Annexe
Les autres emplois de theophilès dans l’œuvre de Platon
p. 295-303
Texte intégral
1Dans aucune des rares occurrences où Platon emploie theophilès1, en dehors de l’Euthyphron, il n’en fait un usage incompatible avec la leçon de ce Dialogue, telle que j’ai cru pouvoir la dégager ; mais, plus signficativement encore, on n’y trouve pas non plus une analyse, ni reprise ni modifiée, de sa nature. Il n’est pas possible d’éclairer l’analyse philosophiquement radicale de l’Euthyphron au moyen d’autres : aucun autre emploi du terme est liée à son analyse. Platon l’utilise comme un terme dont le sens irait de soi dans la conversation, qui est suffisamment entendu communément pour l’usage qu’il en fait, et qui n’appelle aucune justification ou discussion. Son emploi correspond à une manière commune et commode de s’exprimer, sur laquelle nul ne demande des comptes. Socrate se contente au mieux de vérifier que son interlocuteur est d’accord (ce qui est bien sûr le cas, puisqu’il ne dit alors rien qui heurte le sens commun ou la bienséance), selon sa manière de faire habituelle dans beaucoup de Dialogues, lorsqu’il utilise une affirmation ou une manière de parler qui n’est pas ce sur quoi porte la discussion mais qui est destinée à formuler une question ou un argument sur l’objet de la discussion – et, comme nous avons pu le vérifier dans le cas de l’Euthyphron, cela ne donne pas d’indication décisive sur ce qu’il pense au juste. En tout cas, theophilès ne fait jamais l’objet d’un examen, et il me semble impossible de trouver aucun élément doctrinal nouveau ou qui serait susceptible d’être présenté comme modifiant ce qui a été établi dans l’Euthyphron. Dans les principales occurrences, theophilès n’est jamais le sujet d’une assertion qui, sans avoir une valeur de définition, pourrait prédiquer au moins une de ses qualités, mais il est employé comme une qualité (pathos) attribuée à ce dont il s’agit à chaque fois, qui est précisément le bon, le juste, le pieux. Dans ces conditions et dans la mesure où il est employé comme adjectif (sans article) souvent au masculin (theophilès), il ne devrait pas être facile en toute rigueur, même si on ne songe pas à l’enseignement de l’Euthyphron, de tirer de ces emplois une leçon générale sur ce qu’est « le theophilès » (avec un article défini, « celui qui est aimé des dieux »), encore moins « le theophiles » (« l’aimé-des-dieux », au neutre, qui présenterait l’adjectif comme un substantif2, sur le modèle de « to hosion », comme l’Euthyphron l’a fait en sorte d’assurer la possibilité d’une comparaison serrée des deux termes). Par exemple, dans les deux occurrences qui peuvent sembler donner une certaine consistance doctrinale au terme : « l’homme juste est theophilès »3 ; « l’homme juste, pieux (eusebès, dévot) et bon est theophilès »4. Il est remarquable que, même au moment5 où le fait d’être theophilès est ce qui est présenté comme une cause de la vérité du plaisir espéré (dia to theophileis einai), ce qui aurait pu conduire à le substantifier, il est encore employé comme un adjectif qui qualifie les bons (hoi agathoi). Il ne semble jamais traité comme un terme considéré et déterminé pour lui-même, mais il est toujours employé dans le cadre d’un échange qui ne conduira pas à une discussion sur sa pertinence ou sa justification, précisément parce qu’il s’agit par son emploi, soit de dispenser d’explications longues, qui n’importent pas à la logique de la démonstration entreprise (c’est le cas du Philèbe, mais aussi bien de la plupart des occurrences), soit (c’est le cas de la République 612a sq.) de donner une traduction populaire et s’adressant sans façon à l’intérêt le plus simple et le plus direct, de ce qui a été très longuement développé auparavant de manière philosophique (c’est-à-dire précisément en examinant les bienfaits de la justice par elle-même indépendamment de bénéfices secondaires qu’elle peut attirer pour des raisons purement sociales). L’utilisation de theophilès se situe, en général, dans un contexte de souci de l’utilité sociale, politique, morale et éducative. Elle correspond aux manières communes de parler, aux lieux convenus de la rhétorique des discours de célébration6, ou bien encore, elle est liée à un contexte ouvertement mythologisant (comme en République X 612a sq., passage reliant directement la fable de Gygès et le mythe d’Er). Tout ce qu’on peut tirer de ces occurrences relève donc d’une analyse de vocabulaire, de l’usage de la langue, de manières de parler, d’opinions et de légendes communes7, mais non pas de l’établissement d’une doctrine philosophique, comme dans l’Euthyphron.
2Examinons de plus près les deux occurrences qui paraissent les plus consistantes.
3Dans la République (X, 612a sq.), Socrate note que l’on a montré jusque là que « la justice est en elle-même le bien suprême de l’âme » (612b3) ; elle seule, en effet, donne le plaisir le plus vrai, le plus réel et le plus convenable à chacune des parties de l’âme et, selon l’ordre qui existe entre elles, à la totalité qu’elle forme (IX, 586e). Mais, en sorte de connaître la justice en elle-même et pour tenir compte des réflexions que la fable de Gygès suggère, on a réalisé cela sans faire entrer en ligne de compte les avantages et bénéfices extérieurs (misthous), qui peuvent venir du fait que cette vie juste est connue et reconnue des dieux et des hommes, et sans lesquels, selon les craintes de Glaucon et d’Adimante, ceux que l’injustice peut procurer tant qu’elle est inaperçue seraient bien superieurs (357a-368e). Socrate propose maintenant de supprimer cette mise entre parenthèses, pour dire, en terminant, les récompenses que rapporte la justice en plus du bienfait qu’elle constitue par elle-même (613e-614a) : les dieux et les hommes reconnaissent sans se tromper la différence entre le juste et l’injuste, le premier est aimable et l’autre haïssable, le premier est récompensé et l’autre puni, dès cette vie en général, en tout cas après la mort. C’est pour exprimer cela que Socrate emploie (612e-613a) deux fois le terme « theophilès » : « le premier est aimé des dieux, et l’autre haï des dieux, ils ne s’y trompent pas » ; « à celui qui est aimé des dieux, tout ce qu’il peut y avoir de meilleur, voilà ce qui lui advient de la part des dieux. »
4Peut-on dire que Socrate donne ici à « theophilès » un sens, une consistance et un statut, qui ne seraient pas conformes à la leçon de l’Euthyphron ? Il ne semble pas, dans la mesure où il n’analyse, ne justifie, ni ne discute le terme mais l’emploie comme allant de soi, et où il ne fonde pas non plus sur lui, comme s’il avait un sens déterminé et solide, une justification véritable de son propos. D’abord, il est remarquable que Socrate, dans un premier temps, semble ne pas faire de différence entre les hommes et les dieux dans la manière dont il parle du juste et de l’injuste, associant de façon insistante et répétée les uns et les autres dans ce qu’il dit jusqu’en 612e, (« les récompenses de toute nature que l’âme en retire de la part des hommes et des dieux », 612c1-2 ; « impossible de tromper les hommes et les dieux sur ce sujet », 612c9 ; « l’opinion des hommes et des dieux sur le sujet », 612d4-5). Au demeurant, après avoir parlé des dieux particulièrement, quand on en vient au monde des hommes distinctement (à partir de 613b11), on découvre que la justice est en général récompensée et l’injustice punie, dans leur société également8. On peut comprendre que ce qui est affirmé ne tient pas tant aux dieux qu’à l’Idée du juste et de l’injuste. D’autre part, alors que, si le propos devait avoir une valeur vraiment démonstrative et si l’affirmation que le juste est theophilès devait posséder une portée doctrinale, on pourrait attendre une certaine détermination de l’action aimante et bienfaisante des dieux à l’égard des hommes (ce qui constituerait certes une différence notable par rapport à l’analyse de l’Euthyphron), il faut noter au contraire l’imprécision extrême de la formulation (« tout ce qu’il peut y avoir de meilleur, voilà ce qui advient de la part des dieux à celui qui est aimé par eux », 612e8-613a19), l’indétermination de l’action prêtée aux dieux étant renforcée encore par l’indication que l’on ne peut prévoir le moindre délai de réalisation (« dans cette vie ou après la mort »). Enfin, au moment où le propos prend la forme d’un argument (gar, 613a7), il est dit qu’il n’est pas vraisemblable (ou convenable, eikos, 613b2) que celui qui se rend aussi semblable aux dieux qu’il est possible pour un homme soit négligé par eux, parce que le semblable aime le semblable (ou ne peut y être indifférent). À suivre avec précision l’argument, on peut donc à peine dire, si ce n’est comme une formulation passagère ou une approximation populaire, que ce soit parce qu’il est aimé-des-dieux, que le juste est récompensé par eux, puisqu’il est aimé par eux dans la mesure où il s’est rendu aussi semblable à eux que possible et que c’est en « devenant juste et en pratiquant la vertu » qu’on devient semblable à eux10. « Theophilès » est donc une manière de qualifier le juste, qui peut aider le non-philosophe à accepter l’opinion de Socrate, mais ce n’est pas son attribution au juste qui peut fonder un argument, dont la valeur philosophique, au contraire, suppose que theophilès renvoie de façon pour ainsi dire transparente à la notion de juste. Il n’ajoute rien. Il correspond seulement à une manière de parler, qui permet d’exprimer de façon populaire une opinion droite, qui ne pose aucun problème du point de vue de la vérité, si on ne la surcharge pas d’une signification réaliste et dogmatique.
5Rien d’étonnant à cela, au demeurant, si l’on prend au sérieux ce que Socrate dit, en revanche, avoir cherché à montrer vraiment depuis le livre II de la République : « la justice est en elle-même le bien suprême de l’âme » (612b3) ; elle seule en effet donne le plaisir le plus vrai, le plus réel, le plus complet et le plus convenable pour une âme humaine. Il ne peut précisément y avoir de plaisirs ou d’avantages supplémentaires (qui ne soient pas illusions passagères) en dehors de cette totalité de plaisir qu’on peut appeler aussi le bonheur. Il s’agit de tenter ultimement de persuader les non-philosophes, et plus particulièrement ceux qui restent tracassés par les séductions de l’injustice et qui n’ont pas saisi que tout bien véritable est compris dans la justice elle-même (les autres ne sont rien en comparaison, 614a). Ce sont Glaucon et Adimante qui ont demandé à Socrate de distinguer la valeur propre de la justice et les avantages qui peuvent en suivre, qui leur semblaient inférieurs à ceux qui peuvent venir de la pratique de l’injustice. Le propos de Socrate n’a de sens que par rapport à une interrogation qui s’est exprimée dans la fable de Gygès et il se développera en prenant la forme du mythe d’Er. Socrate traduit en une formulation populaire et simple ce qui a été longuement pensé auparavant : ceux qui sont justes sont aimés et récompensés par les dieux, de la même manière, précisément, que par les hommes ; les injustes, punis et haïs. Mais, pourrait-on se demander, pourquoi procéder à une telle traduction ? Parce qu’il ne suffit pas, si l’on veut rendre justice à la justice, de n’avoir égard qu’aux philosophes ; il faut chercher à convaincre ceux qui ne le sont pas ou ne veulent pas faire d’effort, et savoir, quand il faut, parler comme tout le monde ; il faut redescendre dans la Caverne. « Pourquoi alors chercher à les convaincre ? Pour faire échapper la philosophie au discrédit dont, selon le livre VI, elle est “à présent entourée”. Pour cela elle doit communiquer elle-même une opinion vraie, ou au moins une bonne image, car la plus grande injustice commise dans les cités existantes est celle qu’elles commettent envers les philosophes, c’est-à-dire envers les plus justes11. »
6On voit qu’il n’y a rien dans ce passage qui permette de penser que ce qu’a établi l’Euthyphron soit oublié ou transformé : être « aimé-des-dieux » veut manifestement dire ici, si l’on ne veut pas enlever au propos sa valeur rationnelle et réellement démonstrative, être « digne d’être aimé » par tous, hommes et dieux, c’est-à-dire se rendre juste par l’exercice de la pensée12.
7Dans le Philèbe (39e sq.), l’usage de theophilès est lié à la même thématique et tout ce qui vient d’être dit à propos de la République peut être repris ici. Mais l’importance qu’il pourrait y avoir à ce que le sentiment, l’espoir, ou le simple désir d’être theophilès, correspondent à une réalité effective, est encore moins grande pour ce qui est de la démonstrativité du propos. En effet, ce qu’il s’agit de démontrer n’est pas qu’il y a une influence effective de l’amour des dieux sur les hommes, mais, au premier chef, que l’on peut parler d’un plaisir vrai et d’un plaisir faux, et, à cette fin, entre autres arguments, que le plaisir que procure l’espérance (39d5) de plaisir futurs, plaisir qui est en tout cas réel, peut aussi être dit soit vrai soit faux, selon que cette attente se réalisera ou non un jour (40d7-10). Or, si l’on admet que « les hommes justes, dévots et totalement bons sont aimés par les dieux, tandis que c’est le contraire en ce qui concerne les hommes injustes et mauvais en tout », l’affaire est démontrée, selon le texte : les attentes des uns seront exaussées, celles des autres non. L’argument peut se comprendre de deux manières, mais la démonstration recherchée est réalisée dans les deux cas : elle l’est, en effet, si l’on adhère de façon réaliste à l’idée populaire que les dieux aiment celui qui est juste, pieux et bon, en sont satisfaits et le récompensent en exaussant ses vœux, tandis que c’est le contraire qui arrive à celui qui est injuste et mauvais. Mais, seconde interprétation, ce n’est plus l’opinion qui est populaire mais son expression : « aimé des dieux » est une expression approximative qui peut désigner ce qui mériterait d’être aimé des dieux, c’est-à-dire ce qui est pieux, juste et bon : si l’on remplace theophilès par hoios te phileistai, l’énoncé ne pose pas de problème en lui-même, il a exactement la même force argumentative à l’égard de la différence entre le plaisir des espérances des justes et celui des injustes en ce qui concerne leur vérité.
8On peut donc seulement dire que Socrate s’exprime ici, comme dans la République, d’une manière populaire et un peu approximative par rapport aux analyses exigeantes de l’Euthyphron ; mais faut-il sans cesse tout démontrer et surtout re-démontrer, et l’excès de précision n’est-il pas la marque d’un manque de culture et de sociabilité (philanthrôpia), lorsqu’il n’est pas utile à la pensée ? Poser des questions embarrassantes sur le mot theophilès n’avait pas d’utilité ici ; en revanche, la manière de s’exprimer choisie permet de ne pas détourner de l’objet principal de la discussion et de la démonstration : celui qui partage les opinions de l’eusebeia commune voit sans détour, du simple fait qu’il y adhère, qu’il suppose que le plaisir anticipé et espéré n’adviendra pas effectivement de manière égale selon qu’on est bon ou méchant. Celui qui, en revanche, est plus philosophe et garde en mémoire les significations, se souvenant que c’est de l’homme juste, pieux et bon, qu’on dit qu’il est « aimé-des-dieux », entendra que, si ses espoirs correspondent à des plaisirs vrais, c’est-à-dire doivent être un jour réalisés, ce n’est pas en comptant sur un favoritisme de la part des dieux ou parce qu’il les aurait amadoués par une technique commerciale (emporikè technè), mais parce qu’il est homme de justice, de sagesse (sôphrosunè), de pensée (phronèsis). Car « le sage a aussi du plaisir dans l’exercice même de la sagesse » et « l’homme de pensée, dans celui de la pensée » (Philèbe 12d) ; il n’a d’opinions, de désirs et d’espérances, que conformes à la pensée, à la justice et à la sagesse, et qui ne peuvent donc être déçus, ou du moins il n’est pas raisonnable, par principe, de penser qu’ils puissent l’être – de la même manière qu’à l’égard de tout ce qui concerne l’avenir y compris après la mort, quand on a « tout fait pour participer à la vertu et à la pensée en cette vie », « la récompense est belle, l’espoir est grand », « le risque vaut la peine d’être couru » (Phédon 114c7-d8).
9On peut noter, pour terminer, deux points supplémentaires de cohérence de ce passage du Philèbe avec l’Euthyphron : d’abord, sans vouloir surévaluer ce point de vocabulaire, on peut tout de même remarquer que l’homme qui est dit theophilès, ici, est celui qui est juste et bon, mais aussi « pieux », comme disent beaucoup de traductions ; or c’est eusebès (dévot) et non pas hosios, qui est employé, ce qui serait conforme aux hypothèses avancées sur la différence qui peut être établie entre ces deux termes et la liaison, en revanche, entre eusebès et theophilès13. Ensuite, plus important sur le fond, il est remarquable que Platon, avec son art de ne rien laisser passer, même quand il est utile de s’exprimer de façon rapide, métaphorique voire mythologisante, et de tout contrôler avec la plus extrême rigueur même si c’est avec discrétion, a prévenu, dès 33b8-11, qu’il était invraisemblable et inconvenant de penser que les dieux éprouvent de la satisfaction (chairein) ou son contraire. On ne peut donc pas tirer argument de ce passage du Philèbe (39e) pour soutenir que Platon accorderait à theophilès une signification et une valeur positives et réalistes ; il nous paraît hautement instructif qu’il ait songé, au contraire, à signaler, comme en passant mais nettement et fermement (accord de Protarque et de Socrate), que, prise au sérieux, l’idée d’une affectivité des dieux aurait quelque chose d’impossible ou d’inconvenant à envisager (ouk eikos), c’est-à-dire, en somme, d’impie (ouk hosion).
Notes de bas de page
1 Cratyle (394e), Gorgias (507e5), Ménexène (237c), République (382e, 383c, 560b, 612e), Banquet (212a), Timée (60e), Philèbe (39e), Lois (716c, 822c). Occurrences très rares (j’y ai ajouté quelques approximations comme prosphilès tois théois ou tôi théôi), rapportées à l’ampleur de l’œuvre de Platon et si l’on considère combien, en un sens, comme dit A. Diès, « tout est est dieu et divin chez le divin Platon ».
2 Rappelons que theophilia ne se trouve pas chez Platon, ni d’ailleurs en grec classique. Le Bailly ne le mentionne pas et le Lidell-Scott le donne seulement comme un terme employé de façon tardive (chez des commentateurs et des éditeurs).
3 République, 612e5-6.
4 Philèbe, 39e11-12. Et non pas l’inverse, contrairement à ce qu’écrit un commentateur de ce passage, F. Teisserenc, « L’empire du faux ou le plaisir de l’image » dans La Fêlure du plaisir, études sur le Philèbe de Platon, M. Dixsaut (dir.), Paris, Vrin, 1999, p. 292. Mais il est à noter que c’est précisément parce qu’il considère qu’il s’agit d’expliquer « l’action de l’amitié divine », manifestant ainsi, apparemment, dans un premier temps, qu’il forme une représentation positive et objectivement agissante de cette amitié, ce qui ne serait pas cohérent au moins avec la leçon de l’Euthyphron, telle que je l’ai analysée. En revanche, la conclusion de son paragraphe sur « le sens d’une amitié » me paraît juste, dans la mesure où elle ramène le fait d’être theophilès à une qualité de l’homme juste, pieux et bon, qui « ne se trompe pas en jugeant » de ce qui est bon : « le fait d’être ami du dieu ne doit être rien d’autre qu’avoir son âme au diapason de l’univers, et espérer précisément ce que l’intelligence cosmique dispose », p. 293. Ainsi, serait dit theophilès, de la même manière que dans les autres occurrences, celui qui deviendrait juste et pieux grâce à l’exercice de la pensée, comme dit le Théétète de celui qui s’assimile au dieu (176b1-3).
5 Philèbe 40b4-5.
6 C’est le cas du Ménexène (237c-d), qui présente, dans le discours d’Aspasie, « d’un bout à l’autre, une parodie des procédés de composition et de style en usage chez les professionnels de la Rhétorique », Robin, 1950, p. 1313. C’est la terre d’Attique (chôra), ici, qui est dite theophilès (seul emploi au féminin dans l’œuvre de Platon), mais envisagée comme modèle pour les hommes, et plus précisément pour les femmes (gè, terre qui enfante et nourrit), et en tant que précisément « elle mérite (axia) d’être louée par tous les hommes » – ce qui, pris à la lettre, serait conforme à la leçon que nous avons dégagée de l’Euthyphron. Il est à noter, cependant, que ce passage parodique de rhétorique lourdement conventionnelle et anesthésiante est le seul lieu de l’œuvre de Platon où un tel mérite est fondé sur le témoignage d’un récit mythologique présenté comme une preuve. Mais l’affirmation que cette contrée est theophilès parce qu’elle mérite l’éloge de tous, fait suite à la critique caustique de Socrate (234c-235c) contre la rhétorique de ces discours épitaphes, qui, dit-il, ensorcellent et envoûtent au moins pour quatre ou cinq jours, qui nous font confondre tout et tous dans l’unité fantasmée de la Cité, objet véritable de la célébration, prendre les morts pour des vivants et nous-mêmes pour des héros, et où, précisément, on fait des éloges et on distribue des louanges sans se soucier de savoir vraiment si leurs destinataires les méritent.
7 C’est ce à quoi se réduit elle-même, par son contenu, la seule phrase du Timée (60e) où soit utilisé theophiles : « le sel, un corps qui, suivant ce que pensent par convention les êtres humains (kata nomon anthrôpôn, ou kata logon nomou), est aimé des dieux » (trad. L. Brisson).
8 Cf. Gorgias 507e5 : « le méchant ne peut être aimé (prosphilès) ni de l’homme ni du dieu » ; pas de différence entre eux de ce point de vue. La raison générale de cette impossibilité est qu’il ne peut y avoir de philia entre des êtres qui ne forment pas une communauté et que le méchant est incapable de faire communauté avec personne : c’est sa solitude qui fait qu’il ne peut être aimé, punition immanente s’il en est, qui tient à un ordre des choses si nécessaire et fondamental (impossibilité d’être et n’être pas à la fois), qu’on voit bien qu’il ne tient en rien à la nature ou à la volonte d’une catégorie particulière d’êtres comme les dieux. Cette nécessité est de celles à quoi est uniformément soumis tout ce qui précisément forme ce qu’on peut appeler l’univers (kosmos), comme communauté et du ciel et de la terre et des dieux et des hommes, où se partagent amitié (philia), esprit d’arrangement, de modération, de justice. Cette nécessité est de l’ordre de la géométrie et des mathématiques, celle qui tient tout également dans l’univers (hè isotès hè geométrikè). »
9 C’est une imprécision, en un sens, du même ordre que celle de la réponse que fait Euthyphron, quand il lui est demandé quelles sont les belles œuvres que les dieux produisent avec notre aide : « des œuvres nombreuses et bien belles » (13e-14).
10 Comme dit le Théetète, 176b. Voir aussi les Lois IV, 716c : « Quelle est la conduite (praxis) qui est chère (philè) et obéit à la Divinité ? Il n’y en a qu’une et qui ne tient qu’en une antique formule unique : le semblable est cher (philon) à son semblable, s’il l’est avec mesure… Ainsi la Divinité est éminemment pour nous mesure de toute chose, bien plus que tout homme ; et deviendra donc ami (prosphilè) de cette divinité, nécessairement, celui qui se rendra tel que lui autant qu’il le pourra ; selon ce principe le sage (sôphrôn) est ami (philon) de la Divinité » (on peut bien sûr, dans tout ce passage, comme toujours, préférer remplacer « Divinité » par « Dieu » ou « dieu » voire « divinité », sans que l’indication puisse venir du grec lui-même). Voir aussi le Banquet, 212a : « Celui qui enfante et nourrit la vraie vertu, cela ne doit-il pas le conduire à devenir theophilès, et, si c’est possible pour un homme, immortel ? » Propos dont on doit noter à vrai dire qu’il est interrogatif, conditionnel, au bout du compte assez mesuré et modéré dans sa rhétorique conventionnelle, mais dont on peut tirer tout de même qu’il est possible d’appeler communément theophilès l’homme qui est bon, vertueux, et s’efforce, par l’exercice de la pensée, de le devenir et de le demeurer.
11 Dixsaut, Platon, Paris, Vrin, 2003, p. 232.
12 De même, en République VIII, 560b, le fait d’être theophilès n’est pas déterminé comme une qualité positive définie, ayant une vertu propre, mais comme ce qui, sous peine d’être perdu, doit être protégé par l’acquisition du savoir, l’exercice de l’excellence, la connaissance des discours vrais ; non pas comme une qualité qui irait de pair avec la pensée, mais comme ce qui ne tient que si la pensée l’habite et le sauvegarde. Si on le prend à la lettre et si on le situe dans son contexte de description de la décadence, ce passage indique, de manière discrète, que ce qu’on appelle un « theophilès » n’est pas garanti dans sa valeur et sa bonté par le fait qu’il est (ou se sent) aimé, fût-ce des dieux, mais seulement (ou « mieux que tout ») par « l’acquisition du savoir, de l’étude du bien et les discours vrais : ce sont eux les meilleures sentinelles et les meilleurs gardiens dans les pensées des hommes aimés-des-dieux », mais « quand la citadelle de leur âme en est vide », les désirs prolifèrent et la prennent d’assaut. Cette phrase réussit, à la fois, à utiliser le terme dans une perspective conventionnelle valorisante et à indiquer qu’être theophilès n’est pas une valeur et une garantie en soi, mais que ce qui fait la vertu de l’homme que l’on appelle theophilès, en revanche, c’est la force et l’activité de sa pensée. Quant à la seule occurrence de theophilès dans les Lois (822b- c), elle permet de relier l’idée d’amour des dieux au savoir, mais négativement et sur une question particulière : celui qui n’énoncerait pas la bonne opinion (to dogma orthon, 822a5-6) concernant la régularité et la vitesse de la course de la lune et du soleil, qui sont traités comme des dieux par Platon, ne serait pas juste (orthon) ni aimé des dieux (theophilès), de la même manière que si, à la course à pied ou à cheval aux Jeux olympiques, il proclamait vainqueur le moins rapide, ce ne serait pas juste (orthôs) ni amical (prosphilôs) pour les coureurs. Ce serait déjà risible (geloion) s’agissant des hommes ; alors ce serait bien pire s’agissant des dieux : on peut comprendre, de la même manière que partout ailleurs, que le souci d’être aimé des dieux, comme bonne volonte dans le respect (eusebeia) et la glorification des dieux (hèmôn kata theôn humnountôn), n’est pas suffisant, s’il s’accompagne d’opinion erronée. Chanter des cantiques et des hymnes aux dieux ne sert à rien, si on ne sait qui ils sont et si on se trompe sur ce qu’il faut louer en eux, c’est-à-dire si on juge mal de la valeur. Ici encore, ce qui seul compte, c’est penser et savoir le vrai.
13 Theophilès est ce que désire être l’eusebès, l’homme de la religion sociale, qui vit le rapport aux dieux comme une relation réaliste à des êtres comparables à lui-même (anthropomorphisme), sur le mode affectif de la crainte respectueuse. De même, c’est de l’eusebès et du theosebès, que le theophilos est rapproché dans le Cratyle (394e), peu avant le moment où précisément le personnage d’Euthyphron est évoqué pour ses leçons d’étymologie un peu enthousiastes (396d-407d) et où Socrate va prévenir que le plus sage serait de reconnaître que l’on ne sait rien des dieux ni de leurs noms (400d-401a). De même, encore, en République II, après une notation seulement négative (les insensés et les déments ne sont pas theophileis, 382e), il est dit que les gardiens doivent être theosebeis et divins (383c).
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
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