L’action et la vérité
Éthique à Nicomaque, VI, 2
p. 45-55
Texte intégral
1Le Livre VI de l’Éthique à Nicomaque se propose d’examiner, comme on le sait, les vertus de l’intellect. Ce nouveau programme de recherche, annoncé au début du chapitre 2 (1138b35 – 1139a2), ne répond pas seulement à un souci d’exhaustivité (après les vertus du caractère, il ne faudrait pas oublier l’autre partie de l’âme, la partie rationnelle, qui a aussi ses vertus propres) : il est commandé par l’exigence de clarification1 que formule le premier chapitre, de cet élément constitutif de la vertu éthique elle-même qu’est la « conformité à la droite règle »2 de l’action à laquelle elle nous dispose. Et comme la clarté visée, et qu’on peut espérer atteindre en ce domaine, n’est pas celle d’une formulation générale (impossible) de la droite règle, mais une simple mise en lumière de ce qui en constitue, chaque fois, le principe de détermination3, c’est du côté des facultés de l’âme, plus précisément du côté des facultés de la partie rationnelle de l’âme et de leurs vertus, qu’il faut orienter la recherche.
2Dans cette perspective, l’argumentation du chapitre 2 est relativement facile à décrire dans ses grandes lignes : on part de la division de l’âme rationnelle en deux parties, selon qu’elle s’applique au nécessaire ou au contingent (1139a2-15), pour se fixer ensuite pour tâche la définition de la fonction de chacune d’elles – c’est, semble-t-il, le but de la seconde partie du chapitre, 1139a17-b11, qui conclut que cette fonction est, dans tous les cas, la vérité –, afin de pouvoir en déterminer ensuite la vertu – celle-ci étant, on le sait, ce qui permet à chaque chose d’accomplir au mieux sa fonction propre4 –, tâche à laquelle s’emploieront les chapitres suivants.
3Les difficultés commencent lorsque l’on passe à l’examen plus précis du contenu de chaque moment de l’analyse d’Aristote. Limitons-nous aux deux difficultés les plus apparentes : après une partition de l’âme rationnelle en fonction de la nature de ses objets (qui peuvent être nécessaires ou contingents), objets avec lesquels elle entretient cependant une relation toujours « théorétique »5, on passe sans transition, dans la suite du texte, à une distinction entre la pensée contemplative, d’une part, et la pensée soit « pratique », soit « poétique », d’autre part (1139a27-28) ; ensuite, alors que nous cherchions l’œuvre propre6 de chacune des parties de l’âme rationnelle, la seconde partie du chapitre, partant d’une distinction entre la « pratique » et la « vérité » (1139a18), et se fixant manifestement pour objectif de marquer la spécificité de l’intelligence pratique par rapport à l’intelligence théorétique, se conclut en nous indiquant que l’œuvre des deux parties de l’âme rationnelle est la même : c’est la « vérité ».
4Ces contradictions apparentes me semblent l’effet de la stratégie complexe que le chapitre 2 met en œuvre afin de montrer la nature de la rationalité à l’œuvre dans l’action7. Aristote lutte en effet simultanément sur un double front : d’une part, il tente de montrer que l’action comporte nécessairement un élément d’intellectualité et qu’il y a une vérité pratique, qu’il y a, par conséquent, de la rationalité et de la vérité même dans le domaine de la contingence, – qu’il y a, pour reprendre le mot d’Héraclite, « là aussi des dieux »8 ; d’autre part, il s’efforce de faire apparaître ce qu’a de spécifique l’intelligence pratique, et d’irréductible à l’intelligence théorétique : intimement unie au désir, elle constitue le propre de l’homme, qui se définit par elle (1139b5).
5Cette dualité d’intention se manifeste tout d’abord dans la justification de la division, qui est prise pour base de la discussion, de l’âme rationnelle en « scientifique » et « calculative ». Si l’on s’en tient à l’argumentation explicite du texte, l’effort d’Aristote vise manifestement à marquer la spécificité de l’intelligence « calculative » ou « délibérative », c’est-à-dire de l’intelligence tournée vers l’action9, par rapport à l’intelligence spéculative : il s’appuie, pour cela, sur le principe de la nécessaire appropriation de la connaissance à son objet10, de sorte que des objets génériquement différents (comme le sont le nécessaire et le contingent), appellent des modes de connaissance eux-mêmes génériquement différents. La conclusion va dans le sens de cette insistance sur la spécificité de l’intelligence pratique : « Par conséquent, la partie calculative est seulement une partie de la partie rationnelle de l’âme11. » Mais ce que le texte présuppose, en opérant cette division de l’âme rationnelle, est au moins aussi important que ce qu’il met en avant dans son argumentation explicite : il présuppose qu’il peut y avoir une connaissance (γνῶσις, 1139a11), voire une contemplation (θεωροῦμεν, 1139a7), en tout cas une forme de rationalité (il s’agit de l’âme rationnelle), du contingent. Le but du Livre VI est de faire apparaître le sens que peut avoir cette rationalité, et ce qui la distingue de la rationalité scientifique (dont l’objet est le nécessaire).
6La seconde étape du texte introduit sans transition une nouvelle distinction : « Or il y a dans l’âme trois facteurs prédominants qui déterminent l’action et la vérité : sensation, intellect et désir12. » L’action et la vérité semblent ici opposées, ou du moins distinguées. La recherche de la vérité définit parfois, on le sait, les disciplines théoriques, ou la philosophie, dont la fin est le savoir lui-même13, par opposition à l’action14. On peut, il est vrai, souligner cette opposition des fins, et c’est ce qui est fait quelques lignes plus bas (1139a27- 30) : la fin de la pensée théorique, qui n’est, précise le texte, « ni pratique, ni poétique », est, simplement, le vrai, alors que celle de la pensée pratique est une vérité qui « correspond » (ὁμολόγως ἔχουσα15) au désir. Mais, on le voit ici, les termes de l’opposition initiale sont trompeurs : en opposant la vérité à l’action, Aristote distingue en fait deux formes de vérité : la vérité que connaît l’intelligence théorique et la vérité que manifeste la pensée engagée dans l’action.
7Mais avant d’examiner la manière dont cette distinction s’effectue, suivons d’abord la première ligne de force du texte, celle qui vise à établir l’existence d’une vérité pratique et, partant, l’unité de l’œuvre des deux parties rationnelles de l’âme. La thèse de l’existence et même de la nécessité d’une telle vérité pratique me semble formulée, au terme d’un bref raisonnement, en 1139a24-26 : « il faut [...] qu’à la fois la règle soit vraie et le désir droit, si le choix est bon, et qu’il y ait identité entre ce que la règle affirme et ce que le désir poursuit ». Autrement dit, une certaine forme de vérité (la vérité de la règle) est nécessaire, autant que la rectitude du désir, à la valeur morale du choix16. Deux prémisses conduisent à cette conclusion :
1139a22-23 : la vertu morale est une disposition capable de choix (ἕξις προαιρετική) et le choix est un désir délibératif, – faisant donc intervenir l’intelligence « calculative ».
1139a21-22 : « ce que l’affirmation et la négation sont dans l’ordre de la pensée, la recherche et l’aversion le sont dans l’ordre du désir ».
8La seconde prémisse rend possible l’identité, affirmée par la conclusion, entre ce que la règle affirme et ce que le désir poursuit17, si le choix est bon, et la première prémisse rend cette même identité nécessaire, dans le cas du choix, puisque celui-ci exprime la solidarité du désir et de la raison ; de sorte que si le choix est bon, cela implique qu’à la fois la règle soit vraie et le désir droit.
9La seconde ligne de force du texte se déploie principalement à partir de 1139 a 31, et vise, dans le contexte d’une réflexion sur l’action en général, qui prolonge et explicite l’un des aspects de la première prémisse du raisonnement précédent (la définition du choix préférentiel comme désir délibératif), à élucider le sens de la « correspondance » de la vérité au désir, et ainsi à faire apparaître la spécificité de la vérité pratique par rapport à la vérité théorique. Puisque la vérité est « dans la pensée »18, cette élucidation se fait à partir d’une détermination plus générale du rapport entre la pensée et le désir. On pourrait comprendre ce rapport de deux façons : la pensée peut être ce qui détermine le désir ou ce qui est déterminé par lui. De même une « vérité pratique » peut être soit une vérité qui éclaire le désir, l’oriente ou le détermine, soit une vérité qui naît du désir, que le désir seul peut faire surgir ou saisir. La symétrie des formules conclusives du passage que nous examinons (1139a30 – b5) montre qu’il ne faut pas trancher entre ces deux lectures, et maintenir les deux rapports solidairement : d’une part, un désir qui n’est pas pénétré de pensée n’est source d’aucune action, bonne ou mauvaise (« la bonne conduite et son contraire dans le domaine de l’action n’existant pas sans pensée et sans caractère », 1139a35), d’autre part, une pensée sans désir ne produit non plus aucune action par elle-même (« la pensée par elle-même cependant n’imprime aucun mouvement » 1139a36), ce qui permet de conclure : « aussi peut-on dire indifféremment que le choix préférentiel est un intellect désirant ou un désir raisonnant ». La notion de « choix préférentiel » permet de dépasser l’alternative qui consiste à se demander si c’est l’intellect plutôt que le désir qui constitue le principe de l’action19. Plus précisément, le « choix préférentiel », principe de l’action, réalise une synthèse du désir et de la raison qui ne le précède pas, qu’il constitue au contraire dans l’acte même de choisir, autrement dit dans l’initiative d’agir20
10Au terme de ce parcours, et avant une dernière remarque sur le rapport de l’homme au passé, qui précède la conclusion générale du chapitre, Aristote note que cette initiative d’agir qu’est le « choix préférentiel », notion en laquelle s’unifient finalement les deux lignes de force que nous avons distinguées dans la stratégie argumentative du texte, – que cette initiative, donc, c’est l’homme même : « le principe qui est de cette sorte est un homme » (1139b5). Cette assimilation de l’homme à un principe d’action me semble permettre de comprendre l’unité, en même temps que la différence, de l’action et de la vérité. Que l’action soit l’œuvre propre de l’homme, comme le suppose notre texte, c’est ce qu’affirmait déjà le Livre I, dans le chapitre consacré, précisément, à la recherche de la fonction de l’homme : elle réside en « une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme21 ». Quant à la partie rationnelle de l’âme elle-même, son œuvre propre est la vérité : c’est ce qu’affirme nettement la conclusion du chapitre. S’interroger sur cette dualité des fins, lorsqu’on passe de l’homme à l’intellect, c’est s’interroger sur la dualité de l’homme même, qui est, bien sûr, un composé qui ne peut, en tant que tel, se réaliser pleinement que dans l’action et dans l’exercice des vertus éthiques22, mais qui est aussi, en un sens, identifiable à son seul intellect23, ce qui conduit Aristote à justifier, dans le Livre X, le primat de la vie contemplative sur la vie pratique24. Est-ce dans un tel primat de la vie contemplative qu’il faut voir la solution ultime du problème et le dernier mot d’Aristote25 ? Notre texte, de ce point de vue, me semble indiquer une autre direction possible en définissant l’homme par l’action sans opposer cette définition à la conclusion finale, qui définit la vérité comme unique fonction de l’âme rationnelle : il ne nous incite pas tant à choisir entre la vérité et l’action, qu’il ne vise à faire apparaître une vérité propre à l’action, vérité inséparable de l’homme, et lui permettant ainsi de réaliser pleinement sa double finalité dans l’unité de l’initiative d’une intelligence désirante ou d’un désir raisonnant.
11Peut-on pousser plus loin encore l’élucidation de cette « vérité pratique » qui se révèle en l’initiative par laquelle l’homme se définit ? Le texte du chapitre 2, tel qu’il nous a été transmis, au lieu de conclure simplement par là ce moment de l’analyse, et avant de passer à l’examen détaillé des diverses « dispositions à la vérité » (1139b13 sq.), présente une remarque sur l’impossibilité de délibérer sur le passé, et donc d’en faire un objet de « choix préférentiel » (1139b5-11), qui semble « interrompre le développement » (Tricot) et que plusieurs éditeurs ont, de ce fait, considérée comme interpolée. Il me semble au contraire que cette dernière remarque introduit une conséquence importante de la définition de l’homme comme intellect désirant, et jette sur cette définition un éclairage décisif. Si, en effet, l’homme se définit essentiellement comme un désir raisonnant, c’est-à-dire un « choix préférentiel » (1139b4-5), lequel est inséparable de la délibération, et si d’autre part (δὲ, 1. 6) la délibération et le choix ne peuvent porter que sur « le futur et le contingent » (1. 8) et non sur le passé (1. 6), on peut conclure que l’homme, dans son rapport au temps, se définit essentiellement par son rapport au futur (caractérisé par la contingence) et non par son rapport au passé (marqué par la nécessité), de sorte que l’intention finale d’Aristote serait de nous amener à penser l’homme, essentiellement, comme projet. Si une telle conclusion, vers laquelle tend naturellement notre texte, n’est cependant pas explicitement tirée, il ne faudrait pas, me semble-t-il, se donner la facilité de n’y voir que la simple omission d’un copiste distrait. Si le chapitre 2, en effet, tend à s’acheminer, dans sa conclusion finale, vers une définition de l’homme comme projet, une autre tendance, peut-être plus forte, anime en un sens contraire à cette perspective le texte aristotélicien, et de la tension qui les oppose résulte peut-être l’absence de conclusion explicite d’Aristote.
12Cette seconde tendance est manifeste, par exemple, lorsqu’Aristote, dans le cours de son analyse du paradoxe de la bienveillance26, distingue trois choses susceptibles de donner du plaisir : l’activité du présent (τοῦ μὲν παρόντος ἡ ἐνέργεια), l’espoir du futur et le souvenir du passé (1168a13-14). Or, c’est « l’activité du présent » qui constitue le plaisir propre de l’agent moral (le bienfaiteur, par opposition à celui qui reçoit un bienfait, et dont le plaisir est essentiellement dans l’attente), de celui par conséquent qui incarne éminemment le choix préférentiel, et par conséquent l’essence même de l’homme. L’espoir du futur, par contre, et le plaisir qui lui est propre, caractérisent l’attitude passive de celui qui attend des autres et non de lui-même les biens qui pourraient le combler. Ce n’est donc pas dans son rapport au futur que se caractérise maintenant l’homme comme tel, c’est-à-dire, on l’a vu, l’homme en tant qu’il agit (en tant qu’il est intellect désirant ou désir raisonnant), puisque la modalité qui caractérise le rapport au futur, celle de l’espoir, installe l’homme dans la passivité de l’attente, au lieu que l’action, loin d’être liée à l’espoir, réside essentiellement dans l’initiative et la décision (il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre...). On est donc ramené à une conception de l’homme centrée sur la notion de présent, de présence (παρουσία), notion qui ne se réfère pas tant à un moment du temps qu’au rapport à un tout (ὅλον) situé hors du temps, et que Plotin appellera éternité27.
13Ces deux conceptions de l’homme et de son rapport au temps sont-elles réellement inconciliables ? Je voudrais suggérer pour finir qu’une telle conciliation pourrait être pensée à partir de la notion d’initiative. Paul Ricœur a bien montré28 comment cette notion permet de surmonter pratiquement les apories que fait naître une réflexion sur le présent, apories qui se traduisent par une opposition, apparemment insurmontable spéculativement, du temps du monde au temps vécu. Elle unit en effet en elle l’instant de la décision et l’inscription dans une durée29 et permet ainsi également de penser ensemble les deux dimensions de la condition humaine que nous avons distinguées : le rapport au futur et à la contingence d’une situation imprévisible, d’une occasion (καιρός30) où peut s’inscrire, dans l’instant, une décision, et le dépassement de cette même contingence par la résolution d’agir, qui nous installe dans le présent d’une activité « plus stable encore que les connaissances scientifiques31 », activité « inoubliable » dans laquelle « l’homme heureux passe la plus grande partie de sa vie avec le plus de continuité32 ».
Notes de bas de page
1 Idéal de clarté qui ne doit pas être confondu avec l’exactitude (ἀκρίϐεια) : Aristote nous met à plusieurs reprises en garde, dans les premiers livres de l’Éthique à Nicomaque, contre l’excès d’exactitude en matière éthique et politique, et ce, essentiellement, parce que le domaine de l’action ne comporte rien d’absolument fixe (II, 2, 1104a4) ; rien, dans ce domaine, ne vaut toujours, mais seulement « dans la plupart des cas » (ὡς ἐπὶ τὸ πολύ, I, 1, 1094b21). Rappelons qu’une connaissance ne peut être dite « exacte » que dans la mesure où elle ne laisse rien échapper de son objet, ce qui suppose en particulier qu’elle en connaisse la cause : « Une science est plus exacte et antérieure quand elle connaît à la fois le fait et le pourquoi, et non le fait lui-même séparé du pourquoi » (Seconds Analytiques, I, 27, 87a30-31, trad. Tricot). De ce point de vue, la clarté que recherche ici Aristote relève davantage d’une élucidation du sens que d’une recherche des causes.
2 Le chapitre 2 du Livre II notait que la nécessité, pour l’action morale, d’être conforme à la « droite règle » (ὀρθὸς λόγος) est une chose communément admise (κοινόν) et qui doit être prise pour base de la recherche (1103b32), mais renvoyait à plus tard l’examen de « ce qu’est la droite règle ». C’est l’objet du Livre VI : la question, posée au chapitre 1 (τίς ἐστιν ὁ ὀρθὸς λόγος καὶ τούτου τίς ὅρος, 1138b34), est finalement résolue par l’identification de la règle droite à la prudence (ὀρθὸς λόγος [...] ἡ φρόνησίς ἐστιν, 1144b28), assimilation qui permet de saisir clairement ce que la formule communément admise laissait pressentir confusément (cf. 1144b24 : ἐοίκασι δὴ μανθεύεσθαί πως ἅπαντες). Sur la méthode ici adoptée par Aristote, voir par exemple E.E., I, 6. Cf. G.E.L. Owen, « Τιθέναι τὰ φαινόμενα », dans Aristote et les problèmes de méthode. Actes du IIe Symposium Aristotelicum, Paris-Louvain, 1961.
3 C’est l’homme de bien, note Aristote à plusieurs reprises, qui est la règle et la mesure de toutes choses, en matière éthique (E.N., III, 7, 1113a33 ; VIII, 15, 1163a22 ; IX, 4, 1166a12-13). C’est pour cela que la « droite règle » n’est pas formulable et qu’il ne faut pas attendre de la clarification annoncée par Aristote qu’elle nous fournisse la formule de la loi morale. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’on ait affaire ici à un pur et simple irrationalisme en matière éthique. Comme le fait remarquer P. Aubenque (La Prudence chez Aristote, Paris, P.U.F., 1963, p. 51), le « prudent » n’est invoqué comme norme que parce qu’il a une « connaissance », même s’il ne s’agit plus d’une connaissance du transcendant, mais de l’« immanence critique de l’intelligence » (ibid.). De ce point de vue, le jugement moral relève davantage de ce que Kant définira comme « jugement réfléchissant », dans la Critique de la faculté de juger, que d’un jugement « déterminant ».
4 C’est ce que rappelle Aristote pour assurer la transition de la première à la seconde partie du chapitre, en 1139a15-17 : « Il faut par suite bien saisir quelle est pour chacune de ces parties sa meilleure disposition : on aura là la vertu de chacune d’elles, et la vertu d’une chose est relative à son œuvre propre » (trad. Tricot).
5 C’est le même verbe, θεωροῦμεν, « nous contemplons », qui est employé dans les deux cas (1139a7-8).
6 τὸ ἔργον τὸ οἰκεῖον, 1139a17.
7 Rappelons que la πρᾶξις, l’action, dont la fin est immanente, se distingue par-là de la ποίησις, de la production, domaine de la technique, dont le résultat est une œuvre qui succède au processus de sa production et y survit. Rappelons aussi qu’il n’y a pas d’action sans « choix délibéré » (προαίρεσις), autrement dit sans articulation de désir et de raison, de sorte que les animaux sans raison n’agissent pas (1139a20).
8 Aristote, Part. Anim., 645a17-21.
9 L’intelligence qu’Aristote propose d’appeler « calculative » (τὸ λογιστικόν) est par définition délibérative (« délibérer et calculer sont une seule et même chose », 1139a13), et le domaine de la délibération est celui de l’action (E.N., III, 5, 1112a31). Gauthier et Jolif, dans leur édition commentée de l’Éthique à Nicomaque (Louvain, 1970, t. II, pp. 441-442), soulignent le caractère volontairement antiplatonicien de l’usage restreint que fait ici Aristote du terme de λογιστικόν, que Platon utilisait pour désigner la partie rationnelle de l’âme tout entière (Rép., IV, 439d), en même temps que le caractère encore platonicien du cadre de la discussion (une division des parties de l’âme que le traité De l’âme abandonnera au profit d’une distinction purement fonctionnelle de l’intellect en intellect spéculatif et en intellect pratique), et concluent que le chapitre 2 du Livre VI appartient à une rédaction plus ancienne que le chapitre 1 (qui constitueraient ainsi respectivement l’ancienne et la nouvelle introduction du Livre VI). Mais c’est supposer que les deux distinctions sont incompatibles, ce qui est loin d’être évident. Aristote, simplement, me semble-t-il, use de divisions différentes selon les contextes, avec une relative souplesse, et en fonction des besoins de l’argumentation. L’unité du propos aristotélicien, dans le Livre VI (et probablement aussi dans l’ensemble de l’Éthique à Nicomaque) me semble donc pouvoir être sauvée, dans ce cas comme dans bien d’autres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’hypothèse d’une évolution, ce qui ne signifie pas, bien entendu, que cette unité doive être comprise en termes (modernes) de « système ».
À l’opposé d’une lecture qui, comme celle de Gauthier et Jolif, interprète l’opposition du λογιστικόν à l’ἐπιστημονικόν par simple souci polémique à l’égard de Platon, Heidegger, dans son cours de 1924 sur le Sophiste de Platon (Gesamtausgabe, t. 19, Frankfurt am Main, Klostermann, 1992), relie cette distinction à notre rapport le plus immédiat au monde : « Cette première distinction ontologique primitive ne se développe pas d’abord dans une considération philosophique, mais est une distinction que fait le Dasein naturel lui-même ; elle n’est pas construite, mais se tient dans l’horizon dans lequel se meut l’ἀληθεύειν du Dasein naturel. Dans sa façon d’être naturelle, il s’occupe des choses qui sont objet d’affairement (Schaffen), du souci (Besorgen) le plus immédiat, le plus quotidien. Ce monde ambiant, dans sa totalité, n’est pas isolé en lui-même, mais constitue un fragment déterminé du monde lui-même. Maison et cour ont leur être sous le ciel, sous le soleil, qui chaque jour suit son cours, chaque jour se lève de nouveau et disparaît de la même façon. Ce monde de la nature, qui est toujours comme elle est, est dans une certaine mesure l’arrière-plan dont dépend le pouvoir-être-autrement. Cette distinction est une distinction tout à fait originaire. C’est pourquoi il est erroné de dire qu’il y aurait deux domaines d’être, deux champs, qui seraient situés l’un à côté de l’autre par la considération théorique. Cette distinction est bien plutôt le monde, et sa première articulation ontologique en général » (ibid., p. 29 ; nous traduisons).
10 1139a10-11. Cf. chez Platon l’affinité qui unit l’âme aux Idées et lui permet de les connaître : cf. par exemple Rép. VI, 490b et le troisième argument du Phédon ; cf. P. Kucharski, « L’affinité entre les Idées et l’âme d’après le Phédon », in Archives de philosophie, 1963, pp. 483-515. En ce qui concerne Aristote, on peut se référer, par exemple, au De anima, III, 8 ; cf. G. Romeyer-Dherbey, « L’âme est, en quelque façon, tous les êtres », in Elenchos, 1987, pp. 363-380.
11 1139a15, trad. Tricot.
12 1139a17-18, trad. Tricot. Des trois facteurs de l’action et de la vérité qui sont énumérés ici, la sensation est éliminée par un argument identique à celui qu’Aristote utilise dans le De Anima au sujet, cette fois, du mouvement des animaux (De anima, III, 9, 432b19-21). Les deux arguments se fondent sur le fait que la sensation peut être présente chez un être sans que ni l’action, ni même le mouvement local ne le soient, de telle sorte qu’elle ne saurait en être le « principe » (ἀρχή). La forme de l’argument suppose évidemment que le principe recherché constitue une raison pleinement suffisante de ce dont il est le principe (action ou mouvement). Cela n’exclut donc pas la possibilité, pour la sensation, de jouer un rôle (peut-être même nécessaire) dans le mouvement ou même dans l’action. Cela exclut seulement qu’elle en soit la condition suffisante. On voit mal, au demeurant, comment la sensation pourrait être éliminée de l’analyse de l’action, compte tenu du rôle décisif que joue l’intuition des singuliers dans la prudence (E.N., VI, 9).
Sur le rapport de la sensation au mouvement, on peut se référer, en dehors du De anima, au De motu animalium et au commentaire qu’en donne M. Nussbaum (Aristotle’s ‘De motu animalium’, Text with Translation, Commentary and Interpretative Essays by Martha Craven Nussbaum, Princeton University Press, Princeton, 1978) en particulier pp. 255 sq.
13 Met., A, 1, 993b21 ; E.E., I, 5.
14 Action qui, par opposition à la fin des sciences théoriques, semble être la fin de ce qu’Aristote appelle, en un sens élargi, tantôt les « sciences pratiques » (Mét., A, 2), tantôt les « sciences poétiques » (Mét., A, 2 ; E.E. I, 5), négligeant ainsi de distinguer (bien qu’il le fasse parfois : Mét., E, 1 ; Top., VI, 6) la πρᾶξις de la ποίησις. Notons que, dans le vocabulaire d’Aristote, la « science pratique » n’est pas la science de la pratique, mais une science en vue de la pratique (elle est, note Aristote dans les Topiques, VI, 6, 145a17-18, « pratique de quelque chose », comme la science « poétique » et théorétique).
15 Pour le sens à donner à cette « homologie », cf. les lignes 1139a21-22, que nous examinons plus loin.
16 Je laisse de côté, ici, le problème de l’articulation des fins aux moyens, qui a divisé les commentateurs sur ce passage, et pour lequel je renvoie à la synthèse que présente ici même J.Y. Chateau.
17 Que sont, en effet, l’affirmation et la négation dans l’ordre de la pensée, sinon des « propositions », des λόγοι ἀποφαντικοί (De Int., ch. 5), dont la principale caractéristique est de pouvoir être vrais ou faux, et d’être par conséquent soumis au principe de non-contradiction (De Int., ch. 6). Si donc la poursuite et l’aversion sont la même chose, mais dans l’ordre du désir, qu’est-ce à dire sinon qu’elles ont un caractère apophantique, et peuvent dès lors être confrontées à des règles rationnelles en termes d’identité ou de contradiction logiques.
18 ἐν διάνοιᾳ, Met., E, 4, 1027b27.
19 Point sensible de l’interprétation de Gauthier et Jolif, qui tranchent l’alternative en faveur de l’intellect, considérant que le choix opposé de saint Thomas (qui, relevant ce qui lui paraît être une hésitation d’Aristote dans le Livre VI, se réfère au Livre III, 5, 1113a10-11 pour faire, finalement, du choix préférentiel un acte de la faculté appétitive plutôt que de la faculté intellectuelle) est « sur toute la ligne, un contresens » (op. cit., II, 445), et que l’interprétation intellectualiste est « si fortement établie et si nécessaire dans la pensée d’Aristote, que si notre texte la mettait en doute, il ne faudrait pas hésiter avec Susemihl à le rejeter comme inauthentique » (ibid.). Il me semble au contraire que notre texte, dans sa formulation même, définissant le choix préférentiel indifféremment comme « intellect désirant » et comme « désir raisonnant », loin d’être hésitant ou suspect effectue au contraire la synthèse de différentes lignes argumentatives présentes dans le corpus. On pourrait, il est vrai, noûs objecter la netteté de formules comme celle, souvent citée, de la Métaphysique : « Nous désirons une chose parce qu’elle nous semble bonne, plutôt qu’elle ne nous semble bonne parce que nous la désirons » (Mét., A, 7, 1072a29). Cela ne me semble pas incompatible avec le dépassement de l’alternative que nous suggère notre texte. En effet, s’il est vrai que ce n’est pas parce qu’on la désire qu’une chose nous semble bonne, cela n’exclut pas que c’est parce que notre désir a été exercé d’une certaine façon (par exemple dans le cas de l’homme vertueux) que nous devenons capables de juger certaines choses bonnes : « [le Souverain Bien] ne se manifeste qu’aux yeux de l’homme de bien : car la méchanceté fausse l’esprit et nous induit en erreur sur les principes de la conduite. La conséquence évidente, c’est l’impossibilité d’être prudent sans être vertueux » (E.N., VI, 13, 1144a34-36). Cf. David Charles, Aristotle’s Philosophy of Action, Duckworth, London, 1984, p. 182, qui montre la compatibilité de la formule de la Métaphysique avec la thèse selon laquelle le désir est à l’origine de la perception correcte, et qui relie cette question avec celle du plaisir : « Aristote souligne le rôle de la perception intellectuelle lorsqu’il s’agit de saisir ce qu’on doit faire [...]. Cependant, il insiste aussi sur l’importance, à titre de première étape essentielle de l’action morale, d’entraîner la jeunesse à prendre plaisir à certains types d’activité – agir courageusement, généreusement, avec tempérance (etc.) – et à éprouver du déplaisir à d’autres (1103b16-22 ; 1104b5-8 ; 1105b3-12 ; 1170b 25-30) [...]. Il n’y a pas de conflit entre ces deux thèmes distincts ; ils sont en fait intimement reliés. Aristote soutient qu’en général les gens deviennent meilleurs dans le discernement intellectuel requis par les activités qu’ils prennent plaisir à accomplir (1175a30-36). »
20 N’oublions pas que le choix est essentiellement défini comme principe d’action : « le principe de l’action est ainsi le libre choix (principe étant ici le point d’origine du mouvement et non la fin où il tend) » (1139a31, trad. Tricot modifiée : je traduis πρᾶξις par « action », et non par « action morale », dans la mesure où cette dernière expression pourrait prêter à confusion, et laisser croire qu’il ne s’agit que de l’action vertueuse, ce qui est démenti par la suite du texte).
21 E.N., I, 6, 1098a3.
22 « Les vertus morales, étant aussi rattachées aux passions, auront rapport au composé ; or les vertus du composé sont des vertus simplement humaines ; et par suite le sont aussi, à la fois la vie selon ces vertus et le bonheur qui en résulte » (E.N., X, 8, 1178a20-22).
23 « ... un homme est dit tempérant ou intempérant suivant que son intellect possède ou non la domination, ce qui implique que chacun de nous est son propre intellect » (E.N., IX, 8, 1168b34-35 ; cf. X, 7, 1178a2,7).
24 La raison alléguée en est en effet qu’il « serait étrange que l’homme accordât la préférence non pas à la vie qui lui est propre, mais à la vie de quelque chose autre que lui » (X, 7, 1178a3-4).
25 Cf. Marie-Christine Bataillard, La Structure de la doctrine aristotélicienne des vertus éthiques, thèse, Université de Paris-IV, 1992, pp. 347-375 ; P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, pp. 123-137.
26 E.N., IX, 7. Le paradoxe réside en ce que les bienfaiteurs aiment leurs obligés davantage que ceux-ci n’aiment leurs bienfaiteurs. Pour une analyse de l’ensemble du chapitre, voir J. Brunschwig, « Aristote et l’effet Perrichon », in La Passion de la raison, Hommage à F. Alquié, Paris, P.U.F., 1983, pp. 361-377.
27 Cf. V. Goldschmidt, Temps physique et temps tragique chez Aristote, Paris, Vrin, 1982, conclusion. Le temps de l’action (πρᾶξις), c’est cette unité du présent et du parfait qu’Aristote caractérise par la formule : « en même temps on voit et on a vu » (Mét., Θ, 6, 1048b23), formule par laquelle il faut comprendre que l’acte de vision, tout comme l’action morale, est « parfait à n’importe quel moment de sa durée (il n’a besoin d’aucun complément qui surviendrait plus tard et achèverait sa forme) » (E.N., X, 3, 1174a13-16), de sorte qu’on a affaire à un « tout » (ὅλον, 1174a17) qui, à la différence du mouvement, ne se déroule pas dans le temps (ibid., 1. 19-21).
28 Cf. l’essai intitulé « L’initiative », publié dans Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, et qui reprend un certain nombre de thèmes présentés dans Temps et Récit, Paris, Seuil, 1983-1985, en particulier dans le dernier volume.
29 En elle, comme le note P. Ricœur (op. cit., p. 272), « premièrement, je peux (potentialité, puissance, pouvoir) ; deuxièmement, je fais (mon être, c’est mon acte) ; troisièmement, j’interviens (j’inscris mon acte dans le cours du monde : le présent et l’instant coïncident) ; quatrièmement, je tiens ma promesse (je continue de faire, je persévère, je dure) ».
30 Sur cette notion, voir P. Aubenque, La Prudence chez Aristote, pp. 95-105 ; cf. aussi P. Rodrigo et A. Tordesillas, « Politique, ontologie, rhétorique : éléments d’une kairologie aristotélicienne ? », dans Aristote politique. Etudes sur la politique d’Aristote, sous la direction de P. Aubenque, publiées par A. Tordesillas, Paris, P.U.F., 1993, pp. 399-419. Sur le rapport du καιρός à la notion d’instant, voir Heidegger, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. fr. de J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, pp. 345-346.
31 E.N., I, 11, 1100b14.
32 Ibid., 1. 15-17.
Auteur
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Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
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