Histoire, politique et pratique aux livres VIII et IX de la République
p. 149-168
Texte intégral
On tire difficilement un homme de lui-même pour l’intéresser à la destinée de tout l’État, parce qu’il comprend mal l’influence que l’État peut exercer sur son sort.
A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique
République viii (543a1)-ix (576b3) : un passage confus ?
1Dans le passage 543a1-576b3 de la République, Platon expose une succession réglée, du meilleur vers le pire, de régimes politiques et de types humains qui leur correspondent. Malgré l’examen méthodique de chaque régime et de chaque type d’homme, la causalité rendant compte de leur succession semble confuse. On peut également estimer contestable la valeur historique de cette présentation des régimes, juger énigmatiques le « nombre nuptial » et sa signification, peu rigoureuse la transformation du régime idéal en régimes politiques empiriques, mal déterminées les limites de la ressemblance tripartite entre microcosme psychologique et macrocosme politique, discutable la priorité méthodologique de l’un sur l’autre, et insuffisamment fondé le principe de détermination des valeurs dominantes, individuelles et collectives. Faut-il en conclure que « Platon, ne [distinguant] jamais clairement les endroits où il parle en théoricien de ceux où il évoque des faits de son époque », nous plonge dans la « confusion »1 ?
2Or deux points de ce texte ne sont jamais soulevés, qui pourraient pourtant nous faire sortir de cette « confusion ».
3Tout d’abord, la nécessité des types psycho-politiques intermédiaires n’est jamais mise en question. Si l’examen parallèle des cités et des hommes peut se justifier par la fidélité à une méthode choisie au début de l’enquête et qu’il faudrait mener à son terme pour juger de sa fécondité, il est en revanche beaucoup moins évident de savoir à quelle exigence répondent les figures intermédiaires séparant l’homme juste ou le philosophe, du tyran et de l’homme tyrannique, et le régime aristocratique de la tyrannie. D’autre part, en admettant l’utilité de ces étapes intermédiaires, pourquoi dès lors coupler la visée hiérarchique du passage à une structure dynamique ? Un simple classement hiérarchique des régimes et des hommes, tel que Le Politique et les Lois en offrent l’exemple2, aurait pu suffire.
4Aussi l’objet de Platon dans tout ce passage n’est, me semble-t-il, ni de dresser une classification théorique des régimes et des hommes, ni de narrer une histoire politique à la manière de ses contemporains ; il est de proposer une histoire schématique qui, ordonnée à la norme de l’intelligibilité de l’être dont les philosophes-rois sont les garants dans le régime le meilleur, puisse éclairer la pratique politique à l’échelle individuelle (et dans une moindre mesure, à l’échelle collective). Les livres VIII et IX de la République prennent ainsi acte des exigences de l’expression politique de la rationalité pratique. Pour le montrer, examinons au préalable, à des fins de comparaison, les classifications des régimes qui se trouvent dans le Politique et dans les Lois.
Classer les régimes
Points communs et différences des diverses classifications
5Quatre thèmes sont communs aux passages classificatoires de la République, du Politique et des Lois : 1) la détermination d’un rapport entre un régime défini comme « idéal » ou droit, et les régimes historiques ou empiriques ; 2) le souci de penser la nature des régimes et d’en déterminer le nom sur la base de critères tous subordonnés en dernier ressort à celui du savoir ; 3) l’élaboration d’une typologie de régimes imparfaits servant à rendre compte de la diversité empirique des régimes historiques ; enfin 4) la finalité à la fois pratique et théorique de ces classifications.
6Ces trois Dialogues se distinguent néanmoins sur trois points : 1) le point de vue selon lequel sont envisagés les rapports de la théorie et de la pratique ; 2) le point de vue individuel et/ou collectif selon lequel la pratique est visée ; 3) le niveau dialectique du discours tenu, partiellement en fonction des interlocuteurs. Ainsi, le Politique envisage la pratique du point de vue théorique, et du point de vue du gouvernant doté de la science, en utilisant toutes les ressources de la dialectique ; les Lois envisagent la théorie politique du point de vue d’une pratique collective visant à instituer la cité ; la République envisage la théorie politique du point de vue de la pratique individuelle et de sa réception par le non-philosophe.
Le Politique (291c9-303d3)
Les étapes du raisonnement
7Dans le Politique (291c9-303d3), la classification des régimes est fondée sur une hiérarchie inédite, fine et complexe, des critères classificatoires eux-mêmes. Trois étapes se succèdent.
8La première (291d-292b) dénombre et dénomme les régimes en fonction de deux types de critères traditionnels : le critère classique de l’arkhè, c’est-à-dire du nombre des gouvernants (un seul, un petit nombre, le grand nombre)3, et un groupe de trois autres critères, relativement récents dans la littérature consacrée à ces questions4 : le pouvoir peut être aux mains des riches ou des pauvres, il peut s’exercer avec le consentement des gouvernés ou par la contrainte, il peut enfin s’appuyer ou non sur des lois. Platon ne précise pas ici comment se combinent ces deux types de critères lorsqu’il les applique au gouvernement d’un seul et d’un petit nombre. Pour ces deux cas, la combinatoire devrait donner douze sortes de régimes, mais Platon ne retient en fait du croisement de ces deux types de critères que l’idée d’un dédoublement5 de chaque régime défini par le nombre de ses gouvernants, soit quatre sortes et quatre noms de régimes. La démocratie vient en constituer un cinquième, sans que l’on sache encore si, dans son cas, le non-dédoublement de son nom est corrélatif d’un non-dédoublement de sa nature (291e10-292a3). Cette ambiguïté sera levée à la fin du passage (302d3-5).
9Pour déterminer le régime droit, la seconde phase (292b-293e) disqualifie provisoirement en bloc ces deux sortes de critères au profit d’un unique et nouveau critère, celui de la possession de la science politique (293e2).
10Cette disqualification aboutit à l’étape finale de hiérarchisation. Tout d’abord, le régime droit est par nature et par définition supérieur à tous les autres : il est le seul véritable régime. Faute de science, les régimes existants ne peuvent être considérés comme de véritables (ontôs, 293e3) régimes ; ce ne sont que des imitations de cet unique régime droit (293e3- 6). Comment alors hiérarchiser ces imitations par rapport à leur modèle ? C’est l’objet des deux étapes suivantes, qui reprennent deux des critères traditionnels : celui de l’obéissance ou non aux lois, couplé à celui de l’extension du souverain.
11La deuxième étape établit en effet que les régimes qui observent la loi sont des imitations du régime droit « pour le meilleur », tandis que ceux qui la transgressent l’imitent « pour le pire »6. Ce critère de l’obéissance aux lois est réexaminé de préférence aux deux autres mentionnés au début (pouvoir des riches ou des pauvres, librement consenti ou fondé sur la contrainte). La loi est en effet considérée comme le fondement traditionnel d’un bon gouvernement7, car elle est supposée servir de garde-fou contre les dérives tyranniques et la rupture de l’égalité : d’où la réticence de Socrate le Jeune à entendre dire qu’un bon gouvernant pourrait s’en passer (293e7-9). Mais pour les « imitations », suivre la loi est meilleur que la transgresser. Ce critère rend donc caduc celui du consentement (fondé sur la persuasion) ou de la contrainte (296a5-297b4), ou plutôt ôte à la contrainte ce qu’elle pouvait avoir d’illégitime à première vue ; combiné avec celui du nombre, il permet alors de substituer à l’usage flottant et relatif des cinq noms de régimes initiaux un fondement neuf et absolu car fondé sur le savoir du dialecticien (301a6-301c6)8.
12Si les imitations fondées sur l’obéissance à la loi sont donc meilleures que celles qui la transgressent, encore faut-il affiner cette hiérarchie : car comment s’y inscrivent les cinq noms de régimes discernés au début de l’enquête et désignant ceux dans lesquels nous vivons « nécessairement »9 ? La troisième étape répond au souci pratique et théorique de savoir dans quel régime « la vie en commun est la moins pénible, étant donné qu’elle est pénible en tous » (302b5-7). La désignation négative (« la moins pénible ») de la qualité de la vie dans les régimes existants s’explique par leur nature imitative : ce ne sont pas vraiment des régimes, donc la vie ne saurait y être positivement « bonne ». Elle ne peut y être que plus ou moins mauvaise. En vertu de l’application du critère de l’obéissance à la loi, les cinq noms initiaux s’avèrent alors désigner six sortes de régimes (la démocratie n’ayant qu’un nom unique, qu’elle suive ou non les lois) ; ce qui, avec le régime véritable, aboutit à un total de sept régimes.
13On a donc le tableau général suivant (I) :
Critères des régimes | Types et noms des régimes | Pénibilité |
Le savoir | Unique régime droit (=1) | |
« Régimes » suivant les lois | Royauté | Imitation de (1) la plus pénible à vivre |
« Régimes » transgressant les lois | Démocratie | Imitation de (1) la moins pénible à vivre |
14(Les guillemets indiquent l’aspect langagier du rapport d’imitation).
Point de vue de cette classification
15Cette classification est principalement théorique. Certes, la finalité pratique de l’enquête n’est jamais oubliée : le régime véritable a pour objet d’améliorer les citoyens autant que possible (297b2-3), et la classification doit permettre de déterminer le régime dans lequel la vie est la moins pénible, parce que « c’est avec ce genre de questions en vue que, tous, nous faisons ce que nous faisons » (302b5-9).
16Néanmoins, cette visée pratique constitue davantage un présupposé sur lequel s’édifie la détermination de ce que doivent être la science politique et le régime le meilleur qu’un objet d’étude à proprement parler. Cette primauté du point de vue théorique dans la classification des régimes se signale notamment dans la détermination de l’usage et du sens du nom de ces régimes : à l’usage courant et flottant, Platon substitue un usage et un sens fondés sur les critères du savoir politique et de l’obéissance à la loi, ainsi que sur le rapport d’imitation, ce qui infléchit nécessairement la conception théorique des régimes. Par exemple, si la démocratie ne dédouble pas son nom, sans doute ne faut-il l’imputer ni à une quelconque lacune de la langue grecque, ni à une négligence de Platon. Si la démocratie ne change pas de nom, c’est parce que suivre ou non les lois quand la masse gouverne ne change que peu de choses quant à la nature du régime. Dans les deux cas en effet, les gouvernants étant les gouvernés, le « différentiel de pénibilité » est nécessairement très mince, tandis qu’il est plus sensible entre les deux formes que prennent le gouvernement d’un seul et le gouvernement du petit nombre.
17La même démarche vaut pour le rapport de Platon à l’histoire. Les présupposés prêtés à Socrate Le Jeune en matière politique (l’impossibilité de gouverner sans lois [293e7-9], la nécessité de persuader la foule avant de changer les lois [296a5-b12]) montrent que Platon est attentif aux réalités historiques de son temps et aux préjugés démocratiques dominants. Mais loin de se contenter d’en montrer l’illégitimité, l’Étranger leur substitue un nouveau fondement : la loi a sa raison d’être, comme le pensait Socrate Le Jeune d’entrée de jeu, mais pour des raisons différentes de celles qu’il pouvait initialement supposer, car établies désormais sur l’acceptation du critère de la science10.
18Dans le Politique, l’objectif de Platon n’est donc pas tant de proposer une classification exhaustive des régimes, comme s’il entreprenait un travail d’historien, que de renouveler les procédés classificatoires en leur donnant pour fondement le critère du savoir. La finalité pratique de l’enquête sur la nature du régime le meilleur est donc secondaire par rapport à la perspective théorique, qui est celle du politique et de sa science. Cette hiérarchie des régimes a donc une finalité essentiellement critique. Pour cette raison, la question de savoir comment l’individu gouverné peut participer à ce mouvement d’amélioration de soi et du régime n’est pas abordée : le Politique classe uniquement des régimes, non des types d’hommes, parce que son discours ne répond pas à une exigence protreptique ou persuasive11, contrairement à notre passage de la République.
Les Lois (III, 693d2-702b1 ; IV, 712b8-714a8)
L’idéal envisagé du point de vue pratique et l’usage légitime du terme politeia
19Les Lois définissent deux « espèces mères » de régimes politiques : le gouvernement d’un seul, ou monarchie, dont les Perses sont l’exemple type, et le gouvernement du peuple, ou démocratie, représenté typiquement par le régime des Athéniens (III, 693d2-7) ; « les autres, à peu près tous, sont […] des variétés issues de ces deux-là » (693d6-7). Malgré les apparences, cette typologie sommaire ne se fonde pas sur le critère du nombre des gouvernants. L’extension du souverain est en réalité subordonnée à la valeur dominante du régime : la soumission à l’égard de la source unique du pouvoir pour les Perses, et la liberté pour Athènes. D’après l’Athénien, les critères du bon régime politique sont la liberté, l’amitié et l’intelligence, conjuguées selon une juste mesure (693d7-e3 ; 701d7-10). Pour y parvenir, une cité doit donc participer des deux espèces mères et instaurer ainsi un équilibre entre servitude et liberté. Avec le temps, le pouvoir monarchique a dégénéré en despotisme chez les Perses, c’est-à-dire en excès de servitude ; et chez les Athéniens, la liberté, conçue comme servitude volontaire à l’égard de la loi, a dégénéré en licence, c’est-à-dire en excès de liberté. Chacun de ces deux régimes a donc perdu « l’amitié » nécessaire à l’unité de la cité (693e5-702b1). Comparés à leurs contemporains perses et athéniens, les régimes actuels de Sparte et de Crète sont plus proches de cet équilibre (693e7-694a1).
20Cette proximité explique la difficulté du crétois Clinias et du spartiate Mégille à rapporter le type de régime dans lequel ils vivent à l’un des « régimes dont on parle généralement » (714b5) (la démocratie, l’oligarchie, l’aristocratie, la royauté et la tyrannie, 712c2-5). Car ceux-ci ne sont pas des régimes mais des groupements de cités (οὐϰ εἰσὶν πολιτεῖαι, πόλεων δὲ οἰϰήσειϛ, 712e10), dénommés selon la partie qui domine en eux. Dans ces groupements de cités, le rapport des gouvernants et des gouvernés est un rapport de servitude (712e 9-713a 2), tandis que les régimes actuels de Sparte et de Crète sont « de véritables régimes » (ὄντωϛ πολιτεῖαι), qui méritent ce nom en raison de l’équilibre relatif de servitude et de liberté établi entre les gouvernants et les gouvernés. C’est donc la nature du rapport entre gouvernants et gouvernés (unité amicale mêlant servitude et liberté d’un côté, rapport de servitude de l’autre) qui est le critère de la réalité d’une politeia et de la rectitude de cette dénomination générique. Contrairement au Politique, les Lois autorisent donc un usage légitime du terme « politeia » à propos des régimes empiriques, à condition qu’ils présentent cet équilibre.
21Ce rapport d’équilibre est aussi et surtout fonction de sa détermination par la raison, c’est-à-dire de la rationalité de la loi qui l’instaure : l’autorité divine de la raison est ainsi la norme de l’usage correct du nom « politeia » (713a3-4).
22Comme dans le Politique, un rapport d’imitation est établi entre une cité divine fictive et les régimes existants. Mais dans les Lois, ce rapport ne vaut que pour les « meilleurs » régimes actuels ou empiriques (713b3-4), c’est-à-dire ceux qui s’efforcent de se régler sur la loi. Le rapport d’imitation est donc envisagé dans des perspectives différentes dans ces deux dialogues : il ruine la prétention de toute politeia empirique dans le Politique, il en fonde au contraire la possibilité légitime dans les Lois. Dans ces deux dialogues, la perspective est en quelque sorte inversée : le Politique envisage l’empirique du point de vue de « l’idéal » ou du « réel », tandis que les Lois envisagent l’idéal ou le réel du point de vue de l’empirique. Le Politique voit la pratique du point de vue théorique, alors que les Lois voient la théorie du point de vue de la pratique, ce qui explique la différence quant à l’usage, légitime ou non, du terme « politeia » pour les régimes empiriques dans chacun de ces deux dialogues.
23On a donc, pour les Lois, le tableau suivant (II) :

24(Les guillemets marquent l’usage courant mais illégitime du nom qu’ils encadrent).
L’arkhè et la rationalité des lois
25L’importance de ce point de vue pratique sur la classification des Lois ne doit pas conduire à en négliger l’aspect théorique, même si celui-ci est subordonné au projet de fondation de la cité des Magnètes. La classification des Lois est en effet à la fois théorique et pratique. Elle est théorique, mais pas dans le même sens que dans le Politique : il ne s’agit pas de déterminer la nature de la science politique, mais celle des principes nécessaires pour fonder un État et les critères de l’État juste. Elle est pratique, non en ce qu’il s’agit de persuader les individus du rôle actif qu’ils jouent dans la nature et le devenir du régime comme dans la République, mais par sa finalité fondatrice et les mesures au contenu concret qu’elle implique.
26Cette perspective pratique, inscrite dans un projet de fondation similaire à celui de la République, justifie en partie une propriété commune à ces deux dialogues, à savoir que leurs classifications ne sont pas seulement critiques comme celle du Politique, mais aussi dynamiques. Mais tandis que dans la République, comme nous le verrons, la dynamique est envisagée du point de vue du rapport entre l’individu et la cité, elle est historique et « arkhéologique » dans les Lois. Dans ce dialogue en effet, la restriction de la diversité empirique et historique des régimes à deux espèces caractérisées par une arkhè politique propre fournit une grille de lecture de l’histoire des cités à la fois descriptive et normative. À l’aune de la participation équilibrée à ces deux espèces que représentent l’ancienne Athènes et l’ancien régime de Perse, les interlocuteurs peuvent dès lors mesurer l’évolution des cités et la juger en termes d’amélioration ou de détérioration (voir « exemples passés » et « exemples présents » du tableau II). Cette mesure commune permet donc également de comparer et de hiérarchiser les régimes historiques et empiriques, comme dans le cas de la triple comparaison entre la Sparte et la Crète actuelles, la Perse et l’Athènes d’autrefois, et la Perse et l’Athènes actuelles.
27Enfin, deux autres traits apparentent les Lois et la République. Dans les deux cas, le principe moteur de l’évolution d’un régime provient, en partie du moins, d’une rupture de la mesure ou de l’équilibre entre deux tendances, vertus ou valeurs12. Mais tandis que la République évoque le processus de transformation d’un régime en un autre, les Lois s’en tiennent à la perversion des deux espèces mères, sans évoquer ce qu’il advient des formes perverties. En outre, comme la République, les Lois évoquent le rôle déterminant de la paideia13, afin de souligner l’influence des comportements individuels sur l’évolution globale du régime14. Mais cela n’est envisagé dans les Lois qu’à propos des dirigeants, c’est-à-dire de l’arkhè politique, et non, comme dans la République, à propos de chaque membre de la cité.
République viii-ix : une typologie dynamique
La politeia et l’homme : le statut de l’« analogie » et de la « causalité »
28La République, on le sait, établit un lien très étroit entre l’éducation individuelle des dirigeants et l’évolution de la cité. Le rapport des hommes et de la cité (ou de la constitution) n’est plus pensé uniquement « verticalement » et de haut en bas – des dirigeants envers les gouvernés comme dans les Lois –, mais aussi du point de vue des gouvernés eux-mêmes ; à quoi s’ajoute un point de vue « horizontal », celui des gouvernés les uns envers les autres et envers leur régime « en général ». L’analyse du changement de régime en termes d’« arkhéologie » politique se double donc d’une analyse de nature éthique et de portée politique, centrée sur les individus qui peuplent les cités, et qui vaut pour les gouvernants comme pour les gouvernés. Or c’est précisément la nature du lien unissant la politeia et l’homme (gouvernant et gouverné) qui fait toute la difficulté et toute l’originalité de ces livres VIII et IX, surtout lorsque l’on tente de rendre ces livres cohérents avec le passage du livre IV indiquant que les caractères des cités leur viennent de leurs membres15.
29Notre passage évoque la ressemblance des hommes et de la cité où ils vivent. Cette ressemblance est le plus souvent exprimée comme celle d’un type d’homme avec un régime16. Pourtant « les régimes politiques naissent non pas “des chênes et des rochers” mais du caractère des hommes qui habitent les cités »17, ce qui laisse supposer que les régimes ressemblent aussi aux hommes qui les habitent. La ressemblance peut donc se dire dans les deux sens, comme le confirme l’expression « ressemblance de la cité et de l’homme »18. En général, les commentaires voulant rendre compte de cette ressemblance adoptent deux présupposés : Platon raisonne à partir d’une analogie entre l’âme et la cité ; il établit une relation de causalité mécanique entre la valeur dominante des individus et celle de la cité, conduisant aux difficultés évoquées par B. Williams dans un article célèbre19. Or je crois que Platon n’utilise pas ici une analogie mathématique, mais une analogie que j’appellerai « pratique », et qu’il ne recourt pas à une causalité mécanique, mais eidétique.
30Tout d’abord, Platon n’emploie jamais le terme d’« analogie » pour évoquer la ressemblance entre l’âme et la cité ; il n’utilise en effet ailleurs le terme qu’au sens « mathématique » et précis d’une identité de rapports20. Si Platon ne l’emploie pas ici, c’est qu’il ne cherche pas à établir d’analogie entre parties de l’âme et parties de la cité21. S’il exprime ce rapport par le terme assez général de « ressemblance », peut-être est-ce précisément pour éviter les difficultés d’une « analogie » qui, prise à la lettre, ne peut que se heurter aux difficultés rencontrées par les commentateurs. Il s’agit donc d’une ressemblance plus lâche, ou d’un autre type. Surtout, cette prétendue « analogie » n’est pas le point de départ méthodologique de Platon, mais le résultat ou le produit d’un pari sur la ressemblance entre la cité et les hommes. L’isomorphisme structurel de l’âme et de la cité n’a de sens que par la présence en elles de genè et d’eidè communs, ainsi que par l’expérience partagée de pathèmata correspondant aux propriétés qu’on leur reconnaît22. Se ressembler, pour la cité et pour l’homme, ce n’est pas d’abord avoir une même organisation tripartite superposable terme à terme, mais pouvoir être sujet à des affects communs, qui leur viennent d’un commun rapport à un même eidos ou genos23, lequel peut laisser penser ensuite à un isomorphisme structurel. Autrement dit, le présupposé commun des commentateurs consiste à inverser l’ordre des choses : ils considèrent que Platon part d’une analogie rigoureuse pour fonder la ressemblance, alors qu’en réalité, c’est la ressemblance, et sa finalité, qui donne sa nature « flottante » à la prétendue analogie.
31À une analogie mathématique, Platon substitue donc ici une « analogie pratique » dont la fonction oscille entre procédé heuristique et instrument de persuasion à des fins pratiques. S’il n’en examine pas les implications (il) logiques, ce n’est ni paresse ni inconséquence, mais parce que la rationalité pratique n’est pas entièrement mathématisable24. Le caractère schématique des indications est en effet explicitement assumé par Socrate25 car l’objectif de ce passage est moins théorique que pratique : dans ce livre de la République, et plus généralement dans tout le dialogue, la démarche de Platon, contrairement à celle d’Aristote dans le De Anima, n’est pas de proposer une théorie scientifique de l’âme mais un modèle grâce auquel l’individu puisse prendre conscience de l’importance de son rôle politique. Il faut donc lui proposer un schéma à la fois facile26 à comprendre et rationnel, sous peine de disqualifier la pertinence et l’utilité de la réflexion philosophique en matière politique.
32Dès lors, si les individus et les politeiai se ressemblent et partagent un même caractère, c’est en vertu de leur relation commune aux mêmes genè et eidè. Que les cités soient cupides et oligarchiques en raison de la présence en elles d’hommes amoureux des richesses ne signifie pas que les hommes sont « causes » de la cupidité de la cité, mais que les hommes et la cité partagent une même passion, qui peut justifier ensuite une analogie entre eux. En d’autres termes, la causalité proprement dite est eidétique : ce qui est cause de cette cupidité, c’est la participation commune de certaines âmes et de la cité à un même eidos. Dès lors, se demander27 comment concilier l’idée que le caractère de la cité lui vient de ses membres (en sous-entendant qu’il s’agit d’une relation causale), avec l’idée selon laquelle c’est en raison d’un rapport commun au même eidos de la justice que l’âme et la cité peuvent être dites « justes »28, c’est croire que Platon hésite entre deux relations causales, entre lesquelles il lui (nous) faudrait choisir, alors qu’il s’agit en réalité de deux types de causalité : l’un désigne la causalité véritable, eidétique, tandis que l’autre signifie seulement que, sur le plan sensible, la cité est une somme d’individus. En écrivant que le caractère des cités vient des individus qui la composent, Platon n’évoque pas le premier mais le second de ces deux sens, lequel ne désigne pas à proprement parler une relation de causalité mais bien plutôt une réduction de la distinction entre la cité et l’individu. Ainsi, l’individu fait la cité, non pas au sens d’une cause séparée de son effet, mais en tant qu’il est, en un sens, la cité.
Politiser l’individu
33L’interpénétration du vocabulaire psychologique et politique29 laisse penser qu’entre la cité et l’homme, le rapport n’est pas simplement méthodologique mais bien réel. La cité n’est pas la métaphore de l’homme30, ni l’homme la simple image de la cité, mais plus fondamentalement, les hommes sont, en un sens, la cité, et celle-ci est d’abord les hommes qui la composent. La relation analogique et la relation de causalité mécanique projettent en effet sur la cité grecque une séparation moderne entre individus et collectivité31. Les hommes font les constitutions et les constitutions forment les caractères des hommes parce que l’âme n’est pas pour Platon une simple structure interne de l’individu, mais plutôt une « interface » entre un monde intérieur et un monde extérieur que façonnent des forces identiques, abolissant ainsi l’extériorité qu’un moderne est spontanément tenté de leur prêter. La psychologie et la politique ne sont pas deux disciplines distinctes dans la République, mais l’expression d’une double dynamique d’intériorisation et d’extériorisation de forces32. De méthodologique et formel qu’il était au livre II, le rapport entre l’individu et la cité est donc devenu substantiel et dynamique.
34En outre, substituer à ce rapport causal entre cité et individu une identification partielle s’explique, tout comme le refus d’une analogie rigoureuse, par la perspective pratique du passage et de la République dans son ensemble : consolider, affermir la justice en nous-mêmes33, et persuader le citoyen de son rôle actif dans l’évolution du régime, même si de nombreux passages font douter de la possibilité d’une maîtrise de soi et de sa vie34. Sans sacrifier à la rationalité ni à la vérité de sa théorie causale eidétique, Socrate se place sur le terrain de la rationalité pratique, qui emprunte des chemins « plus faciles »35 que ceux de la dialectique, sans qu’ils soient irrationnels pour autant ; entrer dans le détail théorique de la ressemblance entre l’individu et la cité serait alors contraire à l’effet recherché36. Affirmer l’identification de la cité à ses individus sur fond de cette ressemblance lâche, sur le mode mythique d’une sorte de fiction réglée par la raison, est donc une manière légitime de « politiser » l’individu, à tous les sens du terme.
Les raisons d’une typologie limitée
35Ainsi s’explique la restriction intentionnelle de la diversité des régimes historiques à quatre types. Comme dans les Lois et le Politique, il s’agit d’abord de prévenir toute objection qui en référerait à un cas particulier pour contester la pertinence générale de la typologie et de la hiérarchie : la typologie se constitue contre un discours qui serait uniquement constitué d’exemples, et dont la faiblesse argumentative, en dépit de sa force potentielle de persuasion, serait dommageable à la rationalité de la discussion37. Face à la diversité des régimes historiques38, seule une typologie obéissant à des critères déterminés peut unifier la multiplicité sensible et fournir des repères clairs à la pensée comme à la pratique. Mais contrairement aux conseils méthodologiques de l’Étranger dans le Politique, loin de réunir ce qu’il y a de commun à une diversité d’entités empiriques pour déterminer ensuite la rectitude de leur nom39, cette unification procède à partir des noms de régimes les plus répandus et les plus familiers aux interlocuteurs de Socrate.
36D’autre part, Socrate ne mentionne que des types de régimes dotés d’un nom, parce que celui-ci est souvent porteur d’une valeur. Mais alors que la dialectique procède par un geste initial de neutralisation des valeurs portées par les noms40, Socrate au contraire fait ici de la valeur attachée au nom « par tout le monde » le point de départ de sa typologie dynamique : pour chaque régime, la valeur du pouvoir sera évaluée à partir de sa valeur dominante et de ses effets sur l’unité de la cité. On ne peut que s’étonner d’entendre Socrate souscrire au jugement de « tout le monde » sur la valeur des régimes. Cette référence à « tout le monde », sans conteste ironique, permet à Socrate de faire valoir immédiatement sa hiérarchie, apparemment inverse de celle de « tout le monde », en « forçant » discrètement l’opinion sur son propre terrain, celui du langage ordinaire. Dans le domaine politique, pour persuader rationnellement les non philosophes, il faut se placer sur le terrain des valeurs et ne pas le quitter.
37La différence des procédés se révèle donc parallèle à celle des perspectives : principalement théorique et propre au gouvernant dans le Politique, essentiellement pratique et propre aux gouvernés dans ce passage de la République.
La généalogie
38C’est pourquoi, dans ce passage, la classification des régimes et des types d’hommes prend la forme d’une généalogie quasi nietzschéenne : elle donne une explication de la genèse des valeurs et des types correspondants (politiques et individuels) ; par l’examen des effets de ces valeurs sur l’unité de la cité, elle les hiérarchise selon ce modèle de justice que constitue le régime idéal. En d’autres termes, l’arkhè politique n’est plus constitutionnelle mais morale, et elle s’accompagne de deux autres critères, qui lui sont subordonnés. Le premier est celui de l’extension du souverain, qui n’est plus convoqué au titre de critère constitutionnel de répartition des magistratures, mais qui correspond aux effets de la valeur dominante sur le corps civique, l’extension du souverain devenant alors le facteur et l’indice de la rupture croissante de l’unité politique initiale. Ainsi, pour un même nombre de gouvernants (comme dans le cas de la royauté et de la tyrannie, ou de l’aristocratie et de l’oligarchie), la valeur dominante commande non seulement ce nombre mais aussi l’unité ou la dislocation de la cité. Pour cette raison, la valeur fait jouer un second critère : le rapport entre gouvernants et gouvernés, qui passe progressivement du consentement et de l’amitié à la contrainte et à la servitude41, ce qui différencie des régimes que l’extension du souverain ne distingue pas. Le mouvement général de cette généalogie est donc de passer des manifestations du désir de pouvoir dans les cités empiriques à ses racines et à ses effets.
Du régime « idéal » des gardiens aux régimes empiriques
39On sera surpris de voir que le « bon » régime est au principe de cette généalogie, alors que tout laissait croire qu’il était soustrait au devenir, au point qu’Adimante et Glaucon demandaient à être persuadés de la « possibilité » de sa réalisation42. Présenté comme une éventualité future aux livres IV et V, le voici maintenant présenté comme un lointain ancêtre, installé dans le devenir et soumis à la corruption43. En réalité, cette inversion du rapport chronologique n’est que l’effet de surface d’une modification du statut de ce régime entre les livres antérieurs et notre passage. Avant le livre VIII, il s’agissait de l’élaborer comme modèle ; désormais, il s’agit de l’appliquer comme critère de hiérarchisation des régimes empiriques. Tandis que son élaboration supposait la possibilité de sa réalisation, son application suppose désormais la réalisation de sa possibilité.
40Si Socrate accepte de montrer comment la constitution droite aurait le plus de chance d’être réalisée, ce n’est que « pour toi [sc. Glaucon] » (σὴν χάριν, V, 472e6-9). Autrement dit, le naturel des destinataires et des interlocuteurs conditionne en partie la finalité pratique de l’ensemble du dialogue, et infléchit l’ordre et la nature du discours de Socrate44. En outre, une norme politique peut-elle se dérober totalement à l’épreuve de la pratique et n’avoir d’existence qu’« en parole » ? En considérant la pratique comme un critère de vérité inférieur au discours, Socrate lui reconnaît en effet implicitement la capacité de jauger la vérité selon des modalités particulières45. Dans le domaine politique, l’épreuve pratique de la vérité est donc une exigence liée au statut même de son caractère normatif.
41Dans la phase d’application de cette norme, c’est-à-dire au livre VIII, l’articulation malaisée entre la théorie et la pratique se reflète dans la modalité et le contenu du discours des Muses : leur parler « tragique » qui a forme de jeu sérieux46, l’ambiguïté temporelle de leur récit portant sur une discorde à venir mais supposée réalisée, la rationalisation de l’appétit sexuel, le plus irrationnel, par un mystérieux nombre géométrique, sont autant d’indices de la difficulté à dire et à penser l’articulation théorique et pratique de la norme politique.
42On a donc pour le passage de la République (543a1-576b3) le tableau suivant (III) :

Les raisons du changement et leurs modèles
43Le dynamisme de cette typologie repose sur plusieurs schémas et principes de changement, qui représentent davantage des modèles explicatifs que des causes proprement dites. Cette pluralité correspond à la nature complexe et composée de la cité, ainsi qu’à l’articulation entre individus et politeia, pour laquelle un unique modèle explicatif risquerait d’être simpliste et réducteur. La finalité pratique et protreptique du passage justifie également cette diversité : multiplier les explications dans le domaine pratique, c’est élargir le champ des actions possibles. Ainsi, la négligence à l’égard de la paideia50, notamment celle centrée sur les « Muses » et la philosophie, ou l’incurie législative sur des points très concrets51, constituent non seulement des facteurs explicatifs du changement (tout à la fois effets d’une négligence antérieure, et cause d’un nouveau mal à venir), mais aussi des objets offerts à notre action. Pour rendre compte de la transformation des régimes et des hommes, cette pluralité explicative exclut donc l’hypothèse d’une nécessité aveugle et totalement réfractaire à une détermination rationnelle. Elle exclut également, comme on l’a vu, l’idée d’une causalité univoque entre individus et politeia, ou entre gouvernants et gouvernés, au profit de leur participation commune au changement de la cité et d’une influence de chaque terme sur l’autre. Les individus, gouvernants et gouvernés, donnent en effet leur caractère à la politeia et la font donc changer (c’est l’image de la balance, 544d6-e2) ; mais sous l’effet de la discorde, les gouvernants font changer la politeia, donc, avec elle, le caractère des gouvernés (545d5-7).
44Certains principes explicatifs sont communs à plusieurs changements psycho-politiques. Ainsi de la « double imitation » : un type se constitue en imitant à la fois le type géniteur, politique et paternel, et le type ultérieur, dont certains traits sont déjà présents ; sa résultante individuelle et politique est intermédiaire. Ce principe intervient pour le passage de l’aristocratie à la timocratie, de l’aristocrate au timocrate, ainsi que lors de l’apparition de l’homme démocratique52. D’autres principes ne sont convoqués que pour rendre compte d’un changement particulier, mais sont davantage des applications particulières des premiers principes que de nouveaux principes à proprement parler. Par exemple, l’exacerbation de la valeur dominante explique le passage de l’oligarchie à la démocratie, et celui de la démocratie à la tyrannie53. Mais le passage de la licence démocratique à l’asservissement tyrannique semble si paradoxal que l’explication par l’exacerbation de la tendance dominante doit être précisée : « une action démesurée dans un sens a tendance à provoquer une transformation en sens contraire » (563e9-10), ce qui n’est qu’un cas particulier du principe général. Enfin, le parallèle entre type humain et cité n’est pas rigide mais s’accommode de décalages qui prennent acte de l’irrégularité du devenir et de l’expérience.
45Clair et régulier sans être ni homogène ni systématique, l’exposé souple de Socrate tente donc de conjoindre les exigences opposées d’un discours protreptique rationnel, articulant la rigueur d’une rationalité théorique aux exigences d’une rationalité pratique confrontée à la contingence de l’expérience, et devant être compréhensible par les non-philosophes. Les nombreuses images présentes dans ce passage, ainsi que le modèle biologique et médical dont la rigueur technique n’est pas très poussée54, répondent aussi à cet objectif. L’analyse n’est donc pas « confuse » mais touffue, et on ne saurait conclure que « cette section est très faible en tant que partie de l’argumentation principale »55.
Conclusion : entre histoire de la servitude politique et pratique de la résistance
46La généalogie individuelle et collective de ce livre VIII ne se laisse donc pas réduire à un processus mécanique absolument inéluctable. Car en raison de l’infinité du cours du temps, la tyrannie devrait être depuis longtemps le seul régime observable sur terre. Comme le laisse entendre le recours au modèle médical, cette généalogie décrit plutôt ce qui risque de se produire si le régime est livré à lui-même et si les individus qui le constituent se montrent négligents envers eux-mêmes et envers la politique. Comparable en ce sens au récit de la naissance de la cité au livre II, dont le développement d’abord sain est suivi d’un « amollissement » inflammatoire56, cette généalogie décrit le mouvement croissant de corruption qui menace toute nature non soutenue par une éducation droite. La mention de phases intermédiaires individuelles et collectives, que l’opposition finale entre l’homme le plus juste et l’homme le plus injuste semblait rendre inutile, s’en trouve ainsi justifiée : elle souligne le caractère progressif d’un changement collectif que l’éducation pourrait arrêter, ou tout au moins ralentir, en invitant chacun à freiner autant que possible le développement « nécessaire » des désirs non nécessaires. La description des individus tiraillés57 entre l’influence de l’éducation paternelle et celle des valeurs dominantes du nouveau régime est une manière d’exhorter chacun à rester fidèle à la première, et à résister aux secondes. De même, l’allusion à des pratiques financières bien réelles donne un objet à d’éventuelles réformes législatives58. Contre un déterminisme aveugle, cette généalogie semble donc ménager un sens aux efforts individuels des gouvernés comme des gouvernants. La hiérarchie des types humains sur l’échelle du bonheur invite à penser que celui-ci relève avant tout de la responsabilité des individus.
47Pourtant, le caractère apparemment irréversible de la succession des régimes, ancré dans le postulat initial de la corruption nécessaire de tout ce qui est né59, semble ôter tout crédit à l’idée d’un rôle actif du citoyen pour y résister, et ne saurait manquer de décourager toute velléité de conversion individuelle à la justice. De plus, tout laisse penser que le développement des désirs non nécessaires s’accélère avec la succession des régimes, et qu’il est plus difficile d’y résister en démocratie que sous une oligarchie ou une timocratie, comme si la nécessité du non-nécessaire suivait une croissance plus « géométrique » qu’arithmétique.
48Loin de constituer un « encombrant parallèle »60, le rapport établi entre l’individu et le régime politique est donc marqué d’une ambiguïté que Platon ne fait rien pour lever : la description d’une histoire politique envisagée d’un point de vue pratique individuel risque tout autant de persuader l’individu de sa responsabilité politique que de l’inanité de ses actions pour améliorer le cours des choses.
49Dans la République comme dans les Lois, l’histoire des régimes empiriques est présentée comme une histoire de la servitude, que nulle ruse de la raison ne vient secourir d’un miraculeux dépassement vers la liberté. Mais tandis que le second dialogue se penche davantage sur le sens politique de cette notion, le premier envisage cette perspective politique du point de vue individuel. Et tandis que les Lois laissent espérer, au mieux, une amélioration du cours de l’histoire, et, au pire, l’arrêt de son déclin grâce au régime de la cité des Magnètes, la République laisse entendre que le devenir ne peut suivre que le cours d’une dégradation sans rémission. Comparés au pessimisme relatif de ce passage de la République, l’optimisme modéré des Lois et le point de vue critique et théorique de la classification du Politique en vue de déterminer l’unique régime véritable, signifieraient donc que la rationalité de l’arkhè politique est plus déterminante que le comportement individuel sur le cours de l’histoire.
Notes de bas de page
1 J. Annas, Introduction à la République de Platon, [1981], Paris, PUF, 1994, p. 372.
2 Respectivement 291c9-303d3, et III, 693d2-7 ; IV, 712b8-c5 ; 714b3-d3.
3 Voir J. Bordes, Politeia dans la pensée grecque jusqu’à Aristote, Paris, Les Belles-Lettres, 1982.
4 On ne les trouve pas chez Hérodote, qui s’en tient au critère de l’arkhè, L’Enquête, III, 80-82.
5 Pol., 291e1-5.
6 Pol., 293e5-6. Sur le sens à donner à ἐπὶ τὰ ϰαλλίω […] ἐπὶ τὰ αἰσχίονα, voir C.J. Rowe, Plato : Statesman, Warminster, Aris & Phillips, 1995, p. 222.
7 Voir C. J. Rowe, op. cit., p. 223, et C. Gill, « Rethinking constitutionalism in Statesman 291-303 », dans Reading the Statesman, C.J. Rowe (éd.), Sankt Augustin, Academia Verlag, p. 293.
8 On remarquera que le critère de la richesse est réintroduit : il est constitutif de l’oligarchie et de l’aristocratie (et donc couplé au critère du nombre des gouvernants) (301a6-8), mais ne l’est que secondairement par rapport au critère de l’obéissance ou non à la loi.
9 Pol., 302e5-6.
10 Voir C. Gill, art.cit., p. 292-305 et p. 292-297.
11 Voir S. Rosen, Le Politique de Platon. Tisser la cité, Paris, Vrin, 2004, p. 32-33.
12 Lois, III, 693e5-702b1 ; Rép. VIII, 550e4-9 ; 555c6-d2 ; 559c3-561a5.
13 Lois, III, 694c5-695c2 ; 695d6-696b4 ; Rép., VIII, 548b3-c1, 552e5 ; 554b4.
14 Lois, III, 702a7-b1.
15 Rép., IV, 435e1-436a4.
16 Par exemple Rép., VIII, 543d1 ; 544a5 ; 544e7.
17 Rép., VIII, 544d6-e2.
18 Rép., IX, 577c1-2.
19 B. Williams, « The Analogy of City and Soul in Plato’s Republic », [1973] dans Plato, G. Fine (ed.), Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 737-746.
20 Tim. 31c3 ; 32c2 ; 56c3 ; Rép., VII 534a6 ; Pol., 257b3.
21 Seul J. Lear fait aussi cette remarque, « Inside and outside the Republic », Phronesis 37, 1992, note 116 p. 208.
22 Rép., IV, 435b4-c2.
23 Cf. Pol., 278b1-2.
24 Même idée dans le Politique, S. Rosen, op. cit., p. 46. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 2, 1094b25-7.
25 Rép., IV, 435c9-d9, Rép., VIII, 548c8-d5.
26 Rép., IV, 436a5-7.
27 J. Annas, op.cit., p. 190-191.
28 Rép., IV, 435b1-c3.
29 Par exemple « l’acropole de l’âme », 560b7-8 ; les « portes du rempart royal », 560c8.
30 Contra : R. Waterfield, Plato. Republic, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. xviii.
31 Le terme de politeía a longtemps eu une signification collective et individuelle, témoignant de la profonde unité entre la polis et ses politai, J. Bordes, op.cit., p. 16-17.
32 Voir J. Lear, art.cit.
33 Rép., IV, 435a3.
34 Par exemple dans le mythe d’Er (Rép., X, 614a-621d).
35 Rép., VIII, 544c1.
36 Le discours argumenté et théorique de Socrate au livre I n’a pas persuadé Thrasymaque (II, 357a4-b2).
37 Gorg., 471e2-472c6.
38 Rép., VIII, 544d5.
39 Pol., 261e1-262a3 ; 275d8-276a1.
40 Soph., 227a7-c2 et Pol., 263c3-e1.
41 Pour la timocratie : les gouvernants convoitent les richesses des autres et cherchent à échapper à la loi, perçue comme une contrainte. Dans l’oligarchie, il n’y a pas une mais deux cités rivales, chacune exploitant l’autre successivement. En démocratie règne la tyrannie de l’opinion. Dans la tyrannie, le peuple est esclave du tyran.
42 Rép., V, 471e4.
43 Voir M. Meulder : « L’Invocation aux Muses et leur réponse (Platon, Rép. VIII, 545d-547c) », Bruxelles, Revue de philosophie ancienne X, n° 2, 1992, p. 139.
44 Pour ce type d’argument, voir aussi Pol., 277b6-c6.
45 Rép., V, 473a1-b1.
46 Selon M. Meulder, τραγιϰῶϛ (Rép., VIII, 545e1) signifie « de façon ambiguë », en référence à la duplicité du langage divin ou oraculaire, art. cit., p. 172-173. Sur le jeu sérieux (545e2-3), ibid., p. 139.
47 Rép., IV, 445d5-6.
48 Rép., V, 463a10-b3.
49 La timocratie obéit en fait à deux valeurs : l’une publique, l’honneur ; l’autre, secrète, l’amour des richesses.
50 Voir les références données à la note 13.
51 Platon décrit les méfaits du prêt à intérêts et évoque la possibilité d’une réforme législative du prêt qui, contracté aux risques du prêteur, éviterait les enrichissements trop faciles et les dépendances financières (VIII, 555c1-556b4). Sur cette loi, voir Lois, V, 742c ; VIII, 849e ; XI, 915e.
52 Respectivement Rép., VIII, 547b8, c6, d2 ; 550b4-6 ; et Rép., IX, 572d1.
53 Rép., VIII, 562a10-b5.
54 Sur le vocabulaire hippocratique du livre VIII, lire M. Meulder : « L’Invocation aux Muses et leur réponse (Platon, Rép., VIII, 545d-547c) », art. cit., p. 141-143.
55 J. Annas, op.cit. p. 372 et 385.
56 Rép., II, 372e2-8.
57 Rép., VIII, 550a7.
58 Voir la note 5, p. 165.
59 Rép., VIII, 546a2-3.
60 J. Annas, op.cit., p. 385.
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Thémistius
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