Chapitre premier. Dieu
p. 29-62
Texte intégral
I. – Les Formes
1. La position des Formes
1Déjà chez les anciens, l’obscurité du « Bien de Platon » était proverbiale et fournissait une matière à plaisanteries abondamment exploitée par les poètes comiques1. Et pourtant, ce « Bien » intelligible est « ce que toute âme poursuit, dont elle fait la fin de tous ses actes, parce qu’elle en devine la valeur, tout en étant impuissante à en saisir nettement l’essence2 ». « Le Bien de Platon » est en vérité le bien de tout le monde.
2Si le Bien est obscur, les autres Formes ne le sont pas moins. « Je vois bien un cheval, avait déjà dit Antisthène, je ne vois pas la ‘ chevalinité ’. » Et pourtant la Forme hippique « se trouve dans » le plus méchant bidet que l’œil perçoit. De plus, Formes et objets sensibles sont « homonymes » ; quand il parle des Formes, le philosophe parle le langage de tout le monde. Alors pourquoi ce perpétuel malentendu sur les mêmes mots ; pourquoi est-il si difficile de s’entendre et d’accorder la question de l’homme du monde : « Qu’est-ce qui est beau ? » avec celle du philosophe : « Qu’est-ce que le Beau3 ? » C’est là toute la difficulté qu’il y a à mettre d’accord un homme content et un homme mécontent ou, pis encore, un homme qui se croit content et un homme qui se sait mécontent, un croyant et un savant.
3Mais le savant, lui aussi, a partagé jadis et, maintenant encore, se laisse aller à partager ce contentement et cette foi. Et il comprend qu’il perdrait son temps et sa peine à vouloir éclairer, enseigner son camarade, content dans sa confiance et confiant dans son contentement. Et quelle injustice aussi que de vouloir détruire, fût-ce au nom et pour prix de la vérité, un bonheur ferme et innocent. Le tout est de savoir si le bonheur des ignorants et des ennemis des Formes est vraiment un bonheur ferme et innocent. Mais quand même ce ne serait qu’une condition instable et infortunée, il est clair que nul n’y voudra renoncer qui n’ait d’abord éprouvé quelque doute. L’enseignement ne peut s’inscrire que dans une âme consciente de son ignorance, et c’est pourquoi, dans la majeure partie de son œuvre, plutôt qu’il nous apprend à connaître les Formes, Platon nous apprend à douter des choses sensibles.
4Aucun dialogue ne commence par « poser » ni Dieu, ni le Bien, ni les Formes. Jamais le platonisme authentique ne s’offre au départ le luxe de quelque « principe » d’où il puisse déduire tout le reste. Il commence toujours là où commence tout le monde ; toutes les enquêtes portent initialement sur les choses les plus familières de l’univers où nous vivons ; aucune recherche dialectique qui ne fût, au départ, une simple conversation. Et s’il vient cependant un moment où le badinage tourne en dialectique, où l’on passe des choses aux Formes, c’est bien parce qu’on ne peut faire autrement. La philosophie apparaît toujours comme un pis-aller, une aporie ayant rendu impraticables toutes les autres voies. C’est alors seulement, quand, engagé déjà dans la voie dialectique, on se retourne vers les sentiers battus, que l’on éprouve comme un éblouissement4 devant l’obscurité, une impression d’éveil après un rêve profond5, et que se produit ce « renversement6 » des valeurs qui nous fait déprécier radicalement le monde où nous vivions jusque-là, en faveur d’une réalité nouvelle et « réellement réelle ». Nous reconnaissons les choses comme n’étant que des images7 et, alors, nous avons beau employer les mêmes mots ; ceux qui sont restés dans la Caverne ne nous entendent plus : comme nous, ils font signifier aux mots des réalités correspondantes ; mais à l’énoncé d’un même terme, ils voient une chose où nous voyons un reflet et ne voient rien là où nous voyons l’être.
5Toute expérience de contradiction peut nous donner l’éveil. Mais, malgré la critique serrée à laquelle il soumet les faiblesses de la connaissance sensible, Platon n’insiste guère sur le mirage du doigt qui, selon sa distance et sa position, nous paraît grand et petit, mince et épais, ou du vin dont la douceur semble âcre au palais du malade8. De telles expériences ne sont pas inutiles : elles peuvent donner l’éveil au futur philosophe. Mais la plupart des hommes ne sont guère embarrassés par ces expériences, trop familières, comme leur sont familières les sciences qui, depuis longtemps, ont réussi à réduire ces contradictions : sciences de la mesure, du calcul, de la pesée9. En des sujets que nous ignorons et que nous ne prétendons pas savoir, nous nous soumettons volontiers aux savants compétents10. Ils nous dispensent d’être savants nous-mêmes, leur savoir contribue à assurer la cohérence du monde et nous permet d’y vivre en confiance.
6Mais il est des contradictions qui nous engagent tout entiers, parce qu’elles éclatent en des points où personne ne peut accepter de s’être trompé : il y va de notre intérêt et de notre valeur. Ici, nous ne pouvons plus, convaincus d’erreur, changer d’opinion, tout en restant nous-mêmes ; nous sommes étroitement solidaires des convictions qui nous traduisent nous-mêmes. Les Dialogues disent indifféremment : réfuter la thèse de Thrasymaque ou : réfuter Thrasymaque11. Placer le bonheur et la vertu dans l’intérêt du plus fort, ce n’est pas une thèse de Thrasymaque, c’est Thrasymaque lui-même et, quand la thèse est réfutée, c’est lui-même qui est touché en ses racines ; ce n’est pas seulement la thèse, c’est Thrasymaque qui est convaincu de fausseté.
7D’où proviennent ces contradictions ? Est-ce simplement l’impérialisme cynique du sophiste qui ne s’accorde pas avec l’enseignement du moraliste ? Non pas, puisque Socrate, au départ, ne soutient aucune thèse. D’ailleurs, pourquoi Thrasymaque serait-il réfuté du seul fait que Socrate désapprouve ses convictions ? Il ne faut nullement l’intervention du philosophe pour nous apprendre qu’il n’est pas de terrain plus fertile en contradictions que les valeurs. Et l’on voit aussi que deux opinions qui s’affrontent ne suffisent pas pour nous donner l’éveil. Nous tenons si fort à nos convictions (qui sont nôtres et, à vrai dire, qui sont nous-mêmes) que toute conviction opposée doit encore nous confirmer davantage dans les nôtres. Tous les moyens nous sont bons pour prouver, aux autres et à nous-mêmes, que nous sommes dans le vrai. Si les arguments font défaut, d’autres moyens se présentent, plus efficaces : le ridicule jeté sur l’adversaire12, les injures13 et, entre nations, la guerre14, « ultime raison ». Il y a une grande sagesse dans ce recours aux armes quand les arguments viennent à manquer ; une grande sagesse et une grande sincérité. Il devient alors lumineusement évident que, s’agissant des valeurs, ce ne sont jamais deux thèses qui s’opposent, mais deux existences qui, avec leurs thèses, soutiennent leur droit de vivre, et de vivre comme elles l’entendent. Si l’adversaire a raison, si je reconnais qu’il a raison, ce ne sont plus ses arguments qui me réfutent ni ses armes qui me tuent ; c’est moi-même qui consens à ma chute et qui me prononce contre ma vie.
8D’où l’on voit assez que le bonheur que nous persistons à tirer du monde des images n’est point un bonheur innocent. Et même si le choc des thèses hostiles ne s’étouffe pas toujours dans le sang, il entretient toujours, chez les membres de quelque société que ce soit, le manque de ce que la philosophie seule peut donner : « l’unanimité et l’amitié15 » et bannit des fréquentations des hommes cette qualité qui se trouve dans les seuls entretiens dialectiques : « la bienveillance16 ». – Voilà pour l’innocence. Peut-on dire au moins que de telles pratiques nous assurent un bonheur ferme ? Les divergences incessantes sur les valeurs et les luttes qui s’ensuivent menacent sans doute notre tranquillité ; mais nous pouvons toujours espérer que la victoire nous établira dans la possession incontestée de ce que nous désirons. Mais que désirons-nous, au juste ? – C’est peu de chose que d’être en désaccord avec autrui, surtout quand cette contradiction ne fait que raffermir nos propres idées. Mais ces idées, sont-elles toujours les mêmes ? – A y regarder de près, nous verrions la contradiction installée au cœur de nos thèses et, pour tout dire, en nous-mêmes. Nous changeons constamment d’avis sur les choses les plus importantes17, et la seule raison qui, le plus souvent, nous fait ignorer l’instabilité de nos croyances, de nos désirs, de nos amours, c’est que nous vivons dans le temps et qu’au lieu de considérer ensemble deux choses qui se contredisent, nous les voyons l’une après l’autre ; l’oubli de la première fait que la seconde, dans notre esprit, n’est point contredite. Même si nous en gardons quelque souvenir, c’est dans la seconde que, présentement, nous sommes engagés de tout notre être : comment ce que nous désirons aujourd’hui serait-il réfuté par ce que nous ne désirons plus ? Ainsi peut continuer notre rêve, violent et incohérent ; notre conscience est envahie d’images vivantes, sans que les images défuntes y viennent mêler leur ombre.
9Que Calliclès s’oblige à courir sans cesse après des jouissances nouvelles, qu’il choque le sentiment et heurte les lois de tous les bien-pensants, – la contradiction, pour lui, n’est qu’apparente et négligeable. Le bonheur, pense-t-il, consiste précisément à ne goûter jamais les mêmes choses, et les lois morales et politiques sont d’arbitraires conventions passées entre les faibles pour asservir le surhomme. Mais dans ce monde où il vit et veut réussir, Calliclès doit bien reconnaître que d’autres hommes réussissent dans ce qu’ils se proposent, qu’ils réussissent grâce à certaines normes auxquelles ils obéissent et que ces normes, dans leur réussite même, font voir qu’elles sont, non « conventionnelles », mais « par nature ». Or si les techniciens s’accordent entre eux relativement à leur métier, s’ils ne sont contredits par personne et s’ils parviennent à achever leurs œuvres, il doit y avoir aussi, touchant les valeurs, un savoir ferme, un accord incontestable, une réussite sûre. Si les artisans ont raison, Calliclès doit avoir tort18.
10La contradiction féconde, celle que le Socrate platonicien étale devant son interlocuteur, est toujours entre une thèse dont l’interlocuteur est solidaire par toute sa vie et tout son être, et une affirmation, à portée objective, d’une stabilité, d’un ordre, d’une valeur : une exigence essentielle. L’interlocuteur a toutes les raisons de poser l’une ; pourquoi admet-il l’autre ? C’est, souvent, sous l’empire de la honte (Polos n’ose contester qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir), parfois aussi parce qu’il ne soupçonne pas la contradiction. Mais toujours, ces affirmations l’affranchissent du « défaut inné », source de « toutes nos erreurs » : l’amour de soi19. Car ce n’est jamais le caprice ni l’intérêt de l’interlocuteur qui dictent ces affirmations ; elles sont exigées par l’Essence et l’interlocuteur ne fait que traduire des vérités dont il n’est pas l’auteur. Cette exigence contredit la thèse personnelle et, avec elle, celui qui la soutenait. Si le courage est beau et si rien n’est beau, privé de l’intelligence20, la vertu de soudard où Lachès a placé sa raison de vivre est réfutée, et Lachès avec elle. Si l’orateur politique concède que le but de la politique est la justice21, il est évident que l’art de Gorgias n’est pas un art politique et même n’est pas un art du tout. Et avec l’art, c’est son maître qui vient de perdre son droit de cité. La contradiction qui fait naître l’éveil est entre la prétention et l’exigence, entre nous et les valeurs, entre notre désir et la volonté des Formes.
11Cette contradiction éveille ceux qui sont doués d’une bonne nature et les invite à porter leurs regards sur la réalité des Formes, dont ils ont déjà reconnu et proclamé les exigences. Employant encore les mêmes mots, ils ne les rapportent plus qu’aux Formes qui seules réalisent pleinement et sans contradiction ce que ces mots signifient. Reconnaissant que nous faisons « tout le contraire de ce qu’il faudrait22 », nous ne chercherons plus désormais la vérité que dans les Formes, et notre moindre vouloir acceptera d’épouser la volonté des Formes.
12Le fond de cette expérience bouleversante est l’insatisfaction à l’égard du monde où nous vivons et de nous qui y vivons. Mais pourquoi dépasser le pessimisme profond de cette expérience, en posant les Formes où se doit réaliser tout ce qui nous manque et qui manque aux choses d’ici ? – Platon ne peut s’appuyer sur aucune révélation au sens plein du terme. Les mythes, sur ce point, sont des procédés de persuasion dont le sage use à l’adresse des autres comme de lui-même ; ils expriment (et, à la rigueur, confirment) plutôt qu’ils ne fondent la foi dans les Formes23. A moins d’appeler révélation ces exigences qui s’imposent à nous, ces affirmations auxquelles nous contraint, non notre intérêt, mais la vérité même. A moins d’appeler révélation l’activité, obéissant à des normes stables, des démiurges mortels et où Platon trouve le témoignage de la bienveillance divine24. A moins, surtout, d’appeler révélation l’expérience de l’amour où nous apprenons à nous déprendre de nous-mêmes, à détourner toutes les ferveurs du Moi vers la Divinité, où nous recevons le signe sensible que la dialectique, avec son renversement des valeurs, n’est pas une « sotte confiance25 ». – C’est que le pessimisme ne peut jamais, sans inconséquence, aller jusqu’au bout de lui-même26. Si l’éducation, la politique, la religion sont tombées aux mains d’ignares, d’inspirés, d’imposteurs, il existe, en d’autres matières, des techniciens compétents. S’il est des méchants en grand nombre, il n’en faut pas moins reconnaître qu’il existe des hommes de bien, si peu nombreux qu’on veuille les supposer27. Si l’amour de soi nous est inné à tel point que nos velléités morales font figure de tendances « acquises » et impuissantes28, l’expérience de l’amour nous découvre une aspiration toute différente et tout aussi « naturelle ». Il y a donc, dans notre monde même, non de la stabilité, peut-être, mais des tendances vers une stabilité et des tendances vers une réalité puisque nous les éprouvons comme des attirances. Le menuisier qui « imprime » la forme de la navette aux matériaux, l’amoureux qui rend un culte à l’aimé, deux bouts de bois qui « aspirent à être comme » l’Égal en soi rendent tous témoignage29 d’une réalité supérieure qui existe du fait même qu’elle s’impose comme modèle.
13Dans la position des Formes, science, morale et religion se confondent en une unité si intime, si harmonieuse et, surtout, si naturelle qu’aucun des épigones (avoués ou non) n’a pu ni osé la maintenir. Il ne suffit pas de dire que les Formes sont des lois scientifiques30, puisqu’en elles nous atteignons non seulement les modèles stables de l’univers visible, non seulement les impératifs de nos actes et nos œuvres, mais encore la cause de tout ce qui est et devient. Poser les Formes c’est, si l’on peut dire, faire un acte de foi scientifique. Les objets sensibles provoquent, comme causes occasionnelles, la réminiscence, mais les Formes ne sont pas « extraites » des sensibles ; leur position est exigée par elles-mêmes. La « conversion31 » dialectique est à la fois la pénétration de la vérité dans notre savoir et la contrainte exercée par les exigences sur notre volonté. S’il est vrai que toute religion tend à la connaissance de l’Être qui nous dépasse et à l’égard duquel nous éprouvons un sentiment de « dépendance absolue », il faut dire que la religion de Platon se confond tout entière avec la dialectique32.
2. Le règne des Formes
14Qualité et Essence. – De toute personne vivante, on peut donner un nombre infini de peintures, de dessins, de caricatures, – et peut-être de caricatures seulement. Toutes ces copies imitent, aucune n’est le modèle. Couleurs, traits, toiles, pinceaux sont ce qu’ils sont ; ils ne sont rien, en soi, par rapport au modèle, ils peuvent servir à représenter Paul aussi bien que Pierre, ils pourraient ne servir à rien du tout. C’est un rapport analogue que les choses sensibles soutiennent avec les Formes. Les lits fabriqués portent le même nom que la Forme du Lit. Mais c’est en vertu d’un usage évidemment abusif. Personne, disant : voilà un lit, ne veut dire : voilà le lit par excellence. Et si nous nommons le meuble dont l’usage nous est familier : le lit, cela signifie : mon lit, ou encore : le lit par excellence pour moi ; mais cette excellence n’est précisément pas universelle. Au moins, tous ces objets homonymes semblent avoir en commun une nature essentielle : d’être des lits. Mais nous sommes ici impressionnés et abusés par la fixité relative de ces objets, identifiant le lit fabriqué avec les matériaux dont il est fait et qui auraient pu servir à fabriquer tout autre meuble ou à ne rien fabriquer du tout. La matière est un « porte-empreinte33 » où naissent, vivent et s’effacent d’obscures images, envoyées par les Formes. Quand nous disons : ceci est un lit, nous signifions, selon la logique platonicienne : ces matériaux sont assemblés de manière à figurer cette Forme que nous connaissons : le Lit. Personne, ignorant ce qu’est un lit, ne pourrait énoncer ce jugement. De même si, placés devant une photographie, nous nous écrions : Ça, c’est Pierre ! nous entendons que ce carton, avec ses traits et ses ombres, figure Pierre, et nous savons fort bien qu’il est impossible de formuler ce jugement sans savoir, au préalable, qui est Pierre, et que ce jugement, donnant le nom d’un homme à un morceau de carton, n’est point un jugement d’identité, encore qu’il attribue le nom du modèle à la copie. De même encore, quand nous disons : Pierre est grand, nous savons très bien que mille autres personnes sont grandes et qu’aucune ne l’est « du fait d’être ce qu’elle est34 » ; rien ne peut, sans abus, être qualifié de grand, si ce n’est la Forme de la Grandeur, parce qu’il lui est essentiel d’être telle. En sorte qu’aucun objet ni aucune personne ne méritent quelque qualification que ce soit, parce que rien ne possède telle ou telle qualité que de manière temporaire et contingente. Une lyre n’est pas toujours ni essentiellement une lyre, accordée, belle. Mais la Forme de la Lyre, la Forme de l’Accord, la Forme du Beau méritent toujours et essentiellement, « du fait d’être ce qu’elles sont », ces attributs respectifs. C’est ce que Platon exprime par la distinction entre la qualité et l’essence35 ; l’essence de telle Forme n’est présente dans tel objet sensible qu’à titre de qualité. Tous les jugements que nous portons sur les choses, sur les hommes et sur leurs actes « usurpent36 » le nom du prédicat (qui, en toute rigueur, ne peut s’attribuer qu’à la Forme homonyme), pour l’attribuer à un sujet, matière informe, en soi, qui tient de la Forme qu’il imite, une existence précaire, faite de qualités d’emprunt. Nous prenons constamment des reflets pour des réalités37.
15Il n’est donc pas exact de dire que les Formes ne font que doubler les objets sensibles dont elles seraient « abstraites ». Ce sont les sensibles qui s’épuisent en des efforts innombrables et impuissants à reproduire l’éclat de la Forme. La Forme est la plénitude essentielle dans laquelle chaque objet-image ne peut découper que quelques traits, qualités usurpées qu’il ne peut retenir longtemps et sur lesquelles il ne peut jamais faire valoir un droit essentiel. Le menuisier fabrique une navette pour tisser du lin, une autre pour tisser de la laine, une pour des vêtements légers, une autre pour des vêtements épais38. Telle navette périssable, fabriquée en vue de tel usage particulier, ne peut, comme une caricature, représenter que tel trait précis de la Navette en soi et doit en négliger tous les autres. C’est pour cela « qu’il y a infiniment plus dans les idées que dans les choses39 ».
16La Forme est donc éternelle (alors que les sensibles naissent et périssent), elle est essentiellement ce qu’elle est (alors que les sensibles ne sont jamais « ceci plutôt que cela40 » ; leur devenir n’étant qu’un faisceau toujours défait de qualités passagères). Alors que le flux du devenir confond les sensibles les uns dans les autres et en efface sans trêve les ébauches de contours, chaque Forme, demeurant « ce que précisément elle est », est « en soi » et est « séparée ».
17Le système des Formes et la Forme du Bien. – Connaître une Forme « en soi », séparée et de ses images sensibles et des autres Formes, il pourrait sembler que cela ne fût possible qu’à la seule intuition. De fait, dès les Dialogues dits de jeunesse, la connaissance d’une Forme doit aboutir à une définition, c’est-à-dire à une mise en rapport de la Forme recherchée avec d’autres Formes. Cette obligation ne tient pas à quelque infirmité de notre entendement. Si l’« en soi » de telle Forme ne nous est connaissable que par rapport à l’« en-soi » de telle autre, c’est parce que ce rapport existe réellement, loin d’être arbitrairement établi par nous. C’est une relation essentielle qui unit la Triade à l’Imparité, la Forme du sophiste à la Forme de l’imitation. La dialectique peut se définir comme l’art de découvrir les ressemblances et les dissemblances41 entre les Formes ; elle « consiste à saisir ce que ‘ veut ’ l’idée que l’on examine, à obéir à ce que l’on voit dans les notions42 ».
18Les Formes constituent un ensemble organisé. La Forme du Bien, elle, se place au sommet du système43. A toutes les Formes, elle communique l’existence et l’essence, mais elle-même est « encore au-delà de l’essence44 ».
19Toute essence, identique à elle-même et différente des autres essences, participe, peut-on dire, à la fois au Même et à l’Autre. Altérité implique relation, et ce sont précisément ces relations entre les Formes que tente de décrire la dialectique. En revanche, la Forme du Bien, « au-delà de l’essence », ne participe qu’au Même ; elle est la « Forme de l’Être » d’où procèdent tous les êtres dont l’essence est déterminée ; seule, elle devrait être saisie « en soi » absolument, et non pas, comme les autres Formes, les « relatifs », par une mise en rapport45.
20Si le Bien en sa transcendance semble se dérober à tout essai de définition formelle, il peut au moins être suggéré, grâce à des métaphores. Le Bien est le « lien » qui « empêche » les choses de « s’abîmer » dans le flux universel46, il est « l’Atlas puissant et immortel qui soutient toutes choses » ; comme l’indique son nom, « il dispose toutes choses pour le mieux » ; « le Bien, c’est-à-dire l’obligatoire, relie et contient tout47 ». Si les Formes sont de l’être, le Bien est « la partie la plus lumineuse de l’être », « le meilleur des êtres48 », ou encore « le parfaitement Être49 », ce qui peut s’entendre ou bien comme l’Être dans son extension totale (l’Univers intelligible et l’Univers visible) ou comme l’Être dans son acception pleine, l’Être par excellence (formule qui, tout ensemble, oppose l’être des Formes aux devenir des sensibles, et l’Être le meilleur à l’être dérivé des Formes).
21De toutes ces indications, deux idées se dégagent, qui ne sont incompatibles qu’en apparence. Le Bien apparaît tantôt comme la source, tantôt comme l’ensemble de tout ce qui est. Ce dernier aspect ne doit pas s’interpréter dans un sens collectif50. Le Bien n’est pas la somme des êtres ; il n’en est pas davantage la résultante, telle une harmonie qui résulte des cordes d’une lyre. Rien n’existe, si ce n’est, à la fois, en vertu de sa structure propre et dans le cadre d’une organisation universelle où s’intégrent toutes les structures particulières51. On peut donc dire que les Formes sont « présentes dans » l’Être universel52, qu’elles sont « enveloppées53 » en lui, qu’elles en sont les « parties54 ». De même dans l’ordre de la connaissance qui est parallèle à l’ordre de la réalité, connaître le Bien, c’est connaître « l’essence tout entière55 », avec toutes ses « parties », mais c’est également dépasser les Formes pour saisir le « principe anhypothétique56 » et « suffisant57 », c’est délaisser les mesures relatives, pour comprendre cet absolu qu’est « la juste mesure », ou encore « l’exactitude en soi58 ».
22La relation entre le Bien et les Formes éternelles est fondée en être et soustraite au temps. Mais sous cette réserve, on peut la figurer par l’image d’une source dont le trop-plein déborde en un fleuve, à la fois distinct de son origine dont il s’éloigne et identique, goutte par goutte, au jaillissement d’où il dérive et procède.
3. La connaissance des Formes
23« Celui qui s’est appliqué à l’amour du savoir et aux pensées vraies et qui a exercé avant tout cette partie de lui-même, obtiendra, j’imagine, de toute nécessité, des pensées immortelles et divines, s’il parvient à prendre contact avec la vérité et, dans la mesure où l’humaine nature peut participer à l’immortalité, il en sera comblé ; (car) sans cesse, il rend un culte à la divinité59. »
24Tout savant étudie des parties de l’Être sans, pour cela, faire œuvre de croyant. – Or si la dialectique ne se confond pas avec les autres sciences, c’est parce que celles-ci n’envisagent que des parties de l’Être, et elles sont « obscures60 » parce que, ignorant l’Être, elles n’en sauraient même pas connaître clairement les parties61. Comme elles, la dialectique part d’abord à la recherche d’une Forme particulière, mais elle n’en peut jamais achever l’étude si, auparavant, elle n’atteint la Forme du Bien, afin de comprendre comment, à l’Être universel, se rattache cette Forme d’être dont elle a entrepris la définition. Car tout procède du Bien, et rien ne peut être connu, si ce n’est par la dialectique qui, s’élevant jusqu’au « principe de tout62 », puis redescendant aux Formes particulières, refait, dans l’ordre de la connaissance, le mouvement intemporel de la procession. – D’autre part, la dialectique n’est pas une opération conduite selon des règles « scientifiques » à l’intérieur d’une parenthèse qui serait affectée, du dehors, de quelque signe à valeur religieuse. Il est impossible de distinguer dans le dialecticien le savant et le croyant ; les Formes, les Valeurs dont il fait son étude ne lui permettent à aucun instant de rester « neutre ». Et cela ne signifie pas exactement se décider pour le bien contre le mal, pour la « droite » contre la « gauche63 », pour la morale contre la licence. Presque tous les Dialogues, il est vrai, traitent ou soulèvent des problèmes éthiques ; mais ces problèmes ne peuvent jamais recevoir de solution du seul fait qu’il nous plaise d’être des hommes de bien plutôt que des méchants. Rien ne peut jamais dépendre de nous, et c’est pour cela que la dialectique est une science, non morale, mais religieuse et qu’elle est la science de l’Être. La morale, dans le platonisme, n’est jamais un fait primitif ; elle est dérivée, dans la mesure où l’Être précède l’exigence et où la connaissance entraîne la volonté et l’acte. Quand nous nous décidons pour le Bien et pour les Valeurs, l’essentiel n’est ni la décision ni nous-mêmes, mais uniquement la réalité des Formes qui s’impose à nous et qui emprunte nos paroles pour se proclamer. Le succès de l’enquête dialectique est lié à l’effacement progressif de la personne des interlocuteurs. Telle thèse, a-t-elle été soutenue par Homère ou par Gorgias64 ? – Peu importe ; examinons-la en elle-même, sans nous laisser éblouir par le prestige de son auteur. Au sommet dialectique d’une recherche, Socrate exige : « Il ne faut plus nous préoccuper du tout ni de toi, ni de moi, ni de Gorgias, ni de Philèbe, mais seulement rendre un témoignage solennel sur la foi du raisonnement65. » La remarque la plus profonde de l’Euthydème, faut-il en faire honneur à Ctésippe, à Clinias, à Socrate ? Ne fut-elle pas « prononcée » plutôt par « un des dieux présents » à l’entretien66 ? Peu importe lequel des interlocuteurs se fait l’interprète de la vérité qui toujours leur est envoyée par un dieu. L’enquête dialectique est entrecoupée d’invocations solennelles et de prières où ce serait pure paresse de voir des fioritures littéraires puisque, au moindre examen attentif, on s’aperçoit qu’elles se placent à des moments de désarroi ou d’indécision où une assistance divine devient nécessaire.
25Nous ne pouvons pas ici entrer plus avant dans l’étude de la démarche dialectique. Par son entrelacement d’exigences et d’arguments, elle semble mêler constamment la raison et la foi. Dans chaque affirmation essentielle, nous saisissons directement et « en soi » la Forme sur laquelle elle porte ; dans le raisonnement, nous parcourons les voies de la procession, reliant telle Forme à telle autre, puis telle Forme au Bien.
26La connaissance du Bien, de « l’objet le plus haut de la connaissance67 », devrait, semble-t-il, renoncer à la dialectique combinatoire68, et n’avoir recours qu’à l’intuition. La dialectique, qui est essentiellement dialogue, s’élève à travers les Formes jusqu’au Bien, puis en redescend. Schématiquement, la connaissance du Bien est une vision qui se place entre deux discours. Comment concevoir cette vision ?
27« Initiation parfaite », elle est parfois décrite dans le langage des mystères d’Éleusis69, de ces mystères dont Platon a dénoncé ailleurs l’influence subversive70. C’est, ici comme souvent, une « transposition », pour employer l’expression connue de Mgr Diès. La connaissance graduelle des Formes, puis du Bien, que le Banquet décrit comme une initiation mystique peut s’exposer ailleurs d’un point de vue méthodologique71 ou politique72. L’idée que l’âme prend contact avec la réalité (idée qui s’épanouit dans l’image d’une hiérogamie avec l’Être suprême73) est appliquée, sans valeur mystique, à la connaissance des Formes en général74. Est également rapportée à l’intellection de toutes les Formes75 la métaphore de la vision. En particulier, la « vision synoptique » du Phèdre correspond, dans les Dialogues, à la Définition, c’est-à-dire à un niveau où l’on est encore loin du Bien. De toutes les Formes, il peut y avoir vision, c’est-à-dire saisie immédiate de l’en-soi, et non mise en rapport. Chaque fois que l’interlocuteur admet une exigence essentielle (expressément dispensée de toute preuve, de tout « argument76 »), il y a vision, prise de contact avec la réalité, encore que le dialogue écrit soit obligé de la traduire en formules, de la conceptualiser, si l’on préfère. L’intuition éclaire et soutient la dialectique à tous ses niveaux.
28Toute Forme peut donc faire l’objet d’une vision aussi bien que d’un raisonnement. Il en est de même du Bien. Il est appréhendé par une vision, longue à venir77, et qui ne s’obtient qu’« à peine78 ». Une vision qui doit être suivie, aussitôt, dans l’ordre de la connaissance par un raisonnement, dans l’ordre de l’action par une imitation79. D’autre part, et malgré l’impossibilité d’inclure l’Être absolu dans une définition, Platon réclame expressément, dans des termes qui rappellent la méthode de la dialectique combinatoire80, de « circonscrire, par une définition, la Forme du Bien, en la détachant de toutes les autres Formes ». Or, cela, semble-t-il, n’est pas l’office d’une vision extatique, mais d’une science rigoureuse, puisque la Forme du Bien ainsi « définie », il faudra la « prouver contre toutes les objections81 ».
29Aucun dialogue ne tente la connaissance du Bien. Tous ne s’y aventurent qu’autant et aussi loin qu’ils en ont besoin pour connaître telle Forme particulière. Ils y réussissent en parvenant au « principe anhypothétique82 » lequel n’est, sans doute, jamais défini dans tout son « éclat83 », mais « suffisamment84 », cependant, pour achever l’étude de la Forme particulière qui, seule, faisait l’objet de l’enquête. Le Bien illumine toute recherche dialectique ; il n’est visé, directement, par aucune85.
30Allons même plus loin. Les Formes, sous l’action du Bien, sont constituées en un ensemble cohérent. Faute de décrire le Bien en soi, pourquoi, si vraiment il était ce métaphysicien impénitent qu’on dit parfois, Platon n’a-t-il jamais donné un enseignement ferme sur ce système ? – De fait, chaque dialogue doit découvrir à nouveau, pour son compte, des fragments de ce système, sans pouvoir aucunement bénéficier des fragments ni, en particulier, des dichotomies, établis par les Dialogues précédents. Et encore, pas plus que le Bien, ce système des Formes n’est recherché d’emblée. Mais il se trouve, au cours de l’enquête, que pour définir telle Forme particulière, il faut débrouiller les fils qui, à travers le système, la rattachent au Bien.
31S’installer au cœur de l’Être pour en déduire le système exhaustif et fixé ne varietur des Formes qui en procèdent, c’est, selon qu’on préfère, de la démesure ou de la scolastique ; c’est, en tout cas, et cela depuis Xénocrate, l’abandon du platonisme. Ajoutons aussitôt que, si Platon n’a jamais entrepris de fixer les relations entre les Formes dans un ensemble cohérent et immuable, il ne cesse un instant de croire à la réalité de ce système. Mais la connaissance, pour nous, n’en est jamais achevée ; c’est « perpétuellement » que le philosophe applique ses raisonnements à la « Forme de l’Être86 ». Et cela nous donne la mesure de la connaissance du Bien. On n’a pas assez pris garde que l’initiation parfaite décrite par Diotime est expressément rapportée à l’avenir ; elle se présente comme une annonce, comme une promesse. La connaissance parfaite, « le but en vue duquel » nous conduisons toutes nos recherches, le Phédon 87 en place l’accomplissement dans l’au-delà. Seule, l’âme séparée du corps et délivrée des servitudes de la Caverne connaîtra, verra les Formes face à face. Le philosophe devra assumer ces servitudes et, pas plus qu’il ne lui est permis d’anticiper, par la mort volontaire, sa délivrance, pas plus il ne devra anticiper ni croire advenue l’initiation parfaite. C’est peut-être pour cela que le platonisme est une méthode plutôt qu’une doctrine ou, plus exactement, la recherche inlassable d’une doctrine que l’on croit et sait fondée immuablement sur la réalité, mais qui nous est toujours « proposée » plutôt que « donnée » et qu’il ne nous appartient pas de fixer. C’est ainsi que chaque dialogue achevé parvient au « principe suffisant », et pourtant la « mesure » des entretiens dialectiques est « la vie entière88 ». L’ascension vers le Bien et la vision qui la couronne sont « suffisantes », dans chaque cas, pour nous faire résoudre le problème particulier, d’ordre théorique ou pratique, d’où nous sommes partis. Mais elles ne sont jamais « suffisantes » en soi, et n’ont pas besoin de l’être, parce que, dans aucune redescente, nous ne sommes obligés de résoudre tous les problèmes possibles. Tandis que le Démiurge embrasse, dans une seule vision parfaite, le Bien et le système des Formes, et crée, par un acte unique et total, l’ensemble de l’Univers visible, nous sommes astreints, après d’imparfaites visions sans cesse renouvelées, à des redescentes partielles et qu’il nous faut répéter constamment.
32Ni la vision de Dieu ni la théologie89 ne sont à la disposition, ou même à la portée de l’homme. Plus particulièrement, l’utilisation du mythe n’implique jamais, chez Platon, une intention théologique, au sens où l’on a pu appeler la théologie « la négation de la religion », parce que « distinguer entre le symbole et la signification du symbole, c’est, par définition, dépasser la religion... et condamner la religion comme une confusion de la pensée90 ». Enfin, pour trouver dans les Dialogues telles preuves de l’existence de Dieu, il fallait vouloir les y trouver. De fait, il s’agit toujours d’exigences essentielles, admises, non prouvées. Le Timée, par exemple, ne prouve pas Dieu par les causes finales, en conclusion de ses recherches sur l’Univers ; il admet d’emblée les « causes divines » comme un principe à l’aide duquel il entreprend ces recherches91. Ces exigences, où il ne faut pas voir des assertions théologiques, ne sont ni prouvées ni recherchées en dernier lieu : acceptées d’avance par l’homme de bonne nature et de bonne volonté, elles sont des points de départ.
II. – La Procession
1. Causalité des Formes
33Les Formes sont les causes de la génération et de la corruption92. L’ Être est la cause du Devenir. Comment concevoir cette causalité des Formes ?
34Comme « formelle », avant tout, et si c’est là une réponse « naïve », c’est aussi, de beaucoup, la plus « sûre93 ». Nous pouvons, d’abord, l’imaginer comme l’action de la Forme du Lit sur le menuisier, fabriquant un lit concret. Tout entier tourné vers la Forme qu’il devra « imprimer94 » à la matière, l’artisan n’est l’auteur ni de cette Forme ni même de la copie qu’il en trace. Son habileté personnelle semble inventer, combiner, ruser avec les obstacles de la matière95 ; elle est entièrement au service du Modèle et déterminée par les exigences du Lit intelligible. Une fois décidée la fabrication de tel lit, pas plus qu’il n’a dépendu du menuisier d’en imaginer la Forme, il ne dépend de lui de l’imiter d’une façon plutôt que d’une autre. Semblable à un interprète, il ne commande ni à son texte ni à sa traduction ; à supposer, bien entendu, qu’il traduise « fidèlement ». Mais il dépend de lui de traduire ou de ne pas traduire ; la volonté de la Forme réclame une obéissance fidèle à l’artisan qui veut l’imiter, elle ne le contraint pas à vouloir imiter.
35Choisissons donc un autre exemple. Pourquoi Socrate préfère-t-il la mort à l’évasion ? – Négliger ici la causalité formelle au profit de la causalité « physique » et alléguer comme cause la constitution physiologique de Socrate, ses muscles et ses os, serait « par trop absurde » : « Il y a beau temps, j’imagine, que ces muscles et ces os seraient du côté de Mégare ou de la Béotie, transportés par l’opinion du meilleur, si mon opinion n’avait pas été qu’il était plus juste et plus beau, plutôt que de fuir et de m’évader, de me soumettre au jugement de la Cité, quel qu’il fût96. » – Si donc Socrate demeure en prison, c’est qu’il le veut bien. Ou encore : parce qu’il estime que cela vaut mieux. Exactement : parce que le Bien le veut ainsi. Socrate n’est pas menuisier. Connaissant la Forme, il n’est pas, comme l’artisan, libre de l’imiter ou de faire autre chose. Impossible de connaître la Forme du Bien sans l’imiter97 ; et cette impossibilité est une causalité contraignante. Il ne faut même pas attribuer la « soumission au jugement » à la haute moralité de Socrate. Socrate n’y est proprement pour rien. Son attitude est peut-être de l’obéissance à l’égard de la Cité, parce qu’il est possible de désobéir aux lois. Mais, à l’égard du Bien, elle est sujétion absolue et exclut tout choix98.
36C’est ainsi que les Formes agissent sur nos œuvres et sur nos actes, et c’est à une action analogue qu’il faut rapporter la genèse de l’Univers visible.
2. La Matière
37L’action du Bien sur l’âme de Socrate est irrésistible. Mais il n’en faut pas moins cette âme, pour qu’elle puisse se manifester, pour qu’elle puisse agir. Il faut également « ces muscles et ces os », pour que Socrate puisse les obliger à rester sur place ; il faut Athènes et la prison, pour y demeurer, et même il faut Mégare et la Béotie, pour n’y point aller. Il faut le procès et le jugement, il faut, en un mot, la situation concrète où se trouve Socrate. S’ajoutant à la causalité du Bien, cette situation concrète est, en un sens, plus importante que l’âme de Socrate pour expliquer la décision de Socrate. Il est essentiel au Bien d’être et d’être intelligible, il est essentiel à l’âme du philosophe de connaître l’intelligible et de l’imiter par le savoir qu’elle engendre à son contact99 ; mais pour que cette imitation aille jusqu’à l’action et jusqu’à telle action précise, il faut qu’il y ait matière à action, une situation et des matériaux où puisse s’inscrire l’imitation. Si nous parcourons le processus qui du Bien en soi passe au Bien connu pour aboutir au Bien imité, il est clair que la rupture se place avant le troisième stade. Il reste toujours vrai de dire que l’imitation est commandée, est causée par la Forme ; Socrate n’est pas libre de se soustraire à la volonté d’en haut. Mais cette volonté ne le pousse à prolonger la connaissance en action que parce qu’elle trouve, pour l’accueillir, un réceptacle.
38L’existence de la matière, d’un « Autre » que les Formes est impliquée tant par les actes humains que par l’Univers. L’Artisan divin ne crée pas ex nihilo ; il se borne à « prendre cette masse visible, exempte de tout repos, se mouvant sans mesure et sans ordre, pour la conduire du désordre à l’ordre ; car il avait estimé que l’ordre vaut beaucoup mieux100 ». Si les Formes seules existaient, il n’y aurait eu ni Démiurge ni Univers visible, de même que Socrate, s’il était resté âme non incarnée ou s’il avait vécu « loin de sa patrie101 », se serait contenté de philosopher, sans jamais songer à l’action.
39Le Dualisme chez Platon102 est constant, du Phédon au Timée 103. On pourrait essayer de le réduire104 et, en effet, loin d’être une « substance primordiale », la matière platonicienne est non-être, n’ayant, avant de subir l’action des Formes, aucune qualité propre ; son rôle se réduit à fournir un « emplacement » aux choses qui naissent et, avant même d’être prise en main par le Démiurge, elle reçoit l’influence ordonnatrice des Formes105. Platon amenuise à l’extrême la consistance de la matière et sa coopération à l’œuvre des Formes ; peut-être eût-il été logique d’aller jusqu’au bout et de traduire la suprématie des Formes sur la Matière par une dérivation de celle-ci par rapport à celles-là. Mais il ne semble pas que Platon ait voulu tirer cette conséquence ; selon lui, la domination des Formes n’est pas absolue ; la Nécessité ne se laisse pas persuader entièrement106.
40L’Univers visible n’est qu’une « image107 », et jamais la copie n’égale son modèle. Pourquoi alors créer des imitations dont la bonté est dérivée et, mesurée à l’éclat du Modèle, défectueuse ? – Parce que, précisément, l’imitation n’est pas créée, mais imposée à la Matière. Ce n’est pas la perfection du Modèle, c’est le désordre de la Matière qui en profite. C’est pour la Matière que l’ordre « vaut mieux ». L’Univers visible n’est pas en état de chute, pour s’être détaché, coupablement, d’une perfection originelle ; il n’était, primitivement, que désordre infini. Pas davantage l’Être absolu ne crée une matière pour s’y mirer, pour peupler sa solitude, pour avoir un « Autre » ou des autres, à qui faire partager, à l’état dégradé, sa perfection.
41Dieu n’est pas cause de tout ce qui arrive108. Mais la résistance, jamais entièrement réduite, que la « cause errante » oppose à l’action divine, ne limite pas, selon Platon, la souveraineté de Dieu. Le non-être de la matière désordonnée est en dehors de Dieu ou, selon l’expression du Timée, Dieu en est « absent109 ». L’Être n’est donc pas tout-puissant, en ce sens qu’il n’est pas assez fort pour résorber en lui le non-être. Plutôt : c’est le Devenir qui ne peut le recevoir entièrement110. La « puissance » de Dieu est posée essentiellement dans son être et sa perfection111, et ne se traduit que secondairement par le rayonnement et la procession. La cause errante n’entre pas, comme un élément irréductible, dans un plan divin de création ; elle ne constitue pas davantage la condition nécessaire d’une création que Dieu aurait imaginée, librement, comme « la meilleure possible ». Plutôt donc que d’interpréter, à grand-peine, l’« Ordonnateur » de l’Univers comme un créateur tout-puissant112, il faut insister sur son action purement ordonnatrice. Comment la matière ferait-elle partie de la création divine, puisqu’elle en est (pour transposer en récit ce qui est intemporel) la cause occasionnelle, et qu’elle n’est même pas « cause matérielle » (ce qui présupposerait un dessein et un plan ; or le Dieu de Platon ne crée pas avec la matière ; c’est parce qu’il rencontre la matière qu’il l’ordonne). Dans la mesure où l’on peut parler de la « création113 » d’une copie, il faut dire que Dieu ne crée pas la matière ; c’est pour le bien de la matière qu’il crée.
3. Le Démiurge et l’Âme
42Il faut l’âme de Socrate, pour que le Bien soit connu et imité. Il faut l’artisan pour que la Forme du Lit soit imposée aux matériaux. Il faut, pour que l’Univers naisse, une âme ou un artisan. Le mythe (qui seul peut se hasarder à décrire le Devenir114), rapportant la naissance du Monde tantôt à une Âme, tantôt au Démiurge115, entend toujours la même cause, mise au service des Formes. Cette cause est loin d’être négligeable. Cependant, elle ne se glisse pas, comme un troisième terme, entre le dualisme : Formes – Matière. Du Phédon au Timée 116, le Devenir est produit par la « cause » et par « ce sans quoi la cause ne serait pas cause117 », par la Forme et par la Matière. L’Âme ou l’Artisan « se rangent », dans cet engagement, « du côté » des Formes et les « soutiennent118 » si fidèlement qu’ils s’en distinguent à peine ; un peu comme le généreux principe colérique de notre âme est si « naturellement119 » soumis à la raison, contre le principe passionnel, que l’on peut, en parlant sommairement, réduire la tripartition de l’âme à une dualité essentielle120.
43Cette alliance naturelle va parfois jusqu’à une identité foncière. L’Artisan divin façonne l’Univers à la ressemblance du Modèle121. Mais, ailleurs, il apparaît comme le « père122 » de l’Univers et veut que « les choses naissent le plus semblables123 possible à lui-même124 ». Par sa fonction de modèle et de père, il semble s’identifier aux Formes125.
44Le Modèle intelligible d’après lequel le Démiurge façonne l’Univers est appelé le « Vivant absolu126 ». Or la vie suppose le mouvement. Vie et mouvement sont donc compris dans l’« Être universel ». Mais vie et mouvement supposent une source commune : l’âme. Elle aussi doit être attribuée à l’Être universel127.
45L’Âme, selon l’avis unanime des anciens128, donne au vivant qu’elle anime le mouvement et la sensation. Il n’y a là, peut-être, qu’un simple fait d’expérience (les êtres que nous appelons vivants possèdent la faculté de se mouvoir et celle de sentir ou de réfléchir), sans que le lien entre ces deux facultés soit saisi comme nécessaire. En tout cas, l’âme ne peut exercer ses fonctions que par rapport à un objet qu’elle perçoit ou connaît et, semble-t-il, par rapport à un corps qu’elle meut. Imaginons une âme qui soit pure intelligence. N’ayant pas de corps à mouvoir, elle serait encore, elle-même, en mouvement, en ceci seul qu’elle exercerait son intelligence. L’intelligence agit sur l’objet129, se meut vers ou autour de l’objet, mais d’un mouvement si parfaitement ordonné qu’en sa mouvance même, il reproduit la stabilité de l’objet130. Supposons maintenant cette âme intelligente en rapport avec un corps. Elle lui imprimera son mouvement propre ou, si l’on veut, elle prolongera le mouvement de connaître en mouvement d’agir. C’est toujours l’âme qui est « le principe du mouvement131 », qu’elle se meuve elle-même ou qu’elle ébranle un corps ; mais c’est l’objet connu qui détermine et dirige le mouvement initial et le mouvement prolongé. Et sans doute tout mouvement n’est-il pas intelligent ni dirigé. Mais au regard de l’âme soumise à l’objet (or l’Âme cosmique n’en dévie jamais132) il faut dire que, pas plus que l’intelligence ne se conçoit sans mouvement, pas plus le mouvement ne se passe d’intelligence.
46Les Formes sont intelligibles. Le Bien leur communique la vérité et la faculté d’être connues133. L’âme est, comme les Formes, invisible, intelligible, divine134. On peut dire : avec l’Objet est posé le Sujet135. N’espérons pas dépasser cette formule, vague à souhait et qui, d’ailleurs, ne se trouve pas chez Platon. Le Phédon ne va pas jusqu’à l’identité entière entre l’âme et les Formes, et la République 136 semble soustraire la solution rigoureuse de cette question à nos moyens d’investigation. Et, comme le prolongement d’une philosophie par les épigones ne constitue pas toujours un progrès, il sera plus sage de constater que Platon « tend », selon l’expression du R.P. Festugière137, à voir dans l’âme une Forme, qu’il y tend même très consciemment, mais qu’à vouloir donner à cette tendance un aboutissement autre qu’en foi et en espérance, on risque de dépasser la doctrine platonicienne, de la forcer et même de la trahir. Les hypostases plotiniennes aussi dépassent, en leur précision excessive, la pensée de Platon. Mais elles rendent compte de la hiérarchie : Un, Intelligence, Âme. Platon dit bien : « L’Intelligence ne peut devenir présente à aucune chose, si elle est séparée de l’âme138. » Or, cette formule, qui rappelle le « devenir présent » des Formes dans les sensibles, ne semble pas exclure que l’intelligence puisse exister en soi et par rapport seulement à son objet. C’est dans un autre sens, semble-t-il, que l’âme, solidaire de la vie et de l’intelligence, est attribuée à l’Être universel139, et dans un autre sens que l’âme est chargée du soin « de ce qui est dépourvu d’âme140 ». C’est ainsi que la formation du Monde est confiée tantôt à un Démiurge qui est essentiellement Intelligence, jusqu’à s’identifier au Modèle qu’il contemple, et qui crée souverainement l’Âme du Monde, tantôt à une Âme qui exécute le mouvement de l’intelligence, parce qu’elle se meut conformément au Modèle. On pourrait dire que l’intelligence est l’âme tournée vers l’objet, et que l’âme est l’intelligence tournée vers la matière. Encore faut-il savoir ce que cela signifie.
4. La Bonté divine
47Les divinités astrales sont peut-être pure invention « des philosophes et des savants ». Cependant l’auteur des Lois rapporte à elles l’« administration141 » de l’Univers et tient l’astronomie pour le fondement le plus solide de la piété142. Comment s’effectue cette « administration » ? – En ceci seul que les âmes astrales impriment à leurs corps brillants des mouvements exactement conformes aux réalités divines qu’elles contemplent143. – Le Soleil fut créé par le Démiurge pour servir de mesure au temps et pour aider à reproduire, dans le Devenir, l’« image mobile » de l’Éternité144. Mais cependant, le Soleil donne aux objets visibles non seulement la faculté d’être vus, mais encore « la naissance, l’accroissement et la nourriture145 ».
48La sollicitude dont témoignent à notre égard les divinités astrales n’est pas essentiellement pour nous. L’unique fonction des astres consiste à obéir aux Formes, à reproduire par leur révolution, les mouvements que leur intelligence a décrits autour des Formes. Mais, en cela même, ils organisent et administrent l’Univers. Pareillement, la « Bonté », exempte d’envie146, du Démiurge ne doit pas être interprétée d’emblée comme une bienveillance ni, à plus forte raison, comme une effusion d’amour. C’est la bonté d’un bon ouvrier, on pourrait dire : le goût de l’ouvrage bien fait. Mais il se trouve que ce travail profite à la matière qui en est l’objet et à l’Univers qui en est le résultat. Tout bon ouvrier a toujours en vue le bien de ce qu’il fabrique ou de ce qu’il soigne147. Mais en cela encore, l’idée de bienveillance est secondaire : le médecin se propose le bien du malade, mais ce n’est pas nécessairement par amour qu’il soigne le malade. Le bien de l’objet traité découle des exigences de l’art, ce n’est pas lui qui les inspire ni, nécessairement, qui fait agir l’artisan. Ce qui définit le savant, c’est sa science seule, quand même elle ne trouverait jamais à s’employer148. Or, il se trouve que la science du Démiurge trouve où s’employer, parce qu’elle rencontre la matière.
49D’autre part, toute réalisation est inférieure à la science149 ; l’action du Démiurge n’égale pas son savoir. Or, la connaissance n’est pas en vue de l’action, pas plus que l’existence n’est en vue de la genèse150. Ce n’est pas afin de pouvoir administrer la Cité idéale que les dialecticiens connaîtront le paradigme céleste ; mais, le connaissant, ils l’imiteront. Il ne faut donc pas dire que le Démiurge, que l’Intelligence divine porte ses regards sur le Modèle intelligible, à seule fin de pouvoir l’imprimer à la matière. Il ne faut même pas dire que le Modèle existe, tel un plan de création, afin d’être exécuté. Le Modèle existe en soi, il est Être qui se suffit, comme le Bien se suffit. L’intelligence qui connaît le Bien, qui connaît le Modèle, se suffit dans sa connaissance. Et déjà à ces niveaux s’affirme la bonté divine : l’Être est bon, et l’intelligence de l’Être est bonne.
50Pourquoi l’intelligence connaissante se fait-elle démiurgique ? – Platon a posé le problème et il répond : « Parce que le Démiurge était bon... et qu’il a voulu que toutes choses naquissent le plus possible semblables à lui151. » Le même argument explique pourquoi, au sommet, l’Être se livre à l’Intelligence et, à un niveau inférieur, pourquoi les révolutions astrales administrent l’Univers. A tous les paliers du réel, nous retrouvons cette bonté qui est fondée en être et qui, originellement, n’implique aucune nuance affective152. La bonté démiurgique est essentiellement la bonté, déjà dérivée, de l’Intelligence procédant du Bien, mais qui, rencontrant la Matière, prolonge la diffusion du Bien.
51Le problème du Mal. – Cette rencontre est de tout temps. Le mythe du Politique la transpose dans le récit des alternances cosmiques : l’Univers est tantôt gouverné, tantôt abandonné par Dieu. Le mythe, selon l’opinion généralement admise, projette dans une succession la rencontre intemporelle de l’Intelligence et de la Matière. Si Dieu « abandonne » l’Univers, ce n’est ni faute de « bonne volonté », ni caprice, ni recul devant quelque force antagoniste ; c’est parce que l’Univers « participe au corps » et, pour cela, « ne saurait être entièrement exempt de changement153 ». Ni création ni abandon ne sont des décisions qui s’inscriraient dans le temps. De tout temps, l’une procède de l’Être, l’autre dérive de la Matière. La puissance de Dieu est à la mesure de son être. Ce n’est pas Dieu qui est impuissant à transformer pleinement à son image le Devenir ; c’est le Devenir qui ne peut recevoir l’Être entièrement154.
52« Tout ce qui naît est sujet à la corruption155 », la Cité idéale, les plantes, les animaux. Le Même et l’Autre se traduisent, dans le monde sublunaire, par les alternances de génération et de corruption, mais ils coexistent et s’harmonisent dans le monde céleste. Les mouvements réguliers des corps astraux, encore qu’ils soient mouvements, témoignent que, dans cette région, l’Intelligence réussit sans cesse et sans rupture à persuader la Nécessité. Participant, eux aussi, au corps, les astres sont, en droit, corruptibles. Cependant, ils ne seront jamais dissous, parce que la « volonté » divine soutient leur immortalité. Ici non plus, cette volonté n’est le bon plaisir ni d’un tyran ni même d’un bienfaiteur. Dieu est bon ; et « vouloir dissoudre ce qui est parfaitement harmonisé et bien fait, cela n’appartient qu’au méchant156 ». Or, Dieu ne peut ni être ni vouloir être méchant. Sa bonté (ou sa volonté, c’est tout un), ici encore, est rayonnement de l’Être.
53« La Matière non plus n’est pas méchante. » Elle est « absence de Dieu » et elle est ignorance de Dieu. Comment s’opposerait-elle à ce qu’elle ignore ? Toutefois, rencontrant sans cesse la persuasion de l’Intelligence, cette ignorance, en un sens, est sans cesse informée. Mais il semble que ce soit au niveau de l’homme seulement que l’ignorance persistante et qui ne peut jamais exciper de son inconscience devient faute et, dès lors, s’appelle oubli. C’est par l’oubli que s’altère la Cité idéale, que les âmes se condamnent à l’incarnation, que l’Univers du mythe s’achemine vers l’« océan de dissemblance157 ».
54Mais dans l’ordre cosmique, pas plus qu’on ne saurait admettre « je ne sais quel couple de dieux à volontés opposées158 », pas plus il ne faut mettre en face de l’Intelligence, du Démiurge, de l’Âme du Monde, une Âme mauvaise. On a remarqué avec raison que, lorsque les Lois admettent initialement une âme bonne et une mauvaise, pour conclure que seule la première gouverne le Monde159, il n’y a là qu’une hypothèse, éliminée aussitôt du seul fait que cette âme mauvaise reste sans emploi. On peut ajouter que le mouvement de pensée est exactement le même lorsque le Timée se demande si le Démiurge a porté ses regards sur le Modèle intelligible ou sur le modèle visible. Ce second modèle est une pure fiction, rejetée aussitôt comme impie160. Elle est, surtout, en contradiction avec tout le platonisme : du moment que l’on pose un bon artisan, il est clair qu’il ne peut prendre pour modèle que la Forme intelligible161. De même, admettre à l’échelle cosmique une Âme mauvaise est impie162 et en contradiction avec la primauté de l’Intelligence.
55Ajoutons que si, selon certains textes, les objets sensibles participent à deux Formes opposées163, la mauvaise qualité d’une chose ne provient jamais de ce que l’objet participe simultanément au bien et au mal, mais de ce que, « participant au corps », il ne saurait qu’imparfaitement participer au Bien. Il n’y a pas de Formes « ridicules164 » ni, à plus forte raison, mauvaises. Il peut y avoir des choses qui, à certains d’entre nous, semblent « tout à fait sans valeur165 », comme la boue. Mais le potier166 s’inscrira en faux contre cet exemple, et toute Forme, qu’elle soit celle de la boue ou celle du cheveu167, dérive, avec sa structure propre, sa valeur du Bien.
56La Procession. – Pour qui envisage le Bien en soi et le Devenir brut, l’Être s’oppose au non-être. Pour qui considère le Bien en soi et toute autre chose, le cheveu et la boue, l’homme et son âme, l’Univers et les étoiles, les vertus et les sciences, le Même s’oppose à l’Autre. Mais il n’est rien qui n’ait, du seul fait d’exister, rapport à l’Être, rien qui ne doive, pour surgir ou pour subsister, se rattacher à l’Être. Procession168 qui, dans les mondes intelligible et supralunaire, est de tout temps et qui, en deçà, est confiée partiellement aux âmes humaines qui coopèrent avec Dieu à la « victoire de la vertu169 ».
57Mais nous pensons qu’il faut résister, ici comme ailleurs170, à la tentation de prêter à Platon un système rigoureux où doive se fixer et se durcir cette procession. En particulier, et sans pouvoir discuter ici le problème de l’authenticité du dialogue171, il nous paraît difficile de voir une doctrine platonicienne dans la hiérarchie des êtres divins établie par l’auteur de l’Epinomis172. On ne saurait même pas trouver, chez Platon, une affirmation précise qui identifie Dieu au Bien. Cette identification a été contestée par certains critiques avec des arguments peu convaincants et qui souvent reposent sur des malentendus ou des partis pris. Renouvier173, dès 1844, l’a soutenue comme une chose allant de soi et qu’il ne prenait même pas la peine de prouver. Depuis, les travaux de Mgr Diès174, du R.P. Festugière175, de M. Moreau176, de M. Jaeger177, l’ont renforcée (tout en l’interprétant dans des sens différents) et nous avons cru pouvoir la supposer tout au long de notre exposé.
58Une seule réserve nous paraît nécessaire. Le texte qui, à lui seul, suffit à garantir cette identification, oppose Dieu comme le Créateur des Formes aux artisans mortels, mais sans l’assimiler expressément au Bien178. Le Bien prend ici les traits d’un Créateur et de Dieu, parce que le contexte, la comparaison avec les artisans et les peintres, l’exige. C’est là une affabulation, une image, non une assertion théologique. Pudeur métaphysique qui évite de préciser et de dogmatiser tout ce qui touche à l’Etre suprême, en même temps, sans doute, que souci de ne pas favoriser l’anthropomorphisme de la religion traditionnelle. Et, de ce point de vue, l’article de V. Brochard179, cependant hostile à l’équation : Bien = Dieu, contient une idée incontestablement juste. Sauf dans les Lois, Platon parle plus volontiers du « divin » que de « Dieu ». En face de ceux qui ne s’élèvent pas facilement au-dessus des divinités homériques, il affirme que les dieux dépendent du divin180. C’est seulement en vertu de la procession que le Bien se précise dans des hypostases ou des aspects, et se laisse préciser par des affirmations ou des images qui jamais ne lui conviennent en sa plénitude. Et il faut ajouter que, originellement et essentiellement, la conception personnaliste de Dieu, que ce soit celle de saint Thomas ou celle de Renouvier181, ne peut pas s’appliquer au Bien182.
59officiel, l’incantation par la musique ou par le mythe s’adressent à l’« enfant en nous » (cf. Phéd., 77 c 5), et cet enfant, même dans l’âme du philosophe, ne grandit guère. « La théorie des fêtes religieuses » conçoit le culte comme le prolongement de l’éducation donnée aux enfants (voir P. Boyancé, Le Culte des Muses, 2e partie, chap. II). M.R. Schaerer écrit : « Plutôt douze dieux vivants qu’un seul dieu mort, plutôt le polythéisme que le rationalisme en matière religieuse, semble avoir pensé l’auteur des Dialogues » (Dieu, l’Homme et la Vie d’après Platon, p. 175). Cf. J.B. Skemp, The Theory of Motion in Plato’s later Dialogues, Cambridge, 1942, pp. 108-115 et surtout P.-M. Schuhl, in Rev. Archéol., 1948 (Mél. Ch. Picard).
Notes de bas de page
1 Diog. Laërt., III, 26-27.
2 Rép., VI, 505 e.
3 Hipp. Maj., 287 d.
4 Rép., VII, 517 d sqq.
5 Rép., V, 476 c ; VII, 533 b-c.
6 Gorg., 481 c.
7 Phéd., 99 e sqq.
8 Rép., VII, 523 b sqq ; Théét., 159 c-d.
9 Euthyphr., 7 b-c ; Rép., X, 602 d ; Phil., 55 e.
10 Alcib. I, 117 c-d.
11 Crat., 436 d 1 ; Lach., 193 d 11-e 4 ; Gorg., 482 a-c 2.
12 Gorg., 473 e 2-3.
13 Gorg., 457 d 3-4 ; Rép., I, 338 d, 340 d, 341 c ; Lach., 195 a 7.
14 Euthyphr., 8 a 1-2 ; Alcib. I, 112 a-c.
15 Rép., I, 353 d 5 ; Alcib. I, 126 c 1-5.
16 Rép., VI, 499 a ; Lettre VII, 344 b 6.
17 Alcib. I, 118 a ; Gorg., 527 d fin.
18 Gorg., 503 d sqq.
19 Lois, V, 731 d fin-e.
20 Lach., 192 c sqq.
21 Gorg., 454 b sqq.
22 Gorg., 481 c.
23 Cf. Mén., 81 a sqq ; 86 b-c 3.
24 Polit., 274 c-d.
25 Phéd., 88 b 4.
26 Phéd., 89 c fin sqq.
27 Crat., 386 b.
28 Cf. Phèdre, 237 d-e ; Prot., 352 b sqq. ; Phéd., 68 d sqq. ; Lois, V, 731 d fin-e.
29 Ce n’est pas exactement ce que le moyen âge appellera la via eminentiae, puisqu’il ne s’agit jamais de « preuves » au sens strict (cf. pp. 47, 117, 124) ; de la même manière approximative, on pourrait comparer les exigences essentielles à l’« argument » ontologique (cf. notre étude sur Les Dial, de Pl., p. 49, n. 7).
30 Encore que « dans beaucoup d’esprits, la « Science » occupe vraiment la place d’une religion ; l’homme de science considère alors les Lois de la Nature comme des réalités objectives et dignes de vénération » (W. James, L’Expérience religieuse, trad. F. Abauzit, Paris, 1931, p. 49).
31 Rép., VII, 518 b sqq.
32 Cf. la formule de Brunschvicg : « La dialectique intellectuelle est indivisiblement dialectique morale et politique, dialectique religieuse » (Le Progrès de la Conscience, t. I, p. 26).
33 Tim., 50 c 2.
34 Phéd., 102 b-c.
35 Lettre VII, 343 b-c ; cf. Euthyphr., 11 a.
36 Phéd., 102 b fin.
37 Rép., V, 476 c ; Tim., 50 a-b.
38 Crat., 389 b.
39 E. Goblot, Traité de Logique 8, Paris, 1937, § 72.
40 Tim., 49 d-e.
41 Soph., 253 d 1-3 ; Polit., 285 a 4-b 6.
42 E. Bréhier, Hist. de la Phil., Paris, 1938, t. I, fasc. I, p. 133.
43 « Chez Platon, il [le Bien] ne prend de sens que dans ce système ; il est l’idée suprême ; mais il est encore une idée » (E. Bréhier, La Phil. de Plotin, p. 147).
44 Rép., VI, 509 b fin. – Voir sur le Bien et le système des Formes, P. Lachièze-Rey, Les Idées mor., soc. et polit, de Platon, Paris, s. d., chap. II et III.
45 Soph., 255 d-e, 253 b-254 b.
46 Crat., 418 e.
47 Phéd., 99 c, 97 c, 99 c.
48 Rép., VII, 518 c, 532 c.
49 Soph., 248 e.
50 Cf. A. Diès, Autour de Platon, t. II, p. 560.
51 Cf. P. Lachièze-Rey, loc. cit., p. 89.
52 Soph., 249 a 1.
53 Tim., 30 c-d.
54 Rép., VI, 485 b.
55 Rép., 485 b 1-2 ; cf. Lettre VII, 344 b 2-3.
56 Rép., VI, 511 b.
57 Phéd., 101 e 1.
58 Polit., 283 c-284 d.
59 Tim., 90 b fïn-c.
60 Rép., VII, 533 d 6 ; Lettre VII, 342 c 4, e 2.
61 Mén., 79 b sqq.
62 Rép., VI, 511 b.
63 Cf. Phèdre, 265 e sqq.
64 Hipp. Min., 365 c fin-d ; Mén., 71 d.
65 Phil., 59 b fin.
66 Euthyd., 290 e sq.
67 Rép., VI, 505 a (cf. Banquet, 211 c). Le sens de mathéma est en tout cas fixé négativement par Aristote, frgt 15 (voir plus loin p. 93, n. 1 ; cf. aussi F.M. Comford, Plato and Parmenides, London, 1939, p. 132 et ibid., n. 2).
68 P. 39 ; cf. Soph., 253 b-e.
69 Cf. P.-M. Schuhl, Essai sur la Formation de la Pensée grecque, Paris, 1934, p. 205 ; Platon et l’Art de son Temps, Paris, 1933, p. 43.
70 P. Boyancé a montré que dans les charlatans orphiques de Rép., II, 364 b-c, sont visés les initiateurs d’Éleusis, Le Culte des Muses, Paris, 1937, p. 21 sqq. et Platon et les Cathartes orphiques (Rev. des Ét. Gr., 1942, LV, pp. 217- 235).
71 Lettre VII, 342 b sqq.
72 Rép., VII, 522 c sqq.
73 Banquet, 212 a.
74 Rép., VI, 490 b ; Phéd., 79 d.
75 Phèdre, 247 d sqq.
76 P. ex. Soph., 265 d ; Phil., 29 c fin ; Tim., 29 a.
77 Lettre VII, 341 c-d, 344 b.
78 Rép., VII, 517 b fin.
79 Rép., loc. cit., c 1 ; VI, 511 b ; Banquet, 212 a.
80 P. 43, n. 2.
81 Rép., VII, 534 b fin ; c. – Voir Les Dial, de Pl., § 4 et passim.
82 Rép., VI, 511 b 6-7.
83 Cf. Soph., 254 a 9.
84 Phéd., 101 e 1 ; Polit., 284 d 3.
85 On sait que la tradition ultérieure devait distinguer trois voies pour parvenir à la connaissance de Dieu et qu’elle en faisait souvent honneur à Platon (p. ex. Albinos, Épitomé, X, 4-6, éd. P. Louis, pp. 59-61). Ici, comme ailleurs, il semble que le platonisme ait trouvé chez Platon une inspiration plus qu’une doctrine. Ainsi : analogie qui, appliquée à Dieu, ne peut jamais aboutir à un paradigme parfait, produit une connaissance tout à fait insuffisante et doit, dès le départ, s’appuyer sur la foi (cf. Le Parad. dans la Dial, pl., en part. § 18, n. 20 ; § 30) ; l’extase ne peut être trouvée dans les Dialogues que par une interprétation littérale de l’image de la vision ; or, l’ensemble des Dialogues (qui visent toujours à la solution d’un problème précis ; une même section de la Ligne (Rép.) comprend la connaissance des Formes et du Bien) s’oppose à cette interprétation ; sur la transformation grâce à laquelle seul le Bien (qui « est l’idée suprême ; mais il est encore une idée ») a pu donner naissance au mysticisme plotinien, voir le chapitre VIII de La Philosophie de Plotin de M.E. Bréhier ; enfin, la négation, si on laisse de côté le Parménide qui se prête difficilement à une exploitation doctrinale, a pu être rattachée récemment à un texte du Banquet (A.-J. Festugière, Contempl., etc., 229 sqq.) ; mais est-il sûr que ce passage veuille soustraire le Beau à toute « science » et à toute « définition » ? Il se borne, nous semble-t-il, à mettre en garde contre la tentative de ceux qui, tels les « raffinés » de Rép., VI, 505 b 7-8, « s’imaginent » (Banquet, 211 a 6) le Bien suprême sous forme de science ou d’intelligence, tentative, d’ailleurs, qui est condamnée dès les dialogues dits « socratiques » (cf. Les Dial. de Pl., §§ 38-39) ; de fait, la République demande expressément de « définir » (et ajoute : « par la définition » ; VII, 534 b 9) le Bien. Il est particulièrement instructif, pour les origines de la théologie de l’aphairésis, de comparer Rép., VII, 534 b 9 avec Polit., 258 c 4-5 : la définition qui « sépare » l’Idée du Bien « de toutes les autres » idées devra sans doute, comme la méthode de définition décrite dans le Politique, procéder par mise en rapport (cf. Le Parad. dans la Dial, pl., §§ 23-24). Ce n’est certes pas une définition du Bien « en soi » ; aussi est-elle toujours à refaire, car elle vaut par l’effort qui l’a fait naître, bien plus que par la formule à laquelle elle aboutit.
86 Soph., 254 a 8-10.
87 Phéd., 67 b 8-9, texte exactement parallèle à Banquet, 210 e 5-6. Remarquer aussi l’idée d’« espérance » dans Rép., 517 b 6 (496 e 3, cf. Phéd., 114 c 8).
88 Rép., V, 450 b fin.
89 Sur Lois, X, cf. p. 117 sq. – Dans Rép., II, la théologia (379 a) est cette partie de la mythologia poétique (ibid., 382 d 1) qui représente les dieux (380 c 7, 383 a, 386 a i), les autres ont pour objet les démons, les héros, les habitants de l’Hadès (III, 392 a). Les deux modèles (379 a, 380 c, 383 a), qui inspireront la théologia, sont dérivés de deux exigences (auxquelles seules on pourrait attribuer un caractère « théologique », non à cette théologia, même épurée, des poètes) qu’on peut résumer ainsi : Dieu (noter le singulier) est bon et immuable (379 b, 381 b-c). Ce sont là des « exigences essentielles », des assomptions faites, non pour dogmatiser, mais pour diriger les poètes. Elles reviennent dans le Timée (29 e 1, 42 e 5-6), et pourtant « découvrir l’auteur et le père de cet Univers, c’est un grand exploit, et quand on l’a découvert, il est impossible de le divulguer à tous » (28 c, trad. Rivaud). Le texte sur le Bien est beaucoup plus explicite (509 c 8-10) et atteint même une ferveur que la plaisanterie de Glaucon rappelle aussitôt à l’ordre (509 c déb.) parce qu’elle ne convient pas au ton de la conversation et, surtout, parce qu’elle confère au discours un sérieux et une valeur qui seuls reviennent à l’objet, toujours imparfaitement atteint, visé par le discours (comp. VII, 536 a-c avec le commentaire et la référence à Phèdre, 276 e, de E. Chambry) ; et cependant Socrate se défend expressément de parler du « Bien en soi » (506 d-e).
Du reste, l’essentiel est de voir l’esprit des textes, après quoi les questions de terminologie importent peu. Aussi M.W. Jaeger a pu intituler un de ses ouvrages : The Theology of the Early Greek Philosophers (Oxford, 1948), en ayant soin de préciser : « It goes without saying that the terms ‘ God
‘ the Divine ’, and ‘ theology ’ must not be understood here in their later Christian but in the Greek sense. The history of the philosophical theology of the Greeks is the history of their rational approach to the nature of reality itself in its successive phases » (p. v). [Cf. notre étude sur Theologia, in Questions platoniciennes, pp. 141 sqq.]
90 1.R.G. Collingwood, Speculum Mentis, Oxford, 1924, p. 149.
91 Tim., 68 e sq. ; cf. 29 a.
92 1.P. 18, n. 2.
93 Phéd., 100 d 3-4, 8.
94 Crat., 389 c 1.
95 Cf. Polit., 294-299. Sur cet aspect inventif et créateur de l’imitation, voir Le Parad. dans la théorie plat, de l’Action, § 10 (Rev. Ét. Gr., LVIII, 1945, 141-142). [Réimpr. in Questions platoniciennes, pp. 79 sqq.]
96 Phéd., 99 a.
97 Rép., VI, 500 c 6-7.
98 Cf. Crit., 54 d 4-5.
99 Rép., VI, 490 b.
100 Tim., 30 a.
101 Cf. Rép., VI, 496 b.
102 Cf. S. Pétrement, Le Dualisme chez Platon, les gnostiques et les manichéens, Paris, 1947.
103 Voir le commentaire de F.M. Comford, Plato’s Cosmology, London, 1937.
104 Voir l’article de M.M. Gueroult, Le Xe livre des Lois et la physique platonicienne (Rev. des Ét. Gr., XXXVII, 1924, pp. 27-78).
105 Tim., 49 a ; 53 c sqq.
106 Tim., 48 a ; cf. Cornford, loc. cit., pp. 163 sqq.
107 Tim., 29 b 1-2.
108 Rép., II, 379 c.
109 Tim., 53 b 3.
110 Polit., 269 d fin-e, cf. Rép., III, 403 d 4-5 ; les restrictions apportées à la perfection de l’activité démiurgique (p. ex. Tim., 30 a 2, 46 c 8, 53 b 5) doivent toujours s’entendre à partir de la Matière.
111 Comp. Rép., II, 379 a fin-c, Banquet, 203 a 2, Théét., 176 a 4-7, Tim., 41 c 1-3. – La toute-puissance est un attribut dangereusement équivoque et ne prend quelque valeur qu’à partir du Bien (Gorg., 466 b sqq.) ; voir aussi Brunschvicg, Progrès de la conscience, I, p. 30. Solmsen souligne avec raison que le Démiurge agit par persuasion, non par force (Pl.’s Theology, p. 112).
112 Taylor et, dans un sens idéaliste, Archer-Hind. – Voir aussi, outre le commentaire de Cornford (cf. Taylor, The « Polytheism » of Plato : an apologia, Mind, 1938, XLVII, pp. 180-199, et réponse de Cornford, sous le même titre, ibid., pp. 321-330), E. Gilson, L’Esprit de la Philosophie médiévale2, Paris, 1944, en part., pp. 46-47, 68-69 et, Pour un parallèle : « Platonisme et christianisme », R. Schaerer, Dieu, l’Homme et la Vie d’après Platon, Neuchâtel, 1944, pp. 171 sqq.
113 Soph., 219 b 1 ; 265 b 1.
114 Tim., 29 d 1.
115 Lois, X ; Timée.
116 Phéd., 99 b déb. ; Tim., 48 e sqq., 50 c-d.
117 Phéd., 99 b déb.
118 Cf. Rép., IV, 440 b 3 ; 441 a 3.
119 Rép., IV, 441 a 3.
120 Rép., X, 602 c sqq. ; cf. Questions platoniciennes, pp. 43 sq.
121 Tim., 30 c.
122 Tim., 28 c 4, 37 c 7 ; Polit., 273 b 1-2.
123 Pour une critique de ce double aspect, voir M.B. Foster, Christian theology and modem science of nature, Mind, 1935, XLIV, p. 444. – Il faut prendre garde que la métaphore du père présente deux significations : appliquée à la Forme ou au Démiurge, elle note la causalité formelle, exercée par le modèle sur la matière ; appliquée à l’esprit connaissant (Banquet, 212 a ; Rép., VI, 490 b), elle marque la transparence de l’âme à l’égard des Formes : l’âme, au contact du réel, engendre la connaissance et l’action « conformes ».
124 Tim., 29 e.
125 Tim., 50 c-d 3.
126 Tim., 31 b 2. C’est une question ouverte de savoir si ce modèle comprend seulement les quatre espèces de « vivants intelligibles » (ainsi Cornford, loc. cit., pp. 40-41), ou s’il comprend le système entier des Formes organisé par le Bien. Les deux interprétations peuvent s’appuyer sur les textes et, sans doute n’en faut-il sacrifier aucune. Relatant la genèse de l’Univers, Platon peut se contenter d’inscrire dans le Modèle les quatre Formes dont il se propose l’étude. Mais cet Univers embrasse l’ensemble du Devenir et constitue la scène où vont se jouer les reflets de toutes les Formes quelles qu’elles soient. Le modèle, quadruplement précisé pour les besoins de l’exposition, est en même temps « le plus beau des êtres intelligibles (30 d 2-3), ou encore « le Dieu (?) intelligible » (fin), « le plus beau des êtres intelligibles et parfait en tout » (30 d), et il nous paraît difficile de ne pas l’identifier au Bien en même temps qu’à l’ensemble des Formes qui en procèdent. Cf. aussi 37 c 6 où le Monde est dit : « image née des dieux éternels » (et où il faut maintenir le texte et son sens obvie, c’est-à-dire les Formes ; cf. A. Rivaud, R.E.G., XLII, 1929, p. 466).
127 Soph., 249 a-b.
128 Aristote, De anima, A, 2, 403 b 24-27.
129 Soph., 248 d sq.
130 Lois, X, 898 a ; cf. Tim., 29 b sq.
131 Phèdre, 245 c sqq.
132 Lois, X, 898 c.
133 Rép., VI, 508 e.
134 Phéd., 80 b.
135 Cf. A. Diès, Autour de Platon, t. II, pp. 561 sqq. ; G. Rodier, Ét. de Phil. gr., p. 144.
136 Rép., X, 611 e sq.
137 A.-J. Festugière, Contemplation et Vie contemplative selon Platon, Paris, 1936, p. 114.
138 Tim., 30 b.
139 P. 53, n. 8 ; cf. Le Parad. dans la Dial.plat., § 24, n. 13.
140 Phèdre, 246 b.
141 Lois, X, 899 a.
142 Lois, XII, 967 a sqq.
143 Phèdre, 246 d sqq.
144 Tim., 38 c.
145 Rép., VI, 509 b.
146 Tim., 29 e.
147 Rép., I, 342 c.
148 Polit., 259 a sqq.
149 Rép., V, 473 a.
150 Phil., 54 b-c.
151 Tim., 29 e.
152 Chez saint Thomas également, « la bonté... n’est pas la bénignité, qualité du ‘ cœur ’, c’est la perfection identique à l’être, la bonté ontologique » (P. Rousselot, L’Intellectualisme de saint Thomas2, Paris, MCMXXIV, p. 27, n. 2).
153 Polit., 269 d fin-e.
154 Cf. p. 51.
155 Rép., VIII, 546 a 2.
156 Tim., 41 a-b.
157 Rép., VIII, 546 a sqq. ; Phèdre, 248 c 7 ; Polit., 273 b 2, c 7.
158 Polit., 269 e 9-270 a 1.
159 Lois, X, 896 e sqq.
160 Tim., 29 a 4, à comp. avec Lois, X, 898 c 6-8.
161 Rép., X, 596 b, 598 a.
162 Lois, X, 898 c ; Phil., 28 e.
163 Phéd., 102 b-c ; Parm., 129 a.
164 Parm., 130 c 7 ; Soph., 227 a-b.
165 Parm., 130 c 7-8.
166 Théét., 147 a.
167 Parm., 130 c.
168 Les Dialogues n’enseignent pas explicitement une théorie de la procession, telle qu’on la trouve chez Plotin. Appliqué à la pensée platonicienne, ce concept a valeur explicative plutôt que doctrinale. Il permet de comprendre le moins mal possible les rapports entre le Bien, les Formes, l’Intelligence, le Démiurge, l’Ame et les âmes, l’Univers et les corps astraux, et pourquoi Platon peut qualifier tous ces êtres de divins. Dans un sens plus précis, nous entendons par procession, non seulement le processus intemporel en vertu duquel les êtres sortent de l’Être, mais le changement d’aspect que subissent certaines valeurs, ainsi la bonté ontologique qui, à notre égard, devient bienveillance, l’Immutabilité qui devient Justice incorruptible (p. 115), l’exigence des mouvements réguliers qui, pour l’âme humaine, se traduit par tous les impératifs concrets de la vie politique et morale (p. 69).
169 Lois, X, 904 b.
170 P. 45.
171 Signalons que l’authenticité de l’Epinomis défendue par plusieurs savants, en particulier le R.P. des Places, vient d’être soutenue aussi par le R.P. Festugière, dans des conférences données à Oxford, en 1947.
172 984 d-985 b.
173 Manuel de Phil. ancienne, II, p. 81.
174 Autour de Platon, II, pp. 523 saq.
175 L’Idéal religieux des Grecs et l’Evangile, pp. 172 sqq. ; Contemplation et Vie contemplative selon Platon.
176 La Construction de l’Idéalisme platonicien, p. 477 ; L’Ame du Monde de Platon aux Stoïciens, § 20.
177 Paideia, II, pp. 285-288.
178 Rép., X, 597 b sqq.
179 Études de Phil. ancienne et de Phil. mod., Paris, 1926, pp. 95 sqq.
180 Phèdre, 249 c ; cf. L. Robin, ad. loc.
181 Le Personnalisme, Paris, 1926, pp. 15 sqq.
182 P.E. More (The Religion of Plato, Princeton, 1928), qui tient fort à l’idée du Dieu personnel chez Platon, note que cette interprétation est incompatible avec « l’identification de Dieu avec les Idées » (p. 119), laquelle obligerait aussi à rejeter la croyance à l’immortalité personnelle (p. 122 ; voir cependant plus loin chap. II, v). En réalité, il ne s’agit pas, pour Platon, d’opter entre le Bien et le Démiurge, puisque ces deux exigences se situent sur deux plans différents, la première se projetant sur un plan inférieur. Renouvier l’a bien vu, qui reproche précisément à Platon de n’avoir pas su les concilier : « Le Père des Idées n’était toujours qu’une idée. La théologie exotérique de Platon, la démiurgie, le polythéisme de son Timée ne rejoignaient pas sa métaphysique, ou du moins elles ne la rejoignaient que de la manière dont les idées des hommes se rapportaient selon lui aux idées en soi, dont il les disait être des imitations, des participations, en termes symboliques, des ombres » (Les Dilemmes de la Métaphysique, p. 24) ; la critique de Brunschvicg va dans le même sens (p. ex. Le Progrès de la Conscience, t. I, p. 44, L’Actualité des Problèmes platoniciens, Hermann, Paris, 1937, p. 20, Héritage de Mots, Héritage d’idées, p. 58), et l’on trouvera des remarques analogues dans Gernet-Boulanger, Le Génie grec dans la Religion (p. 389 : « Il y a là, au sens propre du mot, une duplicité admirable. »).
Comme l’enfant, le philosophe veut toujours « les deux » (Soph., 249 d), et cette comparaison prend, ici, une signification presque littérale : le culte
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005