Platon, promoteur d’une psychologie musicale (République, III, 398c-405d)
p. 107-120
Texte intégral
1De la République aux Lois, en passant par tous les dialogues intermédiaires, Platon manifeste son souci d’une éducation par la musique. Il a été établi, depuis bientôt un demi-siècle1, qu’il ne fait d’ailleurs aucunement preuve d’originalité en la matière, dans la mesure où il avoue suivre l’enseignement de Damon d’Oa (Rép., IV, 424c, fr. 14 L.), qui s’inscrit lui-même dans le sillage de celui de Lasos d’Hermionè2. En quoi consistait donc la théorie de Damon, exposée dans son Aréopagitique (443 av. J.-C.) ? Ce penseur partait du principe, ou plutôt du postulat, que les règles et les lois musicales depuis longtemps établies correspondraient à des régimes politiques également établis qu’elles exprimeraient, et que toute modification qui pourrait leur être apportée aurait immanquablement des conséquences graves sur le bon fonctionnement de ces régimes (Rép., III, 424c : οὐδαμοῦ γὰρ ϰινοῦνται μουσιϰῆϛ τρόποι ἄνευ πολιτιϰῶν νόμων τῶν μεγίστων, ὥϛ ϕησί τε Δάμων ϰαὶ ἐγὼ πείθομαι). Platon se rend donc ouvertement à ce postulat qui n’a rien de « dogmatique », puisque Damon visait déjà certaines anomalies sur les plans correspondants esthétique et politique ; anomalies qui désormais se feront encore plus percutantes, notamment dès l’époque d’Euripide3, avant d’atteindre leur manifestation la plus grave au milieu du ive siècle4. Ce qui fait la stabilité, la viabilité, voire la perpétuité d’un état, c’est sa durée. Il est d’autant plus parfait qu’il dure sans s’altérer, tel l’état égyptien, par exemple, dont la culture serait demeurée inchangée pendant des millénaires (Lois, VII, 799a). Du postulat damonien dériveraient certaines conséquences dont la plus importante serait que la « mauvaise » musique – et le terme musique devrait être entendu ici au sens large de culture autant qu’au sens le plus spécifiquement technique –, tout comme la « bonne » musique, influence la mentalité du citoyen, voire ses états d’âme et, par extension, son comportement civique, ce qui implique l’existence d’un lien intime entre musique et âme humaine. Il suffit de parcourir le Philèbe, le Timée et les Lois pour se rendre compte qu’aux yeux de Platon ce lien est assuré par le principe du mouvement (Lois, VII, 790c). Ce n’est que par le truchement de la notion de mouvement que l’on peut valablement interpréter le sens du long passage de la République (III, 396c-402c ; 424e), où Platon reprend à son compte les thèses de Damon à ce propos. Partant de ce passage, je me propose d’en confirmer les vues et le message en examinant des passages analogues disséminés dans d’autres dialogues platoniciens, avant de tirer certaines conclusions sur sa portée.
2Il est entendu que parole, rythme et mélodie sont, pour Platon, les trois éléments constitutifs de la musique acceptable, au sens où Damon l’entendait également. Platon déplore ouvertement leur dissociation ultérieure5 qui aurait entraîné le développement de techniques musicales extrêmement élaborées, mais dans un souci d’isolement total par rapport à la parole. Ce que Platon dénonce surtout, c’est le développement outre mesure de telles techniques au détriment de l’intégralité des formes classiques qui, selon lui, respectaient et garantissaient l’alliance des éléments mentionnés : changement dangereux, s’il en est, à en croire déjà Damon, et qui risque de dégénérer en création de formes musicales confuses, donc ne correspondant plus aux formes classiques éprouvées dont la pratique impliquait des résultats psychologiques souhaités, à savoir la formation de citoyens vertueux ; car, cela va de soi, la formation de tels citoyens est, pour Platon, le but final de toute éducation programmée.
3 On connaît tout, ou presque, de ce qui concerne les rythmes de la musique grecque, puisqu’on possède un grand nombre de textes poétiques, écrits dans le respect de ces rythmes. Tout traité de métrique grecque en donne une idée quasi complète. Platon en parle longuement en distinguant ceux qui conviennent à la bonne éducation et ceux qui sont à rejeter en tant que porteurs et que véhicules de structures de mouvements nocives à l’égard de l’âme humaine. En revanche, on ignore tout, ou presque tout, des principes qui régissaient les structures mélodiques dans la Grèce classique. Les quelques indications techniques fournies à leur sujet par des théoriciens de l’époque encore classique, tel Aristoxène de Tarente, sont extrêmement confuses, sinon contradictoires. Quant à celles, plus nombreuses, qui datent de l’époque hellénistique, elles ne sont guère compatibles avec les précédentes et, de plus, se contredisent les unes les autres. On ne saurait, dès lors, prétendre sérieusement avoir une idée concrète à l’égard de ces structures. De plus, il a été définitivement établi que les noms mêmes des harmonies citées par Platon et maintenus jusque dans la musique grégorienne, ne l’ont été qu’au détriment de la réalité, puisque la même nomenclature désigne, dans des cas divers, des dispositions diverses6. On est ainsi induit à une confusion complète d’où l’on ne peut prétendre sortir qu’en recourant aux enseignements de l’ethnomusicologie contemporaine.
4Les structures mélodiques que Platon appelle harmonies et que l’on a faussement comparées par la suite aux modes de la musique grégorienne, sont plutôt comparables aux formules musicales hindoues appelées râgas, et aux maqams arabes. Il ne s’agirait donc pas d’échelles musicales à proprement parler, mais de structures condensées comportant des « degrés » privilégiés, plus répétés que d’autres, formant des intervalles caractéristiques, tels que les échoi byzantins et leurs apéchémata, par exemple. Mais, alors que râgas et maqams détiennent encore un pouvoir « éthique » certain, ce pouvoir disparaît déjà dans la musique grégorienne et se maintient encore difficilement dans la musique byzantine du xie siècle. Témoins ces épigrammes de l’époque, consacrés à chacun des échoi byzantins et décrivant leurs éthè par référence plutôt livresque au texte clé de la République commenté ici. La confusion relative aux noms des harmonies décrites se complique du fait que si, dans la République, harmonie signifie structure mélodique, dans le Timée, elle signifie carrément consonance (Tim., 80a-b). La transition d’une acception à l’autre ne s’explique pas suffisamment par la différence des dates de composition des deux dialogues, mais laisse supposer que les deux acceptions étaient en usage en même temps. Ajoutons au passage que le terme d’harmonie est apparenté au terme harmos, et qu’il désignait à l’origine le lien matériel par lequel deux lyres initialement tétrachordes se seraient fondues en une lyre heptachorde unique.
5Comparé à d’autres textes platoniciens, notre texte de la République acquiert un sens nouveau : à la suite de Damon, Platon y préconise une musique qui, par ses qualités inhérentes, est capable d’inculquer aux futurs citoyens les qualités morales constantes requises par leur condition. Essentiellement mouvement elle-même, c’est également par le mouvement que la musique s’introduit dans l’âme qu’elle ébranle à son tour, en un mouvement conforme au sien. Si, dans la République, Platon paraît encore dogmatique, se contentant de reprendre les qualifications introduites par Damon, ses propres critères sont sujets à évolution : tels qu’ils sont explicités dans les Lois, ils témoignent d’un véritable pragmatisme7. En effet, il y est affirmé que les meilleures formes musicales sont bien celles qui ont survécu au cours des siècles (cf. Lois, II, 655d et suiv. ; 657a-b ; II, 700a et suiv.), donc celles qui ont fait preuve d’une vigueur supérieure par rapport à d’autres. Mais dans les deux cas, Platon s’en prend à ses contemporains qui en seraient arrivés à mélanger les genres musicaux, distincts à l’origine, afin d’épater le grand public par leurs innovations, au détriment de la clarté artistique. Le classicisme musical du philosophe n’a qu’un seul fondement, et de taille : son souci d’assurer la stabilité et, par là même, la perpétuité de la Cité.
6Or le coup d’envoi est déjà donné. Dans les dialogues qui précèdent ou qui suivent la République, Platon revient à maintes reprises sur les rapports de la musique et de l’âme. C’est à l’étude de ce fait que je consacrerai la suite de mon étude, qui tient lieu de commentaire du texte cité de la République.
7Dans le Phédon, Socrate réfute la thèse de Simmias, qui veut que l’âme soit au corps ce que l’harmonie est à la lyre, et remarque que l’âme préexiste au corps, alors que l’harmonie présuppose l’existence de la lyre. « Tandis que accord et désaccord (…) sont deux contraires, l’âme n’a pas de contraire. D’autre part, l’accord fait la santé, la force et la beauté ; mais ce sont là des modalités de l’âme, non ce qui en constitue la nature8 ». Cependant, dans la République, œuvre presque contemporaine, la structure ternaire de l’âme est expressément comparée à la structure d’une harmonie, dont les trois termes principaux, la nète, la mèse et l’hypate (qui, dans la musique grecque, correspondaient aux bornes extérieures, c’est-à-dire l’aiguë et la grave, ainsi que la borne commune moyenne réunissant les deux tétracordes de cette structure) représenteraient respectivement les trois parties de l’âme en question (Rép., IV, 443d). Certes, l’opposition entre ces deux textes n’est qu’apparente, car le Socrate du Phédon ne nie pas la structure harmonique de l’âme du point de vue psychologique, mais du point de vue métaphysique. Les notions et la terminologie utilisées demeurent néanmoins confuses. Il faudra attendre les derniers dialogues du philosophe, notamment le Timée et les Lois, pour les voir précisées par le truchement du principe de mouvement musical.
8S’il fallait situer la notion de mouvement dans le cadre de la dernière forme de la philosophie platonicienne, on la rattacherait volontiers à la catégorie du mélange des contraires, qui a beaucoup préoccupé le philosophe dans ses dialogues dits métaphysiques. Le problème de l’opposition entre l’être et le non-être, esquissé auparavant dans le Théétète, est résolu dans le Sophiste par la reconnaissance d’une certaine manière d’être au non-être. Celui de l’opposition entre l’illimité et la limite, posé dans le Philèbe, est résolu, lui, par l’introduction de la notion de mesure harmonique. Enfin, celui de l’opposition entre le Même et l’Autre, posé dans le Timée, est résolu de manière plus complète, bien que plus complexe, par un double mélange du Même et de l’Autre avec leur propre mélange, ce qui implique une transformation profonde de leurs natures originelles. Le mélange définitif équivaut à l’essence de l’Âme du Monde. Sa masse est décomposée par la suite en termes ou parties définies par des rapports très précis qui supposent des intervalles entre lesquels le Démiurge introduit des médiétés, c’est-à-dire de nouveaux termes intermédiaires supplémentaires9.
9L’analogie entre ces opérations démiurgiques et l’analyse de certaines données musicales est à relever. Le rapprochement des notions d’âme et d’harmonie, déjà évoqué dans la République, se renouvelle ici sur un plan cosmique et, partant, absolu. Il est évident que les notions de mélange, de médiété et d’intermédiaire obsèdent la pensée de Platon. Dans le Philèbe (51c) toujours, la solution des contraires représentés par l’aigu et le grave est recherchée dans l’unisson. L’opposition des termes extrêmes de la structure harmonique musicale est résolue à son tour dans l’un des termes moyens de celle-ci. Dans le Timée, toutefois, cette solution facile est en partie rejetée. Elle n’est maintenue que pour l’insertion de médiétés supplémentaires entre les termes fondamentaux constitutifs de la structure de l’Âme du Monde. La réunion de l’aigu et du grave s’accomplit ici non pas par leur suppression réciproque, mais par leur affirmation simultanée. Il se passe sur le plan humain pour les sons ce qui, sur le plan cosmique, a été relevé à propos du mélange du Même et de l’Autre : l’aigu et le grave se fondent dans leur propre consonance, dans leur propre harmonie. Mais cette fusion n’est possible, on le verra, que parce qu’ils résultent du mouvement des sons, intermédiaire lui-même entre la matérialité de la nature du son et la spiritualité de ses effets sur l’âme.
10À y bien regarder, Platon escamote le problème délicat de l’intermédiaire entre le repos et le mouvement en introduisant un type de mouvement à part, celui de mouvement musical, et en l’érigeant en principe de continuité entre la matière et l’esprit. Comment s’accomplit, en fait, cette liaison « mouvementée » du corporel avec l’intelligible ? Un texte du Timée nous donne la définition du son : « d’une manière générale, admettons que le son est le choc, transmis, à travers les oreilles, par l’intermédiaire de l’air, du cerveau et du sang, jusqu’à l’âme » (Timée, 67a). Suit une définition de l’audition qui serait « le mouvement que ce choc détermine, lequel commence à la tête et se termine dans la région du foie » (ibid.). C’est ainsi que naissent les impressions auditives. Le contexte dans lequel ces définitions sont insérées autorise à affirmer que les bruits – opposés, eux, aux sons musicaux – sont en principe hors de cause. Les sons dont il est question sont ceux-là mêmes qui, dans le Philèbe (51c), sont qualifiés d’« uniformes et clairs ».
11La théorie platonicienne distingue deux phases du mouvement sonore : l’une externe, qui concerne son passage à travers l’air ; l’autre interne, qui commence dès que le son a franchi l’oreille. À vrai dire, nulle mention n’est faite de mouvement vibratoire, et le rôle du tympan est négligé, l’oreille servant de simple orifice. « Si son mouvement est rapide, lisons-nous dans le Timée, le son est aigu ; s’il est plus lent, le son est plus grave ; s’il est uniforme, le son est homogène et doux ; s’il est grand, le son est fort… » (Tim., 67a). Il s’ensuit que, pour Platon (et pour la plupart de ses contemporains), un son est de hauteur proportionnelle à sa vitesse. Le son, après avoir atteint le cerveau, lui transmet son propre mouvement qui passe ensuite dans les vaisseaux sanguins, traverse le corps de la tête au cœur, pour atteindre la région du foie, dernière étape du trajet. Il s’agirait plutôt d’une réaction du corps, d’un ébranlement de celui-ci, analogue au frémissement causé par un grincement. Cette définition complexe offrirait une illustration nouvelle de la théorie déjà énoncée dans le Phèdre, à savoir que les trois parties de l’âme siègent en des endroits déterminés : le logistikon dans le cerveau, d’où il gouverne ; le thumos dans la poitrine, partie du corps qui est limitée par le cou et le diaphragme ; enfin, l’épithumétikon, entre le diaphragme et le nombril. Le foie servirait de lien entre l’élément affectif et l’élément irrationnel de l’âme. Or, d’après la théorie du Timée, le mouvement du son atteint successivement, par l’intermédiaire du sang, les sièges respectifs des trois parties de l’âme, le rôle des nerfs comme conducteurs de stimuli étant ignoré. Il s’ensuit que l’âme tout entière en est imprégnée.
12Un autre texte du Timée, qui se rattache à coup sûr au précédent, fait état de la nature de la concordance des sons harmonieux, « que nous percevons rapides ou lents, aigus ou graves, et tantôt faux, en raison du manque d’accord avec les mouvements qu’ils provoquent en nous, tantôt justes, en raison de leur accord avec eux » (Tim., 80a-b). Or une difficulté surgit ici : Platon considère que la concordance des sons dépend de la ressemblance ou de la compatibilité de leurs propres mouvements avec les mouvements qu’ils provoquent en nous. Il affirme par ailleurs que leur hauteur est proportionnelle à leur vitesse de propagation. Si donc, compte tenu de la nouvelle définition de la perception des accords, les sons ne sont concordants que dans le cas où leurs vitesses sont égales, il en résulterait qu’il n’y aurait point de sons consonants en dehors des sons de même hauteur. Force serait de constater qu’on recourt à la solution facile du mélange des contraires musicaux entrevue par le Philèbe (51c). Ce n’est assurément pas ce que Platon entend, lui qui était au courant des recherches de l’école d’Archytas lequel avait établi des rapports numériques entre des sons de hauteurs différentes et discerné certains accords fondamentaux. « En effet, lit-on dans le Timée, les mouvements… des [sons les] plus rapides, au moment où ils commencent à se ralentir…, les sons les plus lents, arrivant à leur suite, leur impriment à leur tour un mouvement et les rattrapent. Mais, ce faisant ils ne les troublent pas… ; ils font coïncider le terme initial du mouvement le plus rapide [sous entendu : avec le terme final du mouvement le plus lent], les rendent semblables et nous procurent une impression unique et fondue, qui est composée d’aigu et de grave » (Timée, 80a-b).
13Le Timée nous évite toute fausse interprétation de la théorie platonicienne en y projetant implicitement la notion de ralentissement du mouvement des sons dès que ceux-ci atteignent le corps, ralentissement progressif et, partant, en l’absence de tout détail sur l’éventualité contraire, régulier. Il proviendrait de la réaction du corps au passage du son ou de la nature même des sons concordants, comme on serait enclin à le penser si l’on tient compte de l’explication finaliste que le Timée donne des sens en général et de l’audition en particulier :
pour la voix et l’audition notre raisonnement sera encore le même : les dieux nous en ont fait présent pour la même cause et en vue de la même fin. En effet, la parole a été instituée précisément pour le même but et elle contribue grandement à nous le faire atteindre. Et ce qui dans la musique est bon pour la voix et nous la fait entendre, nous a été donné en vue de l’harmonie. (Tim., 47c ; cf. Rép., VII, 530d)
14De toute évidence, Platon abandonne ici ses considérations physiques et physiologiques précédentes pour admettre que la rapidité des mouvements internes n’influence en aucun cas la hauteur des sons que ceux-ci représentent. Il s’agirait donc d’une reconstitution de l’harmonie préétablie entre deux sons. Seuls sont concordants les sons entre lesquels une harmonie semblable préexiste. Les vitesses initiales des sons dépendent de leurs hauteurs respectives ; mais, une fois le corps atteint, leur ralentissement n’entraîne aucune diminution des hauteurs.
15Sur un tout autre plan, cette conception, qui met en cause la simultanéité de perception de deux sons, rappelle la conception moderne de la localisation en direction, biauriculaire, dont la cause principale est la différence, d’ailleurs infime, du temps d’accès de l’onde sonore à chaque oreille. Considérons un instrument musical, une cithare, par exemple, situé à une certaine distance de l’oreille humaine et émettant, si l’on fait vibrer simultanément deux de ses cordes, deux sons entre lesquels il existe un rapport constant, numériquement exprimé par 1 : 2 – ce serait le cas de l’octave – ou par 2 : 3 – ce serait le cas de la quinte. Dans le cas le plus simple, celui de l’octave, l’un des deux sons serait de hauteur et de vitesse doubles de l’autre ; par conséquent, le parcours dans l’air s’effectuant à vitesse constante pour chacun d’eux, il parviendrait à l’oreille en un temps deux fois moindre que l’autre. Mais, dès le seuil de l’oreille, la vitesse est modifiée selon une loi de décroissance d’autant plus rapide que ne l’était la vitesse initiale. Au bout d’un certain temps, les vitesses des deux sons deviennent égales et, ceux-ci s’étant alors fondus, ils se propagent au cours du reste de leur trajet à la même vitesse qui s’annule en fin de parcours, c’est-à-dire dans la région du foie. Par contre, la hauteur des sons demeure inaltérée lors de leur passage de l’air dans le corps, et donc rigoureusement constante. Ils s’éteignent, puis meurent : ils sont, en effet, mortels, leur harmonie n’étant qu’une ombre de l’harmonie divine. Leur trajet à travers le corps humain laisse néanmoins des traces. Parmi ceux qui perçoivent les harmonies, les uns, insensés, éprouvent une sensation agréable, un simple plaisir qu’ils ne peuvent expliquer du fait de leur ignorance ; les autres, sages, éprouvent une jouissance raisonnée, car ils contemplent, à travers ces harmonies fugitives, l’harmonie éternelle, participant par là même à la connaissance du bien suprême. Une distinction qualitative des plaisirs auditifs vient donc se superposer à celle, essentielle, établie par le Philèbe entre plaisirs mélangés et plaisirs esthétiques purs (Phil., 51d) dus à la nature et à la pureté de certains sons.
16Dans le Banquet, Éryximaque conteste la valeur de l’assertion d’Héraclite selon qui, l’unité, « en s’opposant à elle-même, se compose, de même que l’harmonie de l’arc et de la lyre » (Héraclite, fr. 51, D.K. 16), et constate qu’il est absurde d’affirmer qu’il existe une harmonie entre choses qui diffèrent ; ceci n’est plausible qu’à la condition préalable que l’aigu et le grave, opposés à l’origine, se soient ultérieurement accordés :
l’harmonie est réalisée grâce à l’art de la musique ; car on ne voit guère comment, si l’opposition existait encore entre l’aigu et le grave, il en résulterait une harmonie. L’harmonie, en effet, est une consonance, et la consonance, une sorte d’accord. Or l’accord, tant que les opposés sont en opposition, ne peut en résulter ; et (…) avec ce qui est opposé et qui ne s’accorde pas, on ne peut faire une harmonie. (Banquet, 187a)
17Ce texte préfigure la solution mathématique au problème métaphysique du mélange dans le Timée et le Philèbe. Celui-ci reconnaît la diversité illimitée des sons graves et aigus, lents et rapides, que « l’adjonction de la limite… harmonise en y introduisant le nombre ». En conséquence, Platon passe d’une théorie physique et physiologique, à une théorie psychologique qui comporte des perspectives métaphysiques.
18De cette théorie psychologique platonicienne, on retiendra que le principe général de mouvement musical est appliqué à l’explication du phénomène de l’audition pour s’étendre jusqu’au concept de l’âme. Le mouvement dynamique des sons se transmet à l’âme à travers le corps et le plaisir résultant de ce mouvement de l’âme caractérise la contemplation du beau éternel dans les réalités sonores. Cette kinésis, ce mouvement, est au fond pour Platon une synkinésis, une émotion, une commotion. L’exposé du Timée sur le mécanisme par lequel la musique pénètre dans l’âme, et la notion de commotion, trouvent une illustration tardive chez Aristide Quintilien :
Quoi donc d’étonnant, écrit celui-ci, si l’âme, recevant un corps de nature semblable aux cordes et aux souffles qui font mouvoir les instruments, se meut du même mouvement qu’eux, compatit à la résonance mélodique et bien rythmée d’un souffle par son propre souffle, et si, quand une corde pincée rend un son, toutes les fois que cela est supposé arriver à une cithare, elle résonne et se tend en accord avec elle10 ?
19 Il ressort de ce texte que le principe de mouvement musical s’applique aussi bien au mouvement des sons qualifié d’externe, qu’au mouvement à travers des parties de l’âme, qualifié d’interne.
20Le Timée insiste sur l’harmonie désormais transposée sur le plan de l’équilibre entre les diverses parties du corps, entre le corps et l’âme, enfin entre les facultés mêmes de cette dernière. Alors que la psychologie de la République était purement « théorique », celle du Timée est tout ensemble normale et pathologique. Sous cette qualification, elle se prolonge dans les Lois. Le mouvement musical est alors considéré comme un principe thérapeutique. Très influencé par les théories de la médecine hippocratique, Platon reconnaît l’importance du maintien et, le cas échéant, du rétablissement de rapports d’équilibre et d’harmonie entre les diverses parties de l’entité humaine. L’accent est mis désormais sur le plan de l’équilibre de l’âme et du corps. Dans ce contexte, Platon affirme qu’il ne faut jamais « nourrir… l’âme sans le corps ni le corps sans l’âme, afin que, se défendant l’une contre l’autre, ces deux parties gardent leur équilibre et leur santé » (Tim., 88b-c). « Une âme dans un corps faible manifeste sa vitalité en provoquant la fièvre et d’autres anomalies » (Tim., 87e-88a) ; de même, un corps plus fort et plus cultivé que l’âme, lui cause des troubles, dont le plus grave est l’ignorance (Tim., 88b). Les facteurs des troubles causés par l’hypertrophie de l’âme ou du corps sont des mouvements qui s’affrontent, de sorte que ceux « de la partie la plus forte l’emportent » (Tim., 88b).
21Le problème de l’équilibre entre l’âme et le corps, ainsi qu’entre leurs propres parties, se voit transposé au niveau de l’équilibre de force entre ces mouvements. En cas d’hypertrophie du corps, on mettra à profit les propriétés des mouvements musicaux (Tim., 89a) ; dans le cas inverse, on utilisera des procédés de motion corporelle. Des mouvements internes interviennent afin de compenser par leur régularité l’action néfaste des mouvements venant de l’extérieur. Il faut immuniser le corps et l’âme contre l’action de ces derniers par une méthode éducative qui consiste à imprimer une agitation ordonnée au corps pour ne jamais le laisser au repos (Tim., 88d). Cette méthode d’accoutumance par l’exercice rythmique exige (a) un équilibre des fonctions de l’âme ; et (b) une prise de conscience de l’état défectueux du corps et de la nécessité de son immunisation graduelle. Tout ceci suppose que les enfants n’ayant pas atteint cette connaissance de soi et les « possédés » l’ayant perdue sont incapables de pratiquer la méthode sur eux-mêmes. Une âme saine est en mesure de forcer le corps à exécuter des exercices désagréables, mais utiles parce que salutaires. Si ces conditions ne sont pas remplies, en d’autres termes, si une âme elle-même défaillante ne peut imposer les mouvements requis, on suit, selon le cas, soit la méthode d’immunisation préventive, soit celle de guérison purificatrice, qui font toutes deux intervenir des mouvements rectificateurs externes.
22La distinction entre mouvements externes et mouvements internes est significative. Mais, alors que les mouvements externes se dirigent du milieu extérieur vers l’âme, ceux dits internes se dirigent de l’âme vers la périphérie corporelle. Le mouvement musical n’est point opposé au repos, mais seulement au mouvement désordonné qui règne partout où l’harmonie n’est pas encore établie, voire chez les inanimés, ce qui est expressément formulé dans la description de la genèse de l’univers dans le Timée, genèse qui ne se réalise point par la déchéance de l’intelligible. Le démiurge demeure transcendant par rapport à la matière. S’il intervient, c’est simplement à l’image du Noûs anaxagoréen, pour y mettre de l’ordre. « Toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout repos, changeant sans mesure et sans ordre, car il avait estimé que l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre » (Tim., 30a). Du devenir, la matière passe, à travers l’harmonie du mouvement musical, à l’être, pour se faire Âme du Monde. Le même procédé s’applique aux êtres animés, ainsi qu’en témoigne un texte du livre II des Lois (653d-654a) dont la ressemblance avec le passage du Timée mentionné précédemment est étonnante. Ce texte des Lois est le suivant :
Tous les jeunes êtres, ou à peu près, sont incapables de tenir en repos leur corps et leur voix ; ils cherchent sans cesse à remuer et à parler, les uns en sautant et en bondissant, (…) les autres, en émettant tous les sons de la voix possibles. Or, les autres animaux n’ont pas le sens de l’ordre et du désordre dans leurs mouvements, de ce qu’on appelle rythme et harmonie ; mais à nous, les Dieux (…) nous ont donné un sens du rythme et de l’harmonie, accompagné de plaisir (…) en nous entrelaçant les uns aux autres par des chants et des danses…
23L’analogie des deux textes est à retenir. La musique, don divin, accomplit chez l’homme un travail similaire à celui de la volonté du démiurge cosmique, ce qui expliquerait la présence de ce que l’on pourrait appeler le « moment musical », dans la cosmogonie du Timée. Remarquons, à ce propos, que le rôle de l’analogie des idées et des thèmes de la pensée de Platon dans ce domaine n’a été que très peu souligné jusqu’ici. Science et imagination artistique concourent à la construction de l’Univers dont l’âme portera en germe tout le contenu. Cette âme cosmique est reflétée dans l’âme humaine qui subit les changements profonds de sa propre nature. Elle aussi se révèle à l’origine par des mouvements désordonnés qui se prolongent jusqu’à l’aspect corporel de l’être humain. Mais, grâce à l’intervention de la musique, c’est-à-dire du mouvement ordonné, l’ordre et l’harmonie se rétablissent en elle, puis en l’être humain dans son ensemble. Le passage ne se fait plus ici du devenir à l’être, mais de l’ignorance à la connaissance et à la sagesse, ou, sur un plan quelque peu différent, d’un état maladif à un état de santé, en impliquant à son tour le passage d’un déséquilibre à un équilibre, passage auquel Platon se réfère, d’ailleurs, expressément.
24La qualification des divers états d’équilibre ou de déséquilibre entre les parties du corps est une allusion à la doctrine empédocléenne. « On ne… permettra pas à des éléments disproportionnés de s’opposer en ennemis ni d’enfanter pour le corps les guerres et les maladies, mais on les rapprochera de façon à faire suivre l’équilibre, d’un calme – non d’un repos ! – intérieur et on donnera ainsi au corps la santé » (Tim., 88e). L’observation naturelle sera le premier guide en l’occurrence. Or le balancement rythmé qui nous est imprimé par un bateau (Tim., 89a) est pour Platon le type même du mouvement régulier. C’est à des mouvements analogues que le philosophe fera appel quand il passera de la thérapeutique du corps à celle de l’âme. Un texte important des Lois affirme que l’âme défaillante éprouve une sorte de frayeur qui se manifeste par des battements de cœur, et par des mouvements corporels déréglés (Lois, VII, 790c).
25L’observation naturelle fournit à Platon un certain nombre d’éléments constitutifs de sa théorie sur les rapports de l’âme avec le corps. Une vaste partie de ces conceptions est alimentée par des considérations sur les nouveau-nés. « Du corps aussi bien que de l’âme des tout petits enfants, il est avantageux… que… toute la nuit comme tout le jour il y ait en plus du nourrissage une sorte de branle (…) comme s’ils ne cessaient de naviguer sur la mer » (Lois, VII, 790c).
26Il faut noter au passage la ressemblance de ce texte des Lois avec celui cité du Timée. Les mères qui veulent endormir les enfants au sommeil difficile procèdent à première vue selon un principe qui paraît peu fondé, sinon sur une expérience séculaire : si les enfants s’agitent et pleurent, elles leur procurent non pas la tranquillité, mais le mouvement qui, après l’agitation, apporte l’apaisement. Il se produit une sorte de conflit de mouvements où ceux du type de l’aiôrésis, du balancement rythmé, s’imposent par leur régularité :
Quand (…) à de tels états psychiques on imprime de l’extérieur une secousse, continue Platon, le mouvement ainsi imprimé de l’extérieur surmonte le mouvement intérieur, d’effroi chez les uns, de délire chez les autres ; une fois qu’il l’a surmonté, produisant l’apparition d’une paisible bonace à la suite des pénibles battements dont sursautait le cœur de chacun, il fait obtenir aux enfants le sommeil, résultat bienvenu… (Lois, VII, 790c-791c)
27 Une berceuse accompagne généralement les mouvements des bras. Les sons exercent, eux aussi, une influence bienfaisante sur l’âme, par l’intermédiaire du corps. « Ce mouvement provoqué du dehors opère l’apparition d’une attitude mentale de bon sens, à la place de dispositions (…) délirantes. Voilà en somme comment (…) on peut expliquer d’une façon probable ces effets de mouvement rythmé joint au chant » (Lois, VII, 790a-b). La musique proprement dite et la danse opèrent chez les enfants ou, dans des cas particuliers, chez les adultes, à la manière d’incantations : « les mères, affirme l’Athénien des Lois, enchantent leurs bébés comme on enchanterait des bacchantes frénétiques » (Lois, VII, 790e).
28Quant aux procédés de guérison des états corybantiques, ils se ramènent au procédé général de guérison de la peur, car, leurs causes mises à part, ces états sont identiques aux précédents puisqu’ils relèvent d’une irrégularité de l’âme, qui se traduit d’abord par des mouvements violents du cœur, puis par des mouvements violents du corps, pour se solder en une véritable « frénésie ». Platon insiste sur le fait que cette frénésie est un état morbide. Des guérisseuses spécialisées avaient pour tâche de rétablir l’ordre dérangé dans l’âme des patients par des incantations mêlant chants et danses (cf. aussi Lois, VII, 791e), procédé déjà éprouvé du temps de Platon. On sait l’importance que les Pythagoriciens accordaient à l’enseignement de la musique, éducatrice à la fois de l’âme et du corps, ainsi qu’aux cures musicales. On connaît aussi la légende d’après laquelle le devin Mélampous aurait apaisé la furie orgiaque en la surexcitant par des danses sauvages pour mieux la maîtriser ensuite, méthode qui rappelle, toute proportion gardée, des techniques analogues pratiquées actuellement en Afrique, et qui tendent à substituer à l’état de possession latent et diffus une possession explicite. Dans le Banquet (215c-e), le Criton (54d), l’Ion (536c), Platon mentionne déjà ces pratiques des rites corybantiques. Dans le même cadre de traitement homéopathique de l’âme s’inscrit, selon toute vraisemblance, la « catharsis » aristotélicienne. Mais Platon préconiserait plutôt un traitement thérapeutique par allopathie, qui remonterait, semble-t-il, au pythagoricien Damon dont l’influence sur notre philosophe pourrait être désormais mise davantage en évidence.
29Platon considère que la musique exerce une action calmante. On ne saurait ignorer l’importance de ces considérations sur lesquelles est fondée toute la théorie platonicienne de l’éducation par la musique et la danse. Purifiée par l’éducation musicale, l’âme s’extériorise désormais par des mouvements réguliers. On peut alors concevoir une série de mouvements réfléchis. Le milieu extérieur auquel s’adressent les mouvements de l’âme éduquée, milieu symbolisé par la Cité, est encouragé à poursuivre son effort d’immunisation des corps et de purification des âmes, de façon à instaurer un circuit de mouvements musicaux réguliers exprimant la soumission de l’arythmie au rythme, de l’irrégularité à la loi, du désordre à l’ordre, de la déficience à l’équilibre. Il apparaît donc qu’à l’intérieur du cadre délimité par l’étude du psychique dans les derniers dialogues platoniciens, en particulier dans le Philèbe, les Lois et, surtout, le Timée, qui, tous, reprennent, développent et explicitent les idées contenues dans le livre III de la République, le principe de mouvement musical occupe, sous ses diverses formes, une place importante et joue un rôle capital dans la résolution des antinomies existant entre le matériel et le spirituel, le physique et le physiologique, le médical et l’éducatif, l’individuel et le collectif. Il est lui-même une médiété – une médiété polyvalente qui assure la continuité entre l’essence et les principales manifestations sensibles de l’humain.
Notes de bas de page
1 Voir F. Lasserre, Plutarque, De la musique, « Bibliotheca helvetica romana » 1, Olten & Lausane, Urs Graf, 1954.
2 Voir ibid., p. 45 sq.
3 Voir J. Estève, Les Innovations musicales dans la tragédie grecque à l’époque d’Euripide, Nîmes, Imprimeries coopératives « La Laborieuse », 1902.
4 Voir P.-M. Schuhl, Platon et l’art de son temps (arts plastiques), Paris, Alcan, 1933 ; « Platon et la musique et de son temps », Revue Internationale de Philosophie 32, 1955, fasc. 2, p. 276 sq.
5 Voir E. Moutsopoulos, « La rupture de la parole, de la musique et de la danse, et la critique platonicienne du théâtre », Humanitas 21, 1980, 35-39, et le fascicule « Haine du théâtre », Théâtre National de Chaillot 4, Actes Sud, 1986, p. 63-67.
6 Voir J. Chailley, « Le mythe des modes grecs », Acta Musicologica 28, fasc. 4, oct. 1956, 137-163.
7 Voir E. Moutsopoulos, « Pragmatisme et dogmatisme », Diotima 7, 1979, 211-212.
8 Voir L. Robin, notice à l’éd. du Phédon, p. xliii n. 1.
9 Voir E. Moutsopoulos, « Masse et intervalle dans le Timée de Platon », XIVth Internat. Congress on the History of Science, t. 2, Tokyo-Kyoto, 1974, p. 65-67.
10 Voir Arist. Quintilien, De mus., xviii, p. 107, Meibom.
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