Chapitre premier. Les substances sensibles
p. 85-116
Texte intégral
1La position de Plotin en ce qui concerne la substance sensible n’est ni fixe ni univoque. Ces fluctuations s’expliquent par la confluence sur cette question des influences aristotélicienne et platonicienne. Plotin hérite de tout un arsenal conceptuel aristotélicien (la substance, la qualité, le substrat, la forme, l’acte) qui lui permet de structurer la réalité sensible et de lui donner une consistance, mais, dans le même temps, il s’efforce d’intégrer cette réalité dans le cadre général de l’émanation, ce qui le contraint à « déréaliser » le sensible dans la perspective de l’intelligible, seul être pleinement réel. La tension entre ces deux axes de lecture du sensible est la clé des obscurités engendrant des divergences au sein d’un même traité (plus particulièrement des traités II, 6 (17) et VI, 3 (44)) : ce sont plusieurs approches de la substance sensible qui coexistent.
2On peut dégager trois figures principales de la substance sensible. La première, dans la ligne de l’analyse menée par Aristote en Métaphysique Z, 3, réduit la substance au substrat matériel. Dès lors, la qualité recouvre indistinctement l’ensemble des déterminations sensibles. La deuxième figure, la substance composée, s’inspire largement de la conception aristotélicienne de la substance comme composé de matière et de forme. Le pivot de cette seconde figure est la distinction au sein de la réalité sensible entre ce qui relève du complément substantiel, interne à la substance, et ce qui relève de l’accident, purement extérieur. La troisième figure est ce que j’appellerai la substance assemblée qui dessine la réalité sensible comme un assemblage (συμφόρησις) de matière et de qualités : dans ce troisième cas, nulle distinction n’apparaît à l’intérieur du sensible entre une détermination substantielle et une détermination accidentelle.
3 Plotin construit les deux dernières approches du sensible en traçant pour chacune d’elles une ligne de démarcation entre deux ordres de réalités. En ce qui concerne la substance composée, la frontière passe à l’intérieur du sensible entre des déterminations essentielles inséparables de la réalité substantielle (telles que la chaleur du feu) et des caractères contingents et accidentels (tels que le fait pour un homme d’être ou non musicien). Plotin est ici complètement tributaire des catégories aristotéliciennes, au point qu’il applique les concepts de forme et d’acte aux caractères qui composent la substance sensible, en deçà de la ligne-frontière avec l’intelligible. On retrouve en revanche, avec la substance assemblée le partage, classique dans la tradition platonicienne, entre le sensible et l’intelligible. Le domaine du sensible se retrouve alors intégralement occupé par les qualités associées à la matière, alors que la quiddité de la réalité sensible sera tout entière assimilée à la raison productrice dans l’intelligible.
4Repérer la place respective de ces trois figures est du plus grand intérêt en ce qui concerne les rapports entre la pensée et l’altérité, celle-ci se présentant ici sous la forme de l’altérité de la substance sensible. Si cette dernière se trouve réduite au substrat matériel, l’accès de la pensée à la réalité sensible est barré, puisque d’une certaine manière cette réalité est confisquée par le non-être inintelligible de la matière. La pensée ne peut saisir au mieux que les qualités qui n’ont pas de consistance et de réalité propres, mais qui se réduisent à n’être que des « mensonges tombés dans un mensonge » (III, 6 (26), 7,40-41). Dans la seconde situation, celle de la substance composée inspirée d’Aristote, le sensible bénéficie d’une intelligibilité propre, celle que lui confèrent les compléments de l’ousía qui, quoique sensibles, sont substantiels, c’est-à-dire réels, donc intelligibles. Enfin dans la troisième situation, platonicienne, où la substance sensible se présente comme un assemblage de matière et de qualités, toute son intelligibilité est concentrée dans son principe, le lógos qui a présidé à sa production. Penser la substance sensible reviendra alors pour l’âme à saisir la réalité de son principe intelligible, à l’exclusion de tout ce qui relève de sa dimension proprement sensible.
5Plotin ne privilégie définitivement aucune de ces trois approches. Le problème souvent posé par les commentateurs, à savoir si la pensée plotinienne du sensible s’inspire plus directement d’Aristote ou de Platon, ne peut donc trouver de réponse tranchée : car si la substance composée et la notion de complément substantiel ont une tonalité fortement aristotélicienne, la substance assemblée et le partage sensible / intelligible qu’elle implique se situent clairement dans la perspective platonicienne.
6 Plotin ne cesse en effet, dans cette seconde perspective, de marquer l’écart de la substance sensible par rapport à son modèle intelligible et de souligner le déficit de réalité qui sépare la première de la seconde. Il insiste ainsi à plusieurs reprises sur le fait que la réalité sensible n’est substance que « par homonymie » avec la substance intelligible (VI, 3 (44), 2, 1 -4 et 9 ; 5, 3) ou sur l’idée que « ce qui est venu à l’être ne peut être une substance » (II, 6 (17), 1,52). Il serait pourtant erroné d’en conclure que Plotin refuse toute intelligibilité à ce qui est « ici ». En intégrant dans son analyse du sensible certains instruments conceptuels aristotéliciens, il tente de donner une consistance à la réalité sensible tout en maintenant celle-ci dans la perspective de l’intelligible, conformément à l’orientation fondamentalement platonicienne de sa philosophie. Le concept de complément substantiel (συμπληρωτικὸν ούσίας) est particulièrement révélateur de cette double dimension de la détermination plotinienne du sensible.
Complément substantiel et théorie des deux actes (v, 4 (7))
7Ce concept de complément substantiel apparaît pour la première fois dans l’œuvre de Plotin au traité V, 4 (7) :
Il y a deux actes. L’un est l’acte de la substance, l’autre l’acte qui dérive de la substance de chaque chose. Et l’acte de la substance est ce que chaque chose est en elle-même, alors que l’acte qui en dérive doit nécessairement suivre toute chose en étant autre qu’elle. Ainsi, si l’on prend l’exemple du feu, lorsque celui-ci exerce activement la chaleur inhérente à sa substance, tout en demeurant ce qu’il est, il y a, d’une part, une chaleur qui complète sa substance (συμπληροῦσα τἡν οὑσίαν), et d’autre part, une chaleur qui, à partir de là, dérive de la première. (V, 4 (7), 2, 27-33)
8Cette distinction entre deux formes d’actes, l’un qui est « acte de la substance » (ή μὲν τῆς οὑσίας ένέργεια), l’autre qui « dérive de la substance » (ἠ δἑ άπ’έκείνης) est essentielle, car elle permet de penser le rapport d’émanation entre deux niveaux hiérarchisés de réalité. En étant pleinement ce qu’elle est, en accédant à son plus haut point d’actualité, une réalité produit une réalité dérivée et « autre » (2,30) qui ne fait que « suivre nécessairement » la première. Plotin se donne ainsi les moyens de définir les rapports entre les différentes hypostases1.
9Pour illustrer cette structure métaphysique des deux actes, Plotin utilise une analogie avec la chaleur du feu2 : l’acte de la substance est à l’acte dérivé ce que la chaleur inhérente au feu (σύμφυτον) est à la chaleur dérivée (ἁπ’έκείνης). L’analogie est établie entre une réalité sensible et une réalité intelligible : le feu en question, comme la chaleur qui lui est inhérente, désignent une réalité d’ici, une réalité sensible, comme le prouve la suite du texte où Plotin affirme : « assurément il en va ainsi là-bas aussi » (2, 33)3, c’est-à-dire dans l’intelligible. Dans ce contexte, quel sens donner à l’expression « la chaleur qui complète sa substance » (2,31) ? Si le feu qui entre dans l’analogie est bien le feu d’ici, sa « substance » sera la substance sensible, et non son idée ou sa Forme intelligible4. Dès lors, la chaleur est « complément substantiel » du feu dans la mesure où elle est une propriété indissociable de sa réalité sensible. De même, dans l’expression ένεργοῦντος έκείνου τἡν σύμφυτον τῇ οὑσίᾳ, « le feu exerçant l’acte de la chaleur inhérent à sa substance » (2, 32), le terme ένεργοῦντος renvoie à une activité sensible, et non à un acte intelligible5.
10Plotin utilise certes la structure conceptuelle de la substance et de son acte pour exprimer le rapport du feu à la chaleur qui lui est inhérente, mais l’ousía et l’energeía ne renvoient pas ici exclusivement à un niveau ontologique déterminé, à savoir celui de l’intelligible par rapport au sensible. Ils désignent plutôt une forme d’articulation, un rapport intérieur entre un sujet et l’activité qui lui est consubstantielle, par contraste avec l’activité dérivée qui n’est qu’une trace, extérieure à la réalité de la chose. Toute la question est alors de déterminer le sens exact de l’application du vocabulaire de la substance et de l’acte à la réalité sensible. Plotin parle-t-il ici par analogie ou par homonymie6 ? La substance et l’acte dans le feu sensible partagent-ils quelque chose avec la substance et l’acte intelligibles ? Ou n’y a-t-il aucune mesure entre ces deux ordres de réalités7 ?
11Plotin, on l’a vu, construit une analogie, au sens d’une stricte similitude de rapports, entre les deux actes intelligibles d’un côté, à savoir l’acte de la substance et l’acte qui en dérive, et les deux formes de chaleur du feu sensible de l’autre, c’est-à-dire la chaleur qui complète sa substance et la chaleur dérivée : le rapport entre les deux chaleurs dans le sensible a pour fonction d’illustrer celui des deux actes dans l’intelligible. Mais les termes qui expriment la réalité sensible du feu, à savoir la substance et l’acte, n’ont de sens qu’en référence à la substance et à l’acte intelligibles. La réalité intelligible a besoin de l’appui de la représentation sensible pour pouvoir être saisie. Mais la structure de la réalité sensible est présentée à travers le prisme lexical qui caractérise d’ordinaire la réalité intelligible, à savoir celui de la substance et de l’acte.
12La solidarité entre ces deux mouvements, illustration de l’intelligible par le sensible et projection du vocabulaire de l’intelligible sur la réalité sensible, montre que Plotin ne peut parler de façon purement homonymique d’acte et de substance à propos du feu sensible. Car si tel était le cas, tout lien serait rompu entre les deux ordres, et s’appuyer sur le sensible pour illustrer l’intelligible n’aurait aucun sens. Il est donc nécessaire d’accorder à la substance et à l’acte du sensible un sens analogique et non purement équivoque par rapport à l’intelligible, si l’on veut que le recours plotinien à l’image du feu sensible conserve un sens. L’emprunt à l’intelligible n’est donc pas seulement d’ordre lexical, il est aussi conceptuel : l’acte et la substance ne servent pas seulement à désigner de façon extérieure la réalité du feu, ils permettent de penser sa structure sur le modèle de l’articulation entre la substance et l’acte intelligibles.
13Or cette analogie conceptuelle entre les deux réalités, sensible et intelligible, n’est elle-même possible que parce qu’elle a un fondement ontologique. L’ordre du sens prend appui ici sur l’ordre de l’être : c’est parce que le sensible dérive de l’intelligible et conserve en lui une trace de son origine qu’il est possible en retour de prendre appui sur le monde d’ici pour comprendre le monde de là-bas.
14Revenons alors au sens de l’expression : « la chaleur qui complète la substance du feu » (2, 30-31). Ces termes doivent être mis en parallèle avec la formule : « exercer l’acte [de la chaleur] inhérent à sa substance » (2, 32). Ce qui complète la substance du feu est la chaleur qui lui est inhérente, c’est-à-dire l’acte indissoluble de sa réalité sensible. Le complément substantiel renvoie donc à une forme intelligible d’altérité où la distinction de la substance et de son acte n’est qu’une articulation interne à l’unité de l’être, qui ne signifie pas la séparation de deux réalités individualisées et extérieures.
Complément substantiel et qualité (ii, 6 (17))
15Le problème du statut ontologique du complément substantiel se trouve posé avec le plus d’acuité dans le traité II, 6 (17). On y retrouve, mais de façon plus explicite que dans le traité V, 4 (7), l’utilisation audacieuse de la notion d’acte, energeía, pour penser la structure et la consistance de la réalité sensible. L’occasion du débat8 est fournie par la distinction posée par Aristote en Mét., Δ, 14 entre deux espèces de qualités. La première est la « différence de la substance »9 (ή διαφορἁ τῆς ούσίας, Δ, 14, 1020a33) qui constitue pour Aristote la qualité en son sens le plus propre, par exemple être bipède pour un animal, ou être sans angles pour une figure. Les autres qualités sont les « affections des êtres mobiles en tant que mobiles et les différences des mouvements » (ibid., 1020b17- 18), comme « la chaleur et la froidure, la blancheur et la noirceur, la pesanteur et la légèreté, et autres propriétés de ce genre, en vertu desquelles, quand elles changent, les corps sont dits subir une altération » ainsi que « la vertu et le vice » (ibid., 1020b9-13, trad. Tricot). Il s’agit donc des altérations des corps, dont s’occupe la physique, et des dispositions de l’âme.
16La question initiale posée dans le traité II, 6 (17) est celle des déterminations qui semblent, par leur nature, entrer dans la liste des propriétés de la seconde catégorie, les qualités accidentelles, et qui pourtant sont indissociables de la réalité à laquelle elles se rapportent : ne doivent-elles pas alors, de ce point de vue, se rattacher plutôt à la première catégorie, celle des différences de la substance ? La chaleur et la blancheur sont pour Aristote des « affections des êtres mobiles » ; quel statut, demande Plotin, accorder à la blancheur de la neige ou à la chaleur du feu, qui semblent bien être des « compléments de la substance » (1,21 -22) ?
17La réponse d’Alexandre d’Aphrodise à cette question consistait à refuser à la blancheur de la neige tout caractère substantiel : elle n’est qu’un accident inséparable de la neige (In Top., 50, 11), mais elle lui demeure extérieure, elle « n’appartient pas à sa substance », pas plus qu’elle n’en est un complément. Ainsi rejetée du côté des attributs accidentels, quoique inséparables, la blancheur de la neige ne menace plus la cohérence de la distinction aristotélicienne entre les deux espèces de qualités. Notons que pour Alexandre dans ce passage, seules la matière et la forme peuvent être dites à juste titre « compléments de la substance », ce qui ne coïncide pas avec l’interprétation plotinienne de cette notion.
18La solution plotinienne sera tout autre. Plotin refuse la distinction posée par Aristote entre les qualités-différences de la substance et les qualités-affections des corps en mouvement. Comme on le voit en II, 6 (17), 2, 20-26, Plotin établit la ligne essentielle de partage entre les « compléments de la substance » et les qualités, « extérieures à toute substance ». Déterminer la qualité comme une différence de la substance, à l’instar d’Aristote, revient pour Plotin à introduire une confusion entre ce qui est de l’ordre de la substance et ce qui est de l’ordre de l’accident. Aussi la blancheur de la neige n’est-elle pas une qualité mais un « complément de la substance », c’est-à-dire un « acte » de la substance (2, 21) qui n’a rien d’accidentel10.
Les quatre articulations du rapport qualités-compléments substantiels
19L’enjeu est donc de comprendre ce que signifie ce « complément substantiel », qui s’oppose à la qualité. Le texte du traité II, 6 (17), et plus précisément son premier chapitre, expose en fait quatre approches successives du complément substantiel, irréductibles les unes aux autres.
20La première approche apparaît à la suite de l’objection qui oppose « le blanc dans la neige ou dans la céruse » qui est un « complément », et « le blanc en toi » qui est un « accident ». Plotin fait tout d’abord preuve de ce que l’on pourrait appeler un réflexe platonicien en faisant jouer la distinction du sensible et de l’intelligible : le blanc de la neige, complément substantiel, est inscrit dans son lógos, dans sa raison intelligible, alors que le blanc dans l’individu n’apparaît qu’« à la surface » du corps (έν τῇ έτπφανεία, 1, 23). Mais cette distinction est inadéquate : le blanc dans la neige n’est-il pas tout autant sensible que le blanc de la peau, et n’apparaît-il pas au même titre que lui « à la surface » du corps ? Et l’on peut aussi bien faire le raisonnement inverse : le blanc de la peau n’a-t-il pas son origine dans la raison qui préside à la production du sensible11, de la même façon que le blanc de la neige ?
21Ces objections n’apparaissent certes pas explicitement dans le texte du traité II, 6 (17). On peut néanmoins penser qu’elles sont sous-jacentes à la seconde proposition qui, dans la ligne d’Aristote, effectue le partage entre deux types de qualité :
Ou alors il faut diviser la qualité de sorte que l’une soit la qualité substantielle qui est le propre de la substance, et l’autre seulement qualité par laquelle la substance est qualifiée, cette qualification ne produisant pas de différence dans la substance, pas plus qu’à partir d’elle, mais une manière d’être ajoutée de l’extérieur à la substance déjà complète, et un supplément à la chose qui est postérieur à sa substance, qu’il s’agisse de l’âme ou du corps. (1, 23-29)
22Le « blanc dans la neige » et le « blanc sur toi » se trouvent ramenés à une catégorie unique qui est celle de la qualité. La distinction ne s’effectue plus ici entre le sensible et l’intelligible, mais entre la qualité-propre de la substance et la qualité-supplément « ajoutée de l’extérieur à la substance déjà complète » : on retrouve ici la division aristotélicienne entre la qualité « différence de la substance », et la qualité-affection. Cette division offre le mérite de rendre raison de la communauté de nature entre les deux blancs : l’un et l’autre sont sensibles, physiques. Le problème est alors de définir le
23critère qui au sein de la réalité sensible introduit la démarcation entre le « propre » (ίδιότης, 1, 24) et le « supplément » (προσθήκην, 1, 28), entre le substantiel et l’accidentel. En jetant un pont entre elles, la qualité brouille la frontière entre ces deux dimensions de la chose.
24Le dilemme est donc le suivant. Soit faire basculer la dimension substantielle de la chose du côté de l’intelligible, « dans le lógos », et définir l’accidentel comme ce qui « se manifeste à la surface sensible » du corps (1, 23), mais le sensible se trouve alors privé de toute substantialité12 ; il n’y aura alors de « substance sensible » que par une pure et simple équivoque. Soit, en suivant l’aristotélisme, définir deux sortes de qualité, l’une « substantielle » et l’autre « extérieure », au risque alors d’introduire de la confusion au sein des catégories et de ne plus être capable de disinguer avec une netteté suffisante la substance de ses accidents.
25Plotin ouvre, dans le traité II, 6 (17), une troisième voie. Mais, paradoxalement, il lui faut pour cela intégrer la grille de lecture aristotélicienne de la réalité sensible :
- Mais si l’on dit que l’ignéité est la substance du feu, ne peut-on trouver un élément analogue à propos de la céruse ?
- Cependant la chaleur qui complète sa substance est ignéité (πυρότης) du feu visible, comme l’est la blancheur pour l’autre [sc. la céruse]. (1, 33-36)
26Le disciple de Plotin fait jouer l’ambiguïté aristotélicienne de l’ousía en identifiant la substance à l’essence du feu, la πυρότης. Celle-ci, l’« ignéité », est la forme qui donne sa quiddité à la réalité sensible. Plotin répond en se situant au niveau du feu visible, c’est-à-dire du feu sensible : à ce niveau, c’est la chaleur qui constitue l’ignéité, l’essence du feu. Dans sa lettre, cette réponse est conforme à l’interprétation péripatéticienne du sensible, comme le prouve cette phrase d’Alexandre : « le feu et la matière sont substances, car le chaud est forme et substance du feu (εἷδος γἁρ καἱ οὑσία πυρὁς τὁ θερμόνς) » (In Met., 680, 24-25)13. Cependant, contrairement à Alexandre, Plotin établit une distinction entre la substance sensible du feu et sa substance intelligible « en soi » qui, elle, ne « brûle pas » (I, 8 (51), 8, 16)14. Il faudrait donc distinguer, dans la perspective plotinienne, l’ignéité du feu sensible, qui est la chaleur, et l’ignéité intelligible du feu, qui est à la fois le lógos du feu au niveau de l’âme et la Forme du feu, ou « feu en soi », au niveau de l’Intellect. C’est, me semble-t-il, le sens de la précision « l’ignéité du feu visible », celle-ci s’opposant à l’ignéité d’un feu invisible, qui est le feu intelligible.
27Dans cette troisième perspective, le complément substantiel n’est plus seulement, comme dans la première, une pure existence intelligible identique au lógos, c’est un complément de la substance sensible : la chaleur a une nature physique, et c’est en tant que telle qu’elle s’intègre dans la substance du feu et qu’elle en constitue l’essence. Plotin précise que la nature de la qualité et celle du complément substantiel sont « la même » (1, 39-40), c’est-à-dire que l’un et l’autre sont de nature sensible.
28Pourtant cette analyse n’est que provisoire. « En soi », livrée à elle-même, la réalité sensible est inintelligible pour Plotin. Ce n’est que située dans la perspective du lógos dont elle dérive que la chose sensible acquiert consistance et intelligibilité. Tel est le sens de l’intervention suivante, intervention qui est, cette fois, d’orientation résolument platonicienne et qui constitue la quatrième perspective :
Mais, par conséquent, alors que les raisons productrices sont elles-mêmes totalement substantielles, dans ce qui résulte de cette production, ce qui est là-bas est déjà « quelque chose », ce qui est ici est une qualité, mais n’est pas « quelque chose ». Cela explique aussi que nous nous trompions toujours à propos du « quelque chose », que nous le laissions échapper dans nos recherches, et que nous nous précipitions vers la qualité. Car le feu n’est pas ce que nous disons lorsque nous observons la qualité, mais il est une substance, alors que les choses que nous regardons à présent, vers lesquelles nous concentrons notre observation quand nous parlons du feu, nous détournent du « quelque chose » et définissent la qualité. (1, 40-48)
29On retrouve le clivage néoplatonicien entre « ce qui est là-bas » et « ce qui est ici » ; il entraîne une nouvelle organisation du substantiel et du qualitatif. « Là-bas », on trouve les raisons et ce qu’elles produisent, à savoir leurs actes : ce niveau délimite l’extension du substantiel, exprimé par le mot ti, que j’ai traduit par « quelque chose » mais qui peut exprimer la détermination, l’essence propre à une réalité (au sens de tí estin, « ce qu’est une chose », qui réfère à l’« essence »). En deçà, « ici », plus rien n’est substantiel, et seul règne le qualitatif. Le ποιόν s’identifie avec le sensible, qui est objet d’une perception directe (άφορῶντες, 1, 45 et 47 et βλέπομεν, 1, 46). Plotin s’inspire ici des textes platoniciens, la Lettre VII en particulier15 : « ce n’est pas la qualité, mais le “quelque chose” que l’âme cherche à connaître16. » Mais « les quatre modes de connaissance (à savoir le nom, la définition, l’image, la science) présentent toujours à l’âme ce qu’elle ne veut pas savoir » (c’est-à-dire la qualité) et « ce qu’ils disent et ce qu’ils montrent sont facilement réfutés par les sensations » (343b8-c4).
30Face donc à la tournure péripatéticienne du débat (puisque, on l’a vu, définir la chaleur comme « ignéité du feu visible » coïncide, au moins en apparence avec la position d’Alexandre) un sursaut s’exprime ici, qui s’inspire de la tradition platonicienne du chorismós. Il constitue une voie d’interprétation du sensible que Plotin aura la tentation d’emprunter, lorsque par exemple il définira la réalité d’ici comme un assemblage de qualités et de matière (συμφόρησίς τις ποιοτήτων και ὒλης, VI, 3 (44), 8, 20) et lorsqu’il réplique : « en ce qui concerne les objets sensibles ce raisonnement est juste : car il n’y a aucun d’entre eux qui soit substance, mais ils en sont des affections » (1, 48-49). Mais cette vision désubstantialisée du sensible ne peut être que provisoire, car la répartition du substantiel et du qualitatif présente l’inconvénient de ne pas différencier un trait constitutif de la réalité sensible (la blancheur de la neige ou la chaleur du feu) d’avec ce qui n’est qu’une qualité extérieure et accidentelle. Or tout le traité est orienté vers la détermination de cette différence.
L’enérgeia sensible
31Ce quatrième point de vue a le mérite de resituer le sensible dans la perspective du lógos producteur qui en constitue le principe, et donc de se démarquer d’une position strictement péripatéticienne qui limite la forme à son existence immanente au sensible. Pourtant, la suite démontre que la désubstantialisation du sensible rejoint une interprétation possible de la lettre aristotélicienne. Voici en effet ce que déclare l’interlocuteur de Plotin, en plein accord avec la Métaphysique :
Si on enlève la chaleur, la lumière et la légèreté, choses qui assurément semblent être des qualités, il reste une étendue tridimensionnelle et résistante, et la matière sera substance. Pourtant cela ne semble pas exact. Car c’est plutôt la forme qui est substance. Mais la forme est qualité. (2, 11-14)
32On reconnaît le mouvement d’ensemble de Métaphysique, Z, 3 qui commence par dépouiller17 toutes les qualités du corps sensible pour « faire apparaître la matière » (1029a12-19). Curieusement cependant, dans le traité II, 6 (17) le raisonnement s’arrête au dépouillement des qualités secondes et à la manifestation d’une « étendue tridimensionnelle et résistante » (τὸ τριχῇ διαστατόν) qu’il nomme « matière »18, alors que le texte aristotélicien poursuit en supprimant aussi « la longueur, la largeur et la profondeur », et ce n’est qu’à ce stade que « la matière apparaît nécessairement » (1029a 19). Esquivant cette seconde étape, le texte du traité II, 6 (17) passe directement à la conclusion du raisonnement qui est aussi celle de la Métaphysique : « la matière sera substance » (καἱ ή ὕλη οὑσία, 2, 13).
33Mais, tout comme Aristote, l’interlocuteur de Plotin proteste contre une telle conclusion, en référant la substance à la forme : « c’est plutôt la forme qui est substance » (2,14). Et il ajoute : « Mais la forme est qualité » (2, 14). Cette remarque ne figure pas en Z, 3 mais Aristote affirme en Δ, 14, que « la qualité se dit en un premier sens de la différence de la substance » (1020a33). Si l’on rapproche ce texte de Mét. I, 9 où la différence spécifique est référée à la contrariété existant dans la forme, alors que les particularités individuelles sont ramenées à la matière, il est possible d’établir les équivalences suivantes : qualité « au sens premier » = différence spécifique = contrariété formelle, ce qui peut se ramasser en « la forme est qualité ». Alexandre d’Aphrodise note d’ailleurs à propos de la matière : « Aristote l’appelle “quantité”, comme il peut appeler la forme, pour faire bref, “qualité” » (In Met., 11, 656, 1-2, Hayduck). Cette affirmation semble bien confirmer que l’interlocuteur de Plotin subit ici l’influence péripatéticienne
34La réplique néoplatonicienne ne tarde pas : « Non, la forme n’est pas qualité, mais elle est raison » (2,15). L’eídos de la chose, sa détermination intelligible, s’identifie au lógos, principe de production et d’organisation du sensible. Réduire la forme à la qualité, comme le veulent les péripatéticiens, c’est rendre la détermination totalement immanente à la chose, c’est une nouvelle fois refuser la séparation de ce qui rend toute chose intelligible. C’est alors que s’accomplit le geste décisif qui va permettre à Plotin de définir sa position. À son interlocuteur qui lui affirme que « le visible et ce qui brûle », c’est-à-dire l’ensemble du sensible, doivent être définis comme des qualités, Plotin rétorque :
À moins qu’on ne dise que le fait de brûler est un acte issu de la raison (ένέργειαν έκ τοῦ λόγου). Et que le fait de chauffer aussi, ainsi que le fait de blanchir et les autres choses, sont des productions de la raison. (2, 17-19)
35Le sensible est ressaisi dans la perspective du lógos intelligible qui le produit. Mais Plotin ne se contente pas ici d’opposer le blanc sensible à son lógos intelligible. Il fait de la blancheur un acte dynamique et non plus seulement une qualité inerte, comme le montrent l’emploi des infinitifs actifs θερμαίνειν, λευκαἰνειν, et l’application de la catégorie d’enérgeia à une activité sensible. Cet acte n’est ni totalement intelligible, puisqu’il est seulement « issu de la raison » et non raison lui-même, ni parfaitement inintelligible, puisque son lien au lógos garantit son intelligibilité, contrairement aux accidents purs. On est ici, semble-t-il, au plus proche de la solution apportée par Plotin au problème des « compléments substantiels ».
36Cette enérgeia sensible va en effet dans le même sens que ce que l’on avait entrevu du complément substantiel. Il y a une partie de la réalité sensible qui reste préservée de l’indétermination et de l’irrationalité de la matière et qui conserve un lien vivant avec le lógos dont elle dérive : c’est cette partie que Plotin appelle l’ousía. Il distingue alors nettement le complément substantiel de ce qui est extérieur à la substance :
D’une part, on ne doit pas appeler qualités les activités productrices que l’on dit être compléments de la substance, s’il est vrai que leurs actes viennent des raisons et des puissances substantielles. Mais d’autre part, doit être appelé qualité ce qui est extérieur à toute substance, qui n’apparaît pas quelque part comme une qualité, et ailleurs comme n’en étant pas une, et qui comprend le surplus par rapport à la substance, comme les vertus et les vices, ce qui est honteux et ce qui est beau, la santé et le fait d’avoir reçu telle configuration. (2, 20-26)
37Apparaît dans ces lignes une structure métaphysique qui sera reprise dans d’autres traités : l’antériorité de la puissance sur l’acte19. Les actes sensibles (brûler, chauffer, blanchir) « viennent des raisons et des puissances substantielles » (άπὁ τῶν λόγων καἱ τῶν δυνάμεων τῶν ούσιωδῶν ίοῦσαι, 2, 22). Ce lien de dérivation entre le complément de la substance et « les raisons et les puissances substantielles » permet de les distinguer d’avec les qualités « extérieures à toute substance ». Le texte joue sur l’équivocité de l’ousía chez Plotin : alors que les puissances sont substantielles parce qu’elles appartiennent à la substance intelligible, les compléments comme les qualités extérieures doivent être rapportées à la substance sensible (συμπληροῦν οὑσίας et ἔξωθεν πάσης οὐσίας, 2, 21 et 23)20.
38Entre l’intelligible et le sensible se dessine donc un niveau intermédiaire appelé « complément substantiel » (2, 21), ou « acte issu de la raison » (2,22). D’où l’affirmation qui ouvre le troisième chapitre : « le blanc sur toi ne doit pas être déterminé comme une qualité, mais comme un acte, puisqu’il dérive clairement de la puissance de blanchir21 » (3, 1-2). Le blanc sur toi (έπἱ σοί) ne peut désigner la raison intelligible du blanc, mais le blanc visible à la surface de la peau. Or c’est ce blanc sensible qui est désigné comme « un acte » (3, 2), catégorie que Plotin réserve habituellement à l’intelligible pur22. Le sensible se trouve interprété selon une structure triplement articulée : la qualité pure, accidentelle, extérieure à toute substance (par exemple le blanc peint sur une surface) ; le complément substantiel, ou l’acte dérivé d’une puissance intelligible : c’est le blanc de la peau qui appartient à la substance de l’individu ; la puissance elle-même ou lógos qui n’est qu’intelligible : c’est ce que Plotin appelle ici « la puissance de blanchir » (3, 2). Le « complément substantiel » ou l’acte sensible constituent le relais à l’intérieur du sensible de la puissance intelligible.
39Le projet fondamental de Plotin est donc de faire la part des choses au sein de l’existence sensible en distinguant entre des déterminations intelligibles qui s’intégrent dans l’objet comme des éléments constitutifs de son identité et des qualités extérieures qui ne sont qu’accidentelles. Au premier ordre de déterminations appartiennent par exemple la blancheur de la neige ou la chaleur du feu. Ces déterminations constituent l’identité de la chose : s’il ne brûlait plus, le feu ne serait plus feu, et si elle n’était plus blanche la neige ne serait plus neige. Plotin va même plus loin : la blancheur de la peau, ce qu’il appelle la « blancheur sur toi », fait elle-même partie des déterminations substantielles, elle est un acte de la substance. Plotin contrevient ainsi à la fonction classiquement assignée à la couleur de lapeau qui est d’être l’exemple typique de l’accident. Mais dès lors que la blancheur de Socrate est incluse dans son lógos et qu’elle dérive donc de lui, elle fait partie intégrante de l’identité de Socrate : un Socrate noir ne serait plus Socrate. Tout ce qui dérive d’un lógos perd donc aux yeux de Plotin son caractère accidentel. Mais que reste-t-il alors à l’accident ? Ce qui est de l’ordre d’un rapport extérieur entre les choses sensibles. La chaleur sur la pierre par exemple ne dérive pas de son lógos : c’est une affection qui lui advient de l’extérieur. Le hâle ou la pâleur de Socrate sont du même ordre : ils sont l’effet d’événements extérieurs ne relevant pas de sa définition substantielle. On pourrait aller jusqu’à affirmer que l’accident au sens où l’entend Plotin est assez proche de ce qu’on désigne dans le vocabulaire moderne par le terme « événement ».
40Cette différenciation entre qualités et compléments substantiels pourrait à son tour faire l’objet de nouvelles distinctions. Un aristotélicien pourrait par exemple demander s’il est aussi important pour l’identité de Socrate d’avoir la peau blanche que d’être rationnel, ou si la froideur de la neige ne contribue pas plus profondément à son intelligibilité que sa couleur blanche. Mais Plotin cherche ici à intégrer l’ensemble des traits distinctifs de l’individu (et non seulement de l’espèce, selon le projet aristotélicien) sous une structure d’intelligibilité unique qui est le lógos de cet être. Il est possible qu’à l’intérieur de cette structure du lógos certains traits aient une fonction d’explication et une puissance d’intelligibilité plus étendues que d’autres, mais Plotin, tout au moins dans ce traité II, 6 (17), ne pose pas ce problème.
Extériorité de la qualité et intériorité du complément de la substance sensible
41La toute fin du traité marque de façon particulièrement nette la différence qualités / compléments substantiels. On trouve en effet aux lignes 24-27 deux couples de déterminations permettant de marquer la distinction entre la qualité et l’acte propre à la réalité sensible : « être isolé de la substance » (τὁ άπηρημωμένον οὑσίας ποιόν, 3, 25) / « être uni à la substance » (σὑν ταύτῇ, 3, 25-26) d’une part, et « être en autre chose » (έν ἂλλω, 3, 27) / « être en soi-même » (έν αύτῷ, 3, 27) d’autre part. L’extériorité de la qualité trouve diverses expressions tout au long du traité : la qualité est ce qui est « en dehors » (ἔξωθεν, 2, 23), « isolé » par rapport à la substance sensible (3, 25), elle constitue « le surplus après la substance » (τὁ δἑ περιττὁν μετἁ τὴν οὑσίαν, 2, 24). Par contraste, l’acte (ou la forme) de la réalité sensible se caractérise par son union à la substance sensible : il « complète » la substance (1, 20 ; 1,37 ; 2,4 ; 2, 21), est « avec elle » (3,25-26), et « demeure en soi-même » (3,26-27).
42Ces deux déterminations, extériorité et union à la substance, ne sont que les reflets ou les images, à l’intérieur du sensible, de relations, que l’on peut dire plus profondes et qui caractérisent respectivement la matière et la réalité intelligible. La différence entre la qualité et la substance est en effet le double affaibli du rapport qu’entretient la matière à l’ensemble de l’être : l’altérité de la matière apparaît comme une extériorité pure par rapport à l’intelligible ; elle risque d’entraîner l’âme « hors des êtres » (ἒξω τῶν ὅντων, II, 4 (12), 10, 34). De même, le rapport entre la substance sensible et son complément imite la relation entre la substance intelligible et son acte : ainsi Plotin indique-t-il dans le traité V, 3 (49), que « si l’Intellect exerce un acte, et si sa substance est un acte, il sera un et identique avec son acte » (5,41-42).
43La variable de l’altérité peut donc servir de fil directeur pour repérer le degré de consistance ontologique d’une réalité donnée. L’extériorité pure de la matière par rapport au réel la situe au plus bas degré de l’échelle de l’être. L’extériorité relative de la qualité par rapport à la substance sensible fait de cette qualité un accident qui n’a pas d’existence « en soi », mais seulement « en autre chose ». L’union du complément à la substance sensible lui permet d’accéder au statut substantiel d’existence « en soi » (3, 27). Enfin l’identité pure de la substance intelligible et de son acte définit la plénitude de l’être.
44Plotin introduit ainsi des relais dans la continuité de l’être et donne à la réalité physique une architecture plus complexe, plus subtile que celle tirée de la simple opposition dichotomique sensible / intelligible. On peut sans doute interpréter cette introduction d’un acte et d’une forme au sein de la réalité sensible comme un mode d’intégration de l’aristotélisme. Mais cette intégration ne s’opère que sous le contrôle de ce qu’on pourrait appeler un garde-fou platonicien. Car la substance sensible n’a de consistance propre et d’« en soi », que relatifs dans la mesure où ils dérivent de la puissance et de la raison qui demeurent « là-bas », séparés (2, 22 et 3, 2). Cette dérivation est bien sûr inacceptable pour un aristotélicien. La position plotinienne et son élaboration du « complément substantiel » résultent d’un dosage savamment contrôlé d’éléments platoniciens et aristotéliciens.
Les « grands genres », compléments de la substance intelligible
45Le traité VI, 2 (43) fait explicitement mention des analyses du traité II, 6 (17) :
Nous avons certes jugé dans d’autres écrits que les compléments de la substance ne sont qualités que par homonymie, et que les qualités ont une existence postérieure à la substance et qui lui vient de l’extérieur. Les uns sont les actes des substances et sont en elles, les autres leur sont postérieures et sont déjà des affections. (14, 14-18)
46Les compléments substantiels se distinguent des qualités par deux déterminations : ils sont des actes (ένεργείας, 14, 17) alors que les qualités sont des affections (πάθη, 14, 18) ; ils sont dans les substances, alors que les qualités sont postérieures. Cependant ce rappel n’a d’autre fonction, dans le traité VI, 2 (43), que de remettre ces distinctions en cause. L’analyse se situe désormais sur le plan de la réalité intelligible et, à ce niveau, la notion de « complément substantiel » doit être réservée aux « grands genres » qui complètent la substance considérée absolument (οὑσίας ὅλως, 14,18), cette expression désignant le degré à la fois le plus haut et le plus général de l’être intelligible (l’application du terme de « complément substantiel » aux grands genres est faite en 15, 1-2)23. Les différences spécifiques (comme « rationnel » pour l’homme) sont dès lors assimilées à des qualités qui déterminent le niveau des ousíai particulières (ce terme désignant les Formes intelligibles, comme la Forme de l’homme), mais qui sont postérieures à la réalité intelligible considérée absolument, indépendamment de toute détermination ultérieure. Ce qui signifie que la différence n’apporte rien à la substantialité de telle ou telle substance : l’homme tient sa substantialité « d’en haut », c’est-à-dire du genre « animal », qui est ontologiquement plus proche de la substance universelle, considérée indépendamment de toute détermination particulière. La différence « raisonnable » confère certes à l’homme sa détermination spécifique, mais elle est d’une certaine manière postérieure à ce qui définit sa substantialité (comme l’indique la répétition de πρἰν : la substance est ce qu’elle est « avant » de recevoir une spécification, 14, 21 et 22). Dès lors, le rapport de postériorité à la substance qui définissait la qualité sensible dans le traité II, 6 (17) se trouve transposé au sein même de l’intelligible : la différence est elle-même postérieure à la substance « considérée absolument ». La nouvelle ligne-frontière se situe donc désormais entre la substance particulière et la substance considérée absolument. Dans cette perspective, il est sans doute possible de dire que la différence spécifique « qualifie » la substance considérée absolument, puisqu’elle lui est postérieure, mais il est sûr en tout cas qu’elle ne la « complète » pas puisqu’elle n’entre pas dans ce qui constitue sa substantialité. La fonction de « compléter » la substance considérée absolument, et donc d’avoir la même dignité ontologique qu’elle, se trouve désormais réservée aux genres premiers. C’est là le nouveau paysage ontologique que dessinent les chapitres 13 et 14 du traité VI, 2 (43)24. Le point essentiel est ici que l’articulation aristotélicienne genre-espèce est désormais remplacée, au niveau de la substance absolue, par la combinaison des genres premiers qui constituent l’ousía en la complétant mais qui ne lui sont en rien postérieurs ou inférieurs. La relation de complément interne, comme celle par exemple du mouvement par rapport à l’ousía, permet à Plotin de construire une nouvelle ontologie qui déjoue le schéma aristotélicien où la différence spécifique est à la fois extérieure au genre et d’une certaine façon postérieure à lui. L’héritage platonicien des grands genres du Sophiste surplombe la constitution aristotélicienne de l’être.
47Comme certains commentateurs l’ont noté25, la présentation que donne ici Plotin du rapport entre le genre et la différence contredit encore Aristote sur un autre point. Selon Aristote en effet, le genre n’a pas d’existence « en soi », indépendamment de son immanence aux espèces, ou pour le dire autrement, le genre n’est qu’« en puissance » par rapport aux espèces. Pour Plotin au contraire le genre est plus réel que l’espèce, il est le principe qui, par la procession, se différencie lui-même en produisant l’espèce : c’est là le sens des verbes de mouvement έλθεῖν et ἢκειν (14, 21 et 22) qui disent la manière dont le genre « vient » à l’espèce en se différenciant (ce rapport du genre à l’espèce est le même que celui de la « substance considérée absolument » à la « substance particulière »). Cela signifie que le genre ne contient pas seulement ses différences « en puissance », de façon virtuelle, mais qu’il est plus exactement « puissance » active, productrice de ses différenciations26. Ce mode génétique, processif, de la différenciation, est la marque de l’altérité intelligible par opposition à l’extériorité figée des qualités corporelles.
La substance homonyme (vi, 2 (43) et vi, 3 (44))
L’altérité externe du sensible et l’altérité interne de la vie
48Les chapitres 4 à 6 du traité VI, 2 (43) posent deux modes d’altérité, externe et interne. Dans le chapitre 4, Plotin commence par analyser la nature d’un corps particulier en prenant l’exemple d’une pierre :
Il y a, d’une part, une chose qui est comme son substrat, d’autre part, sa quantité, sa grandeur, et d’autre part encore, sa qualité, par exemple sa couleur. Et de tout autre corps nous pourrions dire qu’il y a en sa nature une sorte de substance (οἷον οὑσία), autre chose qui est sa qualité, autre chose sa quantité, et toutes ces choses sont ensemble, mais se trouvent divisées en trois par le discours, et ces trois éléments font un corps unique. (VI, 2 (43), 4, 3-9)
49Plotin commence par employer l’expression ώς ὐποκείμενον, « comme un substrat » (4,4), que l’on retrouvera en I, 8 (51), pour désigner la matière (les qualités sont dans la matière « comme en un substrat », 10, 3). Le substrat des quantités et des qualités dans les corps est donc la matière. L’expression « comme une substance » (οἷον ούσία, 4,7), utilisée pour signifier l’un des trois éléments constitutifs de tout corps, désigne alors elle aussi lamatière. La substance sensible27, l’ousía, est identifiée au substrat des quantités et des qualités, l’hupokeímenon, qui est lui-même assimilé à la matière.
50On se trouve donc, en ce qui concerne la substance sensible, dans une tout autre configuration que celle du traité II, 6 (17). La substance sensible y était une substance déterminée, qui était complétée par un acte ou une forme sensibles tels que la chaleur pour le feu ou la blancheur pour la neige. Ce complément substantiel était intérieur à la substance. Dans le traité VI, 2 (43), la « quasi-substance » se trouve réduite à la matière, sujet indéterminé des qualités et des quantités : le niveau intermédiaire de la substance complétée, c’est-à-dire déterminée par un acte sensible, a désormais disparu. Toutes les propriétés sensibles se trouvent réduites à n’être que des qualités extérieures, et la distinction entre compléments substantiels et qualités s’effondre. Ces deux définitions de la substance sensible impliquent des approches divergentes de la valeur du sensible dans son ensemble. Si la substance sensible est une substance déterminée et complétée par des actes, elle conserve une trace de l’intelligibilité de la substance dont elle provient et dont elle constitue l’image. Mais si elle est réduite à la matière, et si toutes les propriétés sensibles ne sont que des qualités28, l’ensemble de la réalité sensible perd de son intelligibilité et le lien avec son modèle « là-bas » se relâche.
51On voit toute l’importance que revêt l’altérité quant à la détermination de l’intelligibilité d’une réalité. Si l’altérité bascule du côté de l’extériorité, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de la matière par rapport à l’ensemble des propriétés sensibles dans le second modèle, la réalité perd son unité et donc son intelligibilité. Mais si l’altérité est une articulation interne, comme celle qui rattache la substance sensible aux actes qui la complètent dans le premier modèle, une forme d’unité différenciée et donc d’intelligibilité se trouve préservée.
52Plotin ne dénie pourtant pas toute unité au corps dans le traité VI, 2 (43). Il affirme même, dans le passage que l’on vient de citer, que la qualité, la quantité et la « quasi-substance » sont « toutes ensemble » (όμοῦ μἑν πάντα, 4,7-8) dans le corps, alors que cette expression désigne plutôt dans les Ennéades un mode de pluralité propre à l’intelligible29. Et dans les lignes suivantes, Plotin précise que « le corps qui est un, est exactement fait de tous ces éléments, quant à son unité et à sa nature » (4,11 -12).
53Le fait que, dans un premier temps, Plotin insiste sur l’unité du corps s’explique par l’orientation générale de son argumentation : il s’agit en effet de remonter de la « nature des corps » à la réalité intelligible. Il faut donc mettre en lumière ce qui, dans le corps, peut servir de point d’appui pour effectuer le passage vers l’intelligible, à savoir son apparente unité. Mais dans un second temps, une fois la réflexion installée dans l’âme, première réalité intelligible, l’accent est de nouveau mis sur l’écart entre le sensible et l’intelligible :
De la même manière, lorsque le raisonnement porte sur la substance intelligible, et sur les genres et principes qui sont là-bas, il faut faire abstraction du devenir qui est dans les corps, de la connaissance sensible, et des grandeurs (qui sont telles en effet que règnent en elles la séparation et l’état de division des choses les unes par rapport aux autres), et considérer l’existence intelligible, qui est l’être véritable et d’une unité plus grande. L’étonnant est la manière dont une telle unité est multiple et une. Car dans les corps, on a certes admis que le même corps est à la fois un et multiple. C’est le même corps en effet qui est divisible à l’infini, et sa couleur est une chose, et sa figure une autre, puisque ces choses sont séparées. Mais si l’on considère l’âme qui est une, sans dimension, sans grandeur, et tout à fait simple, comme cela apparaîtra à la première intuition de la pensée30, comment peut-on espérer trouver de nouveau une multiplicité en elle ? (4, 12-24)
54L’unité de l’âme et l’unité du corps sont irréductibles l’une à l’autre. Certes elles peuvent toutes deux être décrites dans les termes d’une « unité plurielle » (πολλἁ καἱ ἒν pour l’intelligible, 1. 18, et ἒν καἱ πολλά pour le sensible, 1.19). Mais les deux traits constitutifs du sensible marquent l’écart entre ces deux formes d’unité : il s’agit du devenir (γένεσιν, 1. 14) et de la séparation (τὁ χωρίς, 1. 16), c’est-à-dire du temps et de l’espace qui rendent le corps sensible à la fois perpétuellement autre que lui-même, et extérieur à tout autre corps. Il faut bien souligner le lien qui rattache ce devenir et cette séparation à l’extériorité de la matière par rapport aux propriétés sensibles. D’une certaine manière, le temps et l’espace sont la traduction sensible de l’hétérogénéité première qui distingue la matière et l’ensemble du monde physique.
55Ces deux modes d’unité, celui du corps et celui de l’âme, se trouvent donc distinctement posés à la fin du chapitre. Plotin se demande à propos de l’âme « comment le multiple est un, et l’un multiple, et non un composé un fait de plusieurs éléments, mais une unique nature plurielle » (4,30-32). Dans cette « unique nature plurielle » (μία φύσις πολλά) qui est celle de l’âme, l’unité précède la pluralité et en constitue le principe. En revanche, dans le « composé un fait de plusieurs éléments » (σύνθετον ἒν έκ πολλῶν) qui est celui du corps, la pluralité est première et l’unité n’est que le résultat de la composition des divers éléments que sont le substrat, les qualités, les quantités, et le mouvement.
56La différence entre la substance sensible de la pierre et la substance intelligible de l’âme sera précisée au chapitre 5. Cette précision est amenée par le questionnement insistant de l’un des disciples :
- L’être pour l’âme, est-ce donc la même chose que si l’on dit que la pierre est ?
- Non, ce n’est pas la même chose.
- Mais cependant en ce cas-là aussi, en ce qui concerne la pierre, l’être qui est le sien n’est pas l’être en soi, mais l’être d’une pierre. De même aussi, l’être de l’âme (τὁ εἷναι ψυχῇ) possède l’essence de l’âme (τὁ ψυχῇ εἷναι) postérieurement à l’être en soi. Est-ce que, donc, autre est l’être, autre le reste qui complète la substance de l’âme ? Et y a-t-il, d’une part, l’être, et, d’autre part, la différence qui produit l’âme ? (5, 18-24)
57Il semble évident que l’être intelligible de l’âme et l’être sensible de la pierre « ne sont pas la même chose » (5,19). Pourtant la différence entre les deux va s’avérer plus difficile à déterminer que ce qu’il aurait semblé de prime abord. La pierre possède une existence déterminée qui n’est pas l’être pur, l’« être en soi » : son être est l’être d’une pierre. Or n’en va-t-il pas de même de l’âme ? On peut en effet discerner en elle l’être et la différence qui la fait être ce qu’elle est. On retrouve ici la postériorité qui dans le chapitre 14 du même traité caractérise le rapport de la différence spécifique au genre : ici c’est l’essence (τὁ ψυχῇ εἷναι) qui est dite postérieure à l’être (μετἁ τοῦ εἷναι). Être une âme n’est donc pas la même chose qu’être absolument.
58Si donc on peut distinguer, dans la pierre comme dans l’âme, l’être et l’être tel, qu’est-ce qui garantira la différence du sensible par rapport à l’intelligible31 ? L’âme et la pierre ne sont-elles pas l’une et l’autre des êtres qui ont reçu une détermination, et non des êtres absolus ? Il faut montrer que le lien qui rattache l’âme à ses déterminations est d’un autre ordre que celui qui rattache la pierre à ses qualités :
Certes l’âme est un être particulier ; pourtant, ce n’est pas le même cas que celui de l’homme blanc, puisque l’âme est seulement une substance particulière. Ce qui veut dire qu’elle possède ce qu’elle possède sans que cela lui vienne de l’extérieur. (5, 24-26)
59La détermination d’un corps et celle de l’âme ne sauraient être confondues. Toute détermination particulière est extérieure à la substance sensible : Plotin prend l’exemple de la blancheur présentée ici comme une qualité accidentelle de l’homme32. En revanche, l’âme est « seulement une substance particulière » : rien ne s’ajoute à la substance de l’âme qui viendrait lui donner son caractère particulier. Le fait que l’âme est telle est une détermination interne.
La substance sensible comme assemblage de matière et de qualités
60Les traités VI, 1-3 (42-44) opèrent un changement d’orientation par rapport au traité II, 6 (17) en ce qui concerne la conception de la substance sensible. La distinction, intérieure à une réalité sensible, entre sa détermination substantielle et sa qualité accidentelle tend à s’effacer. Désormais, Plotin met l’accent sur le rapport entre la matière, qui est une « quasi-substance » réduite au substrat (ὐποκείμενον) (VI, 2 (43), 4, 4-7), et l’ensemble des qualités, qui prises toutes ensemble sans discrimination, forment la substance qualifiée (VI, 3 (44), 8,17).
61C’est au chapitre 8 du traité VI, 2 (43) que cette nouvelle figure de la substance est dessinée avec le plus de netteté. Plotin commence par la question suivante : faut-il abandonner la division des corps en « éléments » (στοιχεῖα, 8,1) ? Ces « éléments » renvoient aux composants premiers du corps sensible (le feu, l’eau, la terre, l’air) qui, dans la physique présocratique en particulier33, permettaient de penser la structure et l’organisation des corps34. Dans la formulation même de la question, le rejet d’une telle décomposition de la réalité physique se trouve amorcé. La substance sensible doit en effet être « appréhendée par la sensation plutôt que par la raison discursive » (8, 2-3). Or les éléments ultimes des corps ne sont pas accessibles aux sens, ils sont le fruit d’un raisonnement qui ne fait que postuler leur existence. Même si donc on admettait l’existence de tels éléments dans le corps, ils ne sauraient constituer une substance sensible (8,4).
62Pour redéfinir la substance sensible, il faut donc trouver « ce qu’il y a de commun » (τὁ κοινόν, 8, 5) « à la pierre, à la terre, à l’eau, et aux plantes et aux animaux qui sont composés à partir de ces éléments, en tant qu’ils sont sensibles » (8,5-6). Mais avant de définir ce trait commun, Plotin revient sur la matière et la forme qui ne doivent pas être « négligés » (παραλελείψεται, 8,7) dans la définition de l’ousía sensible. Les éléments ne constituent pas les composants ultimes des corps, puisqu’ils sont eux-mêmes matière et forme (8, 8-9). Plotin semble donc provisoirement entériner la composition aristotélicienne de la réalité sensible, par opposition à la physique des éléments défendue par les penseurs présocratiques. Mais si « la substance sensible possède la matière et la forme » (8,7-8), elle ne se réduit ni à l’une ni à l’autre. Seul le composé peut assumer le rôle d’ousía sensible : la matière comme la forme échappent aux sens. On ne peut comprendre le sens du raisonnement déployé par Plotin tout au long de ce chapitre tant que l’on ne saisit pas l’importance de cette insistance sur la dimension sensible, perceptible, de l’ousía qu’il cherche à définir.
63La question essentielle reste alors la suivante : « qu’y a-t-il de commun à toutes ces substances, qui fait qu’elles sont séparées des autres choses ? » (8, 9-10). Ces « autres choses » sont les accidents qui n’entrent pas dans la composition de la substance. Deux critères sont requis pour parvenir à déterminer l’existence substantielle : une communauté qui englobe tout ce qu’on appelle « substance », et une séparation qui permette de distinguer le substantiel de l’accidentel.
64Comme dans les chapitres précédents, Plotin s’appuie sur la pensée d’Aristote pour caractériser cet « élément commun » à toutes les substances : « toutes ces choses sont en effet des substrats (ὐποκείμενα) pour les autres, et elles ne sont pas en un substrat, pas plus qu’elles n’appartiennent à quelque chose d’autre » (8, 10-11). On retrouve une nouvelle fois la caractérisation aristotélicienne de la substance (cf. Catég., 2a11-13 et Mét. Z, 3, 1029a11-12). Plotin commence donc, comme Aristote, par emprunter la voie de la définition de la substance comme pur substrat, donc comme matière (8,14-18).
65On en arrive alors à la croisée des chemins entre deux modes de détermination possibles de la substance dans le sensible. Soit l’on en maintient le caractère sensible, et le travail de séparation des attributs ne peut remonter jusqu’à la matière, par définition non sensible. Soit l’on mène à son terme cette épuration, et l’on aboutit à l’identification de la substance à la matière35. Ces deux voies sont désignées dans le texte de Plotin par deux concepts distincts : la substance qualifiée (ποιἀν οὑσίαν, 8, 17), et ce qui est seulement substance (τὸ μόνον οὑσίαν εἶναι, 8, 17), à savoir la matière.
66Plotin se concentre sur la première : une nouvelle fois c’est le caractère perceptible de la substance qui fournit le fil rouge de son analyse. La matière, pur substrat amorphe est imperceptible, et ne peut revendiquer de plein droit le titre de substance sensible. Il définit donc cette « substance sensible » comme un « assemblage (συμφόρησις) de qualités et de matière » (8,19-20). Or la συμφόρησις, la substance assemblée, n’est pas le σύνθετον, la substance composée :
Le composé sera un support et un siège pour les autres choses, de sorte que la forme avec la matière sera aussi un substrat pour les composés, ou du moins pour tout ce qui est postérieur au composé comme la quantité, la qualité, le mouvement. (4, 4-7)
67La substance composée est constituée par la matière et la forme36 ; l’ensemble des qualités, des quantités et des mouvements n’entre donc pas dans le composé, mais lui est postérieur. La substance assemblée, en revanche, est constituée par le mélange de la matière et des qualités : la différence entre la forme et les qualités, essentielle dans la détermination de la substance composée, n’apparaît plus ici. Dans cette configuration, ce n’est plus une hiérarchie ontologique qui est au principe de la distinction entre la catégorie de la substance et celle de la qualité : il s’agit désormais de deux points de vue, deux approches par la pensée d’une même réalité. Plotin oppose ainsi « d’une part, toutes ces choses qui sont ramassées ensemble en une manière unique » pour former « une substance » (8, 20- 21), et, « d’autre part, chaque chose considérée séparément » qui « sera soit une qualité, soit une quantité, soit plusieurs qualités » (8, 21-23). La substance n’est donc qu’un mode d’unité, que le « tout ensemble » (όμοῦ πάντα) de différents caractères qui, considérés sur le mode de la séparation, apparaissent comme des quantités et des qualités37.
68C’est justement le fait d’avoir conçu les qualités de façon séparée que Dexippe reproche à Plotin dans un passage de son Commentaire sur les Catégories :
En premier lieu donc, il ne voit pas le mélange (τὁ σύμμικτον) et l’assemblage (συμπεφορημένον) de la substance d’ici, mais, après les avoir séparés, il observe en eux-mêmes les caractères qui appartiennent à la substance, alors qu’ils n’existent en aucune façon individuellement, mais qu’ils existent tous de quelque manière que ce soit les uns par rapport aux autres, et les uns avec les autres.
In Cat., 59, 15-18, Busse
69La critique de Dexippe ne porte pas sur la conception plotinienne de la substance sensible comme συμφόρησις, puisqu’il utilise le terme συμπεφορημένον et parle du mélange des qualités entre elles. Il reproche à Plotin d’avoir conçu cet assemblage et ce mélange sur un mode trop lâche, de sorte que les qualités puissent être considérées non seulement isolément de la substance, mais aussi séparément les unes des autres.
70Le fond de cette critique repose sur le fait que, pour Plotin, la matière peut être conçue comme une entité séparée et « impassible » par rapport aux qualités qu’elle supporte. C’est cette séparation première qui explique que les qualités n’aient entre elles qu’un rapport d’extériorité et qu’elles puissent être isolées : si le lien qui les rattachait à leur socle commun avait été plus fort, elles auraient entre elles une solidarité plus grande. Or la matière n’a pas chez Plotin une consistance suffisante pour fournir ce socle.
71Mais Dexippe n’arrête pas ici sa critique :
En second lieu, <on doit dire qu’>il considère séparément le chaud et le sec, et les différences spécifiques qui complètent la substance, comme si c’étaient des qualités séparées, et qu’il ne prend pas en compte la substance selon l’essence, ni même le fait que l’existence première de la substance composée provient de la matière et de la forme, comme cela a été montré dans la Physique.
In Cat., 59,18-22, Busse
72Dexippe fait grief à Plotin de ne pas avoir réservé un traitement à part aux différences spécifiques, qui sont compléments substantiels et qui, en tant que tels, sont inséparables de la substance et intégrés en elle. Il reproche donc d’une certaine façon à Plotin de ne pas avoir maintenu les distinctions qu’il avait lui-même posées dans le traité II, 6 (17). De plus, il critique le fait que Plotin se soit focalisé dans ce chapitre 8 sur la détermination de la substance comme substrat, donc comme matière, au détriment des deux autres sens de la substance définis par Aristote, à savoir la forme et le composé.
73Ces reproches sont-ils justifiés ? En ce qui concerne le premier, on peut répliquer que Plotin paraît envisager la possibilité d’une autre définition de la substance qui réintroduirait une démarcation entre deux types de qualités :
– Et y a-t-il d’une part ce qui, s’il vient à manquer, ne permet pas encore que l’existence d’une chose soit portée à son achèvement, puisqu’il est une partie de cette substance, et d’autre part, ce qui advient (έτησυμϐῇ) à la substance une fois engendrée, qui prend sa place appropriée en ne se cachant pas dans le mélange qui produit la prétendue substance (τὴν λεγομένην οὑσίαν) ? (8, 23-27)
74La « partie de la substance » (8,24) est le complément qui détermine sa quiddité, par opposition à « ce qui advient à la substance » (τῇ ούσίᾳ έτπσυμϐῇ), où il faut entendre l’accident (συμϐεϐηκός). Mais cette ligne de partage n’est évoquée que de façon très hypothétique. J’inclinerais même à penser que ces lignes sont dues à l’intervention d’un auditeur de Plotin, qui tenterait ainsi de réintroduire la distinction aristotélicienne entre les différences de la substance et les accidents (cf. Mét. Δ, 14). La logique d’ensemble du passage semble en effet plutôt indiquer que Plotin n’assume pas ici une telle distinction, trop proche de l’aristotélisme, et qu’il lui oppose son propre modèle de la substance assemblée, où aucune distinction n’est faite entre les qualités sensibles38.
75Quoi qu’il en soit, ce sont bien deux modes distincts de constitution de la réalité sensible qui sont évoqués dans ce chapitre 8.
76Le premier mode est celui de l’« assemblage de la matière et des qualités ». Cette première organisation est elle-même considérée selon deux perspectives distinctes. On a d’un côté l’ensemble des qualités rassemblées « en une matière unique », et c’est ce rassemblement qui constitue à proprement parler la substance sensible. De l’autre, ces mêmes qualités sont considérées sur le mode, non plus de l’unité, mais de la séparation (όμοῦ μἑν πάντα... χωρἱς δέ) : c’est ce second point de vue qui rend raison de l’apparition des qualités en tant que telles, ainsi que des quantités et des mouvements. La différence entre la substance et les qualités ne tient donc pas à une différence de nature, mais à une différence de point de vue : « en considérant (λαμϐανόμενον) chacune séparément, il y aura soit une qualité, soit une quantité, soit plusieurs qualités », 8, 21-23). Sur ce point, la critique de Dexippe touche juste : Plotin ne se situe pas dans la perspective du composé aristotélicien mais dans celle d’un assemblage de qualités.
77Mais un second mode d’organisation est aussi repérable dans le texte : il réintroduit la distinction entre deux types de qualité, une qualité interne à la substance qui est son complément, et une qualité externe, qui n’est qu’unaccident. Je l’ai dit cependant, cette reprise de Métaphysique, Δ, 14, n’est sans doute pas le fait de Plotin, mais de l’un de ses interlocuteurs.
78La conclusion du chapitre ne laisse en effet subsister aucun doute. C’est bien la substance assemblée, pur amas de qualités diverses et de matière, qui est seule affirmée : « et que l’on ne cherche pas des difficultés, sous prétexte que nous produisons la substance sensible à partir d’éléments qui ne sont pas des substances » (8, 30-31).
79Cela doit être compris à partir de la phrase précédente, selon laquelle les genres premiers dans l’intelligible ne sont pas des substances, comparativement à la substance universelle, « considérée absolument »39 qui, seule, peut à bon droit revendiquer ce titre (8, 29-30). Dès lors donc que dans l’intelligible lui-même, la substance est complétée par des éléments qui ne sont pas des substances, le fait que la substance sensible est composée d’éléments non substantiels ne devrait pas poser de « difficultés ».
80Mais l’argument principal est celui-ci :
Car pas même l’univers n’est une substance véritable, mais il imite la vraie substance qui possède l’être sans les autres choses qui se trouvent rattachées à elle et sans celles qui naissent d’elle, parce qu’elle existe véritablement. (8, 32-34)
81Cette phrase doit être lue comme une sorte de provocation : ceux qui sont « choqués » par le caractère non substantiel des éléments qui composent la substance sensible (à savoir la matière et les qualités) le seront sans doute plus encore si l’on affirme que l’univers lui-même se révèle n’être pas une « substance véritable » (8,32). Plotin a ici en vue les péripatéticiens40 : il s’agit pour lui, dans cette fin de chapitre, de resituer l’ensemble de sa réflexion dans une perspective platonicienne.
82Pour ce faire, il fait appel au concept d’image : l’univers « imite (μιμούμενον) la substance véritable » (8, 32), « ici, le substrat (ύττοϐεϐλημένον) est une ombre, et sur cette ombre, qui elle-même existe, il y a une peinture (ζωγραφία)41, c’est-à-dire l’apparaître des choses ». Le virage platonicien implique un retour à une conception réduisant la substance à la matière (8, 19). Un parallèle est en effet établi entre la substance là-bas, qui « possède l’être » et qui engendre « les autres choses qui viennent d’elle » (8, 33-34), et le substrat ici qui est « stérile » et « incapable d’être un être » (8, 35). Lorsque le paradigme platonicien42 reprend le dessus, le modèle du composé de forme et de matière s’efface et c’est la substance réduite au substrat qui se trouve de nouveau mise en avant. C’est ce second modèle qui prévalait déjà dans le traité III, 6 (26), 7, où Plotin tentait de préserver l’impassibilité de la matière en la décrivant comme un simple miroir.
La réactivation de la distinction entre le sensible et l’intelligible
83L’utilisation du rapport modèle / image pour rendre raison de la réalité sensible a, dans le chapitre 15, pour conséquence que la seule ligne-frontière sur laquelle insiste désormais Plotin se trouve être celle qui partage le sensible et l’intelligible :
Au sujet de la qualité on a dit que, mélangée avec les autres éléments que sont la matière et la quantité, elle constitue le complément de la substance sensible (συμττλἠρωσιν αἰσθητῆς οὑσίας), et que la prétendue substance sensible risque elle-même de n’être que ce qui est composé de plusieurs choses, et non un « quelque chose », mais plutôt une qualité (VI, 3 (44), 15, 24-28)
84La substance sensible est envisagée ici comme un « mélange » (συμμιχθέν) de trois éléments : la matière, la qualité et la quantité. La perspective adoptée est très proche de celle de la substance sensible conçue comme un « assemblage » (συμφόρησις) dans le chapitre 8 (à cette nuance près que la qualité et la quantité sont distinguées l’une de l’autre). Le « complément » substantiel ne bénéficie plus d’aucun traitement particulier : c’est la qualité qui « constitue la συμττλἠρωσιν de la substance sensible » (15, 24)43. À partir de là, l’écart se fait entre le « quelque chose » (15,27) et la qualité. Le τί, qui représente la quiddité de la chose, ce qu’elle est en propre, se trouve préservé dans l’intelligible, tandis que la qualité occupe l’ensemble du sensible : la substance sensible « n’est pas “quelque chose”, mais plutôt une qualité » (15, 26-27). On peut dire que la qualité occupe tout le domaine de la substance sensible en tant que sensible, alors que son support matériel représente la part non sensible de la substance.
85La raison productrice, située dans l’âme, assume toute l’intelligibilité du réel, alors que la qualité prend en charge son caractère sensible :
Et la raison du feu par exemple, existe en révélant plutôt le « quelque chose », alors que la forme (μορφή) qu’elle produit est plutôt la qualité. Et la raison de l’homme est le « quelque chose », tandis que ce qui est accompli dans la nature corporelle, puisque c’est une image de la raison, est plutôt la qualité. C’est comme si, alors que l’homme est le Socrate visible, on appelait Socrate son image dans un tableau, image qui est faite de couleurs et de teintures. De même donc, puisqu’il existe une raison, conformément à laquelle Socrate existe, le Socrate sensible n’est pas appelé à juste titre Socrate44, mais il est constitué de couleurs et de figures qui imitent les choses qui sont dans la raison, et cette raison à son tour se trouve dans la même position vis-à-vis de la raison absolument vraie, qui est celle de l’homme45. (15, 27-37)
86Le rapport entre le Socrate sensible et la raison productrice de Socrate est comparable au rapport entre une image peinte de Socrate et le Socrate sensible. On retrouve ici l’analyse des trois lits du livre X de la République : le premier est « ce qu’est le lit » par nature (597c3-4), que le dieu jardinier (phutourgós) « fait pousser » ; le deuxième est le lit sensible, « semblable au premier, mais sans être le lit réel » (597a5), fabriqué par l’artisan (demiourgós) ; enfin, le lit peint se contente d’imiter la façon dont le peintre se représente un lit (598b5). Le rapprochement est confirmé par la similitude des vocabulaires : l’imitation (μιμήματα, Rép., 599b5 ; VI, 3 (44), 15, 35), l’image (εἲδωλον, Rép. 598b8, 599a7, 599d3 ; VI, 3 (44), 15, 30), le peintre et la peinture (ζωγράφος, Rép. 596e 10, 597b11, 597b13, 597d11, 598a1, 598b8, 598b9, 598c2 ; ἑν γραφῇ, VI, 3 (44), 15, 32) ; on retrouve en outre la même expression pour désigner le rapport au lit intelligible chez Platon et à la forme de l’homme chez Plotin (πρὁς ἁλήθειαν, Rép., 597a11 ; πρὁς τὁν άληθέστατον λόγον, VI, 3 (44), 15, 36).
87Pourtant, cette similitude apparente est trompeuse. Car nulle part dans le texte de la République46, il n’est dit que le rapport du lit peint au lit sensible est analogue à celui entre le lit sensible et le lit réel. Au contraire, Platon distingue deux modes d’imitation : l’« imitation de la vérité » et l’« imitation de l’apparence » (598b3-4). Le lit de l’artisan imite le lit réel, la Forme du lit, alors que le peintre imite le lit tel qu’il lui apparaît, autrement dit tel qu’il se le figure ; l’artisan « regarde vers la Forme » du lit (596b7), alors que l’artiste peut accomplir son œuvre « sans connaître le vrai » (599a2), donc sans se rapporter au lit réel, même par l’intermédiaire de l’image qu’en est le lit sensible. Il n’y a donc aucune analogie entre ces deux modes d’imitation.
88En comparant le rapport du Socrate peint au Socrate sensible, et du Socrate sensible à la raison de Socrate, Plotin gomme la différence entre les deux modes mimétiques platoniciens et se contente de redoubler la fonction de l’image. C’est que son but n’est plus celui de Platon. Pour ce dernier, il fallait affirmer la différence entre les deux sortes d’imitation afin de rejeter celle propre au peintre du côté de la fausse apparence. Plotin veut au contraire marquer la similitude entre ces deux manières d’imiter un modèle.
89Le double héritage, platonicien et aristotélicien, explique les métamorphoses de l’analyse du sensible dans la philosophie de Plotin. Le curseur de l’altérité, la ligne séparant l’intelligible de l’inintelligible, se déplace. On peut, dans une perspective platonicienne, tracer une séparation entre ce qui relève des Formes, ou des lógoi dans le langage plotinien, et la réalité des corps. En ce cas, seule l’appréhension des lógoi intelligibles permet de rendre raison des êtres sensibles : de la même façon qu’il vaut mieux, pour connaître Socrate, le voir en chair et en os qu’en peinture, de la même façon, il vaut mieux encore connaître le lógos de Socrate que se contenter d’observer le Socrate sensible. Autant dire que le Socrate sensible est inintelligible en soi, que toute sa réserve d’intelligibilité se trouve concentrée dans son lógos.
90Mais on peut aussi relativiser cette première ligne de partage et introduire des différences à l’intérieur même de la réalité sensible47. C’est ce que Plotin s’attache à faire en particulier dans le traité II, 6 (17), en distinguant les compléments substantiels des qualités. Certaines déterminations de l’être sensible, immédiatement dérivées de la puissance qui est « là-bas », concourent à former l’intelligibilité de l’existence singulière et s’intégrent donc à son ousía, alors que d’autres, extérieures, en sont exclues.
91Enfin, en faisant descendre encore d’un cran le curseur de l’altérité, la ligne de démarcation passe entre la matière, qui représente l’inintelligible pur, et l’ensemble indifférencié des qualités sensibles.
92Il ne faut sans doute pas penser que ces trois lignes de démarcation dessinent des figures concurrentes et mutuellement exclusives de la réalité des corps, mais estimer plutôt qu’elles esquissent ce que l’on pourrait appeler un feuilleté d’intelligibilité-même s’il est vrai que Plotin n’opère à aucun moment une telle superposition des diverses figures de la substance sensible. Le premier niveau est celui de l’intelligibilité pure du lógos qui rend raison de la totalité des déterminations singulières d’une réalité donnée. Le deuxième est représenté par les compléments substantiels, qui traduisent dans l’unité et l’identité de l’ousía sensible la totalité des déterminations rassemblées dans la raison intelligible. Le troisième niveau est constitué par les qualités, qui sont privées d’intelligibilité au sens propre puisqu’elles n’ont pas de raison d’être dans l’intelligible, mais qui peuvent sans doute revendiquer une intelligibilité minimale, à la surface de l’ousía : la pierre est chaude non par elle-même, mais parce qu’une source de chaleur s’est approchée d’elle. Enfin, tout en bas, se situe le non-être de la matière, qui ne peut plus prétendre à aucune forme d’intelligibilité.
Notes de bas de page
1 Plotin reprend en V, 1 (10) la même image du rapport entre la chaleur inhérente au feu et la chaleur dispensée à l’extérieur pour illustrer la relation entre l’Intellect et l’âme (3, 9-10).
2 Cet exemple a son origine dans le Phédon : Socrate y souligne que la chaleur, tout en n’étant pas la Forme du Feu, l’accompagne toujours (103d10-e5). Cependant, dans ce passage, Plotin s’en tient à l’analyse du rapport entre le feu et la chaleur sensibles, alors que Socrate raisonnait sur le Feu intelligible.
3 Le κάκεῖ ne désigne pas le niveau de l’Un, comme le voudrait la traduction Bréhier, mais l’intelligible en général. L’Un n’apparaît que dans la phrase suivante : καἱ πολὑ πρότερον έκεῖ, « et ce qui là-bas est beaucoup plus premier » (2,33).
4 Il ne faut pas alors traduire ousía par « essence », comme le fait ici Bréhier.
5 Un passage de I, 8 (51) confirme cette interprétation : « Le feu en soi ne brûle pas ; aucune des choses qui sont en elles-mêmes ne produit ces effets qu’advenues dans la matière, on dit qu’elles produisent » (8,16-18). Seul donc le feu d’ici brûle.
6 J’emploie le terme « homonymie » au sens d’une stricte communauté de nom entre deux réalités. C’est le sens que lui donne Plotin en VI, 1 (42), 12, 48 par exemple. Sur l’influence sur Plotin du sens aristotélicien du terme, voir l’article « Homonymie » de M. Narcy, dans l’Encyclopédie philosophique universelle, t. II, Les Notions philosophiques, t. 1, 3e éd., Paris, PUF, 2002. L’« analogie », au sens large où je l’emploie ici, suppose en revanche un élément de ressemblance entre deux réalités, ainsi que le dit P. Aubenque : « Au contraire l’analogie, en quelque sens précis qu’on l’entende, a pour fonction d’établir un lien entre les domaines les plus hétérogènes, et de légitimer ainsi un discours commun sur ces réalités » (« Néoplatonisme et analogie de l’être », dans Néoplatonisme, Mélanges offerts à Jean Trouillard, Cahiers de Fontenay, Fontenay-aux-Roses, ENS, 1981, p. 67). Cependant, comme le souligne J.-L. Chrétien, « il demeure que Plotin n’use pas lui-même du terme homonymie dans un sens univoque ni constant » (« L’analogie selon Plotin », Études Philosophiques 3-4,1989, p. 308).
7 Le traité VI, 3 (44) précisera que la « nature des corps » n’est appelée substance que « par homonymie » avec la substance intelligible (2, 2). Mais en 5, 3 du même traité, Plotin adjoint à ce caractère homonymique « et par analogie ». Ce jeu entre la nature homonymique et la nature analogique de la réalité sensible est l’un des points problématiques de la pensée plotinienne du sensible.
8 Il s’agit bien dans ce traité d’un dialogue entre deux interlocuteurs, Plotin et un disciple fortement influencé par l’école péripatéticienne (voir L. Lavaud, Introduction au Traité 17, dans Plotin. Traités 7-21, Paris, GF-Flammarion, 2003).
9 L’expression « diaphorà tês ousías » n’apparaît qu’à deux autres reprises dans toute l’œuvre d’Aristote, en Mét., A, 9,992b3 et Top., VI, 6,144b31.
10 « En vérité, ce qui n’est jamais la forme de quelque chose d’autre, mais est toujours un accident, est purement une qualité et seulement cela » (3, 28-29). Le « complément substantiel » de Plotin, bien que proche, n’est identique ni à l’accident inséparable (ce que serait pour Alexandre la blancheur de la neige, In Top., 50,11), ni à l’accident ou attribut par soi qui « appartient à chaque chose par soi, mais n’entre pas cependant dans l’ousía ; par exemple pour un triangle avoir ses trois angles égaux à deux droits » (Mét., Δ, 30, 1025a30- 32, trad. Tricot modifiée ; voir O. Hamelin, Le Système d’Aristote, 4e éd., Paris, Vrin, 1985, p. 247). La différence est que pour Aristote l’attribut par soi n’entre pas dans l’ousía, alors que le complément substantiel de Plotin en est partie intégrante. En II, 6 (17), l’ousía n’est donc pas la détermination formelle définissant l’essence d’une réalité, elle intègre tous les traits constitutifs de l’identité d’une chose : aussi bien la chaleur du feu, la blancheur de la neige que la blancheur de Socrate. Contrairement à Aristote, ce qui intéresse Plotin n’est pas le lien entre les attributs et l’ousía mais la différence entre ces « compléments de l’ousía » et les qualités.
11 C’est la thèse qui sera tenue au début du troisième chapitre, où « la blancheur en toi » est présentée non comme « une qualité, mais comme un acte » (3,1 -2).
12 Comme on le verra, Plotin opte à certains moments de son œuvre pour cette approche radicalement « désubstantialisée » du sensible.
13 Cette phrase d’Alexandre confirme la leçon des mss. et me pousse à refuser la corr. de Heinz, entérinée par l’editio minor, mais non par la maior, qui supprime πυρότης à la 1. 35 : ὅμως τοῦ όρωμένου πυρός [πυρότης] ή θερμότης συμπληροῦσα καἱ ἡ λευκότης έπἱ τοῦ έτέρου (« Cependant la chaleur est complément du feu visible comme l’est la blancheur pour l’autre »).
14 Cf . VI, 7 (38) : « Ce qui produit du feu ici-bas (c’est-à-dire le lógos dans l’âme) possède une vie ignée et il est un feu plus véritable » (que le feu sensible). Plotin poursuit : « par conséquent, le feu qui est au-delà, puisqu’il est plus encore feu, est plus vivant. Car il vit lui aussi, le feu “en soi” » (11,46-48).
15 οὑ τό ποιόν τι, τὁ δὲ τί, ζητοὑση είδέναι τῆς ψυχῆς (343b8-c1).
16 On pourrait aussi se référer au passage du Timée où Platon distingue dans le feu le « ceci » au sein duquel adviennent toutes les déterminations singulières, et le « ce qui est tel » qui « se retrouve toujours semblable dans absolument tous les cas » (49e-50a). La dénomination « feu » renvoie au « tel », c’est-à-dire à l’ensemble des qualités qui apparaissent, alors que le « ceci » renvoie à la khôra.
17 On retrouve άφαφέων dans l’un et l’autre texte : Mét., 1029a16-17 et traité II, 6 (17), 2,11.
18 L’interlocuteur de Plotin accorde ici des déterminations physiques à la matière, à savoir sa résistance et son extension dans un espace à trois dimensions, alors qu’habituellement la matière est présentée comme dépourvue de toute qualité et de toute grandeur (voir II, 4 (12), 8 et 9). Peut-être ce qui est atteint par l’abstraction de « la chaleur, de la lumière et de la légèreté » n’est-il pas la matière, mais l’ógkos (voir L. Brisson, « Entre physique et métaphysique. Le terme ógkos chez Plotin, dans ses rapports avec la matière et le corps », dans Études sur Plotin, sous la dir. de M. Fattal, Montréal-L’Harmattan, 2000, p. 87-111).
19 Voir par ex. II, 5 (25) 2, 32, où Plotin parle de la « puissance productrice de l’acte ».
20 L’extériorité des qualités par rapport à la substance sensible renvoie à l’influence de la matière qui entraîne l’âme « à l’extérieur des êtres » (II, 4 (12), 10, 34).
21 Cf. V, 9 (5) où Plotin explique que « pour ce qui est des différences des couleurs [de peau], les unes se trouvent dans la raison, les autres sont produites par la matière et par la différence des lieux » (12, 10-11). La couleur de la peau doit donc être saisie en lien avec l’acte qui la produit en émanant de la raison, et non envisagée comme une simple qualité accidentelle. On est donc dans une tout autre configuration que celle du début du traité, qui, à titre de première approximation, faisait le partage entre la blancheur de la neige, qualifiée de « complément substantiel », et le « blanc sur toi », présenté comme un simple accident (1, 21-22).
22 Dans un texte parallèle du traité VI, 1 (42), Plotin utilisera une expression plus nuancée : la blancheur, comme la chaleur, « semble dans un cas appartenir à la substance, et être comme son acte, dans l’autre elle semble être secondaire, dérivée de l’intelligible, existant dans une autre réalité, image du premier caractère et semblable à lui » (10, 56-58).
23 Plotin souligne que « le mouvement <qui complète l’ousía> ne produit pas une qualité » (15,4-5).
24 K. Wurm voit là une « correction » du traité II, 6 (17) (Substanz und Qualität, Berlin-New York, De Gruyter, 1973, p. 255) et C. Luna un « reniement » (Simplicius, Commentaire sur les Catégories d’Aristote, chapitres 2-4, Paris, Les Belles Lettres, 2001, p. 253). En revanche, A.C. Lloyd nie qu’il y ait une « distinction » entre les doctrines des deux traités (op. cit., p. 92). Je pense qu’il y a bien une distinction mais non pas une contradiction. Ce qu’affirmait II, 6 (17) à propos de la différence entre la qualité et le complément substantiel reste vrai au niveau du sensible, alors que les mêmes concepts s’appliquent en VI, 2 (43) à la réalité intelligible (cf. Ch. Horn, op. cit. p. 95 sq.). Pour une lecture concurrente, voir R. Chiaradonna (Sostanza movimento analogia, op. cit., p. 137-145 ; sa n. 167 résume les différentes interprétations du rapport entre II, 6 (17) et ce passage de VI, 2 (43)) : l’expression « une substance particulière » (1. 19) désignerait selon lui nécessairement la substance sensible. Je crois au contraire que Plotin distingue, au niveau même de la réalité intelligible, deux niveaux de substantialité : celui de la substance la plus haute et la plus universelle, qui combine en elle les « genres les plus grands » ; et celui, particulier, de Formes comme celles de l’homme ou du cheval. On passe d’un niveau à l’autre par procession interne du genre le plus grand qui s’auto-détermine afin d’engendrer des substances plus déterminées. Le fait qu’au début du chap. 15 Plotin tienne pour équivalentes « substance particulière » et « substance qualifiée » (15,1-2) n’est pas une objection ; dans l’intelligible, la qualité vient « s’ajouter » aux compléments substantiels qui sont les plus grands genres.
25 Voir A.C. Lloyd, op. cit., p. 88-89.
26 Cf. IV, 4 (28), 1, 33-35 et VI, 2 (43), 20, 25-26 où l’Intellect universel est dit être le genre qui est « puissance » de toutes les espèces qui lui sont subordonnées. Comme exemples d’objections contre l’idée que les différences pourraient simplement être « en puissance » dans les genres, Lloyd (op. cit., p. 90) cite Ammonius, In Porph. Isag., 103, 10-104, 26, et Elias, In Porph. Isag., 84,19-86,1.
27 οἷον montre qu’il ne s’agit pas de la substance au sens fort, c’est-à-dire de la substance intelligible, mais de la substance sensible.
28 Cette seconde possibilité doit être rapprochée du modèle de la « matière-miroir » rencontré en III, 6 (26) : la matière demeure absolument impassible.
29 Plotin utilise l’expression d’Anaxagore (fr. B1, D.K.) soit pour décrire l’articulation entre l’être intelligible et les Formes (voir par ex. III, 6 (26), 6, 23, et V, 3 (49), 15, 21 et 17, 10), soit pour dire l’unité de l’univers sensible (IV, 4 (28), 11,27 ; V, 8 (31), 9,3).
30 On retrouve la τῆς διανοίας έπιϐολή qui servait en II, 4 (12) à définir le rapport de la pensée à la matière considérée absolument. La formule s’applique ici à l’âme intelligible. Ce sont les deux seules occurrences de cette expression.
31 C’est la question qui sera posée dans le chapitre 6,1. 5-6 : « ensuite que sera l’être de l’âme sans les autres éléments qui la constituent ? Une pierre ? »
32 Plotin se démarque donc ici du traité II, 6 (17) qui avait défini la blancheur sur l’homme comme un « acte et non une qualité » (3,1 -2).
33 Cette conception discontinuiste est discutée en II, 4 (12), 6 et 7.
34 Bréhier, Beutler et Theiler réfèrent ces éléments à la matière et à la forme, qui apparaissent à la fin du chapitre précédent (7, 35), alors que pour M. Isnardi Pariente (Plotino, Enneadi VI, 1-3, Napoli, Loffredo, 1994, p. 442), dont j’adopte l’interprétation, il s’agit de la représentation « discontinuiste de la réalité physique », désavouée par Plotin au profit du point de vue aristotélicien.
35 K. Corrigan distingue lui aussi deux étapes dans la détermination de l’objet sensible : « la notion, et la réalité, de l’objet sensible, quand elle est envisagée purement en termes de nature extérieure, est premièrement celle de la totalité du sujet composé, et en second lieu (je souligne), en dernière analyse, la qualité dans la matière ou l’objet qualifié (VI, 3 (44), 8, 22- 23), qui conduit inévitablement à la notion de substrat en tant que simple matière, stérile en elle-même, bien qu’elle soit la condition de tout apparaître. Cette nature extérieure par conséquent, bien qu’elle soit une image au sens platonicien, est aussi tout simplement le composé aristotélicien élémentaire de forme et de matière » (« The Internal Dimensions of the Sensible Object in the Thought of Plotinus and Aristotle », Dionysius V, 1981, p. 106- 107). Il ne s’agit cependant pas seulement de deux approches de l’objet sensible mais de deux déterminations de la substance dans le sensible : la « substance qualifiée », qui est l’objet sensible comme tel, et la « simple substance » qui est la matière.
36 Cette définition est évidemment héritée d’Aristote (Met., H, 2, 1043a18-19 et 27-28).
37 Bréhier rapproche, dans sa notice au traité VI, 3 (44), l’analyse de Plotin de celle de Locke dans l’Essai sur l’entendement humain (Plotin, Ennéades VI, Paris, Les Belles Lettres, 1938, p. 48).
38 C’est donc à bon droit, me semble-t-il, que K. Wurm affirme que, dans ce chap. 8, Plotin « met en question la distinction entre la substance avec sa différence essentielle et l’accident » (op. cit., p. 256) et que R. Chiaradonna voit une évolution significative entre le traité II, 6 (17) et le traité VI, 3 (44) qui présente une perspective plus résolument critique (Sostanza, Movimento, Analogia, op. cit., p. 142).
39 Sur la signification de cette « substance universelle », cf. p. 101-102.
40 Comme le soutient Wurm (op. cit., p. 255-256), et en désaccord avec Corrigan (art. cit., p. 107), pour qui l’analyse serait de part en part aristotélicienne. Or on trouve en Mét., Z, 9,1034b16-19, la règle selon laquelle toute substance est composée de substances. Voir aussi Alexandre, De Anima Libri Mantissa, 121, 21-24, Bruns, cité par Wurm : « Les substances sont formées de substances (έξ ούσιῶν γὰρ αί ούσιαι). À partir de non substances, il ne saurait y avoir de substance. De sorte que puisque les substances physiques sont formées à partir de la matière et de la forme, la matière et la forme sont des substances. »
41 Voir pour ce terme Soph., 236b9, mais il désigne chez Platon l’activité de peindre, tandis qu’en VI, 3 (44), il renvoie au produit de cette activité.
42 J’entends par « paradigme platonicien » le modèle selon lequel le sensible serait une imitation ou une image de l’intelligible. Ce paradigme est la plupart du temps exploité par Plotin pour souligner l’écart entre les deux ordres plutôt que pour en marquer la continuité.
43 Ch. Hom (op. cit., p. 96) relève que Plotin a évoqué quelques lignes plus haut la distinction entre les « compléments substantiels » et ceux qui ne le sont pas : la distinction posée en II, 6 (17) ne serait pas définitivement abandonnée. Mais Chiaradonna (Sostanza, Movimento, Analogie, op. cit., p. 121, n. 134) objecte que le fait que cette distinction réapparaisse aux 1.11-21 ne veut pas dire qu’elle doive être appliquée aux 1.23-28. La seule différence valable désormais se situe entre la qualité située « ici-bas » et l’essence caractéristique de ce qui est « là-bas ».
44 Je suis ici le texte proposé par J. Igal, et accepté par A.H. Armstrong et par l’editio minor : <όρθῶς λεκτέον οὑ Σωκράτη> qui me paraît le plus cohérent avec l’ensemble du passage.
45 Ainsi que le souligne Chiaradonna, le lógos « absolument vrai », dont le lógos de Socrate est l’image, peut être référé à la Forme de l’homme immanente au noûs divin (Sostanza, Movimento, Analogie, op. cit., p. 123).
46 Pour une analyse de ce passage de la République, et plus particulièrement de la distinction entre les fonctions de de miourgós et de phutourgós. assumées par le dieu dans la production du monde sensible, voir L. Brisson, « Le divin planteur », Kairos 19, 2002, p. 31 -48. S. Rosen avait déjà relevé la différence entre les deux, et soutenu, en particulier contre Heidegger, qu’il n’y avait aucune transitivité continue du modèle à l’image sensible, et de là au simulacre peint : The Question of being. A Reversai of Heidegger, New Haven-London, Yale Univ. Press, 1993, p. 3-26 (trad. dans Contre Platon II, textes réunis par M. Dixsaut, Paris, Vrin, 1995, voir en part. p. 61-70).
47 Je rejoins ici J. Laurent : « Les différences essentielles sont donc tantôt intégrées pleinement à l’essence (et distinguées seulement par notre raison discursive), tantôt pensées comme une première déhiscence où l’essence n’est plus purement elle-même. Il y a donc une tension entre une voie où Plotin substantifie pleinement la différence et une autre où il la pense comme une qualité, c’est-à-dire inférieure au statut d’ousía intelligible » (Les Fondements de la nature selon Plotin. Procession et participation, Paris, Vrin, 1992, p. 34).
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