Chapitre II. La perception comme intériorisation du sensible
p. 117-138
Texte intégral
1Il est temps d’interroger le rapport qu’entretient la pensée avec l’existence sensible. L’âme ne peut, dans la perspective plotinienne, penser le sensible que si existent des formes immanentes, ultimes reflets des lógoi dans les corps et traces en eux de leur origine intelligible. Plotin doit donc repérer, au sein même du sensible, des éléments d’organisation, de permanence et d’intelligibilité sur lesquels la pensée puisse prendre appui pour penser son autre qui est le corps. La perception sensible est, dans cette perspective, comme la position avancée de la pensée, quand elle va à la rencontre de la réalité sensible.
L’Appréhension de la forme immanente au sensible (i, 6 (1), 3 et v, 9 (5), 5)
2Le principe général qui gouverne l’épistémologie plotinienne est celui de la connaissance du semblable par le semblable. Or son application à la perception soulève un problème redoutable : comment l’âme, de nature intelligible, peut-elle connaître une réalité de nature sensible ? Pour résoudre ce problème posé par l’hétérogénéité de nature entre le sujet percevant et l’objet perçu, deux voies s’ouvrent : soit matérialiser l’âme, soit intelligibiliser le sensible. La première va à l’encontre de toute la psychologie plotinienne qui repose sur l’affirmation du caractère incorporel de l’âme. Reste donc la seconde.
3Elle consiste à donner pour fonction à la perception de convertir l’altérité externe du sensible en altérité interne intelligible. Il faut donc que l’apparaître sensible soit épuré de toute la dimension matérielle qui affecte les corps en les spatialisant. Mais la condition première est que la dimension intelligible soit dès le départ présente de façon immanente au sensible. Il s’agit donc moins de transformer un donné purement extérieur et inintelligible en notion accessible à la pensée (ce qui serait une sorte d’opération magique) que de retrouver dans le sensible l’intelligible qui y est enfoui.
4Pour ce faire, Plotin combine deux sens de l’eídos, celui d’une forme immanente1, permettant de donner au sensible une intelligibilité propre, et celui de Forme séparée, « en soi », douée d’une intelligibilité non brouillée par l’extériorité sensible et la proximité de la matière.
Les opérations de l’activité perceptive
5Ces deux types de formes apparaissent dans le chapitre 3 du traité I, 6 (1) : celle qui appartient à l’âme (τῷ παρ’αύτῇ εἵδει, 3, 4) et celle que l’on perçoit dans les corps (το έν σώμασιν εἶδος, 3, 10). Toute la question est de comprendre comment elles peuvent s’adapter l’une à l’autre :
- Comment la forme qui est dans le corps s’harmonise-t-elle à la forme qui lui est antérieure2 ? Et comment l’architecte, lorsqu’il a ajusté la maison extérieure à la forme intérieure de la maison affirme-t-il qu’elle est belle ?
- C’est que la forme extérieure, une fois que l’on en a séparé les pierres, est la forme intérieure divisée selon la masse extérieure de la matière, forme qui est sans partie et qui se manifeste dans la pluralité. (3, 6-9)
6La philosophie plotinienne tend souvent, semble-t-il, à marquer la distance entre le sensible et l’intelligible. Pourtant cette distance demande à être franchie lorsqu’il s’agit de repérer dans le sensible la manifestation de l’intelligible et d’établir ainsi une « harmonie » entre la forme dans le corps et la forme dans l’âme. Comment opérer une telle harmonisation ? L’hétérogénéité des deux ordres ne constitue-t-elle pas un obstacle infranchissable ? La réponse de Plotin est que la forme dans le corps n’est rien d’autre que la forme intérieure qui a subi la division spatiale du fait de son union à la matière. Pour identifier la forme interne et la forme externe, il faut donc déspatialiser et dématérialiser la forme manifestée dans la pluralité des corps. Ce processus est décrit comme une séparation (χωρίσειας, 3, 8). Il ne s’agit plus du dépouillement aphaïrétique déjà rencontré et qui permettait de mettre à nu la húle, mais, en remontant d’un cran dans l’échelle du réel, de discriminer ce qui dans la réalité sensible relève d’un ordre et d’une unité intelligibles, et ce qui appartient à l’extériorité spatiale. L’exemple de la maison est ici particulièrement parlant : l’ordre et la proportion qui organisent la matière de la maison, à savoir ses pierres, sont l’exact équivalent, dans la dimension spatiale, de l’idée de la maison qui a présidé à sa construction dans l’esprit de l’architecte3.
7Il reste à déterminer quelle faculté dans l’âme pourra opérer cette reconnaissance de la forme sensible et cette identification à la forme intérieure :
Lorsque donc la perception voit la forme (εἷδος) dans les corps qui relie et domine la nature contraire et amorphe, et lorsqu’elle voit une figure (μορφή) qui l’emporte en se soumettant les autres figures, alors, rassemblant en un seul tout cette multiplicité éparse, elle l’élève, la rapporte à l’intériorité sans partie et lui donne l’accord, l’harmonie et l’alliance avec la forme intérieure (3, 9-15)
8Trois opérations distinctes caractérisent ici l’activité perceptive. Tout d’abord, la vision immédiate (ἲδῃ, 3, 10) de la forme aux prises avec la matière et dispersée en elle. La forme n’est rien d’autre à ce stade que l’ensemble des relations intelligibles qui donnent à la masse matérielle son unité et son organisation. Ensuite, la perception élève (άνήνεγϰέ) cette forme dégagée de la matière, et la rapporte (είσήγαγεν) dans l’intériorité de l’âme. La perception accomplit donc à rebours le chemin de la procession qui a provoqué la chute d’une forme dans l’extériorité de la matière, forme qui est l’image ultime du lógos intelligible intérieur à l’âme. Enfin, la perception étàblit l’accord, l’harmonie et l’alliance entre la forme dans les corps et la forme que l’âme porte en elle, la raison archétypale que reflète la forme sensible. C’est cette dernière opération qui permet l’accomplissement de la connaissance proprement dite : celle-ci suppose en effet une relation du semblable au semblable, qui se réalise par l’identification de la forme intérieure à la forme extérieure.
9Le point essentiel est que l’âme ne connaît que ce qu’elle porte déjà en elle. Toute connaissance, même sensible, est une reconnaissance et une réminiscence au sens platonicien : nulle innovation dans l’expérience perceptive, nulle découverte qui viendrait surprendre l’âme et l’informer sur des contenus objectifs qu’elle ne contiendrait pas d’ores et déjà en elle. La perception, loin donc d’être une errance dans l’extériorité, amorce la conversion de l’âme en elle-même et constitue le premier stade de la connaissance réelle, qui est fondamentalement pour Plotin une connaissance de soi : en identifiant la forme extérieure et en la ramenant à soi, l’âme met en lumière sa propre structure et le contenu intelligible qui la constitue.
10Mais le trait distinctif de la perception est qu’elle ne permet à l’âme de revenir à soi qu’en assumant l’extériorité du monde sensible. Il ne s’agit pas de faire retraite, de se détourner des corps en se repliant sur son intériorité, mais d’assumer la richesse et la diversité du sensible en l’élevant à un niveau d’unité et d’intelligibilité qui le rendent compatibles avec la nature immatérielle de l’âme. On est loin du divorce entre l’âme et le monde, du rejet de la réalité sensible auxquels on réduit parfois le néoplatonisme. Plotin parle ici d’accord, d’harmonie et d’amitié : l’âme qui saisit une nature intelligibilisée est une âme prête à vivre en paix avec le monde dont elle a réduit l’extériorité.
Pensée perceptive et pensée intellective
11Pensée intellective (nóesis) et perception (aísthesis) sont toutes deux des appréhensions de formes ; mais alors que l’intellection se saisit immédiatement elle-même à travers les Formes auxquelles elle s’identifie, la perception contraint l’âme à sortir d’elle-même pour recueillir dans l’extériorité sensible une intelligibilité qu’elle pourra s’assimiler. Le chapitre 5 du traité V, 9 (5) utilise le contre-modèle de la perception sensible pour mieux déterminer la spécificité de la pensée intellective :
Il ne faut pas considérer l’Intellect, si l’on veut prendre ce mot dans son acception véritable, comme un intellect en puissance ou qui passerait d’un état privé de pensée à l’état d’intellect (sinon, nous chercherions de nouveau un autre intellect antérieur à celui-ci), mais l’Intellect est en acte et existe toujours. Car s’il possède la pensée sans qu’elle soit importée en lui, lorsqu’il pense quelque chose, c’est par lui-même, et lorsqu’il possède quelque chose, c’est par lui-même. Si en effet sa réalité est autre que les choses qu’il pense, sa propre réalité sera inintelligible, et de nouveau il sera en puissance et non en acte. Il ne faut donc pas séparer l’une de l’autre ces deux réalités. On a en effet l’habitude de les concevoir séparément d’après ce qui se passe en nous. (5, 1-11)
12Ce texte dessine en creux la figure de la perception sensible. La perception est en effet par excellence la faculté qui passe de la puissance à l’acte du fait de l’extériorité de son objet : c’était là le principe énoncé par Aristote dans le De anima (II, 5, 417a2-8). On peut dire que, pour Plotin, la pensée propre à la perception est bien une pensée importée (έπακτόν, 5, 4), puisqu’elle s’accomplit à l’occasion du rapport à l’extériorité du sensible. De plus, elle est l’acte de pensée où la séparation (5, 9) entre le sujet et l’objet est maximale :
<L’Intellect> pensera les êtres soit ailleurs (έτέρωθι), soit en lui comme étant lui-même. Ailleurs, cela est donc impossible. Où en effet ? Il se pense par conséquent lui-même et il pense les êtres en lui. Car assurément il ne les pense pas dans les choses sensibles, ainsi qu’ils le croient. Car ce qui est premier pour chaque chose n’est pas le sensible : la forme qui est dans les objets sensibles est une image sur la matière4 de la Forme réelle, et toute forme qui se trouve dans une autre chose vient d’une autre Forme dont elle constitue l’image. (5, 14-19)
13Ce qui pense « ailleurs » (έτέρωθι) n’est autre que l’activité perceptive. Cette catégorie de l’« ailleurs », et la dimension spatiale qu’elle implique, sont inadéquates pour rendre raison de l’activité de l’Intellect : « où en effet <l’Intellect pourrait-il penser> ? » Ne peut penser « ailleurs » que ce qui a partie liée avec le corps et avec son extension, ce qui « pense dans les choses sensibles ». Ce sont les stoïciens qui sont ici la cible de Plotin5 puisque, selon eux, l’expérience sensible est à l’origine de toute connaissance. C’est pour Plotin renverser l’ordre des choses : c’est l’intellection qui est première et qui est la condition de la perception, et non, comme le veulent les matérialistes (qu’ils soient d’ailleurs stoïciens ou épicuriens), la perception qui est la source de l’intellection.
14Pour le montrer, il faut rétablir la véritable hiérarchie ontologique : les formes dans le sensible ne sont pas « premières » (5, 17), elles ne sont que l’image (εἲδωλον, 5,18) des Formes intelligibles. Le critère de distinction entre la forme dans le sensible et la Forme purement intelligible est que la première est « dans quelque chose d’autre et vient d’autre chose » (έν ἂλλῳ παρ’ἂλλου, 5,18-19), alors que la seconde existe en elle-même. La forme du sensible est donc déterminée par une double altérité : celle de la matière « en laquelle » elle prend place, et celle de la Forme qui constitue son origine. La Forme intelligible échappe à cette double altérité : elle n’est pas dans l’Intellect comme en un substrat, et elle n’en dérive pas au sens où il y aurait écart ou déficience ontologique de l’une à l’autre6.
15Dans le traité I, 6 (1), la forme intérieure renvoyait à la forme inhérente à l’âme, à savoir le lógos, alors que dans le traité V, 9 (5), elle désigne la Forme intelligible intérieure à l’Intellect. Mais dans les deux cas la démarche est la même : il s’agit de mettre l’accent sur le caractère médiat de la connaissance perceptive puisque l’objet de celle-ci est la forme sensible qui n’a d’autre valeur épistémologique que de manifester dans l’ordre corporel son origine intelligible. C’est dire que, si la perception s’arrêtait à la saisie de cette forme sans effectuer le travail de remontée et d’identification à la forme intérieure, aucune connaissance du sensible ne serait possible. La relation de l’âme à la forme extérieure ne suffit donc pas : ce n’est qu’à partir du moment où cette forme est reconnue comme une image d’une forme supérieure et proprement intelligible que l’acte de connaissance peut s’accomplir.
Affections corporelles passives et empreintes psychiques actives (iii, 6 (26), 1-2)
16Plotin pose avec une grande acuité le problème posé par la perception sensible7 : comment l’âme, immatérielle, peut-elle être affectée par l’objet corporel et l’accueillir en elle ? Tout se passe comme si Plotin était d’une certaine manière piégé par les implications de sa propre constitution métaphysique du réel. La notion de matière lui permettait de rendre compte d’une extériorité à l’ordre intelligible, et de faire du corps sensible une réalité hétérogène à l’âme. Mais dès lors qu’il s’agit de rétablir, par l’intermédiaire de la perception sensible, un lien entre les deux natures ainsi opposées, il semble que l’on se heurte à une aporie. On arrive ici à l’un des points essentiels de la réflexion sur les rapports entre pensée et altérité : comment la pensée va-t-elle surmonter l’altérité, semble-t-il irréductible, que lui oppose la réalité des corps ?
17Le traité III, 6 (26) pose d’emblée la distinction entre les affections (πάθη, 1, 1) qui relèvent de l’ordre du corps (1, 3), et les perceptions (αἱσθήσεις) qui sont des « actes portant sur ces affections, c’est-à-dire des jugements » et qui relèvent de l’âme (1, 1-2). Cette distinction permet de préserver l’âme de tout état passif ou subi qui risquerait de l’assimiler à la réalité corporelle. L’enjeu de ce début de traité est de se démarquer dès l’abord de la thèse stoïcienne selon laquelle la perception suppose une affection intérieure à l’âme8. Cette définition implique une conception physique de la partie hégémonique de l’âme, capable par là-même d’être « impressionnée » (τυποῦσθαι) par les réalités corporelles. Dans la mesure où Plotin tient à préserver l’incorporéité de l’âme, il lui faut limiter le páthos au corps sentant.
18Il ne se contente pas toutefois de prendre ses distances par rapport au stoïcisme. Il s’en inspire aussi dans une large mesure. Car la distinction au sein de la sensation entre une dimension purement passive et une dimension active assimilable à une enérgeia est bien un héritage stoïcien9 : le premier élément constitue ce que les stoïciens appellent la représentation (φαντασία), le second est défini comme compréhension (κατάληψις)10. On pourrait croire que Plotin ne fait que transposer cette distinction en la faisant reculer d’un cran dans l’échelle du réel : alors que les stoïciens la situent à l’intérieur de l’âme, il assigne la passivité au corps et l’activité au jugement de l’âme.
19Mais le problème d’une dimension passive intérieure à l’âme resurgit aussitôt :
- Il n’en resterait pas moins, en ce cas, une difficulté : elle consiste à savoir si le jugement, en tant que jugement, ne contient rien de ce dont il juge. Ou alors, s’il contient une empreinte (τύπον), il est affecté.
- On doit dire cependant, concernant aussi ce qu’on appelle les « empreintes » (τυπώσεων), que leur manière d’être est tout à fait différente de ce que l’on conçoit : elles sont comparables aux actes d’intellection qui sont capables de connaître sans subir d’affection. (1, 6-11)
20La distinction entre l’affection passive propre au corps et le jugement actif propre à l’âme risque d’accentuer la fracture entre le sensible et l’intelligible et de rendre le problème de la perception sensible définitivement insoluble. C’est donc à l’intérieur de l’âme que doit se situer l’objet du jugement perceptif : ainsi se trouve maintenue une homogénéité de nature entre l’acte de jugement et l’objet sur lequel il porte. D’où une nouvelle difficulté : si l’objet du jugement est intérieur à l’âme, ne faut-il pas admettre que l’âme est passive dans la mesure où ce sur quoi porte le jugement semble bien être une affection ? On est au rouet : soit distribuer l’affection et l’acte entre le corps et l’âme pour écarter de celle-ci toute dimension passive, mais au risque de ruiner les conditions de possibilité de la connaissance perceptive ; soit maintenir l’identité entre l’acte de connaissance et son objet par l’intégration de ce dernier dans l’âme, mais en risquant d’affecter celle-ci.
21La solution plotinienne va consister à retravailler la notion d’« empreinte » héritée du stoïcisme11, de façon à la purifier de sa dimension passive. Pour ce faire, il assimile l’empreinte laissée en l’âme par l’objet sensible à un acte d’intellection (νοήσεων, 1, 10). La comparaison peut sembler surprenante : comment ce qui n’est qu’objet du jugement peut-il être présenté comme un acte ? Pour le comprendre, il faut rappeler que dans l’Intellect, « l’acte intellectif et l’être intelligible ne font qu’un » (V, 3 (49), 5, 28-29). En affirmant donc que dans la perception sensible, les empreintes, objets du jugement perceptif, sont des actes, Plotin reproduit à un niveau inférieur la structure de la pensée intellective : attribuer aux empreintes le caractère d’enérgeiai revient à souligner leur dimension intelligible12. Est passif, a contrario, ce qui résiste à la saisie intellective, ce qui demeure opaque et inintelligible.
22Épurer l’empreinte perceptive en l’âme de toute dimension passive permet en outre d’éviter que le passage de la puissance à l’acte propre à l’activité perceptive13 soit envisagé comme une altération. Car dans la perception il y a identité de nature entre le sujet percevant et l’empreinte perçue, ce qui ne serait pas le cas si l’empreinte psychique était saisie sur le mode d’une impression physique « comme un cachet dans une cire ». En faisant passer l’âme de la puissance à l’acte, la perception la contraindrait du même coup à s’altérer :
De même en effet que la vision, qu’elle soit en puissance ou en acte, est identique quant à sa substance, et que son acte n’est pas une altération, mais que, dès lors qu’elle s’approche de ce qui possède une substance14, elle est une vision accomplie et une connaissance qui s’opère sans qu’elle soit affectée, de même la partie raisonnante de l’âme est en rapport avec l’Intellect et voit, et en cela consiste la puissance de penser ; il n’y a pas de cachet qui viendrait s’imprimer en elle, mais elle possède ce qu’elle voit, et à l’inverse, elle ne le possède pas. Elle le possède parce qu’elle connaît, et elle ne le possède pas, parce qu’elle ne reçoit pas quelque chose qui dériverait de sa vision, comme une forme dans de la cire. (III, 6 (26), 2, 34-41)
23Plotin situe ici la perception et le raisonnement à un même niveau psychique, celui d’une actualisation sans altération ; la faculté qui perçoit passe bien de la puissance à l’acte, mais sans que cela implique une modification dans l’âme percevante. Ce niveau psychique doit être distingué de celui de l’intellect et de celui du corps. L’intellect se caractérise par une pure actualité : il ne saisit pas ses objets en passant de la puissance à l’acte, mais il les pense en acte éternellement15. Quant aux corps, l’actualisation est en eux aussi une altération : « être affecté en s’actualisant, cela convient aux choses matérielles » (III, 6 (26), 2, 51-52). On voit pourquoi l’empreinte perceptive reçue en l’âme ne pouvait avoir la passivité d’une affection corporelle : cela aurait impliqué une altération16. Aussi est-il précisé que le raisonnement (mais cela vaut aussi pour la perception) ne produit pas à l’intérieur de l’âme « l’empreinte d’un cachet » (2, 39), et que l’âme n’est pas comparable à de la « cire » (2,41)..
24Il est donc nécessaire de conserver une homogénéité entre l’objet perçu et l’activité percevante : dans la perception l’âme s’approche de « ce qui possède une substance » (2,36). Ousía renvoie ici à la forme immanente : c’est le caractère intelligible de cette forme qui explique que la connaissance sensible se réalise « sans affection » (άπαθῶς, 2, 37). Quand l’ousía de l’âme coïncide avec l’ousía immanente au sensible (2, 36), l’âme reste « identique » à elle-même (2, 35). Ce mouvement de reconnaissance des formes intérieures au sensible était déjà présent dans le traité I, 6 (1).
25L’objet de pensée, ainsi délesté de toute dimension matérielle, à la fois « est et n’est pas objet de possession » (2, 39-40). Plotin parle alors du raisonnement, mais il établit une analogie avec la perception : on peut étendre à l’objet perçu les caractéristiques de l’objet du raisonnement. Deux sens de la possession doivent être ici distingués. Dans la connaissance, l’âme possède son objet parce qu’elle s’identifie à lui : il s’agit d’une possession intelligible où le sujet s’assimile à ce qu’elle connaît. Mais l’âme ne possède pas son objet comme elle posséderait un objet matériel : dans ce second type de possession, le sujet demeure extérieur à son objet, elle l’a, mais ne l’est pas. L’activité de pensée se réduirait à ce type de possession matérielle si l’objet du raisonnement ou de la perception pouvait être assimilé à « une forme dans une cire » (2, 41). Une nouvelle fois, si l’objet de la pensée conservait en l’âme des caractéristiques physiques ou matérielles, c’est-à-dire passives, la connaissance s’avérerait impossible, puisque l’identification du connaissant au connu serait impraticable.
26En résumé, la solution au problème de la perception s’articule dans le traité III, 6 (26) en deux temps. Elle consiste, d’une part, à en réserver la dimension passive au corps (« ce qui est affecté, c’est l’œil », 2, 53-54), d’autre part, à assimiler l’objet interne de l’âme percevante à une forme17 (ou, ce qui revient au même à un acte) à laquelle l’âme peut s’identifier. Cet objet de la perception interne à l’âme, Plotin lui donne le nom d’empreinte en précisant immédiatement qu’un tel terme doit être épuré de toute dimension passive (1, 11)18.
La médiation de l’affect (iv, 4 (28))
L’affect, « intermédiaire » entre la forme dans le corps et la forme dans l’âme
27Cependant, une question demeure : quel rapport établir entre l’affection purement passive qui s’imprime dans le corps, et l’empreinte intelligible qui lui correspond dans l’âme ? Même si l’on admet, comme le précise Plotin, que la première ne « cause » pas physiquement la seconde, comment l’affection corporelle peut-elle « éveiller » ou « actualiser » la forme intelligible que constitue l’empreinte ? Pour résoudre cette question, Plotin va redéfinir, dans le traité IV, 4 (28) le statut de l’affection corporelle en atténuant l’écart entre l’affection corporelle passive et l’empreinte psychique active. La première prend la fonction d’intermédiaire entre la réalité sensible extérieure perçue et l’âme percevante :
Aussi doit-on poser que la perception des sensibles est une saisie propre à l’âme ou à l’animal, lorsque l’âme prête attention aux qualités qui sont attachées aux corps et qu’elle imprime en elle les formes de ces corps. Par conséquent, soit l’âme saisit ces sensibles seule par elle-même, soit avec quelque chose d’autre. (IV, 4 (28), 23, 1-4)
28Le rapport de l’âme perceptive aux corps est à la fois une attention aux qualités des corps (ποιότητα συνιείσης, 23, 3) et une impression de leurs formes (τἁ εἲδη αὑτῶν άποματτομένης, 23, 3). Le passage de la qualité sensible inhérente au corps à la forme intériorisée en l’âme résume le processus propre à l’activité perceptive. Toute la difficulté réside dans la possibilité de ce passage : comment l’âme immatérielle peut-elle appréhender la qualité sensible ?
29On peut envisager deux possibilités : l’âme saisit les qualités sensibles soit immédiatement « par elle-même », soit par l’intermédiaire d’« autre chose ». Plotin commence par examiner la première. Si l’âme n’a recours qu’à elle-même, elle ne peut percevoir que « ce qui est en elle » (23, 5-6), et elle est alors « seulement une pensée » (μόνον νόησις, 23, 6). La perception sensible suppose la rencontre de l’altérité du corps ; or, en fonction du principe de la « connaissance du semblable par le semblable », quand l’âme est supposée connaître « quelque chose d’autre » (23, 6) il est nécessaire qu’elle s’assimile (όμοιωθεῖσαν, 23, 7) à ce qu’elle connaît. C’est ici que le bât blesse : comment « un point deviendrait-il semblable à une ligne ? » (23,9). Ou encore : « la ligne intelligible ne saurait coïncider avec la ligne sensible, ni le feu ou l’homme sensible avec le feu ou l’homme intelligible » (23, 10-11). En conséquence, l’âme saisira bien l’homme intelligible, la forme de l’homme qui lui est immanente, mais l’homme sensible devra lui « échapper » (28,14-15).
30Reste l’autre possibilité : l’âme dans la perception connaît « par l’intermédiaire d’autre chose ». L’assimilation avec la qualité sensible ne se fait pas immédiatement mais médiatement, « en s’unissant à ce qui est devenu semblable » à cette qualité (23, 7). C’est donc la structuration ternaire de la perception sensible qui va résoudre le problème posé par le hiatus entre la qualité corporelle et la forme en l’âme : l’intermédiaire (μεταξύ, 23,45) sera le corps sentant qui joue un rôle d’« interface » entre l’extériorité du corps senti et l’intériorité de l’âme :
Il faut par conséquent que <ce troisième terme> soit affecté avec l’objet, et de la même manière que lui, que tous deux soient constitués d’une matière unique, et que l’affection soit distincte de la connaissance ; en outre, l’affection doit être telle qu’elle conserve quelque chose de ce qui a agi en elle, sans toutefois lui être identique. Mais, parce qu’elle est un intermédiaire entre l’agent et l’âme, l’affection est un intermédiaire situé entre le sensible et l’intelligible comme une moyenne proportionnelle, qui rattache d’une certaine manière l’un à l’autre ces deux extrêmes, capable à la fois de recevoir ce qui vient de l’objet et de le rapporter à l’âme, et apte à devenir semblable à l’un comme à l’autre. Car ce qui est un organe de connaissance ne doit être identique ni à ce qui connaît ni à ce qui est connu, mais il doit être apte à se rendre semblable à l’un comme à l’autre, à ce qui est extérieur parce qu’il est affecté, et à ce qui est intérieur parce que son affection devient une forme. (23, 21-33)
31La solution plotinienne est exposée ici avec vigueur : c’est l’affection subie par l’organe perceptif qui sert de pont entre la qualité sensible et la forme intelligible, en raison de sa capacité à s’assimiler aussi bien à la première qu’à la seconde.
32Plotin joue sur l’ambivalence du terme páthos pour rapprocher la qualité objective et l’affection subjective. Páthos désigne en effet aussi bien l’affection de la substance extérieure, c’est-à-dire la qualité, que la modification de l’organe qui perçoit. De ce fait, le corps percevant se trouve en sympathie19 avec le corps perçu : la qualité objective trouve un équivalent dans la modification de l’organe. Ainsi, la loi de la connaissance du semblable par le semblable se trouve respectée, et Plotin rejoint l’argumentation du De anima20. Si une telle correspondance est possible entre l’affection-qualité du corps extérieur et l’affection-sensation de l’organe percevant, c’est que l’une et l’autre se greffent sur un support unique qui est la matière (ὒλης μιᾶς, 23, 22) : le corps percevant peut, au contraire de l’âme, « conserver quelque chose » du corps perçu parce qu’en lui la matière peut jouer le rôle de réceptacle à l’égard de ce qui vient du sensible.
33Reste à préciser la nature de ce « quelque chose » qui est conservé par le corps percevant. La référence aristotélicienne semble pertinente : « Le sens est ce qui est capable de recevoir les formes sensibles sans la matière » (De an., II, 424a). Le « quelque chose » reçu par l’organe perceptif serait, si l’on s’en fie à Aristote, cette forme épurée de toute matérialité. Il y a comme un transfert de la forme, de la qualité matérielle extérieure à la matière propre à l’organe percevant (mais ce transfert n’a rien d’une causalité physique21)· Néanmoins, Plotin précise que l’affection-sensation ne saurait être « identique à ce qui a agi en elle » (23, 24), c’est-à-dire au corps perçu. Si la forme est la même dans l’objet sensible et dans l’organe sensitif, l’altérité subsiste entre le corps percevant et le corps perçu, du fait de leur matérialité. Il y a bien, à travers l’acte perceptif, assimilation entre le sujet et l’objet, l’affection organique et la qualité physique, mais il ne saurait y avoir identité : la matière, qui rend tout corps extérieur aux autres corps, l’interdit.
34On peut cependant interpréter autrement cette non-identité de l’affection organique et de la qualité extérieure. L’affection est un intermédiaire entre la qualité dans le corps et la forme en l’âme. Cela peut vouloir dire que l’essence de l’affection organique n’est pas pleinement psychique (cela est immédiatement évident), mais aussi qu’elle n’est pas purement corporelle, c’est-à-dire qu’elle implique une activité de l’âme. Sur ce point cependant les commentateurs divergent. H.J. Blumenthal donne une interprétation physique, organique, de l’affection22 : les affections du corps seraient assimilables aux impulsions des nerfs et des organes que l’âme prendrait pour objet. L’inconvénient de cette interprétation est qu’elle laisse subsister la discontinuité entre le caractère physique des affections organiques et la dimension psychique de leur réception en l’âme. En particulier, on saisit mal comment s’opère cette « sorte de traduction », pour reprendre l’expression de HJ. Blumenthal, que l’âme est censée opérer à partir des impulsions organiques. Il pourrait certes s’agir là d’une difficulté interne à la pensée de Plotin. Ce qui affaiblit cependant cette lecture est qu’on ne voit plus en quoi l’affection aurait à proprement parler un statut intermédiaire : elle serait parfaitement homogène à la réalité physique de l’objet.
35L’interprétation d’Emilsson semble mieux rendre compte de ce statut intermédiaire. L’assimilation de la qualité externe par l’organe percevant ne saurait être selon lui un « pur changement physique », au sens où par exemple l’œil deviendrait rouge lorsqu’un objet rouge est perçu. Emilsson parle d’une « existence phénoménale de la couleur dans l’œil »23, entendant par là que les couleurs sont présentes dans l’œil sur un mode tout à fait particulier, spécifique à l’expérience de l’être sentant, qu’il nomme « pure sensation »24. Afin d’expliciter la nature phénoménale de ce qui est perçu dans l’organe, il s’appuie sur le concept de champ visuel : « le champ visuel contient des couleurs et il est en même temps quelque chose qui appartient ou qui est un état de ce qui perçoit. »25 Les couleurs sont passivement reçues dans le champ visuel et, en ce sens, elles ont une dimension objective, mais en même temps elles s’insèrent dans le champ visuel subjectivement constitué par l’organe. Cette ambivalence résume ce qu’Emilsson entend par la phénoménalité des affections organiques. Ni totalement objectives, ni parfaitement subjectives, ni pleinement psychiques, ni intégralement physiques, elles ont ce statut d’intermédiaires que leur confère Plotin26. Le point essentiel est cette mixité constitutive : tout en impliquant un support corporel, l’affection ne saurait s’y réduire car elle relève aussi d’une expérience psychique et d’une présence de l’âme à son organisme. Elle n’est donc à saisir ni du côté d’une activité spirituelle désincarnée, ni de celui d’une causalité physique ou mécanique. On ne saurait trop insister sur l’importance de la notion de corps vivant ou corps animé dans l’explication plotinienne de la sensation : c’est parce que le corps est en vie et est modelé par l’activité de l’âme que l’affect possède ce statut intermédiaire ni purement physique, ni exclusivement psychique.
La forme « dans la masse » du corps et la forme perçue
36L’interprétation d’Emilsson soulève un autre point intéressant : Plotin effectue le partage entre l’intelligible et le sensible en attribuant aux seuls corps une masse (ὅγκος) avec les « caractères qui lui sont concomitants de spatialité et d’extension »27, alors que les intelligibles en sont dépourvus. Une explication possible du statut intermédiaire de l’affection est alors de lui accorder spatialité et extension tout en lui déniant masse ou volume. Ainsi, par exemple, les couleurs dans le champ visuel « apparaissent-elles comme étendues, et comme ayant ainsi différentes parties dans l’espace, et elles semblent avoir une localisation spatiale. Mais d’un autre côté, nous ne concevons pas que ces couleurs aient une masse ou un volume ». Emilsson conclut donc que « les couleurs que l’œil reçoit ont un statut intermédiaire entre le sensible et l’intelligible du fait qu’elles ont une extension et une spatialité, mais qu’elles sont dépourvues d’une masse sous-jacente »28.
37Cette interprétation, pour séduisante qu’elle soit, doit être considérée avec prudence. Car les couleurs apparaissant dans le champ visuel ont un mode de spatialité radicalement différent de celui de la couleur dans l’extériorité de l’objet. Le vert de la pelouse occupe une certaine étendue, étendue qui coïncide avec la taille de la pelouse : en ce sens, le vert, comme la pelouse, est divisible à l’infini. Cette divisibilité constitue pour Plotin le critère déterminant de la corporéité d’un être. En revanche, le vert qui apparaît dans le champ visuel n’est pas réellement divisible puisqu’il est en partie d’essence psychique. Pour que le vert dans le champ visuel soit lui aussi divisible, il faudrait admettre qu’il a une extension dans l’organe récepteur par l’intermédiaire, par exemple, d’une empreinte formée sur l’œil qui serait l’image en miniature de l’objet extérieur et qui, en tant que telle, aurait une extension et une divisibilité réelles. Mais cette hypothèse est rejetée par Plotin car elle reviendrait à affirmer que l’âme qui perçoit saisit une image de l’objet et non l’objet en lui-même (Plotin affirme que l’âme perçoit la figure et la couleur là-bas, c’est-à-dire là où est situé l’objet, IV, 4, (28), 23,18).
38On ne peut donc poser l’équation : statut intermédiaire de l’affection = spatialité de la couleur perçue, que si l’on précise que cette spatialité de la couleur dans l’œil est irréductible à la spatialité de la couleur dans la chose, qui est une extension divisible à l’infini. La spatialité de la couleur dans l’œil est une spatialité idéelle, ou formelle, et c’est là ce qui constitue sa dimension psychique, même si l’on soutient, comme le fait Plotin, que cette spatialité n’est accessible que par la médiation de l’organe perceptif. Le traité V, 8 (31) distingue la grandeur dans la masse (μέγα έν ὅγκῳ, 2, 27), et la grandeur par la forme (εἳδει γενόμενον μἐγα, 2, 28) : c’est seulement ce second mode de grandeur qui « passe à travers les yeux » (2, 26). Or la grandeur par la forme ne constitue pas un simple abrégé, ou condensé, de la grandeur dans la masse : elle en diffère qualitativement. L’œil ne fait pas que recueillir l’extension spatiale de couleurs qui seraient détachées de leur masse matérielle ; il en constitue bien plutôt, à travers l’activité de l’âme, l’équivalent psychique et idéal.
La forme perçue et la forme immanente à l’âme
39En quoi alors cette grandeur par la forme qui parvient à travers l’organe jusqu’à l’âme diffère-t-elle de la grandeur inscrite dans la forme ou de la raison immanente à l’âme de l’univers qui a présidé à la production de la chose sensible29 ? La taille, les proportions et la figure de Socrate sont présentes dans son lógos : c’est semble-t-il ce lógos que retrouve la perception sensible en recevant la forme de l’objet. La forme reçue dans l’organe perceptif diffère-t-elle de la forme originellement immanente à l’âme ? Ce qui distingue la forme dans l’extériorité sensible et la forme reçue dans l’organe est la masse. Mais existe-t-il un critère distinguant la forme dans l’âme de la forme perçue dans l’organe, et plus particulièrement, est-il possible de distinguer le mode de spatialité propre au lógos de la chose et celui de son apparaître médiatisé par l’organe ?
40Un premier indice de cette distinction entre la forme immanente à l’âme et la forme perçue est que la seconde n’est accessible à l’âme que par la médiation de l’organe : l’âme ne peut percevoir « seule » les « formes des corps » (IV, 4 (28), 23,3-4). Or il eût été possible, dans une interprétation intégralement idéaliste de la perception, de se passer de la médiation réelle de l’organe : l’âme ne perçoit alors jamais que ce qu’elle a déjà en elle30. Elle perçoit bien les « formes des corps », mais leur forme idéale, originelle. Mais la « forme des corps » dont il s’agit dans le chapitre 23 n’est pas leur lógos (la médiation de l’organe serait alors superflue), c’est leur forme telle qu’elle apparaît dans l’extériorité.
41Cette forme qui affecte l’organe n’est ni un corps, puisqu’elle est privée de toute masse, ni une forme purement intelligible, qui pourrait être l’objet immédiat de l’activité de l’âme. Dans le traité IV, 5 (29), Plotin tente de saisir cette nature ambiguë :
Par conséquent, chaque partie de l’air possède tout entier ce qui est comme le masque visible (τό πρόσωπον τὁ όρώμενον) <de la chose>. Toutefois, cela n’est pas une affection de l’ordre du corps, mais de l’ordre d’une nécessité plus élevée, de nature psychique, et relative à la sympathie propre au vivant unique (3, 35-38).
42La forme saisie par l’organe comporte des traits qui paraissent contradictoires : elle ne relève pas de l’ordre du corps (οὑ κατἁ σώματος), mais elle bénéficie d’une forme de visibilité (όρώμενον) ; elle est d’essence psychique (ψυχικάς, 3, 37), mais elle a une existence spatiale « dans chaque partie de l’air ». Avec cette forme à la fois psychique et spatiale, Plotin déploie jusque dans ses dernières conséquences la logique ambiguë de l’intermédiaire. Si en effet la forme perçue est « psychique », si elle relève de l’activité de l’âme de l’univers, comment peut-elle être présente dans l’espace et pénétrer « chaque partie » de l’air ? La frontière entre les deux ordres, psychique et physique, semble brouillée. La médiation entre l’objet sensible et l’âme intelligible ne relève ni de l’une ni de l’autre des deux catégories, ou elle relève à la fois de l’une et de l’autre. La difficulté tient à la nature de l’âme : indivisible et incorporelle, sa relation avec l’ordre sensible et étendu est délicate à établir.
43Tentons néanmoins de préciser le sens de cette dimension spatiale de la forme sensible qui « s’avance » vers l’organe31. La condition d’existence de la forme, à savoir le fait qu’elle est présente « dans chaque partie de l’air », n’est pas identique à son contenu, c’est-à-dire avec ce que l’âme perçoit lorsqu’elle la saisit. Ce qui est perçu par l’âme n’est pas l’espace investi par la forme, mais l’extension de la chose. Pour expliciter ce point, appuyons-nous sur une analogie. Lorsque j’écris : « cet arbre mesure deux mètres », je trace des signes qui occupent un certain espace. Ma « visée », cependant, n’est pas l’extension des signes sur la feuille, mais celle de l’arbre à l’extérieur. De la même manière, l’âme ne « vise » pas l’espace occupé par la forme, mais la grandeur de l’objet auquel cette forme renvoie là-bas (IV, 4 (28), 23,18).
44La forme perçue qui « s’avance » vers l’organe se distingue donc du lógos intelligible de la chose en ce qu’elle a une existence extérieure « dans chaque partie de l’air ». Cette extériorité de la forme perçue est ce qui éloigne Plotin d’une interprétation exclusivement idéaliste de la perception : l’arrivée de la forme dans l’organe est bien un événement qui concerne le corps, et qui fait le lien entre l’intériorité de l’âme et la réalité du monde.
La forme extérieure et l’affection organique
45La forme extérieure n’est donc pas la forme immanente. Faut-il alors différencier aussi la forme sensible et l’affection organique ? Dans un premier temps, il semble que non. La forme et l’affection représentent plutôt les deux faces d’un même phénomène : l’affection est la dimension intérieure de la forme extérieure. Il paraît impossible de distinguer réellement ce qui affecte et ce qui est affecté : le vécu subjectif et le contenu objectif sont intimement unis. À la spatialité de la forme sensible répond l’essence physique, organique de l’affection32, comme au caractère intelligible de la forme correspond la dimension psychique de l’affection33.
46Cependant, ce que l’âme est incapable d’accomplir dans son rapport à la forme extérieure, elle le réalise dans sa relation avec l’affection, à savoir l’appréhension d’une forme qui se présente encore imprégnée de corporéité : « l’affection de l’organe devient une forme » (23, 31), c’est-à-dire ici une forme dans l’âme. L’affection organique transforme la forme extérieure en forme intérieure et cette transformation consiste en une double opération : l’organe est capable de recevoir (δεκτικόν, 23,26) la forme extérieure et de la rapporter34 (άπαγγελτικόν, 23, 27) à l’âme. Pourquoi l’âme, incapable de saisir immédiatement la forme de l’objet qui « vient vers elle » dans l’espace, se trouve-t-elle apte à la saisir dans l’organe ? En quoi l’extériorité spatiale de la forme constituerait-elle pour l’âme un obstacle plus insurmontable, une hétérogénéité plus radicale que l’altérité organique de l’affection ?
47Plotin ne répond pas explicitement. Pourtant, à lire ceci, on peut pressentir quelle doit être la réponse : « Mais comment est-il possible que ce soit nous qui sentions ? C’est que nous ne sommes pas à l’écart (άπηλλάγημεν) du vivant tel <que l’âme l’a constitué> » (I, 1 (53), 7, 6-7). Le corps sentant a un statut particulier par rapport à l’ensemble des autres corps : il ne partage pas leur extériorité vis-à-vis de l’âme. Sans être partie intégrante de notre identité (puisque cette identité se réduit à l’exercice de la pensée détachée du sensible), le corps sentant y participe selon un certain mode. On peut en ce sens dire du corps sentant ce que Plotin affirme des facultés de l’âme qui se rapportent au sensible : il est « nôtre », sans être « nous » (7,17). L’âme n’est donc pas « à l’écart » du corps qui est le sien comme elle l’est des autres choses qui composent le monde physique, parce qu’elle l’anime, lui donne quelque chose de sa propre vie. L’affection organique ne s’oppose donc pas à l’âme, comme le ferait une chose extérieure : elle participe de la même vie que l’âme, et elle est par conséquent aussi bien en elle que hors d’elle. La forme sensible qui, depuis le corps extérieur, « arrive en l’âme », trouve donc un premier mode d’intériorisation dans l’affection organique : il y a bien un écart, entre l’extériorité de la forme et l’intériorité relative du corps sentant. L’affection peut servir de relais vers l’intériorité absolue de l’âme, qui s’identifie parfaitement à la forme qu’elle saisit.
48On est maintenant à même de récapituler les différents modes d’altérité que décline progressivement la perception. La chose extérieure s’oppose à l’âme du fait de son existence matérielle : la matière, en elle, reste définitivement inaperçue. Ce qui est perçu de la chose est sa forme : celle-ci est présente « dans chaque partie de l’air » (IV, 5 (29), 3, 35) c’est-à-dire qu’elle diffère de l’âme par sa spatialité. Mais, détachée de la masse de la chose sensible, elle est apte à être reçue par l’organe perceptif. Ainsi intériorisée et incarnée dans le corps propre, la forme se présente comme une affection qui se distingue de l’âme par sa dimension organique, mais s’y rattache par l’animation qu’elle en reçoit. Enfin, cette affection à son tour « devient une forme » dans l’âme, forme que son essence intelligible identifie pleinement au principe qui la saisit. On peut donc situer entre les deux extrêmes que sont l’extériorité de la chose et l’intériorité de la forme immanente à l’âme, les états mixtes que sont la forme sensible dans l’espace, qui est une extériorité détachée de la matière donc virtuellement intériorisable, et l’affection organique, qui combine l’extériorité du corps et l’intériorité de la vie.
49Si l’on repose alors le problème initial posé par la perception, à savoir le hiatus entre la dimension sensible de la chose et l’essence intelligible de l’âme, on s’aperçoit que Plotin y répond en faisant intervenir une double médiation : celle de la forme sensible extérieure et celle de l’affection organique35. L’une et l’autre représentent bien un niveau intermédiaire entre la dimension sensible de la chose et l’intelligibilité de la forme immanente. Précisons une dernière fois le sens de ce caractère intermédiaire. Ni la forme sensible, ni l’affection organique ne se contentent de reproduire les qualités physiques de l’objet (et en ce sens ils se distinguent des « simulacres » qui sont des images condensées des choses). L’une et l’autre sont vecteurs d’une traduction formelle, idéale et intelligible des caractéristiques sensibles de la chose. C’est en ce sens qu’elles se rattachent au lógos des objets sensibles. Elles s’en distinguent en revanche dans la mesure où cet équivalent formel et idéel s’appuie sur un support sensible et physique : l’extériorité de l’air dans le cas des formes sensibles ; le corps percevant dans celui de l’affection organique.
50Cependant, l’intériorisation accomplie par l’affection organique ne représente que le premier moment du processus perceptif. Plotin dessine en effet un second moment qu’il appelle « la perception propre à l’âme » (I, 1 (53), 7, 9) et dont l’affection organique ne représente qu’une image extérieure. Ces deux moments perceptifs doivent être clairement mis en lumière car ils impliquent deux modes d’altérité distincts : celui de l’extériorité sensible et celui de l’altérité intelligible. Le processus perceptif dans son ensemble représente le passage du premier au second mode d’altérité. Dans ce passage, l’affection organique a une fonction de pivot : c’est elle qui intériorise l’existence extérieure de la chose, mais c’est aussi elle qui est l’objet immédiat de la perception de l’âme. Alors que Plotin utilise le terme de túpos, d’« empreinte », pour qualifier la perception extérieure, il efface de la saisie de la forme toute dimension représentative : en étant immédiatement perçue par l’âme, l’affection « devient une forme » (IV, 4 (28), 23,31), ce qui doit être distingué du cas où la forme saisie par l’âme serait une « image » ou « représenterait » l’affection. Si, comme le soutiennent certains commentateurs, on doit parler d’un réalisme perceptif chez Plotin, c’est à ce niveau-là que l’on doit le situer.
51Cette saisie intérieure de la forme permet de définir le second moment de la perception comme une « contemplation » (I, 1 (53), 7, 14). L’acte perceptif est modelé à l’image de l’intellection, qui est la présence intérieure de l’intelligible à l’intellect. Cette dimension contemplative de la perception explique qu’elle soit une connaissance réelle, et lui confère une certaine valeur. Plotin aligne ainsi la perception de la forme sensible sur la saisie de la Forme intelligible, homogénéisation précieuse dans la perspective du jugement de la diánoia au sujet de la forme perçue : ce jugement n’est rien d’autre qu’une « harmonisation » entre la perception de la forme sensible et la perception de la Forme intelligible (I, 1 (53), 9, 21-23)36.
52En définitive, ce sont trois modes de perception qui se trouvent impliqués dans le processus d’ensemble de la perception sensible. Le premier a pour objet la forme extérieure, empreinte de la chose sensible recueillie dans l’organe. Le deuxième saisit la forme intérieure de l’existence sensible : la perception est alors la contemplation intérieure de l’existence extérieure. Le troisième enfin est la saisie pour ainsi dire « anamnésique » de la Forme intelligible, qui ne renvoie à aucune autre existence qu’elle-même. Cette troisième perception n’entre pas à proprement parler dans le processus de la perception sensible mais elle en est en quelque sorte la sanction ultime : ce n’est que par le rapprochement et l’harmonisation de la forme sensible et de la Forme intelligible qui en constitue l’origine que la perception sensible peut prendre ou non une valeur de vérité. La perception apparaît bien, dans cette perspective, comme l’activité qui ressaisit l’ensemble de la réalité sensible pour la reconduire à son origine intelligible.
Notes de bas de page
1 Sur l’importance de cette notion de forme immanente au sensible dans le médioplatonisme, voir J. Dillon, The Middle Platonists, Ithaca, New York, Cornell Univ. Press, 2e éd., 1996, p. 136 et 274.
2 Je comprends les neutres τὁ περἱ σῶμα et τῷ πρὁ σώματος comme renvoyant à un εἷδος sous-entendu.
3 Sur l’activité de l’architecte qui, en construisant la maison, introduit de l’ordre et de l’harmonie entre ses différentes parties, cf. Gorgias, 503e4-504a1. Voir aussi Mét., Λ, 3, 1070a 14, où Aristote précise que la forme dans la maison, qui est un artefact, « n’existe pas en dehors de la substance composée ».
4 F. Fronterotta souligne, dans une note à sa traduction, que l’expression έπἱ ὕλῇ ici employée est typiquement plotinienne : les formes se reflètent sur la matière plutôt qu’elles n’entrent à proprement parler en elle (Plotin, Traités 1-6, Paris, GF-Flammarion, 2002, p. 213, n. 13).
5 Voir Sextus Empiricus, Adv. Math., VIII, 56 (SVF, II, 88) : « rien ne se trouve dans la pensée qui ne soit connu avant par l’expérience sensible. »
6 Il subsiste néanmoins entre la Forme et l’Intellect qui la pense une altérité purement intelligible qui n’est ni l’altérité du substrat, ni l’altérité de l’origine. C’est cette altérité qui explique que l’Intellect ne soit pas premier principe.
7 « C’est la première fois que ce problème <à savoir : comment l’âme peut-elle connaître le sensible malgré leur différence essentielle de nature> apparaît dans l’histoire de la philosophie occidentale, ou du moins la première fois que ce problème est aussi clairement posé » (E.K Emilsson, Plotinus on sense perception, a philosophical study, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1988, p. 69).
8 Voir Aëtius, De placitis reliquae, IV, 12, 1-5 (SVF, II, 54) : « Différence entre φαντασίαν, φανταστόν, φανταστικόν, φάντασμα : d’après Chrysippe, ces quatre termes se distinguent entre eux. La représentation (φαντασία) est une affection (πάθος) produite au dedans de l’âme et qui manifeste à la fois elle-même et l’objet qui l’a provoquée. Par exemple, quand nous percevons par la vue du blanc, l’affection est ce qui se produit au dedans de l’âme, par suite de la vision. Et d’après cette affection nous sommes à même de dire qu’elle a pour fondement le blanc d’où l’ébranlement est parti » (trad. V. Goldschmidt dans Le Système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 4e éd. revue et aug., 1989, p. 113, n. 1). A. Graeser (Plotinus and the Stoïcs, Leiden, E.J. Brill, 1972, p. 24-25) réfère les premières lignes du traité III, 6 (26) à Zénon qui définit l’aísthe sis comme « la capacité de la partie hégémonique à être impressionnée (τυποῦσθαι) » (Eusèbe, Praeparatio evangelica, XV, 20, 2 ; SVF, I, 141).
9 « Et la perception est appelée un acte <par les stoïciens> » (Diogène Laërce, Vie des Philosophes, VII, 52 ; SVF, II, 71).
10 V. Goldschmidt note que « la distinction entre représentation et représentation compréhensive ne contredit nullement la réalisme de la théorie stoïcienne de la connaissance » (Le Système stoïcien et l’idée de temps, op. cit., p. 113-114, n. 4).
11 Cette notion de túpos apparaît dans le Théétète où Socrate compare les souvenirs à des empreintes dans la cire de l’âme (191c-192c). On la trouve aussi dans le traité De memoria, 450a30-32, où Aristote parle d’une « quasi-empreinte » (οἶον τύπον). Plotin « n’évite pas le terme de τύποι (cf. I, 2 (19), 4, 23 ; IV, 3 (27), 26, 29) » (Graeser, op. cit., p. 25). Mais il rejette l’interprétation matérialiste des empreintes perceptives.
12 Plotin met en parallèle les empreintes reçues en l’âme par la faculté intellective et celles qui résultent de la faculté perceptive : « La raison discursive en l’âme comprendra ce dont elle reçoit les empreintes à partir de l’une et l’autre facultés » (V, 3 (49) 2, 24-25) ; « les actes de l’intellect viennent d’en haut, comme ceux issus de la sensation viennent d’en bas » (3, 36-37).
13 Plotin reprend la distinction du De anima entre la sensation en puissance et la sensation en acte (II, 417a 12-13), par exemple entre la vue et la vision.
14 Je conserve le τὴν οὑσίαν de l’editio maior alors que W. Theiler et l’editio minor y voient une interpolation à supprimer. Si on supprime τἡν οὑσίαν, on a : « elle <c’est-à-dire la vision> s’approche de ce qu’elle possède » (2, 36-37). Cette interprétation est idéaliste, puisque dès lors la vision ne prend jamais pour objet la chose elle-même à l’extérieur de l’âme, mais elle se limite à saisir la forme intérieure qu’elle possède déjà. Cette lecture n’est pas incohérente, mais elle présente l’inconvénient de modifier le texte des manuscrits. Il est possible de le conserver (c’est-à-dire de conserver τἡν ούσίαν) en donnant une interprétation réaliste du passage : la vision prend bien pour objet la chose qui existe à l’extérieur de l’âme, mais elle n’en saisit que l’ousía. Ce terme doit être compris ici comme la forme immanente aux choses sensibles : la perception saisit cette forme dans les corps et la ramène à l’intérieur de l’âme (voir I, 6 (1), 3 : « l’âme voit la forme dans le corps » (1. 10)).
15 Cf, II, 5 (25) : « l’Intellect ne passe pas de la puissance où il est capable de penser à l’acte de penser » (3, 25-26).
16 Aristote ne fait pas non plus du passage de la puissance à l’acte en l’âme une altération : « Que se mette en effet à spéculer celui qui possède la science, il n’y a pas là précisément d’altération, puisque le progrès va du même au même, dans le sens de sa réalisation ; ou bien, il s’agit d’un genre d’altération différent. Aussi n’est-on pas en droit de dire de l’être pensant, lorsqu’il pense qu’il s’altère, non plus que le bâtisseur lorsqu’il bâtit » (De an., II, 5, 417b5-10, trad. R. Bodéüs).
17 Plotin précise un peu plus loin que « la partie de l’âme sujette aux affections (παθητικόν) n’est pas un corps, mais une forme » (III, 6 (26), 4, 31-32). L’affection en l’âme est une forme et donc d’une certaine manière une affection active. On retrouve le même mouvement qu’au début du traité : cette affection qui est une forme correspond à l’empreinte qui est un acte du chap. 1,1. 10.
18 Cette assimilation de l’empreinte intérieure à l’âme à une forme ou à un acte était déjà présente dans le traité 1,2 (19) : « C’est la contemplation et l’empreinte de l’objet vu <scil. des réalités intelligibles>, empreinte déposée à l’intérieur de l’âme et active : cela se passe comme pour la vision relativement à l’objet visible » (4,19-20). De même que l’âme possède en elle une empreinte de la Forme intelligible qu’elle ne peut voir en acte qu’en se rapprochant de cette Forme, de même, dans la vision sensible, elle possède une empreinte de l’objet, c’est-à-dire une forme, qu’elle actualise à l’occasion de la perception sensible. L’empreinte n’est pas causée mais simplement actualisée par l’événement sensible : « Mais tout d’abord, les empreintes <des choses sensibles en l’âme> ne sont pas des grandeurs, et elles ne sont pas les marques d’un sceau, ou les impressions laissées sur une matière résistante, puisqu’il n’y a pas de poussée, ni de pression exercée comme dans de la cire. Mais le mode d’être de l’empreinte est comme une intellection, même en ce qui concerne les objets sensibles » (IV, 3 (27), 26,29-32).
19 Sur la sympátheia, voir IV, 5 (29), 2-3, où Plotin explique que la sympathie entre les objets et le sujet percevant a pour condition leur appartenance à un univers commun : « la sensation n’existe que parce que l’univers est en sympathie avec lui-même » (3, 19-20). Plotin s’inspire ici en partie de la théorie stoïcienne, mais, comme le dit Blumenthal, « l’unité de l’âme, qui est la condition de la sympátheia des différentes parties de l’organisme, diffère sensiblement dans les deux philosophies : il s’agit chez les stoïciens d’une tension physique, alors que chez Plotin cette unité est immatérielle » (Plotinus’Psychology, The Hague, Martinus Nijhoff, 1971, p. 48). Graeser, quant à lui, insiste sur le fait que la sympátheia stoïcienne est tributaire de la cosmologie platonicienne (op. cit., p. 68-72).
20 « D’une certaine façon, c’est par le semblable qu’on est affecté, et d’une autre façon, c’est par le dissemblable, comme nous le disions. Car l’affection est subie par le dissemblable, mais lorsqu’il l’a subie, il est semblable » (Aristote, De an., II, 5, 417a 18-20, trad. R. Bodéüs). Alors qu’Aristote donne partiellement raison à la fois à ceux qui affirment que la connaissance se fait par le semblable et à ceux qui tiennent qu’elle s’opère par le dissemblable, Plotin « revient à la solution du semblable par le semblable, mais offre une nouvelle interprétation » (Blumenthal, op. cit., p. 76). Il est possible cependant que cette « nouvelle interprétation » soit très proche de celle avancée par Aristote. Si en effet la connaissance du semblable par le semblable « implique un changement », elle est, tout comme la perception aristotélicienne, du dissemblable qui se rend semblable à ce qu’il perçoit. Mais Plotin n’accorde aucune fonction propre au medium intermédiaire (voir Emilsson, op. cit., p. 57).
21 En tous cas au sens où l’entendaient les stoïciens. Cette transmission de la forme de l’objet reste un point obscur de la théorie plotinienne. Pour Emilsson (op. cit., p. 53-55), les formes transmises doivent être identifiées à des couleurs, mais l’œil ne perçoit pas ces formes-couleurs en tant que telles, l’objet de sa vision est la couleur dans l’objet. La forme visible (τὁ πρόαωπον τὁ όρώμενον, IV, 5 (29), 3,36) aurait ainsi pour fonction de remplacer aussi bien le medium aristotélicien que le flot de lumière du Timée (45b-d). Entre l’objet et le sujet percevant il y a donc « une omniprésence non physique de formes qui dépend de l’unité organique du cosmos » (ibid.. p. 57). La présence de ces formes s’explique par l’activité de l’âme de l’univers qui les contient en elles (cf. IV, 5 (29), 3, 37 : ces formes sont « psychiques »). De même qu’il y a sympátheia entre diverses parties d’un corps par l’intermédiaire de l’âme, de même le corps percevant et le corps perçu sympathisent par la médiation de l’âme de l’univers dont notre âme est une partie. La grande difficulté (sur laquelle Emilsson n’insiste peut-être pas assez) reste de comprendre le statut exact de ces formes : elles sont d’essence psychique, puisqu’elles sont dues à l’activité de l’âme de l’univers, mais elles ont aussi une dimension physique puisqu’elles sont visibles (3, 36).
22 Voir Plotinus’Psychology, op. cit., p. 72 : « au lieu de subir une empreinte, l’âme reçoit une sorte de traduction de l’impression qui affecte le corps : aujourd’hui nous penserions en termes d’impulsions électriques qui traversent les nerfs. Ce sont ces impressions dans le corps et ses organes que l’âme perçoit. »
23 Plotinus on sense-perception, op. cit. p. 83.
24 Emilsson s’inspire des théories modernes qui utilisent des concepts tels que « sensedata », « sensa », « entités phénoménales ». Mais il précise que la « sensation » chez Plotin (ou ce qu’il tient pour tel) n’implique aucun contenu épistémologique intrinsèque : sentir le rouge ne suppose aucune connaissance conceptuelle de ce qu’est le rouge (op. cit., p. 85-86).
25 Ibid, p. 84.
26 Les affections « sont psycho-somatiques au sens où le corps et l’âme sont impliqués l’un et l’autre dans la sensation (les affections sensorielles sont, comme on l’a vu, attribuées au corps animé) et leur statut ontologique est intermédiaire entre le sensible et l’intelligible. Ainsi, quand les sensations de couleur sont attribuées à l’œil, l’on ne doit pas comprendre l’œil comme un pur objet physique, mais comme un corps vivant d’un genre spécial » (Emilsson, ibid., p. 90).
27 Ibid., p. 91.
28 Ibid.
29 « (...) la grandeur est une forme et non le réceptacle <de la forme>. Et la grandeur est en soi : la matière n’est pas grandeur de cette manière » (III, 6 (26), 17,1-3).
30 Plotin est parfois proche d’une telle conception : la perception n’est alors que l’occasion pour l’âme de se remémorer ce qu’elle porte en elle.
31 « En effet l’âme, parce qu’elle possède les formes des êtres, et qu’elle est elle-même une forme, possède aussi les formes toutes ensemble (όμοῦ πάντα), et chaque forme étant unie à la forme de l’âme, elle voit les formes des objets sensibles comme si elles se tournaient et s’avançaient vers elle ; elle n’admet pas de les recevoir avec leur multiplicité, mais elle les voit séparées de leur masse. Car elle n’est pas capable de devenir autre qu’elle n’est » (III, 6 (26), 18,24-29). Le mouvement des formes sensibles, dans leur conversion et avancée vers l’âme, ne doit pas être confondu avec le transfert de simulacres corporels qui viendraient affecter l’organe en s’imprimant en lui (un οἷον introduit prudemment ces mouvements). « Conversion » et « avancée » traduisent le fait que les formes sensibles entretiennent un rapport avec l’espace extérieur. Cf. IV, 4 (28) : « lorsque l’âme voit l’objet visible de loin, et que, autant que faire se peut, une forme arrive en l’âme, la forme qui à son début est comme indivisible en elle, prend fin dans le substrat en étant une couleur et une forme, que l’âme voit là-bas aussi grandes qu’elles sont » (23,15-18).
32 L’extériorité et la spatialité des formes sensibles (affirmées dans le traité suivant IV, 5 (29) : « chaque partie de l’air possède tout entière la forme », 3, 35) rendent nécessaire la médiation de l’organe (voir IV, 4 (28), 23).
33 L’image de la « moyenne proportionnelle » entre l’intelligible et le sensible, appliquée en IV, 4 (28), 23 à l’affection, pourrait s’appliquer aussi à la forme sensible extérieure.
34 On retrouve le même champ lexical du message qui sera utilisé en V, 3 (49) pour caractériser la perception sensible : « la perception est notre messager » (ἂγγελος, 3, 44). Voir P.-M. Morel : « ce que le messager rapporte est une forme et non pas un effet purement corporel. Il ne s’agit assurément pas d’une forme intelligible au sens éminent, mais bien plutôt d’un logos, une réalité intelligible dérivée de l’intellect, une formule rationnelle qui témoigne de l’organisation du sensible par l’âme du monde » (« La sensation, messagère de l’âme. Plotin, V, 3 [49], 3 », dans La Connaissance de soi. Études sur le traité 49, sous la dit. de M. Dixsaut, avec la collab. de P.-M. Morel et K. Tordo-Rombaut, Paris, Vrin, 2002, p. 209- 227, voir p. 217). Peut-être faudrait-il préciser que la forme que perçoit l’organe se distingue du lógos : l’une a une condition d’existence extérieure alors que la seconde a une condition purement psychique.
35 Les commentateurs ne retiennent que la seconde (voir par ex. Emilsson, « Cognition and its object », dans The Cambridge Companion to Plotinus, op. cit., p. 219).
36 Sur cette « harmonisation » accomplie par la diánoia, voir mon article « La diánoia, médiatrice entre le sensible et l’intelligible », Études platoniciennes, t. III, L’âme amphibie. Études sur l’âme selon Plotin, L. Lavaud (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 29-55.
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