Les formes dans la République
p. 71-94
Texte intégral
1En reprenant la question tant débattue des Formes, en l’occurrence des Formes dans la République, je tiens à énoncer clairement l’hypothèse qui préside à ma lecture1. Dans les Dialogues, nous avons affaire à deux types différents de Formes. Ces deux types correspondent à ce que les lectures analytiques désignent parfois comme « prédicats incomplets » (grand, beau) et « prédicats complets » (homme, feu)2. Je parlerai simplement de Formes de propriétés et de Formes de choses. Je tenterai de montrer leurs fonctions respectives, et aussi la façon dont elles correspondent à deux motivations philosophiques différentes. Dans les deux cas, nous avons affaire à un schéma dont la logique est assez simple, bien qu’elle implique une vision singulière du monde qu’elle esquisse. Les Formes de choses servent de modèle à une production, que cette dernière soit humaine ou, mieux encore, divine. Les Formes de propriétés sont envisagées comme l’instrument de la plus exacte connaissance, mais aussi, à titre de « vraies causes », comme l’objet du désir propre à l’intellect et à lui seul3. Cette hypothèse de travail ne prétend pas épuiser le champ des Formes ; pourtant, elle rend compte d’un nombre assez élevé de passages dans divers dialogues. Dans ces lignes, il sera question de la République seule. Ce qui m’obligera à compléter mon hypothèse par un compte rendu de l’idea du Bien. Je tâcherai d’expliquer comment elle détermine la place et la fonction de chaque individu dans l’univers pris dans sa totalité : le Bien semble renvoyer à la production de cet artefact suprême qu’est notre monde.
2Un trait important distingue les deux types de Formes : tandis que les Formes de choses sont imaginables, bien que d’une manière inexacte et propre à l’image (c’est en tant qu’il en est l’image qu’un lit ou qu’un feu renvoie à sa Forme), les Formes de propriétés ne le sont pas, car elles ne sauraient avoir aucune image sensible directe (il n’y a pas de chose « justice »), seulement de « pâles semblants »4. Ce qui implique un problème majeur quant à leur relation tout aussi difficilement imaginable aux objets sensibles. Dans cette rencontre entre deux registres distincts de la réalité, ce qui peut être pensé sans être imaginable conditionne ce qui s’expérimente par les sens. La leçon est claire : les vraies causes ne se laissent pas penser à partir de leurs effets. Et seules les Formes de propriétés, à la différence des Formes de choses, sont des causes au sens restreint et strict du terme. Le lit est une image de sa Forme, mais cette dernière ne le produit pas. La grandeur ou la justice d’un objet quelconque sont les effets de la Forme du grand ou du juste, dont elles ne donnent qu’une très obscure et imparfaite image, déchiffrable seulement par un très petit nombre d’hommes.
3Il y a donc un écart entre la connaissance d’une Forme-cause (l’acte qui purifie la pensée de toute image sensible) et la production selon une Forme (l’acte dont le résultat est un nouvel objet). Dans le cadre de plusieurs Dialogues, dont la République elle-même, cet écart entre connaître et produire se révèle aussi être celui entre l’humain et le divin. Les livres V-VII élaborent la perspective de la connaissance ; le livre X renforce celle de la production5. C’est pourquoi, en 476a, les Formes entrent dans le texte comme des Formes de contraires. Car ces derniers caractérisent les propriétés, et nullement les choses. S’il y a le beau et son contraire, le laid, il n’y a évidemment pas de contraire du lit. Or, dès la page 476, Socrate semble indiquer non seulement la nécessité mais aussi la limite de la connaissance qui ne procède que par des Formes de propriétés contraires.
4En 476a1, Socrate introduit le beau comme le contraire du laid, ceux-ci étant deux précisément parce que chacun est un (a3). L’important, c’est que le beau et le laid forment deux unités sans mélange et sans médiation. Comme dans le cas des autres Formes, leur existence est assumée sans aucune preuve. Il ne s’agira pas d’en démontrer l’existence, mais de déceler la bonne manière d’accéder aux Formes. Il faudra se tenir à l’unité de chaque Forme sans égard pour ses apparences multiples. En 476a, ces apparences ne sont pas les choses, mais les qualités telles qu’elles apparaissent à l’âme, cette dernière se les représentant à partir de ce que les sens perçoivent. Le verbe Φαίνεσθαι (a8) indique clairement cette direction. Ce verbe, ni trop courant ni trop rare sous la plume de Platon, indique dans la plupart de ses occurrences une rencontre entre la perception et l’activité de l’âme, plus précisément les opérations mentales que l’âme exerce à l’aide des images. Il faudra alors délaisser les images pour que l’âme arrive à distinguer entre les choses belles et le beau, donc entre l’individu et ses diverses propriétés prises telles quelles. Or ne pas opérer cette distinction, ajoute tout d’un coup Socrate, ne veut pas dire percevoir sans penser, mais, et c’est tout autre chose, rêver (476c2-8).
5Socrate franchit ainsi un grand pas qu’il faut analyser de près. En fait, les six lignes citées comportent deux structures logiques différentes : 1) croire aux belles choses sans admettre une Forme de la beauté n’est que rêver (c2-4) ; 2) rêver consiste à prendre un objet semblable à un autre objet pour cet objet lui-même, donc à confondre la chose avec son image (c5-7)6. Pris ensemble, ces deux énoncés confirment qu’on est bien installé sur le terrain de l’âme et de ses actes. Pourtant, ils compliquent le critère de la vérité car si le premier concerne le rapport entre la chose et la propriété en soi (il s’agit de choses dotées de beauté), le deuxième établit un rapport entre la chose et son image. Ces polarités restent irréductiblement et pour ainsi dire structurellement différentes. Elles nous indiquent les choses comme à la fois mélanges de Formes-propriétés et images de Formes-choses. Dans le premier cas, Socrate lui-même emploie le vocabulaire de la participation (τὰ ἐͷείνου μετέχοντα, d2) ; dans le deuxième, il parle de ressemblance (ὅμοιόν, c6). Or participer à une Forme et lui ressembler n’est pas forcément la même chose7, et, si à partir de 476a1 le texte concerne les Formes de propriétés contraires et la participation, seules s’en dégagent les trois lignes c5-7 qui définissent un nouvel état, le rêve, indépendant de la polarité du sommeil et de la veille. C’est pourquoi les mathématiques mêmes, qui ne concernent ni les Formes des choses ni la production, seront dites rêver (533b-c), sans que cette affirmation nuise à leur capacité de nous faire connaître les traits des choses en tant que participant à des Formes de propriétés8. Et c’est de ces dernières, donc de la connaissance, qu’il sera question dans la suite immédiate du texte.
6Afin d’éclairer le plus possible ce découpage, une brève remarque s’impose. L’introduction des Formes de propriétés dans la République semble s’accompagner d’une indication qui en spécifie la portée : à la simple polarité des contraires s’ajoute la distinction entre le rêve et la veille, cette dernière étant comprise comme une saisie de l’image comme image. Logiquement, ces deux distinctions semblent indépendantes l’une de l’autre, et la suite du dialogue confirme cette indépendance. De plus en plus clairement, on aura affaire à deux façons de manier les apparences. La ligne divisée permettra de faire un pas dans cette direction, avant que le livre VII ne distingue entre les choses saisissables à partir de leurs perceptions (donc à partir des images, conformément au fait que les choses elles-mêmes sont les images), et les propriétés contraires (grand et petit) qui, n’étant pas elles-mêmes des images, ne sont accessibles qu’à l’intellect (523a9-524d1). Je reviendrai sur la ligne et le livre VII plus loin, mais il faut souligner dès maintenant que la République ne mêle jamais ces deux types d’entités : d’un côté, les propriétés contraires, liées à la perspective de la connaissance, celle de l’âme qui pense ; de l’autre, les choses ou les individus qui renvoient aussi à la situation de l’homme qui, indépendamment de son intellect, reste un des éléments dont se compose l’univers. Cette situation mène à une appréhension facile des individus qui ne cachent rien d’énigmatique (523a9-e1). Mais, au bout du compte, elle demande à l’homme de déchiffrer sa propre situation et d’admettre son égalité avec d’autres objets de ce monde. Ce qui est la cause probable du refus que l’écrasante majorité des commentateurs oppose à l’idée de création que pourtant certains dialogues, dont la République, expriment sans détour9. Dans le livre X, cette dualité entre ce que nous sommes et ce que notre intellect arrive à connaître s’exprimera dans la position ambivalente des artisans qui, par leur activité, ressemblent au démiurge divin sans pourtant réfléchir à cette ressemblance. Maintenant, dans les livres centraux du dialogue, c’est la connaissance qui prime sur la production. Et rien n’empêche de soutenir que même la connaissance des Formes des propriétés n’est pas en elle-même une chose difficile et que la théorie de ces Formes est parfaitement cohérente sous une seule condition : qu’on accepte la nature strictement inimaginable du commerce entre ces Formes et les choses. Avant que l’image ne fasse retour là où il s’agira d’expliquer la constitution du monde comme celle d’un Tout ordonné, le dialogue se place sous le signe de l’αὐτὸ ͷαθ’ αὑτό, formule la plus limpide et radicale du divorce entre la pensée et l’image10.
7De retour à la page 476, on constate donc que tout un chacun peut reconnaître une beauté (476c3-4), sans pourtant la considérer à partir de sa Forme. C’est que, on l’a dit, le critère de la ressemblance ne nous est ici d’aucun secours. La distinction de la veille et du rêve cède alors la place à celle de la connaissance et de l’opinion. Afin de la justifier, Socrate part d’un postulat simple : celui qui connaît, connaît quelque chose (γιγνώσͷει τι, 476e7). Ce postulat implique l’impossibilité de connaître ce qui n’est pas, et ainsi une opposition clairement tranchée entre le savoir et l’ignorance (477a1-4). Et si le premier se rapporte à l’être, cette dernière ne se rapporte à rien. Pour que l’opinion soit possible, il lui faut un objet situé quelque part entre l’être et le non-être. Il s’agit de l’objet de la perception qui est doté de propriétés contraires, dérivées des Formes, et d’un certain degré d’être. L’être n’est pas une propriété car l’être et le non-être ne sont pas des contraires. Si le beau et le laid ne se mêlent jamais, l’être se mêle au non-être dans une zone où les choses apparaissent comme autant de mélanges de propriétés contraires (telle ou telle chose paraît plutôt grande que petite, plutôt belle que laide, et ainsi de suite). Plus clairement encore : pour sauver la séparation des Formes de propriétés, il faut que les choses puissent à la fois être et ne pas être (477a6), c’est-à-dire posséder les propriétés à des degrés différents (le non-être n’étant pas une propriété11). Le savoir consiste alors à discerner ce mélange et à penser les choses comme le champ où les propriétés se projettent. L’amateur de spectacles porte des opinions sur ce champ qui forme comme l’écran où se projettent ses plaisirs. Le philosophe observe la projection et sa source.
8Dès maintenant, rien n’empêche de définir ce qui sera désigné comme l’objet de l’opinion : est objet de δόξα ce qui porte ou est capable de porter des propriétés contraires. Il est donc clair que les Formes de ces dernières ne seront jamais des objets d’opinion, et il semble tout aussi inévitable que la connaissance ne touchera jamais à l’objet de la δόξα ; d’après Socrate, il existe une corrélation entre la nature d’un acte mental et la nature de son objet (477b12-13)12. C’est le sens de cette corrélation qui est en jeu dans les polémiques bien connues qui opposent ceux qui soulignent le rôle de l’objet et ceux qui sont prêts à limiter les propos de Socrate à l’activité mentale. Cette deuxième lecture, promue par Gail Fine, sauve la possibilité d’avoir et l’opinion et la connaissance à la fois sur des choses et sur des Formes13. En revanche, la lecture « objective » rapporte la connaissance aux Formes et l’opinion aux choses, confirmant ainsi ladite « théorie des deux mondes ». C’est le rejet de cette théorie qui motive Fine et autres lecteurs contemporains. Or l’expression « les deux mondes » est fort malheureuse et cache le véritable enjeu de la distinction entre les choses qui appartiennent à un monde et les Formes qui lui restent de toute façon extérieures. Le rapport entre les Formes de propriétés et les choses sensibles n’a rien à voir avec un dédoublement. On peut alors posséder une connaissance exacte des choses en tant qu’entités temporaires et changeantes, une connaissance qui inclut précisément cette instabilité comme un trait non dérivé des Formes. Ce sont les choses qui, pour autant qu’elles ne cessent de changer, sont connues en général, sans que cette connaissance exclut l’identification de tel ou tel individu. Cette identification des individus procède d’une séparation mentale et contiguë à la perception (on peut identifier un doigt αὐτὸ ͷαθ’ αὑτό sans le couper du corps, 524d10). Les Formes, en revanche, sont réellement séparées sans pour autant former un monde14.
9Tout comme la polarité des choses sensibles et des Formes non imaginables, la polarité de l’opinion et de la connaissance ne consiste donc pas en une relation à peu près symétrique entre le modèle et son image. Socrate assigne à la connaissance et à l’opinion deux capacités distinctes, ces capacités étant envisagées comme ce qui est (τὰ ὄντα, 477c1), mais distinguées de et par leurs objets (477b-478b). C’est la capacité de l’opinion qui correspond à la capacité de ses objets de recevoir les propriétés contraires sans être plutôt ceci que cela (cf. les négations de μᾶλλον en 479b7-9 et c8-d1). Situé dans l’intervalle (μεταξύ) entre les Formes et le non-être, chaque objet de l’opinion tient quelque chose des déterminations contraires. Fort différent sera le double usage de μᾶλλον en 515d3, où le prisonnier libéré sera tout d’un coup plus près des objets qui sont plus que leurs images. Ici, l’argument ne s’achemine plus seulement vers les Formes des propriétés mais aussi vers les Formes des choses.
10Avant d’interpréter la ligne divisée comme le lieu de ce glissement qui élargit la perspective du dialogue, j’aimerais résumer ma position à l’égard des pages 476d-480a dont je ne peux pas fournir une analyse détaillée. Elles me semblent porter aussi bien sur les actes que les objets de la pensée, la différence déterminante se situant du côté des objets. Sont objets de connaissance les Formes qui, sans appartenir à un « monde », se projettent dans l’objet de l’opinion, ce dernier faisant partie du monde et portant les propriétés contraires. Il s’agit de la théorie d’un seul monde dont les contenus sont co-déterminés de l’extérieur. Toute la fin du livre V exprime cette théorie qui n’est jamais contredite dans la suite du dialogue. Je pense donc que les deux passages postérieurs, soulignés par les critiques des « deux mondes » et censés contredire la corrélation de la connaissance et des Formes d’un côté, de l’opinion et des choses de l’autre côté, n’invalident pas la relecture ici proposée. Ces deux endroits, signalés par Gail Fine et d’autres encore15, se trouvent dans les livres VI et VII. Or le premier passage, 506c5-8, concerne le Bien au sujet duquel Socrate ne possède qu’une opinion apparemment vraie (c7-8). Sans parler maintenant de la célèbre distinction explicite entre le Bien et les Formes (509a-b), on notera que, en 506c-e, la discussion est sur le point de basculer dans le registre de l’image (en 506e4, le soleil s’annonce comme ce qui est ὁμοιότατος au Bien). Le Bien sera décrit comme une cause qui ne cesse d’accompagner tous ses effets dont quelques uns (la science et la vérité) lui ressemblent. Rien, en revanche, ne sera dit en participer16. Ce qui indique un rapport fort différent de celui qui existe entre les Formes des propriétés et les choses. Tout ce qui est, sans égard pour le degré d’être (des objets de la connaissance et de ceux de l’opinion), se rapporte au Bien dans le même sens et au même degré. La République contient donc en germe ce que développera, dans un contexte fort différent, la philosophie médiévale : l’être et le Bien convergent. Car une telle convergence suppose la perspective de la création ; c’est le monde créé qu’il faut inscrire dans la perspective volontairement téléologique où le Bien détermine tout ce qui est fabriqué, c’est-à-dire le Tout et ses parties, dont le Soleil17. Or, s’il en est ainsi, l’opinion au sujet du Bien n’exclut pas la connaissance des Formes à ceci près que, sans la connaissance du Bien, ces dernières ne seront jamais comprises dans leur éventuelle utilité (cf. 505a1-b4). Si les Formes étaient connues, elles ne le seraient pas avec la plus grande exactitude, qui est le propre, non d’une esquisse, mais d’un tableau achevé (voir la comparaison avec les vertus, 504d7-e3). Il semble donc y avoir une différence entre la connaissance des Formes de propriétés prises une à une, et la connaissance de leur inventaire complet. D’où peut-être le ͷαὶ τἄλλα ταὐτά qui accompagne habituellement les « listes » de Formes en nous rappelant la différence en question, et ainsi les limites de la connaissance humaine18.
11Le deuxième passage, 520c2-d2, va dans l’autre direction, donc vers la connaissance des apparences, mais il porte aussi, et cette fois-ci très explicitement, sur la relation entre un objet et son image. Celui qui a connu les objets en dehors de la caverne, c’est-à-dire les choses véritablement belles et justes et bonnes (c6-7), reconnaîtra pour cette raison même leurs images, εἴδωλα (c5). Il reconnaîtra leur qualité d’images, conformément au critère énoncé dès 476c6-8, ce que confirme le recours immédiat à la même polarité de l’éveil et du rêve (520c5-6). La correspondance entre l’acte de la pensée et son objet, corroborée par la distinction des δυνάμεις de la connaissance et de l’opinion, n’est ainsi pas mise en doute. De surcroît, la page 520c vient après un exposé assez détaillé de diverses opérations mentales et de leurs objets distincts. De cet exposé, connu sous le nom de « division de la ligne », il paraît prétentieux de fournir encore une interprétation. Je me contenterai de plusieurs remarques aussi bien générales que de détail. Mon but est simple : décrire la ligne comme l’endroit où s’opère le glissement entre les deux types des Formes, celles des propriétés et celles des choses. Ce glissement assume ce qui a été achevé lors du discours précédent sur le Bien et le Soleil. Son trait le plus apparent consiste en un dédoublement de la connaissance par la production.
12La ligne est conçue comme une image qui rend claire une autre image, celle du Soleil qui, à son tour, devait mettre en lumière une opinion vraie concernant le Bien. De plus, la ligne sera suivie par une sorte d’anthropologie dramatique qui prolonge une explication des choses et de leurs images par un tableau peu joyeux de la condition humaine. Dans leur ensemble, ces trois grands discours (le Bien-Soleil, la ligne et la caverne) mettent l’homme plus bas qu’il ne l’a jamais été, tout en lui offrant un issue qui le mène plus haut qu’il ne l’a jamais espéré. L’homme n’est pas du tout pensé comme une déviation de l’ordre cosmique et naturel qu’il essaie de réfléchir et d’imiter. Se divisant lui-même en nouvelles parties (corps-appétit-ardeur-intellect), l’homme est devenu partie de l’univers de production.
13La page 504c-d marque le retour aux questions soulevées par le livre V. En 505a, les contours de ce retour se précisent grâce à la mention de l’idea du Bien, sommet de la connaissance et condition de toute utilité19. La brève polémique contre le Bien conçu soit comme plaisir soit comme intelligence mène alors à une affirmation forte : la notion du Bien s’accompagne partout et de la part de tout le monde d’un refus des apparences. Quant au Bien, seuls comptent et sont cherchés τὰ ὄντα, jamais τὰ δοͷοῦντα (505d7-11). Nous avons une relation spontanée au Bien, une sorte d’opinion qui refuse d’emblée toute opinion et indique la réalité qui peut, mais ne doit pas coïncider avec les apparences. Sans l’appui d’une définition jugée inaccessible, cette affirmation est pourtant une clé de voûte de la différence entre le Bien et les Formes, et c’est elle qui renforce le soupçon qu’à travers les diverses esquisses des Formes, Platon tente déjà ce que tentera Kant dans la première Critique : une systématisation de l’attitude spontanément transcendantale de l’esprit humain (cf. 505e1-4 : ce bien dont l’âme « pressent l’existence », ἀπομαντευομένη τι εἶναι). Le rôle assigné au Bien est un rôle architectonique qui va de pair avec le monde conçu et construit comme un bâtiment.
14L’artisan de cette construction sera mentionné pour la première fois deux pages plus loin. Il y est question de « l’artisan de nos sens » (τὸν τῶν αἰσθήσεων δημιουργόν, 507c8-9) qui « s’est mis de loin le plus en dépense pour la faculté de voir et d’être vu », ce qui justifie l’analogie du Bien et du Soleil dont l’élaboration vient de commencer à la page 507b20. Cette dépense, corrélative de la fabrication du ciel et des corps célestes (cf. τῷ τοῦ οὐρανοῦ δημιουργῷ αὐτόν τε ͷαὶ τὰ ἐν αὐτῷ, 530a7-8), amorce une téléologie qui sera à l’œuvre jusqu’à l’exportation finale du Bien au-delà de l’οὐσία21. Les yeux et la vue sont faits pour voir là où le Soleil est la cause de la lumière qui produit (ποιεῖ) à la fois la vision et la visibilité, servant de lien entre la vue et son objet. La vue est précieuse parce qu’elle est réflexive : en même temps que les objets visibles, la vue perçoit sa propre cause (508b9-10). La structure de l’acte de voir, corrélative à l’activité du Soleil, est ajustée à la structure de l’univers téléologique.
15Au seuil du passage du Soleil vers le Bien, il faut maintenant souligner fortement que ni la téléologie ni la structure réflexive de la vue, corrélative de la fonction du Soleil, ne nécessitent en elles-mêmes de transcendance22. La structure de cette dernière résulte seulement de la manière dont Socrate, à la page 509b, redéfinit le Soleil comme une cause de la genèse dont il ne participe pas, de même que toutes les choses visibles ne sauraient être dites participer à la nature du Soleil. Le Bien, cause de la connaissance et de la vérité, n’est alors pas une Forme de Formes, mais plutôt leur orientation vers la structure unique d’un monde23. Cette orientation est peut-être indiquée dès la ligne 509a3 où apparaît l’adjectif ἀγαθοειδής, hapax appliqué il est vrai à la connaissance et non aux Formes elles-mêmes. Pourtant, tout comme l’ensemble des actes de l’âme tout entière (ἅπασα Ψυχή, 505e1-2), les Formes sont liées au Bien, ce qui semble plus facile à soutenir pour les Formes des choses tandis que les Formes des propriétés restent très réticentes à toute téléologie sauf celle de nos actes « analytiques » de connaissance.
16Ce dernier point est indirectement confirmé par le fait que, dans le schéma élaboré par Socrate, les analogues visibles des Formes des propriétés ne sont pas les choses mais leurs couleurs. Ici encore, la distinction entre Formes de propriétés et Formes de choses pourrait peut-être rendre compte de ce qui autrement paraît comme la limite de l’analogie, cette dernière impliquant alors un « terme manquant »24. Ce n’est pas que les Formes soient plus ou moins intelligibles selon la lumière de l’intellect comme les couleurs le sont selon la lumière du Soleil. Une telle alternative est impossible car l’intelligibilité des Formes n’admet pas de degrés. Mais il y aurait plutôt deux types d’intelligibilité ou d’actes de l’intellect qui correspondraient aux deux types de Formes : la saisie par les contraires et la saisie par l’image (la reconnaissance de la nature de l’image et le passage au-delà de cette dernière). Cette distinction semble renforcer la non-coïncidence entre la perspective du Bien et la perspective des Formes dont Socrate était parti dans le Phédon. L’hypothèse des Formes contraires, donc des propriétés, a été destinée à remplacer, si possible provisoirement, la téléologie universelle en tant que savoir sur le meilleur arrangement de toutes choses (99c1-101c9). Dans la République, la tension entre le Bien et les Formes des propriétés, réticentes à toute explication téléologique, reste apparemment irréductible (la page 507b confirme qu’αὐτὸ ἀγαθόν, énuméré à côté d’αὐτὸ ͷαλόν, est une Forme, mais nullement le Bien recherché25). Or l’admission des Formes de choses dans le livre X (l’admission de Formes récusées dans le Phédon, comme en témoigne le refus de la Forme-feu au profit de la Forme-chaleur, 103c7-d1), ouvre le chemin à la production du monde, cette dernière étant la réponse la plus économique à l’impossibilité de lier directement le Bien et les Formes26. Le nouveau schéma du livre X n’arrive cependant pas comme une surprise totale. Dès maintenant, Socrate franchit un grand pas dans cette direction. C’est la division de la ligne qui lui permettra de parler des choses, et ainsi des images.
17La ligne est donc censée fournir une explication supplémentaire de la relation entre le Bien et le Soleil, entre le lieu visible et le lieu intelligible. Elle touchera à ce qui a été omis auparavant (509c). Je ne m’attarderai pas sur la construction de la ligne, mais il importe de noter l’égalité des segments intermédiaires de cette dernière27. Cette égalité du segment supérieur de la partie visible et du segment inférieur de la partie intelligible renforce l’analogie des êtres vivants et des artefacts d’un côté, et des Formes auxquelles les vivants et les artefacts ressemblent de l’autre (ils en sont les images, cf. 510b). « Les animaux autour de nous, toutes les plantes et tous les objets fabriqués » (510a5-7) sont à la fois les images des êtres supérieurs, qui appartiennent au premier domaine de l’intelligible, et ce qui se reflète spontanément sur le segment le plus bas de la ligne, donnant ainsi lieu aux ombres et aux reflets sur l’eau et sur les surfaces des corps (510a1-3). Les εἰͷόνες (les ombres et les reflets, Φαντάσματα) ne sont pas fabriquées. En revanche, parmi les objets qui projettent les ombres et qui se reflètent sur les surfaces sont énumérés les artefacts ; et à ces derniers est accordé le même statut qu’aux vivants, cette identité provenant du même type de rapport aux Formes (cf. 510b4-5). Tout porte ainsi à croire que le deuxième segment contient divers résultats d’une fabrication qui produit aussi bien les vivants que les objets, cette distinction n’étant en fait que secondaire. Cette lecture ne contredit pas la lettre du passage et s’accorde parfaitement avec le livre X (on le verra plus loin), sans parler du rapprochement possible avec le Sophiste28.
18Ce sont les lignes suivantes dont le sens est décisif (510b4-9). De manière laconique, elles décrivent d’abord le passage au premier, puis au deuxième segment de l’intelligible. Dès la première étape, Socrate passe des objets de la sensation à l’âme et à ses opérations. Deux choses sont évidentes : 1) dans le premier des deux segments, l’âme saisit les vivants et les objets visibles comme étant des images (le livre V a désigné cette opération comme un éveil) ; 2) la différence entre les opérations effectuées dans les deux segments est celle de la direction, car l’âme va d’abord de l’hypothèse à la conclusion (ἐπὶ τελευτήν), ensuite de l’hypothèse au principe absolu (ἐπ’ ἀρχὴν ἀνυπόθετον). Dans le premier segment de l’intelligible, l’âme arrive à connaître les Formes « une par une », dans leur relation aux choses-images. Seul le deuxième segment semble correspondre à une saisie téléologique de la totalité, autrement dit à la saisie des Formes dans la perspective du Bien. Cette perspective est dépourvue d’images, le rapport entre le Bien et les Formes n’étant pas celui du modèle et de son imitation29. C’est l’orientation finale selon le Bien qui détermine la différence dans la démarche ἐξ ὑποθέσεως telle qu’elle est esquissée ici et telle qu’elle est décrite dans le Phédon. Dans ce dernier, les hypothèses concernent les Formes des propriétés. En revanche, les hypothèses qui correspondent au troisième segment de la ligne divisée concernent les Formes des choses. Ce changement semble nécessaire afin que les éléments des hypothèses (les Formes) puissent être « reconvertis » dans la perspective du Bien, celle-là même que la démarche hypothétique du Phédon remplace. La relation entre le deuxième et le troisième segment le dit clairement : un vivant ou un artefact est à considérer comme une image de sa Forme30. Et qu’il s’agisse effectivement des Formes de choses se confirme dans la suite du texte, qui explique les opérations corrélatives aux deux segments intelligibles à l’aide des mathématiques.
19Avant 510c1, les mathématiques ne sont pas évoquées31. Leur exemple est censé secourir Glaucon qui ne comprend plus. Elles sont donc susceptibles d’éclairer les objets intelligibles et les actes de l’âme, sinon de la main, qui leur correspondent. Se tournant du côté de la géométrie, de l’arithmétique et des « autres sciences du même genre », Socrate énumère ce qu’elles supposent comme évident pour tout le monde (cf. 510c7-8) : le pair et l’impair, les figures, trois espèces d’angles, etc. (510c4-5) ; plus loin, cette liste instructive s’élargira en incluant le Carré en soi et la Diagonale en soi (510d6-8). Partant des figures noétiques, les mathématiciens effectuent les démonstrations en se servant de figures visibles, c’est-à-dire tracées ou modelées, et ainsi produites d’après leurs modèles noétiques et à leur ressemblance, elles suscitent pourtant spontanément des ombres ou des reflets sur l’eau (510c1-511a1). Ainsi s’élabore une analogie claire avec les Formes des choses. Car on ne dessine ni le Beau ni le Large ni le Juste sans dessiner, au même niveau du monde visible, une chose ou figure qui porterait ces propriétés. En revanche, on dessine un carré, l’image imparfaite du Carré en soi, l’image qui possède certaines dimensions, mais ne représente rien sauf le Carré.
20 À première vue, la liste des objets mathématiques contient un élément qui semblerait contredire la lecture proposée : l’Impair (τὸ περιττόν) et le Pair (τὸ ἄρτιον) ne figurent-ils pas, dans le Phédon, comme des exemples de Formes de propriétés (103e6-105b4) ? Ils y sont évoqués pour confirmer le principe d’exclusion des contraires, mais on a bien démontré comment précisément cet exemple implique le problème du rapport entre le tout et la partie32. Et ce problème est certainement étranger à la façon dont les Formes de propriétés se présentent dans la République33. Ainsi l’introduction du Pair et de l’Impair ne me semble pas contredire ce qui reste évident : le Carré en soi ou la Diagonale en soi ne sont pas les analogues de Formes de propriétés ou de contraires. De surcroît, leur usage sur le troisième segment de la ligne s’accompagne de la construction de figures visibles. En ce sens aussi, ils sont plus proches des Formes du livre X que de celles du Phédon34. Les mathématiques du troisième segment introduisent au modèle et à son image, à la construction plutôt qu’à la participation. Les figures tracées sont délibérément les images des figures mathématiques. Les ombres et les reflets sont les images des figures tracées, mais sans relever d’aucune délibération : ce sont des accidents. Or le segment le plus élevé de la ligne, où l’intellect abandonne les figures visibles, impliquera-t-il que, dans la perspective du Bien, il n’y ait finalement pas d’accidents ? Si la ligne ne fournit de cela qu’une seule indication, le livre VII sera plus éloquent.
21Avant le passage au quatrième segment de la ligne, on sait que les choses sont à la fois les images des Formes et les modèles des ombres et des reflets. Les Formes, en revanche, sont des modèles sans être des images. Le quatrième segment est alors le lieu où l’intellect établit des relations entre les Formes elles-mêmes. En 511b6, Socrate décrit cette démarche comme une ascension, sans pour autant indiquer une hiérarchie des Formes. Apparemment, il s’agit d’une comparaison architectonique qui revient à répéter, à un autre niveau (celui du Bien) la question du livre V : la vraie connaissance consiste-t-elle dans un changement d’objet, dans un changement d’attitude, ou dans les deux opérés conjointement ? On s’attend à cette dernière possibilité, car ce qui auparavant était présupposé sans condition (les Formes, le Carré en soi) devrait se montrer conditionné par le Bien. À ce sujet, la ligne se limite à indiquer le chemin vers le principe anhypothétique (τὸ ἐπ’ ἀρχὴν ἀνυπόθετον, 510b7), puis à parler du chemin qui va dans la direction du « principe de tout » (ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν) jusqu’à l’anhypothétique (511b6-7). Supposant l’identité de ces deux expressions, tous les commentateurs comprennent ce principe comme l’idea du Bien, cette lecture n’ayant aucune alternative plausible. Ce qui n’est pas une réponse, mais un retour à la question majeure : comment le Bien conditionne-t-il l’utilité de tout, y compris des Formes et des objets mathématiques ?
22Afin de répondre sans nous contenter de répéter la question, relevons d’abord, très rapidement, quelques indications fournies par le développement du livre VII. La page 517b-c situe l’idea du Bien à la dernière limite de l’intelligible, ce qui mène à conclure 1) qu’elle est la cause de toutes choses droites et belles, 2) qu’elle a engendré la lumière et ce qui la produit, 3) qu’elle dispense la vérité et l’intelligence, et 4) qu’il faut la voir afin de se conduire avec sagesse (ἐμΦρόνως πράξειν) soit en privé, soit en public. Ici, Socrate se laisse moins emporter qu’il ne le semble. Ajoutant la πρᾶξις, il souligne simplement que le Bien est la cause de tout à l’exception des ombres et des reflets des choses visibles. Le Bien est à chercher derrière toute production impliquant une délibération, que ce soit dans le lieu intelligible ou dans le lieu visible. Dans le premier cas, même la relation humaine au Bien peut être directe et orienter la connaissance qui correspond au deuxième segment de l’intelligible. Dans le deuxième cas, cette relation passe à travers des activités telles que la politique et la production des objets. Dans le lieu visible, le Bien ne cesse alors d’offrir un sens irréductible à celui de telle ou telle Forme prise en elle-même. Les Formes donnent le comment, le Bien doit donner le pourquoi.
23Maintenant, on comprend la limite imposée à la relation à l’idea du Bien. Elle n’est pas celle de l’ignorance, car Socrate soutient sans équivoque qu’une éducation philosophique donne accès au Bien lui-même. La limite en question semble alors correspondre à notre incapacité de produire un monde, cette incapacité étant la seule limite de la puissance dialectique35. Le Bien n’a rien de mollement ineffable. Il est connaissable et dicible mais, de ce savoir, l’individu humain ne peut pas tirer toutes les conséquences. L’animal dont le savoir et le pouvoir ne coïncident pas : voici une définition parfaite de l’espèce humaine, malgré la volonté de Platon et des philosophes modernes de proclamer la véritable connaissance coextensive à la capacité de produire36.
24Le Bien marque donc la limite de nos forces productrices. C’est aussi pourquoi la dialectique reste intraduisible dans les sciences, comme le souligne abondamment le livre VII dès la page 533b-c : les arts ne fabriquent que les choses, les mathématiques ne touchent qu’aux hypothèses. Chez les hommes, le Bien ne saurait servir de guide direct à la production. Chez celui qui sait, il sert de paradigme de l’activité, celle qui contribue au bon arrangement de soi-même et de la cité (540a8-b2). Malgré la traduction du Bien dans l’activité éthique et politique, la politique reste un pis-aller car il est divin de créer les hommes et la cité37. La meilleure cité n’est qu’une seconde navigation de la seconde navigation.
25Pour aller moins vite, et surtout pour lier les livres VI-VII au livre X, revenons à la question posée par les commentateurs à propos des deux segments intelligibles de la ligne divisée : « On peut se demander ici comment il est possible de relier le Carré en soi ou la Diagonale en soi (510d7) à son fondement ultime qui serait l’Idée de Bien. Comment se représenter ce passage des mathématiques à la dialectique au cours duquel les concepts mathématiques reçoivent un fondement dans les concepts ontologiques38 ? » Je ne suis pas sûr que ce soit exactement ce qui se passe. Ce que décrit Socrate est le passage d’opérations menées à l’aide de Formes mutuellement séparées à une structure susceptible de les relier. Quand Glaucon ne comprend pas, il élabore une comparaison qui situe le Carré en soi et la Diagonale en soi à un niveau correspondant à celui des Formes, plus précisément à celui des Formes de choses39. Au niveau visible, il est donc facile de dessiner un carré avec une diagonale. Or ce qui reste non seulement difficile mais impossible, c’est de résoudre le problème de leur incommensurabilité numérique. Pour les mathématiques, une telle solution équivaudrait aux opérations dialectiques. Mais Socrate continue à proclamer cette équivalence impossible : la puissance dialectique dépasse la capacité des sciences mathématiques. Cette inégalité concerne la connaissance humaine et n’a rien à voir avec la fondation des mathématiques dans les « concepts ontologiques » dont par ailleurs l’idea du Bien ne fait pas partie. Le Bien n’est pas corrélatif à la connaissance humaine, mais à la production aussi bien humaine (l’arrangement de l’âme et de la cité) que divine (la fabrication du monde, donc de la totalité de ladite « nature »).
26Après les livres V-VII, deux passages semblent confirmer cette mise au point. Le premier le fait avec une brutalité peu habituelle même chez Platon : le début du livre VIII explique que la nature est dotée d’une structure mathématique, qui règle la reproduction de ces vivants qui ne savent pas produire d’autres vivants individuellement et délibérément. Ce règlement vaut également pour les hommes, qui sont les seuls à ne pas y obéir spontanément, tout en étant incapables de le calculer. Je ne peux pas entrer dans le détail, mais ce passage, indiquant à la fois la structure de la nature vivante et la limite des mathématiques humaines, semble former un contrepoint au livre X, plus exactement au discours sur le démiurge qui fait littéralement la totalité de ce qui est (voir 596c). Ce discours, envisagé du point de vue des Formes et de son rôle dans l’ensemble du dialogue, me retiendra avant les remarques de conclusion.
27L’enjeu de la première partie du livre X est clair. Il s’agit d’une nouvelle critique de la poésie qui ne nuit pas seulement à la cité, mais encore et surtout à l’âme. Le remède politique, consistant en une fiction alternative (le noble mensonge du livre III), est ainsi à remplacer par le remède philosophique, qui consiste dans la connaissance de ce que les poèmes sont réellement. Et comme ils relèvent de l’imitation, on cherche à définir l’imitation en général (μίμησις ὅλως, 595c7), et cela à l’aide d’une méthode bien connue : « nous avons en effet l’habitude de poser une certaine Forme, une seule, qui embrasse chaque groupe de choses multiples auxquelles nous donnons le même nom » (596a6-8). Ce résumé représente la variante dite « réaliste » de ce que les lectures analytiques appellent « the one over many argument »40. Il est évident, et les lignes suivantes du texte le prouvent, que cet argument diffère de celui des propriétés contraires et qu’il concerne les Formes de choses. Cette divergence ne semble pas procéder d’une erreur logique, comme le suggère Julia Annas41, qui pourtant fournit une description parfaite de la manière dont Plato distingue les deux arguments (celui des contraires et celui du « one over many ») : tandis que l’argument des contraires semble impliquer un nombre limité de Formes, les lignes 596a6-8 assignent une Forme à chaque ensemble qu’on peut subsumer sous un terme générique ; tandis que les contraires jouent un rôle central dans la connaissance de ce qui ne se donne pas dans l’expérience, les Formes du livre X semblent plus faciles à penser sinon triviales42.
28Ces deux différences majeures sont aussi étroitement liées. Le changement du type de Formes correspond au passage de la connaissance à la production, et si Socrate propose de développer son argument à propos de n’importe quel objet, le choix qu’il opère n’est pas innocent (596a10- b1). Un lit ou une table sont fabriqués par des artisans humains d’après une Forme-modèle dont la production leur est interdite (596b6-c1) et est assignée à un auteur divin (597b5-7). Socrate, dans le cadre de sa critique des poètes, transpose ensuite cette même différence au niveau humain où les poètes et les peintres se content d’imiter les aspects que présentent dans une certaine perspective les objets que fabriquent les artisans (qui eux-mêmes reproduisent l’œuvre du dieu). Or le terrain de l’activité artistique est déjà celui de l’apparence et de l’imagination purement humaine dont Platon ne nie pas la puissance mais la vérité. En 596c7-12, Socrate évoque celui qui, justement, ne se limite pas à reproduire (partiellement) ce que les hommes savent produire, donc les artefacts au sens étroit du terme. Il fait (ποιεῖ) toutes les plantes et il fabrique (ἐργάζεται) tous les animaux et lui-même, et encore la terre, le ciel, les dieux, et tout ce qui se trouve dans le ciel et sous la terre, dans l’Hadès. Cette liste frappe immédiatement par son exhaustivité. Le peintre semble ici visé, et il ne saurait jamais peindre les dieux ou les choses de l’Hadès à partir d’une expérience directe, mais uniquement en donnant forme visible aux contenus de mythes et de poèmes, donc à une parole humaine et mensongère43. La leçon semble claire : plus l’imagination s’éloigne de la saisie de l’intelligible, plus elle élargit à la fois son champ et son pouvoir d’enchanter, autrement dit de tromper. C’est pour inscrire cette leçon dans un cadre philosophique que, dans cette partie du dialogue, Platon manifeste la volonté de maintenir d’un bout à l’autre le schéma de la production sans tomber dans une régression infinie où chaque production serait à son tour produite par une cause supérieure. S’il y a un père de notre univers, c’est l’artisan divin nommé plus loin φυτουργός (597d5). Cette dénomination rare (il s’agit de sa seule occurrence chez Platon) peut susciter un certain embarras car elle relève du langage tragique44, mais peut-être pouvons-nous la prendre à la lettre : l’enjeu du texte est bel et bien celui d’une production de la nature et non d’une nature créatrice.
29En revanche, l’embarras ressenti par certains lecteurs devant la double incongruité d’une Forme du lit, et de surcroît d’une Forme fabriquée, ne me semble pas nécessaire. Il surgit du point de vue de la connaissance, qui est propre au livre V45. Maintenant, le texte suit très clairement le schéma de la production, et la volonté d’y inclure la production humaine exige le choix d’une Forme de quelque chose dont les hommes savent fabriquer à la fois les images, et les images de ces images (le lit et le lit peint)46. Dans la République, ce schéma peut passer du démiurge divin jusqu’aux artisans humains et, encore plus bas, aux artistes. En revanche, une telle chaîne des artefacts situés à trois niveaux de la réalité serait impensable dans le cas du Timée, où le démiurge reproduit la vie même du modèle, ce qu’un seul être humain n’arrive pas à imiter : d’où les organes sexuels et la nécessité d’une reproduction à deux, fatigante et semblable à la guerre. C’est peut-être pour cette raison que Timée arrête son exposé avant la naissance de la cité. Or le discours de la République s’étend de la dialectique jusqu’aux esquisses cosmologiques d’un côté, jusqu’à la philosophie politique de l’autre côté. Cette expansion ne saurait s’appuyer sur les seules Formes de propriétés, surtout là où il faut juger les effets des objets et des actes sur toutes les trois parties de l’âme, ce qui reste l’objectif principal du livre X. D’où l’effort d’établir les trois degrés de réalité comme corrélatifs aux intérêts des trois parties de l’âme, tout cela pour dénoncer un Homère inutile et incertain (cf. 600c-e). Faut-il alors conclure que la création des Formes de choses n’appartient qu’au contexte d’une critique de la poésie et qu’elle ne représente pas une conception du monde que Platon aurait sérieusement envisagée47 ? Je ne le pense pas, surtout parce que la logique de cette critique n’exige nullement le dispositif élaboré. Si elle s’inscrit dans le schéma de la production, elle ne le présuppose pas et pourrait bien s’en passer : il suffirait d’interdire aux poètes l’accès à la connaissance des Formes. Autrement dit, la critique de la poésie, différente de celles des livres II-III, s’appuie sur la corrélation des degrés de réalité et des parties de l’âme, cette même corrélation que le discours sur les Formes et la création du Tout n’hésite pas à dépasser. La question de l’imitation permet de réfuter Homère avec une nouvelle vigueur, réfutation fondée sur la division tripartite de l’âme et de la cité, tout en fournissant à Platon l’occasion de repenser encore une fois la totalité de ladite Φύσις, produite par un art divin.
30L’entreprise de la première partie du livre X serait alors proche de ce que Platon entreprend, de manière chaque fois différente, dans le Timée et dans le Sophiste. Avec chacun de ces deux textes, elle partage un moment important. Comme dans le Timée, un bref passage nous offre une version de « l’argument du troisième homme ». Comme dans le Sophiste, le schéma esquissé omet toute mention d’un modèle de notre monde, le Sophiste (265a-266d) s’accordant en plus assez bien (non parfaitement) avec la ligne divisée48. Comme toutes ces questions ne sauraient être discutées dans le présent propos, je me limiterai à celle qui se lie directement à la production de la Forme du lit. En 597c1-d3, l’argument du troisième homme reçoit un traitement qu’on a pu baptiser « l’argument du troisième lit »49.
31Du troisième homme, on trouve chez Platon quatre versions : deux dans le Parménide (132a1-b2 et 132d1-133a3), une dans le Timée (31a1- b4), et enfin celle de la République (597c1-d3). Cette dernière me semble combiner la deuxième version du Parménide avec celle du Timée. Car elle lie explicitement, dans une seule trame, deux moments principaux : celui de la ressemblance et celui de la production. Dans une optique aristotélicienne, la création de la Forme mise à part, la République illustrerait parfaitement comment « le troisième homme » découle de l’argument qui assigne une Forme à chaque ensemble désigné par un terme générique (596a6-8)50. Or précisément, la lecture aristotélicienne évite le présupposé d’où part le texte de la République, mais aussi celui du Timée, et déplace ainsi la question sur le terrain de la connaissance ou du ͷατηγορούμενον qui n’est fidèle qu’à la première version du Parménide51. Est mis en doute le thème central de notre texte, et même chez la plupart des commentateurs modernes : dans la question du troisième lit, la perspective de la connaissance prime celle de la production. Le texte est pourtant clair : en 597c1-4, le dieu fabrique un seul lit, à savoir ὃ ἔστιν ͷλίνη. Il n’en a pas fait et n’en fera pas deux. La lettre de ces quatre lignes projette ce lit dans la Φύσις (ἐν τῇ Φύσει, cf. Parménide, 132d1-2), ce qui indique que, dans la totalité de ce qui est, il n’y a pas d’autres entités qui pourraient prétendre au titre de lit sauf celles qui ressemblent à ὃ ἔστιν ͷλίνη comme à leur modèle. La ressemblance est impliquée dans l’argument dès les lignes 597c7-9, qui expliquent les raisons qui mènent le dieu à faire un lit unique. L’argument mélange la volonté du créateur et la nécessité logique, celle du rapport entre le modèle et son semblant.
32Tout d’abord, Socrate évoque la volonté et la nécessité comme deux raisons possibles (597c1). Que ces raisons soient effectivement liées transparaît en 587c7-d3. Deux lits au même niveau de réalité impliquent une ressemblance qui implique à son tour une relation du modèle et de son imitation (597c7-9). Dieu, sachant cela, voulait alors être « réellement le créateur d’un lit réel » (βουλόμενος εἶναι ὄντως ͷλίνης ποιητὴς ὄντως οὔσης, d1-2), et non un faiseur quelconque de tel ou tel lit (d2-3). Dieu est donc sûr de la perfection de son œuvre que seule la concurrence avec un autre artefact divin pourrait relativiser. D’où le nom ϕυτουργός, car la nature de son produit coïncide avec son unicité. La ϕύσις n’a plus rien d’intime. Elle n’a aucun contraire, surtout pas celui de la τέχνη, et appartient à ce qui n’a pas besoin du modèle. L’argument de Socrate ne présuppose alors qu’une seule chose, à savoir un lien entre l’unicité et la valeur de la Forme, un lien qui rapporte toute objet sensible à telle ou telle Forme unique (plusieurs objets ressemblent à une Forme, jamais vice versa). D’où la différence d’orientation entre cet argument et celui du Timée, bien que la relation modèle-image reste exactement la même. Le Timée part d’un modèle qui est un Tout, contenant diverses parties, ce qui oblige à souligner l’unicité du monde-image, cette unicité d’un Tout sensible étant un élément direct de la ressemblance. La République X part d’une liste des créations divines qui composent un monde, mais ne seront qu’en partie reproduites par les hommes. Ce qui oblige à insister plutôt sur l’unicité des modèles tels qu’un lit ou une table, qui sont à leur tour fabriqués sans être dérivés d’autres modèles.
33L’argument du troisième lit confirme donc que l’unité, comprise comme distincte de toute la multiplicité qui commence avec deux, entretient un rapport avec la question des Formes de choses. On est sur un autre terrain que celui des Formes contraires. Ces dernières, elles aussi, sont corrélativement deux (le beau et le laid) précisément parce que chacune, étant une, s’oppose à une autre : elles sont deux en tant que deux unités, et non par rapport à « deux » au sens d’une multiplicité. Or l’argument des contraires ne suggère certainement pas qu’il y a un beau noétique parce qu’il ne faut pas qu’il y en ait deux ou trois ; il y a le beau qui s’oppose au laid, et aucun « il faut » ou « il vaut mieux » n’est évoqué. En revanche, les Formes de choses impliquent un « il vaut mieux », une perspective téléologique, différente de celle de la participation au sens strict du terme. On peut alors réaffirmer que les perspectives des propriétés et des choses ne convergent pas et que, pour l’homme, la possibilité de la connaissance n’est pas la même que celle de la production. Pourtant, dans les deux cas, l’argument implique ce qui est le centre même de ladite théorie des Formes : les objets des sens (les choses) ne possèdent aucune unité naturelle. La dualité de perspective serait alors délibérée et destinée à équilibrer les deux schémas qui servent à expliquer la composition du monde : la causalité effective et la causalité finale. Si la première tend vers une description neutre, la deuxième risque de se réduire à une tautologie publicitaire (« le Bien, c’est ce qu’il y a du meilleur »). Maintenir la tension entre les deux perspectives aide à équilibrer ces deux extrêmes. Les concilier reviendrait à créer un système parfait, qui expliquerait à la fois comment et pourquoi les choses sont ce qu’elle sont. Le système où la description convergerait avec la prescription. Ce qui n’est probablement pas pour demain.
Notes de bas de page
1 Pour un développement détaillé de cette hypothèse, qui inclut le Phédon, le Parménide et le Timée, voir « Properties and Things. Plato’s Forms Revisited », à paraître.
2 Je simplifie la position de G.E.L. Owen, « A Proof in the Peri Ideôn », Journal of Hellenic Studies 77, 1957, 103-111, qui pourtant utilise ces expressions dans plusieurs sens (cf. Gail Fine, On Ideas. Aristotle’s Criticism of Plato’s Theory of Forms, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 162-163), et aussi d’Alexander Nehamas, « Predication and Forms of Opposites in the Phaedo », Review of Metaphysics 26, 1973, 461-491, et « Plato on the Imperfection of the Sensible World », American Philosophical Quarterly 12, 1975, 105-117. Owen distingue également entre « la prédication faible » (Socrate est blanc) et « la prédication forte » (Socrate est un homme) (voir « The Platonism of Aristotle », Proceedings of the British Academy 51, 1965, 125-150). Je suis parfaitement d’accord avec ces distinctions. Mais je tenterai d’en creuser les implications et d’en décrire la possible motivation.
3 La première motivation, celle de la connaissance, est, je crois, surtout liée aux propriétés morales, autrement dit à la question des vertus (la connaissance conditionne la vertu). La deuxième, en revanche, tourne l’âme vers les idées sans égard pour les qualités humaines ou civiques (la connaissance elle-même est inconditionnée).
4 Voir Phèdre, 250b2-3 : οὐͷ ἔνεστι Φέγγος οὐδὲν ἐν τοῖς τῇδε ὁμοιώμασιν. La suite précise que, s’agissant de la justice et de la modération, « seul un petit nombre d’êtres humains arrivent, non sans difficulté, à contempler à travers les images de ces réalités le trait général de leur modèle (ὀλίγοι, ἐπὶ τὰς εἰͷόνας ἰόντες, θεῶνται τὸ τοῦ εἰͷασθέντος γένος) ». Comme dans le Phédon, seuls les philosophes voient dans les réalités en devenir (des institutions judiciaires, par exemple, ou des hommes « justes ») des images déficientes d’un modèle (la justice) qu’il sont seuls à percevoir, et seuls ils peuvent interpréter ce rapport en terme de cause et d’effet. La distinction entre les deux types de Formes recoupe sans doute plus loin, dans le Phèdre, la distinction entre celles qui ne prêtent pas à controverse, comme celles du fer ou de l’argent, et celles qui nous mettent en désaccord aussi bien avec les autres qu’avec nous-mêmes, comme celles du juste ou du bon (263a).
5 Déjà les livres VI-VII semblent indiquer un glissement entre les deux types de Formes : plus loin, la ligne divisée en fournira un exemple.
6 « Celui par conséquent qui reconnaît l’existence de belles choses, mais qui ne reconnaît pas l’existence de la beauté elle-même et qui ne se montre pas capable de suivre, si quelqu’un le guide vers la connaissance de la beauté, celui-là, à ton avis, vit-il en songe ou éveillé ? (…) Rêver, n’est-ce pas la chose suivante : que ce soit dans l’état de sommeil ou éveillé, croire que ce qui est semblable à quelque chose ne lui est pas semblable mais constitue la chose même à quoi cela ressemble » (‛Ο οὖν ͷαλὰ μὲν πράγματα νομίζων, αὐτὸ δὲ ͷάλλος μήτε νομίζων μήτε, ἄν τις ἡγῆται ἐπὶ τὴν γνῶσιν αὐτοῦ, δυνάμενος ἕπεσθαι, ὄναρ ἢ ὕπαρ δοͷεῖ σοι ζῆν ; (…) τὸ ὀνειρώττειν ἆρα οὐ τόδε ἐστίν, ἐάντε ἐν ὕπνῳ τις ἐάντ’ ἐγρηγορὼς τὸ ὅμοιόν τῳ μὴ ὅμοιον ἀλλ’ αὐτὸ ἡγῆται εἶναι ᾧ ἔοιͷεν ;). La traduction citée est de Georges Leroux, Platon, La République, Paris, GF-Flammarion, 2002.
7 C’est Aristote qui a brouillé cette différence en identifiant la participation à l’imitation (Mét. A, 6, 987b10-14). C’est seulement dans le Parménide, 132d, que Socrate propose de réduire la participation à la ressemblance. D’où le deuxième argument du Troisième homme.
8 Les hypothèses mathématiques accompagneront aussi le passage vers les Formes des choses. J’y reviendrai plus loin, à propos de la ligne divisée.
9 Par « création » j’entends l’organisation du matériel sensible dans un Tout, autrement dit un monde ou un univers. Il est important de souligner qu’un monde ou un univers est toujours une entité sensible. Platon ne parle jamais d’un monde des Formes. Même dans le Timée, le modèle intelligible de notre univers (le modèle qui contient les Formes des espèces vivantes) ne reçoit aucune des dénominations du « monde ». Mais il est vrai que les Formes de choses déterminent le contenu de notre univers (ou des mondes qui lui ressembleraient). En revanche, les Formes des propriétés seraient participées par les contenus de n’importe quel monde possible.
10 Voir Parménide, 128e-130a ; c’est seulement le refus d’accepter les Formes et leur séparation qui entraîne les paradoxes bien connus.
11 Seule la chose qui est peut ne pas être une autre chose. C’est le Sophiste qui développera cette problématique selon deux axes, celle des « grands genres » et celle des images. Ce développement fait penser à une prolongation de la dualité des Formes de propriétés (connaissance) et des Formes de choses (production).
12 La connaissance doit pourtant être consciente de sa limite, ce qui n’est pas le cas de l’opinion. C’est pourquoi, dans le cadre de la République, on peut passer de la philosophie à la philosophie politique tout en maintenant la différence rigoureuse de leurs objets et de leurs objectifs.
13 Les interprétations de Fine mériteraient une analyse à part. Notons au moins qu’elles prennent ἐπὶ τῷ ὄντι en 477a9-10 comme désignant les actes ou contenus de l’âme (les propositions véridiques), et non les objets extérieurs.
14 La condition minimale de la séparation consiste dans la capacité d’exister indépendamment de tous les objets sensibles. Je laisse ici de côté la question de la transcendance des Formes de même que le problème des Formes immanentes dont semble parler le Phédon.
15 Voir Gail Fine, « Knowledge and Belief in Republic V », Archiv für Geschichte der Philosophie 60, 1978, p. 121, et « Knowledge and Belief in Republic V-VII », repris dans G. Fine (ed.), Plato 1. Metaphysics and Epistemology, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 216.
16 Contrairement donc à la proposition de Gerasimos Santas, « it is by virtue of participation in the Form of the Good that all the other Forms are the most real objets of their kind » (« The Form of Good in Plato’s Republic », dans G. Fine (ed.), Plato 1, op. cit., p. 257). Cette proposition se trouve déjà dans Aristote, EE, I, 8, 1217b10-11, qui, encore une fois, brouille la possible différence entre « participer » et « ressembler ».
17 C’est aussi pourquoi, pour un Aristote, l’ἰδέα du Bien ne peut avoir aucun sens (elle n’aurait de toute façon rien à voir avec la πρᾶξις dans la sphère sublunaire, cf. EE, I, 8, 1217b25-26). Pour le dire simplement et sans hésiter : le monde lui-même éternel n’a pas besoin des Formes comme dépositaires indestructibles du sens. Je reviendrai sur la fabrication du monde à propos du livre X qui se révèle plus proche du Sophiste que du Timée ; de Platon et d’Aristote, j’espère reparler dans Les mots et les mondes. L’économie des systèmes philosophiques, à paraître.
18 Dans la République et dans le Philèbe, la question de l’exactitude et du Bien semble très fortement liée à celle du tout et de la partie. Sans la connaissance du tout, aucune partie n’est connue « le plus exactement ». Or les Formes de propriétés, prises en elles-mêmes, ne sont jamais présentées comme les parties d’un tout. D’où la possibilité de leur connaissance pour ainsi dire « focale ». Dans la République, la contrepartie de cette dernière est fournie par la σύνοΨις liée à la dialectique et à elle seule (537b8-c7).
19 Sur le Bien et l’utilité, voir le débat entre Jonathan Barnes, « Le soleil de Platon vu avec les lunettes analytique », Rue Descartes 1 (« Des Grecs »), 1991, 81-92, et Monique Dixsaut, « L’analogie intenable », ibid., 93-120 (repris dans son livre Platon et la question de la pensée. Études platoniciennes I, Paris, Vrin, 2000, p. 121-151).
20 Pour une analyse détaillée de sa construction voir Monique Dixsaut, op. cit., surtout p. 100-112 (131-144).
21 Voir Gail Fine, « Knowledge and Belief », art. cit., p. 228 : « the best explanation of this puzzling claim [que le Bien soit au-delà de l’οὐσία] is that the Form of the good is not a distinct Form, but the teleological structure of things (…) ». J’en conviens, sans être prêt à rejeter « an objects analysis » au profit d’une « contents analysis » (elles ne doivent pas s’exclure et cette dernière mène plus directement au cadre cosmologique). Fine renvoie aussi à H.W.B. Joseph, Knowledge and the Good in Plato’s Republic, Oxford, 1948, que je n’ai pas pu consulter.
22 Il suffit de rappeler que les stoïciens s’en serviront dans le cadre de la plus stricte immanence. Chrysippe recourt au même schéma afin d’expliquer la représentation (Φαντασία) qui « tire son nom de la lumière, car, de même que la lumière fait voir elle-même et les objets qu’elle enveloppe, de même la représentation fait voir elle-même et l’objet qui l’a produite » (Aëtius, IV, 12, 3 [SVF II, 54]). Le lien avec la téléologie inclut la prénotion et la providence.
23 L’analogie exige que les substantifs γένος et τόπος, appliqués aux régions sensible et intelligible, ne désignent pas un monde bien que, précisément dans le cas du genre ou du lieu visible, un jeu de mot indique la nature de l’οὐρανος (509d3).
24 L’expression est de Monique Dixsaut, op. cit., p. 108 (140).
25 La page 507b est difficile à cause des lignes 5-7 (ͷαὶ οὕτω περὶ πάντων ἃ τότε ὡς πολλὰ ἐτίθεμεν, πάλιν αὖ ͷατ’ ἰδέαν μίαν ἑͷάστου ὡς μιᾶς οὔσης τιθέντες). Qu’il s’agisse effectivement des Formes de propriétés (αὐτὸ δὴ ͷαλὸν ͷαὶ αὐτὸ ἀγαθόν, b5) justifie la comparaison avec le langage semblable tenu en 490b2-4, puis en 493e2-494a2.
26 Je reviendrai ailleurs sur une élaboration détaillée de cette réponse.
27 Voir Pierre Aubenque, « De l’égalité des segments intermédiaires dans la ligne de la République », dans M.-O. Goulet-Cazé, G. Madec, D. O’Brien (éd.), Chercheurs de sagesse. Hommage à Jean Pépin, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1992, p. 37-44.
28 Pour les détails de ce rapprochement, voir Yvon Lafrance, Pour interpréter Platon II. La Ligne en République VI, 509d-511e. Le texte et son histoire, Saint-Laurent, Bellarmin, 1994, p. 291, à lire avec une mise au point de Monique Dixsaut, « La dernière définition du sophiste (Sophiste, 265b-268d) », dans Platon et la question de la pensée, op. cit., p. 277.
29 Peut-être ne faudra-t-il pas s’étonner de la fabrication des Formes (et non d’après les Formes) suggérée par le livre X. Je souligne à nouveau que, à la différence du Timée et comme le Sophiste, la République ne mentionne aucun modèle du monde dans sa totalité. Quant à la distinction entre les vivants et les artefacts, elle sera secondaire par rapport à la production divine. Le Περὶ ἰδέων d’Aristote et les autres sources indiquent que les successeurs de Platon abandonnent très vite cette position, ou qu’ils ne l’ont probablement jamais partagée.
30 Notons encore que si le langage des lignes 510a9-11 reprend les termes du livre V, le sens en est différent. Car ces trois lignes ne concernent que les deux segments du visible.
31 Sur la République et les mathématiques, cf. M. F. Burnyeat, « Platonism and Mathematics : A Prelude to Discussion », dans Andreas Graeser (ed.), Mathematics and Metaphysics in Aristotle / Mathematik und Metaphysik bei Aristoteles, Bern et Stuttgart, Verlag Paul Haupt, 1987, p. 213-240. Voir aussi les remarques d’Harold Cherniss, « Plato as Mathematician », Review of Metaphysics 4, 1951, 393-425, repr. dans Selected Papers, Leiden, E. J. Brill, 1977, p. 222-252.
32 Voir Phédon, traduction, introduction et notes par Monique Dixsaut, Paris, GF-Flammarion, 1991, p. 157 et p. 393, n. 315 (qui cite également une importante mise au point de Maurice Caveing). La question des contraires directs et indirects dans la dernière partie du Phédon dépasse largement les limites de mon propos. Il importe toutefois de noter que la République élabore une preuve de l’immortalité de l’âme fort différente de celle de la fin du Phédon, une preuve qui ne s’appuie nullement sur les Formes, mais suggère plutôt une réévaluation du tout et de la partie en termes de bien et de mal, au niveau d’un cosmos à la fois physique et moral.
33 Voir les livres V-VI, où le philosophe aime toutes les parties de l’οὐσία (485b5-8), donc toutes les Formes, ce qui, dans le contexte des livres V-VI (avant le Bien-Soleil), n’implique pas les « parties » de ces dernières.
34 Voir Gail Fine, art. cit., p. 97 : « For example, in Rep. 6 Plato mentions a form of the square and one of the diagonal (510de), but their existence is not established by narrow compresence [sc. des contraires]. In Rep. 10 (596b 1), Plato mentions a form of bed and one of table ; their existence is not sanctioned by narrow compresence either. » Fine se demande pourquoi la République VI pose les Formes géométriques. Ma réponse serait donc simple : afin d’expliquer (à Glaucon) comment penser avec des Formes de choses.
35 C’est une des frontières entre le divin et l’humain, celle dont témoignent les dialogues tardifs y compris, évidemment, le Timée (voir 68d, page souvent négligée, mais très importante) et le Sophiste. La République X préfigure très clairement cette frontière. Je reviendrai sur les passages pertinents dans une monographie.
36 Voir encore une fois Timée, 68d, à comparer et contraster avec Philèbe, 15c-d. et avec le Sophiste et sa définition de la capacité productrice (265b8-10).
37 Voir 413b3-415d8, et surtout Timée, 23d-24e, Critias, 109b-110d, 113b-114d. Ces deux dialogues remplissent le programme du noble mensonge tout en le détruisant. Ils montrent les relations des hommes et des dieux dans une lumière philosophique, et non politique. Il suffit de rappeler le destin de l’Athènes, la meilleure cité de jadis, et pourtant détruite par la volonté divine (Timée, 23c, à lire avec 22d).
38 Yvon Lafrance, op. cit., p. 368.
39 Il est nécessaire de signaler encore une fois les pages 523a-525a, où seuls les contraires sont dits susciter la réflexion, qui mènerait alors à des Formes de propriétés. À première vue, ce texte contredit mon propos, d’autant plus qu’il s’agit d’un prélude à l’enquête sur les mathématiques. Or le passage à la science du nombre coïncide avec un changement de perspective. En 525a, on passe de propriétés contraires telles que le lourd et le léger, le grand et le petit, le mou et le dur, à la propriété de l’unité qui s’oppose à la multiplicité. Et c’est la perception de l’unité qui est désignée comme suscitant la réflexion « au plus haut point » (οὐχ ἥͷιστα, 525a3). Le mot est de Glaucon, mais Socrate enchaîne et, de l’unité, passe directement à la question du nombre. Voir Mary Margaret McCabe, Plato’s Individuals, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 64-67, et Wolfgang-Rainer Mann, The Discovery of Things. Aristotle’s Categories and their Context, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 127-131.
40 Cf. Gail Fine, op. cit., p. 113. Sur la grammaire des lignes citées, voir Penelope Murray (ed.), Plato on Poetry. Ion ; Republic 376e-398b9 ; Republic 595-608b10, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 190-191.
41 Julia Annas, An Introduction to Plato’s Republic, Oxford, Clarendon Press, 1981, p. 229.
42 Ibid., p. 228-229. Il est vrai que si les Formes du livre V sont plus difficiles à penser, celles du livre X sont plus difficiles à simplement accepter. Il est probable qu’elles appartiennent à une perspective non seulement téléologique mais anthropocentrique. Le lit et la table, dont les Formes sont ici produites, marquent le seuil de la civilisation humaine (cf. II, 372d-e).
43 La liste citée contient ce qui ne donne pas lieu à des images non délibérées, car aucune ombre ni réflexion sur l’eau ou dans un miroir ne montre les choses dans Hadès ni les dieux. Je remercie David Sedley pour ses remarques sur cette partie du livre X.
44 Cf. Eschyle, Suppliantes, 592 ; Sophocle, Œdipe roi, 1482 ; Euripide, Iphigénie à Aulide, 949, Troyennes, 481. Sur l’artisan divin voir aussi M.F. Burnyeat, « Culture and Society in Plato’s Republic », The Tanner Lectures on Human Values 20, 1999, p. 246-249.
45 Cf. Penelope Murray, op. cit., p. 192, qui parle de « something of a shock after the earlier discussion in which Forms are introduced as suitable objets of knowledge for true philosophers (475e-480, 521c-525e), and relate mainly to moral qualities (e.g. Beauty at 476c-d, 479e ; the Form of the Good at 505a) and mathematical concepts (e.g. ’Oneness’ at 524e6) ». J’ai déjà suggéré que le cas de l’unité ouvre le chemin aux Formes des choses. Murray rappelle qu’on renvoie souvent au Cratyle, 389a-d, où le menuisier regarde vers une Forme de la navette. J’ajoute pour ma part que ce dialogue touche aussi à une hypothèse de la production divine qui, au lieu d’une image de Cratyle, mènerait à deux Cratyle tout aussi originaux (432b-c).
46 Point également noté et bien commenté par Murray, op. cit., p. 191.
47 Voir Charles Griswold, « The Ideas and the Criticism of Poetry in Plato’s Republic, Book 10 », Journal of the History of Philosophy 19, 1981, p. 146 : « it is very improbable that Socrates intends this schema to be a true representation of the Whole ; it is far more probable that he intends it as a representation of the poet’s conception of the Whole. » Or y a-t-il un poète grec qui laisse le dieu créer la totalité de ce monde ? Socrate ou poète, le texte n’en est pas moins celui de Platon.
48 Sur ces deux point voir aussi les remarques de Nestor-Luis Cordero dans sa traduction annotée du Sophiste, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 278-279, notes 391-399. Voir également Rémi Brague, « La cosmologie finale du Sophiste (265b4-e6) », dans Pierre Aubenque (dir.), Études sur le Sophiste de Platon, Napoli, Bibliopolis, 1991, p. 267-288.
49 Voir Gail Fine, op. cit., p. 231-237, qui offre une discussion critique des lectures proposées par Owen, Vlastos, Cherniss, etc., avant de suggérer que Platon n’a pas envisagé le troisième homme comme un vrai défi à sa théorie, mais plutôt comme un instrument permettant de clarifier cette dernière. Pour ma part, j’accentuerais la différence entre les deux types de Formes, ce que je tenterai de faire ailleurs.
50 Voir Alexandre, in Metaphysica (Commentaria in Aristotelem Graeca, éd. Hayduck, 1891, t. I), 84.21-85.3.
51 La première version analyse la participation sans évoquer la ressemblance, qui devient la clé de la seconde version, mais seulement après qu’on ait refusé de prendre les Formes pour des concepts (132b4-c11).
Auteur
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Thémistius
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