Chapitre IX. Procession et omniprésence du principe
Les images plotiniennes et leurs difficultés
p. 275-322
Texte intégral
1Il n’y a désir du Bien qu’à une double condition. Le Bien doit d’abord être la cause de toutes choses pour être comme la raison du désir : on ne désire que ce dont on pro-vient. Mais la raison n’est pas la condition effective de ce désir. C’est pourquoi on ne peut désirer le Bien que s’il est déjà présent, à sa manière. C’est à cette condition que l’âme peut s’unifier et s’unir à lui. En devenant autre qu’elle-même ou plutôt en devenant réellement elle-même, elle atteint le Bien, ce qui serait impossible si ce dernier se voyait maintenu dans une inaccessible retraite par son extériorité, ou sa distance. Seules l’ignorance et l’inconscience nous séparent de ce qui est toujours déjà là. Il y a donc à la fois, comme le révèle le traité 9 [VI 9], une présence de l’Un aux choses, et une présence de l’âme à l’Un, la première étant la condition de possibilité de la seconde. Cette question de la présence de l’Un (ou de son omniprésence) retient l’attention de Plotin dès ses premiers traités (7 [V 4], 1, 7-8, et 9). Elle reste une question capitale puisque le traité 32 [V 5], par exemple, rappelle l’existence de cette présence, même ignorée de ceux pour qui elle est effective1. En 49 [V 3], la παρουσία de l’Un est rappelée selon les deux caractéristiques précédentes : d’un côté, par sa présence ou la participation à son unité, l’Un est cause productrice de l’essence (ποιητιϰὸν οὐσίας)2, de l’autre, par la lumière qu’il dispense, il se rend visible en se rendant présent à l’âme qui veut le saisir3. Cette théorie, constante dans la philosophie plotinienne, pose un problème redoutable : si l’Un est omniprésent, en quoi est-il encore transcendant ? Et s’il est absolument transcendant, comment procède-t-il et devient-il présent ? Comment éviter que cette causalité efficiente et cette omniprésence, nécessaires à l’existence du désir du Bien, ne contredisent cette transcendance constamment rappelée par Plotin lui-même ?
2Plotin ne peut concilier ces aspects que grâce à des images. Car l’image peut figurer ces oppositions en une présentation unique, elle illustre d’un seul tenant les éléments séparés de la représentation. Plotin ne cache pas l’aspect problématique de certaines de ces images, et il prend soin de les faire précéder, souvent, des termes οἷον et ὥσπερ4, qui ont pour but d’indiquer qu’il ne s’agit que de comparaisons, visant à faire comprendre ou à illustrer ce que le discours ne réussit pas à dire. En ce sens, l’image n’est jamais véritablement adéquate par rapport à ce qu’elle illustre. Tout discours critique sur l’image plotinienne est par conséquent déplacé en ce qu’il ignore les précautions qui l’entourent, la reconnaissance de ses insuffisances par l’auteur lui-même et son aspect seulement illustratif et non pas théorique. Pourtant, dans la mesure où l’image est le mode privilégié de l’exposition d’un paradoxe métaphysique (l’immobilité de l’Un, compatible avec la procession), il nous semble que sa valeur n’est pas seulement didactique. Ainsi de l’image du feu et de la chaleur sur laquelle repose la théorie des deux actes et dont on peut se demander si elle n’est pas tout autant le modèle de cette théorie que l’un des exemples visant à l’illustrer. L’image n’est pas seconde par rapport au discours, c’est le discours, dans ce cas, qui dérive de l’image5. Si l’image dit mieux que le discours le paradoxe métaphysique, pourquoi ne pas questionner la manière dont elle présente la liaison entre procession et immobilité ? Les images plotiniennes constituent un effort pour prolonger (peut-être même dépasser) la pensée philosophique. Et elles tombent, comme lui, sous le coup d’un discours critique.
3Une telle interprétation s’oppose à celle de R. Ferwerda6, qui ne donne aux images qu’une valeur pédagogique, en désaccord sur cela avec W. Beierwaltes7, qui pense que l’image de la lumière, par exemple, est fondée en nature (par rapport à la lumière intelligible). Elle s’oppose également à celle de J. Laurent pour lequel l’image n’a qu’une valeur « illustrative », n’étant que « ce par quoi la rhétorique complète la raison discursive pour mettre l’esprit sur le chemin sans détours de l’intuition »8. L’image n’est qu’un auxiliaire de la raison, « qu’il faut toujours expliquer conceptuellement ». Cette position s’explique par la polémique engagée par l’auteur ; celui-ci rejette en effet l’interprétation émanatiste qui prend les images au premier degré et soutient qu’il y a réellement une émanation du Principe. Sans refuser cette analyse, il nous semble cependant que les rapports de l’image et du discours sont plus complexes. L’image pourrait n’être qu’illustrative s’il y avait un discours possible sur l’Un, mais ce dernier étant au delà de toute prédication, le discours est tout autant incapable de l’exprimer adéquatement. Le discours sur l’Un ne repose d’ailleurs que sur un procédé analogique, comme le rappelle Plotin dans le traité 38 [VI 7], où analogies (ἀναλογίαι) et négations (ἀΦαιρέσεις) sont présentées comme des moyens de le connaître9 mais non de nous conduire à lui10. Le discours positif développé sur l’Un dans le traité 39 [VI 8], qui fait de celui-ci une substance et un acte, ne peut non plus dépasser le cadre d’une simple analogie, de même que la théorie des deux actes. L’image qui vient l’illustrer n’est pas inférieure au discours, mais, comme lui, elle est une manière de parler de l’Un par comparaison. Il n’est donc pas certain qu’on puisse opposer si fermement l’image et le discours et les disjoindre, ou qu’on puisse récuser la première comme image au profit du second, afin de congédier les difficultés qu’elle véhicule. Nous voulons au contraire montrer que les difficultés présentes dans les images de la procession tiennent au problème philosophique du rattachement et de la dépendance à l’égard de l’ἀρχή, qui s’exprime à travers elles.
4Le rôle de l’image plotinienne est directement commandé par la nature de l’argumentation. L’immobilité du Principe (c’est-à-dire le fait qu’il ne sorte pas de soi), alors même que tout émane de lui, n’est pas réellement démontrée. Elle est seulement posée comme une condition, rendue nécessaire par les conséquences inacceptables qu’entraînerait son absence. Le Principe ne peut se maintenir comme Principe qu’à la condition de rester en lui-même, sinon il se disperserait dans les choses et y perdrait sa nature propre (comme nous l’avons vu dans la critique adressée par Plotin aux Stoïciens). Cette immobilité est nécessaire aussi pour assurer la continuité et la permanence de la procession : l’amoindrissement du Principe, dû à sa dispersion, finirait par aboutir à son épuisement. Mais, si l’immobilité est requise comme condition même de la procession, cela n’explique pas comment ces deux aspects apparemment contradictoires peuvent être conciliés. C’est justement à cela que servent les images utilisées par Plotin, qui ne sont en rien de simples figures du discours, qui perdraient toute consistance hors de ce discours. En outre, l’image, se référant toujours à quelque chose de sensible, fait comprendre tout niveau supérieur (la procession de l’Un) à partir d’un niveau inférieur (rapports du soleil et de la lumière, de la source et de l’eau, des racines et de la plante, du centre et du cercle, etc.) et, si le sensible (l’inférieur dans l’ordre de la procession) nous donne à voir l’immobilité d’un principe à travers la procession, c’est que cette immobilité est elle-même possible dans l’ordre supérieur (non sensible) de la structure processive. Pour qu’un tel rapport soit concevable, il faut que le niveau inférieur soit déjà, par lui-même, une image, celle du niveau supérieur dont il procède. Il en traduit à sa manière un aspect. Il y a donc, à cause de la procession, un rapport analogique entre les différents niveaux du réel, où toute hypostase est image de la précédente et λόγος du terme supérieur. Cette analogie fonde l’usage des images : on peut s’appuyer sur des éléments sensibles parce qu’ils expriment quelque chose de la procession et du Principe, présent dans l’univers11. C’est ainsi qu’A.H. Armstrong justifie l’emploi de l’image du soleil et de la lumière pour illustrer la procession de l’Un, puisque la lumière est elle-même un « élément » incorporel et qu’elle n’épuise pas la force du soleil qui reste toujours en lui-même. De même, si l’Un peut être comparé à un centre par rapport aux rayons d’un cercle, c’est parce que l’âme est réellement animée d’un mouvement circulaire12 et que, dans ce cas, on peut présenter l’Un comme le centre de tous les centres des âmes. L’image n’est donc pas « gratuite », pure construction artificielle, elle se fonde sur des éléments réels que la structure processive manifeste à des niveaux inférieurs.
5Ainsi en va-t-il des multiples tentatives pour faire comprendre que l’émanation n’est pas dispersion du Principe, mais qu’elle en suppose la parfaite immobilité et que l’omniprésence du Principe n’aboutit pas à sa confusion avec les choses, mais qu’elle préserve sa séparation. Nous regrouperons ces images en trois catégories, des plus « figuratives » en quelque sorte, aux plus abstraites en partant des images à caractère vitaliste et en passant à des images à caractère géométrique13.
Les images physiques et vitalistes de la procession
6La théorie de la procession, mêlant paradoxalement écoulement à partir du Principe et immobilité du Principe, ne fait pas son apparition avec Plotin. A.H. Armstrong, reprenant sur ce point le travail de R.E. Witt, dit qu’on en trouve la « première mention » dans la dernière période du stoïcisme, avec Posidonius14. Pour ce dernier, le πνεῦμα émane du soleil mais ce flux n’implique pas une diminution de la lumière diffusée. Cependant, dans la perspective stoïcienne, une telle théorie conserve un aspect matérialiste dont Plotin, tout en s’en inspirant, doit se débarrasser. En présentant la lumière comme un phénomène incorporel – non pas comme un phénomène purement physique mais comme la manifestation d’un principe spirituel dans le corps lumineux –, l’Alexandrin peut conserver l’idée de procession à travers la métaphore de la lumière. C’est dans cette « transformation » que l’on pourrait chercher l’origine de la théorie plotinienne de la procession15. Il ne faut cependant pas confondre cette théorie avec ce qui n’est que l’une de ses métaphores, puisque Plotin en utilise de nombreuses autres. L’image de la lumière est présente avant Plotin (y compris dans le fameux texte de République, VI), mais la théorie de la procession ne s’y réduit pas. P. Hadot, qui s’appuie plus sur l’idée d’écoulement que sur celle du rayonnement, voit l’origine de cette théorie plutôt dans la métaphore de l’eau (que dans celle de la lumière), et la fait remonter à Platon16. Dans le Banquet, Socrate compare en effet la transmission de la sagesse d’un individu à un autre à l’écoulement de l’eau d’une coupe à une autre17. Or Numénius, dans le Περὶ τἀγαθοῦ, reprend de manière toute semblable le thème de la transmission d’un savoir (ἐπιστήμη) d’un individu à un autre, en ajoutant que ce savoir passe de l’un à l’autre sans perte pour le premier, contrairement aux biens matériels que l’on se transmet18. La théorie de la procession peut s’illustrer de manière multiple (métaphores de l’eau ou de la lumière), mais on lui assigne une origine différente selon que l’on privilégie l’une ou l’autre de ces illustrations. Il convient donc de rester attentif à cette multiplicité, d’autant plus que Plotin y trouve avantage pour insister sur le paradoxe d’une procession qui n’affaiblit ni n’affecte son Principe et sa source.
Arbre, plante et racines
7Commençons par les métaphores végétales. Plotin dit dans le traité 30 [III 8], 10, que le Principe « distribue la vie » (παρέσχε τὴν ζωήν) dans l’arbre tout entier sans lui-même s’y trouver ou s’y répandre19. Le Principe ne peut en effet rester tel qu’à la condition d’être distinct des choses dont il est le principe : en circulant en elles, il s’y épuiserait, et n’étant plus lui-même et en lui-même, il ne pourrait continuer d’exercer sa principialité. Les racines, en continuant sans cesse d’être source de vie, traduisent cette immobilité, cette distinction et aussi la continuité entre le Principe et ses effets. En 39 [VI 8], 15, Plotin, pour mieux préciser ce point, distingue nettement le Principe du λόγος qui émane de lui. Seul ce dernier circule dans les choses mais le Principe, lui, en reste distinct et ne sort pas de lui-même, justement comme les racines d’un arbre20. La conception du λόγος émanant du Principe permet de maintenir ce dernier en lui-même tout en transférant sur le λόγος l’effectivité d’une présence dans les choses. Plus nettement encore, le chapitre 14 du même traité présente le Principe comme « le père du λόγος, de la cause et de l’essence causale »21, assimilant cette fois l’être produit par le Principe au λόγος, et de même dans la totalité du chapitre 1822. En tant que λόγος, le Νοῦς peut manifester la présence de l’Un dans les choses (puisque tout λόγος est λόγος de quelque chose auquel il renvoie et qu’il manifeste) sans affecter sa séparation car, en faisant signe vers lui, il le manifeste comme ce qui est, par soi, absent des choses mêmes. Par le λόγος, l’Un n’est jamais absent de ce dont il se distingue pourtant. L. Couloubaritsis voit dans cette théorie du λόγος le signe d’une unité de la structure processive puisque « à l’exception de l’Un et des choses soumises au hasard, tout est régi par le λόγος »23. Couplée à l’image de l’arbre, cette théorie rend compte de la puissance du Principe. Elle maintient aussi l’absolue séparation du Principe en évitant de lui conférer une présence effective dans les choses. En ce sens, elle est d’abord une théorie de la médiation du Principe, qui repose sur la notion d’expression, car la chose exprimée est présente à travers son absence même.
8La métaphore végétale est particulièrement développée dans le dernier chapitre du traité 48 [III 3], à propos de la Providence – appelée aussi principe – et non de l’Un. Son rapport avec les êtres qui proviennent d’elle y est donné comme équivalent au rapport des racines à la plante. Cette dernière représente, par la multiplicité de ses parties, l’ensemble des êtres qui émanent du Principe, et les racines figurent l’immobilité et la « séparation » du Principe puisqu’elles restent distinctes du reste de la plante et demeurent elles-mêmes24. L’image se fait ensuite plus complexe, car, dans la plante elle-même, une hiérarchie peut être établie en fonction de la proximité de chaque partie par rapport aux racines. Il existe en effet des parties qui demeurent et d’autres qui renaissent25, et les parties achevées donnent naissance à d’autres parties par leur extrémité26. Ce qu’une partie donne à une autre ne vient pas d’elle-même, mais du principe même de la plante27. Cette image décrit le développement à partir du Principe en termes de ramification : les racines font être toute la plante et permettent à ses parties d’en produire d’autres tout en restant ce qu’elles sont, c’est-à-dire distinctes de la plante elle-même. Dans cette image, le Principe ne se présente jamais comme extérieur à la plante et l’on peut soutenir que tout en elle émane de celui-ci, que « toutes choses sont en une seule : le Principe »28. Pour la plante, c’est toujours des racines que vient la vie, si bien que le Principe continue toujours de donner ce dont les choses ont besoin sans s’épuiser ni se disperser en elles. L’image s’applique cependant ici à l’être intelligible qui constitue une totalité vivante et son emploi à propos de l’Un risque d’être plus problématique.
9Il est en effet étonnant de voir Plotin reprendre cette image de la plante et de l’arbre, quand on se souvient des critiques qu’il adresse à la théorie stoïcienne du Principe. Dès le traité 3 [III 1], 4, la même image servait en effet à illustrer la critique de cette théorie. Si l’âme universelle est présente dans les choses à la manière du principe de la plante présent dans les racines, alors il faudra parler de fatalité (εἱμαρμένη) aussi bien pour la plante que pour les événements du monde, puisque tout s’enchaînera selon une causalité nécessaire et inévitable29. Il y a donc une omniprésence effective du Principe et la fatalité n’est pas autre chose que sa présence constante en toutes les parties du monde, qui détermine tous les événements30. L’image de la plante renvoyait donc non pas à l’immobilité et à la distinction du Principe, mais à sa dispersion dans les choses. Comment alors la même image peut-elle arriver à signifier le contraire de ce qui est reproché à la théorie stoïcienne, alors même qu’elle sert à en illustrer les difficultés ? Seule la théorie du λόγος peut l’expliquer. Le texte du traité 48 [III 3], 7 montre en effet les conséquences de cette image lorsqu’elle est appliquée à l’Un sans que soit reprise cette théorie du λόγος. En suivant l’image de la plante, on ne peut soutenir que le Principe est présent à toutes ses parties, ou qu’elles dépendent toutes de lui sans qu’il ne s’étende à elles (en restant seulement dans les racines) : dans la plante ou dans l’arbre, on voit mal comment les racines, qui n’en constituent qu’une partie, pourraient être présentes à toute la plante, et immanentes au tout. Le rapport du Principe aux choses ne peut plus être que le rapport d’une partie maîtresse à d’autres parties, c’est-à-dire un rapport interne, organique. L’image localise le Principe, elle le spatialise. Si le Principe est dans les racines, il ne se confond pas avec les choses et on peut insister sur son immobilité. Mais c’est à la condition de réduire le Principe à un lieu d’où part son action et d’où s’étend son pouvoir et d’en faire un étant intra-mondain. L’image de la plante et des racines ne peut concilier l’immobilité du Principe avec la procession qu’en introduisant une forme d’immanence où le Principe n’est plus que la partie maîtresse, rectrice, d’un tout. L’application à l’Un de cette image qui est empruntée à un modèle organique et vitaliste ne peut qu’affaiblir sa nécessaire transcendance.
La semence
10Dans le prolongement de l’image précédente, Plotin est aussi amené à comparer le Principe à une semence dont tout découle, tout en restant distincte des produits qu’elle engendre. C’est le cas, par exemple, en 6 [IV 8], 631. La perspective paraît ici inversée, puisqu’il ne s’agit pas de sauver l’immobilité du Principe à travers la procession (comme dans le cas précédent), mais de sauver la procession à partir de l’affirmation de l’immobilité du Principe, qui pourrait, en effet, menacer l’existence même des choses, car rien ne sortirait de l’Un au sens où tout resterait confusément, indistinctement en lui. Il faut donc rendre compatibles l’immobilité et la procession, et tel est le sens de l’image de la semence. La semence (τὸ σπέρμα) rend la procession nécessaire et inhérente, naturelle (Φύσει)32. Toute semence produit nécessairement quelque chose et toutes les potentialités qu’elle contient sont amenées à se développer. Plotin peut ainsi rendre inévitable la procession33. En même temps, les produits de la semence restent toujours distincts d’elle de sorte que son immobilité34 et sa séparation ne sont pas menacées35. Mais l’image de la semence présente un autre avantage. Si la procession est nécessaire en raison de la nature (spermatique) de son Principe, il est aussi nécessaire que tout ce qui est, ait sa part d’un tel Principe36 : ce dernier étant comme une semence, tout vient donc de lui et rien n’échappe à sa puissance. Rien ne vient borner l’« action » du Principe et son pouvoir ne rencontre pas de limites, comme une semence universelle porte en elle la totalité des choses et les développe sans rencontrer d’obstacle.
11Cependant, cette image n’oblige-t-elle pas Plotin à considérer les choses qui viennent du Principe comme déjà présentes en puissance dans ce Principe ? Cela serait conforme à la notion même de semence, dans laquelle toutes les choses sont présentes sans être séparées (χωρίς), sans avoir d’existence distincte. Elles ne se séparent qu’une fois sorties de la semence37. Il semble alors difficile de dissocier la notion de semence de celle de puissance (au sens de ce qui est en puissance). Une telle conséquence contredirait le principe aristotélicien selon lequel l’acte précède nécessairement la puissance et ferait de la philosophie plotinienne, selon Armstrong, « un système évolutionniste » : « dans sa doctrine classique, les potentialités de chaque hypostase sont actualisées non par la production de ce qui est au-dessous mais la contemplation de ce qui est au-dessus »38. Il n’y a pas chez Plotin de développement linéaire des choses au sens d’un passage de la puissance à l’acte, mais un développement réflexif puisque tout niveau inférieur se constitue à partir d’un niveau supérieur déjà « en acte ». Armstrong voit donc une contradiction latente entre « la doctrine classique » de Plotin et l’image de la semence qui en renverse le principe. Les raisons devraient selon lui en être cherchées dans la polémique anti-gnostique et dans un « souci de maintenir l’excellence du monde visible contre ses détracteurs » ainsi que « l’unité organique du cosmos »39. Une conception spermatique du Principe permettrait de faire de toutes les choses des « développements » de ce dernier et assurerait, en quelque sorte par les effets, sa présence et son pouvoir sur toutes choses.
12Sa réflexion sur le rapport entre puissance et semence en 49 [V 3], 15, conduit Plotin à modifier le sens du terme « puissance ». Elle commence par un dilemme, dont nous renversons l’ordre d’exposition : d’un côté, si le multiple dérive de l’Un, il faut convenir que le multiple se trouve en lui de quelque manière, mais d’un autre, si l’Un contient une multiplicité, il faut reconnaître qu’il n’est plus simple40. Dans cette dernière hypothèse, il ne peut être le Principe premier puisque Plotin associe constamment la simplicité et l’absence de composition au Principe41. L’Un n’est pas présenté ici comme une semence, mais en présupposant le multiple dans l’Un dont il procède, Plotin permet le rapprochement avec la semence, d’autant qu’aux lignes 31-32, l’Un est dit posséder les choses qui viennent de lui sans qu’elles se distinguent en lui, comme dans les textes cités précédemment42.
13Le dilemme est donc celui d’une présence du multiple dans l’Un et du maintien de sa simplicité. Le Principe possède cette multiplicité qui vient de lui, mais à un degré d’indistinction43, et le multiple existe réellement lorsqu’il est sorti de l’Un sous la forme d’êtres et de substances (οὐσίαι). Il y a bien passage de la puissance à l’acte et renversement de la perspective aristotélicienne : c’est ce qui vient de l’Un qui est un acte et l’Un qui est puissance (δύναμις πάντων)44. Ce bouleversement n’est acceptable pour Plotin qu’à la condition que le terme puissance ne s’entende pas au sens de l’indétermination d’une chose capable de recevoir de multiples formes. Car, dans ce cas, ce qui est en puissance n’agit pas par soi-même mais subit l’action d’un autre terme qui actualise ce qui s’y trouve en puissance. Il en va ainsi de la matière par rapport aux formes45. Si l’on acceptait que l’Un soit en ce sens puissance de toutes choses, il faudrait admettre qu’il n’est pas le terme actualisant cette puissance. Cependant, il est tout aussi impossible d’admettre que ce que donne le Principe soit contenu en lui, non pas en puissance mais en acte (sous la forme de choses déterminées), car alors le Principe premier ne serait pas l’Un, mais l’Intellect, c’est-à-dire l’ensemble des êtres en acte. Comment faut-il alors entendre le terme puissance et l’expression δύναμις πάντων appliqués à l’Un ? L’exclusion du sens classique de δύναμις oblige à considérer que le Principe donne ce qu’il ne possède pas (puisqu’il n’est pas en puissance ce qu’il donne)46.
14Ce point peut s’éclairer à partir d’autres textes, notamment 39 [VI 8], 18, dont nous avons déjà parlé. Plotin y compare le rapport entre l’Intellect et le Bien à celui des rayons d’un cercle à leur centre. Venus du centre, ils s’en distinguent, eux qui n’en sont que des traces47, sans en être séparés48 et lui restent attachés. Ces rayons « partout, contiennent leur centre »49. Mais ce centre contient en puissance les extrémités des rayons ainsi que les rayons eux-mêmes, qui proviennent de lui50. On pourrait donc légitimement penser que tout ce qui vient du Principe y est déjà présent, non pas en acte mais seulement en puissance. Cette interprétaion du verbe δύναμαι, employé deux fois dans le texte51, privilégierait un sens nettement aristotélicien52, dont nous avons vu en 49 [V 3], 15 qu’il était exclu par Plotin. Or ce verbe signifie non pas qu’on possède quelque chose en puissance, mais qu’on possède le pouvoir de faire quelque chose, c’est-à-dire qu’on a la puissance d’agir. Le terme renvoie donc à une « action » et non à une capacité de pâtir pour être déterminé. C’est pourquoi il faut préférer la traduction suivante de la ligne 16 : « car il [le centre] les [les extrémités des rayons] tient en sa puissance ainsi que les rayons eux-mêmes » (ὅτι δύ ναται αὐτὰ ϰαὶ τὰς γραμμὰς δυνάμενον)53. Le texte plotinien n’indiquerait pas une provenance fondée sur un passage de la puissance à l’acte, mais un rapport de dépendance des rayons à leur centre qui les maintient en son pouvoir, puisqu’ils ne subsistent que par le centre auquel ils se rattachent. Parallèlement, le centre est bien puissance productrice, mais une puissance qui ne possède pas ce qu’elle donne, même sur le mode de l’indéterminé. La puissance de l’Un est donc potentia et non virtualité et coexistence en soi de tous les possibles54. A la ligne 24 du même texte, Plotin ajoute même que le centre engendre rayons et cercle « par une puissance qui reste immobile »55, réaffirmant par là que, si le Principe produit ce qui vient après lui, c’est en restant ce qu’il est et en restant lui-même. S’il était toutes choses en puissance, il ne serait plus immobile car, en les actualisant, il serait alors en toutes ces choses, ou toutes ces choses elles-mêmes. L’actualisation de la puissance signifierait pour lui la sortie de soi comme la plante est l’actualisation et le développement de la semence qui sort ainsi d’elle-même.
15Ce sens de la notion de puissance nous paraît mieux convenir à la philosophie plotinienne dans son ensemble, pour laquelle c’est un principe constant que le Bien donne toujours ce qu’il n’a pas et qu’il est « au delà de tout » (ἐπέϰεινα τῶν πάντων)56, s’il est « puissance de tout » (δύναμις πάντων). Être capable de produire quelque chose ne peut donc pas signifier que l’on possède déjà en puissance ce que l’on produit. Or l’image de la semence présente la procession comme un développement continu de potentialités, et non comme la production des choses par une puissance qui ne les contient pas d’abord. La semence donne bien ce qu’elle possède déjà, et ses produits ne sont que ses développements. Par sa théorie de la puissance, Plotin refuse explicitement cette conception. De plus, comment la semence pourrait-elle indiquer l’idée d’immobilité ? Si les choses se développent à partir d’elle, comment croire qu’elle ne se répand pas dans les choses, qu’elle n’est pas ces choses mêmes ? L’image semble plutôt conduire à une dispersion du Principe et à une conception de la procession qui n’implique plus qu’un changement de degré dans le Principe (d’abord plante en puissance, puis plante en acte). Même la modification de la notion de puissance ne paraît pouvoir rendre totalement adéquate l’image de la semence car celle-ci n’est acceptable qu’à la condition de ne pas entendre le terme puissance en un sens aristotélicien. Or le sens actif de la puissance paraît difficilement applicable à la semence, qui n’est jamais au delà de ce qu’elle donne, ni différente de ce qu’elle donne.
La source et l’eau
16Ces mêmes difficultés se retrouvent dans les images qui privilégient l’écoulement pour concilier l’immobilité et la procession. Dès le traité 9 [VI 9], 9, l’Un est présenté, par deux fois, comme source de l’être qui vient après lui (la vie, l’Intelligence)57. L’écoulement (signifié par le verbe ἐϰχέω) ne signifie pas un amoindrissement de l’être du Principe, qui continue toujours de donner et qui reste en lui-même sans se disperser parmi les choses (οὐ μεμερισμένη εἰς αὐτά)58. Des textes ultérieurs comme ceux du traité 30 [III 8], 10, présentent l’image plus complètement. Le Principe y est une δύ ναμις qui engendre un acte (ἐνέργεια), celui de l’être et de la vie59. La puissance précède l’acte et là encore s’entend d’une plénitude et non d’un moindre être. Le rapport de la puissance à l’acte est assimilé à celui d’une source à l’eau qui s’en écoule. Pour que l’image fonctionne, cette source ne doit pas, elle-même, provenir de quelque chose d’autre60, elle ne se dissout pas non plus dans les fleuves (οὐϰ ἀναλωθεῖσαν τοῖς ποταμοῖς)61, elle reste elle-même (μένουσαν αὐτήν)62. L’image de la source peut paraître appropriée puisqu’elle figure à la fois l’immobilité et la distinction du Principe par rapport à ses effets (la source n’est pas le fleuve qui en découle) et le rapport de provenance de ces effets par rapport au Principe.
17Pourtant, R. Ferwerda considère que « l’image est essentiellement défectueuse »63, puisque Plotin la fait suivre et la complète par l’image de l’arbre64. Il faudrait donc ne pas la considérer de manière isolée, mais la comprendre à l’intérieur d’un ensemble d’autres images. Corrigée par elles, l’image de la source et de l’eau pourrait ne pas conduire aux difficultés provoquées par l’idée d’écoulement, qui suggère la diffusion du Principe à travers les choses, son « passage » réel en celles-ci. Mais l’image n’est pas toujours couplée à celle de l’arbre ou de la plante, et elle a pour but de traduire, aussi bien que celle de l’arbre, l’immobilité du Principe à travers sa procession. En outre, Plotin prend soin de distinguer la source de l’eau qui s’en écoule, et seule la première figure le Principe dans son immobilité. Malgré l’écoulement de l’eau, la source ne tarit pas et continue d’exister. C’est là pourtant que se situe la difficulté de l’image. Car la source n’existe et ne subsiste pas hors de l’eau qui la traverse et la constitue, si ce n’est au simple titre de « cadre » géographique et de lieu. Comment accorder à la source une existence autonome, alors même qu’elle se réduit à l’eau qui jaillit sans cesse d’elle, et que cette eau provient elle-même d’autre chose (toute source étant toujours résurgence) ? À moins de concevoir que la source soit par elle-même l’origine de l’eau qu’elle donne, sans la tenir d’autre chose. Mais l’image de la source serait alors particulièrement inadéquate. Enfin, en présentant la source comme une puissance (δύναμις) inépuisable dont découle ce qui est en acte, Plotin se heurte aux mêmes difficultés que celles relevées à propos de l’image de la plante et de l’arbre. Car comment la source pourrait-elle être puissance de ce qu’elle n’a pas en puissance ou de ce qu’elle n’est pas en puissance, alors qu’elle donne ce qu’elle possède déjà et ne peut donner qu’à cette condition, même si, par ailleurs, la source ne s’épuise pas dans ce don (puisqu’elle puise toujours ce qu’elle donne) ? Nous touchons aux limites profondes des images sensibles plotiniennes, qui, obligeant à comprendre le supérieur par l’inférieur, ne peuvent l’y ramener adéquatement.
Le soleil et la lumière
18Les images précédentes, bien que souvent employées, sont pourtant assez peu développées. Au contraire, l’image du soleil et de la lumière donne lieu à une élaboration plus complexe. Sous sa forme générale, elle apparaît en 10 [V 1], 6. La condition requise par la procession de l’Un est toujours son immobilité, ce que Plotin marque ici d’une manière plus insistante. Non seulement les choses doivent venir de l’Un sans qu’il y ait mouvement (ἀϰινήτος) de sa part65, car alors ce mouvement serait son premier produit et le Νοῦς ne serait plus second66, mais elles ne doivent pas non plus provenir de lui par une quelconque inclination ou une quelconque volonté (οὐδὲ βουληθέντος)67 car il faudrait lui prêter un « souci » des choses alors qu’« il est toujours tourné vers lui-même »68. L’immobilité ne doit donc pas être comprise comme une absence de mouvement, mais comme une absence d’inclination, c’est-à-dire de volonté ou de désir dirigés vers les choses. C’est dans ce contexte que l’image de la lumière est présentée par Plotin : le soleil figure ce qui est immobile et qui reste distinct de la lumière qui émane de lui69. Le rayonnement lumineux est bien « involontaire » au sens positif du terme, non pas parce qu’il échapperait au soleil mais parce qu’il ne procède pas d’un mouvement de celui-ci. Cependant, dans ce traité, l’image ne sert pas qu’à figurer l’immobilité du Principe, elle justifie la procession en la présentant comme un processus « naturel » et universel. Car les choses sensibles témoignent non seulement de la nécessité de la production au niveau des êtres « inférieurs », mais aussi (par leur renvoi en tant qu’images, à un autre niveau de la réalité) de cette nécessité d’un point de vue universel. Ce qui est vrai du sensible devra l’être des niveaux supérieurs : ce qui est toujours parfait (ἀεὶ τέλειον), ce qui est le meilleur (τοῦ τελειοτάτου), doit donc engendrer aussi70. L’image assume ici de multiples fonctions puisqu’elle illustre aussi bien l’immobilité du Principe que la nécessité de sa procession et qu’elle semble pouvoir les concilier.
19L’image du soleil et de la lumière renvoie à un usage déjà bien établi dans l’histoire de la philosophie puisque Platon, dans l’analogie de la ligne au livre VI de la République, comparait déjà l’« action » du Bien à celle du soleil donnant la lumière aux choses. En donnant l’être et l’essence, le Bien rend intelligibles les formes, alors que le soleil rend visibles les choses sensibles. Plotin reprend cette analogie, par exemple en 38 [VI 7], 16 : de même que le soleil est à la fois cause de la génération des choses et de leur vision, le Bien est cause de l’Intellect et de sa vision. Ainsi, le Principe est doublement cause, à la fois ontologiquement, et épistémologiquement puisqu’il permet à l’Intellect de voir et de s’exercer comme Intellect71. La reprise plotinienne comporte cependant des différences importantes : le texte insiste davantage sur la distinction entre le Principe et les choses qui viennent de lui. Le soleil est cause des choses engendrées et de leur vision sans être lui-même ni les unes ni l’autre72, c’est pourquoi, en vertu de l’analogie, l’image du soleil manifeste l’extériorité et l’immobilité du Principe aussi bien que son pouvoir ontologique et épistémologique. Surtout, chez Plotin, l’Intellect qui voit et les intelligibles vus par lui ne font qu’un et ne forment qu’une seule hypostase. C’est pourquoi ce n’est pas ici au dialecticien qu’est donné, comme chez Platon, le pouvoir de connaître les intelligibles, mais aux êtres issus du Bien, en tant qu’ils sont capables de voir. Comme chez Platon, selon qui l’ἀλήθεια correspond à la lumière donnée par le soleil, Plotin parle d’une lumière donnée par le Bien et affirme que si les intelligences peuvent voir et les intelligibles être vus, c’est grâce à cette lumière qui est la sienne73. La stricte analogie platonicienne interdit à Plotin d’assimiler les premiers produits du Bien au Νοῦς et aux intelligibles, puisque la lumière doit être distincte d’eux pour assurer leur visibilité et leur capacité de voir. Mais la lumière serait alors un terme intermédiaire entre le Bien et le Νοῦς et pourrait prétendre au second rang dans la hiérarchie. C’est pourquoi Plotin doit choisir d’assimiler le Bien à cette lumière elle-même par laquelle la vision et la visibilité sont possibles74 : de pur effet, elle devient le sujet lui-même. C’est ce qui arrive dans le chapitre 36 du même traité, où l’objet de la vision (l’Un) est présenté comme la lumière elle-même75. Ou plutôt, l’acte de voir y apparaît comme une vision sans objet qui se confond avec la lumière, ou se fond en elle.
20Cette tendance consistant à présenter le Principe non comme le soleil, mais comme la lumière, ne semble pas se limiter aux réflexions élaborées à partir de l’analogie platonicienne. Un passage de la cinquième Ennéade prend ici une valeur tout à fait remarquable. En 49 [V 3], 12, Plotin commence par appliquer l’image du soleil au Bien de façon « traditionnelle », c’est-à-dire conforme à l’analogie platonicienne. La lumière n’est pas le synonyme du Bien mais seulement de son premier produit, et désigne la nature intelligible toute entière (πᾶσαν τὴν νοητὴν Φύσιν)76, c’est-à-dire l’acte (ἐνέργεια) de l’Un (ἀπ᾽ αὐτοῦ)77. Le Bien est l’équivalent du soleil, qui reste immobile (ἀεὶ μένοντα)78 et ne produit pas la lumière par un mouvement et une pensée, puisqu’il faudrait alors supposer que ceux-ci sont antérieurs à la nature intelligible79 et devraient constituer l’acte du Bien, donc occuper le deuxième rang dans la hiérarchie des hypostases. On rencontre ici le même obstacle que dans les textes précédents, puisque le mouvement et la pensée joueraient alors le rôle de la lumière, intermédiaire émis par l’Un et rendant intelligibles les Formes. Dans un cas comme dans l’autre, il faut assimiler la lumière soit au Principe premier, soit à l’intelligible, pour éviter la multiplication des intermédiaires et des hypostases.
21Pourtant, immédiatement après l’avoir présentée de cette manière, Plotin rectifie l’analogie du Bien avec le soleil en disant qu’on peut considérer le premier comme une « lumière avant la lumière, qui rayonne sur l’intelligible »80. Les raisons de cette correction ne sont pas données par Plotin et il est possible d’avancer plusieurs interprétations. En faisant du Principe comme de ce qui en dérive une lumière, même si ce n’est pas de la même manière, Plotin insisterait sur la continuité de la procession, et la présenterait comme un processus sans rupture, où la lumière émanée est l’effet d’une lumière première, et comme son prolongement. Si l’assimilation du Principe au soleil manifeste surtout sa distinction et son immobilité, son assimilation à la lumière le rapproche de ses effets, rompt son « isolement » et permet de penser plus adéquatement la procession. Mais en 24 [V 6], 4, l’analogie est totalement renversée. Cette fois, l’Un est présenté comme une lumière, l’intelligible comme le soleil et l’âme comme la lune, éclairée par le soleil81 : chaque terme est à sa manière une lumière ou un être lumineux, mais à des degrés différents. La lune brille parce qu’elle est illuminée à sa surface, le soleil possède au contraire une lumière propre (οἰϰεῖον) mais qui n’est pas la lumière elle-même82, il est donc lui aussi illuminé par elle. Ce renversement de l’image se justifie par la nature des termes auxquels elle vient s’appliquer. Le soleil, en effet, n’est pas un terme simple mais double, puisqu’il est à la fois une lumière et l’être en lequel se trouve cette lumière. S’il possède une lumière propre, c’est donc parce qu’il est une substance. C’est pourquoi il semble plus approprié de comparer l’Intellect au soleil plutôt que l’Un. Au contraire, la lumière peut apparaître comme un terme absolument simple, qui n’est pas en une autre chose83, alors que l’Intellect, comparable au soleil, ne peut être ce qu’il est que parce qu’il tient sa lumière de cet autre terme84. On mesure tout le bénéfice du renversement : en comparant l’Un au soleil, Plotin peut assurer l’immobilité et la distinction du Principe (par rapport à la lumière) mais au prix d’une inadéquation ontologique fondamentale, puisque le soleil est un être, aux caractères nécessairement composés et multiples. En préférant la comparaison de l’Un avec la lumière, Plotin peut éviter les difficultés précédentes puisque la lumière est incorporelle85 et peut ainsi figurer un terme simple. Elle correspond mieux à la nature du Principe plotinien, toujours pensé dans sa différence radicale par rapport à ce qui vient de lui et présenté comme ce qui est au delà de l’être. Son assimilation à la lumière permet de ne pas faire du Principe un être.
22L’image de la lumière rompt avec toute localisation du Principe car il n’y a pas de source déterminée d’émission de la lumière. Le texte précédent le dit d’ailleurs indirectement : si l’Un est simple et premier, c’est qu’il n’est pas en autre chose que lui, ce qui implique (la réciproque est sous-entendue) que ce qui n’est pas simple se trouve en lui. L’Un est donc simple, à la condition d’être ce en quoi toute chose se trouve, et à la condition d’être présent partout. L’image de la lumière aboutit donc à l’affirmation de l’omniprésence du Principe. Ce que confirme un passage du traité 22 [VI 4], où Plotin examine la question de la présence de l’âme à tout ce qu’elle gouverne, et celle de l’omniprésence de l’intelligible au sensible. L’image de la lumière est à nouveau prise pour figurer les rapports entre ces différents termes. Même si elle n’est pas employée pour penser le lien entre le Principe et ses effets, la construction et la présentation de l’image ne sont pas sans intérêt pour la compréhension d’un tel lien. En effet, Plotin commence par parler du centre d’une sphère transparente comme d’une source lumineuse à partir de laquelle la lumière se répandrait à la totalité de la sphère86. Dans cette première étape, c’est l’immobilité du terme premier qui ressort le plus nettement de l’image87. La masse lumineuse se distingue du reste de la sphère même si la lumière s’y répand intégralement et en illumine la totalité. Nous ne serions pas loin de l’image du soleil, car ce dernier est bien une masse lumineuse, différente de la lumière qu’il répand, et la distinction présentée en 40 [II 1], 7 entre un corps lumineux et une lumière incorporelle qui est son acte s’appliquerait ici parfaitement. Plotin indique ensuite, en 22 [VI 4], 7, que cette masse centrale possède la lumière non pas en tant que corps mais en tant que puissance lumineuse, elle-même non matérielle88. C’est seulement la masse corporelle qui assure, par sa coïncidence avec la source lumineuse, sa visibilité mais cette dernière est en quelque sorte indépendante de la première. C’est pourquoi il est possible de les séparer et de concevoir la source lumineuse sans la masse corporelle89. Mais il devient alors impossible de localiser le point d’où s’exerce la force lumineuse (τὴν τοῦ Φωτὸς δύναμιν)90 et l’on peut croire qu’elle s’exerce de tous les points de la sphère et non seulement du centre. On pourrait d’ailleurs en dire autant du soleil : si l’on séparait sa masse corporelle de la force qui y produit la lumière, cette force semblerait omniprésente et sans origine (οὐδ᾽ ἀρχήν)91.
23Si l’image de la lumière, en 22 [VI 4], 7, n’avait comporté que la première étape, elle n’aurait pas différé de l’image dans laquelle l’Un est comparé au soleil et dans laquelle la lumière, comme acte d’un corps, figure les premiers produits du Principe, nettement distincts de lui. En choisissant de figurer le Principe par la lumière, Plotin s’éloigne de toute représentation spatiale de l’« action » de ce Principe (comme l’indique la distinction entre la masse corporelle et la lumière incorporelle, développée par le traité 22), laquelle suppose nécessairement un point d’émission et d’exercice. La comparaison du Principe avec le soleil n’est plus possible, non plus qu’avec une source ou des racines. Pourtant, le renversement suscite aussi ses difficultés : nous avons déjà indiqué, à propos d’un texte du traité 49 [V 3], 12, que l’analogie entre le Principe et la lumière avait tendance à ramener le Principe du côté de ses effets, puisque ceux-ci sont aussi (mais différemment) lumineux. La continuité de la procession s’en trouvait assurée au prix d’une moindre distinction et d’une moindre séparation du Principe. Ici, la difficulté semble plus grande encore : si le Principe est comme une lumière omniprésente, comment peut-il rester en lui-même et ne point se disperser pour se donner aux choses ? Armstrong considère, pour sa part, que l’image (ainsi renversée) détruit la notion même d’émanation puisqu’il n’y a plus écoulement à partir d’une source (restant immobile) mais égale présence, en quelque sorte sans écoulement92. Ainsi Armstrong peut-il parler d’une « force destructrice » de l’image. Ferwerda reconnaît que « par son analyse Plotin en fait a supprimé l’image »93 mais estime que, par son caractère délibéré, l’analyse plotinienne ne conduit pas à annuler l’idée de procession. Elle en interdit seulement une compréhension littérale : la procession n’est pas l’écoulement réel de la lumière hors du soleil comme le suggère le rayonnement, elle est la présence effective du Principe à tous ses produits, par laquelle il reste finalement lui-même et en lui-même. Pourtant, s’il est tout entier lui-même et partout avec ses produits, comment encore distinguer un terme antérieur à la procession et un terme postérieur, qui permettraient de parler de procession ? Si l’idée de procession semble problématique dans l’image de la lumière, c’est aussi en raison du contexte. En effet, c’est la notion de participation, d’origine platonicienne, qui oriente les analyses plotiniennes du traité 2294. Il est donc légitime, pour Plotin, de se demander comment le sensible peut participer de l’intelligible sans que cette participation se fasse « partie par partie », c’est-à-dire en laissant « subsister » l’intelligible tout entier en lui-même. L’omniprésence n’est qu’une réponse au problème de la participation et l’image de la lumière vise à lui donner une illustration. La procession n’est pas directement prise en compte dans cette problématique. De plus, l’image s’applique ici, comme nous l’avons dit, à l’intelligible et non au Principe premier. Elle acquiert une importance particulière en permettant de penser le rapport entre les différentes hypostases, mais elle n’épuise pas la compréhension analogique du Principe, puisque Plotin oscille entre la lumière et le soleil pour en qualifier la causalité. Cependant, le choix, notamment en 49 [V 3], 12, de l’image de la lumière incorporelle pour comprendre la causalité du Principe conduit à une présentation gradualiste qui rend plus difficile le maintien de l’immobilité du Principe, en faisant de ses produits des êtres lumineux à des degrés différents. S’il est pure lumière qui se répand, n’est-il pas en ses produits et ses produits eux-mêmes ?
Le feu et la chaleur
24L’analyse des images physiques et vitalistes peut trouver dans celles du feu et de la chaleur son aboutissement, car elles semblent permettre une analyse philosophique plus « soutenue » en conduisant à l’importante théorie des deux actes. En 10 [V 1], 6, l’image apparaît furtivement pour justifier la procession : il est nécessaire que l’Un produise quelque chose comme le soleil est nécessairement environné de la lumière qu’il produit, comme le feu produit la chaleur, la neige le froid ou les objets une odeur95. On notera ici l’abondance des images convoquées. Il s’agit de montrer que l’Un, en vertu de sa « nature », ne saurait rester infécond, et de justifier la procession dans une perspective naturaliste. Mais c’est en 7 [V 4], 2, que l’image trouve son utilisation la plus complète. Plotin, se demandant comment l’Un peut produire l’Intellect tout en restant en lui-même96, est amené à distinguer deux types d’acte (ἐνέργεια) : l’acte de l’essence (τῆς οὐσίας) et l’acte qui provient de l’essence (ἐϰ τῆς οὐσίας)97. Dans le premier cas, une chose possède une activité qui lui donne son essence (οὐσία) et la fait être une substance, si l’on veut garder la double traduction possible du terme οὐσία. Au contraire, dans le second cas, une activité est rendue possible par l’essence même de l’objet : c’est ainsi que le feu, en tant que chaleur substantielle, est capable de produire autour de lui une chaleur nettement distincte de lui, même si elle en est dérivée98. Il en va ainsi du Principe qui produit un « acte engendré » (γεννηθεῖσα ἐνέργεια) par la perfection de son acte propre99.
25L’image du feu concilie l’immobilité et la procession de l’Un, et Plotin y a recours à de multiples reprises100. Elle permet de distinguer deux types de chaleur, l’une propre et essentielle, l’autre dérivée et émanée, mais à quoi renvoie précisément la distinction lorsqu’elle est appliquée au Principe ? Dans le traité 38 [VI 7], 21, ce sont l’Intellect et la vie qui sont qualifiés d’actes du Bien ou du moins, d’actes dérivés du Bien101. De même, dans un passage déjà analysé (49 [V 3], 12), Plotin compare l’Un au soleil et la lumière qui en émane à l’Intellect, mais en précisant que la production de l’Un est son acte (ἐνέργεια), correspondant à l’acte dérivé et à la « nature intelligible tout entière »102. L’acte dérivé du Principe est pour Plotin son premier produit, c’est-à-dire l’hypostase dont il est la cause. Il ne peut correspondre qu’à l’intelligible, si l’on veut maintenir sa place de terme second dans la structure hiérarchique.
26Un autre passage des Ennéades propose une analyse plus approfondie de cette théorie. En 29 [IV 5], 7, Plotin s’intéresse de près à la nature de la lumière, et plus précisément, au devenir de la lumière émanée d’une source précise. La lumière est un acte qui reste attaché à sa source et qui lui reste présent (παραγινομένης)103. Mais si la lumière émanée est un acte, c’est qu’il existe, dans la source lumineuse elle-même, un acte essentiel qui est « la source et le principe » du précédent104. Le rapport entre ces deux actes ne se situe pas que sur le plan de l’engendrement, il implique aussi un rapport de ressemblance, il renvoie à l’existence d’une image105, car un effet est nécessairement l’image de sa cause. C’est pourquoi Plotin peut dire que l’acte second est comme l’image, dans un miroir, de l’objet qui s’y reflète et qui possède en lui-même une activité106. Comme image, l’acte second n’a pas de consistance propre car il disparaît du miroir dès que l’objet cesse de s’y refléter. Pour Plotin, tous les êtres possèdent de tels actes qui se diffusent nécessairement autour d’eux avec plus ou moins de force et d’étendue107. Il est possible de tirer plusieurs enseignements de ce texte. En premier lieu, l’image du feu n’est pas la seule à pouvoir faire comprendre la théorie des deux actes. Il semble même que le phénomène de la lumière puisse être constitutif de cette théorie au point que les autres images n’en sont peut-être que des prolongements108. Plotin prête à tous les êtres cette possession d’un acte propre et d’un acte dérivé109, ce qui justifie par avance l’emploi de toutes les images, donc de celle du feu, pour la faire comprendre. On voit d’ailleurs par là en quoi les images plotiniennes ne sont pas de simples « figures rhétoriques », convoquées par le discours théorique en mal d’illustration et d’exemple. Si l’image du feu peut nous faire comprendre comment les choses procèdent du Principe, ce n’est point par l’effet d’une analogie artificielle, mais parce que la distinction entre deux actes est une propriété de tous les êtres. C’est pourquoi ce qui est vrai du feu ne peut pas ne pas l’être du Principe, en vertu des rapports (de ressemblance) qui unissent tous les niveaux de la structure hiérarchique. Si l’image du feu peut donner à voir la procession du Principe, c’est parce que le phénomène qu’elle manifeste spécifiquement est en fait un phénomène général.
27Pourtant, l’image (du feu ou de la lumière) semble en retrait par rapport à son objectif. Elle aboutit à une « ontologisation » du Principe. En effet, en le comparant à des êtres possédant un acte propre, Plotin ne peut éviter d’en faire l’équivalent d’une substance (οὐσία) qui se définirait par cet acte110. Car tout acte est nécessairement l’acte d’une substance et Aristote concevait déjà le Principe premier comme substance et acte à la fois111. Dans la philosophie aristotélicienne, le Principe premier (ou Premier moteur) est placé au sommet d’une hiérarchie des substances puisqu’il est le seul, parmi les étants, à être substance comme forme pure et à demeurer éternellement en acte, en restant immobile. Ce n’est pas par une différence de nature, mais seulement par une différence de degré, que les étants se distinguent entre eux, comme par rapport au Principe premier. Plotin, au contraire, a toujours voulu marquer la plus grande différence entre les étants et le Principe, en le considérant comme un terme « au delà de l’être et de l’essence », selon la formule un peu modifiée de Platon. Comment alors la théorie des deux actes et les images qui la traduisent pourraient-elles ne pas entraîner le retour d’une conception gradualiste que Plotin ne cesse de combattre ? Cette question permet de mesurer les limites de l’usage de l’image dans la philosophie plotinienne. En comprenant, à l’intérieur d’une structure hiérarchique, un terme supérieur à partir du terme inférieur, l’image rabaisse et tire le Principe vers le bas, c’est-à-dire à un des niveaux inférieurs de cette structure ; elle conduit à penser la causalité du Principe non en elle-même, mais par ses effets. La structure processive garantit pourtant une ressemblance entre ces différents niveaux. Paradoxalement, la structure autorise, en même temps qu’elle neutralise, l’emploi de l’image.
28L’image du feu conduit à un gradualisme non seulement à cause d’une ontologisation du Principe, mais aussi à cause de la distinction choisie pour maintenir la ferme séparation du Principe et de ses produits. En effet, soutenir l’existence de deux actes, l’un substantiel, l’autre dérivé, revient à reconnaître une ressemblance essentielle autre ceux-ci. Si le feu produit une chaleur, c’est qu’il est lui-même une chaleur, une chaleur essentielle et constitutive112, de même que l’acte propre d’un parfum comme son acte dérivé est son odeur. Dès lors, la différence entre les deux actes n’est plus que de degré et non de nature et, comme dans toute théorie gradualiste, le passage d’un acte au second sera toujours continu. Comment savoir « où » la chaleur essentielle cesse d’être essentielle pour devenir dérivée et commence à constituer un acte séparé du premier ? On peut seulement soutenir que la chaleur est de moins en moins substantielle à mesure qu’on s’éloigne de la source de chaleur, de l’objet lui-même, sans pouvoir distinguer ces deux actes qui s’enchaînent sans rupture ni discontinuité. L’image suggère donc plutôt une diffusion du Principe et son affaiblissement progressif qu’une véritable séparation entre le Principe et ses produits, et la diffusion indique une présence effective du Principe à toutes choses, une expansion de sa nature et une sortie de soi, qui viennent rompre son immobilité.
29De plus, voulant assurer l’immobilité et la séparation du Principe à travers la procession, il nous a semblé plusieurs fois que les images aboutissent plutôt à confirmer le rapport de dépendance, en amenuisant la transcendance du Principe. Or, si la lumière est l’acte second d’un acte substantiel, elle lui reste constamment attachée. Elle ne peut donc être séparée de lui à moins de disparaître. Elle est toujours le prolongement de cet acte premier113. Comme pour l’image dans le miroir qui ne peut subsister que si le modèle reste présent, les produits du Principe ne pourraient subsister si celui-ci « s’absentait » : leur existence manifeste toujours la présence du Principe qui ne se sépare pas d’eux. Si donc le terme dérivé est un acte, il ne peut être conçu sans la substance dont il est l’acte. L’acte second ne pouvant exister que comme rapport à sa source, il ne possède aucune autonomie, ni aucune consistance en l’absence du terme qui le soutient et le maintient dans l’« être ». C’est pourquoi il indique la présence du Principe en même temps qu’il en dépend. Mais on a vu que ces deux aspects (présence et dépendance) ne se comprennent que dans le cadre d’une théorie et d’une image qui substantialisent le Principe afin d’expliquer que quelque chose puisse procéder de lui. La dépendance ne surgit dans l’image que lorsque se trouve transgressée la règle qui veut que le Principe soit au delà de l’être, car on ne comprendrait pas comment ce qui n’est pas une essence peut être un acte ni comment ce qui est une essence pourrait alors émaner de lui. La transcendance du Principe ne semble pas absolument compatible avec la dépendance dont il est la source et avec la nécessité de lui rattacher les choses qui sont après lui114.
30Deux conclusions se dégagent de cette série d’images physiques et vitalistes quant à la dépendance à l’égard de l’ἀρχή. En premier lieu, les images de l’arbre, de la source et de la semence ont tendance à inscrire le Principe à l’intérieur d’un réseau de relations avec les choses qui dépendent de lui, de même qu’elles font aussi de lui la partie d’un tout agissant de l’intérieur sur les autres parties. Ce genre d’images suggère toujours que le Principe est dépendant du système auquel il appartient, puisqu’une source, par exemple, ne tient l’eau qu’elle donne que du milieu où elle la puise elle-même, de même que les racines ou la semence doivent se nourrir de ce milieu pour se développer. Or le Principe plotinien est toujours absolu : ce qu’il donne, il ne l’emprunte pas à quelque chose d’autre et il n’y a pas d’interdépendance entre lui et le monde (auquel il n’appartient pas). Ainsi, les images ont tendance à dire l’immanence du Principe, c’est-à-dire à entamer cette immobilité et cette séparation que Plotin cherche pourtant à leur faire signifier.
31En second lieu, les images conduisent à une ontologisation du Principe. Nous l’avons constaté à propos de l’image du soleil, et plus encore de celle du feu, de même qu’à propos de la théorie des deux actes. En pensant le Principe comme substance et comme étant, Plotin, là encore, rend possible le rapport de dépendance entre des termes homogènes (le Principe est une cause pour d’autres étants parce qu’il est un étant), mais à la condition d’abandonner la transcendance du Principe et même, dans certains cas, en conduisant à une certaine forme de « diffusionnisme » et de gradualisme (comme dans le cas de l’image de la lumière et de la chaleur, qui suggère une omniprésence). Ainsi, même si Plotin reconnaît lui-même l’inadéquation des images à leur objet, il existe une difficulté plus essentielle. Plotin veut signifier l’immobilité et la séparation du Principe à l’intérieur de l’acte même de dérivation et de procession, sans y parvenir vraiment, car la transcendance pâtit en fait du rapport de dépendance entre le Principe et les choses. Si les images physiques et vitalistes portent la trace de cette difficulté essentielle, en est-il de même des images géométriques ?
Les images géométriques
32Plotin a recours, à côté d’images sensibles et plus concrètes, à des images empruntées au domaine des mathématiques115. Ce changement de registre affecte le contenu qu’elles tendent à représenter, et notamment l’aspect transcendant du Principe.
La ligne et l’étendue
33Ces images sont, dans l’ensemble, moins diversifiées que les précédentes, et celles du cercle et de la sphère restent de loin les plus fréquentes. Mais il arrive à Plotin d’utiliser les notions de ligne ou d’étendue pour figurer la procession du Principe et son immobilité. En 11 [V 2], 2, la continuité de la procession est rendue manifeste grâce à la continuité d’une ligne à travers tous ses points116. Dans ce passage, la comparaison n’est établie qu’indirectement, c’est-à-dire par le biais d’un moyen terme. La totalité des choses qui provient du Principe est d’abord présentée comme une vie, qui s’étend non pas spatialement mais temporellement, puis cette vie fait l’objet d’une présentation géométrique et spatialisée. La structure processive n’est pas assimilée d’emblée à une structure géométrique, qui en donnerait une conception trop statique, et la notion de vie vient rappeler l’aspect dynamique de la procession. L’image de la ligne présente deux avantages : grâce à sa divisibilité, elle permet d’établir une séparation entre les différents niveaux de la procession (chaque niveau pouvant être figuré par un point ou un segment) ; d’autre part, la ligne évite de présenter cette procession comme discontinue. Ainsi, la structure processive peut-elle apparaître comme une totalité à l’intérieur de laquelle les différents produits du Principe ne se confondent pas (ni entre eux ni avec lui). L’image dépasse cependant ce paradoxe de la séparation dans la continuité, car Plotin dit que « chaque [partie] ne périt pas dans la suivante »117. Une ligne ou une étendue comprennent toujours leurs parties conjointement, elles sont toutes co-présentes : aucune partie de la ligne ne peut subsister sans la précédente et une partie ne se conçoit que par rapport à une autre sans laquelle elle ne serait pas. C’est pourquoi l’image de la ligne qui, comme les images sensibles, cherche à dire le paradoxe de l’immobilité dans la procession118 aboutit, nous semble-t-il, au même renversement, puisque c’est finalement la dépendance à travers l’omniprésence qui est ainsi exprimée. Mais où se situe exactement le Principe premier dans l’image de la ligne ? S’il est extérieur à la ligne, qui est comme son effet, il est séparé de ses produits. Si l’on peut comprendre en effet, qu’une partie de la ligne rende possible et maintienne dans l’être la suivante, on ne comprend pas comment le Principe peut agir sur ces parties en en étant totalement séparé. Au contraire, s’il se situe sur la ligne ou est en contact avec elle (en en constituant le premier point ou la première partie), c’est sa transcendance qui se verra menacée, puisque, en tant que partie première de la ligne, il sera co-présent à toutes les autres parties et sera celui qui les fonde toutes. Mais son appartenance à la ligne implique forcément une certaine immanence119. On voit une fois de plus combien il est difficile pour les images plotiniennes de concilier la transcendance du Principe et la dépendance à son égard.
34Cette difficulté se retrouve au niveau des formules employées par Plotin, qui n’hésite pas à dire que le Principe est distinct des choses (donc de la ligne, dans l’image) puisqu’il est transcendant, mais aussi que ces choses sont le Principe puisqu’elles viennent de lui. Pour assumer le paradoxe de la transcendance et de la dépendance par la présence, Plotin a recours soit à un vocabulaire de la distance, soit à un vocabulaire de la fusion : par la distance, l’Alexandrin dit la transcendance, par l’identité (ou la fusion), il dit la dépendance120. Dans l’image, le Principe soit se confond avec la ligne elle-même soit se trouve rejeté en dehors d’elle. Les deux aspects sont difficilement conciliables.
Le cercle et la sphère
35Plus importante et plus complexe est l’image du cercle, utilisée à de nombreuses reprises par Plotin. Nous en avons déjà noté la présence dans le traité 54 [I 7] où elle apparaît couplée avec celle du soleil121. Elle n’y exprime aucunement le rapport de dérivation des choses à partir du Principe, mais seulement le rapport de dépendance, car les parties d’un cercle restent toujours suspendues à leur centre122. L’image géométrique renvoie analogiquement au désir qui anime toutes les choses et qui porte vers le Principe, c’est-à-dire vers leur centre123. Car c’est en étant l’objet d’un désir constant que le Principe assure le rattachement des choses à son égard. L’image dit également l’omniprésence de ce même Principe : à propos de la lumière, Plotin ajoute en effet qu’elle reste « partout avec le soleil »124 et qu’elle ne se sépare jamais de sa source pour acquérir une « autonomie »125. Co-présence de la lumière et du soleil, dans une image qui dit pourtant l’émanation, co-présence des rayons, du cercle et du centre dans l’image géométrique où le rapport de dépendance paraît dominer : dans les deux cas, toute distance et toute séparation sont abolies entre le Principe et ses produits.
36Dans des emplois plus développés, le rapport entre les différents éléments de l’image apparaît variable. Par exemple, en 28 [IV 4], 16, le cercle exprime les rapports entre les hypostases : le Principe constitue le centre, l’Intellect un premier cercle, l’âme, avec la sphère du monde (ἡ τοῦ παντὸς σΦαῖρα), un second126. Le lien entre le centre et le cercle (le premier) n’est pas un lien de désiré à désirant, comme en 54 [I 7], 1. Seule l’âme (le second cercle) entretient ce type de relation avec le centre, qu’elle désire parce qu’elle ne le possède pas127. C’est pourquoi l’image géométrique peut ici se doubler d’un dynamisme inattendu : l’Intellect, en tant qu’il entoure immédiatement le Principe, le possède et lui est présent, si bien qu’il n’a pas à le désirer. En ce sens, le premier cercle ne peut qu’être immobile. Au contraire, l’âme, qui ne possède pas le Principe, qui en est éloignée, le désire et cette recherche de ce qui lui manque ne peut que se traduire par un mouvement. C’est pourquoi elle sera mue d’un mouvement circulaire autour du centre128. L’image marque l’éloignement progressif des choses par rapport au Principe, mais surtout le mouvement et le désir proportionnels à cet éloignement. En second lieu, si le rattachement et la dépendance des choses au Principe sont exprimés géométriquement, l’idée de dérivation est absente. L’image montre donc davantage une hiérarchie et des types de rapports (présence du Principe à l’Intellect, absence du Principe à l’âme et désir de l’âme)129 qu’une véritable « succession » rendue possible par un engendrement.
37Dans certains cas, Plotin se sert au contraire de cette image pour indiquer aussi bien un rapport de dérivation qu’un rapport de dépendance. En 9 [VI 9], le mouvement circulaire de l’âme autour du centre est le résultat de la dérivation : l’âme « tournera autour du centre dont elle est issue et se suspendra à lui »130 parce que son mouvement doit être semblable à celui d’un cercle autour du centre dont il provient. Ce n’est plus simplement le rapport hiérarchique que dit ici l’image géométrique, mais l’aspect dynamique de la procession qui provoque toujours le désir du Principe et le retour à l’origine. Mais le plus intéressant est que Plotin corrige l’image et en annule les aspects géométriques : utiliser une figure (σχῆμα)131 peut laisser penser qu’il existe une séparation réelle (χωρισθεῖσαι)132 entre le Principe et ses produits, alors qu’il s’agit surtout de montrer que l’âme vient de lui et qu’il se trouve en elle comme le centre se trouve littéralement dans le cercle. L’image géométrique bien comprise veut donc insister sur la possibilité d’une présence malgré la différence et la distinction plutôt que sur la séparation au sens strict133. Il faut se méfier d’une interprétation spatiale, car elle séparerait localement ce qui en fait n’est jamais séparé, mais est seulement de nature différente. L’image géométrique transforme une différence en une séparation134. Mais, bien comprise, elle peut traduire la présence du Principe à tous ses produits (c’est par là que le centre du cercle est aussi autour du cercle135), lui qui ne se caractérise par aucune différence en lui-même, alors que ses produits sont autres que lui136. L’altérité nous distingue, le lieu nous sépare. Loin de maintenir la transcendance dans la procession, l’image du cercle a tendance à l’affaiblir en insistant sur la dépendance par rapport au Bien (le mouvement circulaire de l’âme symbolise cet attachement constant, même si l’âme ne se tourne pas toujours vers son Principe) et sur la présence du Bien. Quoi qu’il en soit, Plotin prend soin d’éviter que l’image ne figure une distanciation et qu’elle ne radicalise l’extériorité (le Bien est présenté comme intérieur à l’âme) et la séparation du Principe.
38Enfin, dans le traité 9 [VI 9], l’image se trouve élargie et prolongée par une autre image, celle de la sphère. Ce n’est que par la partie de nous-mêmes qui n’est pas plongée dans le corps (la partie supérieure de l’âme « restée » dans l’intelligible) que nous pouvons coïncider avec l’Un137. Le centre de l’âme n’est donc pas le centre de toutes choses et ce n’est qu’en redevenant ce centre (ce que l’âme était originellement, l’antique nature) qu’elle pourra coïncider avec l’Un, « comme les centres des grands cercles [peuvent coïncider] avec le centre de la sphère qui les comprend »138. Deux raisons peuvent expliquer cet approfondissement de l’image du cercle. D’une part, si le centre de l’âme était directement assimilé au Principe premier, on ne voit pas ce qui, dans l’image, pourrait figurer la nature intelligible, c’est-à-dire le second niveau de la structure hiérarchique. Il serait impossible, dans une structure à deux termes (centre-cercle), de figurer une structure ternaire (les trois niveaux de la structure hiérarchique). Une telle assimilation reviendrait à placer le Principe dans une situation d’intériorité, et l’on ne comprendrait pas comment, en étant le centre d’une âme il pourrait être en même temps le centre de toutes les autres (c’est pourquoi Plotin dit souvent que le Principe est en toutes choses car il n’est justement en aucune d’entre elles, au sens littéral). D’autre part, outre qu’elle permet de maintenir les trois niveaux de la structure hiérarchique (si, en effet, le centre de l’âme est sa partie supérieure restée dans l’intelligible, qui représente son état originel, alors l’âme ne peut coïncider avec l’Un qu’en redevenant d’abord cette nature intelligible, au niveau de la seconde hypostase), l’image de la sphère permet aussi de rendre plus facilement pensable la dépendance de l’âme à l’égard du Principe : elle assure directement la présence de celui-ci à celle-là puisque le centre de la sphère et le centre de l’âme coïncident géométriquement sans pourtant se confondre essentiellement. Co-présents, les deux centres restent distincts par leur nature, mais la distinction n’est justement pas la séparation. On peut ainsi dire que l’âme n’est jamais séparée de son Principe : elle coïncide avec lui par son centre, même si elle s’éloigne de lui par ses autres parties (figurées par le cercle)139. Le rapport de dérivation (qui apparaîtrait plus nettement dans un schéma « centre-rayons-cercle ») s’efface ainsi au profit d’un constant rapport de dépendance, découlant d’une co-présence du Principe et de son produit : dans la sphère, en son centre, le Principe et l’antique nature ne font qu’un en se distinguant pourtant.
39Un texte des Ennéades tente plus fortement encore que le précédent de concilier dérivation et dépendance, et l’image du cercle est au cœur de ce projet. Le chapitre 18 du traité 39 [VI 8] offre une longue présentation des rapports du Principe aux choses qui lui sont inférieures, plus précisément à l’Intellect. Le texte s’ouvre sur une question : l’Un est-il extérieur ou intérieur aux choses ? Plotin commence par dire que l’Un est extérieur aux choses qu’il enveloppe et dont il est la mesure140. L’extériorité, signifiée ici par l’enveloppement, a pour but d’indiquer la dépendance (rien n’échappe au Principe, qui « circonscrit » tout), comme l’idée de mesure permet de marquer la soumission au Principe et le pouvoir de ce dernier141. Pourtant, Plotin corrige immédiatement l’affirmation et pose l’Un comme intérieur aux choses et présent en leur profondeur142. C’est ce qui appelle l’image du cercle : la raison et l’Intellect font cercle autour de l’Un en le touchant (ἐΦαπτόμενον αὐτοῦ) et en se suspendant à lui (ἐξηρτημένον)143. Plotin parle d’un contact entre le Principe et l’Intellect, donc d’une présence locale et d’une juxtaposition des parties qu’ils constituent. L’affirmation de ce contact et de cette présence n’est possible que si les rayons, tout autant que le cercle, constituent l’intelligible : ce dernier est à la fois rattaché à son centre, dont il dépend, et est en contact avec lui. À ce moment du texte, il n’est pas question d’un rapport de dérivation entre le Principe et l’Intellect, mais seulement d’une dépendance. Mais celle-ci suppose que les rayons proviennent du centre : c’est pourquoi Plotin ajoute que l’Intellect tient son être du Principe144. Le rapport de dérivation est donc condition du rapport de dépendance. D’autres expressions viennent confirmer la fécondité du Principe : ainsi le centre est ce à partir de quoi germent les rayons145, les extrémités de ceux-ci sont les traces du centre146, ce qui implique un don du Principe. Il s’agit encore, comme dans les images sensibles, de marquer le rapport de dérivation en maintenant l’immobilité du Principe. Bien qu’il soit différent d’eux147, le centre est comme le père du cercle et des rayons, et il leur donne des traces de lui-même148. Il les produit par son « immobile puissance »149. Pourtant, si précédemment la dérivation était condition de la dépendance150, il apparaît qu’il ne saurait y avoir dérivation qui ne soit en même temps dépendance ou qui ne se prolonge en un tel rapport. Aucune force (ῥώμῃ τινί) ne vient séparer151 les rayons et le cercle engendrés par le centre, du centre lui-même152. Ainsi, malgré l’immobilité du Principe, les produits qui en émanent lui restent présents puisque rien ne s’y oppose.
40Le chapitre 18 du traité semble donc réussir à faire ce qui paraissait difficile dans les précédents textes : concilier l’immobilité du Principe à travers la dérivation et la présence du Principe dans un rapport de dépendance. L’image géométrique n’irait donc pas ici contre la transcendance que les autres images affaiblissaient. Rien pourtant n’est moins sûr. Car à partir de la ligne 18, Plotin rappelle la dérivation (γενόμενον ἐξ ἐϰείνου)153, et la dépendance (ἐξηρτημένον)154, mais en disant que l’être et l’Intellect, pris dans ce double rapport, « témoignent qu’il y a comme un intellect dans l’Un, qui n’est pas un intellect puisqu’il [l’Un] est un »155. En quoi l’Intellect pourrait-il attester de la nature de l’Un ? N’est-ce pas en vertu d’une similitude et d’une proximité ? L’interprétation du passage est controversée à l’endroit même où se marque la dépendance de l’Intellect à l’égard du Principe : οὕτω τοι ϰαὶ τὸν νοῦν ϰαὶ τὸ ὂν χρὴ λαμϐάνειν γενόμενον ἐξ ἐϰείνου ϰαὶ οἷον ἐϰχυθὲν ϰαὶ ἐξελιχθὲν ϰαὶ ἐξηρτημένον[,] ἐϰ τῆς αὑτοῦ νοερᾶς Φύσεως μαρτυρεῖν τὸν οἷον ἐν ἑνὶ νοῦν οὐ νοῦν ὄντα. Faut-il rattacher l’expression ἐϰ τῆς αὑτοῦ νοερᾶς Φύσεως des lignes 20-21 au verbe ἐξηρτημένον, ou faut-il placer une virgule après ce verbe, donc rattacher l’expression au sujet de l’ensemble de la phrase, à savoir l’être et l’Intellect (τὸν νοῦν ϰαὶ τὸ ὂν) ? La première solution revient à considérer que l’être et l’Intellect dépendent de la nature intellectuelle de l’Un, donc à attribuer à ce dernier la nature du terme qui provient de lui, et à le ramener au niveau de l’intelligible, ce qui aboutirait à une ontologisation du Principe. Le thème de la dépendance conduirait à introduire dans l’Un une caractéristique noétique, qui rendrait possible le rattachement des êtres au Principe en assurant une homogénéité des termes, ce qui ne peut se faire qu’au détriment de la transcendance de l’Un. C’est pourquoi l’Editio minor adopte la seconde solution (… ϰαὶ ἐξηρτημένον [, ] ἐϰ τῆς αὑτοῦ νοερᾶς Φύσεως…). Dans ce cas, l’être et l’Intellect ne dépendent plus de la nature intellectuelle de l’Un mais ils sont dépendants de lui, et, à cause de leur nature intellectuelle, témoignent de la nature de l’Un. Cette solution évite de prêter directement au Principe premier la nature de l’être intelligible et semble garantir sa transcendance. Pourtant, même si l’idée d’une nature intellectuelle est à rapporter à l’Intellect, le texte n’en affirme pas moins qu’il existe « comme un intellect dans l’Un ». Certes, le terme οἷον (τὸν οἷον ἐν ἑνὶ νοῦν) introduit une restriction décisive, mais le même mouvement de noétisation continue de se manifester. Surtout, il convient de se demander en quoi l’Intellect peut témoigner de ce « quasi-intellect qui est dans l’Un »156. Si c’est à cause de sa nature intellectuelle que l’Intellect peut témoigner de l’Un (et de son quasi-intellect), c’est parce qu’en tant qu’Intellect, il est l’image de l’Un. Or l’expression ἐν ἑνὶ νοῦν employée par Plotin pour désigner ce quasi-intellect se retrouve dans le chapitre : le rapport entre l’Intellect et l’Un est un rapport d’image à modèle, puisque l’Intellect, même comme terme inférieur à l’Un, y est ce qui le manifeste et le rend compréhensible comme modèle (τὸ ἀρχέτυπον)157. L’Un doit posséder une sorte d’intellect parce que l’Intellect véritable n’est pas simple mais contient une multiplicité158. La multiplicité qu’il enveloppe ne peut qu’être l’image d’un intellect absolument simple qui le « précède » hiérarchiquement. La nature multiple de l’Intellect appelle la présence d’un intellect dans l’Un et dans l’unité. C’est en tant qu’il n’est pas une parfaite unité qu’il renvoie nécessairement à celle-ci. Que l’on modifie ou non la ponctuation des manuscrits, les conséquences restent les mêmes. Ce dont témoigne l’Intellect, c’est que le Principe et ses produits ne sont pas complètement hétérogènes, et Plotin le signifie, toujours dans le même chapitre, en reprenant l’image de la lumière. De même que celle-ci est l’image d’une source lumineuse, l’Intellect n’est qu’« une image dispersée » (τὸ σϰεδασθὲν εἴδωλον), mais il n’est pas pour autant d’une autre espèce (οὐ μὲν ἀλλοειδές)159. Si le chapitre 18 semble poser l’existence d’une communauté de nature et par là, aboutir à une ontologisation du Principe, c’est pour éviter d’introduire une distance qui rendrait impossible le rattachement des êtres au Principe.
41L’usage plus général qui est fait par Plotin de l’image du cercle peut confirmer certains éléments de cette analyse. Dans les traités 22 [VI 4] et 23 [VI 5], Plotin traite d’une même question : comment ce qui est un peut être en même temps partout, sans pour autant se fragmenter et se perdre dans cette totalité ? La question intéresse plusieurs « domaines », en particulier celui des rapports de l’âme au corps, du psychologique au physique. L’âme, si elle veut animer et dominer le corps, doit être tout entière présente à toutes les parties du corps. Sa présence n’est donc pas celle d’une chose « étendue », car chaque partie corporelle ne recevrait alors qu’une partie de l’âme. Mais la question concerne aussi les rapports de l’intelligible au sensible : comment une même idée pourrait-elle être participée par une multiplicité de choses sensibles sans être dispersée entre toutes ces choses ? On reconnaît là une aporie de la participation déjà relevée par Platon dans le Parménide, à laquelle on ne peut répondre qu’en montrant que les sensibles participent, chacun et toujours, au tout de l’idée et non à une de ses parties160. Dans la problématique plotinienne, l’unité (du participé) et l’omniprésence sont compatibles : ce qui est un (l’âme aussi bien qu’un intelligible) peut être présent à toutes choses, en restant tout entier lui-même (donc un)161.
42L’image du cercle et de la sphère est à nouveau utilisée par Plotin, afin de rendre sensible, c’est-à-dire visible, cette omniprésence de l’unité. L’image sert d’abord à marquer la co-présence des termes sur un même plan ontologique. Ainsi, les intelligibles ne sont pas séparés mais forment un tout et ne font qu’un dans la mesure où chacun est présent tout entier à tous les autres, comme les extrémités de chaque rayon d’un cercle se superposent en un seul point sans pouvoir être séparés localement. Mais ce n’est qu’en tirant les rayons de ces points que la multiplicité contenue dans ce centre devient perceptible, parce qu’elle apparaît séparée dans l’espace géométrique162. Cette image est utilisée de façon particulièrement originale, car elle comporte deux degrés de compréhension : sans les rayons, la multiplicité des intelligibles apparaît comme une unité de termes co-présents. Avec les rayons, cette multiplicité se trouve projetée sur une surface et les intelligibles semblent séparés. Ainsi, pour être adéquate à son objet, l’image doit être prise à son premier degré de compréhension (co-présence des centres intelligibles en un seul centre), alors que le second n’est plus adéquat puisqu’il sépare ce qui est uni (il est donc déjà une image dans l’image du cercle, une manifestation « sensible » de l’unité intelligible163).
43L’image peut aussi indiquer une co-présence entre des termes qui ne se situent pas sur le même plan ontologique, comme à la fin du quatrième chapitre du même traité. Ici, les rayons d’une sphère figurent les êtres intelligibles rattachés à leur centre164 ; ces êtres sont co-présents, qu’ils soient de premier, de deuxième ou de troisième rang165. En effet, dans la représentation spatiale, les rayons sont également répartis autour du centre, sans qu’il y ait de véritable séparation entre eux. Ils ne sont pas séparés localement, puisqu’ils sont tous les uns avec les autres (ἀλλ᾽ ὄντων ὁμοῦ αὑτοῖς ἁπάντων), présents les uns aux autres166. Les rayons représentent les intelligibles et il semble bien que le centre représente ici l’Un, dont dépendent les intelligibles167. Ce centre n’est pas séparé des rayons : la co-présence est affirmée du Principe et de ses produits. En effet, dans ce chapitre 4, Plotin cherche à montrer que le dieu « est partout et qu’il est présent tout entier à la fois »168. Mais, en ce qui concerne l’Un, s’il y a, après lui, un être de nature intelligible qui en provient, on ne pourra pas dire qu’il est présent partout puisque c’est à cet être que participeront toutes choses et non à lui169. Si l’on veut donc soutenir qu’il est partout présent, tout entier, il faut considérer que ce qui participe de ce qui vient de lui participe en même temps de lui-même, c’est-à-dire que l’Un n’est pas séparé de son produit et qu’il est toujours avec lui170. Selon l’image du cercle, même si l’intelligible provient de l’Un, il lui reste toujours présent : bien qu’étant après lui, il est autour de lui (περὶ ἐϰεῖνο), « tourné » vers lui (εἰς ἐϰεῖνο), en contact avec lui (συναΦὲς ἐϰείνῳ)171. La thèse que ce qui participe du produit du Principe participe aussi du Principe renvoie à celle qui soutient qu’une chose reste présente aux puissances qui émanent d’elle (22 [VI 4], 9- 11). Commentant un passage du Parménide, Plotin se demande si les puissances d’une substance peuvent exister à part de celle-ci, de telle sorte que les choses multiples participent de ces puissances et non de la substance elle-même172. Une puissance est toujours par définition la puissance d’un terme substantiel qui la supporte et qu’elle manifeste d’une certaine manière, si bien qu’il est impossible d’en faire un absolu, c’est-à-dire un terme autonome, mais seulement un terme relatif à cette substance. On ne peut pas concevoir une puissance sans substance (δύναμιν ἄνευ οὐσίας)173, ni une substance sans puissance car toute substance possède, par sa nature, une puissance propre : une puissance est donc nécessairement puissance d’une substance, et puisqu’elle se confond avec une substance, elle est une réalité (ὑπόστασις)174. S’il est impossible de séparer substance et puissance, là où se trouve la puissance d’une substance, se trouve aussi cette substance elle-même. Le raisonnement s’applique ici à l’être universel (l’intelligible) : ne devra-t-il pas aussi s’appliquer à l’Un, dont le traité 23 [VI 5], 4 dit qu’il est présent partout et tout entier en même temps, et qu’il est toujours avec ce qui vient de lui ?
44De plus, le fait que toute image d’un être disparaisse si cet être se retire, comme une lumière s’affaiblit lorsque la source lumineuse s’éloigne, prouve que source et lumière sont inséparables175. Plotin compare le rapport entre une substance et sa puissance à celui d’un modèle à son image et à celui d’un terme producteur à son produit, et discute cela de manière plus développée en 22. [VI 4], 10. Dès qu’une chose se reflète sur un support, l’image formée ne perdure que pendant la présence effective du modèle, à l’exception du portrait du peintre qui subsiste en l’absence de son modèle176. De même, la chaleur du feu cesse, même si c’est progressivement, dès que le feu lui-même (comme source productrice de chaleur) s’éloigne177. Ces deux images rappellent l’analyse plotinienne des deux actes. Le rapport entre οὐσία et δύναμις est donc identique à celui qui existe entre l’acte essentiel et l’acte dérivé, puisque tout acte, même dérivé, l’est d’une substance (οὐσία). La δύναμις est ainsi assimilable à l’acte second d’une substance et, dans les deux théories, la chaleur s’applique à l’une comme à l’autre. De même, donc, que l’acte second ne saurait avoir d’existence séparée de l’acte substantiel, de même la puissance par rapport à sa substance. Mais cela ne soulève-t-il pas les mêmes difficultés que celles suscitées par la théorie des deux actes ? Nous avions vu que la transcendance du Principe se trouvait menacée par son ontologisation et que la dépendance rendue possible par le caractère ontologiquement insuffisant de l’acte second nécessitait de penser le Principe comme substance. Comment ne pas penser qu’on rencontre ici les mêmes difficultés ? Si l’Un est toujours présent avec ses produits (23 [VI 5], 4) comme une substance avec sa puissance (22 [VI 4], 9-10), il doit y avoir une sorte de communauté de nature entre les deux termes (la dépendance supposant qu’ils ne sont pas hétérogènes), et la transcendance du Principe s’en trouve affaiblie.
45Enfin, Plotin, en 22 [VI 4], 10, se sert du rapport de la substance à sa puissance pour penser le rapport du Principe à ses produits, les âmes et l’Intellect étant assimilés aux puissances émanées du Premier (πρῶτον)178. Séparées de leur principe, ces puissances seraient corruptibles (Φθαρτά) et non éternelles, c’est pourquoi on ne saurait concevoir leur éloignement par rapport au Principe. Le statut de puissance conféré aux produits du Principe permet de réaffirmer leur dépendance : ils ne peuvent perdurer dans l’être que s’ils sont continuellement soutenus par le Principe dont ils émanent, et ce soutien exige une présence de celui-ci à ceux-là. Le monde (intelligible) n’est pas comme un portrait subsistant par lui-même une fois que la procession a eu lieu, et le Principe n’est pas ce qui se retire après avoir donné. Si le Principe est toujours présent, c’est parce que le monde est son reflet et son image, qu’il ne cesse de produire comme une chose ne cesse de se refléter en un miroir.
Absence et présence du Principe : le problème de l’enveloppement
46Les images plotiniennes laissent donc apparaître un étrange paradoxe : d’un côté, le Principe se voit maintenu dans sa transcendance, il reste en lui-même sans « descendre » dans les choses, de l’autre, il leur est pourtant toujours présent et la procession n’instaure jamais une distance entre lui et son produit : ce qui émane de lui reste auprès de lui. Il est toujours présent et pourtant toujours transcendant, « partout et nulle part » à la fois, expression fréquemment utilisée par Plotin179. Celle-ci lui permet souvent de penser la causalité du Principe et la dépendance dans laquelle il maintient les choses à partir de l’idée d’enveloppement ou d’embrassement. Le rapport avec l’image est encore possible, même si Plotin n’emploie pas d’images pour figurer cet enveloppement.
L’ambiguïté d’une double formulation
47L’omniprésence, compatible avec une absence locale, se justifie d’abord par une sorte de nécessité interne : si le Principe était présent quelque part, il ne pourrait être présent ailleurs en même temps. C’est donc seulement à la condition de n’être nulle part (effectivement) qu’il peut être présent partout (sans l’être localement). Pour comprendre ce paradoxe, il faut distinguer deux types de présence et en éliminer une au profit d’une autre : la présence du Principe n’est jamais locale car une telle présence suppose, « conjointement », une absence (dans d’autres lieux). Elle est donc universelle. Le Principe n’occupe pas un lieu180, mais il est, en quelque sorte, le lieu lui-même, car dire qu’il est partout serait encore reconnaître qu’il occupe un espace, même s’il l’occupe entièrement. C’est pourquoi Plotin dit, plus justement, que le Principe est « le partout »181 plutôt que ce qui est partout car, dans ce dernier cas, il serait encore assujetti à un lieu (ou à l’espace), alors que ce sont les choses qui apparaissent en lui en se distinguant182. Mais cette manière de concevoir le Principe a ses inconvénients : elle n’en fait plus une réalité distante et extérieure à ses produits, mais un milieu universel dans lequel et à partir duquel les choses peuvent naître, c’est-à-dire se distinguer. Chez Aristote, le Principe était au delà du monde, ce qui en faisait un être séparé et réellement transcendant, puisqu’il le surplombait et le dominait de l’extérieur, même s’il était encore un être. Chez Plotin, le Principe, même s’il est au delà de l’être, semble bien perdre cette transcendance en gagnant son omniprésence.
48C’est à cette image d’un milieu universel que conduit l’idée d’enveloppement. Plotin soutient souvent que le Principe est présent aux choses, au sens où celles-ci sont en lui et non au sens où il est en elles. La présence suppose donc la contenance et l’enveloppement : c’est parce qu’il nous enveloppe que nous sommes toujours en sa présence. Ce point apparaît nettement en 24 [V 6], 4 : Plotin y explique qu’une chose est dite « être dans une autre » si elle provient de cette autre, qui est distincte d’elle183. La provenance implique l’enveloppement : « pro-venir de », c’est « être dans » et « rester dans », ou, si l’on préfère, « rester en présence de ». Plotin ne veut donc pas tant signifier ici la puissance du Principe, que sa présence. Il serait en effet possible de dire que tout ce qui vient de quelque chose était dans cette chose avant d’en provenir, et que cette chose, soit était en puissance de ses effets, soit avait la puissance de les produire. Dans les deux cas, l’enveloppement ne ferait que précéder la dérivation comme sa condition de possibilité. Mais Plotin veut affirmer que le Principe ne se sépare pas de ses effets une fois qu’il les a produits. S’il est partout, c’est donc parce que les choses restent en lui, si bien qu’il y a co-présence du Principe et de ses effets.
49Pourtant, Plotin ne propose pas toujours exactement la même formulation du paradoxe de l’omniprésence. L’idée d’enveloppement disparaît alors au profit d’une sorte d’identité entre le Principe et ses effets. Il est possible de dire, en effet, que tout ce qui vient de quelque chose est cette chose même, au sens où elle en dérive et où elle la manifeste à sa manière. Par là, c’est-à-dire par ses effets, la chose productrice est partout. En même temps, elle n’est nulle part « en personne », puisque ses effets ne se confondent pas avec elle : toutes les choses sont et ne sont pas le Principe en même temps, « elles sont Lui car elles viennent de Lui, elles ne le sont pas car Il les a produites en restant en lui-même » (11 [V 2], 2)184. En 13 [III 9], 4, l’affirmation de l’omniprésence est rattachée à celle de « l’identité universelle » : l’Un est partout car il est toutes choses185, et il n’est nulle part car toutes les choses sont différentes de lui186. L’identité assure la présence, la différence assure la transcendance. Ou plutôt, car il y a là une nuance importante, l’identité permet, curieusement, de dire l’origine et la provenance : dire qu’il est toutes choses, c’est dire que toutes viennent de lui, et dire qu’il est différent d’elles, c’est le maintenir en sa transcendance187. Par l’identité, on signifie que les choses tiennent leur être d’un autre, qui les précède, et l’on renvoie à cet autre. Par la différence, on dit que cet autre n’est jamais immanent. Lorsque Plotin formule le paradoxe de l’omniprésence en termes d’identité et de différence, et non pas en terme d’enveloppement, il semble vouloir concilier la procession du Principe et sa transcendance. Quand il parle d’enveloppement (tout est dans le Principe mais Lui n’est en aucune chose directement), il semble plutôt insister sur la présence constante du Principe à ses effets ou à ses produits. Certes, il est toujours question de dérivation et de provenance, mais il s’agit alors de montrer que la dérivation n’aboutit pas à une séparation et qu’elle n’implique pas la distance du producteur à son produit.
50Ainsi, Plotin affirme toujours l’omniprésence du Principe, mais de deux manières différentes : soit en insistant sur sa transcendance, soit en insistant sur la co-présence du Principe et de ses produits. Or cette hésitation, ou cette variation, nous paraissent fécondes en ce qu’elles manifestent la difficulté propre au problème du rattachement à l’ἀρχή. Il est remarquable en effet que la formulation de l’omniprésence en termes d’identité et de différence ne traduise pas la dépendance des choses à l’égard du Principe : l’identité n’y est qu’un jeu de langage, puisque le Principe n’est pas toutes choses et que s’il l’est, c’est seulement indirectement, par ses effets qui portent sa marque et témoignent de lui. Ce langage ne permet pas de comprendre l’emprise du Principe, une fois les choses produites188. Au contraire, avec l’autre formulation, l’idée de dépendance ressort clairement : en restant dans leur Principe, les choses lui sont toujours rattachées et continuent de dépendre de lui ; il y a alors une présence réelle du Principe à ses produits (ce qui n’est pas vrai dans le cas précédent). Mais sa transcendance est alors affaiblie par cette co-présence effective, ce à quoi l’autre formulation n’aboutit pas.
Signification de l’enveloppement
51En prolongeant l’affirmation de la dérivation par celle de l’enveloppement, Plotin souhaite souligner que la procession n’est pas un processus discontinu. La procession ne se comprend pleinement que si elle s’achève par et dans la dépendance, qui en est le sens véritable : il n’y a de dérivation chez Plotin que pour instaurer un rapport de dépendance. Mais la co-présence du Principe et de ses produits, traduite en termes d’enveloppement, conduit à faire de la procession un processus interne au Principe lui-même : car si toutes les choses qui viennent du Principe restent en lui, c’est qu’il les produit en lui-même sans qu’elles se séparent de lui.
52Le texte de 24 [V 6], 4 confirme la différence entre les deux formulations. En effet, l’idée d’enveloppement est bien ici au service d’un rapport de dépendance car Plotin précise que les choses multiples « doivent dépendre d’une autre chose »189. Cette affirmation fait immédiatement suite à celle qui indique qu’une chose est en celle dont elle provient. « Être dans » signifie « dépendre de » et « être attaché à » : les choses multiples dépendent toujours de l’Un dont elles proviennent, contrairement au Principe, qui n’étant produit par rien, n’est en rien, c’est-à-dire ne dépend de rien. Ne pas être contenu dans une autre chose, c’est à la fois ne pas en provenir et être auto-suffisant, être par soi (αὐτὸ ϰαθ᾽ αὑτὸ). Ce qui revient à dire qu’être dans autre chose est être par cette autre : l’« être par autrui » s’oppose à l’« être par soi »190. Les raisons d’une telle affirmation sont développées dans le traité 32 [V 5], 9. Ce qui est engendré est dans l’être générateur191, mais cette contenance (ou cet enveloppement) s’explique par la finitude de l’engendré. Si ce dernier a eu besoin d’un autre pour être engendré, c’est qu’il en a toujours (πανταχοῦ) besoin pour continuer d’être192. C’est pourquoi il doit être dans la chose dont il provient193. On pourrait, comme J. Moreau194, parler ici, à juste titre, de « création continuée ». Si on applique cette « règle » à la réalité toute entière, elle forme une chaîne continue dans laquelle chaque terme contient le suivant et est lui-même contenu par le précédent, de telle sorte qu’on atteint nécessairement un principe premier, qui contient tout sans être contenu par rien195. L’argument ressemble fort à celui employé par Aristote à propos du Premier moteur : il faut poser un Principe premier pour éviter une régression à l’infini. Chez Aristote, c’est le mouvement qui serait impossible s’il n’existait un Premier moteur immobile. Chez Plotin, c’est la dépendance qui suppose qu’il existe un premier terme qui ne dépende de rien et soit auto-suffisant.
53Cependant, cet enveloppement de toutes choses ne signifie pas une immanence du Principe. S’il y a co-présence entre lui et ses produits, il n’y a pas pour autant une égalité de rapports : le Principe possède toutes choses mais n’est pas possédé par elles196. Il n’y a donc pas de réciprocité dans la relation qui unit les termes entre eux. De plus, le Principe embrasse toutes choses mais il n’est pas dans les choses qu’il embrasse, il ne s’y répand pas197. C’est la non-réciprocité de la relation qui explique le paradoxe : le Principe est partout parce qu’il enveloppe toutes choses et leur est donc toujours présent, et il n’est nulle part parce qu’il n’est contenu par rien. S’il était contenu par quelque chose, on pourrait dire qu’il est quelque part, puisqu’il serait en cette chose198. Plotin utilise les différents sens de l’expression « être en autre chose », qui peut signifier aussi bien le fait d’occuper un lieu dans l’espace qu’une inclusion logique. On peut dire du Principe qu’il n’est nulle part puisqu’il n’occupe pas de lieu (τόπος)199. On peut donc dire que la nature intelligible, ou l’âme, ne sont en ce sens nulle part, et sont pourtant en une autre chose, à savoir le Principe dont elles proviennent, au sens, cette fois-ci, d’une inclusion logique. Le Principe, lui, n’est nulle part, tant au sens local qu’au sens logique, mais Plotin accentue le sens local pour le montrer plus fortement. On voit que l’idée d’enveloppement est aussi une image, ou du moins qu’elle peut se dire à travers une image. Car dire du Principe qu’il n’est nulle part parce qu’il n’occupe aucun lieu, c’est le faire comprendre en le comparant à ce qu’il n’est pas (un objet localisé à l’intérieur d’un tout), et dire qu’il est partout parce qu’il enveloppe tout, c’est le présenter comme un contenant et non comme un contenu. L’omniprésence et l’enveloppement sont figurés (et pas seulement expliqués) par le couple contenant / contenu qui renvoie à l’expérience familière des objets et de leurs relations dans l’espace200. Cette relation non réciproque du Principe à ses produits (posséder sans être possédé, envelopper sans être enveloppé) permet à Plotin d’éviter une conception immanentiste, puisque le Principe n’est pas dans les choses (s’il lui arrive de dire que le Principe est en nous, que chacun peut le trouver en lui-même, cela n’est justement possible que parce qu’Il est partout et enveloppe également chacun de nous)201.
L’image de l’enveloppement et ses difficultés
54L’omniprésence du Principe, à la fois partout et nulle part, renvoie à une série d’images qui l’exprime et la traduit. Plotin n’hésite pas à utiliser le sens local de la notion de présence pour indiquer, par opposition, l’omniprésence du Principe. Paradoxalement, la présence du Principe est aussi locale puisque c’est par rapport à une absence elle-même locale que la présence est rendue possible. Par ailleurs, Plotin élargit la notion d’enveloppement à tous les niveaux de la structure hiérarchique, et il n’est pas rare de le voir utiliser des images topographiques pour l’illustrer. Ainsi, en 27 [IV 3], 20, il énumère toutes les manières possibles, pour l’âme, d’être présente au corps et dans un corps, et finalement les exclut toutes : l’âme n’est dans le corps ni comme dans un lieu202, ni comme dans un sujet (οὐδ᾽ ὡς ἐν ὑποϰειμένῳ)203, ni comme la partie d’un tout (οὐδ᾽ ὡς μέρος ἐν ὅλω)204, ni comme une forme dans la matière (οὐδὲ ὡς εἶδος ἐν ὕλῃ)205. Et Plotin de conclure que c’est donc le corps qui est dans l’âme et non le contraire206. Dans un autre chapitre du même traité, Plotin figure un rapport similaire, à propos cette fois du monde sensible et de l’âme : celui-ci est en elle comme un filet dans la mer, et, de même que le filet communique avec l’eau en tous ses points sans la contenir et la circonscrire, de même le monde sensible participe de l’âme en tous points sans la limiter en lui207. Rien n’empêche que les mêmes images puissent valoir pour le Principe lui-même, puisqu’il y a enveloppement de l’âme par la réalité ontologique supérieure et de celle-ci par le Principe. Comme le dit Armstrong, la théorie qui veut que le terme inférieur soit contenu dans le supérieur ne peut éviter de faire de ce dernier une « atmosphère ou un univers panenglobant »208, une sorte de milieu indéterminé (mais au sens positif) dans lequel les choses surgissent et se différencient.
55Pourtant, on peut objecter qu’il y a loin de l’omniprésence à sa représentation imagée, et qu’il ne faudrait pas considérer que le Principe et ses produits sont co-présents par une sorte d’enveloppement « réel ». Telle est la position de J. Moreau qui pense que l’Un n’enveloppe pas les choses comme un ensemble enveloppe ses parties (il y aurait alors co-présence), mais qu’il les enveloppe comme des « effets dépendants de lui »209. Dans ce cas, l’enveloppement ne serait plus qu’une expression suggérant un rapport local afin de mieux traduire ce qui ne serait qu’un rapport de dépendance, sans aucune co-présence. Pourtant, le texte du traité 32 [V 5], 9 semble contredire cette lecture, puisqu’au delà d’une figuration topographique, l’enveloppement y est bien présenté comme « réel ». En effet, à la fin du chapitre, Plotin fait appel à l’expérience sensible : ῞Ορα τὸν ϰόσμον, « Regardez ce monde » ; il faut le regarder pour comprendre comment il n’est en aucun lieu, alors que ses parties (τὰ μέρη) sont en lui et enveloppées par lui210. Le rapport entre le contenant et son contenu est ici celui de l’ensemble à ses composants. Mais ce monde lui-même, s’il n’est pas dans un lieu, est pourtant contenu dans la réalité dont il provient, c’est-à-dire l’âme. Ici, le texte passe du sens local de l’inclusion à son sens logique (antériorité logique du fondement par rapport au fondé)211. Enfin, l’âme elle-même se situe dans l’Intellect et ce dernier dans l’Un, qui constitue le terme suprême contenant tous les autres sans être lui-même contenu212. L’enveloppement se fait donc des parties du monde sensible jusqu’au Principe, en une chaîne continue. Mais c’est justement cette continuité qui donne à penser qu’il y a bien un enveloppement réel des choses par le Principe premier, puisqu’on passe d’un enveloppement local (celui des choses sensibles par le monde) à un enveloppement logique sans rupture ni discontinuité, au point que ce qui est enveloppé localement est aussi enveloppé logiquement par les réalités ontologiques d’un ordre supérieur et par le Principe lui-même. Par l’effet de cet emboîtement successif, toute chose est donc à la fois dans le terme (le plus proche) dont elle provient et dans le Principe suprême. Il y a donc nécessairement, par la continuité de l’enveloppement, co-présence du Principe et de ses produits, à tous les niveaux de la structure hiérarchique.
56Ainsi, l’enveloppement réel des choses par le Principe laisse-t-il apparaître son avantage et sa raison d’être : étant en lui, toute chose peut remonter jusqu’à lui et s’en saisir. L’enveloppement fonde la dépendance et assure la continuité du rattachement : si nous ne sommes pas séparés, et continuons de dépendre de lui, alors le désir du Principe garde sa possibilité d’aboutir. Au contraire, sans cette omniprésence, il n’y aurait plus de dépendance, et le Principe se résumerait à une simple origine, impossible à retrouver. La procession aboutirait à une discontinuité entre le Principe et ses produits. Par l’enveloppement, celle-ci se change en dépendance permanente.
57Cependant, cette dernière est affirmée à la condition qu’il y ait co-présence du Principe et de ses produits. Ce qui signifie que la procession reste, chez Plotin, une sorte de processus interne au Principe lui-même car les choses ne viennent pas seulement de lui mais surgissent en lui et y restent en s’y distinguant. Certes, cette production n’est pas une auto-différenciation (ce qui serait proprement spinoziste) au sens où les choses produites ne sont pas les modes d’une substance qui en serait le Principe. Il n’y a donc pas immanence du Principe aux choses mêmes, mais il n’y a pas non plus absolue transcendance de celui-ci, car la co-présence implique que l’effet émané reste immanent. Si cet enveloppement de l’engendré par son Principe est réel, comment ne pas faire de ce dernier un simple contenant, dont le rapport avec son contenu est problématique puisqu’il ne consiste pas dans le rapport d’un ensemble à ses parties ?
58Dans le chapitre précédent, nous avons vu que le Principe premier reste pensé par Plotin comme cause finale, mais à une double condition : que celle-ci soit d’abord subordonnée à une causalité que l’on peut appeler efficiente et que le Principe reste omniprésent pour qu’il puisse être saisi grâce au désir qu’il suscite (et par lequel il est cause finale). Il doit donc y avoir aussi bien rapport de dérivation et de provenance que rapport de dépendance. Or les images utilisées par Plotin pour tenter de concilier la provenance avec la transcendance du Principe traduisent une difficulté spécifique. Dans l’économie du discours plotinien, l’image résulte d’une construction, consistant à mettre en rapport des éléments sensibles avec des éléments plus abstraits. L’image est un signe institué par le discours, qui associe des éléments physiques ou géométriques (par lesquels il signifie) à des notions qu’il s’agit de faire comprendre : procession et immobilité du Principe (qui constituent donc le signifié de ce discours). L’institution de ces images repose sur des correspondances et des ressemblances rendues possibles par la hiérarchie ontologique qui résulte de la procession. Mais, signe institué par le discours, l’image est aussi symptôme et fait signe vers ce qui reste implicite en elle. C’est ce non-dit de l’image (ou ce qu’elle révèle implicitement) que nous avons voulu dégager. Par delà une intention clairement affichée (concilier transcendance et procession du Principe), l’image révèle une tension entre les deux rapports de dérivation et de dépendance (comme nous l’avons déjà avons vu à propos de la causalité finale). Et la tension se résout toujours au profit du second. L’image de l’enveloppement traduit ce « recouvrement », puisque le rapport de dérivation est finalement présenté comme aboutissant à un rapport de dépendance et de rattachement à l’ἀρχή : provenir de, c’est être et rester dans ce dont on vient. De même, l’image du cercle, si elle dit la provenance des rayons à partir du centre, traduit plus encore la dépendance dans laquelle demeurent ces rayons par rapport à ce centre. Surtout, les images du feu et de la chaleur, du soleil et de la lumière, qui permettent à Plotin de penser le rapport entre deux types d’actes, témoignent, plus nettement encore, d’un rapport de dépendance, car l’acte second dérive du premier et ne possède aucune autonomie : il n’est que l’effet d’un acte plus fondamental, et le prolonge « à l’extérieur ». Il en est de même du rapport entre la substance et ses puissances puisque ces dernières sont toujours relatives, c’est-à-dire n’existent pas par elles-mêmes mais comme puissances d’un sujet qu’elles manifestent.
59En insistant sur ce rapport de dépendance par delà un rapport de provenance, les images plotiniennes conduisent à d’importantes difficultés. Le rattachement à l’ἀρχή suppose une présence constante du Principe à ses produits, donc une co-présence des termes de ce rapport. La dépendance de l’acte second par rapport à l’acte premier se marque dans le fait que ce dernier lui est toujours présent et reste avec lui. De même pour les puissances d’une substance, qui ne peuvent être qu’avec leur substance, ou pour les rayons par rapport à leur centre, etc. Or cette co-présence, que nous avons si souvent relevée, nous semble contredire l’absolue transcendance du Principe. Car dans toutes les images plotiniennes, le Principe finit par apparaître comme un étant : l’ontologisation du Principe est la condition de la dépendance, puisque celle-ci ne peut concerner que des termes relativement homogènes entre eux.
60Si le Principe est comme un étant, on peut comprendre qu’il maintienne sous sa dépendance d’autres étants et que ces derniers lui soient rattachés. La théorie des deux actes, ou celle de la présence d’un terme à ses puissances, assimilent le Principe à une substance (οὐσία). C’est pourquoi les images physiques et vitalistes ont tendance à ramener le Principe vers ses produits en l’insérant à l’intérieur de réseaux et de relations : comparé aux racines d’une plante, il devient un terme dominant de l’intérieur une totalité organique à laquelle il appartient, et comme source intarissable, soleil ou lumière, il ne se distingue pas de ses effets par une différence de nature213, si bien qu’il y a continuité entre ce qui provient de lui et lui-même. Les images réussissent à dire la dépendance, mais au prix de la transcendance, et manifestent ainsi la tension suscitée par la double exigence de l’ἀρχή. Dira-t-on pour autant que la pensée plotinienne, contre sa volonté même, conduit à une immanence du Principe aux choses qui lui sont rattachées ? J. Moreau, par exemple, s’oppose avec force à une telle interprétation : « La causalité du Premier principe n’est ni la causalité immanente du spinozisme ni une causalité transitive »214. La première, en effet, ferait des produits du Principe des modes de sa substance, la seconde ferait passer sa « substance » dans les choses qu’il produit au point qu’il s’y disperserait : soit les produits du Principe lui seraient immanents, soit le Principe leur serait immanent. Moreau estime qu’en excluant ces deux types d’immanence, Plotin préserve totalement la transcendance du Principe. Sans considérer que la philosophie plotinienne aboutisse à une forme d’immanentisme, il paraît pourtant difficile de nier la tension suscitée entre les notions de transcendance et de présence, et de contester qu’il est difficile de les rendre conciliables. C’est, nous semble-t-il, l’exigence du rattachement au Principe qui est à l’origine de cette difficulté, puisqu’elle oblige à affaiblir sa transcendance même si elle ne conduit pas à une immanence effective215.
61C’est sur ce point que la différence avec la solution aristotélicienne se fait la plus nette. Pour Aristote, en effet, le Principe est réellement distinct et distant des choses sur lesquelles il agit. Il reste extérieur à elles. La causalité finale a justement pour but de maintenir cette extériorité du Principe. Aristote fait de la transcendance, entendue comme supériorité ontologique et extériorité, un aspect fondamental du Principe. Sans renier cet aspect, Plotin ne peut le maintenir totalement, car chez lui la distance et l’extériorité du Principe ont disparu au profit d’une omniprésence du Principe à tous les niveaux de sa production. Si celui-ci est toujours avec nous, s’il peut même être retrouvé en nous-mêmes et où que nous soyons, y a-t-il encore un sens à parler d’un « au delà de l’être » sinon comme d’une pure différence à propos d’un terme paradoxalement si proche de nous ? Affirmer qu’on peut être en lui sans être lui, n’est-ce pas déjà insister davantage sur sa différence que sur sa transcendance ? Plotin semble pris dans une contradiction. D’un côté, la transcendance apparaît comme la condition de la principialité, c’est pourquoi, bien souvent, Plotin espère subordonner la dépendance à la transcendance : si le Principe est au delà de l’être, s’il n’est point un être, il n’est nulle part, ce qui revient à dire qu’il est, en fait, partout. En exaspérant ainsi la transcendance, Plotin cherche à lui faire signifier une omniprésence qui rende possible la dépendance et le rattachement à l’ἀρχή. D’un autre côté, l’affirmation de cette dépendance et de ce rattachement vient, comme les images employées par l’Alexandrin en témoignent, affaiblir la transcendance pourtant exigée comme leur condition, puisqu’une telle affirmation oblige à refuser toute distance, toute verticalité dans le rapport entre le Principe et ses produits, en homogénéisant les termes, c’est-à-dire en ramenant le Principe vers ses propres produits.
Notes de bas de page
1 Traité 32 [V 5], 12, 11-12.
2 Traité 49 [V 3], 17, 9-14.
3 Ibid., 28-37, notamment l. 30.
4 Voirle traité 39 [VI 8], 13, 50.
5 Voir le traité 7 [V 4], 2, 26-38.
6 R. Ferwerda, op. cit., p. 194.
7 Ibid., p. 6.
8 J. Laurent, Les Fondements de la nature selon Plotin. Procession et participation, Paris, Vrin, 1992, p. 161.
9 Traité 38 [VI 7], 36, 5-8.
10 Ce qui le permet, « ce sont les purifications, les vertus, les mises en ordre intérieures, les élans pour atteindre le monde intelligible » (πορεύουσι δὲ ϰαθάρσεις πρὸς αὐτὸ ϰαὶ ἀρεταὶ ϰαὶ ϰοσμήσεις ϰαὶ τοῦ νοητοῦ ἐπιβάσεις, ibid., 8-9, trad. P. Hadot modifiée).
11 En parlant d’analogie, nous ne prétendons pas soutenir qu’il existe chez Plotin une doctrine de l’analogie ni une véritable analogie de l’être au sens où l’entendront les Médiévaux, c’est-à-dire comme un don de l’être par un terme supérieur à tous les étants en fonction de leur capacité à le recevoir : tous les étants se rapportent analogiquement à l’être et en proportion de leur capacité. La procession plotinienne ne renvoie pas à une telle analogie d’attribution, mais plutôt à une hiérarchie ontologique, dans laquelle chaque terme procède du précédent et en constitue, à sa manière, une image. P. Aubenque notait qu’on trouve, chez Aristote, une « analogie horizontale », à travers le πρὸς ἓν λέγεσθαι, dans laquelle il n’y a pas hiérarchie mais seulement « ressemblance fonctionnelle » (par exemple en Métaphysique Λ, 1-5, à propos de l’unité analogique des principes), et non une « analogie verticale » dans laquelle la correspondance fonctionnelle se transforme en « procès de répartition-diffusion » à partir d’une substance première, pensée comme Dieu. Une telle doctrine de l’analogie ne se trouvera développée, selon l’auteur, qu’avec les commentateurs d’Aristote (P. Aubenque, « Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne de l’analogie de l’être », Les Études Philosophiques 3-4, 1989, p. 291-304, particulièrement p. 302-303). Si la hiérarchie plotinienne ne permet pas l’existence d’une analogie horizontale, elle ne réalise pas encore une analogie de type vertical. À l’opposé, D. Montet (op. cit., p. 206), considère qu’il n’y a pas, chez Plotin, qu’une dénégation de l’analogie. Cette dernière est « possible et totalement légitimée » du fait de la structure généalogique elle-même, puisque chaque hypostase est une image de celle dont elle provient et qu’elle renvoie à celle-ci comme à son modèle. On peut alors parler, selon l’auteur, d’analogie de l’être sans qu’il y ait analogie de l’Un et la première ne menace pas la transcendance du Principe, comme le pense P. Aubenque, puisqu’elle est distincte de la seconde (voir aussi J.-L. Chrétien, « L’analogie selon Plotin », Les Études Philosophique 3-4, 1989, p. 305-318).
12 Cf. par exemple 9 [VI 9], 8, 1-10 et 14 [II 2], 1, 9-12.
13 Nous adoptons donc un classement thématique « raisonné », qui ne prétend pas à l’exhaustivité, contrairement à R. Ferwerda dont l’intention est globale. Il ne nous a pas paru possible de proposer une analyse chronologique des images puisqu’en général, on ne discerne pas d’évolution significative à leur propos. Ainsi, par exemple, la comparaison du Bien avec le soleil apparaît dès le traité 10 [V 1], 6, 25-30 mais on la retrouve dans le traité 54 [I 7], 1, 24-28. Plutôt qu’une évolution de fréquences ou d’occurrences, on pourrait constater une évolution de traitement ou d’usage. Cependant, celle-ci est tout aussi difficile à discerner. L’exemple précédent est à nouveau significatif. Dans le traité 10, le Bien est comparé au soleil mais dans les traités 22 [VI 4], 7, 22-47, 24 [V 6], 4, 14-20, 38 [VI 7], 36, 21-27, Plotin préfère l’image de la lumière à celle du soleil, ce qui est confirmé par le traité 49 [V 3], 12, 39-44, qui corrige l’image du soleil par celle de la lumière. Pourtant, le fait que le traité 54 revienne à nouveau à l’image du soleil semble disqualifier toute perspective évolutionniste. En réalité, les images sont suffisamment souples pour autoriser des traitements différents sans qu’il soit nécessaire de se tenir à un traitement unique rendu possible par l’élimination progressive des précédents. Seul donc le contexte propre de chaque traité peut éclairer l’usage de chacune des images.
14 Voir A.H. Armstrong, The Architecture of the intelligible universe in the philosophy of Plotinus, Cambridge, 1940, trad. fr. : L’Architecture de l’univers intelligible dans la philosophie de Plotin. Une étude analytique et historique (Ottawa, Édition de l’Université d’Ottawa, 1984, p. 72 sq.). Voir aussi R.E. Witt, « Plotinus and Posidonius », Classical Quarterly 24, 1930, p. 198-207.
15 Voir A.H. Armstrong, op. cit., p. 73-74.
16 Voir le commentaire du traité 9 [VI 9], op. cit., p. 191.
17 Banquet, 175 d 5-e 3.
18 Numénius, Fragments (établis par E. Des Places), Paris, Les Belles Lettres, 1973, plus particulièrement fr. 14, 538 d 7-11.
19 Traité 30 [III 8], 10, 12-14.
20 Traité 39 [VI 8], 15, 31-36.
21 Ibid., 14, 37-38 : λόγου ὢν ϰαὶ αἰτίας ϰαὶ οὐσίας αἰτιώδους πατήρ.
22 Ibid., 18, 4-5 et 37.
23 L. Couloubaritsis, « Le logos hénologique chez Plotin », ΣΟΦΙΗΣ ΜΑΙΗΤΟΡΕΣ, Chercheurs de sagesse, Hommage à Jean Pépin, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1992, p. 231-243, particulièrement p. 240.
24 Traité 48 [III 3], 7, 10-11.
25 Ibid., 16-17 : ϰαὶ τὰ μὲν ἔμενεν ἀεί, τὰ δὲ ἐγίνετο ἀεί.
26 Ibid., 20-22.
27 Ibid., 23-24. Si tel n’était pas le cas, l’émanation aboutirait à des produits séparés du Principe, capables de produire par eux-mêmes, sans être rattachés à leur Principe. Ainsi, Plotin maintient-il l’idée de totalité : le Principe, distinct de ses effets, forme avec eux une totalité continue.
28 Ibid., 8-9 : τὸ μὲν γὰρ εἰς ἓν πάντα ἀρχή.
29 Traité 3 [III 1], 4, 1-9. Voir notre analyse dans le chapitre vii .
30 Ibid., 6-7 : le Principe est présent dans toutes les parties de la plante (ἐπὶ πάντα διοίϰησιν αὐτοῦ τὰ μέρη).
31 Dans ce passage, ce sont les âmes qui sont directement comparées à une semence, mais le contexte permet, nous semble-t-il, d’étendre cette comparaison à l’Un, car, après avoir indiqué la nécessité de la procession des êtres à partir de l’Un, Plotin montre que les âmes aussi doivent nécessairement produire quelque chose. Or, elles le peuvent, tout en restant en elles-mêmes, ce que fait comprendre l’image de la semence. Dans ce cas, pourquoi ne pas considérer que l’image s’applique aussi à l’Un puisqu’elle permet de satisfaire, à son sujet, cette nécessité d’une « procession immobile » rappelée par Plotin dès le début ?
32 Traité 6 [IV 8], 6, 7.
33 Ibid., 7-10.
34 A la ligne 3, Plotin utilise le verbe ἴστημι pour traduire cette immobilité.
35 Ibid., 10-11.
36 Ibid., 13-16.
37 Traité 17 [II 6], 1, 10-12. Voir aussi 47 [III 2], 2, 18 sq.
38 A.H. Armstrong, op. cit., p. 81.
39 Ibid., p. 81-82.
40 Traité 49 [V 3], 15, 2-3 : ἀλλ᾽ εἰ μὲν ἔχων, οὐχ ἁπλοῦς‧ εἰ δὲ μὴ ἔχων, πῶς ἐξ αὐτοῦ τὸ πλῆθος.
41 Par exemple en 49 [V 3], 16, 7-8 et 14-16.
42 Traités 6 [IV 8], 6 et 17 [II 6], 1.
43 Traité 49 [V 3], 15, 29-31 : ἀλλ᾽ ἄρα οὕτως εἶχεν ὡς μὴ διαϰεϰριμένα (l. 31).
44 Ibid., 32-33.
45 Ibid., 33-35.
46 Ibid., 35-36.
47 Traité 39 [VI 8], 18, 23 : ἴχνη αὑτοῦ.
48 Ibid., 24-25.
49 Ibid., 16-17 : αἳ πανταχοῦ ἔχουσιν αὐτό.
50 Ibid., 13-17.
51 Une première fois sous la forme d’un indicatif présent, δύναται, et une seconde fois sous la forme d’un participe présent, δυνάμενον (l. 16 pour les deux références). Pour ce dernier, nous ne retenons pas la leçon δυναμένου, adoptée par Bréhier.
52 C’est la traduction adoptée par Bréhier. Pour Aristote, le terme δύναμις a aussi un sens actif, puisqu’il désigne le principe du changement et du mouvement, cf. Métaphysique, Δ, 12, 1019 a 15-20.
53 Voir la traduction proposée par G. Leroux, Plotin, Traité sur la liberté et la volonté de l’Un, [Ennéade VI, 8 (39)], Paris, Vrin, 1990, p. 185.
54 J. Moreau (op. cit., p. 82) propose même, en s’inspirant de Leibniz, d’opposer le virtuel à l’éminent : toutes les choses sont dans le Principe, éminemment, car il a le pouvoir de les « créer » toutes, sans cependant les posséder virtuellement, c’est-à-dire en puissance.
55 Traité 39 [VI 8], 18, 24 : δυνάμει μενούσῃ.
56 Traité 7 [V 4], 2, 38-43.
57 Traité 9 [VI 9], 9, 1-2. L’image de la source était déjà liée à la notion de principe en Phèdre, 245 c 10.
58 Ibid., 5-6. Pour d’autres emplois de l’image, cf. 34 [VI 6], 9, 38 et 38 [VI 7], 12, 24 ; 23, 21.
59 Traité 30 [III 8], 10, 3-4.
60 Le texte précise qu’elle est sans origine (ἀρχὴν ἄλλην οὐϰ ἔχουσαν), ibid., 5.
61 Ibid., 6-7.
62 Ibid., 7.
63 R. Ferwerda, op. cit., p. 44. Pour une table des occurrences de l’image de la source et de l’eau, voir p. 40-42.
64 Traité 30 [III 8], 10, 10-14.
65 Traité 10 [V 1], 6, 25.
66 Ibid., 23-25.
67 Ibid., 26-27.
68 Ibid., 18 : ἐπιστραΦέντος ἀεὶ ἐϰείνου πρὸς αὑτό.
69 Ibid., 27-30.
70 Pour tout ce raisonnement, cf. l. 30 à 40.
71 Traité 38 [VI 7], 16, 22-31.
72 Ibid., 26 : οὔϰουν οὔτε ὄψις οὔτε τὰ γινόμενα.
73 Ibid., 28-31.
74 Ibid., 28 : Φῶς ϰατὰ τὸ ἀνάλογον. Φῶς renvoie au ἡ τοῦ ἀγαθοῦ Φύσις de la ligne précédente.
75 Ibid., 36, 20-21 : ἀλλ᾽ αὐτὸ τὸ Φῶς τὸ ὅραμα ἦν.
76 Traité 49 [V 3], 12, 41.
77 Ibid., 39-40.
78 Ibid., 44.
79 Ibid., 35-38.
80 Ibid., 43-44 : ἢ ἄλλο Φῶς πρὸ Φωτὸς ποιήσομεν -ἐπιλάμπειν δὲ ἀεὶ μένοντα ἐπὶ τοῦ νοητοῦ.
81 Traité 24 [V 6], 4, 14-16.
82 Ibid., 17-18.
83 Ibid., 21-22.
84 Ibid., 19-20.
85 Le terme ἀσωμάτος est employé en 1 [I 6], 3, 18. En 40 [II 1], 7, 19-28, Plotin distingue deux types de lumière : celle propre au soleil et celle qui en émane. La première est corporelle et la seconde incorporelle. La distinction se trouvait déjà en 29 [IV 5], 7, 41-42. Comme phénomène « physique », la lumière n’est pourtant ici qu’un acte (incorporel) d’un corps, alors que dans la comparaison de l’Un avec la lumière, celle-ci ne serait plus un acte mais la source lumineuse elle-même, partout présente.
86 Traité 22 [VI 4], 7, 22-29.
87 Ibid., 27. Plotin emploie le terme μένον à propos de cette masse lumineuse.
88 Ibid., 31-32 : οὐ γὰρ ᾗ σῶμα ἦν εἶχε τὸ Φῶς, ἀλλ᾽ ᾗ Φωτεινὸν σῶμα, ἑτέρᾳ δυνάμει, οὐ σωματιϰῇ οὔσῃ.
89 Ibid., 32-35.
90 Ibid., 33.
91 Ibid., 44-47.
92 A.H. Armstrong, op. cit., p. 77-80.
93 R. Ferwerda, op. cit., p. 59.
94 Plotin utilise μεταλαμβάνω et μετάληψις. Participer consiste ici à « prendre part à » et à « prendre sa part de », sans morceler le terme participé. Cf. par exemple 22 [VI 4], 8, 10-11 et 38-45.
95 Traité 10 [V 1], 6, 27-37, pour l’ensemble du raisonnement ; 34, pour l’image du feu. L’image de la neige apparaît en 7 [V 4], 1, 31.
96 Traité 7 [V 4], 2, 26-27 : ἀλλὰ πῶς μένοντος ἐϰείνου γίνεται ἐνέργεια ἡ μὲν ἐστι τῆς οὐσίας ϰτλ. La traduction pose un important problème : faut-il couper après γίνεται, comme dans l’édition Henry-Schwyzer, et faire de l’Intellect, dont il est question dans les lignes précédentes, le sujet de ce verbe : « comment, s’il [sc. l’Un] reste en lui-même, [l’intellect] vient-il à être ? ». Ou bien faut-il couper après ἐνέργεια, qui devient alors le sujet du verbe, et comprendre : « comment (…) l’acte vient-il à être ? » ? Est-ce l’Intellect, ou est-ce l’acte qui provient de l’Un ? Nous avons préféré adopter la première solution, dans la mesure où ἐνέργεια nous paraît devoir se rattacher au membre de phrase suivant.
97 Ibid., 27-28. Sur l’origine de cette théorie avant Plotin, voir C. Rutten, « La doctrine des deux actes dans la philosophie de Plotin » (Revue Philosophique 146, 1956, p. 100-106), D.J. O’Meara, op. cit. (p. 44 n. 38), et J.-M. Narbonne, La Métaphysique de Plotin (Paris, Vrin, 1994, p. 61-72).
98 Traité 7 [V 4], 2, 30-33.
99 Ibid., 34-38.
100 Par exemple en 38 [VI 7], 18, 2-5, où l’effet du Bien est comparé à la trace (ἴχνος) et à l’empreinte (τύπος) laissées par le feu, c’est-à-dire à la chaleur. Cependant, l’idée de trace induit la possibilité d’un retrait du Principe après son « action », absente de l’image du feu en 7 [V 4], 2. L’image est aussi employée en 10 [V 1], 3, 10, à propos de l’Intellect.
101 Traité 38 [VI 7], 21, 2-6.
102 Traité 49 [V 3], 12, 39-41 : πᾶσαν τὴν νοητὴν Φύσιν (l. 41).
103 Traité 29 [IV 5], 7, 9-10.
104 Ibid., 13-15 : ἀρχὴ ϰαὶ πηγή.
105 Ibid., 16 : εἴδωλον ; 18 : ὁμοίωμα.
106 Ibid., 44-46.
107 Ibid., 17-21.
108 Ibid., 25-33, où Plotin prend l’exemple de ces insectes dont la lumière émane d’un feu intérieur. C’est le phénomène de la lumière et non celui de la chaleur qui permet ici de comprendre la théorie des deux actes.
109 Ibid., 17-18 : ἔχει γὰρ ἕϰαστον τῶν ὄντων ἐνέργειαν, ἥ ἐστιν ὁμοίωμα αὐτοῦ.
110 Deux passages du traité 39 [VI 8], 12, 31-37 et 13, 5-11 n’hésitent pas à le caractériser par ces notions en prenant soin de préciser qu’elles n’introduisent pas une dualité en lui. L’Un n’est pas maître de lui au sens où il serait une οὐσία qui maîtriserait ses actes et il n’est pas non plus simplement un acte, auquel cas il serait dépendant d’une οὐσία. Il doit donc être à la fois οὐσία, ἐνέργεια et βούλησις, de sorte qu’on peut dire qu’il est ce qu’il veut être, que ses actes sont identiques à son essence et son essence à sa volonté. L’ontologisation du Principe n’est pas qu’une conséquence de l’image, elle est présente dans d’autres types de discours.
111 Métaphysique, Λ, 7, 1072 a 25.
112 En 19 [I 2], 1, 31-39 Plotin parle d’une chaleur naturelle (σύμΦυτον, l. 36) au feu, assimilable à ce dernier.
113 Traité 29 [IV 5], 7, 6-10.
114 Nous sommes en désaccord avec R. Ferwerda (op. cit., p. 69), qui considère que l’image du feu présente simultanément l’immobilité du Principe et son omniprésence aux choses qui dépendent de lui, sans qu’il y ait de tension entre les deux aspects et qui ne cherche pas à montrer comment s’opère leur conciliation. L’auteur reconnaît seulement que cette omniprésence se fait d’une « façon mystérieuse ».
115 Nous n’avons malheureusement pas pu consulter la thèse de S.L. Rape, Point, line, cercle and sphere, symbolism and non-discursive methodology in the Enneads of Plotinus, Diss Univ. of California Berkeley, 1991 (microfilm).
116 Le texte n’utilise pas les termes de point et de ligne comme la traduction de Bréhier le laisse penser. Plotin dit que les choses venant du Principe « sont comme une longue vie, s’étendant en longueur, chacune de ses parties successives [étant] autre » (ἔστιν οὖν οἷον ζωὴ μαϰρὰ εἰς μῆϰος ἐϰταθεῖσα, ἕτερον ἕϰαστον τῶν μορίων τῶν ἐΦεξῆς, 11 [V 2], 2, 26-27). Une durée peut donc être symbolisée par une longueur spatiale, divisible en parties (moments) qui se succèdent. En ce sens, la procession apparaît bien ici à travers l’image d’une ligne, ou si l’on veut, d’une étendue géométrique, et les notions de point et de segment peuvent en figurer les parties.
117 Ibid., 28-29 : οὐϰ ἀπολλύμενον ἐν τῷ δευτέρῳ τὸ πρότερον.
118 Ibid., 25-26 : ἐϰεῖνος ἐΦ᾽ ἑαυτοῦ μένων ἔδωϰεν.
119 R. Ferwerda, op. cit., p. 29, ne fait que renforcer la difficulté en assimilant la « Vie qui s’étend en ligne droite » au Principe premier.
120 Traité 11 [V 2], 2, 24-26.
121 Traité 54 [I 7], 1, 23-26.
122 Le verbe ἀναρτάω figure aux lignes 21 et 26.
123 Ibid., 22.
124 Ibid., 26-27 : πανταχοῦ γοῦν μετ᾽ αὐτοῦ.
125 Ibid., 27-28.
126 Traité 28 [IV 4], 16, 23-31.
127 Ibid., 24-27.
128 Ibid., 23-25, pour l’ensemble du raisonnement.
129 Cet aspect se retrouve dans le traité 38 [VI 7], 42, 5-8.
130 Traité 9 [VI 9], 8, 5-6 : ϰινήσεται περὶ τοῦτο, ἀΦ᾽ οὗ ἐστι, ϰαὶ τούτου ἀναρτήσεται.
131 Ibid., 14.
132 Ibid., 16.
133 L’interprétation des lignes 13-16 est difficile. Bréhier considère que l’image, comprise en son sens non géométrique par Plotin, signifie que les âmes sont séparées (χωρισθεῖσαι) de leur centre. Au contraire, P. Hadot (op. cit., p. 101 n. 158), en adoptant la conjecture ὅτε à l’encontre de la leçon ὅτι (l. 15) de l’édition Henry-Schwyzer, comprend que l’âme, présentée comme un cercle, est plus proche de son centre quand elle est séparée du corps. La question est donc de savoir à quels termes rattacher χωρισθεῖσαι. Puisque le reste du raisonnement va chercher à montrer que le Principe est toujours présent à ses produits, c’est-à-dire qu’il y a distinction mais non séparation, la solution de P. Hadot paraît préférable.
134 Traité 9 [VI 9], 8, 22-24.
135 Ibid., 14 : περὶ αὐτήν.
136 Ibid., 31-35.
137 Ibid., 18-20.
138 Ibid., 20-22 : ϰαθάπερ τῶν μεγίστων ϰύϰλων τὰ ϰέντρα τῷ τῆς σΦαίρας τῆς περιεχούσης ϰέντρῳ.
139 Sur cette coïncidence géométrique qui maintient pourtant la distinction « ontologique » des termes, voir P. Hadot, op. cit., p. 37-40.
140 Traité 39 [VI 8], 18, 2-3 : τὸ γὰρ ἔξω αὐτὸς ἐστι, περίληψις πάντων ϰαὶ μέτρον. Comme le remarque G. Leroux (op. cit., p. 372), περίληψις n’est employé que dans ce passage des Ennéades, mais le verbe περιλαμϐάνω apparaît plusieurs fois. Il pourrait y avoir un renvoi à Platon, Timée, 30 c 8 (entre autres références possibles).
141 À la différence de G. Leroux (op. cit., p. 371-373), nous ne croyons pas que l’idée de mesure exprime déjà la fécondité du Principe que l’image du centre va développer.
142 Traité 39 [VI 8], 18, 3 : ἢ εἴσω ἐν βάθει.
143 Ibid., 4-5.
144 Ibid., 7 : ἅτε παρ᾽ ἐϰείνου ἔχων τὸ νοῦς εἶναι.
145 Ibid., 12-13 ; Plotin emploie ἐϰΦύω pour signifier cette « germination » et cette naissance.
146 Ibid., 15 : ἴχνη.
147 Ibid., 22-23.
148 Ibid., 23-24.
149 Ibid., 24 : δυνάμει μενούσῃ.
150 Cf. ligne 7 et précédente note 2.
151 ἀπαρτάω, ligne 25.
152 Ibid., 24-25.
153 Ibid., 19.
154 Ibid., 20.
155 Ibid., 21-22 : μαρτυρεῖν τὸν οἷον ἐν ἑνὶ νοῦν οὐ νοῦν ὄντα ἓν γάρ. Nous suivons la traduction de G. Leroux.
156 L’expression est de G. Leroux, op. cit., p. 185 et 378.
157 Traité 39 [VI 8], 18, 27.
158 Ibid., 27-28 : πολλοῖς ϰαὶ εἰς πολλὰ οἷον νενιϰημένου.
159 Ibid., 36.
160 Platon, Parménide, 131 a 5-e 8.
161 C’est pourquoi, même s’il n’est pas une forme, l’Un peut être participé des choses qui viennent de lui et leur être présent. En 49 [V 3], 17, 9-11, μέθεξις et παρουσία sont synonymes et qualifient le rapport du Principe premier aux choses. En traduisant dans ce passage παρουσία par « participation », É. Bréhier ne rend pas visible cet aspect de l’analyse plotinienne. La participation peut s’appliquer à l’Un puisqu’elle est pensée comme présence (selon une possibilité indiquée par le Phédon, 100 d 5) et non pas comme communauté.
162 Traité 23 [VI 5], 5, 6-20.
163 Les intelligibles sont des « puissances et des essences inétendues » (ἀδιάστατοι δυνάμεις ϰαὶ οὐσίαι), il n’y a donc pas de séparation locale (διάστημά) entre elles, cf. l. 7. La représentation des intelligibles par les rayons, et non comme des centres, est nécessairement inappropriée.
164 Traité 23 [VI 5], 4, 21-22 : ϰαὶ οἷον σΦαίρας μιᾶς εἰς ἓν ϰέντρον ἀνημμένων.
165 Ibid., 20-21.
166 Ibid., 22-24. On notera l’extraordinaire plasticité de l’image du cercle : dans le chapitre suivant, les rayons figurent une séparation géométrique par rapport aux centres confondus en un seul point. La multiplicité n’y apparaît pas dans l’unité. Au contraire, dans notre passage, la multiplicité des rayons figure une co-présence sans qu’il soit nécessaire de recourir aux centres et à leur union en un seul point.
167 L’expression τὸ ἕν est employée à la ligne 17.
168 Ibid., 12-13 : ϰαὶ πανταχοῦ τὸ αὐτὸ ἅμα ὅλον εἶναι.
169 Il semble que dans ce chapitre, le terme θεός ne désigne pas l’Intellect mais l’Un lui-même.
170 Ibid., 17-20.
171 Ibid., 18-19. En étudiant cet aspect du chapitre 4, A.H. Armstrong va jusqu’à parler d’un « Un immanent » qui « unifie l’Être-Un » (l’Intellect), op. cit., p. 78, insistant par là sur la perte de la transcendance du Principe.
172 Voir par exemple 22 [VI 4], 9, 14-16.
173 Ibid., 24.
174 Ibid., 23-25.
175 Ibid., 37-40.
176 Traité 22 [VI 4], 10, 5-17.
177 Ibid., 17-22.
178 Ibid., 22-24.
179 Pour les occurrences de πανταχοῦ ϰαὶ οὐδαμοῦ, voir R. Arnou, Le Désir de Dieu dans la philosophie de Plotin, Paris, Alcan, 1921, p. 181 n. 3. L’expression se trouvait déjà chez Philon d’Alexandrie, voir D.J. O’Meara, op. cit., p. 57 n. 18.
180 Plotin condamne cette erreur en 39 [VI 8], 11, 13-33, en disant que l’image du cercle est inappropriée, puisque l’Un ne peut pas être un centre occupant une position dans l’espace, mais qu’il est partout.
181 Traité 39 [VI 8], 16, 5-8.
182 Ibid., 7-8 : δοὺς εἶναι τοῖς ἄλλοις ἐν τῷ πανταχοῦ παραϰεῖσθαι.
183 Traité 24 [V 6], 4, 10-11 : πόθεν γὰρ ἐν ἄλλῳ ἄλλο, μὴ πρότερον χωρὶς ὄντος ἀΦ᾽ οὗ τὸ ἄλλο.
184 Traité 11 [V 2], 2, 25-26 : ἐϰεῖνος μέν, ὅτι ἐξ ἐϰείνου‧ οὐϰ ἐϰεῖνος δέ, ὅτι ἐϰεῖνος ἐΦ᾽ ἑαυτοῦ μένων ἔδωϰεν.
185 Traité 13 [III 9], 4, 1-4.
186 Ibid., 4-6.
187 Ibid., 6-9. Plotin y justifie le paradoxe du « partout et nulle part » en insistant sur le rapport de provenance (ὅτι δεῖ πρὸ πάντων ἓν εἶναι).
188 C’est peut-être ce qui peut expliquer l’abandon de cette formulation au profit de celle de l’enveloppement. En effet, l’affirmation de l’identité est présentée dans des traités antérieurs (11 [V 2] et 13 [III 9]) à ceux qui préfèrent l’autre affirmation (24 [V 6] et 32 [V 5]).
189 Traité 24 [V 6], 4, 13 : δεῖ αὐτὸ ἀνηρτῆσθαι εἰς ἄλλο.
190 Ibid., 21-22.
191 Traité 32 [V 5], 9, 1-2. Le texte mentionne une autre possibilité (être en un autre être que le générateur), allusion à un passage du Parménide (145 b 7-8), mais être en un autre s’oppose, chez Platon, au fait d’être en soi, ce qui n’est pas le cas dans ce passage de Plotin où l’engendré est toujours en un autre que soi, mais de deux manières différentes.
192 Le terme πανταχοῦ peut être compris de deux manières : soit on l’oppose au πρὸς τὴν γένεσιν de la ligne précédente, et il signifie alors que ce qui est engendré a besoin absolument du terme dont il provient, et non pas seulement du point de vue de la génération. C’est ainsi que J. Moreau (op. cit., p. 192), comprend ce passage en y voyant l’opposition (complémentaire) entre deux types de dépendance, secundum fieri (πρὸς τὴν γένεσιν) et secundum esse (πανταχοῦ). Soit, au contraire, on entend le πανταχοῦ en son sens premier, et ce qui vient d’un autre a alors partout besoin de cet autre. Dans ce cas, la dépendance serait dite spatialement mais pourrait avoir un sens temporel : « avoir partout besoin de » signifierait « avoir toujours besoin de » (c’est-à-dire dans tous les cas). C’est cette solution que semble adopter É. Bréhier. Il nous semble que les deux sens ne s’opposent pas : l’engendré dépend toujours et pour tout (pas seulement pour sa génération, mais aussi pour son être) de son générateur.
193 Traité 32 [V 5], 9, 3-4. δεηθέν, δεῖται (de δέω) disent la dépendance comme besoin, traduisant la finitude de ce qui est dans le besoin.
194 J. Moreau, op. cit., p. 192.
195 Traité 32 [V 5], 9, 5-10.
196 Ibid., 11 : ἔχει οὐϰ ἐχομένη.
197 Ibid., 10 : οὔτ᾽ ἐσϰεδάσθη εἰς αὐτὰ.
198 Ibid., 11-15.
199 Ibid., 18-21.
200 D.J. O’Meara (op. cit., p. 54-57, et notes 6 à 18) signale qu’en 22 [VI 4], 1-2, l’omniprésence de l’intelligible au sensible est présentée comme un enveloppement du sensible par l’intelligible et comme une inscription du sensible « dans » l’intelligible. Cette présentation utilise un « langage et des images topographiques » pour dire un rapport causal et un rapport de dépendance. Le mélange des deux registres de la présence (local et logique) est donc fréquent chez Plotin.
201 R. Arnou (op. cit., p. 162 sq.) insiste particulièrement sur la présence de ces affirmations contradictoires chez Plotin et sur le renversement de l’immanence.
202 Traité 27 [IV 3], 20, 1-27.
203 Ibid., 27-30.
204 Ibid., 30-36.
205 Ibid., 36-41.
206 Ibid., 48-51.
207 Ibid., 9, 34-46.
208 A.H. Armstrong, op. cit., p. 93.
209 J. Moreau, op. cit., p. 195.
210 Traité 32 [V 5], 9, 26-29.
211 Ibid., 29-31.
212 Ibid., 31-33.
213 Nous ne voulons pas nier par là qu’il y ait une différence de nature entre le Principe et ses produits, mais souligner que l’exigence du rattachement à l’ἀρχή menace, dans les images qui cherchent à l’exprimer, cette différence. Dans l’enveloppement, c’est la transcendance au sens d’extériorité qui paraît plus directement menacée. R. Arnou avait déjà montré que la présence du Principe à ses produits ne peut supposer une quelconque communauté de nature ou consubstantialité, comme ont pu le croire certains interprètes chrétiens (notamment St. Cyrille), voir « La séparation par simple altérité dans la Trinité plotinienne. À propos d’un texte de Saint Cyrille d’Alexandrie (Contra Julianum, lib. VIII, M.G. 76, 920 CD) », Gregorianum 2, 1930, p. 181-193.
214 J. Moreau, op. cit., p. 190-191.
215 R. Arnou (op. cit., p. 187), va jusqu’à parler de « deux courants d’idées qui restent juxtaposés sans se fondre ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
Thémistius Rémi Brague (trad.)
1999
« L’art de bien lire »
Nietzsche et la philologie
Jean-François Balaudé et Patrick Wotling (dir.)
2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
Jalons
Sylvain Delcomminette et Antonio Mazzu (dir.)
2012
La fêlure du plaisir, vol. 2
Études sur le Philèbe de Platon II. Contextes
Monique Dixsaut (dir.)
1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005