Platon et le monisme de la raison pratique
p. 307-325
Texte intégral
1. Raison et raisons chez Platon
1Je voudrais aborder quelques aspects de la psychologie morale de Platon à partir de la question suivante : Platon accepte-t-il une position parfois nommée « égoïsme » et parfois « eudémonisme » ? En parlant de « monisme », je fais allusion à la thèse que soutient Henry Sidgwick, à savoir que le « dualisme de la raison pratique » est inconnu des moralistes anciens1. Mon but n’est pas ici de discuter de la validité de la thèse de Sidgwick en général, mais de la défendre en l’appliquant à Platon, et plus particulièrement à la République.
2Au livre II, Glaucon distingue trois espèces de biens : ceux qui ne sont choisis que pour eux-mêmes, ceux qui ne sont choisis que pour leurs conséquences, et ceux qui sont choisis à la fois pour leurs conséquences et pour eux-mêmes. Quand nous choisissons l’un de ces biens, nous le choisissons pour atteindre notre bonheur2. Le principal argument éthique de la République commence par supposer que la personne rationnelle, en choisissant des biens et en comparant la vie juste et la vie injuste, choisit et compare en se référant à son propre bonheur.
3Platon ne dit pas encore, à ce stade, si ce point de vue autoréférentiel, en première personne, traduit un fait psychologique – chaque personne recherche son propre bonheur à titre de fin ultime – ou si c’est là un fait propre à la rationalité – à savoir que telle est la manière dont un être pratiquement rationnel agit et choisit. Mais il s’explique sur ce point au livre IV, quand il présente sa psychologie morale. L’aspect rationnel de l’âme, au contraire des deux autres aspects, est alors dite s’occuper du bien de l’âme tout entière. Nous pouvons apparemment identifier le fait de désirer son propre bonheur avec le désir qui caractérise l’aspect rationnel de l’âme. La présupposition eudémoniste du livre II exprime un fait propre au désir rationnel.
4Si la République s’achevait à la fin du livre IV, nombre de lecteurs accorderaient probablement que je viens de donner un résumé assez exact de la doctrine psychologique qui sous-tend le principal problème moral posé dans le dialogue. Platon accepte apparemment un eudémonisme compris comme une forme d’égoïsme. Il semble affirmer qu’un agent rationnel poursuit son propre bien à titre de fin ultime, et poursuit d’autres objets du désir rationnel en vue de cette fin ultime.
2. Raison égoïste, raison impartiale, raison impersonnelle
5Mais la République continue pendant encore six livres. Il s’y trouve des remarques qui pourraient raisonnablement nous convaincre ou bien du fait que Platon soutient des conceptions qui ne s’accordent pas avec la perspective eudémoniste et égoïste des livres II à IV, ou bien de la nécessité de réviser notre interprétation de ces livres afin de la rendre cohérente avec les conceptions non égoïstes et non eudémonistes que nous pourrions estimer trouver dans les livres qui suivent.
6Beaucoup de lecteurs ont même jugé que la République constituait un contre-exemple par rapport à l’eudémonisme prévalant généralement dans l’éthique grecque3. Ceux qui estiment que Platon refuse de poser le bonheur personnel comme but premier ont avancé deux arguments principaux. 1) Le premier est tiré des parties métaphysiques du Dialogue, en particulier de la description de la Forme du Bien. Platon identifie l’homme juste avec le philosophe ; or le philosophe ne s’occupe que de la Forme du Bien, qui n’est pas bonne relativement à quelqu’un en particulier ; le philosophe vise donc le bien en général, et non pas son propre bien. 2) Le second argument est tiré du livre VII. La cité idéale impose au philosophe-gouvernant la nécessité de prendre part au gouvernement de la cité, au lieu de rester dans la contemplation des Idées. En ce cas, les philosophes agissent justement, même si c’est au détriment de leur propre bonheur4.
7Certains interprètes ont avancé ces deux arguments, et se sont servis du premier pour expliquer le second. Ceux-ci sont pourtant logiquement indépendants, et on doit les discuter séparément.
3. Eudémonisme, amour de soi, souci de soi
8Avant de continuer mon analyse de la République, je vais essayer de mettre au clair les questions qu’il nous faut poser à son propos. Pour décider si Platon abandonne ou non la doctrine eudémoniste affirmant la primauté rationnelle de la recherche de son propre bonheur, il faut d’abord comprendre ce que cette doctrine implique, et ce qu’elle n’implique pas.
9Il serait relativement facile de fournir des preuves pour et contre l’acceptation d’une thèse eudémoniste si celle-ci exigeait une conception des fins entièrement centrée sur l’individu ; autrement dit, si elle signifiait que le seul bien non instrumental que l’on puisse reconnaître est un état de soi-même. Si tel était le cas, on pourrait dire que Platon rejette l’eudémonisme dans la mesure où il pense qu’un agent rationnel doit reconnaître des biens non instrumentaux qui ne sont pas des états de l’agent.
10Mais cette doctrine des fins autocentrées n’est pas nécessairement comprise dans l’eudémonisme. Platon et Aristote reconnaissent tous deux que des éléments, des parties ou des composantes du bien propre sont choisis à la fois pour eux-mêmes et en vue du bonheur. Donc, un eudémoniste ne prétend pas nécessairement que les seules choses qu’il puisse poursuivre pour elles-mêmes sont des états de lui-même.
11Puisque l’eudémonisme n’implique pas que son propre bonheur soit pour l’agent le seul bien non instrumental, la reconnaissance d’autres biens non instrumentaux n’entre pas en conflit avec cette doctrine. En revanche, puisque celle-ci affirme que le bonheur propre est le seul bien ultime, la reconnaissance de biens ultimes que l’on poursuit indépendamment de son propre bonheur entre en conflit avec l’eudémonisme. Nous rejetterons l’eudémonisme si nous croyons qu’il y a des biens non instrumentaux qui sont au moins aussi ultimes que notre propre bonheur et qui sont dignes d’être poursuivis sans référence à celui-ci.
12Pour l’expliquer, je vais à présent m’efforcer de préciser ce que signifie cette « indépendance » par rapport au bonheur ainsi que cette absence de « référence » à lui. Nous aurions un contre-exemple d’eudémonisme si la poursuite rationnelle d’une fin particulière ne pouvait ni s’expliquer par une référence au bonheur personnel, ni s’appuyer sur elle. Si, par exemple, je poursuis les fins A, B, C, non seulement pour elles-mêmes mais parce qu’elles sont des éléments de mon bonheur, le rôle de A (par exemple) dans le tout composé de A, B et C, me donne une raison de poursuivre A de la manière dont je le fais. Si, par exemple, j’attache de la valeur à mon travail, au fait de courir trois kilomètres chaque jour, et à la lecture d’un roman, toutes choses que je poursuis pour elles-mêmes, j’ai sans doute une bonne raison de courir tôt le matin ou plutôt pendant l’heure du déjeuner, d’aller travailler aux heures où d’autres travaillent aussi, et de lire le soir. Si, par contre, je n’attachais d’importance qu’à une seule de ces activités, je n’aurais pas de raison de les organiser de cette façon tout au long de la journée. Même si le bonheur ne remplace pas les diverses fins que je poursuis pour elles-mêmes, il affecte la façon dont je les poursuis, à la fois en déterminant le degré d’intensité avec laquelle je poursuis chacune d’elles et en influençant le rapport que j’établis entre elles.
13Ainsi, la position eudémoniste ne se réduit pas à de simples banalités. Elle ne correspond pas à la simple poursuite de biens non instrumentaux, ni au simple fait de poursuivre certains états de nous-mêmes parmi ces biens non instrumentaux. Elle exige en plus que les intentions et les fins rationnelles soient expliquées et déterminées par référence au bonheur personnel. Quand on parle du bonheur, on introduit un élément téléologique. Quand on parle de son propre bonheur, on introduit un élément autoréférentiel qui implique la primauté de l’amour de soi, entendu comme souci global de son propre bien et de son propre intérêt. Selon cette doctrine, la moralité est en dernier ressort une forme de prudence5.
14Telle est la position que je souhaite discuter à propos de la République. Mais pour rendre les choses un peu plus claires, je vais tenter de rendre encore plus vivaces les questions touchant à l’amour de soi et à la prudence.
4. Questions sur l’amour de soi
15Nous aurons peut-être une idée plus exacte de ce qu’il faut chercher chez Platon si nous nous demandons ceci : de quelle façon pourrait-on rejeter la primauté de l’amour de soi ? Pour voir comment cela serait possible dans la perspective des moralistes grecs, je vais examiner un exemple platonicien et un exemple aristotélicien.
16Dans les Lois, Platon examine l’opinion reçue selon laquelle tout être humain est par nature ami de lui-même et doit l’être (731e1-3)6. Contre cette opinion commune, il soutient que « la cause de toutes les erreurs pour chacun, en chaque circonstance, est l’amour excessif de soi-même » (731e3-5). L’amour de nous-mêmes nous rend indulgents et charitables à l’excès envers nous-mêmes et notre propre façon de voir, car nous préférons ce qui est nôtre à la vérité, et c’est ce qui fait de nous de mauvais juges des choses justes, bonnes et honnêtes (731e5-732a1). Par amour de nous-mêmes, nous ne sommes guère pressés de corriger notre ignorance, et enclins à nous prétendre savants lors même que nous ne savons rien (732a4-b2). Celui qui est réellement un grand homme ne s’aimera donc pas lui-même et n’aimera pas davantage ce qui lui appartient ; il aimera les choses justes, qu’elles soient faites par lui-même ou par quelqu’un d’autre (732a2-4).
17Je ne dis pas que cette attaque visant un amour de soi excessif est incompatible avec la primauté de l’amour de soi, telle que je l’ai décrite. Je mentionne ce passage pour montrer comment on pourrait rejeter cette primauté. Nous pourrions exploiter ces remarques de Platon en soutenant qu’un souci impartial de la justice et de l’action juste devrait remplacer le souci de notre propre bien-être.
18La Grande Éthique aristotélicienne semble développer ces objections platoniciennes contre l’amour de soi excessif7. Aristote y pose la question de savoir si l’homme vertueux est « amoureux de soi-même » (ϕίλαυτοϛ). Celui qui est amoureux de lui-même « fait, dans le domaine des choses qui procurent un avantage, tout en vue de son propre intérêt » (1213a29-30). Selon ce critère, l’homme vertueux n’est pas amoureux de lui-même, parce que, s’agissant d’actions avantageuses8, c’est le bien d’autrui qu’il poursuit (a33-4). Pour autant que ces biens sont concernés, il ne s’aime pas lui-même ; s’il s’aime lui-même, c’est donc forcément quand il s’agit de l’honnête. En choisissant l’honnête, le vertueux s’aime lui-même, mais quand le choix porte sur l’avantageux et l’agréable, c’est le vicieux qui s’aime lui-même (1212b6-8).
19Aristote se demande alors si c’est lui-même que le vertueux aime le plus. Quand il s’agit de l’avantageux, il aime plus ses amis, tandis que s’agissant de l’honnête, c’est lui-même qu’il aime le plus. Mais, précisément pour cette raison, il n’est pas amoureux de lui-même, mais amoureux du bien (ϕιλάγαθοϛ) ; car s’il s’aime lui-même, c’est seulement en tant qu’il est bon9. Le vicieux, par contre, est vraiment amoureux de lui-même parce qu’il s’aime lui-même bien qu’il n’y ait rien d’honnête en lui ; c’est donc lui qu’on devrait principalement (ϰυρίωϛ) appeler « amoureux de soi ».
20Aristote diffère de Platon sur cette question de l’amour de soi dans la mesure où il ne dit rien de la connexion entre l’amour de soi et la complaisance à l’égard de sa propre ignorance et de ses propres défauts. Mais il reprend un point important de la position platonicienne quand il décrit le vertueux comme amoureux du bien plutôt qu’amoureux de lui-même. Pour Aristote, dire que le vertueux aime « le bien », ce n’est pas dire qu’il aime son propre bien, mais qu’il aime ce qui est bon, et que cet amour qui n’est pas autoréférentiel explique l’amour qu’il se porte à lui-même.
21Nous pouvons par conséquent considérer que, selon Aristote, le vertueux n’est amoureux de soi que de façon secondaire et conditionnelle. De ce point de vue, son amour se porte fondamentalement sur ce qui est bon, en lui-même ou dans d’autres ; le vertueux ne s’aime que dans la mesure où il satisfait aux conditions générales de la bonté. Si telle est bien la pensée d’Aristote, alors celui-ci rejette implicitement la thèse eudémoniste d’un bien autoréférentiel.
22Pour notre présent propos, nous n’avons pas à décider si Aristote, dans la Grande Éthique, entend réellement rejeter un eudémonisme autoréférentiel, ni à nous demander si un tel rejet rendrait la Grande Éthique incohérente. Il suffit de relever que ce passage fournit une raison claire de rejeter la primauté de l’amour de soi. Selon l’argument qui y est développé, accepter cette primauté revient à s’empêcher de saisir l’importance, dans la vie et les fins de l’homme vertueux, de ce souci impartial de l’honnêteté qui ne se réfère aucunement au bien d’un individu particulier.
5. Épictète sur l’amour de soi
23Avant d’en revenir à la République, j’aimerais présenter une analyse de l’amour de soi qui s’oppose utilement à celle donnée par Aristote dans la Grande Éthique.
24Selon Épictète, la source de la servilité envers les tyrans est notre inquiétude pour nous-mêmes. Or cette inquiétude n’est pas inévitable ; personne n’est forcé de l’éprouver, elle découle de notre propre jugement10. Épictète dénonce cette inquiétude et cette servilité. À ses yeux, le tyran ne représente pas un danger que l’on aurait de bonnes raisons de craindre ; l’attention qu’il porte au tyran est la même que celle qu’il porte à des objets inanimés, des cruches ou des assiettes par exemple. Par là, il veut signifier qu’il ne trouve pas en sa cruche ou en son assiette quoi que ce soit qui puisse modifier les fins qu’il est convaincu de devoir poursuivre. Il en prend soin simplement parce qu’il veut manger et boire ; bien entendu, si elles se cassent, ce sera ennuyeux, mais il ne verra pas là une raison de changer sa conception de sa vie. Il dit ainsi au tyran que personne ne le tient pour un être humain, car personne ne veut devenir semblable à lui ; par contre, on veut devenir semblable à Socrate (5-6).
25Épictète anticipe une objection possible : peut-être prendra-t-on son attitude pour de la ϕίλαυτια. Ce qui voudrait dire qu’on ne jugera pas seulement qu’il est exclusivement centré sur lui-même, mais qu’il est également arrogant et aveugle en ce qu’il suppose qu’il n’a pas besoin d’adapter ses intentions aux circonstances extérieures ; il n’est pas alors seulement égoïste, mais aussi trop amoureux de lui-même et de ses propres capacités.
26Épictète répond qu’il ne manifeste qu’un amour de soi et un souci de soi qui requièrent qu’on agisse en vue de soi-même11. Le principe de l’amour de soi, en tant que distinct de la ϕιλαυτία, demande qu’on agisse en vue de soi-même. Agir en vue de soi-même est impliqué dans l’injonction stoïcienne du souci de soi, ou « conciliation » (οἰϰείωσιϛ) d’un animal avec soi-même. Un point nécessaire de l’argument d’Épictète est que les aspects autoréférentiels de la conciliation sont une caractéristique permanente d’un agent rationnel ; c’est en effet ce souci de soi qui justifie son refus de tenir compte du tyran. Épictète utilise ici les termes employés dans la Grande Éthique : « s’écarter » (ἐξιστάναι) ou « céder » aux autres ; il soutient que l’homme vertueux ne s’écartera jamais de son propre intérêt12.
27Selon Épictète, le souci de nous-mêmes promeut le souci du bien commun quand nous reconnaissons de manière plus exacte notre nature d’agents rationnels. Il rejette implicitement la suggestion de la Grande Éthique selon laquelle il faut limiter l’amour de soi en le reliant à ce qui est bon ; il pense au contraire que si l’on comprend exactement sa propre nature, un attachement adéquat à ce qui est bon en résulte nécessairement.
28Il nous faut éclaircir cette transition du souci de soi au souci des autres. Quand Épictète mentionne l’intention de Zeus d’être le dispensateur de la pluie et des fruits et d’être le père des dieux et des hommes, cela peut s’entendre comme des désirs que Zeus peut ou non avoir eus, et qui font qu’il estime rationnel de promouvoir l’intérêt commun. Nous pourrions comprendre que, si Zeus n’avait pas eu ces désirs, il n’en aurait pas été moins rationnel, mais il n’aurait eu alors aucune raison de promouvoir l’intérêt commun.
29Ce n’est cependant pas la position d’Épictète. Quand il prend l’exemple de Zeus pour illustrer un principe général, il dit que Zeus a constitué la nature d’un animal rationnel de telle façon que cet animal ne puisse rien accomplir pour son propre bien sans promouvoir du même coup l’intérêt commun. Il ne dit pas seulement : si vous voulez être un bienfaiteur, il vous faudra faire du bien aux autres, il affirme : par votre constitution, vous ne pourrez pas vous faire du bien à vous-même sans faire du bien aux autres. Si Zeus n’avait pas voulu faire du bien aux autres, il n’aurait pas pu réaliser son propre bien.
30En traitant de cette façon du souci de soi, Épictète profite de la possibilité, laissée ouverte par l’eudémonisme, de reconnaître des biens non instrumentaux qui ne sont pas des états de nous-mêmes. Selon lui, contrairement à la Grande Éthique, le souci légitime pour ces biens n’est ni antérieur au souci de soi ni indépendant d’un tel souci.
6. Le bien et le bien propre
31Ces observations sur la Grande Éthique et sur Épictète devraient nous aider à découvrir ce dont nous avons besoin dans la République. Si Platon est d’accord avec la Grande Éthique, nous pouvons croire à bon droit qu’il rejette l’eudémonisme, ou du moins qu’il ne l’affirme pas. Si, au contraire, il est plus proche d’Épictète, il n’abandonne pas l’eudémonisme. Je ne veux pas dire par là que Platon se soit clairement représenté de telles possibilités : mais celles-ci ne reposent pas sur des affirmations ou des distinctions qui lui sont étrangères ou inintelligibles, et elles peuvent suggérer des positions qu’il peut à tout le moins avoir implicitement à l’esprit.
32Est-ce que les remarques de Platon à propos de la Forme du Bien impliquent le rejet de l’eudémonisme ? Il semble dire ceci : « … un homme juste se consacre au bien, non à son propre bien ; et ce sont là des choses très différentes13. » Nous pourrions en inférer un rejet de l’eudémonisme, en voyant là l’explication du raisonnement pratique de l’homme juste.
33L’attachement à la Forme du Bien pourrait en effet sembler entrer en conflit avec le souci de son propre bonheur, parce que cette Forme n’est le bien de personne, et n’est bonne pour personne. Sa bonté n’est pas simplement le bien qu’on cherche à accomplir dans l’action vertueuse ; elle est aussi la bonté que réalise le cosmos entier. On attend des philosophes-rois décrits dans la République qu’ils cherchent à connaître la Forme du Bien et soient guidés par la connaissance qu’ils en ont dans leurs choix et leurs actions, de sorte qu’ils l’inscrivent dans leur vie individuelle et dans les structures, institutions et pratiques de la cité idéale.
34Néanmoins, ces aspects de la Forme du Bien ne sont inconciliables avec l’eudémonisme que si l’attachement du philosophe à la Forme est une fin ultime, antérieure au souci de son propre bonheur et indépendante de lui. En ce cas, Platon s’accorderait avec la Grande Éthique pour considérer que l’homme de bien est d’abord et fondamentalement amoureux de ce qui est bon, et seulement de façon dérivée et conditionnelle, amoureux de lui-même. Si cependant il estime que les philosophes s’efforcent de réaliser la Forme du Bien parce que c’est ce qui promeut leur propre bien, Platon accepte encore l’eudémonisme.
35Considère-t-il donc que la Forme du Bien remplace entièrement toute référence au bien propre ? On peut supposer que c’est en effet ce qu’il soutient dans le passage qui traite de la fin ultime de l’action. Socrate oppose d’abord nos comportements envers des choses honnêtes et justes à notre comportement envers des choses bonnes (505d5-10)14. Ici, il se réfère évidemment à des fins et des motivations humaines, et surtout à des comportements à l’égard du bien. Il en infère qu’il est important d’apprendre ce que peut être le bien, parce que chaque âme le recherche15. Si Platon veut dire que chaque âme recherche la Forme du Bien, ne faut-il pas admettre que, selon lui, c’est la Forme du Bien, et non pas son bien propre, qui est la fin ultime des actions de chacun ?
36Pour répondre à cette question, il faut se demander tout d’abord si, dans ce passage, Platon parle de la Forme. Socrate a introduit la Forme comme le plus important objet d’étude (μέγιστον μάθημα, 505a2). Pour expliquer pourquoi il faut s’instruire de la Forme, il cite les désaccords sur le bien et indique que les deux thèses communément admises prêtent à de sérieuses objections ; le bien semble n’être ni le plaisir ni l’intelligence (505b5-d4). Ces désaccords ont leur source dans des questions relatives à la constitution du bien humain, c’est-à-dire du bonheur. Les deux thèses reçues sont celles discutées dans le Philèbe. La difficulté qu’il y a à résoudre ces désaccords explique les doutes et l’incertitude que souligne ici Socrate.
37Ce contexte nous indique donc que Platon s’occupe ici du bien humain, et non pas principalement de la Forme. Nous pouvons le confirmer en nous référant à la remarque de Socrate sur l’embarras et la confusion au sujet du bien. Cette confusion nous empêche de récolter le bénéfice que nous cherchions à obtenir grâce à des choses qui semblent honnêtes et justes (505e3-4). L’introduction de « l’avantage » (ὄϕελοϛ) indique qu’un agent recherche pour lui-même un certain bien et ne réussit pas à le trouver. En ce cas, Platon songe au bien spécifique de tel ou tel individu particulier, et non pas à la Forme du Bien.
38Proclus semble comprendre ce texte ainsi. Après avoir mis l’accent sur les remarques de Platon à propos du fait de « posséder » (ϰτᾶσθαι) le bien (505d5-9), il soutient que Platon parle du bien qu’on peut posséder, par opposition à la Forme séparée du Bien16. Proclus tire évidemment cette opposition de la discussion d’Aristote sur la Forme du Bien (Éthique à Nicomaque, 1096b31-5). Il soutient que Platon a quelque chose à dire à propos du bien qu’on peut posséder et qu’il le distingue de la Forme du Bien17.
39D’après cette interprétation, Platon ne donne pas à entendre que la Forme du Bien est, en tant que telle, la fin ultime que cherche toute chose18. En disant cela, je ne veux évidemment pas nier que, pour Platon, la Forme du Bien soit en un sens la cause finale de toute chose. Je nie simplement qu’on puisse tirer une telle doctrine de ce passage, passage qui ne traite pas de la Forme. Je nie donc que Platon, dans ce texte, considère la Forme du Bien comme étant la sorte de fin qui se substitue effectivement au bonheur comme fin recherchée par chacun.
40Le passage que j’ai discuté me semble fournir le meilleur témoignage de la conception selon laquelle les philosophes, qui comprennent la nature de ce qui est bon, rechercheront la Forme du Bien plutôt que leur propre bonheur. Quoi que puisse dire d’autre ou impliquer Platon à propos de cette Forme, il ne dit ni n’implique rien d’autre que l’on puisse utiliser pour rejeter l’eudémonisme.
41Il ne faudrait pas en conclure que je prétends que la Forme du Bien est sans importance d’un point de vue pratique, ou qu’elle n’introduit aucune différence dans les mobiles du philosophe. Si Platon accepte l’eudémonisme comme l’explication correcte de la fin ultime, il estime qu’un philosophe atteint son propre bonheur par la réalisation, dans sa propre vie et dans les vies d’autrui en lesquelles il intervient, de l’espèce de bonté qu’il découvre en comprenant la Forme du Bien. On pourrait sans doute qualifier justement cette relation à la Forme comme « une aspiration », pourvu qu’on ne voie pas en cela la description d’un conflit possible entre la fin ultime du philosophe et la poursuite de son propre bonheur.
42Je n’ai pas voulu démontrer qu’il fallait interpréter ce passage de manière à le rendre compatible avec une explication eudémoniste de l’action rationnelle. J’ai plaidé en faveur d’une thèse plus modeste : si les livres précédents de la République nous inclinent à attribuer à Platon une position eudémoniste, la métaphysique platonicienne de la nature du bon ne nous fournit aucune raison de changer d’avis.
7. Le choix du gouvernant
43On peut maintenant aborder sans préjugé la description que nous donne Platon de la participation des philosophes au gouvernement de la cité idéale. Même si ce que nous venons d’exposer à propos de la Forme du Bien est correct, nous nous trouvons face à un commencement de preuve du rejet de l’eudémonisme. Socrate déclare que les philosophes ne consentiront pas de bon gré (ἑϰόντεϛ) à abandonner l’étude des Formes pour gouverner, parce qu’ils « se croient déjà établis dans les Îles des Bienheureux » (519c4-6). C’est pourquoi la cité leur imposera de rentrer et de prendre leur part du gouvernement. Glaucon demande alors si la cité ne commettra pas envers eux une injustice (ἀδιϰήσομεν), et ne les condamnera pas à une vie pire, alors qu’une vie meilleure leur serait possible (519d8-9).
44Socrate pourrait lui donner l’une de ces deux réponses : 1) la cité impose aux philosophes de passer une vie moins heureuse que celle qu’ils auraient eue autrement, mais elle ne les traite pas injustement ; 2) la cité ne les traite pas injustement et ne leur impose pas de vivre une vie moins heureuse que celle qu’ils auraient eue autrement. La position de Platon est difficile à établir, car il est difficile de voir laquelle de ces deux réponses il donne.
45En faveur de la première réponse, il faut admettre que Socrate ne répond directement qu’à la question portant sur la justice. Il soutient que la cité n’exige des philosophes que le juste paiement de la dette contractée pour la formation philosophique qu’ils ont reçue (520a6-d5). Il demande à Glaucon si, étant donné la justice de cette requête, les philosophes ne consentiront pas (οὐϰ ἐθελήσουσιν, 520d7) à participer à la charge du gouvernement. Glaucon répond que sans nul doute ils y consentiront, puisqu’ils sont des hommes justes et que ce que la cité exige d’eux est juste. Socrate rappelle alors à Glaucon que la cité idéale n’est pas construite pour assurer un bien-être exceptionnel (διαϕερόντωϛ εὖ πράξει, 519e2) à telle ou telle classe de citoyens, mais pour assurer le bien-être de la cité entière. On pourrait en inférer que les philosophes doivent sacrifier leur bien-être à celui de l’ensemble de la cité.
46Socrate, pourtant, ne va pas jusqu’à cette conclusion. Sa remarque sur l’organisation de la cité idéale montre que le philosophe doit se soucier de choses en dehors de son propre bien ; ce qui n’implique pas qu’il doit se soucier de ces choses pour atteindre une fin ultime quelconque en dehors de son propre bien.
47Je ne veux pas dire que ces déclarations de Platon à propos des philosophes gouvernants doivent être interprétées dans un cadre eudémoniste. Je dis simplement qu’elles n’impliquent pas un rejet de l’eudémonisme. Si, à cause d’autres passages de la République, nous sommes convaincus que Platon accepte ce cadre eudémoniste, ses déclarations à propos des philosophes ne devraient pas nous faire changer d’opinion.
48Si le passage sur la Forme du Bien avait impliqué un rejet de l’eudémonisme, il serait certes raisonnable d’interpréter les déclarations à propos des philosophes gouvernants comme reflétant la même position anti-eudémoniste. Mais nous avons vu qu’en fait le passage sur la Forme du Bien ne rejette pas l’eudémonisme ; il ne peut donc fournir un argument en faveur d’une prétendue incohérence entre l’obligation de gouverner faite aux philosophes et l’eudémonisme.
8. L’amour, le beau et le bien
49Si l’on admet que j’ai raison dans mon interprétation de la République, Platon soutient que la forme fondamentale du désir rationnel est le désir du bien propre et du bonheur, et que les autres objets du désir rationnel sont poursuivis en vue d’atteindre le bonheur. Si on est à la recherche de contre-exemples possibles de cette position dans d’autres Dialogues, il faut examiner le Banquet et ce qui y est dit sur l’honnête et le beau (le ϰαλόν). Car si Platon conçoit le désir du beau comme le désir d’un objet ultime qui n’est pas désiré en vue du bonheur personnel, il reconnaît alors qu’il existe au moins un objet de désir rationnel qui se situe en dehors du cadre eudémoniste.
50Pour montrer que ce n’est pas là le rôle dévolu par Platon à l’honnête, regardons le début du discours de Diotime. Elle introduit un interlocuteur anonyme qui demande à Socrate et à elle-même : « celui qui aime les belles choses aime ; qu’est-ce qu’il aime ? » (204d5-6). Socrate répond : « qu’elles finissent par être à lui » ; mais il ne peut pas répondre à la question suivante, concernant l’état du possédant quand les choses belles sont à lui (204d7-11). L’interlocuteur cherche à aider Socrate, en remplaçant « beau » par « bon ». Socrate identifie alors facilement l’état de celui à qui de bonnes choses sont présentes : il est heureux, et le bonheur est la fin ultime, fin qui n’autorise aucune question supplémentaire, telle que « à quelle fin cherchez-vous le bonheur ? » (204e1-205a4). Diotime explique ensuite à Socrate que « tout désir des choses bonnes et du bonheur » est proprement nommé « eros », et qu’on ne doit pas limiter le terme « eros » aux désirs habituellement nommés érotiques. En fait, tout le monde n’a qu’une fin à l’esprit, accomplir des choses bonnes (205d10-206a1 ; cf. Rép., 505d5-9).
51Ce texte nous rappelle quelques passages d’autres Dialogues à propos du désir du bien19. Peut-être Platon fait-il allusion à des discussions antérieures qu’il juge pertinentes pour son présent propos. Mais même si ces échos verbaux ne découlent que de la similitude du sujet, on est forcé de reconnaître que le passage du Banquet pose également le bonheur comme fin ultime, et fait du désir de bonheur le désir rationnel premier, par rapport auquel comprendre les autres désirs rationnels.
52Dans ce contexte, Diotime discute le discours d’Aristophane sur la poursuite de la « moitié perdue » (cf. 191a-b). Elle soutient, contre Aristophane, que nous n’aimons pas inconditionnellement ce qui est nôtre, puisqu’il nous arrive même de choisir (ἔθελειν) de nous faire couper des membres, si nous les estimons défectueux (πονηρά)20. Cette distinction entre « aimer ce qui est à soi » et « aimer le bien » correspond-elle à la division qui se trouve peut-être dans la Grande Éthique entre amour de soi et amour du bien ?
53La réponse à cette question dépend du sens donné à l’expression « aimer le bien ». En effet, 1) si Platon se soucie de l’amour de ce qui est bon, on pourrait inférer qu’il estime l’amour de soi secondaire par rapport à cet amour-là ; 2) si, en revanche, il se soucie de l’amour de ce qui est bon pour soi, il tient l’amour de soi (c’est-à-dire le souci du bien propre et du bien-être propre) pour premier21.
54Le contexte doit nous incliner à choisir la deuxième interprétation. Quand Diotime remarque que nous choisissons de nous faire couper des membres s’ils sont défectueux, elle ne veut probablement pas dire que je m’en débarrasse parce que ce sont de mauvais spécimens de bras ou de jambes ; elle pense plus vraisemblablement à des amputations ayant pour but la survie ou la santé. Le bon et le mauvais sont déterminés par le bien-être de l’agent auquel appartiennent ces membres. Cela s’accorde bien à la remarque de Diotime qui précède immédiatement : eros est le désir des choses bonnes et du bonheur (205d1-3).
55L’accent mis par Diotime sur la priorité du bonheur est spécialement significative à ce stade de la discussion. Car elle s’apprête à expliquer la progression allant du désir de l’honnête et du beau jusqu’à la Forme du Beau ; elle déclare à Socrate que la droite manière de s’avancer en amour est de traverser les diverses belles choses « en direction de cette beauté-là » (211c3), la Forme de la Beauté. Ceux qui ont vu cette Forme la reproduisent dans leurs actions (212a5-7). La Forme du Beau n’est évidemment pas un caractère qui nous est propre, à la manière dont notre propre bonheur l’est. Et reproduire ce caractère n’est pas une activité qui se limiterait à notre personne, puisque les poètes et les législateurs reproduisent également le beau. Mais Platon a fait de son mieux pour rendre évident que son intention n’était pas de nier la primauté du bonheur, puisqu’il souligne fortement cette primauté immédiatement avant de parler du désir et de la Forme du Beau.
56Ce texte du Banquet confirme par conséquent l’interprétation que j’ai donnée du livre VI de la République. J’ai soutenu qu’on y trouve une distinction entre le désir du bien propre comme fin ultime et le désir de la Forme du Bien, et que cette Forme n’y est pas identifiée à la fin ultime de chacun. La République elle-même, dans ce livre VI, montre suffisamment clairement que telle est la structure de la conception platonicienne du bien. Mais même si on hésitait encore à tirer cette conclusion après la lecture de ce passage de la République, la lecture du Banquet devrait la rendre incontestable, puisque les distinctions pertinentes y sont explicitement et nettement tracées.
9. Aristote : le beau et le bien
57Quoique j’aie maintenu que Platon en disait suffisamment pour rendre claire son acceptation de la doctrine eudémoniste telle que je l’ai décrite, il me faut néanmoins avouer qu’il n’entre pas dans les détails. Je vais donc tenter de préciser davantage la conception que je lui attribue en commentant l’exposition aristotélicienne d’une doctrine similaire.
58Comme nous l’avons vu, on pourrait être tenté d’inférer un rejet de l’eudémonisme à partir de la reconnaissance par Platon de la rationalité d’actions qui tendent de manière non instrumentale à un certain état de chose distinct d’une quelconque condition de l’agent : le bon ordre de la cité ou la reproduction de caractères tirés de la forme de la Beauté, par exemple.
59De la même façon, si on voulait établir qu’Aristote rejette l’eudémonisme, on pourrait avancer certaines raisons de penser qu’il exige lui aussi des hommes vertueux qu’ils agissent en vue d’atteindre un certain état de chose distinct de tout ce qui regarde leur propre condition. Comme Platon, il attend du vertueux qu’il s’efforce de réaliser un certain état du monde distinct de tout état qui lui est propre, et de tendre à cet état du monde en vue de cet état lui-même. Puisqu’il soutient que les hommes vertueux agissent « à cause de l’honnête » (τοῦ ϰαλοῦ ἕνεϰα), et que l’honnête est un aspect des actes et non de l’agent, on pourrait conclure qu’Aristote rejette l’eudémonisme.
60Mais aucune de ces affirmations concernant le ϰαλόν ne montre qu’Aristote éprouve le moindre doute quant au fait que l’eudémonisme reste l’explication correcte de la rationalité pratique et de la motivation rationnelle. Tout comme il est plus explicite que Platon au sujet de l’honnête comme objet d’une poursuite rationnelle, il est aussi plus explicite au sujet du bonheur comme étant le fondement d’une telle poursuite rationnelle. L’homme vertueux cherche à effectuer des actions honnêtes parce que son bonheur consiste en de telles actions. Quoiqu’il poursuive un objet extérieur à lui-même, la fin pour laquelle il poursuit cet objet est clairement autoréférentielle.
10. L’Éthique à nicomaque et l’amour de soi
61Ces remarques sur l’eudémonisme d’Aristote ne tiennent pas compte de la discussion de l’amour de soi dans la Grande Éthique, car nous avons vu que cette discussion comporte (qu’Aristote en soit conscient ou non) une objection contre l’eudémonisme. Il faut par conséquent nous tourner plutôt vers l’analyse de l’amour de soi dans l’Éthique à Nicomaque. Sur de nombreux points, Aristote se sert d’expressions différentes pour marquer les mêmes distinctions que celles qui sont également présentes dans la Grande Éthique. Il soutient encore que l’homme vertueux s’aime lui-même quand il s’agit de l’honnête, mais non pas quand il s’agit de l’avantageux. Mais Aristote omet complètement la remarque qui conclut la discussion dans la Grande Éthique ; il ne dit pas que les hommes vertueux sont en priorité des amoureux de ce qui est bon qui ne s’aiment eux-mêmes que dans la mesure où ils sont bons.
62Pour expliquer cette omission dans l’Éthique à Nicomaque, il peut être utile d’en examiner un passage qui est sans parallèle dans la Grande Éthique. Celle-ci distingue le vertueux du vicieux selon deux axes d’opposition : le souci de l’honnête contre le souci de l’avantageux, et l’amour de ce qui est bon contre l’amour de soi. L’Éthique à Nicomaque remplace le second axe par celui de l’opposition entre la raison et la passion. Selon Aristote, celui qui s’aime droitement lui-même diffère de celui qui se trompe dans cet amour, tout comme la vie guidée par la raison s’oppose à la vie guidée par la passion, et comme le désir de l’honnête diffère du désir de ce qui semble avantageux (1169a3-6)22 . De plus, la vie selon la raison est étroitement liée au fait de se concevoir soi-même comme un être rationnel. Puisque la partie rationnelle est ce qui est le plus proprement soi-même, et puisque l’homme vertueux aime en lui-même son aspect rationnel, c’est lui qui, plus que tous les autres, s’aime lui-même (1169a2-3).
63La différence d’avec la Grande Éthique permet d’expliquer pourquoi Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, n’affirme pas que le vertueux est un amoureux du bien plutôt que de lui-même. La Grande Éthique semble nier que l’homme vertueux est essentiellement amoureux de lui-même, parce qu’on pourrait s’aimer soi-même tel qu’on est sans exiger de ce soi-même qu’il soit bon ; en ce cas, l’amour de soi-même pourrait conduire à une action mauvaise. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote répond que nous ne pouvons vraiment nous aimer que si nous avons une juste compréhension de nous-mêmes ; si nous ne reconnaissons pas que nous sommes avant tout des agents rationnels, nous ne comprenons pas correctement notre identité, et notre amour ne s’adresse pas à nous-mêmes tels que nous sommes réellement. L’amour de soi et la vertu sont liés, non pas parce qu’il faut limiter l’amour de soi par l’amour du bien, mais parce que l’amour de soi doit être guidé par une conception vraie de ce qu’on est.
Notes de bas de page
1 H. Sidgwick, Outlines of the History of Ethics, Bristol, Themmes Press, 1996 [1931], p. 197 sq.
2 Cf. τῷ μέλλοντι μαϰαρίῳ ἔσεσθαι, 358a2-3.
3 Schopenhauer, par exemple, défend cette vue en faisant référence au livre II : « tous les systèmes moraux de l’Antiquité, à la seule exception de celui de Platon, sont des guides de la vie bienheureuse ; (…) la vertu est le seul chemin qui conduise au vrai bonheur ; c’est pourquoi le sage <l’homme prudent> se déclare son adepte » (Le Monde comme volonté et représentation, trad. Burdeau, Paris, PUF, 1992, p. 840). Il ajoute à propos de la République : « Platon, principalement dans la République dont c’est l’idée centrale, enseigne précisément que la vertu ne doit être adoptée que pour elle seule, même si le malheur et la honte devaient s’y associer irrémédiablement » (Le Monde, op. cit., p. 656, cf. p. 126). La plupart des interprètes plus récents ne feraient pas usage de cet appel platonicien (à une vertu choisie pour elle-même) dans l’idée de montrer que Platon n’est pas eudémoniste. J’ai mis en évidence que le livre II, où Platon introduit cette exigence, situe cette dernière dans un contexte qui est clairement eudémoniste, et il en va de même dans le livre IV.
4 M.B. Foster formule d’une manière plutôt radicale cette idée que les exigences auxquelles Platon soumet les philosophes transcendent le cadre eudémoniste. Commentant 520d, il dit : « Ce passage est remarquable car il contient la conception, exprimée à ma connaissance nulle part ailleurs dans la philosophie grecque, de l’obligation morale ou du devoir. La philosophie grecque en général définissait l’action droite comme celle qui conduisait au bien le plus élevé de l’agent ; à une telle action manque une caractéristique essentielle pour un acte de devoir, qui est que l’obligation de l’accomplir soit sans considération pour le bien de l’agent. Dans la République, tous les actes de la vie d’un gardien jusqu’au moment où il est contraint de retourner dans la Caverne sont jugés d’après la norme précédente : ils sont bons ou mauvais selon qu’ils sont ou non des moyens pour atteindre le bien le plus élevé, qui est l’accomplissement de la vie la meilleure. Mais l’ordre de retourner dans la Caverne est, et est clairement reconnu comme tel, un ordre d’abandonner une vie meilleure pour une pire. Si cet acte est juste, alors il l’est dans un sens différent de celui qui consiste à se diriger vers son bien le plus élevé » (« Some implications of a passage in Plato’s Republic », Philosophy 11, 1936, 301-8, p. 301-2).
5 Voir Thomas Reid, Essays on the Active Powers of the Human Mind, B. Brody (ed.), Cambridge Mass., MIT Press, 1969, p. 211 : « Les meilleurs moralistes parmi les Anciens dérivaient toutes les vertus de ce principe [considérer par-dessus tout notre bien]. Car chez eux, tous les problèmes moraux étaient réduits à cette question : quel est le plus grand bien ? ou, quelle manière de se conduire est la meilleure pour nous ? »T. Reid est suivi par Dugald Stewart (Philosophy of the Active and Moral Powers, in Works, ed. W. Hamilton, Edinburgh, Constable, 1855, vol. 6, p. 219) : « De même que certains auteurs ont supposé que le vice consiste dans une attention excessive prêtée à notre propre bonheur, d’autres sont allés à l’extrême opposé, et ont dépeint la vertu comme une simple affaire de prudence, et le sens du devoir comme n’étant rien qu’un autre nom pour l’amour de soi rationnel (…) Pour bon nombre des meilleurs moralistes de l’Antiquité, notre sens du devoir était ramené à l’amour de soi, et toute l’éthique réduite à la question : quel est le bien suprême ? ou, en d’autres termes, qu’est-ce qui est finalement le plus efficace pour nous conduire au bonheur ? »
J’ai davantage approfondi certaines de ces questions dans « Eminent Victorians and Greek ethics », dans Essays on Henry Sidgwick, B. Schultz (ed.), Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 279-310, et dans « Kant’s criticisms of eudaemonism », dans Aristotle, Kant, and the Stoics, J. Whiting and S. Engstrom (eds.), Cambridge, Cambridge University Press, 1996. Je suis redevable à la discussion très éclairante de Sidgwick par W.K. Frankena, « Sidgwick and the history of ethical dualism », dans Essays on Sidgwick, op. cit., p. 175-198.
Certains auteurs ont maintenu que l’eudémonisme est séparable de la primauté de l’amour de soi et de la réduction de la moralité à la prudence. Par exemple Julia Annas soutient cette thèse dans The Morality of Happiness, Oxford, Oxford University Press, 1993, chap. 1, p. 15, et dans « Prudence and morality in ancient and modern ethics », Ethics 105, 1995. J’ai exprimé quelques réserves sur sa position dans « Happiness, virtue, and morality », Ethics 105, 1994, et dans « Prudence and morality in Greek ethics », Ethics 105, 1995.
6 En 731e3, δεῖν peut être compris comme renvoyant soit à une nécessité naturelle (qui dérive du ϕύσει de la ligne précédente), soit à une nécessité rationnelle (c’est-à-dire : « il devrait en être ainsi »).
7 Je considérerai que la substance de la Grande Éthique est aristotélicienne et antérieure à l’Éthique à Eudème et l’Éthique à Nicomaque. Mais l’emploi que je fais de c e passage ne dépend pas de cette considération.
8 Je considère qu’en 1212a33 τοῦτο πράττει se réfère à des actions ἐν τοῖϛ ϰατὰ τὸ λυσιτελέϛ, a30.
9 μόνον γάρ, εἴπερ ϕιλεῖ αὐτὸϛ ἑαυτόν, ὅτι ἀγαθόϛ, 1212b19-20.
10 « Il n’est pas possible qu’un être libre par nature soit troublé ou empêché par un autre que par lui-même ; ce sont ses propres opinions qui le troublent. Lorsqu’un tyran dit : “j’enchaînerai ta jambe”, celui qui attache du prix à sa jambe dit : “Non, par pitié !”, mais celui à qui sa volonté [son choix rationnel, προαίρεσιϛ] est précieuse, réplique : “Enchaîne-là, si tu y trouves ton avantage. – Tu ne t’en inquiètes pas ? – Je ne m’en inquiète pas. – Je vais te montrer que je suis le maître ! – Et comment feras-tu ? Zeus m’a laissé libre. Crois-tu qu’il allait laissait réduire son fils en esclavage ? Tu es maître de ce cadavre qu’est mon corps, prends-le. – Alors, lorsque tu viens à moi, tu ne prends pas soin de moi ? – Non pas, mais de moi-même. Si tu veux me faire dire que je prends soin de toi, oui, comme je le fais de ma cruche.” » (Entretiens, I, XIX, 8-10, trad. E. Bréhier revue par P. Aubenque, dans P.-M. Schuhl, Les Stoïciens, Paris, Gallimard, 1963).
11 « Ce n’est point égoïsme [ϕίλαυτον] : l’être vivant est ainsi de naissance ; il fait tout pour lui. Le soleil aussi fait tout pour lui, et Zeus lui-même ne fait pas autrement. Mais lorsqu’on le qualifie de “Pluvial”, de “Fécondant”, de “Père des hommes et des dieux”, il est visible qu’il ne peut accomplir ces actes et mériter ces attributs que s’il est utile à la communauté des êtres ; et généralement, il a doué l’animal raisonnable d’une nature telle qu’il ne peut lui-même atteindre aucun des biens qui lui sont propres, sans contribuer à l’intérêt commun. Aussi ce n’est pas être insociable [indifférent au bien commun, ἀϰοινώνητον] que d’agir toujours en vue de soi-même. Qu’attends-tu donc ? Que l’on fasse abstraction de soi-même et de son intérêt propre ? Et comment l’attachement [conciliation, οἰϰείωσιϛ] à soi-même serait-il encore un seul et même principe pour tous les êtres ? » (Entretiens, op. cit., I, xix, 11-15).
12 Ce passage est discuté par R.F. Dobbin, Epictetus Discourses Book I, transl. with an introd. and commentary by R.F. Dobbin, Oxford, Clarendon Press, 1998, ad loc. ; G. Striker, Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 287 ; J. Annas, Morality of Happiness, op. cit., p. 274 sq.
13 « … a just person is a devotee of the good, not of his own good ; and these are very different things », John Cooper, Reason and Emotion, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 145. Je ne veux pas dire que Cooper rejette sans ambiguïté une explication eudémoniste de la motivation d’une personne juste. Un jugement sur sa position requerrait une discussion détaillée des pages p. 145-147. Voir aussi C.R. Morris, « Plato’s Theory of the Good Man’s Motives », Proceedings of the Aristotelian Society 34, 1933-1934, 129-42, p. 138 : « le philosophe est mû par la connaissance de l’Idée du Bien, non par le désir de son propre bien ». Une thèse similaire sur l’attitude du philosophe est défendue par J. Annas, Introduction to Plato’s Republic, Oxford, Clarendon Press, 1981, p. 267 : « … ils n’agissent pas pour ou contre les intérêts de qui que ce soit, mais selon les prescriptions impersonnelles de ce qui est absolument juste et bon » (Annas explique et nuance son propos p. 267-9).
14 « De plus, n’est-il pas manifeste que beaucoup de gens choisiraient de faire et de posséder et de sembler (δοϰεῖν) <faire et posséder> les choses qui semblent justes et honnêtes mais, lorsqu’ils en viennent aux choses bonnes, personne n’est plus satisfait de posséder ce qui semble bon, mais tous recherchent les choses qui sont bonnes, et dans ce cas, tout le monde méprise la simple semblance ? » (505d 5-10). Je considère que δοϰεῖν renvoie par exemple à la réputation des gens du point de vue de la justice conventionnelle (J. Adam, The Republic of Plato, Cambridge, Cambridge University Press, 1902, ad loc., renvoie à 361b7-8 ; Chambry traduit « faire croire », et Jowett formule la même idée). Quelques traducteurs le comprennent comme si le verbe signifiait « penser » ou « croire » (Shorey, Grube-Reeve, Lindsay).
15 « Ceci : alors que chaque âme poursuit et en vue de quoi elle se donne toutes les peines du monde (πάντα πράττει), croyant intuitivement qu’il existe bien quelque chose de tel, mais embarrassée et incapable de saisir adéquatement ce que c’est réellement et incapable de s’appuyer sur une conviction solide de l’espèce <sur laquelle elle s’appuie> pour ce qui est des autres choses, et qui pour cette raison, ne peut tirer profit de ce qu’il peut y avoir d’avantageux dans les autres choses – au sujet donc de cette sorte de chose, de cette chose si grande, disons-nous que ces gens qui sont les meilleurs de la cité, à qui nous confions toute chose, doivent être aussi plongés dans cette obscurité ? » (505e 11-506a 2). Les traducteurs rendent souvent πάντα πράττει comme s’il était écrit πάντα πράττει ἃ πράττει. Cela ne concorde guère avec la phrase précédente.
16 « Car à partir de cela, il est clair qu’il recherche le bien qui peut être possédé (ϰτητόν), non le bien qui est séparé de nous ; car ce que nous possédons n’est pas <le bien séparé>, mais celui qui est en nous, auquel chaque âme, dit-il, croit intuitivement, et pour la possession duquel elle se donne toutes les peines du monde. Et jusqu’à ici, il a exposé le bien en nous, le décrivant comme quelque chose que nous pouvons posséder et avoir (ἑϰτόν) » (In Republicam, ed. Kroll, I, 273. 10-16).
17 Cf. Proclus, Elements of Theology, a revised text with translation, introduction and commentary by E. R. Dodds, 2nd edition, Oxford, Clarendon Press, 1963, prop. 8.
18 Cf. J. Adam (The Republic, op. cit., ad 505d11) : « L’idée du Bien est ici considérée comme la cause finale. »
19 Le procédé faisant intervenir un questionneur qui s’adresse aux deux principaux interlocuteurs introduit dans le Protagoras le passage où il est question du désir du bien (voir Prot., 353a4). 2) En disant qu’il est évident que nous désirons le bonheur et qu’aucune autre question ne peut à bon droit être soulevée quant à la raison pour laquelle nous voulons être heureux, Socrate nous rappelle ce qui est dit dans l’Euthydème, à savoir qu’il est ridicule de demander si chacun souhaite avoir du bonheur (Euthyd., 278e3-279a1). 3) En disant que nous voulons que les biens nous soient présents, et qu’alors nous serons heureux, Socrate nous rappelle la discussion du désir du beau et du bien dans le Ménon (77c7-d1, 78a4-5). Il faut noter en particulier la transition de ἐπιθυμεῖν + génitif à ἐπιθυμεῖν + τί repris par un infinitif, comme dans le Banquet en 204d5 (ἐρᾶν). 4) En déclarant que nous poursuivons le bien comme unique objet de nos aspirations, il rappelle République VI.
20 « Car ce qu’aime chaque personne n’est pas à mon sens ce qui est sien, à moins que nous ne disions nôtre et nous appartenant le bien lui-même et étranger ce qui est mauvais, dans la mesure où rien d’autre que le bien n’est pour les hommes objet de leur amour » (Banquet, 205e5-206a1).
21 Cf. République, 586e1-2, qui identifie τὸ βέλτιστον ἑϰάστῳ avec τὸ οἰϰειότατον. Le datif indique qu’il s’agit de ce qui est bon pour quelqu’un, par opposition au bien en général.
22 En 1169a6, je lis ὀρέγεσθαι τοῦ ϰαλοῦ avec Susemilh (OCT : ὀρέγεσθαι ἢ τοῦ ϰαλοῦ). La défense par Burnet de la leçon procurée par l’OCT soulève une intéressante question sur le but poursuivi par l’individu vicieux. J’ai discuté ce point dans « Vice and Reason » (à paraître, Journal of Value Inquiry).
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Thémistius
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