Quel prix pour la vérité ?
Philèbe 64 a 7-66 D 31
p. 385-401
Texte intégral
1Le point de départ de cet article est que, dans un passage essentiel de la fin du Philèbe (64 a 7-65 a 5), on note la convergence de deux préoccupations. En 65 a 1-5 le bien de la vie bonne est identifié à trois qualités, à savoir ϰάλλος, συµµέτρια et ἀλήθεια, que je traduirai, suivant l’usage, par « beauté », « proportion » et « vérité ».
2Ce qui m’a d’abord intéressée dans le Philèbe concerne ce que Platon y dit de la composition et de la structure. Dans les limites de mon sujet je montrerai que, selon Platon, un tout doit avoir une certaine structure, que ce n’est pas seulement un assemblage de parties. J’examinerai donc ensuite quelles sont, aux yeux de Platon, les caractéristiques structurelles d’un tout. Je soutiendrai que la structure est un élément indispensable et irréductible de l’ontologie de Platon ; que la structure est normative ; et que sa relation à l’intelligibilité est essentielle. Le Philèbe comporte deux discussions portant sur la composition. On trouve d’abord une étude générale de la composition dans la discussion des quatre genres : limite, illimité, mixte et cause. On trouve également un exemple précis de composition, celle de la vie mixte. Le passage choisi (64 a 7-66 d 3) est décisif pour ce dernier exemple de composition.
3Mon second intérêt pour ce passage concerne l’ensemble des dernières pages et l’obscurité qui les enveloppe. Pour le dire d’un mot, il reste beaucoup de mystères dans l’identification de la vie bonne et dans la distribution des prix terminale – et les commentateurs sont sur ce point aussi nombreux que peu utiles. Ce dialogue est si complexe qu’en général on est épuisé quand on arrive au bout. C’est pourquoi une partie de ma lecture se fera à rebours. L’identification du bien à la beauté, la proportion et la vérité est un élément capital des énigmes finales, au point même que bien des énigmes touchent à la relation entre cette identification et la liste des gagnants.
4Il est heureux que mes deux préoccupations se recoupent ici. Je voudrais montrer que certaines des énigmes entourant la distribution des prix peuvent être éclairées par l’examen de la relation établie par Socrate entre 1) l’identification du bien de la vie mixte, et 2) sa présentation des bons mélanges en général.
5Pour baliser le terrain, je passerai en revue les principales étapes du débat. Le Philèbe s’ouvre au milieu d’une discussion sur la nature du bien. Les positions initiales de chacun sont indiquées en 11 b 4-c 2. Protarque, parlant pour Philèbe, va défendre le camp du plaisir et des choses apparentées ; Socrate va défendre le camp de l’intelligence et des autres facultés associées. Malgré tous les détours que va prendre la discussion, Socrate ne perd jamais de vue l’enjeu du débat, sa progression, et la pertinence, à cet égard, de chacune des étapes de la discussion, peut-être parce que les autres lui ont dit qu’il ne rentrera pas chez lui tant que la question ne sera pas réglée.
6La première étape identifiable va du début du dialogue à la victoire de la vie mixte. En 11 d 4-6, Socrate et Protarque conviennent du but recherché : il s’agira d’identifier cette disposition de l’âme – l’ἕξις ou la διάθεσις de la psyché – qui est capable de procurer à chacun la vie εὐδαίµων. Remarquons bien ici l’emploi de διάθεσις. Pour le LSJ2, il équivaut dans ce contexte au terme ἕξις pour lequel il donne « état ou habitude d’esprit ». Mais il faut remarquer que διάθεσις est formé à partir du verbe διατίθηµι pour lequel il donne « placer dans un certain ordre, disposer ». Comme nous le verrons, chez Platon une bonne disposition de l’âme est inséparable d’une mise en ordre rationnelle.
7Socrate et Protarque conviennent également que, si un troisième candidat vient supplanter tant le plaisir que l’intelligence, celui des deux qui sera le mieux apparenté au candidat victorieux l’emportera sur l’autre. On a déjà une annonce de la victoire finale de la vie mixte dans cet accord sur la redéfinition de la compétition à la lumière d’un troisième candidat.
8La lutte pour le premier prix continue jusqu’à cette victoire de la vie mixte. Elle passe par l’admission du fait que le plaisir et l’intelligence peuvent recevoir chacun diverses formes. Ce qui nous conduit à la célèbre discussion sur la méthode permettant d’identifier l’un, le multiple et l’illimité, dont il nous est dit qu’elle est transmise par les dieux. Après quoi la méthode est illustrée par une série d’exemples. Il s’agit également de l’un des passages où Socrate fait apparaître la pertinence pour le débat en cours d’une discussion apparemment extérieure et complexe. Philèbe et Protarque nous ressemblent en ce qu’il ont du mal à voir le lien de la méthode et des exemples avec le débat, même si chacun affirme les comprendre en eux-mêmes. L’éclaircissement socratique amène Protarque à conclure que la poursuite du concours passe par une description précise des diverses espèces du plaisir et de l’intelligence.
9Mais cette nécessité est écartée – fût-ce provisoirement – quand Socrate rappelle un argument montrant que ni la vie de plaisir ni la vie de l’intelligence n’est le bien. La lutte pour le premier prix s’achève donc ici sur la victoire de la vie mixte qui est déclarée la vie bonne. En 20 d 1-10, Socrate pose trois conditions auxquelles le bien soit satisfaire : il doit être complet ou parfait (τελέον) ; il doit être suffisant ; et il doit être digne d’être choisi, au point que tout ce qui le reconnaît le poursuive. Protarque convient qu’il préférerait vivre une vie mixte de plaisir et d’intelligence plutôt qu’une vie faite uniquement de l’un ou de l’autre. Ainsi donc aucune des vies n’est pour Protarque digne d’être choisie, puisqu’aucune n’est par elle-même complète ou suffisante. La vie mixte ayant donc remporté la première place, Socrate et Protarque redéfinissent les termes de leur désaccord. Chacun soutient maintenant que c’est son candidat qui est responsable du bien à l’intérieur de la vie mixte. Ils conviennent que le deuxième prix ira à celui des deux candidats qui sera le mieux apparenté à ce qui rend bonne la vie mixte.
10Le combat pour le deuxième prix ne cesse qu’avec la fin du dialogue, bien que dans le classement final ni l’intelligence ni le plaisir ne soit deuxième. Les termes révisés du combat lancent la première étude générale de la composition, la discussion problématique des quatre genres – la limite, l’illimité, le mixte et la cause. Une fois encore, Socrate prend le temps de justifier la pertinence de cette discussion particulière vis-à-vis de l’ensemble. La justification immédiate en est d’identifier la classe à laquelle appartient chacun des candidats, qui sont maintenant trois. Le plaisir est placé dans la classe de l’illimité, la vie mixte dans la classe mixte, et il y a une discussion argumentée pour faire entrer l’intelligence dans celle de la cause.
11Sans avoir besoin d’introduction, Socrate passe à la description des genres de plaisir et d’intelligence qu’il prétendait avoir évités en ayant identifiée la vie mixte comme le gagnant du premier prix. Cette analyse est achevée en 59 d 10, et il compare leur position à celle de maçons ou d’artisans ; ils disposent maintenant des matériaux de la vie bonne ; il leur faut maintenant les mêler.
12À ce point, alors que nous abordons la conclusion du dialogue, Socrate s’interrompt pour passer en revue les étapes du combat. Il reformule les positions de chacun au commencement, les trois exigences du bien – il doit être complet, suffisant et digne d’être choisi – et répète l’argument qui a assuré la victoire la vie mixte.
13Il déclare en 61 a 4-5 que, pour décider si le deuxième prix va à l’intelligence ou au plaisir, nous devons d’abord saisir le bien, même vaguement. Il introduit donc une image qui va nous mener jusqu’à l’identification de la vie bonne. Si c’était une personne que nous cherchions, dit-il, il serait bien utile de savoir où cette personne habite. Ce que la discussion a établi est que l’endroit où chercher le bien est la vie mixte, c’est-à-dire, comme il le précise, la vie bien mélangée.
14Pour identifier et célébrer la vie bien mélangée il faut passer par quatre étapes. D’abord Socrate représente de manière spectaculaire le mélange du plaisir et de l’intelligence nécessaire à la formation de la vie bonne. Se faisant, il crée ce qu’en 64 b 6-8 il décrit comme « un arrangement incorporel fait pour gouverner droitement un corps animé ». Ceci nous conduit jusqu’au seuil du bien. Il demande ensuite ce qui est bon dans ce mélange qu’il a créé, ce qui aboutit à l’identification de ce qui est bon dans le mélange avec les trois caractéristiques : beauté, proportion et vérité. Le plaisir et l’intelligence sont ensuite examinés séparément afin de savoir lequel est le mieux apparenté à ces trois caractéristiques, d’où le triomphe éclatant de l’intelligence sur le plaisir. Pour finir, Socrate passe directement de cette comparaison au classement en cinq points des possessions bonnes.
15Voilà quelles sont les principales étapes du dialogue qui, malgré la fréquence d’apparentes digressions, est dominé par la lutte entre plaisir et intelligence. Avec les mises au point sur la progression du débat et la répétition de ses grandes étapes, le lecteur attend avec impatience le final, d’où sa perplexité à la lecture des dernières pages. Je voudrais maintenant analyser cette perplexité.
16La façon la plus claire d’énoncer le problème général relatif à la distribution finale des prix est celle-ci. Nous savons que le but explicite du dialogue est de trancher le débat entre le plaisir et l’intelligence. Plus haut dans le dialogue nous avons vu que la vie mixte a gagné le premier prix, l’emportant sur chacun des deux autres. A partir de ce point, la dispute concerne le second prix. Nous attendons naturellement, et notre attente est confortée jusqu’à la fin du dialogue, de savoir où irons finalement le deuxième et le troisième prix, au plaisir ou à l’intelligence. Mais dans le résultat final, pas moins de cinq prix sont accordés, selon l’ordre de leur contribution à la vie bonne, et certains des gagnants sont assez surprenants. Premier prix : mesure, juste mesure et convenance. Deuxième prix : beauté et proportion, complétude et suffisance. Troisième prix : intelligence et pensée. Quatrième prix : les autres branches de la connaissance, la compétence technique et le jugement droit. Cinquième prix : les plaisirs purs de l’âme.
17Il n’est pas douteux qu’en un sens la clé de la distribution des prix réside dans l’identification simultanée du bien à la beauté, la proportion et la vérité. L’attente d’une distribution de trois prix était légitime jusqu’au mixage de la vie bonne qui précède cette identification. Le quintuple classement se produit aussitôt après, et après les comparaisons successives du plaisir et de l’intelligence avec ces trois propriétés du bien. Il survient brutalement, presque à la manière d’un δῆλον ὅτι aristotélicien où ce qui suit est généralement loin d’être clair. En 66 a 4 Socrate se contente de déclarer que Protarque va sans doute proclamer les noms des vainqueurs par toute la Grèce, comme si le processus qui a conduit à ce quintuple classement était clair pour tout le monde.
18Si cette identification du bien à la beauté, la proportion et la vérité paraît capitale pour notre compréhension de la distribution des prix, il est beaucoup plus difficile de dire de quelle manière. Tout serait simple si Socrate s’était contenté de conclure que la beauté, la proportion et la vérité se partagent le premier prix, ou les trois premiers, et avait ensuite donné le quatrième à l’intelligence et le cinquième au plaisir. Nous en sommes loin.
19Voici quelques unes des difficultés que soulève cette tentative pour relier cette caractérisation du bien à la distribution des prix. D’abord, la vérité ne figure nulle part dans la liste des gagnants. D’où mon titre. Ensuite, si la beauté et la proportion apparaissent bien, elles sont accompagnées d’autres termes comme la complétude et la suffisance. Dans le contexte du dialogue, ces termes sont reconnaissables comme deux des critères acceptés en vue de l’identification du bien, mais ceci ne suffit pas à expliquer leur place ici. De plus, même si Hackforth3 semble avoir raison de dire que les deux premiers prix sont attribués à des caractéristiques formelles de la vie mixte tandis que les suivants vont à de simples ingrédients, on voit mal ce qui distingue les deux premiers et ce qui justifie leur classement. Ainsi la mesure et la proportion sont séparées et obtiennent respectivement le premier et le second prix mais si l’on remonte en 64 d 9 elles sont rapprochées comme si elles étaient synonymes.
20J’interromps ici l’énumération des difficultés. L’important était de justifier mes interrogations sur les dernières pages et sur le rapport entre l’identification du bien et la manière dont les prix sont distribués. J’aimerais maintenant abandonner pour un instant les détails de la distribution des prix et voir ce qui peut être tiré du mélange et de l’identification de la vie bonne, qui est l’hommage de Platon à la structure.
21Partons de la formulation la plus explicite chez Socrate (64 d 9-e 2) de ce qui est essentiel à la composition d’un tout structuré. En suivant Hackforth je traduis ainsi :
Tout mélange qui d’une façon ou d’une autre ne contient pas la nature de la mesure et de la proportion doit nécessairement détruire ses ingrédients et d’abord lui-même. Car en vérité pareille chose n’est pas un mélange mais un désordre sans mélange et toujours une calamité pour les choses qui l’acquièrent.
22Avoir la nature de la mesure et de la proportion est donc essentiel à tout composé qui ne peut exister sans elles sous peine de devenir un désordre sans mélange.
23Replacée dans son contexte, il s’agit là de la première étape de l’identification du bien dans le mixte produit, qui culmine avec son identification à la beauté, la proportion et la vérité. Je considère que la présence de la proportion dans cette liste découle directement de ce propos de Socrate, et qu’il recouvre à la fois mesure et proportion. De plus, l’affirmation selon laquelle nul composé ne peut exister sans mesure et proportion doit être reliée à l’apparition de la mesure et la proportion dans la liste des gagnants des deux premiers prix, dans cet ordre.
24Voilà ce que fait apparaître le contexte. Mais la formulation socratique est, sans ambiguïté, générale. Elle s’applique à tous les mélanges sans exception. C’est, comme je le soutiendrai, la conclusion naturelle de l’analyse de la nature des mixtes qui est développée au cours du dialogue.
25Je concentrerai mon attention sur trois aspects de la formulation de Socrate, dont deux sont explicites et le troisième ne se devine qu’à la lumière de l’ensemble. Ils sont tous reliés directement à mes affirmations sur la conception de la structure chez Platon : elle est un élément essentiel de son ontologie, elle est normative et elle entretient un rapport important avec l’intelligibilité.
26Tout d’abord, la formule de Socrate comporte une proposition ontologique : nul mélange, nul tout composite ne peut exister s’il ne possède mesure et proportion. Je voudrais montrer que détenir mesure et proportion revient à détenir une structure, et donc que Platon donne la première place à la structure dans son examen de la composition d’un tout.
27Venons-en à l’aspect normatif. Mesure et proportion sont des indicateurs de valeur. Leurs concomitants sont des termes normatifs comme beauté et excellence. Leur valeur normative est déjà suggérée dans le passage en question du fait qu’elles sont mises en avant comme étant ce qui dans un mélange est responsable de sa valeur ou sa qualité. Il faut noter qu’un instant plus tôt, en 64 d 4, il annonçait qu’il recherchait ce qui fait qu’un mélange prend de la valeur. Cette annonce trouve une confirmation dès 64 e 5-7 lorsqu’il déclare que la puissance du bien s’est désormais réfugiée dans la nature du beau, puisque beauté et excellence – ou beauté et vertu – découlent toujours de mesure et proportion.
28Il convient d’ajouter une troisième remarque, sur l’intelligibilité. Puisqu’il n’est point de mixte sans mesure et proportion, il s’en suit qu’aucun mixte ne peut être intelligible sans mesure et proportion. L’intérêt de cette remarque n’apparaît qu’à la lumière de la définition de la structure qui se dégage une fois le dialogue terminé. Le passage de mesure et proportion à structure permet d’affirmer qu’un composé n’est intelligible qu’autant qu’il est structuré. Le Philèbe fait de l’intelligibilité une partie intégrante de la trame du monde en soutenant que l’intelligence – νοῦς – est une force providentielle à l’œuvre dans le cosmos.
29Je vais maintenant examiner ces trois aspects, qui sont au centre de ma brève étude de l’analyse que propose le dialogue de la composition et de la structure.
30Partons du premier exposé, le plus général, que je trouve dans la discussion des quatre genres – l’illimité, la limite, le mixte et la cause – et des exemples qui l’illustrent : la composition de la santé, de la musique, des saisons et du bon climat. Ce sont tous des exemples du genre mixte, donc des touts composites. Le genre mixte est décrit en 23 d 1 comme « un genre unique produit par le mélange de la limite et de l’illimité ». Socrate hésite dans tout ce passage entre définir tantôt les genres et tantôt ce qui appartient aux genres, mais nous pouvons en tirer parti ici. Je comprends que les membres du genre mixte sont chacun une unité mixte produite à partir de membres du genre illimité et du genre de la limite.
31Il faut définir rapidement limite et illimité. Chacun d’eux est décrit en donnant des exemples de membres du genre, en distinguant un trait commun à tous, et en le désignant comme marque propre du genre.
32La caractéristique de l’illimité est que ses membres sont des choses auxquelles s’appliquent « le plus et le moins », ou l’excès et tous les termes analogues. Entendons que les membres du genre illimité ne tolèrent aucune mesure déterminée. Ils sont donc illustrés par des comparatifs comme « plus chaud » et « plus froid ». Un membre du genre illimité est en principe dénué de quantité mesurable ; impossible d’en dire qu’il est telle et telle quantité. Socrate peut donc dire en 24 d 2-3 qu’« ils ne pourraient plus être plus chaud et plus froid s’ils reçoivent une quantité définie ».
33Les difficultés ne manquent pas dans cette définition, et les commentateurs s’en sont donné à cœur joie. Je vais aborder ce passage par un biais, en m’attachant particulièrement aux aspects de la définition socratique qui se rattachent à mon intérêt pour l’étude de la composition, entre autres, afin de relier l’ontologie présentée ici à la conclusion du dialogue.
34Je vais m’intéresser particulièrement au lien posé par Socrate entre l’absence de limite – pas de πέρας – et l’absence de fin – pas de τέλος. En 24 a 9-b 1, les choses qui sont habitées par le plus et le moins sont dites n’avoir pas de fin. En 24 b 8, c’est parce que les membres de l’illimité sont sans fin – ils sont ἀτελῆ – qu’ils sont illimités. En 31 a 9-10, les membres de l’illimité – et donc le plaisir – entrent dans la catégorie de ceux qui en eux-mêmes et par eux-mêmes n’ont ni commencement ni milieu ni fin.
35La caractérisation par « n’ayant ni commencement ni milieu ni fin » est particulièrement utile pour notre sujet. Ailleurs chez Platon, la formule « ayant un commencement, un milieu et une fin » décrit habituellement ce qui est un tout (Parménide 137 d 4-5, 145 a 5-7, ou Sophiste 244 e 6). L’application de ce caractère aux membres de l’illimité laisse entendre que l’illimité contient ce qui en soi et par soi ne peut être un tout. J’aimerais insister sur ce point.
36Un tout est complet. Ainsi un tout est ce qui commence et s’arrête, a un début, un milieu et une fin. La formule pourrait même vouloir dire qu’un tout a une structure ordonnée : commencement, milieu et fin. Si l’illimité contient ce qui en soi et par soi ne peut être un tout, alors la limite est ce qui constitue un tout – appartenant au genre mixte – à partir de l’illimité.
37Le genre limite est ainsi introduit par opposition à l’illimité : il s’agit de
choses qui ne les admettent pas [sc. le plus et le moins] mais admettent plutôt tous leurs opposés, tout d’abord l’égal et l’égalité, et en suite le double et tout ce qui est rapport de nombre à nombre ou de mesure à mesure (25 a 6-b 1).
38Les exemples de limite qui sont donnés sont tous des termes mathématiques. Ils sont aussi tous relationnels : ce qui est égal est égal à quelque chose, le double est le double de quelque chose et les rapports entre des nombres et des mesures sont explicitement relationnels.
39La marque caractéristique de la limite, en 25 d 11-e 2, est qu’elle contient des choses qui « arrêtent les opposés de différer l’un de l’autre et rendent les choses proportionnées et harmonieuses par l’introduction du nombre ». Les contraires en question sont, bien entendu, les contraires au moyen desquels le genre de l’illimité est caractérisé, le plus et le moins sous différentes formes. Imposer une limite, par l’introduction du nombre, rend ces contraires proportionnés et harmonieux.
40La limite, selon moi, insère dans un tout ce qui en soi et par soi ne peut être un tout – c’est-à-dire l’illimité, et en fait un membre du genre mixte. A la fin du dialogue, la mesure et la proportion sont ce sans quoi aucun mélange ne peut exister. Si l’on garde ces deux points à l’esprit, le rôle de la limite apparaît clairement. Les membres de la limite sont tous des termes mathématiques relationnels. L’imposition de la limite à l’illimité introduit des rapports exprimables mathématiquement – entre nombres et mesures – dans une série indéterminée de contraires. Ces rapports constituent un tout déterminé, harmonieux et proportionné, un membre du genre mixte, à partir de la série illimitée. Sans eux, le tout ne pourrait exister.
41Socrate décrit le résultat de l’imposition de la limite comme le passage à l’harmonieux et au proportionné, et ce résultat apparaît dans les trois exemples qu’il donne de composés de limite et d’illimité : la santé, la musique et le beau temps.
42D’abord, la santé. Prenez le plus et le moins qui touchent à la condition du corps, peut être le plus chaud et le plus froid, le plus humide et le plus sec (les exemples d’illimité donnés plus haut). Mixez-y des membres du genre limite (des choses qui rendent harmonieux et proportionné grâce à l’introduction du nombre). C’est leur mélange correct qui produira la nature de la santé (25 e 7-8). Le mélange en question sera un certain système de relations exprimables mathématiquement entre les éléments du corps affectés par le plus et le moins, système qui s’applique à la constitution physique du corps. La santé est un mélange harmonieux et proportionné de ces éléments.
43De même la musique est dépeinte (26a2-4) comme un mélange composé d’un système de relations exprimables mathématiquement entre le plus et le moins relatif à la musique : aigu et grave, rapide et lent. Enfin, en 26 b 1-3, les saisons et le beau temps sont faits d’un système de rapports exprimables mathématiquement entre le plus et le moins propre à ces réalités – températures opposées, conditions climatiques etc.).
44A partir de ces exemples, il est clair que le rôle de la limite est de fournir les caractéristiques spécifiquement structurelles de ces systèmes. Être harmonieux, c’est être un système d’éléments unifié et équilibré ; ce système sera proportionné parce que ces éléments entretiennent des rapports exprimables mathématiquement qui forment la structure fournie par la limite et sans laquelle aucun tout mixte ne pourrait exister. J’espère avoir montré, même rapidement, que dans la conception platonicienne avoir une structure c’est être un système proportionné et harmonieux.
45J’aimerais maintenant examiner comment cette triple définition de la structure – irréductibilité, normativité, intelligibilité – éclaire la fin du dialogue. D’abord l’irréductibilité. J’ai voulu montrer que, dans la conception socratique de la composition des mixtes, imposer la limite c’est imposer une structure. La limite est l’un des quatre genres grâce auxquels Socrate a établi une quadruple distinction qui recouvre « toutes les choses qui sont aujourd’hui dans l’univers » (23 c 4). Sa présentation des mixtes est une thèse ontologique globale en laquelle les limites – donc les structures – trouvent une place sûre et irréductible.
46Pour étudier la normativité et l’intelligibilité de la structure, il est préférable de commencer par considérer comment l’intelligence en vient à être placée dans la classe de la cause. Le besoin d’un quatrième genre, la cause du mélange, est posé pour la première fois en 23 d 7-8. Plus tard, quand Socrate identifie le genre auquel appartiennent plaisir, intelligence et vie bonne, deux prémisses assurent la place de l’intelligence dans le genre de la cause. D’abord, le cosmos est ordonné, comme bien entendu le dit le mot grec. Ensuite, seule l’intelligence pourrait être responsable de cet ordre. Comme justification, Socrate établit un parallèle entre l’intelligence humaine, couronnement du corps humain animé, et l’intelligence divine, couronnement encore plus glorieux du corps cosmique animé.
47La structure qu’apporte la limite est donc l’ordonnancement rationnel du cosmos, et cet ordonnancement rationnel relève du gouvernement d’une intelligence. Il faut supposer cela, admet Protarque, pour rendre justice à ce qui est visible, l’ordre et les révolutions des corps célestes. Nous avons là un point crucial, car l’introduction de l’intelligence est l’introduction d’un principe téléologique. Si les structures fournies par la limite sont harmonieuses et proportionnées, c’est bien parce que c’est l’intelligence qui impose la limite à l’illimité.
48L’intelligence est la cause de la structure rationnelle du cosmos, structure qui est l’intelligibilité inhérente au cosmos. Son analogue humain est lié en 30 b 3-4 à toutes les formes de sagesse (σοϕία). Il est permis, selon moi, de tirer davantage parti de la relation entre la science platonicienne et la structure fournie par la limite, en particulier dans la discussion précédente de la méthode. Mais cette relation n’apparaît guère à la fin du dialogue. L’activité normative de la structure nous intéresse davantage ici.
49Un certain nombre de détails du Philèbe, dont certains ont déjà été rencontrés, nous indiquent que la structure est normative. D’abord, la structure est cette structure rationnelle du cosmos ainsi que des éléments qu’elle contient et dont l’intelligence est responsable. L’intelligence est déclarée, en 30 b 7, cause de la nature des choses les plus belles et les plus nobles. L’intelligence est un principe téléologique à l’œuvre dans le cosmos ; ceci implique que la structure en est le résultat, la nature des choses les plus belles et les plus nobles.
50Ensuite, quand Platon parle de structure, il emploie fréquemment les termes harmonie, mesure et proportion. A la fin du dialogue, la mesure et la proportion sont ce sans quoi aucun mélange ne peut exister. Ils sont également le signe que la nature du bien s’est réfugiée dans la nature de la beauté et de l’excellence. Le vocabulaire normatif de la valeur est donc concomitant à la présence de la structure. C’est avec les mêmes termes d’évaluation que Socrate a caractérisé les touts mixtes de la classe mixte. Ainsi, en 26 b 5-7, il dit qu’il y a bien d’autres exemples de la classe mixte qu’il aurait pu citer : la beauté et la force, ainsi que quantité des états les plus beaux de l’âme. Et finalement le premier prix de la vie bonne va à la mesure, la juste mesure et la convenance. Tous ces termes indiquent la structure. La juste mesure et la convenance impliquent un acte de mesure à l’aide d’une certaine norme, d’un critère de propriété ou de convenance.
51Maintenant que la boucle est bouclée, il est temps de voir si l’histoire que j’ai racontée sur la détermination de la structure dans le Philèbe permet d’éclaircir quelques unes des énigmes que j’ai soulevées à propos de la fin du dialogue.
52L’identification simultanée du bien de la vie mixte à ces trois qualités – beauté, proportion et vérité – et la relation entre ces trois qualités et les vainqueurs du prix étaient au cœur du problème. Deux d’entre elles – la beauté et la proportion – sont toujours là quand Socrate a fini de développer les qualités essentielles d’un mélange. J’ai souligné que le passage ontologique du début du dialogue implique que tous les mélanges doivent avoir une structure et que la structure est normative. L’inclusion de la beauté et de la proportion comme aspects du bien est une conclusion naturelle de la normativité de la structure.
53Il en va tout autrement de l’inclusion de la vérité qui a toujours fait bande à part dans l’analyse de Socrate. Si la beauté et la proportion semblent être les caractéristiques nécessaires de tout mélange, l’inclusion de la vérité découle du rappel par Socrate, en 64 e 9-10, que la vérité a été délibérément ajoutée au mélange de la vie bonne. Socrate avait dit en 64 b 2-3 que « une chose avec laquelle nous ne mêlons pas la vérité n’existera jamais véritablement ». C’est cette addition qu’il rappelle en 64 e 9-10 et d’où découle l’inclusion de la vérité parmi les trois qualités auxquelles le bien s’identifie.
54Il y a là un problème, car on serait en droit de croire que le mélange contient déjà la vérité sous la forme de la connaissance vraie et des plaisirs vrais. Et, loin de chercher à aplanir cette difficulté terminale, je vais tenter de l’aborder en face.
55La vérité est l’exception. Elle diffère des autres – beauté et proportion – par la manière dont elle apparaît dans le mélange, et aussi en ce qu’elle n’a aucun rapport avec l’ontologie des mélanges développée précédemment. De même, elle est absente de la caractérisation du genre mixte, au contraire de la beauté et de la proportion. Elle n’a donc joué aucun rôle dans ce que j’ai dit de la structure. A mon sens, elle se distingue encore par le rôle qu’elle joue dans l’identification et la célébration de la vie bonne. La beauté et la proportion permettent d’identifier et de célébrer les aspects formels de la vie bonne, mais la vérité, selon moi, est ce qui permet d’identifier et de célébrer les composants de la vie bonne.
56Mais examinons d’abord l’arrière-plan de cette idée.
57Sous l’angle de la progression du dialogue, la vérité ne devient importante qu’avec l’examen des composantes de la vie bonne, avec la distinction entre les genres de plaisirs et d’intelligences, mais aussi des vrais et des faux plaisirs. La présence de la vérité fait donc voir un lien avec les ingrédients de la vie mixte. La vérité joue aussi un rôle important dans le mélange proprement dit de la vie bonne. Il existe trois critères, et le principal est la vérité, qui décident quel ingrédient sera finalement conservé. Ainsi, en 61 e 6-7, Socrate propose de commencer le mélange en n’ajoutant que les portions les plus vraies de chacun de leurs ingrédients.
58Mais cette tactique ne peut être poursuivie. Car il faut aussitôt introduire les talents nécessaires à la vie, et ensuite, ces branches de l’intelligence qui sont inoffensives et peuvent être profitables, catégorie qui inclut finalement toutes les branches restantes de l’intelligence. Toutefois le principe gouvernant, la vérité, retrouve la première place quand Socrate ajoute les parties du plaisir. Il n’est d’abord question que des vrais plaisirs, suivis, comme dans le cas de l’intelligence, par les plaisirs nécessaires. Mais les plaisirs qui accompagnent la folie et tous les autres vices – ceux que je considère donc comme les faux plaisirs – sont expressément exclus à la demande des ingrédients intelligents.
59Dans l’ensemble, donc, les ingrédients de la vie bonne qui ne sont pas choisis pour leur vérité sont ceux dont la présence est ou bien nécessaire ou bien inoffensive. La vérité des ingrédient est donc le seul critère de leur inclusion ou de leur rejet actifs. Il me semble donc que la vérité joue encore un rôle à l’arrière-plan de la distribution des prix en fonction de sa relation avec les composants de la vie bonne et non de la forme de cette dernière. A la lumière de ceci, venons-en aux vainqueurs.
60Le premier prix va à tout ce qui est relié à la mesure, juste mesure et convenance. Le deuxième à la proportion et la beauté, à la complétude et la suffisance. Les deux premiers vont donc à des aspects formels de la vie bonne. Certains de ces vainqueurs ont des rapports évidents avec deux des trois qualités identifiées au bien, la beauté et la proportion, comme avec la caractérisation constante tout au long du dialogue des propriétés structurelles et normatives des mélanges. Ces propriétés sont présentes de la même façon dans la liste des gagnants des premier et deuxième prix. Rien d’étonnant à cela puisque les aspects structurels et normatifs sont nécessairement interconnectés.
61Le plus gros problème est de distinguer entre le premier et le deuxième rang, et de dire pourquoi les gagnants sont nommés dans tel ordre, pourquoi les premiers viennent d’abord et les deuxièmes ensuite. Hackforth (ad loc), en fournit une explication séduisante en disant que le premier prix va aux aspects formels des composants de la vie bonne pris séparément – chacun devant être selon une mesure juste ou appropriée. Le deuxième prix est attribué aux aspects formels des composants pris dans leurs rapports les uns avec les autres : ils doivent être proportionnés et, collectivement, à la fois complets et autosuffisants.
62Je suis tentée de modifier légèrement cette interprétation. Puisque les aspects formels de la vie bonne sont identifiés grâce aux aspects liés à la nature des bons mélanges en général, il est permis de faire appel à ce qui a été dit de l’ontologie des mélanges. On pourrait dire que le premier prix va aux agents de la limite, ceux qui possèdent la quantité voulue au moment voulu. Le deuxième, aux aspects qui en découlent pour le tout mixte : il est proportionné et beau, et donc complet et autosuffisant. J’ai déjà souligné le lien posé par Socrate entre l’absence de limite et l’absence de fin, le fait d’être ἀτελῆ. C’est l’imposition de la limite qui fait qu’un mélange est complet, qu’il est une chose dotée d’un commencement, d’un milieu et d’une fin. C’est ainsi que la complétude, τελέον, figure parmi les gagnants du second prix. Complétude et autosuffisance sont précisément ces qualités qui font que la vie mixte est bonne.
63Cette manière de décrire la différence entre les gagnants des deux premiers prix ouvre la voie à une explication de leur classement, celle de la cause et de l’effet. C’est parce que les ingrédients du mélange sont présents dans les bonnes proportions que le mélange en tant que tout est proportionné et complet.
64Le troisième prix va à l’intelligence et à la pensée, νοῦς et ϕρόνησις. Il s’agit bien sûr des candidats soutenus par Socrate. Comme l’a relevé Hackforth (ad loc.), ce sont aussi les premiers des composants de la vie bonne à recevoir un prix. Et c’est ici, selon moi, qu’intervient la dernière des propriétés avec lesquelles nous avons identifié le bien, à savoir la vérité. Le troisième prix va aux facultés cognitives les plus élevées, indépendamment des autres domaines de la science inclus dans le mélange. Si elles l’emportent sur les autres ingrédients, c’est parce qu’elles prétendent le mieux à la vérité.
65Pour ce qui est de l’intelligence, son lien avec la vérité a été posé explicitement par Protarque dans la comparaison entre plaisir et intelligence à propos de leurs rapports respectifs avec la beauté, la proportion et la vérité. Il dit en 65 d 2-3 que « l’intelligence, si ce n’est pas la même chose que la vérité, est la chose qui s’en rapproche le plus et qui est la plus vraie ». Notons encore le vocabulaire dont Socrate fait usage pour annoncer les gagnants du troisième prix : « Si j’ai le moindre talent pour la prophétie, vous ne seriez pas loin de la vérité en plaçant l’intelligence et la pensée au troisième rang ». Bien sûr il déclare par là qu’il est juste de les classer ainsi. Mais, à la lettre, il dit que par là « on ne s’écarte pas vraiment de la vérité ». C’est la proximité de la vérité qui permet à l’intelligence et la pensée de l’emporter sur les autres composants de la vie mixte.
66Il ne faut pas confondre cette interprétation du rôle de la vérité avec celle que critique Hackforth (ad loc.). Je ne dis pas que la vérité est introduite subrepticement, que l’intelligence et la pensée sont vaguement équivalents à la vérité, mais plutôt que la mention de la vérité est la justification de la victoire de l’intelligence et de la pensée sur les autres ingrédients. Cette solution me semble plus satisfaisante que l’hypothèse d’Hackforth pour qui la vérité entre plus ou moins en contrebande, sous le couvert des gagnants du deuxième prix, « complétude et autosuffisance ». Après tout, ces qualités sont reconnaissables indépendamment comme les qualités nécessaires au bien identifiées ailleurs dans le dialogue.
67L’intelligence et la pensée, au troisième rang, pourraient faire penser à ce qui a été donné comme la cause d’un bon mélange, une intelligence providentielle. Certes les gagnants sont l’intelligence et la pensée humaines, ingrédients de la bonne vie humaine, mais il est permis d’établir un parallèle, pour le mélange de la vie bonne, à l’action causale de l’intelligence divine.
68Rappelons qu’au tout début du dialogue Socrate et Protarque ont convenu que leur débat cherchait à identifier cette disposition de l’âme qui est responsable de la vie εὐδαίµων. Donc, c’est à la ψυχή qu’est confiée la responsabilité de produire la bonne vie, responsabilité qui est reflétée par l’ordre du cosmos, lorsque Socrate attribue à l’intelligence de la ψυχή cosmique la responsabilité de constituer les choses bonnes du monde. Elle se retrouve également dans la manière dont l’intelligence de Socrate, avec celle de Protarque, est requise pour établir par la raison le bon ordonnancement de la vie bonne. Socrate lui-même s’offre un jeu de mots sur le rôle que joue son propre νοῦς dans la progression du débat, quand il déclare en 22 e 2-3 que, si nous faisons confiance à son νοῦς, le plaisir n’obtiendra même pas le troisième prix – ce qui bien évidemment est le cas.
69Si l’on recherche des parallèles au rôle de l’intelligence comme cause, on peut songer au rôle joué par les composants intelligents de la vie bonne quand il s’agit de déterminer le contenu du mélange. C’est à eux que Socrate laisse le soin de décider d’inclure ou non les plaisirs les plus intenses à l’occasion de la constitution allégorique (63 e) du mélange créant la vie bonne. Et il s’opposent à leur insertion au motif qu’ils compromettraient la capacité à réaliser la vie bonne.
70Ainsi, à la fois intérieurement, par les ingrédients intelligents, et extérieurement, par l’argument, la bonne vie humaine est conçue par l’intelligence. Le parallèle implicite entre l’ordre cosmique et l’ordonnancement de la bonne âme humaine est confirmé une dernière fois lorsque Socrate choisit le mot ϰόσµος pour décrire le mélange qu’ils ont réalisé comme « un ordonnancement incorporel destiné au juste gouvernement d’un corps animé ».
71De même que précédemment Socrate a tracé un parallèle entre l’ordre intelligent du cosmos et la ψύχη humaine, de même à la fin l’ordonnancement intelligent de la bonne vie se compare à l’ordonnancement intelligent du cosmos. Mais l’intelligence divine ne figure pas parmi les gagnants car elle n’est pas ingrédient du mélange. Si elle en faisait partie, elle décrocherait sans aucun doute le premier prix puisqu’elle est la cause des qualités structurelles et normatives de tout mélange. C’est peut-être pourquoi Socrate lui-même avait affirmé en 22 c 5-6, au moment où il reconnaissait la victoire de la vie mixte, que, si l’intelligence humaine est vaincue, il n’en allait pas de même de l’intelligence divine qu’il n’avait pas l’intention de défendre à ce moment.
72Le quatrième prix va aux sciences restantes, les arts et les jugements vrais, le cinquième aux purs plaisirs de l’âme. J’ai déjà avancé que le troisième prix est attribué aux facultés cognitives qui ont la plus grande prétention à la vérité, tandis que le quatrième va aux facultés restantes qui ont une moindre prétention à la vérité. Cette gradation avait été annoncée en 61 d 10-e 4, quand Socrate disait que les branches de l’intelligence qui traitent d’une réalité immuable (donc, si je comprends bien, νοῦς et ϕρόνησις), ont une plus haute prétention à la vérité que celles qui traitent d’une réalité changeante (donc, les gagnants du quatrième prix). Une fois de plus, la distinction entre le troisième et le quatrième rang laisse entendre que les ingrédients de la vie mixte sont classés en fonction de leur lien avec la vérité.
73Il serait agréable de pouvoir affirmer que les branches restantes de l’intelligence l’emportent pour la quatrième place au titre de leur meilleure prétention à la vérité. Mais je ne vois nulle part dans le dialogue ce qui appuierait une telle affirmation. Le plaisir en général a été comparé à l’intelligence en général eu égard à la vérité et a été jugé insuffisant. Peut-être Socrate considère-t-il que toutes les branches de l’intelligence ont un lien plus étroit avec la vérité que n’importe quelle branche du plaisir, et même les plaisirs vrais. Ce n’est pas évident ; et il n’est pas évident non plus que nous souhaitions voir Socrate affirmer cela. Pour donner le quatrième prix aux autres branches de l’intelligence plutôt qu’aux purs plaisirs, il dit qu’elles sont plus apparentés au bien qu’au plaisir. Puisque la vérité est l’une des trois propriétés avec lesquelles il a identifié le bien, le moins que l’on puisse dire est que ce jugement doit postuler en partie que ces gagnants du quatrième prix ont une meilleur prétention à la vérité.
74Socrate conseille de cesser l’énumération des gagnants à partir de la sixième place, et je suivrai son conseil. J’ai voulu ici relier certains fils qui courent dans le dialogue, au premier rang desquels l’importance donnée à la structure, afin de montrer comment ils se retrouvent dans le couronnement du dialogue, l’identification de la vie bonne et la distribution des prix finale. Le Philèbe est un dialogue qui ne cesse d’intriguer. J’espère néanmoins avoir montré que la liste des gagnants n’est pas si déconcertante qu’on pouvait le craindre au premier abord. Certes celui qui cherchera la recette de la bonne vie dans la conclusion du dialogue ne saura toujours pas par où commencer. Mais, après tout, c’est là ce que certains disaient de la conférence de Platon sur le bien.
Annexe
Appendice
Si j’ai fort peu fait référence aux autres commentateurs du Philèbe, je tiens à parler de l’interprétation de Sayre4. Lui aussi choisit de lire le dialogue en commençant par la fin, et il donne la priorité à l’identification du bien avec la beauté, la proportion et la vérité – ce qui est essentiel à sa thèse selon laquelle le Philèbe, comme ce que l’on rapporte de la conférence sur le bien, définit le bien comme unité. Mais cette thèse s’appuie, selon moi, sur une erreur de lecture du passage invoqué.
Reprenons le passage (65 a 1-5) où apparaît cette identification. Sayre modifie l’aspiration en 65 a 3 de façon à lire non pas οἷον mais οἶον, et conclut que Socrate décrit les trois qualités comme « une unité particulièrement excellente ». Mais, même si cette leçon est adoptée, Sayre sollicite le texte. De plus, même si on le suit, on a encore plus de mal à comprendre la distribution des prix finale, dont Sayre ne parle pas. Je préfère donc suivre la traduction suivante de Hackforth :
Donc, si nous ne pouvons capturer le Bien sous une seule forme, saisissons-le au moyen de la conjonction de trois formes, Beauté, Proportion et Vérité ; et ensuite, considérant ces trois comme une, affirmons que cela peut le plus justement être estimé déterminer les qualités du mélange et que, parce que cela est bon, le mélange lui-même l’est devenu.
Chez Hackforth, comme presque tous les autres traducteurs, l’essentiel est que Socrate considère ces propriétés comme une unité afin d’identifier la bonté du mélange. Mais ceci n’implique aucunement que le bien qu’elles représentent soit lui-même unité.
Que se passerait-il, cependant, si l’on voulait tirer parti d’un lien entre l’exposé du Philèbe sur la vie bonne et la tristement célèbre conférence sur le bien ? Une conséquence de ma présentation de la composition et de la structure ici est que deux des trois qualités avec lequel le bien est identifié, la beauté et la proportion (celles qui sont reliées aux aspects formels d’un bon mélange), sont les causes et les concomitants de l’unité. Dans le Philèbe, pour être un bon mélange – un tout structuré et unifié – il faut posséder ces deux qualités. Ceci permettrait de relier intelligiblement le contenu explicite du Philèbe à une thèse du bien comme unité sans passer par le style de lecture passablement ésotérique qu’implique la version de Sayre.
Notes de bas de page
1 Une première version de cette communication a été donnée à Cambridge en 1994 lors d’une réunion de la Southern Association for Ancient Philosophy.
2 Liddell and Scott, Greek-English Lexicon, eighth edition, Oxford.
3 R. Hackforth, Plato’s Examination, ad loc.
4 K.M. Sayre, « The Philebus and the Good », p. 45-71.
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
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2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005