La dialectique platonicienne d’après Plotin*
p. 125-150
Texte intégral
Les interprétations du célèbre passage sur le Soleil, la Ligne et la Caverne en République VI-VII, 504c-521b, sont progressivement devenues au cours du xxe siècle une véritable tour de Babel où chacune revendique auprès de son lecteur la faveur d’être la plus conforme au texte platonicien. Dans toute l’œuvre de Platon, il est difficile de rencontrer un passage qui présente une littérature secondaire aussi confuse et contradictoire. Tous ceux qui s’aventurent dans ce labyrinthe de la littérature secondaire et qui prennent au sérieux son état contradictoire risquent d’en éprouver un véritable vertige.
1Voilà ce qu’écrivait Yvon Lafrance en 1986 au début de la préface de son livre Pour interpréter Platon1, où il offre un bilan analytique des études sur la Ligne entre 1804 et 1984. Depuis cette date, l’accumulation croissante des contributions – de tous ordres et de qualité diverse – sur cette section de la République n’a fait que multiplier les problèmes. Le désaccord est considérable dans l’exégèse contemporaine sur une bonne quantité de points : comment construire la Ligne ? Quelle est la longueur relative des quatre segments ? Quelle est la nature des objets de la διάνοια ? Le principe anhypothétique s’identifie-t-il au Bien ? Quelle est la nature du Bien ? Est-il possible de le connaître ? C’est justement ce Babel qui nous invite à entrer dans le labyrinthe. Le problème reste d’avoir toujours le fil en main.
2Dans cette étude je me propose seulement de développer quelques considérations à propos de la caractérisation platonicienne de la dialectique et de ses rapports avec la faculté dianoétique tant dans la Ligne que dans le texte qui suit, l’image de la Caverne. Je m’appuierai sur la lecture plotinienne, spécialement celle du traité I. 3 des Ennéades, consacré à la dialectique. Les chapitres 3, 4 et 5 peuvent être lus comme une exégèse rassemblant les caractérisations de la dialectique que Platon nous offre dans la République et dans le Sophiste. Je tenterai de montrer que, dans la présentation platonicienne de la dialectique, il y a une sorte de tension que Plotin semble avoir remarquée et qu’il essaie de résoudre.
3Pour préciser le contexte, j’indiquerai tout d’abord brièvement la façon dont je lis le passage de la République pertinent pour notre question, pleinement consciente des problèmes qu’il renferme et des controverses qu’il suscite. Après l’image du Soleil, Platon élabore celle d’une ligne divisée en deux segments inégaux (509c), celui du visible d’une part et celui de l’intelligible d’autre part, chacun étant divisé à son tour selon la même proportion. Pour subdiviser le segment inférieur, Platon prend comme base la nature des objets et distingue entre les choses sensibles proprement dites et leurs images (ombres, reflets sur l’eau ou sur des surfaces polies et brillantes, 509d9-510a6). Mais, lorsqu’il passe au segment supérieur, Platon ne se sert plus du type d’objets comme critère pour séparer les sub-segments, mais fait appel à deux formes différentes d’appréhension que l’âme peut exercer. Il déclare en effet :
Examine maintenant de quelle façon on doit couper aussi la partie intelligible. — Comment ? — Ainsi : dans l’une des sections, l’âme est contrainte au cours de sa recherche d’utiliser comme autant d’images les originaux de la section précédente, procédant à partir d’hypothèses non pour remonter à un principe mais pour aboutir à une conclusion. Dans l’autre section en revanche, l’âme, allant d’une hypothèse jusqu’à un principe anhypothétique sans se servir d’images, comme elle le faisait dans la section précédente, se fraie un chemin à travers les Formes à l’aide des seules Formes2.
510b2-9.
4À la section supérieure, Platon assigne une forme de connaissance ou une faculté nommée νοῦς, intelligence ou compréhension – et qui, comme il sera indiqué un peu plus tard, est le propre de la philosophie ou de la dialectique – tandis qu’il fait correspondre à la section inférieure la διάνοια ou pensée discursive3, laquelle a pour exemple le procédé habituel des mathématiciens et est caractérisée comme « quelque chose d’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence » (511d4-5). Cependant Platon ne se soucie pas toujours d’une stricte précision terminologique. Certes, il appelle διάνοια le procédé discursif et démonstratif des géomètres dans le livre VI aussi bien que dans le livre VII. Mais en 533d-e, il indique l’avoir également dénommée par routine ἐπιστήμη, alors qu’il faut tenir compte du fait qu’il s’agit d’un mode de savoir intermédiaire entre la δόξα et l’ἐπιστήμη (et non plus entre la δόξα et le νοῦς). Il ajoute d’ailleurs qu’il ne vaut pas la peine de se disputer à propos des noms. En outre, si dans le livre VI (511d-e) la διάνοια apparaît opposée au νοῦς ou à la νόησις, dans le livre VII on trouve la διάνοια et l’ἐπιστήμη englobées par la νόησις, celle-ci étant opposée à la δόξα (533e-534a)4.
5Platon ne signale pas en quoi l’objet de la διάνοια se différencie de celui du νοῦς. Il en résulte qu’il ne s’intéresse qu’à la diversité de procédures entre les deux formes d’activités de l’âme5. Le passage de la ligne doit être complété par les quelques indications fournies au livre VII après l’allégorie de la Caverne. Les mêmes notions y sont reprises de façon sommaire et envisagées d’un point de vue un peu différent. On sait bien que le rapport entre ces deux modes d’activité intellectuelle – pensée discursive et intelligence –, de même que la nature de leurs objets, posent un problème assez sérieux pour toute interprétation de la conception platonicienne de la connaissance et ont fait couler beaucoup d’encre. Dans les limites de cette étude, je ne prétends pas entrer dans la discussion et moins encore la trancher ; je me bornerai donc à signaler – et non sans audace – ce qui, à mon avis, ressort du texte lui-même.
6Platon écrit tout d’abord que la différence entre les deux modes de connaissance réside en ce que la pensée discursive part d’hypothèses comme si elles étaient des principes, sans les questionner, et accomplit à partir d’elles un processus déductif qui mène à une conclusion (VI, 510c2- d3), tandis que le νοῦς part lui aussi d’hypothèses, non pour accomplir une déduction, mais pour parcourir un chemin inverse : il « monte », en se servant des hypothèses comme de tremplins, jusqu’à atteindre un principe anhypothétique (dont il n’est pas dit dans ce passage qu’il soit le Bien), à la lumière duquel les hypothèses perdront leur caractère d’hypothèse, dans la mesure où elle seront justifiées (quoique le τὰς ὑποθέσεις ἀναιροῦσα de 533c8 puisse s’entendre aussi comme leur élimination ou leur rejet6 et non comme une destruction de leur caractère hypothétique). Mais, soit qu’on annule les hypothèses, soit qu’on leur donne un fondement, le principe anhypothétique n’est pas le but final, puisque, une fois qu’il l’a atteint, le νοῦς redescend la chaîne des réalités qui constituent le monde eidétique et arrive aux limites de ce dernier (511b3-c2). « Ayant saisi le principe, la raison (λόγος)7, dans une démarche inverse de la précédente, s’appuie sur ce qui découle de ce principe et redescend ainsi jusqu’à la conclusion sans faire d’aucune façon usage de rien de sensible, mais, en se servant des seules Formes pour circuler à travers les Formes, c’est finalement à des Formes qu’elle aboutit » (511b8-c2).
7Le texte prend comme point de départ pour tracer la distinction entre l’un et l’autre de ces modes de connaissance la direction de leur chemin respectif. Platon souligne fortement cette opposition entre les deux formes de connaissance (VI, 510b5-c9 ; 511a5-6, b5-c6, c8-d1), mais, à dire vrai, il n’affirme jamais que le fondement de la distinction entre διάνοια et νοῦς soit l’opposition du sens de ces mouvements8. On ne peut pas nier un certain rapport entre entendement et synthèse d’une part, et νοῦς et analyse d’autre part, mais la distinction entre mathématiques et dialectique ne se fonde pas seulement sur ce point, mais aussi sur un autre : la διάνοια se sert d’images visibles et le νοῦς ne se sert que d’Idées. Ces deux traits d’infériorité de la διάνοια sont mentionnés ensemble en quatre occasions (VI, 510b4-5, c3 ; 511a1, a3-7, b5-c1), mais le texte ne nous donne aucune information claire et directe du rapport qui lie entre elles ces deux caractéristiques. Le point est objet de controverse, mais j’incline à les prendre comme deux caractéristiques indépendantes. L’âme est forcée de procéder par hypothèses quand elle n’a pas l’intelligence du principe. D’autre part, elle a comme objets des entités intelligibles mais, pour discourir sur elles, elle s’appuie sur le sensible, pris comme image. Je ne peux pas entrer dans la discussion concernant le type d’objets que Platon assigne à la διάνοια9. Mais il est certain que dans les mathématiques, qui s’appuient sur des images, la perception sensible joue toujours un rôle auprès de l’intelligence et c’est pourquoi ce type de connaissance n’a pas une pleine clarté et évidence10, et prend une place intermédiaire entre opinion et νοῦς (VI, 511d4-6 ; VII, 533c5-6). Le mathématicien relie la conclusion à l’hypothèse, mais il ne relie pas celle-ci au principe. Son point de départ, d’après lequel il justifie la conclusion, reste sans justification. En ce sens, son activité manque de fondement mais, prise avec son fondement, elle est scientifique et appartient au domaine du νοῦς. Cela n’est pas valable uniquement pour les mathématiques, car la physique telle que Platon la présente dans le Timée présente elle aussi les mêmes sortes de procédures, comme j’ai tenté de le montrer dans une autre étude11.
8Je n’ai fait jusqu’ici qu’une présentation, qui risque d’être trop schématique, du texte platonicien qui m’intéresse pour mon propos. Je passe maintenant à l’exégèse que fait Plotin de la conception platonicienne de la dialectique et je prends comme point de départ le traité I. 3 des Ennéades. Son titre, Περὶ διαλεͷτιͷῆς, bien qu’il ne soit pas de la main de Plotin lui-même mais donné plus tard par Porphyre, nous renseigne déjà sur le sujet développé. Il s’agit d’un écrit bref, technique et protreptique à la fois, et dont la structure et le plan sont assez simples. On peut remarquer que I. 3 est le seul traité des Ennéades où apparaît le terme « dialectique », absent dans le reste du corpus. Le traité est divisé en six chapitres, dont les trois premiers présentent une caractérisation de la dialectique qui suit de près certaines affirmations du Phèdre et du Banquet de Platon. Plotin commence par deux questions : « quel est l’art, quelle est la méthode, quelle est la pratique qui nous conduisent là où il faut aller12 ? Où faut-il aller ? » Et il répond aussitôt :
c’est au Bien et au principe premier. Voilà ce que nous posons comme accordé et démontré de mille manières ; et les démonstrations qu’on en donne sont aussi des moyens de s’élever jusqu’à lui. Que devra être celui qui s’élève ainsi ? (…) Oui, le philosophe, l’ami des muses et l’amant, en raison de leur nature, doivent s’élever.
I. 3, 1, li. 1-10.
9Le terme de cette marche (τέλος τῆς πορείας, 1, li. 16-17) est, pour Plotin, le Bien, qu’il identifie, comme on sait, à l’Un, principe absolu, ineffable, au-delà de l’être, de la vie et de la pensée. Il est important de signaler que déjà dans ces lignes initiales – et je reviendrai sur ce point – Plotin affirme clairement que la pratique même de l’argumentation est un moyen d’élévation au principe de la réalité.
10Il faut donc faire un voyage ; « ce qui marque la fin du voyage, c’est le moment où l’on arrive au sommet de l’intelligible » (τὸ ἔσχατον τοῦ τόπου, 1, li. 16 ; ἐπ’ ἄͷρᾳ τῷ νοητῷ, 1, li. 17). Arriver au sommet de l’intelligible est donc le but du musicien, de l’amant, du philosophe. Il importe de tenir compte du fait que, pour Plotin, l’âme humaine, qui a la même nature que celle de l’ensemble de la réalité, quoique intelligible, est intermédiaire, sorte de pont tendu entre l’intelligible et le sensible, et elle doit accomplir une « conversion », une ἐπιστροϕή, conversion qui est à la fois cognitive et morale, théorique et pratique.
11Le musicien que Plotin décrit au chapitre 1, celui qui recherche l’harmonie intelligible, nous rappelle République, VII, 531b-d, où Platon parle de ceux qui « cherchent des nombres dans les accords saisis par l’oreille, mais qui ne s’élèvent pas jusqu’aux problèmes demandant à examiner quels sont les nombres harmoniques, ceux qui ne le sont pas, et pour quelle raison » (531c1-4). « Le musicien – continue Plotin – peut se transformer en amant et, après cette transformation, il peut rester à ce niveau ou bien le dépasser » (2, li. 1-2). Quant au portrait de l’amant dans le chapitre 2, il s’inspire du Banquet, 210a sq. Après avoir décrit le musicien et l’amant, Plotin nous présente le philosophe. Le musicien, l’amant et le philosophe sont tous trois prêts (ἕτοιμοι) à s’élancer vers le Bien, mais à la différence des deux autres, l’élan du philosophe, qui le pousse à s’élever, est tout naturel (τὴν ϕύσιν, 3, li. 1). Le philosophe est « tout excité », ͷεͷινεμένος, il a conservé ses ailes13. Encore, à la différence des autres, le philosophe est le seul qui accomplit sa marche (πορεία) exclusivement dans le domaine de l’intelligible, qu’il parcourt pour s’élever et atteindre finalement sa limite supérieure, le sommet de l’intelligible. En effet, Plotin distingue deux voies d’élévation : celle que suivent ceux qui partent d’en bas et doivent donc se séparer du sensible, et celle de ceux qui ont déjà pris pied dans le monde intelligible et sont détachés du monde sensible14. Cette dernière voie est réservée au naturel philosophe.
12Le philosophe, bien sûr, a une disposition naturelle à s’élever ; « il se meut vers le haut », dit Plotin. « Mais sa marche est incertaine, et il n’a besoin que d’un guide » (I. 3, 1, li. 3-4), à défaut duquel il pourrait sûrement s’égarer, ne pas trouver le chemin qui le mènera à la fin du voyage. Et Plotin ajoute tout de suite qu’à celui qui possède une nature philosophique
il faut donner les « disciplines » (τὰ μαθήματα) pour l’habituer à l’appréhension et à la confiance de l’incorporel (ͷατανοήσεως ͷαὶ πίστεως ἀσωμάτου) – et il les recevra facilement parce qu’il est ami du savoir (Φιλομαθής) – et, comme il est vertueux par nature, élever ses vertus à leur perfection ; puis, après les disciplines, il faut lui fournir les arguments de la dialectique (λόγους διαλεͷτιͷῆς) et en faire un vrai dialecticien (ὄντως διαλετιͷόν).
I. 3, 1, li. 5-10
13Comme on peut le remarquer assez facilement, Plotin suit de près le texte de la République. En effet, Platon caractérise la dialectique comme μέθοδος (510b8 ; 533b3, 533c7). Le thème de la πορεία évoque sans doute lui aussi Platon : en République, VII, 532b4, par exemple, la dialectique est présentée comme une πορεία (cf. 533c8 : πορεύεται). Le terme de cette marche est le premier principe, le Bien. Plotin reprend à la lettre (li. 16-17) l’expression τέλος τῆς πορείας de République, VII, 532e3. Plotin, comme Platon, insiste sur l’importance de l’éducation, sur le besoin d’une παιδεία convenable, d’une éducation à donner aux natures les plus douées (526c), sans laquelle il est impossible, même à celles-ci, de trouver le vrai chemin. Les « disciplines » que le philosophe doit apprendre sont sans aucun doute les études mathématiques exigées par Platon comme prélude nécessaire au savoir dialectique (arithmétique, géométrie, stéréométrie, astronomie, musique). Le but de l’apprentissage des mathématiques, comme l’indique Plotin suivant Platon, est d’entraîner l’âme et de l’habituer à la notion de l’incorporel. Pour Platon, les disciplines mathématiques, en effet, attirent l’âme de ce qui devient à ce qui est, à la contemplation du plus excellent de tous les êtres (521d ; cf. 529a ; 532c). Elles conduisent naturellement à la νόησις et attirent vers l’οὐσία (523a ; 525a, b, c et d ; 526e) ; elles sont cultivées en ayant pour but la connaissance et la connaissance de ce qui existe toujours (527b) ; elles forcent l’âme à employer la νόησις pour la mener vers la vérité (526b) ; elles exercent la διάνοια du philosophe pour qu’il se dirige vers le haut et non pas vers le bas (527b) ; elles permettent de contempler plus facilement l’Idée du Bien (526e). Pour Plotin, les démonstrations sont elles-mêmes un mode d’élévation, elles font partie du processus d’ascension au principe15, de même que dans la République l’étude des mathématiques est constitutive de l’ascension vers le Bien. D’autre part – il faut le souligner –, la pratique des vertus qui a pour but de les conduire à leur plus haut degré doit toujours accompagner cet apprentissage.
14Il n’est pas sans intérêt de remarquer en passant que Plotin s’occupe justement de cette question dans le traité I. 2 consacré aux vertus, qui est immédiatement antérieur à celui consacré à la dialectique, aussi bien chronologiquement que dans l’ordre systématique de Porphyre. Plotin y affirme explicitement qu’on ne peut pas devenir philosophe ou dialecticien sans vertu, car la disposition naturelle est insuffisante et les vertus s’accroissent avec la sagesse. Si en I. 2 Plotin fait de la vertu le moyen de s’élever jusqu’au Bien, tout de suite après, en I. 3, il nous présente l’autre face de cette voie vers le Bien, la dialectique, inséparable de la pratique des vertus. Plotin exige donc ce que le Platon de la République appelait une conversion totale de l’âme (518c-d). Sur ce point, à ce qu’il semble, Plotin suit fidèlement Platon.
15La définition – ou plutôt la description – que Plotin nous donne de la dialectique dans les chapitres 4 et 5 du traité I. 3 d’allure platonicienne, n’est pas tellement facile à suivre. Contre la conception aristotélicienne et celle des stoïciens, Plotin s’emploie à restituer la dialectique telle que Platon l’avait conçue, il tient à énoncer à nouveau sa véritable nature et à la réhabiliter. Suivant la procédure qui lui est habituelle16, Plotin semble ne trouver aucune difficulté à assembler diverses affirmations de Platon tirées de contextes différents, d’une part, et à combiner librement des éléments platoniciens et des éléments stoïciens, d’autre part.
16Il commence par définir l’objet de la dialectique. La dialectique est tout d’abord une ἕξις, une disposition intellectuelle, une faculté qui permet de saisir et d’exprimer par un discours (ou bien conceptuellement : λόγῳ) ce qu’est chaque chose (τί τε ἕͷαστον), c’est-à-dire ce qu’est chaque objet intelligible, chaque Forme, pourrions-nous dire ; en d’autres termes, la science dialectique a essentiellement pour tâche de définir les êtres ; et pour ce faire, elle doit déterminer les différences aussi bien que les ressemblances. Cette détermination exige d’accomplir certaines démarches, six à mon avis : signaler 1) en quoi un être diffère des autres et 2) quel caractère commun il a avec eux. Mais, pour définir l’objet, il faudra en outre indiquer 3) parmi quels objets il se trouve, c’est-à-dire déterminer la classe d’objets à laquelle il appartient (le genre), et 4) la place ou le « lieu » précis qu’il occupe dans cette classe (la position dans le genre, c’est-à-dire la relation avec les autres constituants du genre). Et puis encore 5) déterminer s’il est ce qu’il est (εἰ ἔστιν ὅ ἐστι), et 6) à cette fin, déterminer combien sont les choses qui sont et combien celles qui ne sont pas, au sens où elles sont autres. La dialectique, ajoute Plotin, est un mode rigoureux de savoir dont les caractéristiques sont 1) qu’elle ne procède jamais par δόξα mais toujours par ἐπιστήμη (c’est-à-dire qu’elle procède toujours d’une façon « scientifique » et jamais par opinion), 2) qu’elle s’éloigne du sensible et ne travaille qu’avec des intelligibles et 3) qu’elle s’installe toujours dans – empruntant l’expression employée par Platon dans le Phèdre, 248b – « la plaine de vérité » et se sépare entièrement du domaine du faux et du mensonge17 (4, 2-13).
17Jusqu’à ce point, nous voyons comment, dans la description de son objet aussi bien que dans celle de ses caractéristiques, la conception plotinienne de la dialectique repose sur celle de Platon. Néanmoins, Plotin ne suit pas le fil d’un seul dialogue, il combine et concilie des éléments divers qu’il prélève en plusieurs endroits. En effet, dans le livre V de la République (454a) et surtout dans quelques passages du Phèdre (265d- 266d), du Sophiste (253d, 262b-263b, 264c) et du Politique (262e, 268d), la procédure dialectique consiste à discerner d’après les formes (ͷατ’ εἴδη διαιρεῖν) ; définir implique de déterminer la caractéristique remarquable qu’un objet possède en commun avec d’autres, mais en même temps et fondamentalement, tous les caractères différentiels qui le séparent des autres et permettent de le distinguer de ses semblables. La délimitation d’un objet, pour Platon et pour Plotin, comporte donc une unification aussi bien qu’une distinction ou discrimination.
18De plus, les caractéristiques que Plotin assigne à la dialectique et même les termes dont il se sert sont d’origine nettement platonicienne et semblent être empruntés à la République. Dans l’image de la Ligne, Platon affirme que l’activité dialectique ne porte que sur les intelligibles et n’a aucun besoin de s’appuyer sur le sensible. L’activité dialectique appartient à l’ἐπιστήμη et jamais à la δόξα, car celle-ci est le mode de savoir du sensible. La dialectique fournit toujours une connaissance vraie, se meut toujours dans la vérité, à la différence de la δόξα qui peut être vraie ou bien fausse. La dialectique va vers les êtres « systématiquement » ou « méthodiquement » (ὁδῷ), dit Plotin (I. 3, 5, li. 12), lisant sans aucun doute République, 533b2-3 : « il n’existe pas d’autre discipline (μέθοδος) qui essaie en toute matière de saisir méthodiquement (ὁδῷ) l’essence de chaque chose18. »
19Jusque-là, on reconnaît assez clairement l’appui textuel de Plotin dans ces quelques passages empruntés en grande partie aux livres centraux de la République. Mais il faut bien remarquer dans cette fidélité l’infidélité plotinienne. On peut souligner, par exemple – et cela montre comment Plotin procède toujours sélectivement lors de ses exégèses – qu’il ne fait aucune référence aux hypothèses, qui jouent un rôle fondamental dans la description de la dialectique et du procédé des mathématiciens critiqué par Platon, mais qui pour Plotin ne semblent avoir aucune importance. Il faut toutefois signaler que, sans aucune référence aux hypothèses, Plotin distingue en I. 3, 5 les activités propres à l’âme de celles propres à l’intelligence et que différents passages des Ennéades, spécialement en III. 8 et surtout en V. 3 (chapitres 2-4) offrent une nette distinction entre διάνοια et νοῦς ou νόησις. En effet, la pensée discursive est l’apanage de l’âme, son activité constitutive, et elle est inférieure à la νόησις, propre à l’intelligence. La vertu de l’intelligence est la σοΦία tandis que celle de l’âme est la Φρόνησις, et la dialectique permet de s’élever de l’une à l’autre, progressant de l’être à ce qui est au-delà de l’être19.
20Or Plotin continue sa description en tentant de restituer la vraie nature de la dialectique telle que Platon l’avait conçue20, en particulier dans le Sophiste mais aussi dans le Politique et dans le Philèbe. Il en signale le mécanisme et ajoute un autre élément d’origine platonicienne, quoique emprunté cette fois à un contexte différent : la dialectique emploie la division, la διαίρεσις platonicienne, et elle l’emploie pour 1) discerner les εἴδη, c’est-à-dire opérer une διάͷρισις τῶν εἰδῶν ; 2) arriver au τί ἐστι, déterminer ce qu’est chaque εἶδος, et 3) arriver aux genres premiers. Autrement dit, la dialectique a recours à la διαίρεσις afin de discerner la structure complexe de l’intelligible, de saisir les connexions et les distinctions entre les Formes, d’établir une dépendance hiérarchique entre elles, de définir celles-ci et de déterminer finalement les genres premiers et leurs espèces subordonnées.
21Une fois les genres premiers atteints, la dialectique – poursuit Plotin – combine intellectuellement ce qui procède des genres premiers et traverse la totalité de l’intelligible. Après avoir parcouru intégralement le domaine intelligible et réussi à saisir et à comprendre la liaison mutuelle entre les Formes et le tissu qu’elles constituent, elle reprend la voie inverse, celle de l’« analyse », et elle monte vers le principe de l’intelligible (4, li. 13-16). La description plotinienne de cet aspect de la dialectique a aussi une base platonicienne. En effet, Platon a recours à la διαίρεσις quand il s’agit de définir la dialectique, en particulier dans le Sophiste où il affirme qu’elle consiste à savoir diviser selon les genres et à déterminer les rapports hiérarchiques entre les intelligibles (253a-254a).
22En caractérisant la dialectique comme un processus de distinction et de connexion des Formes renvoyant à certains genres suprêmes, Plotin se montre donc fidèle à Platon. La dialectique est le seul mode de savoir qui permette de saisir et de comprendre la structure complexe de l’intelligible et d’en trouver les genres premiers. Les genres premiers, dont le traité I. 3 n’offre aucune explication et qui constituent pourtant un point très important dans la doctrine plotinienne, ne sont autres que les μέγιστα γένη du Sophiste, dont Plotin fait l’exégèse dans le traité VI. 2 des Ennéades, le deuxième des trois consacrés aux genres et aux catégories21. Ce traité peut être lu presque comme un commentaire des passages du Sophiste où Platon présente la doctrine des μέγιστα γένη – Être, Mouvement, Repos, Même, Autre – que Plotin situe au niveau de la deuxième hypostase et transforme en constituants dynamiques de l’Intelligence une-multiple. Les cinq genres sont pour Plotin des genres premiers, et les seuls genres premiers, des genres qui sont en même temps des principes et qui, bien que concourant en une unité, ne peuvent être réduits l’un à l’autre22. Or notre pensée ne peut ni voir et ni saisir cette multiplicité dans son unité ; elle fragmente alors cette unité, l’énonce ͷατὰ μέρος, partie par partie. Et après avoir saisi l’unité partie par partie, la pensée peut attacher ensemble ces fragments, elle peut les laisser devenir, ou plutôt être, une unité. De la sorte, pour pouvoir saisir l’unité de l’intelligible, la raison doit séparer tout d’abord ce qui est en réalité uni, doit morceler, et c’est seulement après ce morcellement et après avoir saisi toutes les parties qu’elle pourra réunifier ce qu’elle avait séparé. Voilà le seul moyen dont la raison discursive dispose pour comprendre et saisir l’intelligible23.
23Fidèle à sa méthode et malgré sa prétention de fidélité à Platon – je reviendrai sur ce point – Plotin n’adopte pas d’une façon stricte les genres du Sophiste, mais il les interprète du point de vue de son propre système et en fait un libre emploi pour développer sa propre théorie. Lors de son exégèse de la dialectique platonicienne, Plotin interprète les μέγιστα γένη comme étant subordonnés à l’Idée du Bien24 et intègre les genres de l’être dans le tissu des intelligibles que l’âme doit parcourir lors de sa quête du principe anhypotéthique et de sa « descente » après l’avoir atteint. Plotin ne trouve pas de différences vitales entre la dialectique de la République et celle du Sophiste. Il les réconcilie et, plus encore, voit dans le discernement dialectique des formes ou genres comme une manière d’expliciter la dialectique présentée dans la République. On a parfois dit25 que, pour Platon, la dialectique coïncide avec l’analyse, procès ascendant et régressif, tandis que la pensée discursive coïncide avec la synthèse, procès descendant et progressif26. Ce point est sans doute discutable27, mais, à mon avis, Plotin semble avoir compris correctement les indications de Platon. Le texte de la République parle de lui-même :
L’ayant saisi [le principe anhypothétique], la raison28, dans une démarche inverse de la précédente, s’appuie sur ce qui découle de ce principe et redescend ainsi jusqu’à la conclusion sans faire d’aucune façon usage de rien de sensible, mais, en se servant des seules Formes pour circuler à travers les Formes, c’est finalement à des Formes qu’elle aboutit.
511b7-c2
24Après avoir atteint le principe anhypothétique – continue Plotin –, le dialecticien redescend d’idée en idée jusqu’aux limites du domaine intelligible, sans que ce parcours, à coup sûr synthétique, cesse d’appartenir au νοῦς29.
25 La fonction de la dialectique est donc de composer, combiner et diviser (I. 3, 5, li. 1-4) pour revenir finalement aux principes clairs et évidents fournis par l’intelligence. D’après Plotin, donc, le dialecticien s’élève dans sa quête du premier principe, et lorsqu’il l’atteint, éclairé par sa lumière, il parcourt la trame intelligible. Comme résultat de ce parcours et de ce discernement, il s’élève encore une fois, par la voie de l’analyse, vers le principe. Lorsque l’âme, après ce pénible exercice, atteint finalement le principe, elle se calme, s’apaise, se recueille en elle-même, abandonnant alors toute activité discursive. Étant la plus précieuse de nos facultés, la dialectique vise l’être, objet de la Φρόνησις, et ce qui est encore plus précieux que l’être, ce qui est au-delà de l’être, objet du νοῦς (5, li. 5-8). Voilà que du Sophiste, on revient à la République. La dialectique est donc identique à la philosophie ou, du moins, elle en est la partie la plus précieuse, elle en est, pourrions-nous dire, le noyau ou le cœur. Plotin insiste – à la façon platonicienne – sur le fait que la dialectique ne doit pas être comprise comme un instrument, comme un organe dont le philosophe peut se servir pour arriver au savoir. Mais elle est ce savoir lui-même, un savoir qui n’est point séparé de la réalité objet de ce savoir30.
26Plotin distingue la dialectique d’une simple logique instrumentale. La dialectique n’est pas une méthode extérieure à la philosophie31. La logique, donc, ne portant pas sur des Formes mais sur des mots et des propositions, est un exercice technique, souvent superflu, qu’on laisse à ceux qui s’intéressent à ce type de subtilités. Ce que Plotin veut nous dire est que la dialectique ne doit pas être réduite à la logique. La dialectique connaît toutes les règles logiques, mais son savoir ne se borne pas aux règles et porte sur la réalité elle-même. En plus de la dialectique, qui est sa partie la plus précieuse, la philosophie en a deux autres : physique et éthique. Cette tripartition de la philosophie, déjà consolidée chez les stoïciens, a son origine – comme on sait – dans l’ancienne Académie.
27La lecture du traité I. 3 montre d’une façon claire et éclairante la méthode philosophique de Plotin à l’œuvre. Face à Platon – face à Aristote aussi –, Plotin ne fait pas une simple relecture ni un commentaire littéral, mais une lecture heuristique, une vraie exégèse, c’est-à-dire une exégèse philosophique32, comprise comme le moyen de défendre la vraie pensée de Platon et de corriger les mauvaises interprétations et falsifications dont elle avait été l’objet tout au long des siècles. Voilà une clé indispensable à la compréhension des écrits de Plotin, car l’exégèse est constitutive de sa manière de philosopher33. Plotin met en œuvre une méthode, d’inspiration aristotélicienne, de nature dialectique, dans la mesure où il se propose de développer sa propre doctrine comme le moyen de résoudre ce qu’il considère comme les problèmes et les difficultés importantes posées par ses prédécesseurs. Dégager les difficultés d’une position donnée est pour Plotin une partie nécessaire de la tâche consistant à reconstruire ce que cette position voulait (vraiment) dire34. L’exégèse ne suit pas la lettre de Platon ou d’Aristote, mais elle en vise le sens profond. Plotin veut faire revivre les doctrines de Platon et les mettre en concordance avec sa propre pensée, cherchant des solutions et non des apories, sans s’intéresser à la structure ni à l’unité d’un dialogue. Il ne cite ni n’interprète les passages dans leurs contextes, mais sélectionne ce qui l’intéresse et se concentre sur des phrases, parfois même sur un mot, dans l’intention de pénétrer sa vraie valeur. Pour Plotin, ce qui compte dans un texte philosophique est son fond, sa doctrine, explicite ou implicite. D’une façon qui montre son originalité, il tente de concilier entre eux les textes de Platon, surtout ceux sur le Bien, lorsqu’ils peuvent donner l’impression de se contredire sur quelque point. Si son exégèse fait toujours l’éloge de Platon, en revanche, quand il s’agit d’autres, comme Aristote, l’exégèse devient « corrective »35.
28Comme nous l’avons vu, dans le traité sur la dialectique, les passages empruntés au Phèdre, à la République et au Sophiste apparaissent l’un accolé à l’autre, comme s’il s’agissait d’une même œuvre, comme si Platon les avait pensés dans un même et seul contexte. Fidèle à lui-même, Plotin présente la philosophie et son cœur, la dialectique, d’une manière qui ne répète pas Platon mais ne le trahit pas non plus ; Plotin s’attache à recréer des paroles et des pensées de Platon en les insérant au sein de son système propre. Je crois que cette recréation, loin d’obscurcir le texte platonicien, y projette une lumière intéressante. Plotin lit ensemble ce qu’on a l’habitude de nommer la première et la dernière dialectique de Platon et il ne semble voir aucun empêchement à un tel effort de conciliation. Il faut remarquer que la dialectique se situe, d’après Plotin, sur le plan de la pensée discursive, de la διάνοια, ce qui ressort clairement des dialogues tardifs et n’est pas tellement évident dans la République, où Platon – du moins dans la Ligne – place la dialectique sur le plan noétique, au-dessus de la procédure dianoétique des sciences. Pourtant, en insérant la dialectique tardive dans la République, Plotin semble avoir aperçu que la caractérisation de la dialectique dans les Dialogues moyens invite plutôt à la voir comme une pensée discursive, dans la mesure où sa fonction est, en dernier ressort, de discerner les rapports entre les Formes à la lumière d’un principe anhypothétique. En effet, dans la présentation que Platon fait de la dialectique dans les livres centraux de la République, on peut déceler une sorte de tension. D’une part, la dialectique conserve sa dimension critique et réfutative, manière peut-être de fournir aux sciences un fondement solide ou, du moins, une vision intégrée, synoptique, au-delà de leur inévitable spécialisation (voir 537c). La dialectique est la faculté capable de procurer la raison et la signification, exprimables discursivement, de chaque Idée, c’est-à-dire qu’elle est la faculté capable d’offrir des arguments et des définitions des « essences » de chaque chose. En effet, Platon nous dit qu’il faut donner et recevoir raison (δοῦναί τε ͷαὶ ἀποδέξασθαι λόγον) de tout (531e4-5). Par la dialectique, sans recourir à aucun des sens, mais en usant de la seule raison, on atteint ce qu’est chaque chose (532a5-b2). La dialectique est la seule discipline-méthode (μέθοδος) qui peut saisir l’essence de chaque chose (533b1-3). Est dialecticien celui qui saisit le concept (ou la notion ou la définition) de l’essence de chaque chose (τὸν λόγον ἑͷάστου λαμβάνοντα τῆς οὐσίας) et est capable d’en rendre compte à lui-même et aux autres (534b3-6). Il doit se frayer un chemin au travers de toutes les objections et doit être prêt à réfuter non selon l’opinion mais selon l’οὐσία et venir à bout de toutes les difficultés par une argumentation (λόγῳ) infaillible (534c1-3). Mais, d’autre part, la dialectique a une dimension noétique, elle est orientée vers le « terme de l’intelligible » (τῷ τοῦ νοητοῦ τέλει, 532b1-2), le principe anhypothétique, l’Idée du Bien36. Le dialecticien, en effet, « ne s’arrête pas avant d’avoir saisi, par la seule νόησις, ce qu’est le Bien lui-même, et il parvient au terme de l’intelligible » (532a7-b2), à la vision de ce qu’il y a de plus excellent dans les êtres (532c5-6). La méthode dialectique est celle qui, éliminant les hypothèses, s’élève jusqu’au principe même pour y trouver un terrain solide (533c7-d1). Si l’on fait attention à ces passages, il faut bien convenir que, si la dialectique telle que Platon la caractérise s’inscrit dans le domaine de la discursivité, elle vise en même temps un plan qui lui est supérieur, celui de l’appréhension directe et immédiate de principes, sans la médiation de l’argumentation. C’est justement la première dimension de la dialectique qui la rend dangereuse lorsqu’elle est livrée aux jeunes gens dépourvus de la pratique nécessaire (537e sq.).
29En insérant le Sophiste dans la République, Plotin affirme que la compréhension de la structure du monde éidétique exige d’avoir atteint le principe, mais l’appréhension du principe ne peut s’obtenir qu’après avoir compris cette structure. Plotin situe la procédure de διαίρεσις empruntée à la définition de la dialectique du Sophiste dans le chemin ascendant aussi bien que dans celui qui redescend à partir du Bien. Ainsi, tandis que dans la République Platon semble indiquer deux mouvements, montée et descente, nous trouvons chez Plotin un troisième mouvement de remontée vers le Bien.
30Pour résumer ce que je viens de dire, d’après Plotin la philosophie est essentiellement dialectique, c’est-à-dire est un mode de savoir discursif ou dianoétique qui consiste à discerner et parcourir la structure complexe du monde intelligible pour pouvoir finalement accéder à l’appréhension du principe ultime. En d’autres termes, la philosophie est un mode de savoir caractérisé comme une quête de la connaissance du principe et du fondement dernier de la réalité, une quête qui cesse justement lorsqu’on arrive à acquérir ce savoir. Discursivement, la dialectique parcourt la totalité de l’intelligible dans ses articulations internes, partie par partie. Pour Plotin, donc, la dialectique n’est pas une faculté noétique, elle naît d’un plan inférieur, celui de la discursivité, de la διάνοια, qui morcelle, qui fractionne ce qui est unitaire. Mais au-delà d’elle il y a quelque chose de plus.
31Comme la διάνοια est toujours un parcours (διέξοδος), lorsqu’on arrive au principe, qui est absolument simple, tout parcours devient impossible et on ne peut saisir le principe que par une sorte de contact intellectuel, par un acte supérieur à la διάνοια.
La pensée discursive, afin de s’exprimer, saisit successivement les choses ; elle est en effet un parcours (διέξοδος). Or, dans ce qui est absolument simple, quel parcours sera possible ? Il suffit alors d’un contact intellectuel (νοερῶς ἐϕάΨασθαι37).
V. 3, 17, li. 23-25
32Plotin admet un certain type de connaissance du principe, mais cette connaissance n’est plus dianoétique, mais noétique. Le terme de la διάνοια est la νόησις, appréhension immédiate et directe du principe. La dialectique s’achève ainsi dans l’appréhension noétique de l’unité, cause première et fondement de la réalité, et elle est une condition nécessaire pour que l’appréhension puisse avoir lieu. L’appréhension finale de l’unité, résultant de l’exercice dialectique, n’est plus discursive, n’est plus dialectique, mais elle représente l’annulation et l’achèvement de la discursivité dans un acte supérieur, dans une intuition intellectuelle directe et immédiate, la νόησις. La dialectique a comme but, paradoxalement, sa propre destruction. Comme pour Platon et pour Aristote, la νόησις représente pour Plotin le degré le plus haut du savoir intellectuel, d’un savoir au-delà duquel aucune recherche n’est plus possible. « Car si toute recherche va vers un principe et s’y arrête, que chercher lorsqu’on ne peut aller plus loin ? » (VI. 8, 11, li. 4-5).
33Le principe, l’Un ou le Bien, est en effet le plus haut νοητόν de l’intelligence, objet non plus d’une διάνοια mais d’une νόησις. Et la νόησις du Bien est le plus haut et vénérable mode de savoir. Sur ce point, on peut du reste se demander légitimement comment il est possible que l’Un, au-delà de l’être et au-delà de la pensée, absolument ineffable, puisse être le νοητόν de l’intelligence. Plotin insiste maintes fois sur la pleine ineffabilité de l’Un, mais il présente en quelques occasions le premier principe comme l’objet de l’intellection de l’intelligence. Ce n’est pas le moment d’examiner les divers passages des Ennéades qui peuvent paraître contradictoires, mais qui ne le sont pas lorsqu’on les place dans leurs contextes respectifs, comme j’ai tâché de le montrer dans une autre étude38.
34Lorsque l’intelligence contemple l’Un – ou plutôt, lorsqu’elle tente de contempler l’Un – ce qu’elle fait, à vrai dire, c’est se contempler elle-même, puisqu’elle est incapable de contempler l’Un en tant qu’Un. L’essai pour contempler ce qui la dépasse aboutit donc à une vision, à une connaissance de l’intelligence par elle-même. L’objet d’intellection de l’intelligence n’est pas l’Un en tant que tel, mais seulement l’Un transposé ou reflété dans la multiplicité des objets intelligibles constituant la nature même de l’intelligence. L’Intelligence est l’image fragmentée de l’Un (VI, 8, 18, li. 22 sq.). L’Intelligence n’arrive à connaître et à penser l’Un qu’au travers d’elle-même et en elle-même. Lorsqu’elle essaie de faire de l’Un son objet, l’Intelligence ne réussit qu’à le penser comme τὰ πάντα, comme la totalité des êtres intelligibles qui est en elle-même le reflet du principe unique.
35L’intelligence peut donc arriver à posséder un savoir de l’Un tel qu’il peut se donner à l’Intelligence et, en ce sens, le savoir que l’intelligence a de l’Un se borne à être un savoir de ce que l’intelligence est par rapport à lui. Pour Plotin, le Bien, comme le disait Platon, est le μέγιστον μάθημα (Rép., VI, 505a2), le plus haut et précieux objet de savoir à disposition du sage39, qui se manifeste comme la cause de l’être, de l’intelligibilité de l’être et de sa propre intelligibilité. Or Plotin signale expressément que, en caractérisant le Bien comme le μέγιστον μάθημα, Platon ne pense pas à un type d’appréhension du Bien tel qu’il est en lui-même, dans sa propre et intime nature, mais seulement au savoir qui, comme résultat d’un μαθεῖν, est possédé sur le Bien (περὶ αὐτοῦ), savoir qui est antérieur à un type de contact plus étroit avec lui.
La connaissance ou le contact du Bien est ce qu’il y a de plus grand ; Platon dit que c’est le plus grand des savoirs (μέγιστον μάθημα) ; i l entend par savoir (μάθημα) non pas la vision du Bien, mais le fait d’avoir appris sur le Bien (περὶ αὐτοῦ μαθεῖν), avant cette vision.
VI. 7, 36, li. 3-6
36Par l’intelligence, nous apprenons l’existence nécessaire de l’Un, simple et premier. Mais cela ne signifie pas que nous ayons la possibilité de savoir quel il est, de le connaître tel qu’il est en lui-même. « Pour contempler ce qui est au-delà de l’intelligible, il faut écarter tout intelligible ; qu’il est, on l’apprend bien grâce à l’intelligible, mais pour savoir quel il est, il faut abandonner l’intelligible » (ὅτι μὲν ἔστι διὰ τούτου [τοῦ νοητοῦ] μαθών, οἷον δ᾽ ἐστὶ τοῦτο ἀϕείς, V. 5, 6, li. 19-21). L’intelligence peut arriver à posséder un savoir de l’Un tel que celui-ci peut se donner à l’intelligence. Si l’on parle au sens strict, il faut dire que l’Intelligence ne peut pas connaître l’Un ; la simplicité absolue, en effet, échappe à une appréhension rationnelle. Mais, paradoxalement, l’affirmation de l’existence de l’Un apparaît pour Plotin comme une exigence rationnelle.
37On pourrait dire que l’existence de l’Un se « démontre » à partir de la nature imparfaite de l’intelligence, puisque l’intelligence nous permet de déceler la nécessité de l’existence de quelque chose d’absolument simple qui dépasse la dualité qui lui est inhérente et qui en est le principe – un bien sans division. L’existence de l’Un apparaît donc comme une exigence posée par la raison elle-même, sans que pour cela l’intelligence puisse saisir l’Un tel qu’il est en lui-même. En d’autres mots, l’Intelligence s’aperçoit que l’Un doit exister, ὅτι ἔστι, mais elle ne peut pas s’avancer plus loin, elle est incapable de s’emparer de l’Un dans sa nature propre, incapable donc de le connaître οἷον ἔστι.
38L’Un apparaît ainsi à la raison comme une exigence, comme le fondement permettant d’expliquer et de valoriser la nature des êtres dérivés, de l’Intelligence et de la connaissance intellectuelle. Lorsqu’on dit de l’Un qu’il est « cause », « principe », « unité », etc., on ne lui applique pas des attributs ou des déterminations qui lui appartiennent, mais ces mots sont plutôt des manières d’exprimer le rapport que l’intelligence a avec Lui et la façon dont elle est contrainte de le penser. L’Un n’est connaissable et exprimable qu’à partir de son produit, qui est l’être et l’intelligence.
39C’est ainsi que l’intuition intellectuelle de l’Un révèle à l’intelligence ses propres limites : lorsqu’elle pense l’Un, elle s’aperçoit que l’Un est toujours plus que ce qu’elle peut penser, qu’il est un au-delà dont la nature intime lui reste cachée et lui échappe. La νόησις est le savoir de l’existence du principe un et, en même temps et paradoxalement, le savoir de l’incognoscibilité radicale du principe en lui-même. La νόησις procure un savoir du principe et sur le principe, mais elle ne sait pas le principe même. Tout langage sera condamné à être un langage de l’Un, sur l’Un, mais il ne pourra jamais exprimer l’Un en lui-même.
Comment alors parlons-nous sur lui (περὶ αὐτοῦ) ? Nous pouvons parler sur lui (περὶ αὐτοῦ), mais non pas l’exprimer lui-même. Nous n’avons de lui ni connaissance ni pensée (νόησις). Comment parler sur lui si nous ne le saisissons pas lui-même ? C’est que, sans le saisir par la connaissance, nous ne sommes pas tout à fait sans le saisir ; nous le saisissons assez pour parler sur lui, mais nous ne l’exprimons pas lui-même…
V. 3, 14, li. 1-6.
40Il n’est sans doute pas facile de traduire ce que Plotin dit. Il établit une différence entre λέγειν περὶ αὐτοῦ et λέγειν αὐτό, entre parler sur lui et le parler, dirions-nous, entre dire sur lui et le dire40.
41Voilà Plotin. Sa position est claire, et il pense pouvoir se réclamer de Platon. Mais qu’en est-il de Platon lui-même ? Une appréhension du principe anhypothétique est-elle possible d’après lui ? Et si elle est possible, de quel genre d’appréhension s’agit-il ? Dans la République, le Bien est le μέγιστον μάθημα (504d2-3 ; 504e4-5 ; 505a2 ; 519c9-10), objet suprême de savoir. Il est caractérisé comme une Idée (505a2 : ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα μέγιστον μάθημα ; 508e2-3 : τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέαν). Même avant de le situer au-delà de l’être (509a7 : ὑπὲρ ταῦτα ; 509b9 : ἐπέͷεινα τῆς οὐσίας), Platon place le Bien à côté et au même niveau que le beau en soi et que d’autres idées :
Nous affirmons aussi qu’il existe un Beau en soi, un Bien en soi, et qu’il en va de même pour toutes les choses que nous venons de poser comme multiples. En référant celles-ci à l’unité qu’elles présentent quand on les pense, nous posons à présent au contraire chacune de ces réalités dans son unicité et nous l’appelons son essence (ὃ ἔστιν)41.
Rép., 507b5-7
42Les idées sont toutes objet de pensée (νοεῖσθαι, c1). Que l’Idée du Bien soit objet de connaissance et non quelque chose d’ineffable et d’insaisissable est ce qui ressort clairement du texte platonicien. Lisons, par exemple, 508e : « or ce qui procure la vérité aux objets de connaissance et qui confère au sujet connaissant sa puissance, affirme que c’est l’Idée du Bien. Réfléchis que celle-ci – que tu dois concevoir comme connaissable – est la cause de la science et de la vérité… » Il est vrai que ce texte ne va pas sans difficulté42. Mais il en est d’autres qui confirment que Platon n’a pas dit du Bien qu’il était inconnaissable mais bien plutôt le contraire : on peut le toucher (ἁΨάμενος, 511b7), on peut le voir (ἰδεῖν, 519c10) et le voir suffisamment (ἱͷανῶς ἴδωσιν, 519d2). Il est la partie la plus brillante de l’être (τοῦ ὄντος τὸ Φανότατον, 518c9). Les disciplines mathématiques mènent vers la νόησις (523a1) et conduisent vers l’οὐσία. Le passage 532a5-b2 est encore plus clair :
De même quand un homme essaye par la dialectique et sans recourir à aucun des sens, mais en usant de la raison (λόγου), d’atteindre à l’essence de chaque chose et qu’il ne s’arrête pas avant d’avoir saisi par la seule intellection ce qu’est le bien lui-même (πρὶν ἂν αὐτὸ ὃ ἔστιν ἀγαθὸν αὐτῇ νοήσει λάβῃ), il parvient au terme de l’intelligible (τῷ τοῦ νοητοῦ τέλει), comme l’autre tout à l’heure parvenait au terme du visible43.
43Un autre passage peut être mis à contribution, qui précise le rôle de la dialectique :
celui qui n’est pas capable de discerner (διορίσασθαι τῷ λόγῳ) l’idée du Bien en la distinguant de toutes les autres, ni de se frayer un chemin, comme dans une bataille, à travers toutes les objections, dans le désir de les réfuter en s’appuyant, non pas sur l’opinion, mais sur l’essence, celui qui ne pourrait pas en tout cela venir à bout de toutes ces difficultés par un raisonnement infaillible, tu ne diras pas qu’un tel homme connaît (εἰδέναι) le Bien en soi, ni aucun autre bien, mais qu’il saisit quelque fantôme du bien, qu’il le saisit par l’opinion, non par la science44.
534b-c
44Pour Platon, il est donc possible de connaître le bien, et cette connaissance est réservée à ceux qui exercent la faculté dialectique45.
45On pourrait bien dire que l’exégèse plotinienne est fidèle, dans la mesure où l’on peut être fidèle s’agissant d’une exégèse philosophique. La distance entre Plotin et Platon – pas moins de six siècles – est considérable. Et si Plotin est profondément platonicien, cela ne l’empêche pas de parler sa langue à lui et d’avoir longuement réfléchi sur des questions que Platon n’a pas posées explicitement ou qui manquent de précision. Je soutiens que l’exégèse plotinienne offre des indications qui peuvent nous aider à comprendre ou à clarifier ce que Platon exprime d’une façon pas toujours claire dans la République. Le Bien, en tant que premier principe, est connaissable, non pas en lui-même, mais seulement dans les Idées et à travers elles. C’est l’intelligence, et non une faculté différente ou supérieure à elle, qui arrive à saisir la nécessité qu’un tel principe existe. La tension dans la présentation de la dialectique s’accompagne peut-être de ce que nous pourrions appeler une tension entre une conception « cohérentiste » et une autre « fondationaliste »46. Platon est-il un philosophe du fondement, du moins dans les livres centraux de la République ? Le point est sans doute objet de controverse47.
46Pour résumer, je dirais que la fidélité de Plotin à Platon se manifeste dans sa présentation de la νόησις comme la tension la plus grande, comme la concentration la plus élevée que puisse atteindre l’intelligence, comme le plus haut degré de connaissance qui est, en même temps, une connaissance de ses propres limites ; car il s’agit d’un savoir du principe en même temps que d’un savoir de l’irrémédiable incognoscibilité de ce principe. Ni l’ἐπιστήμη ni la νόησις ne permettent l’appréhension du Bien en soi-même.
La plus grande difficulté, c’est que nous ne le comprenons (σύνεσις) ni par la science ni par une intuition intellectuelle (ͷατὰ νόησιν), mais par une présence supérieure à la science (…) Il faut donc surmonter la science et ne jamais sortir de notre état d’unité ; il faut s’éloigner de la science et de ses objets…
VI. 9, 4, li. 1-10
47Finalement l’intelligence doit cesser d’être intelligence, reculer, s’oublier elle-même, si elle veut voir l’Un. Et cette vision finale de l’Un est d’après Plotin le privilège d’une « intelligence aimante »48.
48Jusqu’à ce qu’on arrive à la νόησις, l’ascension – qui n’est qu’une intériorisation – est d’ordre rationnel. Y arriver est le but de la dialectique, le but de la philosophie, et avec elle s’achève la dialectique, s’achève la philosophie. Mais on peut s’avancer encore un peu et pour ce faire, il faut abandonner l’intelligence, laisser derrière toute forme et toute détermination, laisser derrière toute dualité, « tomber hors de l’intelligence » (II. 9, 9, li. 51-52). Celle-ci doit abandonner toute forme intelligible, laisser derrière elle la dualité qui lui est propre.
49La νόησις marque donc le terme de la philosophie et elle marque aussi le point de départ de la mystique. Elle est, disons, le « pont » entre philosophie et mystique.
50Plotin suit les traces de Platon et d’Aristote lorsqu’il conçoit la philosophie comme une activité dianoétique qui s’achève dans la νόησις du principe, au-delà duquel il n’est plus possible de continuer la quête, car le principe est le « pourquoi » premier. Mais Plotin, essayant de porter jusqu’aux dernières conséquences les développements platoniciens et aristotéliciens, cherche la voie permettant d’aller au-delà des limites de la raison. Il faut seulement faire encore un pas. Or l’intelligence elle-même devra le faire, car l’appréhension de l’Un est l’œuvre de ce qui dans l’intelligence même la dépasse, c’est-à-dire de la partie ou l’aspect qui, dans l’intelligence, n’est pas intelligente. « Il faut bondir jusqu’à l’Un et ne plus rien lui ajouter, mais s’arrêter là par crainte de s’écarter de lui… » (V. 5, 4, li. 8-10). La contemplation noétique devient alors « une autre façon de voir », qui consiste à être hors de soi-même par une ἔͷστασις, simplification, contact, coïncidence, unification, participation.
51L’expérience mystique représente donc le développement le plus complet et le plus achevé de l’activité de l’intelligence. En ce sens la doctrine plotinienne ne marque pas un point de rupture avec la tradition grecque. L’expérience mystique n’est pas quelque chose de tout à fait différent et d’opposé à l’activité rationnelle, elle en est plutôt la suite et l’achèvement. Plutôt qu’une négation, anéantissement ou annulation de l’intelligence, l’expérience mystique est le couronnement même de son développement comme intelligence.
52Il me semble – comme je l’ai déjà dit – qu’on peut accepter l’exégèse plotinienne de la dialectique de Platon. Mais Plotin suit-il toujours Platon lorsqu’il nous parle d’une appréhension supranoétique du Bien ? Ma réponse est non. Je crois que la République ne nous invite qu’à parvenir à la νόησις d’un principe inconditionné, qui peut être compris, et chez Platon et chez Plotin, presque comme un postulat de la raison49. La raison nous demande d’affirmer qu’il est et qu’il est la cause de l’être et de la pensée, et c’est en ce sens que nous le connaissons. Mais le texte platonicien n’offre aucun indice d’un type de saisie supra-rationnelle de ce qui est au-delà du connaissable par la raison et par l’intelligence.
53Si la philosophie est donc chez Plotin une quête dianoétique qui s’achève dans la νόησις du principe, la mystique se présente comme son développement et sa naturelle continuation. Le point de séparation et, en même temps, de transition entre philosophie et mystique est l’appréhension noétique de l’Un, achèvement de la philosophie et condition de possibilité de la mystique. En d’autres termes, la philosophie possède un sens et un fondement dans la mesure où son but final est la mystique ; celle-ci, de son côté, n’est possible qu’à la condition de l’exercice philosophique. Modèle parfait, qu’on peut atteindre à peine, objet du désir de la raison discursive qui en est une image, le contact final avec l’Un n’est que momentané et sporadique, réservé à un petit nombre, apanage d’hommes divins et de dieux. C’est pourquoi la vie philosophique, celle du sage, reste désirable par elle-même. « La vie la plus parfaite [de l’âme] est la νόησις » (I. 1, 13, 6). Celle-ci est le mode de vie humain le plus élevé. Par conséquent, la possession de cette vie, la plus parfaite et continue, vie de l’intelligence et de la vertu, garantit le bonheur. Plotin s’efforce d’établir ce point dans le traité I. 4 sur le bonheur.
54Chez Plotin, philosophie et mystique s’exigent l’une l’autre : d’une part, on ne peut comprendre la fonction de la philosophie sans sa référence à la mystique, et il faut, d’autre part, comprendre en quoi consiste la philosophie pour comprendre la mystique plotinienne. Plotin s’inspire de Platon et essaye de développer le fil de sa pensée. Mais il faut se demander s’il le trouve dans les textes de Platon ou s’il l’y introduit. Plotin, qui non seulement se sert du ἐπέͷεινα τῆς οὐσίας – formule qui ne figure qu’une fois dans la République – mais qui en abuse, croit trouver chez Platon cet Un-Bien, principe ineffable de toute la réalité et but de l’âme, qui peut être saisi dans un stade de « dépassement » de la raison. Jusqu’à quel point pourrons-nous dire qu’en cet aspect Plotin développe un germe présent chez Platon lui-même ? Jusqu’à quel point Plotin exagère-t-il ? Jusqu’à quel point, dans le but de récupérer Platon, lui attribue-t-il quelque chose que Platon n’avait jamais pensé ? Et, d’autre part, dans quelle mesure l’exégèse plotinienne de Platon enrichit-elle ou déforme-t-elle notre lecture de Platon ? Voilà des questions philosophiquement fort intéressantes et dont les réponses ne vont pas sans difficulté. Si l’on tient compte de la façon dont Plotin conçoit la tâche philosophique, si l’on pense à son attitude face aux Anciens, peut-on dire – du moins dans le cas des passages que nous avons travaillés – que la lecture de Plotin nous éloigne de la pensée de Platon et du vrai sens de ses textes ? Plotin a-t-il fait une lecture et un usage arbitraires de ces textes ? À mon avis, nous n’avons pas le droit de dire que, en lisant Platon, Plotin se trompe ou qu’il a mal compris ou qu’il agit de mauvaise foi. Il me semble, par contre, que Plotin, quoiqu’il s’appuie sur Platon pour exprimer sa propre pensée philosophique, a saisi le sens profond de la pensée platonicienne, qu’il ne la transforme pas en substance mais plutôt qu’il la développe dans une direction inspirée par Platon, mais que Platon lui-même, je pense, n’aurait pas autorisée.
Notes de bas de page
1 Y. Lafrance, Pour interpréter Platon, Montréal-Paris, Bellarmin-Les Belles Lettres, 1986, p. 13.
2 Traduction de M. Dixsaut, Platon, République (livres VI et VII), Paris, Pédagogie Moderne, 1980, reprint Bordas, 1986.
3 M. Dixsaut traduit διάνοια par « raison ».
4 Cf. M. Dixsaut, Platon et la question de la pensée. Études platoniciennes I, Paris, Vrin, 2000, p. 64.
5 Le caractère intermédiaire de la διάνοια ne dépend pas de la nature de ses objets, comme le remarque M. Dixsaut, République (livres VI et VII), op. cit., p. 103-104. Pourtant M. Dixsaut traduit le passage 511c3-7 d’une façon qui trace la distinction entre deux types d’objets : « à l’évidence tu veux distinguer, parce qu’elle est plus claire, cette partie de l’être et de l’intelligible vue par la science dialectique de celle qu’atteignent ce que nos appelons “connaissances techniques”… » La traduction de É. Chambry est sans doute plus « neutre » que celle de M. Dixsaut : « Il me semble pourtant que tu veux établir que la connaissance de l’être et de l’intelligible qu’on acquiert par la science de la dialectique est plus claire que celle qu’on acquiert par ce qu’on appelle les sciences, lesquelles ont des hypothèses pour principes… » Je ne suis pas d’accord avec les interprètes qui trouvent dans la ligne des objets mathématiques intermédiaires. Cf. 533b-d : les disciplines mathématiques saisissent quelque chose de l’être ; leur connaissance de l’être ressemble à un rêve et elles sont impuissantes à voir l’être en pleine lumière, étant donné qu’elles ne peuvent pas rendre raison des hypothèses.
6 Voir Ch. Kahn, Plato and the Socratic Dialogue, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 295.
7 M. Dixsaut traduit ici λόγος par « discours ».
8 E. de Stricker, « La distinction entre l’entendement (dianoia) et l’intellect (noûs) dans la République de Platon », dans Estudios de historia de la filosofía en homenaje al Profesor Rodolfo Mondolfo I, Tucumán, Universidad Nacional, Facultad de Filosofía y Letras, 1957, p. 212.
9 Pour une revue des différentes interprétations, on peut voir, par exemple, N. Smith, « Plato’s Divided Line », dans N. Smith (ed.), Plato. Critical Assessments, t. II, London-New York, Routledge, 1998, p. 297-298. N. Smith soutient que les objets de la διάνοια sont les mêmes que ceux de la πίστις, c’est-à-dire sont les originaux dont les images étaient l’objet de l’εἰͷασία, mais pris à leur tour comme images.
10 E. de Stricker, op. cit., p. 212.
11 Voir « Le discours de la physique : eikòs lógos », dans T. Calvo and L. Brisson (eds.), Interpreting the Timaeus-Critias, Proceedings of the IV Symposium platonicum, Sankt Augustin, Akademia Verlag, 1997, p. 133-149. Cf. M. Dixsaut, Platon, République (livres VI et VII), op. cit., p. 102 : arithmétique et géométrie ne sont que des exemples de cette manière de raisonner qui part d’une hypothèse et qui emploie dans sa recherche des images sensibles. Cf. aussi M. Dixsaut, Platon et la question de la pensée, op. cit., p. 122, n. 3.
12 πορευθῆναι, 1, li. 2 ; cf. 1, li. 15 ; cf. 1, li. 12 et 1, li. 17 : πορεία.
13 Voir V. Jankélévitch, Plotin, Ennéades I 3. Sur la dialectique, édité par J. Lagrée et F. Schwab, Paris, Les éditions du Cerf, 1998, p. 52. D’après lui on ne saurait donner un sens trop fort à l’accusatif de relation τὴν Φύσιν que Plotin adjoint à ἕτοιμοι uniquement lorsqu’il parle du philosophe (p. 52). Je crois, par contre, qu’en 1. 1, 10, l’accusatif se refère aux trois personnages et non seulement au philosophe. Jankélévitch remarque aussi que les parfaits ͷεͷινεμένος et plus bas λελυμένον expriment bien l’état naturel qui rend le philosophe apte à l’ascension. Ces parfaits sont apposés à l’expression ἕτοιμοι ͷινεῖσθαι appliquée au musicien et à l’amant (p. 53).
14 Cf. Jankélévitch, op. cit., p. 69-70 : ceux qui partent d’en bas sont ceux qui dépendent de contingences adventices ; les autres sont ceux qui sont plus intérieurs à eux-mêmes que les premiers et ne dépendent pas directement de l’extériorité.
15 Cf. L. Gerson, Plotinus, London, Routledge, 1994, p. 211-212.
16 Il s’agit d’une exégèse, mais d’une exégèse qui ne doit pas être confondue avec le commentaire ni avec l’érudition ni avec le fait de réunir, sans argumentation et sans cohérence, un certain nombre de thèses. Entre les travaux consacrés à la méthode exégétique de Plotin, on peut citer J.-M. Charrue, Plotin lecteur de Platon, Paris, Les Belles Lettres, 1978 ; A. Eon, « La notion plotinienne d’exégèse », Revue internationale de philosophie 92, 1970 2, 252-289 ; P. Hadot, « Philosophie, exégèse et contresens », Actes du XIV Congrès International de Philosophie (1968), tome I, Vienne, 1970, p. 333-339 (reproduit dans Études de Philosophie Ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 3-10) ; M.L. Gatti, « Plotinus : the Platonic tradition and the foundations of Neoplatonism », dans L. Gerson (ed.), The Cambridge Companion to Plotinus, Cambridge Univ. Press, 1996, p. 17 sq. Voir aussi les travaux de J. Pépin, L. Brisson et M.-O. Goulet-Cazé, dans Porphyre, La Vie de Plotin I, Paris, Vrin, 1982 et II, 1992. Qu’il me soit permis de citer aussi mon article « Plotin face à Platon. Un exemple d’exégèse plotinienne (Ennéade VI. 8 [39] 18) », dans M. Fattal (éd.), Études sur Plotin, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 193-216.
17 Comparer τὸ Ψεῦδος ἀΦεῖσα (Enn., I. 3, 4, 111) avec Ψεῦδος μισῇ (Rép., 535e2).
18 M. Dixsaut traduit : « il n’y a pas d’autre méthode pour saisir selon une voie déterminée, sur chaque sujet, ce qu’est réellement l’essence de chaque chose. »
19 Voir G. Leroux, « Logique et dialectique chez Plotin : Ennéade I 3 (20) », Phoenix 28, 1974 2, p. 182.
20 Voir É. Bréhier, Notice au traité I. 3, dans Plotin, Ennéades, Paris, Les Belles Lettres, 2e éd. 1954.
21 Sur la doctrine plotinienne des genres et la bibliographie critique sur le problème, voir mon article « L’exégèse plotinienne des mégista géne du Sophiste de Platon », dans J. Cleary (ed.), The Perennial Tradition of Neoplatonism, Leuven, University Press, 1998, p. 105-118.
22 La pluralité des genres n’est pas fortuite, dans la mesure où tous les genres procèdent d’une source commune, d’une unité qui est extérieure aux genres qui en dérivent. Cette unité, l’Un au-delà de l’être, est la cause de ces genres. Ces genres forment donc une nature unique dont l’unité n’est pas l’unité primogène qui en est la cause, mais une unité multiple.
23 Il ne faut pas oublier que, à la différence de Platon, Plotin affirme que l’intelligence, en pensant, instaure la réalité de ce qu’elle pense. La pensée pose l’être. « Pour les choses immatérielles, la pensée qu’en a l’intelligence est leur être même » (VI. 2, 8, li. 4-5). L’intelligence en posant l’être pose les genres lorsqu’elle établit des séparations et des discriminations (VI. 2, 7, li. 40-41). En d’autres termes, la δαίρεσις ou la διάͷρισις, comme activités de l’intelligence, posent les genres de l’être, la diversité dans l’unité. Chez Platon, l’être est sans doute l’objet de la pensée, mais il n’est pas instauré par la pensée.
24 Étant donné que le monde intelligible est chez Plotin une réalité de deuxième ordre et dérivée, dont la source, l’Un, est au-delà de l’être et de la pensée, les genres de l’intelligible ne peuvent avoir du point de vue ontologique comme du point de vue de la prédication ni la même portée ni la même importance que chez Platon, pour qui ils appartiennent à la région la plus élevée de la réalité. L’interprétation des cinq genres du Sophiste ne prend sens qu’à l’intérieur d’un système métaphysique donné, celui de Plotin.
25 Voir F.M. Cornford, « Mathematics and Dialectic in the Republic VI-VII », dans R.E. Allen (ed.), Studies in Plato’s Metaphysics, London, Routledge and Kegan Paul, 1965, p. 68-72.
26 Par « analyse » on peut entendre le processus de recherche de la preuve d’un énoncé P à travers la recherche de propositions impliquant P, puis de propositions impliquant celles-ci, et ainsi de suite jusqu’à atteindre des propositions déjà établies ; la synthèse, pour sa part, consiste simplement à décrire la preuve découverte par l’analyse, c’est-à-dire à parcourir les mouvements de l’analyse en sens inverse. Cf. I. Mueller, « Mathematical method and philosophical truth », dans R. Kraut (ed.), The Cambridge Companion to Plato, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 175.
27 É. de Strycker, dans l’article déjà cité, argumente pour montrer que l’interprétation de Cornford n’est pas correcte.
28 M. Dixsaut traduit λόγος par discours.
29 D’autre part, Platon ne peut pas avoir voulu exclure l’analyse de la procédure mathématique. Cf. É. de Stricker, op. cit., p. 211.
30 « N’allons pas croire, en effet, qu’elle est un simple organe du philosophe, qu’elle soit simplement un ensemble de théorèmes et de règles ; elle porte sur des réalités (πράγματα) et sa matière, pour ainsi dire, ce sont les êtres ; mais c’est qu’elle va jusqu’aux êtres avec une méthode (ὁδῷ), possédant en même temps que les théorèmes les réalités elles-mêmes (πράγματα) » (I. 3, 5, li. 11-13). « De là-haut, elle considère la logique qui traite des propositions et des syllogismes, et les lui laisse comme on laisse à d’autres l’art d’apprendre à écrire. Parmi les formes de ces raisonnements, certaines s’imposent nécessairement et avant toute éducation technique. La dialectique soumet à son examen ces formes naturelles aussi que les autres, et elle estime que les unes sont utiles, tandis que les autres sont superflues et ne sont bonnes que dans les traités techniques qui s’occupent de ces questions » (I. 3, 4, li. 18-23).
31 « elle ne connaît que par accident l’erreur et le sophisme ; elle les discerne comme une chose qui lui est étrangère lorsqu’un autre les commet ; elle discerne l’erreur par les vérités qui sont en elle, lorsqu’on lui présente quelque chose de contraire à la règle du vrai. Elle ne connaît donc pas la proposition – car il s’agit de lettres – mais, connaissant la vérité, elle sait ce qu’on appelle une proposition, et, d’une manière générale, elle connaît les opérations de l’âme : ce qu’ elle affirme et ce qu’elle nie [c’est-à-dire la proposition affirmative et négative] ; elle connaît aussi [la règle] : si on nie [le conséquent], on pose [le contraire de l’antécédent], etc. ; et elle sait si des termes sont différents ou identiques, ayant toutes ces connaissances d’une manière aussi immédiate que la sensation perçoit les choses. Et elle laisse à ceux qui ont le goût de cette étude le soin d’en parler avec minutie » (I. 3, 5, li. 13-23). Il y a là un rejet de la prétention stoïcienne et une position plus proche de l’aristotélicienne, dans la mesure où l’on confère à la logique, comprise comme organon, un statut autonome. Cf. G. Leroux, op. cit.
32 Cf. Charrue, op. cit., p. 266. Depuis la moitié du ive siècle avant J.C. et durant près de deux mille ans, la philosophie a présenté ce caractère exégétique, lié au phénomène de l’existence d’écoles philosophiques où l’on conservait la pensée des maîtres. Cf. P. Hadot, « Philosophie, exégèse et contresens », art. cit., p. 3-10) ; cf. L. Brisson, « Notices sur les noms propres », dans L. Brisson, M.-O. Goulet-Cazé, R. Goulet, et D. O’Brien, Porphyre, La Vie de Plotin I, op. cit., p. 57-60.
33 Voir A. Eon, « La notion plotinienne d’exégèse », art. cit. Cf. Charrue, op. cit., p. 266.
34 Voir S. Strange, « Plotinus, Porphyry, and the Neoplatonic Intepretation of the Categories », dans W. Haase und H. Temporini (eds), Auftieg und Niedergang der Römischen Welt, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1987, p. 965.
35 Voir P. Aubenque, « Plotin et Dexippe, exégètes des Catégories d’Aristote », dans Aristotelica. Mélanges offerts à Marcel De Corte, Cahiers de Philosophie ancienne III, Bruxelles, 1985, p. 7-8. Cf. A. Eon, art. cit., p. 267.
36 Voir M. Vegetti, Guida alla lettura della Repubblica di Platone, Bari, Laterza, 1999, p. 90-91.
37 En Rép., 511b4, Platon emploie ἅπτεται, en b7 ἁΨάμενος et en 534c2 on lit aussi διεξιών, quelques lignes après διορίσασθαι (534b9).
38 « L’Un est-il intelligible ? », dans La Connaissance de soi. Études sur le traité 49 de Plotin, sous la dir. de M. Dixsaut, avec la collaboration de P.-M. Morel et K. Tordo-Rombaut, Paris, Vrin, « Tradition de la pensée classique », 2002, p. 73-90. Il y a au moins quatre passages où l’Un est présenté clairement comme objet de pensée : en VI. 7, 40, li. 33- 35, dans le but de démontrer que la pensée ne peut pas appartenir au Bien et qu’elle lui est inférieure, Plotin écrit : « Mais en disant que la pensée n’appartient pas au Bien, je ne veux pas dire qu’il ne soit pas possible de penser le Bien » (οὐχ ὅτι μὴ ἔστι νοῆσαι τὸ ἀγαθόν). L’Intelligence est autre chose que le Bien ; elle est image du Bien, parce qu’elle pense le Bien (τοῦ ἀγαθοῦ νοεῖν, V. 6, 4, li. 6-7). « Penser, c’est contempler le premier. Cette contemplation est l’acte premier, la pensée (νόησις) elle-même, et si elle est le premier acte, aucune pensée ne doit lui être antérieure » (III. 9, 9, li. 7-9).
39 Cf. I. 4, 13, li. 3-6 : « Quant aux actes de contemplation [du sage] il y en a qui se conforment à chaque objet en particulier ; ce sont sans doute ceux dont l’expression est précédée d’une recherche et d’un examen ; mais le plus grand des savoirs (τὸ δὲ μέγιστον μάθημα), il l’a toujours avec lui et toujours à sa disposition. »
40 Sur ces expressions, voir F. Schroeder, « Saying and Having in Plotinus », Dionysius IX, 1985, 75-84. D’après F. Schroeder, les deux emplois sont compatibles d’une façon qui préserve leur différence. Il traduit λέγειν περὶ αὐτοῦ par « to discuss » et λέγειν αὐτό par « to disclose ». Il signale que Plotin aurait offert une voie moyenne entre discussing et disclosing l’Un. Le langage philosophique, analogue à l’inspiration mantique, révèle l’Un. Le langage philosophique peut révéler l’Un. La révélation n’exclut pas la discussion, mais, au contraire, elle doit l’inclure. Le discours de la révélation reflète l’expérience, mais Plotin n’en appelle pas à l’expérience au détriment de la raison : l’inaptitude du langage à manifester l’Un ne nous permet pas de négliger la discussion.
41 M. Dixsaut traduit « ce que cela est ».
42 Je m’écarte de la traduction de Chambry et de celle de M. Dixsaut ; je préfère celle de Cornford, qui choisit de lire ὡς γιγνωσͷομένην, à l’accusatif, et le rapporte à τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέαν, et non pas γιγνωσͷομένης, au génitif, qui se rapporterait alors à ἐπιστήμης ͷαὶ ἀληθείας ou seulement à ἀληθείας. Je ne partage donc pas l’interprétation proposée par C.de Vogel d’après laquelle le Bien n’est pas objet de connaissance rationnelle. Cf. « Encore une fois le Bien de la République de Platon », Zetesis 1973, 40-56.
43 Traduction É. Chambry.
44 Traduction M. Dixsaut, légèrement modifiée.
45 Cf. M. Dixsaut, Platon et la question de la pensée, op. cit., p 122 sq.
46 « Cohérentisme » et « fondationalisme » sont deux manières d’éviter la régression à l’infini. Pour une position fondationaliste, la régression s’arrête avec des croyances de base qui ne sont pas justifiées par d’autres, mais qui se justifient elles-mêmes ou sont évidentes par elles-mêmes. Dans une perspective cohérentiste, par contre, il y a une sorte de cercle dans la justification : on explique une chose en fonction d’une deuxième et celle – ci par une troisième, etc., jusqu’à faire éventuellement appel de nouveau au premier terme. Cf. G. Fine, « Knowledge and belief in Republic V-VII », dans S. Everson (ed.), Companions to ancient Thought 1 : Epistemology, Cambridge University Press, p. 86.
47 D’après G. Fine, art. cit., Platon est un « cohérentiste » plutôt qu’un « fondationaliste ».
48 Car l’intelligence a un double pouvoir : celui de penser et celui de ne pas penser mais de voir l’Un d’une façon différente (cf. VI. 7, 35-36). C’est-à-dire que l’intelligence a une double faculté : celle de se penser elle-même et de penser l’Un, et celle de se rendre présente à l’Un comme résultat final du fait de penser. « L’intelligence doit donc avoir deux pouvoirs, celui de penser, pour voir ce qui est en elle, et celui de voir ce qui est au-delà d’elle-même : c’est une intuition qui reçoit son objet ; d’abord l’âme le voit seulement ; puis, en le voyant, elle devient intelligence et s’unit à lui. Le premier de ces pouvoirs est l’acte de contempler qui appartient à une intelligence sage (νοῦ ἔμϕρονος) ; le second est l’intelligence qui aime (νοῦς ἐρῶν). Hors d’elle-même et enivrée de nectar elle devient intelligence aimante en se simplifiant pour arriver à cet état de plénitude heureuse : et une telle ivresse vaut mieux pour elle que la sobriété » (VI. 7, 35, li. 19-27). L’Un ne se présente, ne se manifeste, qu’à ceux qui peuvent le recevoir et qui se sont disposés de manière à entrer en contact avec lui. L’Un « est là, présent à qui peut le toucher, absent pour qui en est incapable » (VI. 9, 7, li. 4-5).
49 Voir C. de Vogel, art. cit., p. 55.
Notes de fin
* Ce texte est une version d’une communication présentée à Lima dans le cadre du Colloque International « Los similes de la Republica VI-VII como expresión fundamental de la filosofía platónica », Pontificia Universidad Católica del Perú, septembre 2000. Je tiens à remercier tout particulièrement ici M. Dixsaut et W. Kühn pour leurs observations et leurs remarques.
Auteur
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
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1999
« L’art de bien lire »
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2012
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2005