La mimèsis reconsidérée : une optique platonicienne
p. 43-63
Note de l’auteur
Je suis redevable à Anthony Lodge d’avoir corrigé et amélioré le texte français de cet article, et à Monique Dixsaut d’avoir perfectionné la version finale.
Texte intégral
… je vais vous faire part d’une vision assez étrange dont je f u s tourmenté la nuit qui suivit un jour dont j’avais passé la matinée à voir des tableaux et la soirée à lire quelques Dialogues de Platon.
Diderot, Salon de 1765, n° 176
1La première moitié du livre X de la République fournit un exemple remarquable du caractère « autocorrectif » de la dialectique platonicienne, exemple d’autant plus remarquable qu’il apparaît à la fin d’une œuvre généralement considérée comme l’exposé le plus élaboré des doctrines de maturité de Platon. On y trouve la reprise mais aussi le développement d’une thématique antérieure du dialogue, celle de la nature de la poésie mimétique et de sa fonction dans la cité idéale et l’âme bien réglée. Il s’agit donc à la fois d’un retour et d’un nouveau départ : dès le début du livre, Socrate rappelle (de manière problématique) les conclusions d’une étape précédente de l’entretien et propose en même temps d’entreprendre un nouvel examen. Mais ce nouveau départ lance une enquête qui n’aboutira qu’à une fin peu concluante. Même après que Socrate a introduit « la plus grave accusation » contre la poésie en 605c6, le procès se clôt par un verdict provisoire : malgré la réitération du bannissement de la poésie, Socrate et Glaucon sont tout à fait disposés à écouter une nouvelle défense de la part des poètes eux-mêmes ou de leurs partisans (607b-e). Dans la mesure où cette invitation semble également une provocation que Platon adresse à ses lecteurs, il convient sans doute de laisser de côté toute idée préconçue en abordant ce nouvel examen de la mimèsis.
2Le but que je me propose ici ne consiste certainement pas à présenter une lecture systématique de la première partie du livre X. J’entends plutôt lire certains passages de ce texte – surtout les pages consacrées à l’analogie entre la poésie et la peinture – de manière oblique, exploratoire en quelque sorte, et en allant à contre-courant des interprétations systématisantes de la tradition platonicienne. Je crois que l’image célèbre qu’Alcibiade applique aux discours de Socrate dans le Banquet – l’image de ces objets qui, au-delà de la surface, possèdent un intérieur profond (221e-222a) – correspond à une aspiration qui a animé Platon lui-même dans tous ses écrits. Autrement dit, il y a toujours des « sous-textes » platoniciens.
3Les deux discussions sur la mimèsis que l’on trouve dans la République ont pratiquement été scrutées jusqu’à épuisement. Bien qu’on puisse naturellement trouver une diversité d’opinions dans ce domaine, la littérature érudite se caractérise principalement par la répétition d’idées reçues et par la domination d’une orthodoxie. Il existe ainsi un consensus voulant que, quelles que soient les différences entre le traitement de la mimèsis au livre III et au livre X, on puisse néanmoins employer ces passages pour construire, ou reconstruire, une conception platonicienne de la mimèsis essentiellement figée et négative, quelque chose comme une doctrine platonicienne de la mimèsis, pour évoquer le terme qu’on trouve, par exemple, dans le titre de la monographie de Verdenius, Mimesis : Plato’s Doctrine of Artistic Imitation and its Meaning to us, publiée en 1949. Mais en parlant de « doctrine » dans ce contexte, nous courons le risque d’encourager, ou du moins de permettre, une fossilisation de la pensée – de la pensée platonicienne et de notre propre interprétation de cette pensée.
4D’emblée, je dois préciser mes réserves face à un autre mot du titre de l’ouvrage de Verdenius, mot qui évoque incontestablement l’idée la plus prégnante dans les discussions sur la mimèsis : l’imitation. Je suis convaincu que, pour des raisons historiques assez embrouillées, cette traduction canonique du terme grec fait obstacle à l’interprétation de la fonction complexe du lexique de la mimèsis dans la pensée philosophique et esthétique grecque1. Je me bornerai pour l’instant à dire que les présupposés modernes concernant l’idée d’imitation sont trop étroits – du moins en matière d’objets et d’activités artistiques2 – pour nous permettre de comprendre les questions et les positions intellectuelles que nous rencontrons dans les textes grecs portant sur ce sujet. Il faut bien sûr reconnaître qu’il y a des passages dans l’œuvre de Platon où la signification du vocabulaire de la mimèsis comme terminologie de la représentation artistique est partiellement associée à l’idée d’imitation au sens étroit. Mais, à mon avis, de tels passages ne sont ni aussi extensifs ni aussi simples qu’on le pense souvent et ils n’autorisent pas à considérer l’imitation comme équivalent uniforme du terme mimèsis. Dans ce qui suit, je vais éviter cette traduction et j’espère que les raisons qui sous-tendent mon orientation deviendront suffisamment intelligibles au cours de mon exposé.
5Reconsidérer la conception platonicienne de la mimèsis est, à mon avis, non seulement légitime, mais opportun et nécessaire. En outre, dans le cas présent, cette nouvelle prise en considération ne se limite pas à une réponse contingente face à l’histoire de l’interprétation moderne. L’action qui consiste à reconsidérer est d’ailleurs l’une des caractéristiques inhérentes au texte que nous interprétons ici. Le désir empressé de considérer à nouveau – de tout reprendre depuis le début s’il le faut – est un principe fondamental de l’esprit socratico-platonicien ; en d’autres termes, il s’agit là d’un des aspects de l’engagement dialectique représenté sous un mode dramatique et explicitement exprimé dans les dialogues de Platon. Le commencement du livre X fournit un exemple frappant de cette tendance philosophique. Nous assistons à la réouverture d’un thème déjà discuté plus tôt dans l’œuvre et Socrate y fait mention de sa décision de réexaminer ce thème (en partie seulement, comme je vais le montrer sous peu) à la lumière des idées avancées pendant les discussions précédentes. Aux yeux de plusieurs critiques, le fait que Platon revienne sur le sujet de la poésie et de la mimèsis paraît inexplicable et l’incompréhension que cet aspect suscite est l’une des causes des spéculations (spéculations peu fructueuses à mon avis) sur l’idée voulant que la rédaction du dernier livre de la République ait été postérieure à l’ensemble du dialogue. Mais la République ne se déroule pas selon des principes a priori. Selon la comparaison de Socrate (394d), tel un vaisseau poussé par le vent de la dialectique, le dialogue suit une route d’exploration, et de temps à autre il lui arrive de faire demi-tour (ce qui advient, par exemple, au début du livre V). Si le début du livre X marque un nouveau départ, il ne convient pas de considérer ce trait comme une contingence liée à la composition de l’œuvre, œuvre dont le développement, cela va de soi, ne se laisse pas du tout reconstituer. Il s’agit plutôt d’un trait constitutif de la mentalité dialectique incorporé à l’intérieur de l’œuvre, dans le monde, pourrait-on dire, de sa pensée.
6Il est question ici de la mimèsis reconsidérée en un double sens et ce dédoublement peut apporter une certaine richesse à notre interprétation de Platon en général, et du livre X de la République en particulier. Si Platon insiste sur cette nouvelle prise en considération, c’est également pour encourager ses lecteurs à la mettre en pratique. Parce que le dialogue platonicien n’aboutit jamais à des conclusions définitives (la forme du dialogue ne serait nullement nécessaire pour exprimer quelque chose de définitif), parce qu’il implique une recherche constante de la connaissance et de la vérité, nous devons également accepter l’état toujours provisoire de nos propres interprétations. Cette idée n’implique aucun relativisme herméneutique, elle suppose plutôt l’application d’une ferme rationalité toujours susceptible d’être révisée. La première partie du livre X justifie pleinement ce principe interprétatif puisqu’elle contient la reprise à laquelle nous avons déjà fait allusion et qu’elle présente également l’une des indications les plus accentuées de tout le corpus platonicien sur la nécessité de considérer les conclusions des arguments comme étant toujours sujettes à la révision. À la fin de ce qui est devenu la discussion la plus célèbre de la mimèsis chez Platon – il s’agit, à vrai dire, d’un passage que l’on a souvent considéré comme la pierre angulaire de sa conception prétendument doctrinaire de la mimèsis – Socrate attire l’attention sur la nature provisoire de ses conclusions et sur la possibilité de les réviser en prenant en ligne de compte les réactions ou les nouveaux raisonnements des autres (qu’il s’agisse des poètes eux-mêmes ou des amis de la poésie). Malgré ce qu’il décrit – formule devenue célèbre – comme « une rivalité ancienne entre la philosophie et la poésie » (607b), Socrate ajoute : « protestons hautement que, si la poésie mimétique qui a pour objet le plaisir peut prouver par quelque raison qu’elle doit avoir sa place dans une cité bien ordonnée, nous l’y ramènerons de grand cœur, car nous avons conscience de l’ensorcellement qu’elle exerce sur nous3. » Outre le fait que nous soyons ici face à l’une des affirmations les plus éloquentes de la nature révisable des arguments contenus dans les dialogues, ce passage constitue aussi très nettement une manière pour Platon d’inviter ses lecteurs à prolonger eux-mêmes le débat en engageant un dialogue avec le dialogue.
7L’aspect du livre X sur lequel je viens d’insister est accentué par les expressions socratiques (implicitement platoniciennes) qui trahissent une connaissance intime des genres poétiques critiqués dans ce contexte – connaissance étroite qui distingue ce livre du livre III où Socrate discute les effets du mode mimétique sans que ses explications n’impliquent une expérience expressément personnelle. Tout d’abord Socrate avoue avoir ressenti « une certaine tendresse et un certain respect » (595b) dès l’enfance à l’égard d’Homère, sentiments qui l’empêchent d’en parler de manière défavorable. Plus loin, en formulant ce qu’il appelle la plus grave accusation contre la poésie, il déclare que « même les meilleurs d’entre nous » (605c10) ne peuvent résister à la puissance émotionnelle de la poésie d’Homère et de la tragédie – aveu révélateur qu’on peut difficilement ne pas associer à l’expérience de Platon lui-même. Enfin, de façon remarquable, après avoir déclaré de nouveau sa sensibilité face aux charmes de la poésie, Socrate use du langage de l’amant nostalgique qui ne parvient à se détacher d’une liaison passionnée qu’en déployant un grand effort de volonté et de raison (607c-8b). Cette déclaration donne à entendre que le livre X s’adresse particulièrement à des lecteurs philosophes qui sont en même temps (ou, en tout cas, ont déjà été) des amants de la poésie et qui sont prêts à soumettre leur passion à l’examen. Et j’ose prétendre, soit dit en passant, que Platon lui-même n’a jamais cessé de faire partie de cette classe. En résumé, les arguments dont il est question ici sont écrits – et c’est dans cet esprit qu’il faut les lire – par un homme familier de l’art mimétique de la poésie, et non pas, contrairement à ce que veut l’orthodoxie, par un homme qui nourrit une hostilité absolue à son endroit.
8Ces remarques préliminaires sont le préambule d’une analyse assez sélective du traitement de la mimèsis au livre X. Mes observations divergeront, sur certains points, de ce que j’ai écrit dans mon commentaire de 1988 ainsi que de beaucoup d’opinions actuelles. La position adoptée dans le présent article reflète la thèse plus vaste soutenue dans mon étude récente sur les théories esthétiques de la mimèsis dans l’Antiquité, étude où je maintiens que l’on serait malavisé de chercher une conception uniforme de la mimèsis dans les dialogues de Platon, encore plus une conception monolithique. L’attention que Platon porte à la mimèsis se manifeste bien entendu dans plusieurs de ses œuvres, du Cratyle aux Lois, et développe toute une gamme de réflexions qui posent des questions non seulement sur ce que je désignerais comme la représentation secondaire, c’est-à-dire la relation entre les objets ou les activités artistiques et l’expérience humaine en général, mais aussi sur la représentation primaire, c’est-à-dire la relation fondamentale entre toute la pensée humaine et la vaste réalité. Bien que ces réflexions s’appuient souvent sur le concept de mimèsis pour théoriser l’idée d’une dépendance ou d’une infériorité ontologique, néanmoins, il n’est pas justifié de supposer qu’on puisse réduire les variations complexes de la pensée platonicienne sur ce sujet à un paradigme immuable. La mimèsis acquiert une telle importance chez Platon que dans ses œuvres tardives elle permet d’exprimer l’idée suivant laquelle « tout ce que nous disons est nécessairement d’une certaine manière une mimèsis et une image » (comme le formule Critias dans le dialogue éponyme, en 107b), et l’autre idée – essentielle pour le modèle cosmologique du Timée – voulant que le monde lui-même soit en quelque sorte le produit de la mimèsis créatrice, peut-être même une œuvre d’art cosmique. Je ne peux pas suivre ici cette évolution de la pensée platonicienne tardive, mais je rappelle tout de même cet aspect afin d’exprimer ma conviction générale voulant que rien ne nous autorise à interpréter le livre X de la République dans l’espoir d’y trouver l’énoncé définitif d’une quelconque doctrine platonicienne fixe.
9Je voudrais maintenant porter mon attention directement sur le début du livre X et jeter d’abord un regard sur le rapport entre ce livre et le traitement de la mimèsis qu’on trouve au livre III. Cette question souvent débattue est inévitablement soulevée par le renvoi de 595a7 où Socrate suggère qu’il avait raison « de n’admettre en aucun cas cette partie de la poésie dont le caractère est complètement mimétique ». Il n’est pas nécessaire de chercher une solution trop sophistiquée à cette question dans la mesure où Socrate lui-même ne s’exprime pas sans équivoque, au livre III, sur la place qu’il convient d’accorder à la poésie mimétique dans l’éducation des jeunes gardiens4. Comme plusieurs autres renvois dans les dialogues, ce renvoi concerne, pour ainsi dire, davantage l’esprit que les détails de la discussion antérieure sur ce thème. Mais il n’y a pas de contradiction et pas même de tension sérieuse entre les deux contextes parce que l’adjectif mimètikos a effectivement été défini au livre III dans le champ d’un usage intensif et multiple de la mimèsis (394e-395a), celle-ci étant interprétée, bien sûr, comme le mode dramatique du récit poétique. Dans la mesure où je ne peux entreprendre une longue analyse de cette partie du livre III, je mentionnerai en passant un point primordial à mes yeux. On ne reconnaît pas suffisamment que dans la section pertinente du livre III, la restriction du terme mimèsis à la représentation dramatique correspond à une stratégie spécifique et temporaire dans la mesure où l’on trouve un usage plus large du lexique de la mimèsis ailleurs dans les livres II et III – usage qui est évident en 373b où il est question des arts musico-poétiques et visuels en général5. Au livre III, la critique de la mimèsis se concentre sur la puissance et sur le danger psychologique du mode dramatique pour ceux qui le récitent ou le représentent. Cette critique porte sur le problème de l’assimilation aux personnes représentées mimétiquement – problème particulier dans le cadre conceptuel de la République puisque une telle assimilation implique la possibilité d’une multiplicité et d’une fragmentation psychiques incompatibles avec l’idée centrale de l’unité harmonieuse de la psychè et du rôle social de chaque citoyen dans la cité juste. Quand, au début du livre X, Socrate rappelle cette critique de la mimèsis dramatique en faisant allusion au mimètikos, il reprend surtout le thème de la multiplicité psychologique en indiquant que les parties intermédiaires du dialogue – plus précisément, l’analyse de la structure de l’âme – ont fait apparaître des raisons supplémentaires justifiant sa méfiance face à la mimèsis.
10À cet égard, je me range du côté des interprètes qui insistent sur les éléments de continuité entre les livres III et X. Mais à mon avis, il importe aussi d’observer comment le livre X prolonge l’argumentation du livre III tout en la révisant dans une certaine mesure. Ce serait assurément une erreur d’imaginer que pour établir une relation de conséquence logique entre les deux livres, il faut supposer qu’il est question ici d’un concept statique de mimèsis. Le texte platonicien offre une suggestion différente. Socrate demande maintenant une définition de la mimèsis « en général » ou « dans son entier » (holôs, 595c7-8 ; cf. 603a11), et qui plus est, il exprime une certaine perplexité sur le sujet – indication claire, dans la perspective présente en tout cas, que la discussion du livre III n’était pas complète ou définitive. En considérant les arguments subséquents du livre X, il n’est pas difficile de voir pourquoi la précédente analyse de la mimèsis paraît maintenant partielle. Un nouveau traitement de la mimèsis se fondera sur une comparaison entre la poésie et la peinture, comparaison très fréquente dans les œuvres de Platon, des premiers dialogues comme l’Euthyphron ou le Protagoras jusqu’aux dialogues tardifs, comme le Politique ou les Lois6. Mais la distinction entre les modes d’énonciation littéraire n’est pas du tout applicable aux arts graphiques, où l’artiste n’a pas le choix entre dépeindre les hommes et jouer un rôle – observation qui n’est pas sans rapport avec la thèse élaborée par Lessing dans son Laokoon. Alors que la poésie restera le sujet central de l’enquête dans le livre X, la recherche d’une compréhension de la mimèsis « en général » nécessite une perspective plus large capable d’englober plusieurs formes de représentation artistique, c’est-à-dire tous les arts qui produisent des ressemblances, des simulations ou des images de l’action humaine et de l’environnement naturel. Mais j’ai déjà observé que même dans les livres II et III, malgré l’application insistante du terme mimèsis au mode dramatique dans une section particulière du livre III (393c sq.), on trouve parfois une conception plus ample de la mimèsis, conception qui comprend toute la poésie et les arts visuels, sans oublier la musique qui, pour Platon comme pour beaucoup de penseurs grecs liés à la tradition damonienne, possède un caractère mimétique par sa capacité à exprimer des qualités émotives et éthiques. Au livre X Platon élargit l’idée de la mimèsis, mais cet élargissement, qui promouvra l’exploration de questions applicables à la représentation artistique en général, ne peut aucunement être considéré comme une innovation fondamentale.
11Socrate justifie le retour à la poésie et le réexamen de la mimèsis en mettant en relief, on l’a remarqué, l’aspect psychologique du sujet. La force de cette justification deviendra claire par la suite quand il finira par formuler ce qu’il appelle « l’accusation la plus grave que nous ayons à faire contre la poésie ». Mais, à vrai dire, dans la discussion qui suit le thème psychologique n’est pas placé tout de suite au premier plan. À sa place nous trouvons une réorientation vers la mimèsis accentuant la relation problématique entre les apparences et la réalité. Cette réorientation conduit l’immense majorité des interprètes à estimer que la première partie du livre X évoque la pensée métaphysique des livres centraux du dialogue et qu’elle doit de ce fait être interprétée principalement dans ce contexte-là. Je voudrais soutenir que la situation est plus complexe. Il est incontestable, j’en conviens, qu’il existe des parentés entre le schéma tripartite utilisé dans le livre X (schéma des Formes-idées, des particuliers, et des images mimétiques) et la hiérarchie ontologique exprimée par l’analogie de la Ligne et de la Caverne. Mais la difficulté qu’on éprouve à établir une corrélation exacte entre les deux parties du texte est illustrée par le recours au vocabulaire des « fantasmes » (phantasmata) et des « fantômes » (eidôla). À première vue, le terme phantasma apparaissant au livre X (en 598b3-5 et 599a2) pourrait sembler correspondre aux phantasmata, c’est-à-dire aux reflets ou images physiques qui appartiennent à la section la plus basse de la Ligne (510a1). Mais au livre VII, ce terme est aussi appliqué deux fois aux reflets sur l’eau ou à d’autres objets situés en dehors de la Caverne (516b5, 532c1). De même, le terme eidôlon, qui se trouve six fois dans le livre X en rapport avec les produits des arts mimétiques, a été appliqué à la fois à des objets situés dans la Caverne et à des reflets dans le monde extérieur7. Quelle que soit l’interprétation d’ensemble qu’on adopte pour la Ligne ou pour la Caverne, il est très difficile de les faire correspondre exactement à la métaphysique tripartite du livre X8.
12Bien sûr, dans ce dixième livre, on retrouve deux pensées centrales de la République : la réalité absolue se situe au-delà du monde matériel et chaque image est inférieure à son original (putatif). Mais la portée de ces idées n’est pas invariable ; comme on le verra sous peu, elle dépend des contextes où elles se trouvent. Nous ne devrions donc pas présumer que cette critique, prise dans sa totalité, implique précisément la même charpente ontologique que les grandes figures métaphysiques qui apparaissent dans les livres VI et VII, surtout à défaut d’un rappel textuel direct de ce contexte. À proprement parler, la référence que Socrate fait à « notre méthode habituelle » (596a 5-6) n’est pas un renvoi précis à des arguments particuliers des livres centraux. Cette conclusion ressort de façon évidente (ce qui s’avère légèrement embarrassant pour certains savants) du fait que la forme ou l’idée (idea) supposée comme hypothèse par Socrate (596a-b) est non seulement la forme d’un produit ouvré et, en conséquence, de quelque chose d’étrange dans le cadre de la théorie des formes des livres V et VI, mais constitue une entité à laquelle l’artisan ordinaire a un accès mental, voire conceptuel. Quand Socrate demande à Glaucon : « n’avons-nous pas coutume de dire que l’artisan de chaque meuble fixe les yeux « sur la forme » ou « sur l’idée » de ce qu’il fabrique ? », il fait allusion à une façon de parler souvent attestée ailleurs et qui n’a pas nécessairement d’implications métaphysiques. La forme ou le modèle auquel se réfère l’esprit de l’artisan n’est lié à aucune saisie philosophique, mais plutôt à une compréhension des principes techniques (y compris une compréhension de la fonction des objets qu’il fabrique). Ainsi, en dépit de la référence à « notre méthode habituelle », la mention du cas du charpentier suggère qu’il ne s’agit pas ici du cadre régulier de la métaphysique platonicienne mais plutôt d’un genre de chevauchement phraséologique entre cette métaphysique et les façons de parler ordinaires – chevauchement adapté à un projet défini, à savoir l’examen des conditions de la représentation artistique. Différents lecteurs pourraient discerner des significations diverses dans cette partie du livre, mais il n’est pas nécessaire de s’appuyer sur des prémisses ésotériques pour comprendre l’orientation de l’argument avancé ici par Socrate.
13Pour poursuivre dans cette direction, précisons qu’il existe un autre facteur dans la première partie du livre X, facteur méconnu mais que nous ne pouvons nous permettre de sous-estimer : il s’agit du ton rhétorique et parfois même satirique des remarques de Socrate. Cet aspect illustre la nécessité de lire et d’interpréter de nombreux arguments platoniciens comme étant plus que des structures de raisonnement formelles ou impersonnelles, et de tenir compte du point de vue dramatique qui s’énonce dans les arguments et leur donnent, pour ainsi dire, leur couleur tonale. J’ai fait allusion, ci-dessus, à une telle attitude lorsque j’ai souligné les expressions apologétiques employées par Socrate pour parler des poètes qu’il avait appris à aimer dans sa jeunesse. C’est là un des traits piquants du livre X : il contient côte à côte de telles expressions et des remarques satiriques sur la poésie et sur l’art mimétique en général. Une bonne interprétation doit s’efforcer de rendre compte de ces aspects de la texture dialectique (et mimétique) des arguments platoniciens.
14On trouve déjà un ton satirique dans le célèbre passage où Socrate introduit une comparaison entre l’art mimétique et la capacité réfléchissante du miroir (596c-e). Socrate affirme paradoxalement que « faire tout » (πάντα ποιεῖν), c’est-à-dire faire toutes sortes de choses – motif préfiguré chez Empédocle par rapport à la peinture et qui évoque des prétentions quasi-sophistiques9 – n’est pas difficile. Cela est aussi aisé, en effet, que de prendre un miroir et de le présenter de tous côtés. Cette comparaison contient, à mon sens, une ironie provocatrice, car la facilité à tenir un miroir ne correspond pas du tout aux exigences techniques de la peinture – exigences reconnues de manière indirecte même dans le livre X et plus explicitement dans divers autres passages de Platon10. Un ton satirique et provocateur peut également être décelé dans l’idée fortement sarcastique suivant laquelle les effets picturaux en trompe-l’œil ne peuvent abuser que les enfants et les ignorants, et dans le choix des cordonniers et des charpentiers comme sujets de la peinture (598b-c). La pertinence de ce dernier détail a souvent été obscurcie par la présupposition erronée voulant que l’argument réfère ici à l’espèce de peinture grecque qui nous est la plus familière, à savoir la peinture sur vase. Mais l’idée du trompe-l’œil, qui implique que l’on regarde les images de loin (598c3), indique qu’il est nécessairement question d’une peinture à grande échelle, c’est-à-dire de peintures murales et de panneaux en bois, formes de peinture dominée par les sujets mythiques et historiques et laissant peu de place à la représentation de vulgaires artisans11.
15La plupart des commentateurs qui se sont occupés du livre X ont complètement ignoré les éléments d’ironie rhétorique et de satire présents dans cette partie du texte. En conséquence, ils ont négligé la possibilité de considérer l’analyse de la peinture non pas comme une condamnation inconditionnelle, mais comme un défi lancé au lecteur le poussant à réexaminer toute la question de la mimèsis. Il n’est pas arbitraire d’envisager les arguments platoniciens sous cet œil, étant donné l’indication spécifique fournie plus loin par Socrate, indication que nous avons déjà citée, suivant laquelle il reste disposé à écouter une nouvelle défense de la poésie. Il est bien sûr raisonnable de supposer qu’il était plus important pour Platon de susciter une telle justification dans le cas de la poésie que dans celui de la peinture. Mais c’est précisément la fonction de la comparaison entre la poésie et la peinture que de permettre une investigation plus large de la base essentielle de l’art mimétique. On ne peut donc pas établir une séparation entre le ton provocateur déjà observé et le but central du réexamen de la mimèsis.
16Je maintiens donc que le livre X forme à certains égards une provocation philosophique adressée aux amis de la poésie et même de l’art mimétique en général. Cette hypothèse permet de réinterpréter en partie le célèbre motif du miroir. Ce passage est, à mon avis, plus subtil qu’on ne l’estime généralement. Socrate n’évoque pas l’emploi du miroir dans l’idée qu’il y aurait une stricte analogie avec l’activité des peintres, mais plutôt pour illustrer satiriquement la facilité quasi sophistique avec laquelle on peut prétendument « tout faire » – idée qui, on l’a vu, se trouve déjà préfigurée chez Empédocle en relation à la peinture, et qui était probablement un « slogan » chez les artistes et les critiques. Il est toutefois important de remarquer que ce passage s’abstient de dire ou même de suggérer implicitement deux choses. Premièrement, le texte n’affirme pas que toute la peinture prétendrait refléter directement le monde réel avec la plus grande fidélité visuelle. Deuxièmement, il n’implique pas que les peintres feraient toujours des efforts pour représenter des modèles réels – supposition que d’autres passages du dialogue contredisent en fait12.
17Le motif du miroir est délibérément placé au début de l’investigation renouvelée de la mimèsis. Sa portée n’est pas celle d’une conclusion définitive mais d’un défi anticipatif qui pose implicitement la question suivante : si la condition épistémologique des produits de la mimèsis n’est rien de différent (et rien de plus valable) que les images qu’on voit sur les miroirs, comment leur attribuer la moindre importance pour la compréhension du monde ? Cette insinuation interrogative est également présente, d’une manière nuancée, dans l’idée que même les dieux et « tout ce qui existe sous la terre chez Hadès » comptent parmi les objets susceptibles d’être reflétés dans un miroir (596e). Il est manifestement impossible de voir le reflet des dieux ou des Enfers dans un miroir matériel, mais ces sujets sont bien entendu indispensables pour les mythes dont traitent les poètes et les peintres. Il existe une tension implicite entre la description de l’artiste qui aspire, d’une certaine façon, à « faire tout », et la capacité d’un miroir – tension qui indique paradoxalement que le caractère de la représentation artistique diffère fondamentalement de la capacité réfléchissante des miroirs et qui suggère en conséquence que l’analogie du miroir ne peut, en elle-même, fournir une réponse concluante à la question de la nature de la mimèsis « en général » (595c7).
18Mais même si l’on accepte la signification elliptique et provocatrice du motif du miroir, il reste à affronter l’impression que ce qui suit dans le livre X implique un jugement métaphysique irrévocable sur l’art mimétique. J’ai déjà exprimé des réserves sur ce point, et je voudrais maintenant les élaborer un peu, notamment vis-à-vis de l’opinion répandue selon laquelle la discussion de la peinture dans ce contexte dépend absolument de la métaphysique des formes. Tout d’abord, il est nécessaire d’insister sur le fait que le schéma tripartite et hiérarchique – se composant premièrement du domaine de la réalité et de la vérité parfaite, deuxièmement des choses particulières matérielles (y compris les produits des artisans) et troisièmement des apparences et simulacres mimétiques –, que ce schéma, donc, est non seulement difficile à concilier avec les autres témoignages concernant la métaphysique platonicienne des formes, mais qu’il n’est ni obligatoire, ni même possible (vu le rôle de l’artisan) de considérer son premier niveau comme transcendant ou comme étant séparé du monde sensible. Même en laissant de côté tout présupposé fortement métaphysique, le cadre tripartite peut fonctionner comme fondement d’une critique de l’art mimétique à condition d’attribuer au premier niveau du modèle une importance qui excède l’état des choses particulières matérielles. Car même le bon charpentier, semble-t-il, comprend quelque chose à l’abstrait et au formel ; il connaît les principes qui sont à la base de la production d’un lit ou d’une table. Si la construction d’un lit dépend en partie d’une compréhension de certains principes formels, cela satisfait, de manière minimale, aux conditions de la hiérarchie ontologique que Socrate présente ici. On pourrait sans doute espérer une interprétation métaphysiquement plus ambitieuse ; mais la référence à l’artisan montre que cet argument est construit de manière à permettre des interprétations de moins grande envergure.
19Il est d’ailleurs frappant de constater que la plus grande partie de la discussion sur la peinture concerne la relation entre les images et le monde visible, c’est-à-dire la relation entre les deuxième et troisième niveaux du cadre tripartite et non pas celle entre la mimèsis et quelque domaine plus élevé de la réalité. La distinction entre les apparences et la vérité est introduite en premier lieu par Glaucon (interlocuteur qui est loin d’être un métaphysicien avancé), qui la pose par rapport aux miroirs et aux objets solides qu’ils réfléchissent (596e4). Nous serons en mesure de mieux en apprécier le sens si nous observons le parallélisme terminologique entre 597a et 598b, passages qui appartiennent à des étapes différentes de l’argument. Dans les deux cas on trouve bien sûr un contraste ontologique entre ce qui est plus réel et ce qui est moins réel, ou vrai. Mais tandis que le premier contexte oppose les formes ou idées (de quelque manière qu’on les interprète) au monde matériel, dans le second, il s’agit d’opposer les objets du monde matériel conçus objectivement – c’est-à-dire indépendamment du point de vue particulier de quelque observateur – aux images mimétiques simulant des aspects partiels des objets représentés. Le critère de ce qui compte comme réalité, et par conséquent comme signification du langage ontologique, change selon le contexte. Quand nous arrivons à l’étape de la discussion où Socrate déclare que les artistes mimétiques sont ignorants en ce qui concerne les domaines qu’ils représentent dans leurs œuvres et où il soutient que ces œuvres font appel aux parties inférieures de l’âme, on s’aperçoit que les formes ne jouent aucun rôle explicite si ce n’est dans le cadre de deux références très brèves au schéma tripartite (en 598a et en 599a). Bien plus, la conviction bien enracinée et sans cesse réaffirmée par les interprètes modernes suivant laquelle le livre X condamne les œuvres mimétiques au prétexte qu’elles ne seraient rien d’autre que des « imitations d’imitations » ou des « copies de copies » induit sérieusement en erreur. On ne trouve rien de tel dans le texte platonicien et les implications d’une telle déclarations ne sont pas pertinentes. Dans ce contexte, la conception de la mimèsis présuppose une certaine intentionnalité humaine, mais une telle intentionnalité n’est pas l’attribut d’autres êtres, qu’ils soient naturels ou fabriqués. La notion d’« imitations d’imitations » implique un rapprochement gratuit entre le livre X et le Timée, où le monde matériel dans son ensemble est envisagé, dans un certain sens, comme une création mimétique du démiurge, bien que même dans le Timée il ne soit jamais exactement affirmé que chaque chose particulière matérielle, surtout si elle est le produit de l’art humain, est une « imitation » ou une « copie » d’un original métaphysique13.
20Je soutiens donc que, même si le cadre tripartite qu’on trouve dans les premières pages du dernier livre suggère (non sans quelque équivoque) la présence d’une large perspective métaphysique rappelant partiellement les livres centraux du dialogue, cette perspective n’est pas aussi déterminante qu’il le semblerait au premier abord en regard des préoccupations majeures de l’analyse de la mimèsis qui suit. Le traitement de la peinture, et par extension aussi celui de la poésie, ne dépend au fond d’aucun présupposé métaphysique défini, puisque ce traitement porte principalement sur la relation entre les arts ou les objets mimétiques et le monde sensible et humain, et non pas entre les arts mimétiques et une réalité prétendument transcendante. Quant à la peinture, il est question avant tout d’une critique du vraisemblable ou du naturalisme pictural, ou, dans le cas extrême, de l’illusionnisme visuel. Vu sous cet angle, on peut maintenant mieux percevoir ce que j’ai appelé la force provocatrice de l’analogie du miroir. Quand Socrate déclare que le prétendu but pictural consistant à « faire » les apparences s’accomplit très simplement au moyen d’un miroir, il souligne la nécessité de trouver une justification à la mimèsis picturale qui permette de lui accorder une valeur plus grande qu’à une simple contrefaçon de l’aspect strictement optique du réel. L’analogie du miroir ne constitue pas le jugement final venant couronner une conception réductrice de l’art mimétique ; elle fait ressortir l’imperfection ou l’insuffisance d’une telle conception. Autrement dit, son message équivaut à nier la valeur en tant que telle des attributs purement vraisemblables des représentations mimétiques. Si la seule ou la principale justification de la mimèsis est la simulation du réel, d’un point de vue cognitif, son importance sera superflue. Qui choisirait de se servir d’un miroir dans une situation où la vision directe est possible ? Quelle est, par analogie, la valeur des simulations mimétiques ? Ces questions ne perdent rien de leur importance si on laisse de côté, comme Socrate le fait lui-même au cours de la discussion, toute pensée des formes immatérielles ou transcendantes.
21Si le traitement de la peinture dans le livre X constitue essentiellement une critique de la valeur d’une mimèsis naturaliste des apparences, il est légitime de supposer que Platon aurait pu prévoir la possibilité d’une double réplique reposant, d’une part, sur l’observation que les arts graphiques (et implicitement les autres arts mimétiques) peuvent utiliser des styles et des techniques de représentation non-naturalistes, et, d’autre part, sur l’idée que le naturalisme pictural, ou plus généralement la vraisemblance artistique, a peut-être une valeur instrumentale plutôt qu’intrinsèque. Dans le premier cas, il n’est pas nécessaire de spéculer sur l’attitude platonicienne envers divers types d’art non naturaliste, parce que nous pouvons tenir compte du fait que, plus tard dans sa vie, en écrivant les Lois, Platon a permis à l’Athénien d’exprimer une admiration prononcée pour le canon prétendument invariable d’une tradition artistique caractérisée par des tendances très stylisées, c’est-à-dire la tradition égyptienne14. Mais le contexte de ces remarques dans le livre II des Lois indique que même une telle stylisation artistique appartient à la catégorie de la mimèsis, signe que pour Platon l’idée de mimèsis n’est pas limitée à la recherche des ressemblances les plus fidèles possible, ce qui est corroboré par d’autres passages du corpus (par exemple, l’idée qu’on trouve dans le Cratyle, en 432a-d, d’une similitude qualitative, mais non quantitative, entre une image et son « objet » ou original). Ces considérations confirment, à mon sens, la possibilité de lire l’analogie du miroir du livre X de la République et la critique de la peinture qui s’y rattache comme un défi visant à trouver une justification qui soit à l’abri des accusations de fausseté et de redondance cognitive pour l’art mimétique. Une telle approche nous incite en outre à fournir un second élément de réponse possible à l’argumentation platonicienne, en suggérant que la valeur de la figuration du réel dans les arts mimétiques est peut-être plus instrumentale qu’intrinsèque.
22Or il est vrai qu’à cause de ses préoccupations dominantes – la poésie étant de toute évidence plus importante que la peinture – Platon ne manifeste aucun intérêt pour les implications dans le domaine de l’art graphique lui-même. Mais ceci ne nous empêche pas de voir quelle direction il faudrait choisir pour faire face aux exigences de l’argument grâce à la comparaison entre la peinture et la poésie. En ce qui concerne la poésie elle-même, la critique implique des considérations à la fois éthiques et psychologiques, et le défi final lancé aux amateurs de poésie consistant à justifier l’objet de leur amour exige une défense qui démontre que la poésie « n’est pas seulement agréable, mais qu’elle est encore utile aux états et à la vie humaine » (607d). Si le naturalisme pictural était valable, sa valeur serait instrumentale au sens où elle devrait être subordonnée, en dernière analyse, à des principes éthiques. Bien que la plupart des interprètes croient que Platon ne s’est pas intéressé suffisamment à la peinture pour désirer une éthique du pictural, en réalité à plusieurs endroits des dialogues on trouve des traces d’une conception de l’éthique du visuel en général, incluant les arts graphiques et plastiques. Sans approfondir ce sujet, je mentionne ici un passage important qui se trouve au livre III de la République (401a-d), c’est-à-dire dans la première discussion de la mimèsis, passage qui conclut l’examen de la fonction de la poésie et de la musique dans l’éducation des futurs gardiens en offrant des remarques plus larges sur ce qu’on pourrait appeler l’aspect éthique des œuvres mimétiques. En 401a, où Socrate décrit la peinture, ainsi que d’autres arts visuels et même l’architecture, comme « pleine » de manifestations du caractère (êthos), il parle de la mimèsis comme s’il s’agissait d’un concept d’expression (ou de représentation expressive). Il dit que la belle forme (euskhèmosunè) implique des mimèmata, des expressions ou des représentations, de bon caractère : les qualités intérieures se révèlent par la forme extérieure non seulement en matière d’action morale directe mais aussi en relation aux objets qui constituent l’environnement culturel. Quant à la beauté formelle, il ne s’agit pas purement d’apparences, mais d’apparences qui incarnent et qui expriment un caractère éthique – caractère qui doit se réaliser chez ceux qui contemplent les images. Ce passage contient l’une des observations les plus profondes de tout le corpus platonicien au sujet de la mimèsis. Il repose sur la prémisse que la forme visuelle n’est pas quelque chose de neutre et qu’il s’agit plutôt d’un moyen d’expression des sentiments et des valeurs. À la lecture de ce passage, il serait même possible d’imaginer que Platon pourrait être d’accord avec la pensée de Diderot suivant laquelle « la peinture est l’art d’aller à l’âme par l’entremise des yeux »15.
23La portion du livre III que je viens de citer affirme sans réserve que les moyens picturaux et visuels peuvent, tout comme le langage et la musique, fonctionner comme images mimétiques de propriétés éthiques. Nous ne sommes pas en présence d’un cas d’imitation dans un sens réducteur, mais d’un cas d’expression ou de représentation expressive. D’ailleurs, ce n’est pas une expressivité dont les miroirs – instruments exclusivement réfléchissants – sont capables. Ce passage corrobore dès lors ma thèse suivant laquelle le fait d’envisager le miroir du livre X comme une condamnation catégorique du caractère de la peinture (ou à ce titre de la mimèsis en général) est une interprétation superficielle. À mon avis, il s’agit plutôt d’une provocation adressée aux amis ou aux défenseurs des arts mimétiques. En réalité il y a d’autres passages, à la fois dans la République et ailleurs, qui montrent que Platon ne regarde pas la mimèsis comme nécessairement engagée dans la recherche de la plus fidèle exactitude en ce qui concerne la représentation des apparences16. Mais la principale raison justifiant une lecture plus complexe du traitement de la peinture comme modèle de la mimèsis au livre X consiste en la réversibilité de l’analogie avec la poésie, bien que cette dimension de l’argument ait été presque totalement négligée par les interprètes du dialogue. Cette réversibilité, qui est anticipée à l’endroit du livre III déjà mentionné (où les images de la poésie et des arts visuels sont classées ensemble), est directement impliquée par la logique de la comparaison entre les deux arts. Ici il importe surtout de faire remarquer le lien avec le raisonnement de 597e, où Socrate suggère (conformément à son but qui consiste à définir et à comprendre la mimèsis dans son entier) que tout ce qui est vrai concernant le peintre dans son rôle d’artiste figuratif ou mimétique (mimètès) s’applique aussi au poète comme mimètès. C’est-à-dire, que les principes essentiels de la mimèsis s’appliquent également et logiquement à tous les arts mimétiques.
24Or, pour ce qui concerne la poésie dans ce contexte, les arguments nous incitent à regarder la mimèsis comme quelque chose de plus qu’une simulation des apparences brutes. Car l’examen critique de la poésie suggère que la meilleure poésie, à savoir les œuvres d’Homère et des auteurs tragiques, est un véhicule psychologiquement et culturellement puissant des sentiments et des valeurs – véhicule capable, en fait, d’émouvoir « même les meilleurs d’entre nous » (605c10), comme Socrate l’exprime d’une manière qui tient presque de la confession. Bien sûr il n’est ni nécessaire ni plausible de supposer que Platon a attribué exactement la même puissance à la peinture qu’à la poésie homérique ou tragique. Mais au regard de l’importance générale des arts visuels dans la religion et dans la culture grecque (notamment dans la société athénienne de l’époque classique), et dans la mesure où ces arts partageaient traditionnellement beaucoup de matériaux mythologiques avec la poésie, il n’est pas exagéré de soutenir que pour Platon la peinture aussi est un art mimétique dans un sens expressif, et non pas simplement dans un sens optique. Comme notre passage du livre III l’indique très clairement, chaque image, qu’elle soit visuelle, poétique ou musicale, entraîne une projection évaluative : la projection d’un point du vue, d’une perspective qui n’est pas exclusivement technique mais qui, en fin de compte, s’avère nécessairement éthique. Suivant la sensibilité platonicienne, tous les arts mimétiques, à la différence des miroirs, doivent être considérés comme des instruments de communication capables d’exprimer et de transmettre des convictions, des mentalités et des valeurs.
25Le miroir du livre X est un moyen de s’interroger sur les conditions de toute mimèsis, y compris de la mimèsis visuelle. Il ne s’agit pas d’un simple trope visant à exprimer toute la vérité sur la relation entre les apparences mimétiques et l’expérience humaine dans sa totalité. Il en va de même, à mes yeux, pour les arguments de la première moitié du livre X dans son ensemble. Tandis qu’un miroir n’est qu’une surface réfléchissante, les produits des arts mimétiques sont le résultat d’une intentionnalité et d’une expressivité humaine, et constituent en conséquence des actes de représentation. Dans le cas de telles représentations, à la différence des miroirs, on peut demander quelle signification elles contiennent ou possèdent, signification qu’elles sont capables de communiquer à leur public. Si l’argumentation du livre X se fonde sur l’idée importante voulant que la production d’un semblant convaincant du réel (uniquement sur un plan phénoménal) ne soit pas valable en elle-même et qu’elle ne constitue pas une indication du savoir de l’artiste, la fonction de l’art mimétique trouve sa justification : cet art implique plus que la vraisemblance sous forme de naturalisme pictural ou de réalisme dramatique (ou descriptif) dans la poésie. Cette critique implique qu’il faut distinguer radicalement les résultats techniques des œuvres mimétiques de leurs effets éthiques. Suivant cette orientation, l’analogie entre peinture et poésie, associée à l’insistance sur le motif des simples apparences, se montre moins tendancieuse qu’on ne le croit souvent. La distinction entre l’apparence et la réalité (réalité qu’il n’est pas nécessaire, on l’a vu, d’interpréter dans un cadre métaphysique) met en évidence un point capital : il ne faut pas confondre le vraisemblable, la simulation d’un monde réel avec le monde véritable. Malgré certains détails contestables, ce qui compte ici, c’est la négation de toute assimilation d’une représentation convaincante à une vraie compréhension des sujets représentés.
26Cette négation demeure, me semble-t-il, un point épineux pour les fervents des arts mimétiques, indépendamment des présupposés métaphysiques qu’on pourrait repérer dans les premières pages du livre X. Mais la possibilité d’une solution positive à cette difficulté, ou du moins d’une approche positive, est reconnue implicitement dans la configuration globale des arguments avancés par Socrate lui-même ; il combine en effet une analyse ontologique et épistémologique des œuvres d’art mimétiques avec une interrogation des effets psychologiques et culturels produits par de telles œuvres. Contrairement à la conviction de certains interprètes, il n’y a pas d’inconséquence profonde entre ces deux éléments de l’argumentation, plus particulièrement entre le ton satirique avec lequel Socrate développe l’idée voulant que les peintres et les poètes soient des ignorants et son anxiété concernant la grande puissance psychologique et l’influence éthique exercées par la poésie homérique et tragique même sur « les meilleurs d’entre nous ». Si nous nous trouvons ici en présence d’un paradoxe, il ne réside pas, à mon avis, dans la structure du raisonnement en lui-même, mais dans son objet, à savoir dans la capacité des œuvres d’art efficaces à impressionner l’esprit d’un public qui sait qu’elles ne sont rien d’autre, à un certain niveau, que des simulacres. Pour énoncer très brièvement la morale qui ressort de la juxtaposition (du contrepoint) des deux parties de l’enquête sur la mimèsis dans le livre X, l’ontologique et la psychologique, je dirais que la seconde indique la direction dans laquelle on doit chercher des solutions aux questions soulevées par la première. Pour être plus précis, disons que c’est exactement la puissance psychologique de certaines formes d’art, et en conséquence leur danger éthique, qui explique pourquoi les apparences mimétiques ne peuvent pas être considérées comme importantes ou valables en tant que telles, mais doivent être évaluées à titre d’agents éthiques et culturels. En d’autres termes, il y a une liaison subtile et sous-jacente entre les deux parties de cette critique de la mimèsis – liaison qui explique pourquoi Socrate attire l’attention, au commencement du livre, sur le thème psychologique même s’il ne s’en occupe explicitement que dans la dernière phase de la discussion.
27Je voudrais clore cet exposé par certaines observations très brèves sur cette dernière phase (allant de la page 603 à 606) qui représente à la fois une reprise et une extension des arguments proposés dans les livres II et III contre la poésie (plus précisément, contre certaines sortes de poésie). On trouve un point d’affinité saillant entre les deux contextes, qui sert aussi d’élément de développement, dans la suggestion de 606b à l’effet que la compassion ressentie face à l’expérience des autres « infecte » (ma traduction du verbe apolauein, qui implique ici une métaphore médicale) nos propres mœurs psychologiques – idée que l’on retrouvera plus tard chez des penseurs aussi différents qu’Augustin et Nietzsche17. Cette suggestion renforce la critique de la poésie qu’on trouve dans les livres II et III où les histoires ou mythes (muthoi) racontés par les poètes étaient envisagés comme des « discours » (logoi) capables de persuader les auditeurs et d’agir sur leurs convictions. Plus précisément le motif d’une expérience quasi infectieuse se fait l’écho d’une section du livre III (395d) où la mimèsis était associée à la formation du caractère par le mécanisme de l’habitude. Mais le livre X modifie cette idée à deux égards. En premier lieu, il ne met plus au premier plan le phénomène intensif de l’assimilation psychologique causé par le mode dramatique du récit poétique, mettant plutôt en relief la capacité plus générale de la poésie de transmettre insidieusement aux auditeurs des attitudes, des émotions et des valeurs religio-éthiques. En second lieu, cette partie du livre X renvoie à la psychologie de l’âme qu’avait exposée le livre IV – point très important, mais sur lequel il y a peu de consensus –, mais elle ne repose pas sur le modèle tripartite de l’âme de manière stricte. Il semble maintenant que l’âme divisée ressente un attachement à la vie – lié à la conviction que la vie est intrinsèquement valable et la mort un mal irrémédiable – qui la rend intensément encline au chagrin pour elle-même et à la pitié pour les souffrances des autres humains. C’est précisément cet élément de la psychè, comme l’explique Socrate, qui est encouragé et comblé par la poésie tragique, y compris la poésie d’Homère, « le premier maître et le guide des poètes tragiques »18. La tradition poétique homérique et tragique (de même que la tradition de la peinture mythologique) présentait des images remarquables de héros dont les souffrances manifestaient une contradiction profonde avec l’idée, énoncée ici par Socrate, voulant qu’« aucune des choses humaines ne mérite qu’on y attache beaucoup d’importance » (604c).
28Quand Socrate évoque « l’accusation la plus grave » contre la poésie qui repose sur le fait que même les hommes bons ne puissent résister à la compassion excitée par la poésie mimétique, c’est de toute évidence principalement à Homère et aux poètes tragiques qu’il pense, alors même qu’il accuse, par la suite, d’autres genres poétiques (y compris la comédie) de susciter des sentiments tendant à subvertir la raison. Il devient donc clair, même dans une vue d’ensemble, que le point culminant de la première partie du livre X consiste à constater l’incompatibilité entre deux perspectives, deux mentalités, qui sont en outre toutes les deux bien enracinées dans la structure même de l’âme et dans sa capacité d’être en conflit : d’un côté, une optique fondamentalement humaine et culturellement nourrie par les grandes images de l’art mimétique, optique inévitablement liée à des personnes et à des choses ; de l’autre, une perspective philosophique dans laquelle la vraie valeur des choses est indépendante de la vie humaine. C’est l’incompatibilité entre l’acceptation et la négation du tragique – thème qui se retrouve souvent dans les œuvres de Platon, de l’Apologie aux Lois, et que j’ai discuté ailleurs – qui est en jeu ici. Si nous comparons cet aspect de l’argument aux sections précédentes du livre X, il en ressort paradoxalement que toute la critique de la mimèsis est encadrée par deux images bien contrastées : d’une part, « les enfants et les ignorants » prétendument trompés par la peinture illusionniste, d’autre part, les honnêtes gens (« même les meilleurs d’entre nous ») incapables de résister à la puissance de la poésie fortement émotionnelle. Comment rendre compte de la tension apparente entre ces deux images ? Voilà l’énigme dont il faut trouver la clef pour nous réconcilier avec le réexamen de la mimèsis que Socrate entreprend dans le dernier livre de la République.
Notes de bas de page
1 Je précise ce point de vue dans mon livre The Aesthetics of Mimesis : Ancient Texts and Modern Problems, Princeton & Oxford, Princeton Univ. Press, 2002, qui forme la toile de fond du présent texte et qui présente l’abondante bibliographie existant sur ce sujet.
2 J’emploie partout le vocabulaire de « l’art », de l’« artistique », etc. pour décrire les activités que les Grecs jugeaient mimétiques au temps de Platon (cf. Lois, 668b9-c2).
3 Je cite la traduction de Chambry légèrement modifiée.
4 Voir en particulier les nuances multiples et complexes de 396c5-e2.
5 Voir la référence à l’expressivité mimétique de la forme (éthique) dans les arts visuels en 401a. Pour cette mimèsis qu’est l’expression musicale, voir 399a-400a.
6 Euthyph., 6b-c, Prot., 311e, Crat., 423c-d, Rép., 373b, 377e, 493c-d, 597b sq., Tim., 19b-e, Soph., 224a, Polit., 288c (cf. 299d), 306d, Lois, 667c-69b, 889d ; cf. Epinomis, 975d.
7 Voir 598b8, 599a7, d3, 600e5, 601b9, 605c3, avec (a) 516a7, (b) 520c4 (cf. 532b7, c2).
8 Je laisse de côté l’occurrence textuellement incertaine de la mimèsis en 510b4.
9 596c-e, 598b, cf. 397a, 398a. Voir Empédocle fr. 23, 5 D.K. (eidea pasin aligkia).
10 La technique picturale apparaît de manière allusive en 598c2 (ἀγαθὸϛ (…) ζωγράϕοϛ) et est explicite dans l’Ion en 532e-533b, Gorg., 448b, 450c 10, Rép., 529e, Soph., 234b 7, Polit., 288c, Lois, 668e7-669a 1.
11 Myles Burnyeat, « Culture and Society in Plato’s Republic », The Tanner Lectures on Human Values 20, 1999, 217-324 (voir p. 300-301) suppose, de manière erronée, une allusion à la peinture sur vases.
12 Voir 472d (représentation idéalisante ; cf. 484c, 500e-501c), 488a (peintures des entités imaginaires).
13 Tim., 50c décrit les figures (skhèmata) qui pénètrent le « réceptacle » comme des mimèmata ; cette description concerne certains attributs matériels des objets naturels et non les particularités des produits de l’art.
14 Lois, 656d-7b (cf. 799a) : tous les arts dont il s’agit ici sont considérés comme mimétiques (667c-e, 668b-9a) même dans leurs formes stylisées.
15 Salon de 1765, no 144.
16 Voir The Aesthetics of Mimesis, op. cit, p. 43-71.
17 J’offre une justification de cette traduction de ἀπολαύειν (« infecter », « contaminer ») dans mon commentaire Plato Republic 10, Warminster, Aris & Phillips, 1988, p. 149 ; cf. le parallèle médical chez Hippocrate, Cap. vuln., 15, 1. On retrouve des influences de ce texte chez Augustin, Confessions, 3, 2-4 (cf. la référence directe à Civ. Dei, 8, 13) et, sous une forme très différente, chez Nietzsche, Humain trop humain, 1, 212.
18 595c ; cf. 598d, 605c, 607a.
Auteur
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
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2012
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Jalons
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2012
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La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
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L’Euthyphron de Platon
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Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005