montre ce va-et-vient entre la structure de l’être premier et celle de chaque être particulier est que Plotin, pour introduire les genres les plus grands, fait porter son enquête sur la réalité de l’âme (4, 28-34).
4 M. Dixsaut montre que cette multiplicité des genres est chez Platon « impossible à unifier » (Platon, Paris, Vrin, 2003, p. 167-168) : Plotin romprait donc avec la pensée platonicienne. Il refuse cependant de rassembler la multiplicité des genres sous un genre unique (VI, 2 (43), 2, 30-32), car « comment le genre unique deviendrait-il multiple, de sorte qu’il puisse engendrer des espèces, s’il n’y avait un autre genre à côté de lui ? » (2, 37-39) Il reste que Plotin assigne aux genres une « unique nature » (3,22), celle de l’Intellect.
5 Cf. Phèdre : « <l’être qui se meut lui-même> est pour tous les autres êtres qui tirent leur mouvement du dehors la source et le principe de ce mouvement » (245c9).
6 En adoptant la corr. de H.-S. : δεῖ τοῦτο τὁ εἷναι αύτῆς εντὁζ εἷναι, et non la leçon des mss. έν τῷ εἷναι, qui donnerait : « il faut que cet être soit dans son être », ce qui n’a pas grand sens. En outre, il manquerait un verbe à l’infinitif commandé par δεῖ, puisque les deux infinitifs de la phrase, τὁ εἷναι et έν τῷ εἷναι, sont substantivés ; à moins qu’on ne supprime τὁ comme les mss. w et U : δει τοῦτο εἷναι αύτῆς έν τῷ εἷναι : « il faut que cela <sc. l’être> appartienne à l’âme dans l’être », ce qui fait encore moins sens. Le έντός de la 1.7 s’oppose à l’ἒξωθεν de la 1. 3 : l’« être tel » vient de l’être qui est intérieur à l’âme.
7 Voir p. 106-107.
8 Bien que le vocabulaire du genre et de l’espèce ne soit jamais utilisé dans le chap. 6, Lloyd pense que l’âme devrait être vue comme un genre qui produirait de lui-même ses espèces (op. cit., p. 89).
9 Sur cette détermination de l’ousía par la combinaison des genres les plus grands, voir ci-dessus, p. 101-103.
10 L’emploi de ce terme pour désigner la substance de l’âme est néanmoins un indice du fait que Plotin reste, dans une certaine mesure, tributaire des analyses de Mét., Z, 3, et ce jusque dans sa réflexion sur la réalité intelligible.
11 Plotin ne fait pas toujours preuve d’une telle vigilance vis-à-vis du langage, ainsi en 5, 26 : l’âme « ne possède pas ce qu’elle possède comme si cela lui venait de l’extérieur par rapport à sa substance ». L’âme est bien dite ici « posséder » sa détermination ; mais en affirmant que cette possession n’est pas due à un apport extérieur, Plotin tente de marquer l’écart avec le modèle sensible de possession.
12 Cf. II, 6 (17) : « la chaleur, par le fait d’être naturellement inhérente au feu, est la forme et l’acte du feu et non pas une de ses qualités » (3, 15-16) et V, 3 (49) : « le feu est d’abord en lui-même et exerce l’acte du feu » (7,24-25).
13 P. Hadot a souligné l’originalité de Plotin sur ce point ; « Plotin veut dire qu’il n’y a pas de différence entre l’acte qu’est le mouvement et l’acte qu’est l’étant : tous les genres sont en acte et déterminés totalement ; certains genres ne viennent pas déterminer d’autres genres qui resteraient eux-mêmes indéterminés ; tous sont ensemble les déterminations inséparables et indéductibles qui constituent l’uni-multiplicité de l’étant. Plotin refuse donc d’admettre une composition de type logique entre les genres de l’étant » (Porphyre et Victorinus, t. 1, Paris, Études augustiniennes, 1968, p. 217).
14 F. Nietzsche, La Volonté de puissance, t. I, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1947, livre 1,§ 147, p. 81-82.
15 On peut rapprocher cela du double mouvement caractéristique du tónos stoïcien : « Mais les stoïciens définissent une puissance, ou plutôt un mouvement de relâchement et de durcissement, l’un qui va vers l’intérieur, l’autre vers l’extérieur, et ils jugent que le premier est cause de l’être, et le second cause des qualités » (Simplicius, In Cat., 8, 269, 14-16). Mais Plotin transpose : « Le rôle que Plotin fait subir à la vie (...) suppose une conception dynamique de l’être qui a ses antécédents historiques. Elle correspond à une transposition platonicienne, c’est-à-dire à une élévation au plan métaphysique de la conception stoïcienne du mouvement alternatif constitutif de l’être, mouvement appelé par les stoïciens τονικἡ κίνπσις » (P. Hadot, « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », dans Les Sources de Plotin, Entretiens sur l’Antiquité classique, t. 5, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1960, p. 135).
16 Cf. V, 3 (49), 10.
17 Comme la pure identité du premier principe est supérieure à la totalité manifestée de l’être intelligible.
18 P. Hadot a montré que la distinction de la vie, mouvement processif, et de la pensée, mouvement de conversion et de retour à soi, n’a pas chez Plotin la systématicité qu’elle prendra chez les néoplatoniciens ultérieurs, par ex. chez Porphyre : « Et ainsi existence, vie et pensée sont actes, en tant que l’acte est immobile selon l’existence, que l’acte est tourné vers soi selon la pensée, et que l’acte est sorti de l’existence selon la vie » (Porphyre, Commentaire sur le Parménide, XIV, 16-26, trad. P. Hadot.), et chez Victorinus. La raison avancée par Hadot est « qu’il n’y a pas chez Plotin de processus triadique dans lesquels trois moments s’interpénétrent totalement » (op. cit., p. 322).
19 έν νῷ (1.4) renvoie, me semble-t-il, à la pensée dans l’âme (celle dont parlaient les dernières lignes du chap. 6), et pas encore à l’Intellect-principe, qui n’apparaît qu’avec καἱ τὁν νοῦν (1.4). A la fin du chap. 6, la possibilité de la pensée dépendait de la multiplicité, elle-même due au mouvement de la vie. On peut donc supposer Plotin dit ici que la vie est dans un intellect (έν νῷ), à savoir dans la pensée propre à l’âme, avant de passer à la considération des mêmes catégories (substance, vie, pensée) dans l’Intellect (τὁν νοῦν). Mais l’intellect en l’âme n’est en fait rien d’autre que l’Intellect-principe en tant qu’il est présent dans l’âme, ou, plus précisément, en tant que l’âme se rend présente à la réalité qui lui est supérieure, l’Intellect.
20 Je lis τὁ ἒν et non ὁ, corr. H-S, auquel cas il faudait construire ό εὐρών, sujet de χωρίζει : « celui qui trouve l’un non un les sépare par la pensée » ; il semble plus naturel de penser que χωρίζει est gouverné par un sujet implicite, que d’enlever à ἒν son article, tout en étant bien obligé de le traduire.
21 En 6,15-16, l’âme devient multiple « comme par un mouvement ».
22 « L’entéléchie de l’étant en puissance, en tant qu’il est tel. c’est le mouvement » (Phys., III, 201a10-11) : l’étant une fois passé à l’acte n’est plus en mouvement. Plotin conteste en VI, 1 (42), 16 la définition du mouvement comme « acte imparfait » (Met., K, 9, 1066a20-21) ; voir l’analyse de ce chap. 16 par R. Chiaradonna, Sostanza Movimento Analogia, op. cit., p. 147-188 ; il soutient en particulier qu’il n’entre nullement dans la définition du mouvement d’être lié au temps, donc qu’il est possible de concevoir un mouvement qui « commence dans l’intemporel » (16, 32), et de définir, dans les réalités intelligibles, un mouvement qui soit actuel
23 Sur l’influence de ce passage sur la pensée de Plotin, voir E.R. Dodds, Proclus, The Elements of Theology, Oxford, Clarendon Press, 1933, p. 252-253, et P. Hadot, « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », art. cit., p. 108-112.
24 Voir supra, p. 160, n. 2.
25 « L’être et l’Intellect sont une nature unique. C’est pourquoi les êtres et l’acte de l’être et l’Intellect qui est ainsi forment aussi une nature unique. De même, les pensées, la forme et la figure de l’être, et l’acte. Néanmoins on se les représente séparés les uns des autres. Autre est l’intellect diviseur, autre l’Intellect indivisé et qui ne sépare pas l’être et la totalité » (V, 9 (5), 8,16-22).
26 Le rapport entre la substance et la vie en l’âme est déjà une relation d’immanence réciproque en 6,11-12.
27 « Le mouvement parait être un acte, mais un acte inachevé (άτελὴς δέ) » (Phys., III, 201b31-32).
28 P. Aubenque (Le Problème de l’être chez Aristote, Paris, P.U. F, 1962, p. 412-422) reconnaît qu’Aristote ménage un certain nombre d’intermédiaires entre la sphère sublunaire et la réalité divine, mais soutient que le fait qu’« il y a des intermédiaires entre l’immutabilité du Premier Moteur et le mouvement discontinu et désordonné des êtres du monde sensible ne doit pas masquer la radicalité de la coupure ainsi instituée dans l’être » (p. 418). Elle tient, selon lui, à l’absence d’idée de providence divine.
29 Voir en VI, 3 (44) ce qui est dit être le trait commun à tout mouvement : « chaque chose n’est plus dans le même état que précédemment » (22, 37-38).
30 Ce terme πάλιν marque souvent, dans la suite du traité, l’amorce du second moment, de reprise et de rassemblement, de l’activité dialectique.
31 On trouve un passage parallèle concernant ces deux moments de l’activité dialectique, voir I, 3 (20), 4, 12-18. Cf. pour une étude détaillée de la signification de chacun de ces moments dans l’analyse des genres intelligibles, B. Collette, Dialectique et hénologie chez Plotin, Cahiers de Philosophie Ancienne n° 19, Bruxelles, Ousia, 2002, p. 117-202.
32 « L’Étranger.-Affirmes-tu que mouvement et repos sont, l’un par rapport à l’autre, ce qu’il y a de plus contraire ? Théétète. – Comment pourrait-il en être autrement ? » (Platon, Soph., 250a8-10). Voir M. Isnardi Pariente, Enneadi VI, 1-3, op. cit., n. à la ligne 33, p. 352.
33 Je suis ici B. Collette, op. cit., p. 162, n. 325.
34 Je pense que le noûs n’est, à ce stade, que notre intellect, qui en pensant les genres, leur donne une existence intelligible : « les choses qui sont sans matière, si l’intellect les a pensées, cela est pour elles leur être » (8, 4-5). L’intellect-principe n’apparaît selon moi qu’à la phrase suivante avec l’expression : « vois à partir de maintenant l’Intellect pur » (8, 5-6).
35 Sur la divergence entre Plotin et Platon en ce qui concerne les « grands genres », voir M. Isnardi Pariente, Plotino, Enneadi VI, 1-3, op. cit., note aux 1.43-44, p. 353, et M.I. Santa Cruz, « L’exégèse plotinienne des megista gene du Sophiste de Platon », dans The Perennial Tradition of Neoplatonism, J.J. Cleary ed., Leuven, Leuven Univ. Press, 1997, p. 111.
36 Il y a lieu de s’interroger sur le rapport entre la démarche dialectique telle que Plotin la met ici en œuvre et le sens que Hegel donne à ce terme. Je pense que l’usage plotinien se rapproche de la dialectique hégélienne en ce qu’il affronte la contradiction et tient ensemble des énoncés qui, dans la logique de la non-contradiction, devraient s’exclure. Cependant la diachronie et la successivité du discours dialectique sont pour Plotin une déficience et une dégradation par rapport à l’unité multiple de l’intelligible, qui rassemble éternellement la totalité de ses déterminations. Pour Hegel au contraire, la progressivité de la dialectique se confond avec la vie même de la substance intelligible qui passe dans le devenir. La dialectique est pour Plotin un miroir affaibli de l’être ; elle est, pour Hegel, le déploiement effectif de l’Absolu.
37 Ou encore ; « il est impossible pour une chose d’être et de n’être pas en même temps » (Mét., Γ, 4, 1006a3).
38 Mét., Λ, 1072b27.
39 P. Aubenque, « Hegel et Aristote », dans Hegel et la pensée grecque, sous la dir. de J. D’Hondt, Paris, PUF, 1974, p. 107.
40 « Toute une tradition, qui va de Plotin à Schelling (et à Ravaisson), transpose le “dynamisme” – incontestable – de la philosophie aristotélicienne de la vie dans la théologie aristotélicienne, où il n’a, selon nous, que faire », P. Aubenque, op. cit., n.2, p. 107-108, qui s’oppose à H. Marcuse pour qui « Hegel a été le premier à redécouvrir le caractère éminemment dynamique de la métaphysique aristotélicienne qui envisage tous les êtres comme processus et mouvement » (Raison et Révolution : Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad. R. Castel et P.-H. Gonthier, Paris, Minuit, 1968, p. 88).
41 Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, t. XIV, 2 éd., 1842, p. 282.
42 Plotin utilise ce terme pour qualifier l’âme qui est un « substrat un, et deux et plusieurs » (6,9-10).
43 Pour le terme de « subjectivité » employé par Schelling, voir J.-F. Courtine : « C’est ce que Schelling nomme substantialité (hupokeímenon) qui joue maintenant le rôle de subjectum au sens propre ; la thèse générale n’est donc pas modifiée, mais le vocabulaire s’est déplacé à la faveur de l’ambiguïté qui demeure attachée au concept de sujet depuis la naissance de la philosophie moderne. Le terme en effet, hérite du sens du subjectum médiéval, mais il désigne aussi l’égoïté qui constitue l’essence de ce sujet privilégié qui est l’homme de l’ego cogito » (Les Catégories de l’être, Paris, PUF, 2003, p. 89). Dans la perspective qui est la mienne, c’est évidemment le sens de sujet de l’attribution qui seul peut être envisagé.
44 Voir là encore J.-F. Courtine : « L’aitía toû einai c’est au contraire l’eidos, le visage, et plus précisément le visage sous son nom le plus proprement aristotélicien de tí ên einai » (ibid., p. 93).
45 J.-F. Courtine, ibid., p. 92.
46 « Après avoir posé ceci (ce qui est étant en soi), nous devons également poser l’autre terme ; car ce qui est seulement obstant et non-subjectif, c’est-à-dire ce qui est étant-en-dehors-de-soi, appartient tout autant à l’être complètement achevé » (F.W. Schelling, Sàmmtliche Werke, XI, p. 302-303, trad. franç. J.-F. Courtine).
47 F.W. Schelling, SW, XII, p. 56, trad. fr. J.-F. Courtine. J.-F. Courtine note à ce propos : « l’entrée en présence, la manifestation à partir du fond advient grâce au tò tí ên einai (...). L’autre nom, plus spécifiquement schellingien cette fois, du tò tí ên einai, ce sera l’Existenz » (Les Catégories de l’être, op. cit., p. 94).
48 Schelling, ibid., p. 57.
49 Voir J.-F. Courtine, op. cit., p. 96-97.
50 Schelling parle d’un doppeltes Sein dans la mesure où « l’ousía n’est pas l’étant, mais ce dont il y a étant » (SW, XI, p. 363).
51 On est proche ici du premier principe de l’être (le second étant le tò tí ên eînai) décrit par Schelling dans le texte cité plus haut de la Darstellung des philosophischen Empirismus : « la matière, l’assise, l’hupokeímenon ». On peut encore citer, dans le sens de cette fonction substractive de l’ousía, le passage suivant du chapitre 8 : « en étant l’Intellect pense l’être sur lequel il a, pour ainsi dire, pris appui » (έπερείδετο, 8,13).
52 Voir la synthèse très claire donnée par P. Aubenque de l’ambiguïté de la substance sensible dans l’article « Aristote » de l’Encyclopaedia Universalis (II, p. 390-406, 1968) : « L’ousía désigne ce qu’est la chose (tí esti), sa définition, qui doit être appropriée à son objet (tóde ti), ce qui exclut l’universel. Mais d’un autre côté, l’ousía désigne la chose elle-même, le tóde ti, c’est-à-dire le « quelque chose de déterminé », qui est le substrat déterminé d’un ensemble de propriétés (en terme logique le sujet des prédicats). Ces deux sens de l’ousía assez bien rendus par les traductions latines d’essentia et de substantia coïncident-ils ? Ils ne le peuvent dans les êtres sensibles composés de matière et de forme, car la matière appartient bien au sujet, mais, étant indéfinie, elle répugne à toute définition. En revanche, la définition, qui exprime la forme à l’exclusion de la matière, est un prédicat du sujet, mais ne se confond pas avec lui quand celui-ci comporte de la matière. La coïncidence de la définissabilité et de la substratité n’est donnée que dans les êtres simples, comme les entités mathématiques ou Dieu » (c’est moi qui souligne).
53 Voir V, 3 (49) : « la pensée existe toujours dans l’altérité et nécessairement aussi dans l’identité » (10, 24). Ce principe sera repris par Damascius : « car sans altérité, il n’y aurait pas d’une part ce qui connaît, de l’autre ce qui est connu, et la connaissance est le milieu » (De Principiis, I, 179, 20-21, Ruelle).
54 Plotin s’appuie sur le fragment III de Parménide, mais en lui donnant une interprétation différente de son sens originel, que l’on peut restituer ainsi : « c’est en effet une seule et même chose que l’on pense et qui est » (trad. D. O’Brien et J. Frère, dans Études sur Parménide, tome I, Le Poème de Parménide, sous la direction de P. Aubenque, Paris, Vrin, 1987). Pour Plotin, ce fragment doit être compris ainsi : « être et penser, c’est la même chose ». Sur la réception néoplatonicienne de ce fragment voir W. Beierwaltes, Plotin, über Ewigkeit und Zeit, (Kommentarzu Enneade III, 7), Frankfurt am Main, Klostermann, 1967, p. 25-30.
55 W. Beierwaltes parle à ce propos d’« identité dans la différence ». Il commente ainsi la relation de l’identité et de la différence dans l’intelligible : « la pensée du noûs surmonte (hebt auf) d’une certaine manière l’altérité qui est la sienne dans son unité. Le noûs n’est unité que dans la mesure où il saisit tout “autre” en lui comme ce qui lui est propre ou comme son soi » (W. Beierwaltes, Identität und Different, Frankfurt am Main, Klostermann, 1980, p· 31).
56 C’est la critique adressée par Plotin à la connaissance sensible au début du traité V, 5 (32). Plotin affirme bien, en revanche, que si « l’Intellect n’était pas identique à l’intelligible, il n’y aurait pas de vérité » (V, 3 (49), 5,23).
57 V, 1 (10), 4,39.
58 Si l’on veut trouver chez Platon, un antécédent à cette conception, c’est vers le Parménide qu’il faut se tourner. En 146c, l’Étranger affirme de l’Un-qui-est qu’il « est identique à soi » (146c4) et qu’il est « autre que soi » (146c6), qu’il est à la fois en mouvement et en repos (146a7-8). La deuxième hypothèse du Parménide accorde en effet à l’Un toutes les déterminations contraires, et on sait qu’elle est comprise par le néoplatonisme comme correspondant à l’Intellect.
59 « Les Formes complètement discriminées et séparées ne sont pas des Formes contraires ou incompatibles, ce sont, au sens propre du terme, des principes. Principes du lógos comme dans le Sophiste, ou principes de “tout ce qui existe à présent dans l’univers”, ces genres sont des principes premiers non subsumables, ils sont tous également principes et irréductiblement principes » (M. Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, Vrin, 2001, p. 205).
60 Je souscris à la description que donne M. Dixsaut de la « quatrième situation » du rapport entre les Formes par l’Étranger : « Or, avec la quatrième situation, l’Étranger affirme l’existence d’une multiplicité en quelque sorte émancipée ; comprendre le sens de ce qui est alors affirmé, c’est avant tout réfléchir sur l’absence d’une idea une. Que tout multiple ne soit pas le résultat d’une division, qu’il existe une multiplicité première et irréductible qui ne procède pas d’une unité et qui ne s’y ramène pas, c’est ce qui confère à la dialectique sa liberté : elle n’a pas à se soumettre à l’unité d’un principe unique, donc à un principe d’unité » (M. Dixsaut, op. cit., p. 206).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005