Appendice
Euthyphron, 9c-11b
p. 223-294
Texte intégral
L’ordre des idées
1Indiquons d’abord l’ordre des idées de 9c-11b. Il paraît en effet utile d’examiner ce passage comme un ensemble, et plusieurs incompréhensions de 10a1-11b5 semblent liées à un découpage arbitraire.
2– [9c1-e9] Socrate explique pourquoi il vaut mieux abandonner l’examen de la précédente définition (« ce qui est aimé des dieux, prosphiles, theophiles, voilà qui est pieux »), et ayant proposé (en c9-d6) à Euthyphron de rectifier cette proposition en disant que le pieux est ce que tous les dieux aiment, il demande (en d7-e9) qu’on examine si l’énoncé est bien formé (ei kalôs legetai), s’il constitue une définition satisfaisante.
3– [10a1-4] Socrate propose, pour mettre à l’épreuve la validité de cet énoncé, d’examiner s’il permet de décider si le pieux est aimé par les dieux parce qu’il est pieux ou bien si c’est parce qu’il est aimé, qu’il est pieux.
4– [10a5-c12] Socrate rappelle qu’on peut distinguer actif et passif dans des verbes tels que « porter », « conduire », « voir », et encore, précisément, « aimer ». Puis (à partir de 10b1), considérant désormais ces verbes exclusivement à la voie passive, il fait observer que le participe présent passif (« porté », « conduit », etc.) représente un état ou une qualité présents qui adviennent et sont reçus d’une instance extérieure (d’un agent), selon une relation asymétrique non pas entre verbe à l’actif et verbe au passif mais, à l’intérieur de la voie passive, entre indicatif et participe présents. Il observe par l’analyse (plutôt qu’il n’induit, comme disent beaucoup de commentateurs anglo-saxons) que c’est ce qui se passe aussi avec le verbe « aimer ».
5– [10d1-11a6] Il fait apparaître que l’hosion (le pieux) et le theophiles (l’aimé-des-dieux) ne sont pas semblables (tauton) de ce point de vue, mais au contraire complètement différents l’un de l’autre (enantiôs echeton ôs pantapasin heterô onte allèlôn) : la formule qui dit que le pieux est aimé des dieux est équivoque, elle identifie deux réalités hétérogènes, dont on montre que la structure est différente.
6– [11a6-11b5] Theophiles représente un pathos (qualité « accidentelle ») ; il n’est pas identique à l’hosion, il ne le définit pas « essentiellement », alors que c’est cela, on le découvre clairement, qui a été demandé pour l’hosion, et que l’on commence à entrevoir qu’il mériterait d’être traité comme une Essence.
7Il me semble indispensable de réintégrer les lignes 10a1-11b5, qui ont souvent fait l’objet d’études séparées1, dans l’ensemble plus large (9c1- 11b5), qui lui donne son sens véritable. Tout le passage à partir de 10a1 semble destiné, plutôt qu’à établir des résultats positifs et définitifs à l’égard de la piété, à mettre Euthyphron dans l’embarras, à montrer dans quelles contradictions on tombe si on l’envisage comme lui, c’est-à-dire en cherchant à penser l’hosion par rapport au theophiles. D’autre part, la division en deux parties de 10a5-c12 ainsi que de 10d1-11a6, comme fait Dorion (1997) en suivant Hall (1968), paraissent constituer un émiettement du texte qui est lié (cause ou conséquence ?) à une incompréhension de son sens. Nous verrons que certaines des critiques qui sont adressées à ce passage (notamment concernant la distinction de l’actif et du passif en 10a5-12 et l’usage du passif en 10b1-c12) disparaîtraient peut-être si le mouvement d’ensemble du texte était restitué. D’autre part, la division de 10d1-11a6 en deux moments distincts (10d1-8 et 10d9-11a6) paraît liée elle aussi à une méconnaissance de la fonction et de la signification d’ensemble du raisonnement de Socrate qui, selon un procédé dont il est coutumier, cherche à faire apparaître à Euthyphron que les conséquences que l’on peut tirer de sa définition conduisent à une incohérence (elenchos). J’y reviendrai. Un certain nombre de critiques accusent ce passage de manquer à la fois de validité logique et de clarté, voire d’intelligibilité. Si l’on déterminait avec précision et exactitude sa signification, la plupart des difficultés logiques soulevées perdraient leur assise, c’est du moins ce que nous allons essayer de montrer. Commençons donc par établir clairement ce à quoi Socrate prétend arriver, car on ne peut juger de la rigueur et de la validité d’un raisonnement sans être sûr de ce qu’il prétend établir. Et pour chercher le sens exact de tout notre passage, partons de ses dernières lignes (11a6-b5).
But de l’ensemble du raisonnement (11a6-b5)
8« J’ai bien peur, Euthyphron, alors que je t’avais demandé, au sujet du pieux, ce qu’il est au juste (ho ti pot’estin), que ce ne soit pas son essence (ousia) que tu acceptes de me révéler, mais que tu indiques quelque chose qui peut lui arriver (pathos de ti peri autou), quelque chose dont il arrive que soit affecté (ho ti peponthe) ce qui pieux (touto to hosion) : être aimé de tous les dieux. En revanche, de son être même, tu n’as pas encore parlé. S’il te plaît, donc, ne me le cache pas ; mais reprends les choses depuis l’origine (ex archès, au principe) et dis-moi ce que peut bien être le pieux (ti pot’on to hosion), peu importe qu’il soit aimé des dieux ou quoi qu’il lui arrive : ce n’est pas cela la question ; mais parle maintenant avec détermination : qu’est-ce que le pieux et l’impie ? »
9Socrate reproche à Euthyphron de ne pas avoir répondu à ce sur quoi il l’interrogeait (erôtômenos to hosion ho ti pot’estin), ce qui signifie que ces lignes ont une valeur de conclusion et de bilan de tout ce qui précède depuis que cette question a été posée en ces termes (5c-d, 6d9-e7, et surtout 9c5, où la formule se trouve à la lettre) : qu’est-ce au juste que le pieux ? Ces lignes, qui concluent donc notamment l’examen de la seconde formulation de la seconde définition (donnée en 9d : le pieux est ce que tous les dieux aiment), en indiquent clairement le sens ultime : la demande formulée par Socrate est que, pour définir le pieux, on le traite comme une ousia (Essence) ; c’est ce qu’il tentera de réaliser dans la troisième partie du Dialogue, à partir de 11e9 (quand il entreprendra de mettre en relation le pieux avec le juste) ; il indique que c’est ce qu’il attendait de la définition demandée à Euthyphron, et cela signifie que c’est de ce point de vue qu’il en a mené l’examen (depuis 10a). Dans ces conditions, pour examiner avec rigueur si c’est avec rigueur ou non que Socrate réfute cette définition, il semble décisif d’en tenir compte : il ne s’agit pas de vérifier s’il démontre en général que le pieux n’est pas ce que tous les dieux aiment (quels que soient les sens que l’on donne à chacun des termes de cette proposition et en particulier à la copule « est »), mais s’il fait suffisamment apparaître que, lorsqu’on cherche ce que le pieux est comme essence, on ne peut pas dire qu’il est « ce que tous les dieux aiment », il n’est pas défini essentiellement par ce qui est « aimé-des-dieux » (theophiles). De fait, après avoir démontré qu’il est illégitime d’identifier le pieux et ce qui est aimé-des-dieux (« tu vois maintenant, au contraire, qu’ils sont complètement différents l’un de l’autre », 11a3-4), Socrate résume et caractérise cette différence au moyen de la distinction de l’ousia (essence) et du pathos (traduisons provisoirement par « accident », « ce qui peut arriver »). Examiner la validité effective de l’ensemble de son raisonnement, dans ces conditions, devrait consister à se demander si la différence entre ousia et pathos, telle qu’elle est formulée dans notre texte, est suffisamment déterminée pour justifier la conclusion de Socrate : l’analyse de la différence du tout au tout (pantapasin) entre le pieux et l’aimé-des-dieux s’est-elle développée en faisant apparaître effectivement comme son fondement celle de l’ousia et du pathos, par laquelle il la résume et en fixe le concept ?
Pathos et ousia
10Dorion dit que, « même si la traduction par “accident” (au sens logique du terme) n’est pas la signification usuelle de pathos (“souffrance”, “affection”, etc.), cette traduction est irrésistible, tant la distinction qu’établit Socrate entre l’ousia (essence) et le pathos anticipe la fameuse distinction aristotélicienne entre la substance (ousia) et l’accident (sumbebèkos) ». Oui et non. De fait de très nombreux traducteurs et commentateurs, même quand ils semblent un peu réticents ou qu’à l’évidence ils ne réduisent pas le mot à cette signification, se rangent à ce parti. Il est vrai que la traduction n’est pas aisée et que celle-ci peut sembler la moins incommode2. Pour la défendre, on pourra dire qu’elle se fonde sur une facilité qu’offre au traducteur la langue française en autorisant, elle aussi, que l’on use du terme « accident » en des sens un peu différents bien qu’étroitement liés : notamment, ce qui est « contingent » (par opposition à « nécessaire »), et « ce qui arrive », « ce qui advient » (l’événement), par opposition à « ce qui demeure et est constant ». Ce que l’on peut considérer comme assuré c’est que notre passage suppose une différence pertinente entre ousia et pathos et que pathos est donc une qualité en tout cas non essentielle, et ousia, quelque chose qui n’est pas du même ordre qu’une qualité telle qu’un pathos. « Essence » et « accident », par leur opposition dans la langue courante, peuvent donc convenir, en première approximation, pour transposer ousia et pathos en français.
11Cependant, toute la difficulté est qu’il faudrait, s’agissant d’une distinction conceptuelle qui ne peut être référée à un usage antérieur chez Platon ou dans la langue grecque3, s’efforcer de tirer la signification de ces deux termes, d’abord, seulement de ce que leur usage effectif ici semble comprendre et exiger, avant toute surinterprétation ; et, sans doute, pour donner leur sens à ousia et pathos dans notre texte, n’est-il pas prudent de trop penser à la signification précise d’essence et d’accident chez Aristote, parce que, chez lui, chacun des deux termes possède des significations complexes, en tout cas non univoques, et que rien n’assure que le type de rapport qui les unit dans sa philosophie corresponde à celui que l’on trouve ici. Chez Aristote, même si l’accident s’oppose, en un sens, à ce qui est « par soi-même », c’est-à-dire à l’essence (Métaphysique V, 7, 1017a7-8), au nécessaire et au général (Métaphysique V, 30, 1025a15), il peut arriver cependant qu’il se rapporte à l’essence de façon non contingente mais « par soi-même », c’est-à-dire nécessairement4. C’est que, chez Aristote, même si l’accident n’est évidemment pas toujours nécessaire, et si l’on peut opposer ce qui existe par soi (l’essence) et ce qui existe par accident, ce dernier se définit toujours comme ce qui se rapporte à une essence (ou une « substance », comme on traduit parfois, mais le mot grec est toujours ousia) et lui appartient d’une manière ou d’une autre : c’est une qualité attribuée à ce qui est par essence. Ce modèle d’appartenance et d’inhérence de la propriété accidentelle (contingente ou nécessaire) à l’essence, qui est caractéristique de la métaphysique et de la logique d’Aristote, ne convient sans doute pas pour comprendre vraiment et précisément ce que Platon entend dans l’Euthyphron par ousia et pathos et pourrait même constituer un obstacle sérieux à sa compréhension5 : d’un côté, l’ousia à quoi se rapporte l’accident aristotélicien peut être soit la matière, soit la forme, soit le composé des deux, sous les espèces notamment, donc, de la chose sensible particulière (Métaphysique VII, 2, 1028b8 sq. et 3, 1028b33 sq.), ce qui ne correspond évidemment pas à ce que Platon a en vue par ce terme. D’autre part, du côté de l’accident, la raison la plus manifeste qu’il faut au moins s’en faire un problème est que theophiles est appelé pathos en 11a8, alors que, juste auparavant (10d13), il a été dit que « ni ce qui est aimé-des-dieux (to theophiles) n’est hosion (pieux), ni le pieux (to hosion) n’est theophiles (aimé-des-dieux) » : si, en effet, il est possible de penser, comme le font certains, en s’exprimant dans le vocabulaire de la logique aristotélicienne, que le theophilès devrait être considéré comme un « accident » (sumbebèkos), peut-être même essentiel (« par soi »), de ce qui est pieux, on ne peut cependant pas dire, en tout cas, que ce soit ce que ces lignes cherchent explicitement à faire apparaître, puisque loin d’établir entre les deux un lien (que celui-ci soit contingent ou nécessaire), qui permette une prédication quelconque de l’un des deux à l’autre, le texte semble bien indiquer de façon évidente, au moins en ce lieu, même si cela peut étonner ou choquer (il faudra s’en expliquer par la suite), qu’aucun des deux termes ne peut être prédiqué de l’autre. On peut faire l’hypothèse que Platon, en caractérisant comme pathos le theophiles, même si l’on peut considérer que ce soit quelque chose de proche d’un « accident » au sens aristotélicien, essaie de soutenir quelque chose d’un peu différent, dans la mesure où ce n’est pas du fait de la manière dont il se rapporte à une ousia comme le Pieux, que le theophiles est déclaré pathos, mais en fonction d’une analyse de sa propre nature. On ne peut, si ce n’est par approximation, considérer qu’entre sumbebèkos et pathos, il y ait seulement une différence de vocabulaire pour signifier « accident » au même sens.
12Je m’efforcerai donc, par méthode, de comprendre le sens qu’il faut donner à pathos, ici, à partir de la lettre du texte et de son intention explicite (telle qu’elle nous apparaît), sans supposer un sens constitué postérieurement chez Aristote ou dans d’autres Dialogues ultérieurs et sans chercher à le confronter, dans un premier temps, avec l’usage plus large qui en est fait dans ces textes6. Considèrons donc, d’abord, les lignes conclusives 11a6-b5, où sont opposés ousia et pathos (un pathos, tel que le theophiles, ne peut être l’ousia du pieux, dit le texte). Cette opposition est notre point de repère et notre instrument le plus assuré pour fixer l’un par rapport à l’autre le sens de chacun des deux termes, sur lesquels des déterminations précises ont été données dans ce qui précède, même si c’est d’une façon qui peut passer inaperçue sur le moment, on s’en aperçoit rétrospectivement.
13D’abord, du côté de l’ousia, le reproche de Socrate à Euthyphron de ne pas avoir répondu à la demande formulée est très éclairant : l’ousia se présente ici comme ce qui doit répondre à la question « qu’est-ce que c’est ? », c’est-à-dire comme l’être de ce qui correspond aux exigences d’une véritable réponse à cette question et qui ont été caractérisées précédemment comme celles de l’idea et de l’eidos (en 5c-d, 6d-e) : être à la fois ce qui demeure le même dans toute réalité ou dans tout acte que l’on appelle pieux (5c), cela même par quoi sont pieuses toutes les choses pieuses et impies les impies (6b), ce dont on peut se servir comme d’un paradigme pour distinguer ce qui est pieux et ce qui n’est pas pieux (6d-6e). Entendons bien : ce qui est cherché (l’ousia qui correspond ainsi à l’idea et à l’eidos), non seulement ce n’est pas une chose pieuse en quelque sorte exemplaire (comme ce qu’Euthyphron a d’abord essayé de proposer), mais ce n’est pas non plus simplement un trait commun qu’on retrouverait même dans tout ce qui est pieux si ce n’est pas le tout de la piété ; c’est « le pieux lui-même », ce qui demeure soi-même identiquement dans toutes les choses pieuses parce que c’est ce par quoi elles sont pieuses : c’est autre chose qu’aucune chose pieuse ; c’est quelque chose d’une autre nature et d’un autre ordre que toute chose pieuse7.
14En première approximation et en usant de la langue commune, on pourra dire que même un caractère (une qualité) que l’on rencontrerait dans toutes les choses pieuses (ta hosia, ta polla hosia, 6d10, pasa praxis hosia, 5d1), mais accidentellement, ne correspondrait pas à l’ousia recherchée (to hosion, to hosion auto, 5d1-2). C’est ainsi que beaucoup de commentateurs comprennent et surtout traduisent pathos, à quoi est ici opposée ousia. Cependant, tâchons d’être plus précis : si on se laisse guider par le texte lui-même, il faut entendre pathos, semble-t-il, comme une qualité qui est « accidentelle » d’abord au sens (qui correspond à la signification première et étymologique du mot français « accident ») de ce qui arrive, qui survient dans le cours et du fait du devenir (ce qui, comme événement, s’oppose à l’ordre de ce qui est toujours et nécessairement), et dont la cause est extérieure au sujet qui la subit (ce qui s’oppose à ce qui est de soi-même et par soi-même) – ce que l’on pourrait rendre par « adventif » ou « adventice » (sans référence, bien sûr, à l’usage de ce terme chez Descartes).
15En effet, du côté du pathos, maintenant, dans son opposition finale à ousia en 11a6-b5, le terme est explicité comme « ce qui peut arriver » au pieux, « ce qui peut l’affecter », « ce dont il peut pâtir », le terme employé étant le verbe paskhein, une fois au parfait (peponthe, 11a9) une fois au présent (paskhei, 11b3) : être aimé même de tous les dieux, c’est quelque chose qui peut arriver à ce qui est pieux (touto to hosion, 11a9) sans que ce ne soit le pieux lui-même (auto to hosion) ; « que le pieux soit aimé des dieux ou qu’il lui arrive n’importe quoi d’autre, peu importe : ce n’est pas de cela qu’il y a à discuter » (11b2-3). Le commentaire un peu redondant de pathos par les deux emplois du verbe de la même famille paskhein, nous paraît destiné à rendre sensible la liaison étroite entre les deux connotations qui sont celles de ce substantif et de ce verbe dans la langue courante (caractère de facticité de ce qui arrive et caractère de passivité de ce qui pâtit de ce qui arrive). Or c’est cette unité de significations, dont chaque tendance correspond à une opposition fondamentale de pathos à ousia, que Socrate a précisément fait apparaître auparavant dans le rapprochement et la quasi-assimilation de « ei ti gignetai è ei ti paskhei »8 (10c1-4), quand il a déterminé (en 10a5-10c12) la nature et la structure générales de ce que représentent les participes présents passifs (tels que « porté », « conduit », « vu » et finalement « aimé ») comme « gignomenon et paskhon » (participes présents de gignestai et de paskhein), dans le but de rendre manifeste (en 10d1-11a6) le contraste entre ce qui est aimé des dieux et le pieux. Examinons, donc, comment Socrate conduit à ce résultat au cours d’un « raisonnement » que certains ont pu jugé inintelligible, superflu, sans rigueur, et où l’on peut distinguer tout simplement deux moments :
161) 10a5-10c12 : Socrate analyse les caractères des participes présents passifs, tels qu’aimé (étant aimé), qui correspondent, on va le voir, à ce qu’est un pathos.
172) 10d1-11a6 : Socrate montre que, de ce point de vue, il y a un contraste complet entre le pieux et ce qui est aimé des dieux.
Premier moment : la nature du pathos (10a5-10c12)
18Dorion, en suivant Hall9, distingue dans ce passage deux moments (10a5-12 et 10b1-c12), qu’il commence par séparer nettement d’une manière qui nous paraît artificielle et qui, loin d’apporter de la lumière, rend la suite des idées énigmatique aux yeux mêmes de ces commentateurs. Partons de ce découpage pour faire apparaître l’unité évidente de l’ensemble de ce premier moment du raisonnement de Socrate.
Actif et passif (10a5-12)
19Socrate rappelle qu’il y a des verbes qu’on peut employer soit au passif soit à l’actif et il en donne trois exemples puis un quatrième (porter, conduire, voir, puis aimer), à deux formes, que nous appelons le participe présent passif et le participe présent actif, mais que, quant à lui, il ne caractérise pas, ni ainsi ni autrement10, disant seulement, en revanche, que la différence entre elles est évidente : « quand on parle, on dit : “quelque chose de porté” et “quelque chose de portant”, de “conduit” et de “conduisant”, de “vu” et de “voyant”, et ainsi de suite ; tu vois que c’est différent dans chaque cas et en quoi » (10a6-8).
20Dorion dit que « cette première induction a manifestement pour but de contribuer à l’éclaircissement de la question (posée sous forme d’alternative) incomprise d’Euthyphron »11, et que, bien que Socrate se contente d’opposer ces formes sans formuler expressément aucune relation causale, « il semble que, pour chacun des exemples retenus par Socrate, la forme active soit présentée comme la “cause” de l’état exprimé par la forme passive. C’est en effet l’activité d’un agent qui fait qu’une chose est dans un certain état » et « elle l’acquiert uniquement en vertu de l’activité de l’agent »12.
21Ce qui est assez étonnant, c’est que ces explications, qui ne correspondent à rien que dise Socrate, comme le note bien Dorion, mais qui sont une construction interprétative dont on s’attend donc à ce qu’elles apportent une lumière sur le texte, sont immédiatement déclarées ne pas favoriser la compréhension de la question examinée (« voilà qui n’est pas clair du tout »), comme s’il s’agissait, curieusement, d’une faiblesse non pas de l’interprétation mais du texte lui-même. Mais il n’y a pas de raison de considérer que ces quelques lignes forment un tout suffisant et devraient, à elles seules, constituer l’éclaircissement qui est annoncé par Socrate. Il me semble plus raisonnable de dire que cet éclaircissement est apporté par tout le passage qui suit (au moins jusqu’en 10c1213 et même jusqu’en 11b5). Il n’y a pas non plus de raison textuelle de penser que ces premières lignes sous-entendent quelque chose de non dit, qu’il y aurait à inventer, à deviner, à supposer. Socrate, au contraire, s’y exprime comme quelqu’un qui énonce quelque chose de tout simple, d’évident et qui n’a pas besoin d’explication. Pourquoi donc ne pas tenir ces premiers propos pour tels et considérer que la distinction rudimentaire qui y est évoquée n’est que le premier point d’une analyse qui n’a pas de sens sans lui et par laquelle lui-même va donc prendre le sien ?
22Dans l’amour, il faut distinguer ce qui aime et ce qui est aimé (comme quand il s’agit de porter, de conduire ou de voir). Socrate ne dit rien de plus ici. On peut se demander pourquoi et quelle est l’utilité de ce propos ; on tâchera d’y répondre par la suite, mais il convient avant tout de prendre acte de ce que dit Socrate. Notons cependant, tout de suite, que la distinction n’est pas inutile en grec, dans la mesure où philos peut entretenir une certaine confusion entre un sens actif et un sens passif : on se souvient de la discussion, dans le Lysis (212a-b), pour savoir de qui il faut dire qu’il est « philos », celui qui aime ou celui qui est aimé. Mais, dans notre texte, la question n’est pas de savoir lequel des deux est celui qui est philos, mais simplement de reconnaître que ce n’est en tout cas pas la même chose qu’aimer et être aimé ; peu importe ici, de l’amant et de l’aimé, celui qui est décisif ou le plus important ; et, malgré certains commentateurs, il n’est pas dit ici que l’un soit la cause de l’autre. Il n’est même pas dit que ce soit dans une même relation amoureuse déterminée que l’on distingue celui qui est aimé et celui qui l’aime (de même que ce qui est distingué auparavant n’est pas ce qui est porté et ce qui le porte, ce qui est conduit et ce qui le conduit, ce qui est vu et ce qui le voit, mais quelque chose qui porte et quelque chose qui est porté, etc., en général). Si l’idée d’une relation « causale » entre deux termes intervient, ce n’est qu’au moment suivant (10b1-c12), mais précisément entre des termes cette fois-ci au passif tous les deux, la chose étonne nombre de commentateurs. Mais plutôt que d’en faire la maladresse stylistique d’un Platon qui aurait mal réussi à exprimer ce que les commentateurs auraient dit à sa place, prenons le parti d’essayer de comprendre ce que veut dire le texte ainsi rédigé. Supposons donc que Platon, pas moins sensible que nous à la langue qu’il écrit, nous indique ce qu’il dit, ici et dans les lignes suivantes, simplement, distinctement et avec une extrême précision. Socrate, par une observation qui ne devrait pas pouvoir susciter la moindre discussion (même de la part d’Euthyphron – s’il savait…!), distingue entre actif et passif pour introduire à l’examen du passif seul.
Être « aimé » est la cause unique de la passion (10b1-c12)
23Il examine, donc, à partir de là, le cas du seul passif dans ces verbes : on peut établir, entre deux formes également passives de chacun de ces verbes, une relation de « causalité » (qui correspond à l’indication d’un « parce que »), et qui plus est, une relation causale exclusive de toute autre cause. Le participe présent passif (porté, conduit, vu14), ou, plus exactement, ce qu’il représente, est déclaré avoir pour cause, et pour cause unique (il n’y en a pas d’autre : è di’allo ti ; ouk, alla dia touto, 10b2-3), ce qu’exprime le verbe à l’indicatif présent passif, qui a cette fois-ci (contrairement au premier moment) le même sujet que le participe ou le participe substantivé (parce qu’il est porté, parce qu’il est conduit, parce qu’il est vu) : « ce qui est porté, c’est parce qu’il est porté, et pas pour une autre raison, qu’il est porté », « ce qui est en train d’être porté, c’est parce qu’il est porté, et pas pour autre une raison, qu’il est en train d’être porté », et ainsi de suite pour les autres exemples. L’incompréhension, proche de l’incrédulité parfois, que manifestent plusieurs commentateurs devant cette analyse, qui a pu être jugée « inintelligible et superflue »15, semble alterner ou mélanger le sentiment que c’est une tautologie dépourvue d’intérêt et celui que c’est une manière aberrante et d’une insigne maladresse de dire (et cela leur paraît à peine moins tautologique) que ce qui agit (mais il aurait mieux valu employer l’actif de l’indicatif, conseillent-ils) est la cause de ce qui subit (exprimé au participe présent passif). Que représente le participe présent passif ? Pourquoi le verbe à l’indicatif est-il au passif ? Enfin, en quoi exprime-t-il une cause et de quelle sorte ?
24L’explication n’a pas à en être devinée et apportée, elle est donnée par Socrate lui-même à partir de 10b9 (« tu vois clairement ce que je veux dire ? ») pour les trois premiers verbes, avant d’être étendue à ce qui est décisif pour notre réflexion, le cas de l’amour. Le participe présent passif représente « quelque chose qui est en train de devenir ou qui est en train de subir » (ti gignomenon è paskhon), avec cette précision : hupo tou, c’est-à-dire du fait de quelqu’un ou de quelque chose d’autre, d’un agent (au sens où nous parlons en grammaire d’un « complément d’agent »). Ainsi, ce qui peut être exprimé par un participe présent passif (comme « porté », « conduit », « vu » ou « aimé ») correspond à deux déterminations étroitement liées : c’est un état présent (ou une qualité), 1) qui est dans le devenir (il ne peut être présent et tel qu’il est sans avoir à arriver et à maintenir sa présence telle quelle dans le devenir ou à changer ; il est ce qu’il est présentement du seul fait qu’il advient, ce n’est pas ce qu’il est qui l’a fait advenir) ; et c’est un état présent (ou une qualité), 2) qui arrive à quelqu’un ou quelque chose (qui le subit, qui en pâtit) du fait d’un agent, agent dont l’existence est nécessairement supposée pour que l’on puisse parler de quelque chose de subi, mais sans que sa nature ni son identité n’aient à être connues, elles peuvent même être totalement indéterminées (« tou »), avec encore cette ultime précision que cet état n’est ce qu’il est que du fait qu’il est subi (il est un pâtir). Telle est la structure générale, propre et insécable, de ce que représentent ces participes présents passifs : ces états (ou ces qualités) ne sont ce qu’ils sont que parce qu’ils adviennent et qu’ils affectent effectivement (cela ne veut pas dire toujours subjectivement) ce à quoi ils arrivent. On voit que c’est la même chose que l’on exprime de manières différentes mais complémentaires en employant le verbe gignestai (devenir) et le verbe paskhein (pâtir, être affecté) : devenir, c’est pâtir (de ce qui arrive) ; pâtir, c’est devenir (du fait de ce qui arrive). C’est être ce que l’on est à chaque moment de façon décisive du fait de ce que l’on n’est pas : gignomenon et paskhon sont, dans la langue ordinaire, deux connotations étroitement liées de pathos, qui l’opposent clairement et fondamentalement à l’ousia, entendue comme ce qui est soi-même, toujours identique à soi-même, sans autre cause que soi-même. Le raisonnement qui suit (10d1-11a6), visant à faire apparaître le contraste complet (pantapasin) entre hosion et theophiles, trouve là, nous allons le voir, le fondement de sa rigueur substantielle et pas seulement formelle.
25Mais ne dira-t-on pas que l’on retrouve ainsi approximativement l’idée d’une causalité d’agent à patient, que les commentateurs croyaient découvrir entre les actifs et les passifs en 10a5-12 ? Approximativement, peut-être (et encore, sous réserve d’inventaire) ; mais ce qui est étonnant est que les commentateurs, qui avaient anticipé cette idée pour tâcher de comprendre 10a5-12, ne la trouvent maintenant pas bien formulée ici : ils reprochent à Platon de ne pas avoir employé des indicatifs présents actifs plutôt que passifs pour indiquer qu’ils représentent la cause de ce qu’indiquent les participes présents passifs16. Mais précisément ce n’est pas cela que dit Platon, et ce n’est donc sans doute pas cela qu’il veut dire. C’est même cette idée courante, semble-t-il, qu’il veut sinon réfuter du moins rectifier. Nous allons voir que la rigueur et la force de son raisonnement en dépendent.
26En effet, dans le cas de l’action de porter, la relation de solidarité d’un agent et d’un patient paraît très étroite dans la mesure où elle semble être d’abord spatiale et impliquer une contiguïté qui la rend la plupart du temps facile à voir, à concevoir et à contrôler. Déjà, quand il s’agit d’être conduit, l’effectivité de l’action de l’agent n’est pas toujours aussi manifeste (car il y a bien des manières que cela soit fait, qui sont inégalement pressantes, directives et identifiables). Mais, quand il est question d’être vu, on pourrait même hésiter à parler d’action de la part de celui qui voit, en tout cas d’une action qui produise dans son objet des effets facilement objectivables, qui l’affecte dans ses déterminations spatiales et temporelles, qui le modifie ou l’altère17, comme c’est le cas de ce qui est porté ou encore de ce qui est conduit, mais déjà moins nettement. Et le cas de l’amour est encore plus incertain : sans doute, celui qui est vu peut ne rien éprouver subjectivement et n’en rien savoir, alors même qu’il est l’objet du regard d’un autre et lui est soumis objectivement, mais il doit tout de même être au moins en présence de ce qui le regarde, même si c’est à la dérobée, à portée de regard, de si loin qu’il soit regardé ; tandis que la nécessité d’une telle présence minimale n’est même pas requise quand il s’agit de l’amour, et ce qui permet de considérer comme une « action » ce qui n’existe pourtant pas sans la vertu et le fait de l’agent (complément) du verbe passif (être aimé par), est encore plus problématique : on ne peut sans doute pas appeler « action » au même sens la relation entre celui qui porte et celui qui est porté et celle entre celui qui aime et de celui qui est aimé, sauf à confondre l’action réelle avec la catégorie grammaticale générale de « l’actif », ou bien à distinguer, précisément, avec la Grammaire de Port-Royal, « action réelle » et « action intentionnelle »18. Ainsi, les exemples choisis en 10a5-12 ne paraissent pas destinés à faire apercevoir qu’il y aurait, entre ce qui est représenté par un verbe à l’actif et ce qui l’est par le même au passif, une relation nécessaire qu’il faudrait penser comme la causalité déterminante d’une action. Non seulement Socrate ne le dit pas mais précisément la réflexion sur la progression de ces exemples suggère plutôt cela même qui est montré à partir de 10b1, et qui s’y oppose : la nature, la modalité, l’insistance, la visibilité, de l’action et même de l’agent lui-même peuvent varier du tout au tout et restent indéterminables de manière générale, même si, partout où il y a patient, il y a agent, c’est ce que semble signifier l’indétermination déjà signalée du complément d’agent (hupo tou) en 10c7.
27En revanche, ce qui est indiqué littéralement comme étant la cause unique de ce que représente le participe présent passif (ce qui est porté, aimé, en train d’être porté, en train d’être aimé), c’est ce que représente le verbe à l’indicatif présent passif (c’est parce qu’il est porté, est aimé, qu’il est tel) : il n’y en a pas d’autre (di’allo ti ; ouk, alla dia touto, 10b2-3). Comme il est peu vraisemblable que ce soit par manque de style ou de rigueur que Platon écrive cela, il reste à le considérer comme une indication précieuse : il dit (à l’encontre, donc, des commentateurs que nous avons cités) que ce n’est pas la cause que constitue l’action de l’agent qui est la cause effective, déterminante et suffisante ; car, même si sans l’action d’un agent, il n’y a pas de patient, il n’y a pas d’agent tant que son action n’a pas affecté effectivement un patient, ou, doit-on dire plus précisément avec Platon en respectant l’ordre des déterminations effectives, tant qu’un patient n’a pas été affecté par elle : c’est donc le fait d’être affecté qui est la vraie et seule cause déterminante de l’état de celui qui est affecté, puisque l’action et l’agent ne sont effectifs que par lui. C’est le fait d’être affecté qui est la cause de la causalité de l’action de l’agent. L’agent et son action sont condition sine qua non de l’état représenté par le participe présent passif ; mais le fait d’être atteint effectivement par cette action est ce qui constitue la condition de possibilité de cette condition ; elle suppose et comprend l’existence de la première ; c’est donc bien elle, en ce sens, la seule vraie cause complète, ultime, totale, unique. La structure du pathos ainsi compris (gignomenon et paskhon), à la fois renvoie par elle-même et de l’intérieur d’elle-même à quelque chose d’autre (altérité d’un agent qui est aussi altérité d’un devenir) comme à une cause nécessaire, et, du même geste, rapporte (par un mouvement d’intériorisation) toute l’altérité causale à la capacité d’être affecté (par le devenir, quel que soit l’événement, et par un agent, quel qu’il soit et quelle que soit son action) comme à sa cause unique ou ultime19.
28On voit, dans ces conditions, ce qu’il y a d’étonnant à considérer que Platon aurait pu et dû s’exprimer plus clairement et rigoureusement en utilisant l’indicatif présent actif plutôt que le passif pour indiquer ce qui est cause de ce qui est représenté par les participes présents passifs. Ce qui paraît sûr, c’est que ce n’est pas un problème d’expression. Ce reproche paraît impliquer un refus de principe de (comprendre) ce qu’il veut dire, qui prolonge celui qui concerne le rappel par Socrate qu’il y a bien de la différence entre l’actif et le passif (en 10a5-12). Sans doute est-ce parce que n’est pas suffisamment aperçue l’importance des enjeux de cette différence, qui sont cependant considérables s’agissant de l’amour et surtout de l’amour des dieux – c’est l’objet même de la méditation de tout notre Dialogue : on ne peut se fier à l’amour pour penser les rapports de l’homme à la Divinité.
L’importance de la différence entre l’actif et le passif quand il s’agit de l’amour des dieux
29En grec, philos, nous l’avons déjà noté en général, peut avoir un sens actif ou passif. S’agissant de l’amour des dieux, la confusion entre les deux est possible, fréquente, source de confusions que le Dialogue s’efforce justement de dissiper ou d’éviter. Or, dans la première formulation de la définition du pieux par l’amour des dieux (6e11-7a1), Euthyphron utilise non pas le terme theophilès mais l’expression prosphilès tois theois, qui signifie « ami des dieux », « en amitié avec les dieux », mais au double sens d’aimé des dieux ou d’aimant les dieux (amical à l’égard des dieux), sens actif ou sens passif, qui peut se construire dans les deux cas avec le datif20, comme ici. C’est Socrate qui prend l’initiative de transformer la définition en utilisant le terme theophilès (7a7-8), quand il s’agit de la clarifier à des fins d’examen, précisant même to men theophiles te kai ho anthrôpos theophilès : « ce qui est aimé des dieux et l’homme aimé des dieux. » Lorsqu’il s’agit de dire quelque chose concernant le rapport entre les hommes et la divinité, qui ne soit pas un simple propos d’opinion ou une manière de conversation, s’efforcer de parler du point de vue de l’homme, si difficile que ce soit, est cependant moins démesuré que de prétendre parler du point de vue des dieux. Une première indication (discrète, surtout pour nous autres modernes) de l’importance de la différence entre être aimé et aimer, quand il y a à examiner ce qu’il en est de « l’amour des dieux », est ainsi donnée dès ce lieu. Car elle n’est pas sans importance : ne pas tenir compte de cette différence, c’est continuer de faire reposer la piété (comme dans le cadre de la religion familiale de l’époque archaïque) sur l’antique conception de la philia, relation générale de tous ceux (hommes ou objets) qui sont liés par un lien objectif d’appartenance réciproque, indépendant de chacun, comme celui qui fait qu’on est « de la famille », « de la maison » (oikeios), et qui fait qu’on ne sait distinguer qui aime et qui est aimé, chacun étant philos (terme qui équivaut alors simplement au possessif, la dimension affective étant quasi-anesthésiée) : être prosphilès tois theois c’est ne pas distinguer le sentiment que nous appartenons aux dieux et celui qu’ils nous appartiennent (ce sont « nos dieux »), le sentiment que nous les aimons et celui qu’ils nous aiment. Dans le cadre de cette représentation, l’homme qui aime les dieux, il va de soi qu’il est aimé des dieux et il le sait ; il n’y a pas pour lui à distinguer les deux faces de la « theophilia »21. C’est un tel syncrétisme archaïque que commence à analyser la demande de distinction entre l’amour des dieux pour les hommes et celui des hommes pour les dieux, c’est-à-dire, à chaque fois, qui aime et qui est aimé. C’est d’abord à cet égard que cette distinction a une importance décisive.
30Mais il est possible, tout en distinguant ces deux faces de « l’amour des dieux », et en l’envisageant du point de vue de l’anthrôpos theophilès, de considérer encore comme une évidence que ce qui fait qu’il est aimé des dieux dépend entièrement de l’amour que lui portent les dieux. Le problème est alors de ce qu’on peut en connaître. C’est une telle connaissance, que s’attribuent les religieux tels qu’Euthyphron (et bien d’autres depuis). La suite du texte (qui constitue l’examen de la première formulation de la définition du pieux par l’amour des dieux, et va conduire à sa seconde formulation dans le passage que nous étudions) porte précisément sur l’amour des dieux du point de vue des dieux, sur la valeur et le fondement de ce qu’on peut en dire, sur la possibilité et l’opportunité d’en parler : or, si Euthyphron se sent très à l’aise et très savant pour parler sur ce sujet, le sens de tous les efforts de Socrate est de montrer qu’il faut renoncer à cette recherche, qui non seulement ne permet pas de trouver une définition correcte du pieux, mais qui conduit à tenir sur les dieux des propos scandaleux et incertains, dans le meilleur des cas accompagnés de la conscience de leur caractère anthropomorphique et conjectural22.
31Cependant, si l’on ne pouvait parler de ce qui est aimé des dieux qu’en ayant une connaissance véritable de ce qu’ils sont, de ce qu’ils aiment et comment, la discussion sur la définition d’Euthyphron serait terminée en vertu d’un argument robuste et décisif, mais qui ne tiendrait pas compte du fait que la reconnaissance de la séparation et de la distance des hommes et des dieux, quels qu’ils soient, quels qu’on puisse se les représenter, appartient également à l’expérience religieuse commune autant qu’à la pensée réfléchie23. C’est pourquoi ce qu’il en est du rapport aux dieux et ce que peut être l’amour des dieux pour les hommes, envisagé du point de vue de l’expérience que les hommes sont capables d’en avoir (être aimé), est encore l’objet d’un examen possible, et même d’un examen qui s’impose à partir du moment où le sentiment de la distance extrême de la divinité ne supprime pas toute idée de piété. C’est précisément ce qui correspond à l’examen de la définition de la piété par l’amour des dieux dans sa seconde formulation (à partir de 10a1). Sa mise en œuvre est ce qui justifie dans la position du problème l’usage du verbe aimer à l’indicatif présent passif : c’est le moyen méthodique et radical de parler de ce qui est aimé des dieux sans faire comme si on connaissait les dieux, leur manière d’aimer et ce qu’ils aiment.
32Depuis le début de la seconde partie du Dialogue, tout au long de l’examen de la définition de la piété par l’amour des dieux, c’est donc pour faire varier de façon tout à fait intentionnelle et méthodique le point de vue sur l’amour des dieux, que Socrate, semble-t-il, choisit des formules soit actives soit passives : la substitution, qui est son œuvre, de theophilès à prosphilès revient à prendre congé de l’antique cercle de famille qui unit les hommes et les dieux, à séparer les dieux qui aiment et les hommes qui aiment ; puis, de ce point de vue tout humain du theophilès, il fait apparaître ce qu’il en est de l’activité qu’il faut prêter aux dieux (ils se battent, s’opposent, se haïssent) si on suppose qu’ils aiment (verbe à l’actif en 7e7) ; enfin, au moment de la transition de la première à la seconde formulation de la définition (en 9c-e), il arrête l’examen de la première en parlant de theophiles (9c8) et il propose la seconde (9d1-5) en employant le verbe aimer (philein) à l’actif (« est pieux ce que tous les dieux aiment et impie tout ce qu’il détestent »). Et dès qu’il s’agit d’examiner la valeur de cette définition, Socrate met le verbe au passif, dans la question qu’il pose et présente comme un instrument de mise à l’épreuve de la définition proposée : « le pieux est-il aimé par les dieux parce qu’il est pieux, ou bien est-il pieux parce qu’il est aimé ? » (10a1-3). Euthyphron ayant dit qu’il ne comprenait pas ce que Socrate voulait dire par là, celui-ci introduit alors, comme premier point d’éclaircissement, la distinction entre actif et passif à propos de trois verbes, puis du verbe « aimer ». À la suite de quoi, il fait porter l’analyse exclusivement sur la relation entre des formes verbales passives ayant le même sujet. On peut décrire le mouvement réalisé en disant que Socrate ramène le problème de la theophilia à celui de l’analyse de l’intériorité et de la subjectivité du theophilès : c’est à l’intérieur de l’homme theophilès, du theophiles comme qualité (pathos), que Socrate va trouver tout ce qu’il lui faut pour le comparer avec le pieux et montrer que ce ne peut pas être cela le pieux. Il ne s’agit plus d’envisager l’ensemble des dieux qui aiment et des hommes qui aiment, ni même, séparément, les dieux qui aiment et les hommes qui sont aimés, mais on a réussi à poser le problème de la relation de l’homme à ce qui est tout autre que lui (la divinité) dans les termes d’un rapport d’abord et radicalement exclusif de l’homme à lui-même, de l’homme aimé aux conditions qui font qu’il est aimé, ces conditions étant en lui : elles ne renvoient pas à ce qui est hors de lui et autre que lui comme à ce qui a la plus haute puissance sur lui, bien qu’elles en marquent la place et la nécessité, mais à sa passivité, à sa capacité d’être affecté, à sa puissance de pâtir, comme à la cause ultime et indépassable de tout ce qui peut l’atteindre24.
33Si l’idée de theophiles, qui comprend celle de relation à ce qui est autre (et même tout autre) que le theophilès, n’était pas cependant analysable et jugeable comme une qualité immanente au theophilès et à ce qui est pieux, sa comparaison avec l’hosion ne serait pas possible. S’il était nécessaire de pouvoir connaître les dieux, la manière effective dont ils aiment et ce qu’ils aiment, pour pouvoir juger et parler de theophilia, le problème de l’Euthyphron serait impossible à poser, si ce n’est pour des dogmatiques religieux, qui savent et racontent des histoires sur les dieux, en tout cas pas pour des philosophes. Par bonheur (pour la philosophie du moins), il suffit de savoir de la theophilia qu’elle n’existe dans le theophilès que sous la forme du theophiles, c’est-à-dire d’un pathos, pour être sûr qu’elle ne peut en tout cas pas être identifiée au pieux, pourvu que l’on se soucie du pieux comme essence.
34On aperçoit l’importance de cette distinction entre l’actif et le passif, dont l’exposé a pu sembler si incongru et si incompréhensible à certains commentateurs, pour rendre compte de l’expérience religieuse et de la manière dont l’Euthyphron en fait un problème (pour longtemps). Le choix de Socrate est décisif d’étudier au moyen de verbes exclusivement au passif ce qui fait qu’une chose, un acte ou un homme, peuvent être dits aimés des dieux. Il correspond à tout autre chose qu’à l’éventualité d’une défaillance dans le style ou la logique mais à une vue et une réflexion profondes, quoique d’une élégante discrétion, sur les rapports possibles entre l’homme et la divinité. Mais il faut voir maintenant avec précision comment cet emploi du passif, tel qu’il est établi en 10a5-10c12, est cela même qui rend possible la rigueur et la puissance irrésistible (si on le comprend) du raisonnement qui se poursuit en 10d1-11a6, et même jusqu’en 11b5.
Second moment : la différence du tout au tout entre hosion et theophiles (10d1-11a6)
35Examinons donc la suite du raisonnement de Socrate, tel qu’il se présente dans le texte lui-même (et non pas dans les reconstructions que certains en ont proposées), en sorte de tenter d’en faire apparaître la rigueur implacable et calculée. Certains commentateurs, qui en critiquent la validité, semblent ne pas comprendre le sens exact de ce passage : il ne voient pas sa relation avec ce qui précède ni son unité d’ensemble. Ainsi fait Dorion (1997), suivant Hall (1968), qui découpe ce passage en deux (10d1- 8 et 10dc-11a6) tout en trouvant que Socrate raisonne mal dans les deux parties : dans la première, on ne verrait pas, même en étant charitable, comment il peut y avoir déduction à partir de ce qui précède25 ; dans la seconde, Socrate ferait une faute de logique, qui reviendrait à employer la même expression (hoti, « parce que ») dans deux sens différents sans le dire (ce qui, en effet, si c’était vrai, serait un vilain procédé sophistique). Mais on a le sentiment que bien des difficultés soulevées contre le passage tiennent à ce que l’on considère tout simplement que la forme dialoguée du texte platonicien signifierait qu’il consiste en un exposé d’idées à deux voix, qui avancerait de question en réponse et de réponse en question de façon linéaire et suivie, tout étant pour ainsi dire sur le même plan. On paraît ne pas tenir assez compte du fait que sa compréhension exacte, avant toute possibilité de discussion de sa validité logique, nécessite l’examen et l’établissement de son organisation structurale. Commençons donc par étudier les lignes 10d1-11a6 de ce point de vue, en sorte de nous assurer de ce qu’on peut appeler leur intention, leur fonction et leur sens à l’intérieur de ce moment du Dialogue, que constitue l’examen de la deuxième forme de la définition du pieux par l’amour des dieux. À cette fin, et en sorte d’y situer ces lignes, établissons la structure d’ensemble du passage (9c9-11b5, après les lignes de transition c1-c9), ce que l’on pourrait appeler « l’ordre des questions et des réponses ».
Structure logique d’ensemble du passage (9c9-11b5)
36« Maintenant, qu’affirmons-nous donc au sujet du pieux, Euthyphron ? Rien d’autre si ce n’est qu’il est aimé par tous les dieux, c’est bien ce que tu affirmes ? – Oui » (10d1-3)26. Cette phrase indique, du point de vue de la progression du Dialogue, que l’analyse du philoumenon (l’aimé) ayant été conclue, on va maintenant (dè) revenir à l’idée du pieux. Mais, du point de vue logique, elle indique, à vrai dire, le passage au second moment du raisonnement d’ensemble, dont la conclusion générale est donnée dès 10d12-14 (et jusqu’en 11b5), dans une phrase introduite par « ara » (« donc », « en conséquence », « alors ») : être aimé des dieux et être pieux, ce n’est pas du tout la même chose. Ce raisonnement réfute ainsi manifestement l’hypothèse que le pieux serait ce que tous les dieux aiment (9c9-d6), et dont l’examen est annoncé en 9e4-9. Nous voyons que nous sommes donc toujours dans l’examen de cette hypothèse et que la question actuelle en 10d1-2 (« et maintenant, à nouveau, pour ce qui est du pieux…? »), qui est la reprise de celle de 10a1-3 (« le pieux est-il aimé des dieux parce qu’il est pieux ou bien est-il pieux parce qu’il est aimé ? »), n’a, selon une manière de procéder fréquente de Socrate, qu’une importance subordonnée : ce n’est qu’un instrument de l’examen de la question principale (concernant l’identité du pieux et de l’amour des dieux). C’est un instrument destiné à faire apparaître le contraste voire l’opposition entre le pieux et ce qui est aimé-des-dieux : la demande était destinée (on s’en aperçoit peut-être mieux rétrospectivement, après l’analyse de ce que c’est qu’être aimé et de ce qui en est la cause) à faire caractériser le pieux du double point de vue de ce qui fait qu’il peut être aimé et de ce qu’il est lui-même indépendamment (le cas échéant) du fait qu’il est aimé. La réponse n’a pas été tout de suite apportée, en ce qui concerne le pieux, Euthyphron ayant dit qu’il ne voyait pas ce que Socrate voulait dire (10a4), mais, d’abord, en ce qui concerne ce qui est aimé en général ; c’est pourquoi on doit maintenant revenir au pieux, éclairé désormais par l’analyse de ce que c’est qu’être aimé27. Or, ce que fait apparaître cette analyse dans sa conclusion en 10c8-10, est que, pour ce qui est de l’aimé, en tant que tel, les deux points de vue se confondent de façon caractéristique : il n’est ce qu’il est (aimé, en train d’être aimé) que du seul fait qu’il est aimé par ceux par qui il est aimé ; cette réponse vaut aussi bien pour dire quel est son être en tant que tel que pour dire pourquoi il est aimé : c’est, vient-on de voir 10c6-7, une question de fait, c’est de l’ordre de ce qui arrive à qui est susceptible d’en être atteint du fait d’un agent (gignomenon ti è paskhon ti hupo tou). Tout son être se réduit au fait d’être aimé28.
37On vient ainsi de voir en quoi l’analyse de ce que représente un participe présent passif comme « aimé » était destinée à éclairer la question de 10a2-3 concernant le pieux (est-il aimé des dieux parce qu’il est pieux ou est-il pieux parce qu’il est aimé ?), qui est reprise en 10d1-3 : maintenant (dè) Socrate demande ce qu’on peut y répondre de manière conséquente (oun), à savoir en tenant compte de l’analyse précédente29, c’est-à-dire du double point de vue de ce qui fait qu’il est aimé et de ce qui fait qu’il est ce qu’il est (pieux). Et il suffit alors que Socrate (en 10d4-8) fasse accorder (homologoumen, 10e2) par Euthyphron que le pieux est aimé parce qu’il est pieux (il le répète deux fois dans ces quatre lignes), et (insiste-t-il) non pas pour une autre raison, et (précise-t-il encore d’une manière appuyée) que, s’il est aimé des dieux, ce n’est pas pour cela qu’il est pieux : il devient manifeste que l’identification du pieux et du fait d’être aimé par les dieux correspond à une proposition contradictoire, qui est donc réfutée (10d12- 14) ; il n’en faut pas davantage pour que la démonstration soit effectuée, du moins d’un point de vue logique. Tout le reste est, si l’on veut, démonstration en un sens psychologique et pédagogique ; c’est une explicitation de ce qui a été établi, un effort pour rendre Euthyphron, et les lecteurs, le cas échéant, attentifs à ce qui a été précisément montré ainsi qu’au soin précautionneux qui a été mis à tenir compte du principe de contradiction, tel que le formulera Platon30, dans la République 436b (« Il est évident que le même ne supporte pas de faire ou de souffrir en même temps des choses contraires du même point de vue et sous le même rapport ») et dans le Sophiste (230b), où il le présentera comme un des fondements principaux de la méthode d’examen des opinions flottantes de celui qui croit avoir quelque chose à dire sur un point où il n’a rien à dire de solide : il faut rassembler ses opinions en un seul logos, où elles sont rapprochées les unes des autres, en sorte de « faire voir qu’elles sont en même temps, sur les mêmes sujets, du même point de vue, sous les mêmes rapports, en contradiction avec elles-mêmes ». Ce que Socrate fait méthodiquement ici.
Forme et nature du raisonnement en 10d1-11a6
38Examinons avec précision la forme du raisonnement, telle qu’elle apparaît en ce passage, puisque sa validité est contestée par certains, mais qui, en tendant à l’isoler, le reconstruisent d’une manière qui me paraît approximative. Or, ce passage n’est que le second moment d’un raisonnement qui s’étend de 9d1 à 11b5, même s’il peut donner le sentiment, à première lecture, d’avoir une certaine autonomie, dans la mesure où il commence en reformulant le problème et où il fait apparaître la forme de contrainte logique du propos d’ensemble de façon ramassée (ce qui est un excellent procédé pédagogique, en principe, mais on voit que la pédagogie, même des meilleurs, n’a pas la même efficacité avec tous). Il a la forme d’un examen de la cohérence interne d’une proposition (procédé très habituel de Socrate dans la réfutation, l’elenchos), qui est énoncée en 10d1- 2 : le pieux est aimé par tous les dieux (et rien d’autre, n’est-ce pas ? – allo ti –, nous l’entendrons ainsi conformément à ta manière de dire – ôs ho sos logos). À cette fin, de cette proposition, qui reprend celle énoncée dès 9c9- d6, en lui donnant une formulation précise qui va en permettre un examen décisif, chacun des deux termes va être traduit, du même point de vue, en une expression rigoureusement équivalente, ce qui va faire apparaître leur incompatibilité.
391) 10d4-8 : on traduit le premier terme de la proposition dans les termes et du point de vue de l’analyse de l’aimé : le pieux est aimé par tous les dieux parce qu’il est pieux ; et a) pas pour une autre raison (è di’allo ti ; ouk, alla dia touto) ; b) être pieux cela ne doit rien au fait d’être aimé. Euthyphron accorde cela sans difficulté31.
402) 10d9-11 : mais véritablement maintenant (alla men dè), si on traduit la seconde partie de la proposition, dire que le pieux « est aimé par des dieux », c’est dire précisément (gé) ce qui fait qu’il est un philoumenon (aimé) et aussi un theophiles (aimé-des-dieux). L’opération est double et fait voir que : a) quand on parle de « ce qui est aimé par des dieux », on parle évidemment d’un cas particulier de ce qui est « aimé », avec les conséquences que cela comporte sur ce qui en est la cause, que l’on a d’abord analysées dans l’anonymat de l’aimé en général ; on notera que Socrate, ici, ne dit pas « tous les dieux », ni même « les dieux », mais « des dieux » : ce n’est pas la quantité du prédicat qui compte quand on parle d’amour, et la tentative pour donner une apparence d’universalité à l’amour des dieux par leur unanimité n’est qu’un faux-semblant, l’amour est comme tel de l’ordre du particulier et du factuel ; quand on parle de ce qui est aimé par des dieux, peu importe décidément combien ils sont, on parle en fin de compte de quelque chose qui est aimé (philoumenon), avec ce que cela signifie ; b) quand on parle de « ce qui est aimé par des dieux », on parle de quelque chose d’aimé, mais « aussi bien » (kai) de ce qui est theophiles (aimé-des-dieux), terme qui, en grec, déguise un peu en la compactant la réalité de ce que la formule développée « être aimé par des dieux », venant après l’analyse de l’aimé, fait apparaître plus ouvertement.
413) 10d12-13 : Socrate présente comme une conséquence (ara) le fait que le pieux ne soit donc pas aimé-des-dieux, et que ce qui est aimé-des-dieux ne soit pas pieux, faisant comme si Euthyphron pouvait se souvenir de ce qui a été établi dans les lignes précédentes (10c10) sur ce que signifie être philoumenon (être ce que l’on est – aimé – du seul fait que « l’on est aimé par ceux par lesquels on est aimé ») et en même temps de ce qu’il vient d’approuver en 10d4-8 concernant le pieux (il n’est en rien ce qu’il est – pieux – du fait qu’il est aimé, et s’il est aimé c’est exclusivement à cause de ce qu’il est). Le pieux et ce qui est aimé-des-dieux (appelez-le, si vous voulez, « aimé des dieux », ou « par les dieux », ou « par tous les dieux », c’est en tout cas un « aimé ») apparaissent des mêmes points de vue et sous les mêmes rapports, directement opposés, strictement incompatibles (quel que soit le sujet logique que l’on donne à la proposition : ni l’aimé-des-dieux n’est pieux, ni le pieux n’est aimé-des-dieux). On ne peut sans se contredire affirmer que le pieux est aimé-des-dieux ; si on l’affirme, on ne sait ce que l’on dit, on dit et on se dédit dans la même proposition, on ne dit rien d’effectif ; c’est strictement un non-sens32.
424) 10d14-11b5 : comme Euthyphron, à son habitude, ne comprend pas ce avec quoi il était d’accord l’instant d’avant, cela donne à Socrate l’occasion d’expliquer et d’analyser ce qu’il a fait apparaître et qui est multiple. D’abord (10e2-9), il répète presque à l’identique ce qui vient d’être dit33. Puis (10e10-11a3), il explicite à propos de chacun des deux termes (hosion et theophiles) l’impossibilité qu’il y aurait à lui attribuer la caractérisation de l’autre comme s’ils étaient « le même », « un seul et même » (ge tauton). Enfin (11a3-11b5), il conceptualise de trois façons le fait qu’ils ne sont pas « le même » : l’idée de contrariété entre eux et de différence du tout au tout34 ; la distinction entre le fait d’être aimé et le pouvoir de l’être (hoion) ; la distinction entre pathos et ousia. Nous allons revenir sur ces explications par lesquelles Socrate indique lui-même ce qu’il a cherché à opérer dans cette démonstration.
Les hypothèse du raisonnement et l’usage du passif
43Il faut noter, d’abord, la manière stricte avec laquelle Socrate réalise la démonstration de la contradiction interne de la proposition examinée. Ce qui est important n’est pas qu’il paraisse obtenir d’Euthyphron la réponse qui lui conviendrait, mais c’est la précision insistante et appuyée qu’il prend soin de donner à la formulation de 10d4-8 : « précisément pour cette raison », « et pas pour une autre raison ». Or la formule employée ici pour interroger sur le pieux (è di’ allo ti ; ouk alla dia touto, « … ou bien pour une autre raison ? Non, mais pour celle-là »), est strictement la même que celle qui avait déjà été employée en 10b1 pour interroger, de manière générique, sur la cause de ce qui est représenté par un participe présent passif comme pheromenon (porté), et par suite comme philoumenon (aimé)35. Le lecteur tant soit peu attentif voit que le pieux vient d’être caractérisé des mêmes points de vue et sous les mêmes rapports que l’aimé, et que, envisagés strictement et exclusivement ainsi, comme va le dire Socrate, ils se comportent de façon opposée et antagoniste (enantiôs echeton, 11a3), ils sont différents l’un de l’autre (heteron touto toutou, 10d13-14) et, plus précisément différents du tout au tout (pantapasin heterô onte allèlôn, 11a4)36 ; ce qui est affirmé de l’un est nié de l’autre, aussi bien du point de vue de ce qui fait qu’ils sont (ou peuvent être) aimés que de celui de ce qu’ils sont. Or Socrate a pris la précaution37 en 10d1 de préciser qu’il est entendu que la proposition qu’on examine identifie, assimile strictement, ramène sans reste le pieux au fait d’être aimé par tous les dieux : « ce n’est rien d’autre, n’est-ce pas ? ». La proposition examinée affirme donc l’identité stricte de deux termes qui s’opposent strictement du même point de vue : elle est contradictoire. On ne peut pas dire que le pieux n’est rien d’autre que l’aimé-des-dieux, si ce qui est aimé-des-dieux est tel parce qu’il est aimé par les dieux et pas pour une autre raison, tandis que, si le pieux est aimé-des-dieux, c’est parce qu’il est pieux, et pas pour une autre raison, et que ce n’est pas parce qu’il est aimé par les dieux qu’il est ce qu’il est. Socrate peut bien conclure alors : « Donc, ce qui est aimé-des-dieux n’est pas pieux et le pieux n’est pas aimé-des-dieux, selon ton affirmation à toi, mais ils sont différents l’un de l’autre » (10d12-14).
44La rigueur formelle et substantielle du raisonnement repose ainsi de façon décisive sur cette précaution prise trois fois de préciser que ce que l’on dit doit s’entendre de façon stricte et exclusive : pour chacun des deux termes comparés et, ce qui est peut-être moins remarqué, pour le sens de la copule (est)38, toute autre possibilité est exclue. L’utilité de l’analyse de 10a5-10c12 apparaît ainsi entièrement, si l’on a été sensible à sa minutieuse et subtile précision : c’est en ne faisant pas de l’action de l’agent (cependant nécessaire dès qu’il y a passivité) la cause ultime et suffisante du fait d’être aimé, mais de la passivité de l’aimé, de son pâtir lui-même (ce que le passif rend donc avec le plus de précision), que Socrate a pu montrer que ce qui est aimé n’a pas d’autre cause que le fait d’être aimé par ceux par qui il est aimé. Cette analyse, du même geste, rapporte l’aimé à une cause extérieure et étrangère à lui (qui le met en situation de facticité, de passivité, de contingence), et, en relativisant cette cause à la seule qui soit véritablement exclusive, ultime et radicale, à savoir sa puissance de pâtir, exclut qu’il puisse y en avoir une autre que le fait de sa passivité. Le fait qu’être aimé nécessite l’événement d’un agent (quel qu’il soit, hupo tou) exclut que ce qui est aimé puisse, comme tel, être de même nature que ce qui est et subsiste par soi-même, par une nécessité propre et avec une consistance propre – ce que l’on nommera quelques lignes plus loin une « essence » (ousia). Si l’on comprend cela dans le texte de Platon, on suit l’idée vers laquelle il conduit à la fin de notre passage (c’est ce qui fait que même les commentateurs qui contestent la validité du raisonnement semblent tout de même d’accord en gros sur le sens général du texte). Mais la rigueur formelle du raisonnement n’est manifeste que si l’on note que la nécessité d’un agent, pour qu’il soit possible d’en être aimé, est dépendante elle-même du fait que l’on puisse être aimé par cet agent, c’est-à-dire, d’abord, du fait qu’on soit là, en train d’être aimé et susceptible de l’être par lui (gignomenon et paskhon) ; or cette condition, dont dépend la précédente, est ce qui assure, par sa radicalité qu’il ne peut y en avoir d’autre ; c’est elle qui assure que la cause de ce qui est aimé, comme tel, étant d’être aimé, exclut la possibilité de toute autre.
45Telle est la rigueur très méthodiquement élaborée du raisonnement de Socrate. Mais cette rigueur formelle ne doit pas nous faire oublier cependant qu’il repose sur deux prémisses, l’une concernant la nature de ce qui est aimé par les dieux, qui est établie au cours d’une analyse serrée et démonstrative, l’autre concernant celle du pieux, qui est, en revanche, accordée par Euthyphron sans démonstration, sans discussion, sans demande d’explication, sans même, peut-on penser, qu’il ne se rende bien compte de ce que cela veut dire au juste (pas davantage, sans doute, que les lecteurs à première lecture). Ainsi le raisonnement repose sur deux propositions, dont l’une a été démontée par l’analyse dans les lignes précédentes (il est regretteable de le méconnaître quand on prétend juger de la validité de notre passage), mais dont l’autre n’est pas elle-même démontrée (il serait regrettable de ne pas chercher le sens de cette absence avant de supposer qu’elle aurait échappé à son auteur). Certains commentateurs pensent même qu’Euthyphron aurait pu et dû soutenir le contraire. Deux questions se posent alors :
Pourquoi Euthyphron admet-il cela ? N’aurait-il pas dû soutenir le contraire, selon le souhait de certains ?
Même si la validité formelle de la démonstration, telle que nous l’avons comprise, n’est pas remise en question, ne doit-on pas craindre que la conclusion ne soit pas démontrée réellement et suffisamment, qu’elle demeure hypothétique, relative à cette affirmation accordée et non établie, et que la solidité de toute la suite du Dialogue ne soit compromise du fait de ce passage en force ou par ruse ? Ne fallait-il pas que cette proposition soit démontrée, selon le souhait de certains commentateurs ? La vraie question qui se pose alors n’est pas de savoir si le raisonnement de Socrate ne serait pas invalide formellement, mais si le résultat auquel il conduit est réellement démontré.
L’attitude d’Euthyphron en 10d4-8
46Il n’est pas impossible de penser, comme Paxson (1972, p. 179), que l’analyse de ce qui est aimé ait pu favoriser la réponse d’Euthyphron, bien qu’elle ne puisse s’en déduire logiquement. Ce serait par « intuition » que le devin tomberait juste. Ce qui peut embarrasser, c’est le sentiment que l’on se contenterait alors de donner un nom à la rupture logique dans la suite des idées. Il peut paraître étrange que le choix d’Euthyphron, même s’il repose sur une intuition, puisse venir des analyses précédentes, dans la mesure où la suite montre qu’il n’a pas compris ce que ces analyses ont fait apparaître. Si bien que c’est peut-être indépendamment de ces analyses qu’Euthyphron accorde quelque chose dont il ne voit ni ne suppose clairement les conséquences (c’est la raison pour laquelle le Dialogue ne se termine pas là) ; cela ne serait pas en désaccord avec la psychologie du personnage. Il nous semble que la fiction qu’a écrite Platon laisse effectivement une part d’incertitude sur ce qui pousse Euthyphron à admettre la suggestion de Socrate sans discussion ni démonstration, et que cela constitue l’indication la plus intéressante pour l’interprétation du texte tant d’un point de vue philosophique que logique (si certains pensent devoir les séparer) : il faut pouvoir en rendre compte. Nous sommes ainsi conduits, par méthode autant que par penchant, à repousser, si ce n’est comme ultime recours, l’hypothèse que Platon comprendrait moins clairement que nous ce qu’il écrit, et à penser que ce qu’il cherche à nous faire apercevoir est quelque chose dont la justification véritable ne repose précisément pas sur cet accord d’Euthyphron, même s’il est légitime de commencer par se demander ce que signifie qu’en ce passage du Dialogue ce soit ce choix que l’auteur fasse opérer à son personnage.
47C’est dans cette perspective que j’ai essayé, dans mon commentaire de 1979, de comprendre le fait que Platon fasse admettre à Euthyphron sans discussion cette suggestion de Socrate, comme une manifestation de « prescience obscure », en suivant Goldschmidt39. Ce dernier a caractérisé par cette expression un moment structurel, que l’on peut identifier dans plusieurs Dialogues (comme Hippias, Lachès, Ménon), où l’interlocuteur de Socrate, sans posséder de science de l’essence et ne sachant pas définir la notion en question, se montre cependant capable de traiter comme une Valeur ce que l’on cherche à définir. Faut-il rappeler, pour ceux qui trouvent que cette compréhension du texte manque de nécessité et même de vraisemblance, que cette « prescience obscure » ne correspond pas seulement à un moment dramaturgique relevant de la composition littéraire, ni à un trait psychologique particulier d’un personnage, mais bien à une nécessité essentielle de la pensée, dont la reconnaissance est fondamentale dans le platonisme et qui s’exprime dans la théorie de la réminiscence et de l’opinion vraie (dans le Ménon, le Phédon, le Phèdre, etc.) : ce dont on a pas d’une certaine manière déjà l’idée, on ne risque pas non plus d’en rechercher l’Idée. Ce dont on n’est pas susceptible d’abord de se « ressouvenir » obscurément comme d’une chose oubliée et vue « comme en rêve », on ne peut le penser et le connaître. On ne peut « apprendre » que ce que l’on a déjà connu et oublié. En tout cas, pour ainsi dire, « tout se passe comme si »40, tant est mystérieuse la manière dont advient le savoir, et même dont survient la moindre opinion. Le premier moment même de ce qui pourra devenir le cas échéant le savoir le plus haut ne peut pas être autre chose qu’une opinion, au sens où l’opinion n’est pas savoir, même si c’est une opinion vraie. Il n’y a pas de savoir véritable qui ne se précède par une « prescience obscure », pas d’accès à l’Idée, à l’essence, qui ne nécessite de passer par un tel état de « pré-science » ou de « pré-savoir », de « précompréhension »41. Telle est l’opinion vraie, opinion de celui qui dit vrai sans avoir la science, comme font les politiques (quand ils sont bons) et, précisément, les prophètes et les devins : « car ceux-ci disent souvent la vérité, mais sans rien connaître aux choses dont ils parlent » (Ménon, 99c1-4). Euthyphron est donc ici dans une situation qui ne devrait pas paraître aussi étonnante que cela pour les lecteurs de Platon : il ne sait pas, sinon le Dialogue serait terminé ; mais en même temps, il n’est pas sans savoir, sinon le dialogue n’aurait pas pu commencer, on ne saurait où aller (c’est pourquoi ce sont ceux qui devraient savoir, les hommes de l’art, que Socrate cherche à interroger habituellement). Pour parler comme dans le Ménon, Euthyphron a une « opinion » (il est vrai qu’appeler cela une « intuition » risque au moins d’amener des confusions), et une opinion qui semble être conforme à ce qu’il faut dire : c’est une opinion vraie, droite, bonne.
48Comment comprendre, du point de vue de la vraisemblance du personnage, qu’Euthyphron reconnaisse que le pieux est aimé pour ce qu’il est lui-même et non simplement parce qu’il se trouve qu’il est aimé des dieux, lors même qu’il semble être toujours porté à dire que le pieux est ce qui est aimé par les dieux ? Comment comprendre qu’il y ait ce début de « souvenir » de ce que c’est que l’hosion, alors que visiblement il l’a oublié et que ce qu’il croit savoir (la nature du theophiles) le voile ? Puisque l’opinion vraie, en tant que telle, n’est par principe pas (encore) pensée rationnellement selon ses liens avec d’autres contenus de pensée, ce n’est pas par l’effet d’un raisonnement qu’il y a à en attendre la venue (c’est comme en songe qu’elle se lève en nous). Mais ne peut-on supposer que son état religieux de prêtre et de devin porte Euthyphron à considérer que le pieux a de la valeur ? Or, ce qui vaut par soi vaut sans doute plus que ce qui ne vaut qu’en vertu de l’élection par d’autres42. Si donc Socrate a pu favoriser cette réponse d’Euthyphron (qui n’hésite pas à dire son désaccord dans d’autres cas), c’est en demandant de façon insistante si le pieux est aimé pour soi ou pour une autre raison. On peut ainsi soutenir à la fois que la manière d’interroger de Socrate (et peut-être bien depuis le début de l’analyse de la distinction entre actif et passif et de ce que c’est qu’être aimé) a favorisé la réponse d’Euthyphron, sans qu’elle en constitue une démonstration. Euthyphron, en un sens, ne comprend pas ce qu’il accorde, il n’en voit ni la signification, ni la portée, ni les conséquences, telles que Socrate les fera apparaître par la suite (et il demeurera même dans cette cécité jusqu’au bout). Et pourtant, Socrate, en lui parlant son langage à lui, populaire et imagé, de la piété dévote (eusebeia) et de l’amour des dieux, a su lui faire dire quelque chose qu’il n’est pas sans savoir, qu’il n’est pas sans pouvoir penser. Mais ce qu’il lui fait accepter, en parlant le langage de l’amour des dieux, n’est qu’une formulation approximative, qui se révèle contradictoire dès qu’on la prend en toute rigueur, car le pieux est quelque chose qui résiste à être dit dans le langage de l’amour43. Bien interrogé par un Socrate qui a su multiplier les questions et faire varier leur expression et leur perspective (au point de dérouter même quelques commentateurs), Euthyphron accorde de façon au moins fugitive une opinion droite, dont on peut penser qu’il comprend le sens mais comme dans un rêve, sans pouvoir la relier aux autres opinions qu’il a, sans apercevoir même la contradiction qu’elles forment si on les réunit en un tout ; et il coupera court à l’entretien, à la fin du Dialogue, avant que tout se soit mis en ordre. Socrate a su faire qu’Euthyphron, en lui répondant, a répondu « à l’appel que nous adresse l’Essence »44 et a pu s’entendre dire lui-même, fût-ce passagèrement, ce que le logos veut qu’il soit dit. On voit en quoi a consisté l’habileté de Socrate : en interrogeant sur l’amour, faire parler de façon discrète et à demi voilée de la Valeur (ce qui vaut par soi), mettre en secret sur le chemin de l’Essence (ce qui est par soi).
49Dans ces conditions, reprocher à l’ensemble de ce passage ne pas constituer une démonstration valide semble l’expression d’une critique qui méconnaît sa signification et sa situation dans le Dialogue. Le raisonnement d’ensemble repose sur deux prémisses, l’une concernant ce qui est aimé-des-dieux, l’autre le pieux. Ce qui est démontré, à nos yeux, c’est que l’aimé, et cela vaut donc aussi pour l’aimé-des-dieux, est nécessairement pathos et pas ousia (il n’a pas de consistance et de subsistance par soimême). En revanche, que le pieux soit aimé pour lui-même, pour ainsi dire, est une proposition décisive que Platon fait accorder à Euthyphron sans qu’elle soit démontrée. Ce à quoi conduit, dans ces conditions, le raisonnement qui prend appui sur cette proposition, c’est-à-dire la différence de nature entre le pieux et l’aimé-des-dieux et l’idée que, l’aimé-des-dieux étant un pathos, le pieux soit une essence, cela est démontré formellement, hypothétiquement, mais pas réellement (ontôs) ou suffisamment (hikanôs) : on peut et on doit continuer à s’interroger sur un tel résultat (c’est ce qui justifie la poursuite du Dialogue). Cette démonstration n’est cependant pas inutile : en reliant de façon aussi rigoureuse, fût-ce conditionnellement, le pieux et l’aimé-des-dieux, tels qu’ils ont été définis, elle constitue une analyse, une explicitation, un éclaircissement de ces notions et de celles de pathos et d’ousia, dont la valeur ne dépend pas du fait que ce qui concerne le pieux soit ou non démontré. En somme, la nature de l’un des deux termes (l’aimé) est fermement établie ; la relation qui l’unit à l’autre terme est déterminée au moyen de la distinction notamment entre pathos et ousia ; il reste à s’efforcer de penser le pieux en lui-même, et c’est ce que se propose la fin du Dialogue à la demande de Socrate. Attendre une démonstration ici concernant l’essence du pieux, c’est manifester une singulière impatience : c’est méconnaître le moment du Dialogue où se situe ce passage ; c’est refuser par principe à Platon le droit de faire apparaître dans ce texte les pensées comme toute son œuvre cherche à montrer qu’elles adviennent, qu’elles peuvent advenir, qu’elles doivent advenir ; c’est attendre de lui qu’il écrive un Dialogue comme un traité, ou comme si les Idées n’étaient que des propositions qui peuvent être démontrées sans avoir à être pensées, c’est-à-dire d’abord à advenir et à faire l’objet de ces rassemblements et de ces divisions qui sont caractéristiques de la dialectique.
50Le sens des efforts de Socrate n’est pas, ne peut pas être de démontrer que le pieux est ceci ou cela (tel ou tel pathos) tant qu’on ne sait pas ce qu’il est au juste (c’est une question de méthode sur laquelle reviendra le Ménon), ni de démontrer qu’il est une essence ; mais de pousser Euthyphron à traiter le pieux comme une essence et à en chercher l’idea et l’eidos. On ne démontre pas l’existence d’une essence ; on peut, en revanche, traiter une notion comme correspondant à une essence. Mais ce qu’on peut montrer est qu’il y a certaines manières de parler d’une notion qui, de fait, ne la considèrent pas comme une essence alors qu’elle mérite d’être traitée comme telle45. Une essence, pourrait-on dire, ne se démontre pas, au mieux on peut espérer qu’elle se montre, précisément dans l’effort pour la penser, dans l’effort dialectique de rassemblement et de division, à quoi Socrate invite ici Euthyphron et dans lequel il va essayer de l’entraîner par l’examen des relations du pieux et du juste.
51On voit dans quelle mesure, si mon interprétation est correcte, on peut dire que ce que cherche vraiment à montrer Socrate ne dépend pas, pour ce qui est de sa validité formelle ni réelle, de l’approbation d’Euthyphron en 10d4-5 : cette approbation détermine la forme et la tournure des échanges langagiers entre eux dans leur détail immédiat ; mais si Euthyphron, conformément au souhait de certains, avait refusé ce qu’on peut considérer comme une suggestion de Socrate et avait affirmé que le pieux n’est pas aimé seulement parce qu’il est pieux mais qu’il est indiscernablement ce qui est aimé-des-dieux, le propos de Socrate aurait pu demeurer quasiment le même sur l’essentiel, c’est-à-dire sur ce qui est effectivement démontré : l’analyse de ce que c’est qu’être aimé, et la distinction entre la notion de pathos, qui en est tirée, et celle d’ousia, pensée comme ce qui correspond à celle d’idea et d’eidos, du point de vue, maintenant, de son opposition à celle de pathos.
52Si tu dis, aurait pu, en effet, lui répondre Socrate dans une telle hypothèse, que le pieux n’est rien d’autre que ce qui est aimé-des-dieux et qu’il est pieux seulement parce qu’il est aimé-des-dieux, tu en fais quelque chose qui, comme tout ce qui est aimé, comme tel (philoumenon), est gignomenon et paskhon, c’est-à-dire quelque chose dont le mode d’existence est d’être sans cesse en train d’advenir et de passer, du seul fait qu’il est passible de l’action ou simplement de l’intention d’un agent étranger voire inconnu, quelque chose qui n’a pas de consistance ni de constance par soi-même, quelque chose, en somme, qui tourne le dos aux exigences de l’idea et de l’eidos, par lesquelles nous avons caractérisé déjà deux fois l’objet de notre recherche : ce qu’il en est au juste du pieux. Si bien que, pourrait enchaîner Socrate, « j’ai bien peur, Euthyphron, alors que je t’avais demandé, au sujet du pieux, ce qu’il est au juste, que ce ne soit pas son essence (ousia) que tu acceptes de me révéler, mais que tu indiques quelque chose qui peut lui arriver (pathos de ti peri autou), quelque chose dont il arrive que soit affecté (ho ti peponthe) ce qui est pieux : être aimé de tous les dieux. En revanche, de son être même, tu n’as pas encore parlé. S’il te plaît, donc, ne me le cache pas ; mais reprends les choses depuis l’origine et dis-moi ce que peut bien être le pieux – peu importe qu’il soit aimé des dieux ou qu’il lui arrive quoi que ce soit : ce n’est pas de cela qu’il faut discuter ; mais le pieux et l’impie, qu’est-ce que c’est ? Allez, dis-le ! » (11a6-b5).
53Ce que cherche fondamentalement à établir le Dialogue, tout particulièrement dans la partie que nous étudions, on le voit, ne repose pas sur la réponse affirmative d’Euthyphron à une question dont on ne peut savoir avec certitude quel sens précis il lui donne, puisque, même s’il avait soutenu le contraire, rien d’important n’en eût été changé. On comprend, dans ces conditions, que Socrate ne cherche pas à démontrer la proposition approuvée par Euthyphron. Il ne fait de cette approbation rien d’autre qu’un point de départ pour le réfuter (elenchos) et il n’en tire qu’un encouragement à reprendre la recherche à nouveaux frais et de façon radicale (ex archès). Si Euthyphron avait soutenu une opinion contraire, ce qui aurait été (légèrement) modifié dans le texte aurait concerné d’abord la dramaturgie du Dialogue et la personnalité d’Euthyphron (la vraisemblance et la profondeur du personnage, réelle malgré son caractère comique46). Ce qu’aurait perdu Socrate sur le fond, c’est un moyen rapide et élégant de faire voir que la manière de parler d’Euthyphron est contradictoire et insuffisante : ce que Socrate gagne à son approbation, c’est la possibilité de faire apparaître, à l’intérieur même de la définition du pieux en termes d’amour, que le pieux est bien davantage et autre chose que cela : quelque chose qui est « digne d’être aimé » (hoion phileisthai, 11a4-6), qui semble avoir une valeur par soi-même. L’avantage principal du parti auquel Platon fait se ranger Euthyphron est qu’il conduit Socrate à la précision exprimée dans cette petite phrase, qui est la dernière qu’il prononce sur le pieux du point de vue de l’amour divin, et qui permet de déterminer exactement ce qu’il pense et ce qu’il cherche à démontrer de ce point de vue.
La vraie pensée de Socrate sur l’amour des dieux et le pieux (11a4-6)
54Or une telle précision est loin d’être inutile, semble-t-il, dans la mesure où l’on peut observer un certain flottement, pour ne pas dire plus, dans l’interprétation de ce qui constitue pourtant la leçon la plus fondamentale du Dialogue. Un certain nombre de commentateurs, en effet, semblent faire comme si la proposition approuvée par Euthyphron correspondait strictement à l’opinion de Socrate ou de Platon – d’où les reproches de ne l’avoir pas ou pas suffisamment démontrée. La raison en est vraisemblablement double : d’une part, certains semblent ne pas pouvoir croire que Platon prenne entièrement au sérieux ce qu’il dit dans l’Euthyphron, lors même qu’il y a pourtant un large accord sur sa signification d’ensemble comme effort pour penser une piété sans les dieux47 et indépendamment de la référence à un supposé et inconnaissable amour des dieux. Mais dans le reste de son œuvre et dans la tradition de sa réception, Platon leur semble trop religieux (et Socrate avec lui), et selon une conception trop conventionnelle de la religion, pour qu’on puisse penser qu’il s’agisse ici d’autre chose que de propos de jeunesse, peut-être excédant sa pensée, en tout cas excessifs. L’autre raison, en un sens opposée pour ce qui est du rapport à la lettre du texte, est que l’on accorde une égale valeur et un semblable statut à tout ce que comprend le texte sans tenir compte de l’ordre et de la hiérarchie des questions et des réponses. Or, comme nous avons tâché de le montrer, la question de savoir si le pieux est ce qui est aimé de tous les dieux est destinée non pas à établir des résultats positifs et décisifs à l’égard de la piété en ces termes, mais avant tout à mettre dans l’embarras Euthyphron et à montrer dans quelles difficultés on s’engage si on pose ainsi le problème, c’est-à-dire si l’on cherche à penser l’hosion par rapport au theophiles. Dire que Socrate cherche vraiment à établir que le pieux est aimé des dieux parce qu’il est pieux et qu’il « parvient à le faire admettre à Euthyphron au terme d’une argumentation passablement tortueuse » (Dorion, 1977, p. 217), nous paraît donner à ce propos une importance et une valeur doctrinales injustifiées et ne pas reconnaître le véritable statut qui est le sien dans le Dialogue. Non seulement cette proposition, bien qu’elle ait été suggérée par Socrate, nous avons vu pourquoi, n’est pas démontrée par lui et sa démonstration n’aurait été d’aucune utilité pour ce à quoi veut conduire le Dialogue, mais elle ne correspond pas, si ce n’est approximativement, à ce que Socrate pense et cherche à montrer explicitement. Elle n’est à aucun moment reprise par Socrate, qui, en revanche, prend soin deux fois de la rapporter au discours du prêtre (ôs ho sos logos, 10d2, ôs su legeis, 10d13), et ne s’en sert que dans sa perspective de réfutation de ce qu’Euthyphron prétend approuver. Cette proposition, au demeurant, ne paraît pas démontrable ni vraiment pensable rationnellement. Sans doute est-elle acceptable comme une approximation, si, pour quelque raison que ce soit, l’on tient à parler de la piété du point de vue de « l’amour des dieux » (elle vaut mieux en tout cas que l’affirmation que le pieux n’est rien d’autre que l’aimé-des-dieux et qu’il n’est pieux que pour cela) ; mais, comme Socrate le rappelle à la fin du développement conclusif pour inciter à prendre la bonne voie, « ce n’est pas cela l’objet de la discussion » (11b3). Cette manière de parler est source de confusions et de contradictions. Socrate a montré que ce qui rendait incertain ce point de vue de l’amour des dieux, ce n’était pas seulement la référence aux dieux (lointains et mal connus), mais l’idée même d’amour, si l’on considère ce que c’est au juste qu’être aimé. Mais, même dans le langage de l’amour des dieux, qui est le logos d’Euthyphron, cette formulation est approximative, et tout ce que l’on peut dire de ce point de vue n’est pas que le pieux est aimé par les dieux, mais qu’il est susceptible d’être aimé, capable de l’être, peut-être digne de l’être. Voilà quelle est l’opinion de Socrate, ce qu’il prend soin de préciser, ce qu’il a donc cherché à démontrer. La phrase dans laquelle cela est dit (11a4-6), est décisive pour assurer le passage de l’analyse de ce que c’est qu’être aimé à la distinction entre ousia et pathos. Elle constitue en tout cas le dernier mot du Dialogue sur le sujet.
55Parler de « l’amour des dieux » ne serait donc qu’une manière de parler, qui peut avoir ses mérites d’un point de vue social et politique, mais dont l’Euthyphron montre depuis 6a6 l’incertitude, les contradictions et les dangers pour la piété elle-même. Après avoir procédé à la critique de l’idée d’amour des dieux (7a-8e9) dans les termes d’Euthyphron (un polythéisme théomachique, qui met en scène l’absence de toute universalité dans la divinité), Socrate choisit (à partir de 9c) de parler ce langage populaire et métaphorique de l’amour des dieux pour faire apparaître que, même si l’on corrige la formulation (9d1-2) en sorte de satisfaire apparemment à l’exigence d’universalité dans la définition (en les supposant tous d’accord, ce qui revient à supprimer la multiplicité des dieux, source de leurs conflits, à introduire l’unité dans la divinité du point de vue de ce qu’ils aiment), on ne peut toujours pas en faire un fondement eidétique pour la piété : ce n’est pas la diversité des dieux qui est à la cause radicale de l’impossibilité de penser essentiellement ce qui est pieux comme ce qui est aimé de la divinité ; c’est l’idée même d’amour qui ne convient pas ; n’est-ce pas elle qui contient en puissance l’idée même de polythéisme et donc de conflit toujours possible de la divinité avec elle-même ? Se rapporter à la divinité comme susceptible d’aimer (ceci ou cela, ceci plutôt que cela, aimer et donc ne pas aimer, voire haïr), n’est-ce pas suffisant pour la pluraliser, secrètement peut-être mais réellement ? Il y a quelque chose dans l’idée d’amour qui répugne à l’universel, au nécessaire, au constant ; il faudra une autre réflexion que celle de l’Euthyphron pour que l’on comprenne en quel sens et dans quelles circonstances elle peut ouvrir cependant le chemin de l’Idée, comme on le voit notamment dans le Banquet ou le Phèdre.
56Cependant, même en se fondant sur ces Dialogues, on ne peut précisément pas penser que « l’amour des dieux » soit autre chose qu’une expression approximative et imagée, même si elle peut avoir son utilité dans certaines circonstances. Et, d’abord, parce que nous ne savons pas bien ce que peut être un dieu, si on prend cette idée au sérieux, ce qui est la moindre des choses, car sinon c’est commencer par s’exposer à l’impiété, quel que soit le sens qu’il faille donner à ce terme. Il vaudrait mieux avouer que nous ne savons rien de ce qui peut concerner des dieux, ni ce qu’ils sont eux-mêmes, ni comment il faut les nommer48. « La dénomination d’immortel (à la différence de celle de mortel) n’est pas fondée sur le moindre discours rationnellement argumenté (oud’ex henos logou lelogismenou) ; mais nous forgeons la notion de dieu comme celle d’un vivant immortel, qui a une âme et un corps naturellement unis pour toujours, indépendamment de toute experience visuelle et de toute conception suffisante » (Phèdre, 246c6-d3). Cependant, si l’on est conduit à parler du dieu, le plus sage est de le faire d’une manière qui cherche à être pour lui « amie » (tô theô philon, mais sans que l’on sache s’il faut entendre qu’elle aime le dieu ou qu’elle aimée de lui, ou les deux), et dans cette mesure le langage de la theophilia ne pose pas de problème.
57Mais ce ne peut être qu’une manière imagée et populaire de parler, parce qu’il n’est pas dit que, si l’on prend la Divinité au sérieux, si l’on essaie de penser vraiment (à) Dieu, on puisse dire qu’il aime réellement. Car l’objet véritable de l’amour est l’immortalité (Banquet, 207a-208e) ; aimer est ce par quoi le mortel s’efforce de participer à l’immortalité ; aimer n’est pas fait pour ce qui immortel. Dieu est savoir (Banquet, 204a-b) ; il contemple sans cesse ce qui est réellement (l’Être, les Idées), c’est à cela même qu’un Dieu doit sa divinité (Phèdre, 249c 6-7) ; il ne peut donc désirer le savoir, il ne peut être philosophe, ce qui est réservé à ceux qui sont entre ignorance et savoir. Il est omniscient. C’est ce qui fait que le plus bel amour n’est pas dieu mais nécessairement (anagkaion) philosophe. L’amour donne des ailes à la pensée du philosophe et la conduit au ressouvenir de la vérité et de la Réalité : cette manière de penser l’amour ne peut pas être appliquée rigoureusement à la Divinité, dont la pensée se nourrit d’intellection et de savoir sans mélange (Phèdre, 247d1-2) : elle voit tout le Réel sans ce différé propre à l’amour, sans qu’il y ait de place pour l’amour. Elle sait et voit sans voile ce qui bon et juste (si l’on ne parle pas de ces dieux multiples, rivaux et querelleurs de la mythologie, qui se disputent sur ce qui est juste et aiment leurs élus), elle n’a pas, en toute rigueur, à l’aimer. Si l’on veut cependant parler des dieux (et pourquoi pas ? quelquefois ils peuvent sembler le désirer) et de leur amour, il faut se représenter les choses ainsi : « ce qu’ils pensent être bon et juste, c’est cela même qu’ils aiment aussi » (Euthyphron, 7e6-7) ; « aimer » n’ajoute rien ici à « penser et juger bon ». Dans ces conditions, si l’on adopte cette manière anthropomorphique de parler, qui est aussi celle de l’homme soucieux précisément de ce qui, à l’égard de la divinité, est philon (amical ou aimé), on pourra dire que Dieu connaissant le juste, l’aime nécessairement (il vaudrait mieux dire : de ce fait, par cela même, du même geste) ; et le pieux étant juste, peut bien se sentir (pathos) et se croire (doxa) aimé par Dieu. Mais ce n’est qu’une manière de parler, convenable et bien-pensante, qui n’a de sens que dans la mesure où l’on fait alors comme si l’experience ou le raisonnement étaient capables de nous faire savoir suffisamment et certainement que les dieux existent et, s’ils existent, qu’ils sont capables d’aimer, et, dans cette dernière hypothèse, comment leur action nous atteint. Et rien n’empêche, même si l’on est philosophe, quand on est en situation d’avoir à s’exprimer populairement, de parler de ce qui est « aimé-des-dieux », pourvu qu’on entende par là, à vrai dire, « ce qui devrait être aimé des dieux, ce qui est digne de l’être », si on se fait de leur divinité une idée suffisamment digne et cohérente (toute de bonté et de science). C’est ce que l’on trouve dans les très rares occurrences de tout le reste de son œuvre, où Platon utilise le terme de theophilès49.
58Socrate accepte de parler le langage de l’amour des dieux, qui est le logos propre d’Euthyphron, en sorte de lui montrer que, même à l’intérieur de ce mode d’expression, l’hosion se révèle comme inassimilable à un simple pathos, gignomenon et paskhon, un fait advenant par la causalité du devenir et du pâtir ; il veut lui montrer qu’il faut le traiter comme une Essence ; il lui fait voir qu’il en parle lui-même déjà, en le sachant et sans le savoir, comme d’une Valeur. Le pieux n’est pas aimé des dieux, il est digne d’être aimé.
Signification de l’ambiguïté apparente des propos de Socrate
59Mais, pour certains commentateurs, la position exprimée par Socrate paraît incroyable ou mal formulée. Dorion (1997, p. 309) juge son propos « à première vue étonnant […] si on le prend au pied de la lettre ». Burnet (1924, p. 129), trouve incompréhensible que Socrate dise que « l’aimé-des-dieux n’est pas pieux et le pieux n’est pas aimé-des-dieux » : selon lui, Platon aurait dû plutôt écrire que le pieux n’est pas l’aimé-des-dieux, n’est pas ce qui est aimé-des-dieux (oude to hosion to theophiles). Weiss (1986, p. 445), pour rendre compte de ce qui lui semble un paradoxe apparent, répond que le pieux est évidemment aimé par les dieux bien qu’il ne soit pas aimé-des-dieux, dans la mesure où l’exclusion réciproque formulée par Socrate n’a de sens que dans la mesure où l’aimé-des-dieux a été défini comme un pathos, et qu’il n’a, au même titre que tout ce qui est aimé, d’autre cause que le fait d’être en train d’être aimé, à la différence du pieux. Cette compréhension de l’affirmation de Socrate paraît plus rigoureuse, en un sens, mais elle semble trop formelle pour suffire à résoudre toute la difficulté, car ce dernier a explicitement réaffirmé en cours de démonstration (en 10d9-10) l’équivalence, pour ce qui nous préoccupe ici, entre « être aimé par les dieux », « être aimé », et « être aimé-par-les dieux » : pour faire apparaître que la proposition « le pieux est aimé parce qu’il est pieux » est contradictoire, il dit que « du simple fait (dioti ge) qu’il soit aimé par des dieux (phileitai hupo theôn), il est aimé (philoumenon) et aimé-des-dieux (theophiles) ». Il ne semble pas possible de faire une différence entre « être aimé par les dieux » et être « aimé-des-dieux », du point de vue du pieux : ce dernier est « tout autre chose » que l’un ou l’autre, quelle que soit la formulation utilisée50. Il s’agit bien de réfuter, sans jouer sur les mots, que le pieux puisse être assimilé à ce qui est aimé par les dieux. Et dans les derniers mots de conclusion du passage, pour récuser toute référence à une propriété accidentelle, Socrate redit qu’il importe peu de savoir si le pieux est aimé par des dieux, ou n’importe quoi de semblable (11b2-3). C’est la notion d’amour qui est source de contradiction : être aimé (ou aimer) correspond certes à un jugement de valeur (7e6) ; que ce soit parce qu’il est pieux que le pieux est aimé, semble bien vouloir dire qu’il a une valeur par soi-même ; mais le fait d’être aimé, comme fait, ne peut pas être valeur ; c’est donc non pas d’être aimé, qui peut correspondre à une valeur, mais de mériter de l’être. Socrate fait fond sur une certaine ambiguïté et tension intérieure de l’amour, sentiment factuel et empirique mais qui semble en même temps témoigner d’autre chose : d’un côté, il emploie le langage de l’amour, auquel il n’a pas réussi à arracher Euthyphron, pour faire voir que l’amour fait signe vers la Valeur ; mais, d’un autre côté, il a montré que l’amour, comme tel, relève du fait et que son langage conduit à y ramener la Valeur entrevue seulement comme en dormant. Tel est bien le sens et le rôle de la dernière phrase qu’il prononce sur l’aimé-des-dieux et le pieux du point de vue de l’amour (11a4-6), introduisant une formulation qui permet de distinguer dans le langage de l’amour ce que c’est qu’être et ne pas être une Valeur : « le premier, c’est parce qu’il est aimé, qu’il est en état d’être aimé ; l’autre, c’est bien parce qu’il est digne d’être aimé, qu’il l’est ». On ne peut pas opposer « être aimé-des-dieux » et « être aimé par les dieux », ces deux expressions sont équivalentes, mais c’est à « être digne d’être aimé »51 qu’elles s’opposent l’une et l’autre du tout au tout.
60Cette phrase n’est pas facile à traduire en français, si l’on veut être fidèle à tout en elle, mais on semble, en général, à peu près d’accord sur ce qu’elle veut dire. Elle est destinée à montrer que, lors même que l’on emploie une dernière fois « être aimé » pour parler du pieux aussi bien que de l’aimé-des-dieux, cette fois-ci de façon lucide et après la critique qui a montré leur hétérogénéité radicale, on ne peut précisément pas en dire la même chose : l’aimé-des-dieux, de même que tout ce qui est aimé, comme tel, tout son être est d’être aimé, d’être en train d’être aimé (gignomenon, paskhon, pathos) et il se confond avec ce devenir et ce pâtir, que rien ne fixe et ne peut définir : s’il peut être aimé, c’est qu’il est de fait en train de l’être. Tandis que pour ce qui est du pieux, son être est distingué du fait qu’il peut lui arriver d’être aimé. Ce sont deux modes d’être que distinguent le pathos et l’ousia. Tout repose, en grec, sur l’expression « hoion phileisthai », qui présente une certaine tension interne dans sa signification. « Hoion », neutre de « hoios », signifie d’abord simplement « tel », c’est-à-dire renvoie à ce qu’est précisément la chose qualifiée (son être propre). Employé comme attribut du verbe être et construit avec un verbe à l’infinitif comme complément, comme c’est le cas ici, il signifie : « tel qu’il puisse », « susceptible de », « capable de », « de nature à », « en état de », « digne de ». Les dictionnaires et les grammaires disent qu’une subtile nuance aurait tendance à exister, bien que ce ne soit pas toujours le cas ou qu’elle ne soit pas très facile à identifier, entre hoios et hoios te, le premier indiquant davantage une possibilité simple, une susceptibilité, le second, une capacité positive, un pouvoir. Mais dans les deux cas, simple possibilité ou capacité effective, l’une ou l’autre correspondent à une propriété du sujet en question (une puissance fondée sur une nature). Or, ce qui est notable ici, est que la même formule dans chacune des deux parties de la phrase produit un effet de sens contrasté selon qu’elle concerne l’aimé-des-dieux ou le pieux (et il n’est pas facile, en français, de transposer à la fois l’identité de la formule et la divergence des nuances de signification qu’elle revêt). En effet, dans la première partie, du theophiles, il est dit que « c’est parce qu’il est aimé (hoti phileitai), qu’il est en état d’être aimé (estin hoion phileisthai) ». On pourrait traduire encore : « qu’il est dans l’état d’être aimé » ; ou : « qu’il est tel qu’il peut être aimé ». La possibilité qui est exprimée par hoion est rabattue sur la facticité qu’exprime la proposition causale52 : la possibilité d’être aimé, dans ce cas, n’excède pas le fait de l’être effectivement. Sa nature et sa puissance se confondent avec l’événement et l’accident de ce qui lui arrive. Alors que, pour ce qui est du pieux, « s’il est aimé, c’est bien parce qu’il est en état d’être aimé » ; ou : « qu’il est tel qu’il peut être aimé » ; ou : « qu’il est de nature à être aimé » ; ou encore : « qu’il est digne de l’être ». Cette fois-ci le sens de la phrase (renforcé par l’insistance « hoti… dioti », ce que nous tentons de rendre par « bien ») fait voir dans le même « hoion » l’expression du fait que le pieux a un être (« tel »), et qui se manifeste lui-même comme une potentialité ou une puissance d’être aimé, et comme susceptible, donc, de constituer une Valeur propre.
61Cette mise au point finale, lors même que le langage de l’amour n’est pas propre à dire sans approximation ce qu’est le pieux, était indispensable, car on peut reconnaître que Socrate s’exprime d’une manière qui peut paraître ambiguë (ce dont il faudrait pouvoir rendre raison) : en effet, Socrate a certes réussi, à partir d’une proposition qu’approuve Euthyphron, à faire apparaître que le pieux est tout autre chose que l’aimé-des-dieux ; mais s’il a réussi, c’est parce qu’il a accepté de parler du pieux dans le langage de l’amour, comme si cela ne faisait pas difficulté. Or, la différence du tout au tout, qui fait que le pieux n’est pas aimé-des-dieux, pas plus que l’aimé-des-dieux n’est pieux, est conclue d’une « contrariété de comportement » (enantiôs echeton) entre les deux, du point de vue de ce qui est cause qu’ils sont aimés (l’un aussi bien que l’autre) ; si bien qu’on peut se demander s’il n’y a pas une contradiction, dans la mesure où l’on semble devoir supposer que le pieux puisse être aimé par les dieux, pour pouvoir démontrer qu’il n’est pas aimé-des-dieux53. Le risque de contradiction semble disparaître dès que l’on suppose que ce n’est qu’en certaines circonstances que le pieux pourrait être aimé-des-dieux et réciproquement. C’est l’interprétation de ceux qui disent que les deux termes ne sont pas « coextensifs »54. Mais, en disant qu’ils sont « différents l’un de l’autre du tout au tout » (pantapasin heterô onte allèlôn), Socrate paraît être plus radical : la différence entre eux semble bien affirmée dans tous les cas. Il faut donc que cette différence soit une différence de nature, qui subsiste dans sa radicalité même quand tel ou tel objet peut se trouver être à la fois pieux et aimé par les dieux (cas envisagé explicitement par Socrate, cette fois-ci, en 11a5). La distinction entre ousia et pathos est ce qui permet de penser cette différence (leur mode d’être n’est pas le même). Mais la phrase qui dit le dernier mot de la différence entre le pieux et l’aimé-des-dieux en s’exprimant dans le langage de l’amour est nécessaire pour lever l’équivocité de cette manière de s’exprimer et justifier l’introduction de la distinction conceptuelle (ousia/pathos) pour penser leur rapport.
62Cette dernière phrase sur l’amour des dieux semble ainsi soigneusement calculée en sorte de pouvoir être entendue, si on la considère isolément, de deux manières légèrement différentes, mais qui conduisent à des interprétations apparemment incompatibles. Cependant, sauf à rectifier Platon lui-même, le contexte impose de dire que « le pieux n’est pas aimé des dieux » et que « aimé » et « digne d’être aimé » sont opposés ici. Mon sentiment est que Platon a précisément cherché à obtenir cet effet, qui permet de ne pas choquer inutilement ceux dont la piété dévote (eusebeia), confondant hosiotès et eusebeia, empêche d’imaginer que l’on puisse mettre entre parenthèses, même provisoirement, l’existence des dieux et de leur bonté (qu’ils appellent « amour »). On peut y voir une marque de prudence sociale, mais surtout cela eût été inutile. Car ce qu’il veut établir n’est pas l’impossibilité de toute piété mais l’insuffisance de la piété conçue comme désir dévot (eusebeia) d’être aimé des dieux (theophilès). Quant à l’hosiotès (la vraie piété), elle n’exclut pas plus qu’elle ne suppose les sentiments (pathos) que l’on peut avoir à l’égard des dieux, mais elle se fonde sur autre chose : elle est une manière de se soucier de la divinité (therapeia), qui n’a pas besoin de s’assurer comme d’un fait de l’existence des dieux (de tel ou de tel dieu) et de leurs histoires, ni de la manière dont la conduite des hommes peut toucher les dieux et leur plaire. Elle se confond avec la pensée (phronèsis) cherchant le vrai et le juste en tout. Il n’est pas nécessaire d’avoir renoncé à tout sentiment religieux (eusebeia) et à toute manière de parler populaire (« amour des dieux »), en principe, pour comprendre ce que Socrate essaie d’indiquer ici comme direction pour la pensée. Cependant, comme nous l’avons noté précédemment, il est remarquable que, tout en s’efforçant que cette mise entre parenthèses de la référence aux dieux pour penser l’hosion ne donne pas l’impression d’être impie (asebès) et de constituer un refus de l’idée de l’amour des dieux (de leur bonté), Socrate n’énonce pas, même à titre d’hypothèse, que le pieux soit aimé des dieux ni digne d’être aimé par eux : c’est en général qu’il dit que le pieux est aimé parce qu’il est digne d’être aimé ; il ne précise pas par qui (pas de complément d’agent) : par ceux, donc, qui sont capables d’aimer le juste, les hommes aussi bien que les dieux, s’il peut se trouver que ces derniers aiment. Si l’on s’en tient à la lettre du texte, on ne peut donc même pas dire strictement que Socrate emploie ici l’expression « aimé par les dieux », qu’il est en train de rejeter. Socrate, philanthrope, s’efforce de se faire comprendre de l’homme aux opinions religieuses populaires en parlant son langage, mais sans cesser pour autant de contrôler la rigueur de ce qu’il dit, encore plus qu’il n’y paraît peut-être, tel est l’art admirable de Platon.
La différence de l’ousia et du pathos
63Malgré une manière de s’exprimer assez souple pour pouvoir être entendue de l’homme de la piété la plus ordinaire (eusebès), Socrate ne laisse aucun doute sur ce qu’il veut dire : « pieux » et « aimé-des-dieux » ne sont pas seulement « différents l’un de l’autre » (heteron touto toutou, 10d13-14), « ils se comportent de façon contraire l’un par rapport à l’autre comme deux choses différentes l’une de l’autre du tout au tout » (enantiôs echeton hôs pantapasin heterô onte allèlôn, 11a3-4). L’insistance sur cette différence est précieuse pour s’assurer du sens de ce texte, en général écrit de façon fluide et légère. Notons, pour terminer, les leçons que nous pouvons tirer de cette insistance, notamment en ce qui concerne le statut de l’ousia et du pathos dans notre Dialogue, c’est-à-dire la nature de ce qu’on appelle parfois « la théorie » des Idées (ou des Formes) dans l’Euthyphron. Elle permet d’échapper à un certain nombre de difficultés, nous l’avons vu, que certains opposent à l’intelligibilité du texte.
Une différence de nature ontologique
64D’abord, elle devrait supprimer le doute à l’égard de la question de savoir s’il n’est pas étonnant que l’aimé-des-dieux ne puisse être « prédiqué » du pieux, et si Platon a bien voulu dire ce qu’il a écrit. Le Pieux et l’aimé-des-dieux sont totalement différents l’un de l’autre, ils n’ont pas la même nature, l’un est ousia, l’autre pathos : que le Pieux ne soit pas l’aimé-des-dieux (comme aurait voulu Burnet), cela semble évident, mais a fortiori, parce que (dans ce Dialogue au moins55) le theophiles ne peut être traité comme une essence mais seulement comme un pathos (comme philoumenon, il relève d’une causalité exclusive, qui s’oppose à la causalité exclusive dont relève le Pieux lui-même). La différence entre hosion et theophiles ne tient pas à ce qu’ils n’auraient pas (tout à fait) la même définition ni la même extension. C’est autre chose que dit Platon : « le Pieux n’est pas aimé-des-dieux ». On ne risque pas de pouvoir indiquer une différence conceptuelle entre ces deux termes, puisqu’on ne possède pas, en tout cas en ce point du Dialogue, de définition du Pieux. Ce qui est montré, c’est qu’on ne peut pas dire qu’ils soient identiques, et même qu’ils n’ont rien de commun l’un avec l’autre, parce que l’un se comporte comme un pathos, l’autre comme une essence. Cela n’exclut pas dans le principe qu’une même réalité (une action, un homme) puisse être à la fois pieuse et aimée-des-dieux, mais cela ne signifie rien à soi seul sur les relations entre ces deux termes ; que cela puisse arriver à telle chose pieuse (touto to hosion, 11a9) d’être affectée par l’amour fût-ce de tous les dieux, « ou n’importe quoi de semblable », ce n’est pas cela l’objet de la discussion (11b2-5) : c’est un accident, une qualité accidentelle, adventice ; au mieux, si cela arrive, c’est seulement l’indication que cela pouvait arriver (les deux termes ne sont pas des contraires directs, comme le chaud et le froid) : ce qui est pieux est susceptible d’être aimé, voire, si on réfléchit bien, même à partir de l’opinion commune, digne d’être aimé56. Mais cela n’est pas l’essence du pieux, parce que cela ne le définit pas : on ne définit pas quelque chose en disant qu’il est en train de lui arriver quelque chose du fait d’un autre. On voit l’importance décisive de l’analyse, jugée superflue par certains, de ce qu’est être philoumenon (participe passif présent) : être aimé, c’est être aimé actuellement, être en train d’être aimé par un autre. Être aimé, fût-ce par les dieux voire par tous les dieux, c’est une qualité qui ne dit rien de propre sur la chose en question, et qui est indiscernable de l’événement qui la constitue et la fait être. Être « aimé-des-dieux » est un indéfini qui ne peut rien définir. Ce n’est pas par une comparaison analytique du pieux et de l’aimé-des-dieux, que Socrate réfute la possibilité de les identifier (ce qui laisserait la possibilité qu’ils ne soient pas si éloignés que cela l’un de l’autre57), mais en faisant apparaître leur différence du tout au tout, qui est une différence de nature, de statut ontologique. C’est la nature générale de l’aimé-des-dieux, qui est d’être un aimé (ce qui ne peut correspondre qu’à un pur pathos), qui rend impossible par principe, sans que l’on ait à entrer dans les détails, d’affirmer que le Pieux puisse être aimé-des-dieux – autant que l’inverse, précise Socrate58.
65Il me semble que se demander si le theophiles ne pourrait pas être prédiqué de l’hosion ou s’étonner que Socrate dise qu’il ne peut l’être, c’est méconnaître la question que pose Platon et à laquelle il répond (c’est même sembler refuser son droit propre) : c’est, en effet, reconduire obstinément une interrogation dont Socrate dit précisément que « ce n’est pas cela la question dont on discutera » (11b2-5). Il y a des énoncés qui ne sont peut-être pas faux dans certaines circonstances (ils ne sont vrais que si le cas échoit), mais qui n’ont pas de valeur universelle et ne peuvent rien définir. Platon évite une discussion incertaine sur les dieux (qui le mettrait sur le même pied que ceux qui, comme Euthyphron, croient posséder des connaissances positives sur eux) en montrant que theophiles ne peut être un terme définissant. « Le pieux est aimé des dieux » est un énoncé qui est invalide si on veut le prendre pour une définition ou pour une proposition à valeur générale. Cependant, si l’on tient à prédiquer theophiles du pieux, on forme alors un énoncé qui ne peut être, en tout état de cause, que descriptif d’un fait (événement), puisqu’il signifierait strictement : « le pieux est en train d’être aimé par les dieux. » On ne peut être certain de ce que signifie un tel énoncé : imaginez le moyen de le vérifier, si on le prend à la lettre59 ! Theophiles ne peut rien définir, parce que c’est un terme événementiel. C’est pourquoi, même en supposant l’unanimité des dieux sur ce qu’ils aiment, on n’obtiendrait à partir de son usage qu’une universalité descriptive et événementielle. Cet énoncé ne pourrait donc être justifié, et même n’avoir un sens effectif, que si, au lieu de le prendre à la lettre, on entendait en lui « aimé » comme une approximation de « digne d’être aimé » (11a5-6) ou de « jugé bon et juste » (7e6-7), comme le montre l’Euthyphron, aussi bien que les rares emplois de theophilès dans les autres Dialogues. On peut être étonné que certaines critiques formulées contre ce texte avec une allure technique semblent méconnaître des distinctions logiques fondamentales, qui apparaissent ici sans doute de façon inaugurale dans l’histoire de la pensée, et qui sont au cœur du platonisme. Car, si nous ne faisons pas erreur, ce qui s’indique ici est un point très important concernant la « théorie des Formes » dans notre Dialogue : les Formes (ou les Idées) ne sont pas des concepts généraux établis empiriquement par une induction à partir de cas particuliers. Tel est le sens le plus général de la réfutation de ce second essai de définition de la piété par l’amour des dieux : faire apparaître que, même si l’on supposait l’accord unanime des dieux, l’universalité ainsi formulée dans la proposition n’aurait de fondement et de valeur qu’empiriques ; c’est d’une telle tentative de formulation, que Socrate montre l’impossibilité et l’insuffisance radicale, dès lors qu’il s’agit de définir, c’est-à-dire de traiter le Pieux comme une Essence.
66Cette « différence du tout au tout », qui permet à Socrate d’éliminer la possibilité d’assimiler le Pieux et ce qui est aimé-des-dieux sans avoir à entrer dans une analyse trop détaillée du theophiles et avant que le Dialogue ne nous ait mis en situation d’envisager le Pieux dans son essence, est fondée sur la comparaison des deux termes du point de vue de ce qu’est être aimé et précisément de ce pourquoi chacun d’eux peut être aimé. C’est la réponse à cette question sur leurs causes respectives, qui permet de poser cette différence entre eux. Nous disons que cette différence a une portée ontologique dans la mesure où elle nous semble indiquer une différence de mode d’être – ce qui fait qu’il nous paraît heureux de traduire enantiôs echeton (11a3-4) en comprenant, comme Robin (La Pléiade), qu’il s’agit d’observer entre les deux une contrariété dans leur « comportement », leur manière d’être. En effet, la raison pour laquelle le theophiles ne peut être autre chose qu’un pur pathos, c’est que, comme philoumenon, il est ce qu’on peut caractériser généralement comme gignomenon et paskhon, c’est-à-dire ce qui n’a d’autre cause que le devenir et la puissance de pâtir de ce qui arrive du fait d’un agent étranger, quel qu’il soit. C’est à cela que s’oppose entièrement ce qu’il en est du pieux : si l’on cherche ce qui peut faire qu’il est aimé, quant à lui, c’est exclusivement ce qu’il est lui-même (pieux), c’est-à-dire précisément ce que nous cherchons, son essence, ce qui correspond à la question posée depuis le début par Socrate en termes, d’abord, d’idea et d’eidos : ce qui est identique à soi-même dans toutes les choses pieuses, ce par quoi elles le sont, ce par quoi on peut les reconnaître si on s’en sert comme d’un paradigme. On pourrait caractériser sans excès cette opposition entre ousia et pathos, telle qu’elle se présente dans notre texte, si l’on veut bien rassembler les éléments qui composent son « raisonnement » (sullogismos), par la formule du Timée (27d-28a), que l’on retrouve dans de nombreux Dialogues, distinguant « ce qui est toujours et n’a pas de devenir » et « ce qui devient toujours, mais n’est jamais », comme deux espèces de causes. C’est l’analyse de l’incompatibilité entre la nature de la cause exclusive de ce que c’est qu’être aimé, en général (et donc, aimé des dieux, en particulier), et celle, au moins entrevue, du Pieux, correspondant à ce qui a été présenté comme les exigences d’une définition véritable (idea, eidos), qui donne la première indication de la différence complète entre le Pieux et ce qui est aimé des dieux. On ne peut séparer l’analyse de la causalité (hoti, dioti) de son résultat concernant la différence radicale entre le pieux et l’aimé-des-dieux : cette complète différence entre eux est d’abord celle des deux sortes de causes, qui en est le fondement d’un point de vue logique et ontologique60.
Les Idées dans l’Euthyphron
67C’est dire mon désaccord avec une tradition ancienne de commentaire des Dialogues « socratiques », que semble suivre Dorion61. Pour lui, en effet, eidos et idea désignent ici une « forme distinctive », un « caractère général », que « possèdent en commun un groupe de choses qui reçoivent une même dénomination », mais « il ne semble cependant pas que cet eidos ait un statut ontologique superieur ou même différent de celui des réalités sensibles qui possèdent ce même eidos » (p. 210). Or, outre les arguments que je viens de donner, cette position néglige, semble-t-il, que le Pieux lui-même (auto to hosion), l’eidos du Pieux, ne se confond avec aucune chose pieuse (telle ou telle chose pieuse, touto to hosion), puisqu’il est identique à lui-même dans toutes les différentes choses pieuses. Il a ainsi une certaine différence et indépendance par rapport à toutes ces choses, et, ne serait-ce qu’à ce titre, même si on le considère comme une simple définition ou un concept empiriques, il est étonnant de soutenir qu’il puisse avoir le même statut ontologique que les choses qu’il définit : la définition du chien n’est pas un chien, ce n’est pas non plus un autre animal, qui devrait sinon à ce titre pouvoir être compté dans une classe comportant non seulement les chiens mais aussi le concept de chien ; c’est quelque chose d’une autre nature. Mais on ne peut pas non plus dire que ce soit une réalité de type simplement « logique », une simple notion générale et commune, obtenue par induction à partir des réalités sensibles individuelles. Par rapport à ces dernières, on ne peut pas dire qu’elle leur soit purement immanente, mais on ne peut dire non plus qu’elle soit transcendante en un sens tranché, spatial, matériel : le Pieux est dans les choses pieuses et non pas « ailleurs », dans un « autre monde », réellement et entièrement « séparé »62. Cependant il n’est aucune d’elles non plus, puisqu’il est identique à lui-même dans toutes ces différentes choses qui sont pieuses ; et il n’est pas non plus une qualité (ou une collection de qualités) qu’on retrouverait même en toutes (le rejet de l’hypothèse du theophiles en témoigne). Même si, en un sens, il n’est pas séparé des choses pieuses, le Pieux a bien une certaine transcendance et indépendance par rapport à elles : précisément quand on le considère comme ousia, on le considère bien comme ayant une existence, une individualité, un mode d’être, propres, indépendamment des choses pieuses63. De même, notons-le, quand on le considère comme paradigme, dont on peut se servir pour identifier les choses qui sont pieuses : si l’on doit pouvoir regarder l’Idée comme un paradigme pour distinguer ce qui est pieux et ce qui ne l’est pas, cela semble bien indiquer que l’Idée est quelque chose qui est différent et indépendant des réalités auxquelles on veut la comparer, qui doit pouvoir être contemplé indépendamment de celles-ci et avant l’acte de comparaison dont elle est le moyen64.
68Disons quelques mots de ce point, car certains commentateurs pensent trouver, au contraire, dans ce qui est dit du paradigme (6e), une confirmation de l’opinion que l’eidos et l’idea ne correspondraient pas au statut qui serait le leur dans des Dialogues ultérieurs, mais à celui d’une simple idée générale, dégagée par induction à partir de cas particuliers. En effet, le paradigme étant présenté ici comme ce qui permet de distinguer ce qui est pieux et ce qui ne l’est pas, cela s’opposerait à ce qu’on puisse le considérer comme un « modèle » possédant la puissance causale de rendre les choses semblables à lui, tel qu’on peut le trouver dans des Dialogues postérieurs (comme le Timée), et l’on tente d’en faire un argument contre le statut ontologique de la Forme et de l’Essence dans l’Euthyphron65 : le paradigme servirait ici à l’homme pour reconnaître les choses qui sont pieuses, et non pas à un Démiurge pour les faire être telles. Mais, sans revenir sur les analyses précédentes, notons que dire cela semble supposer qu’il serait possible d’opposer le point de vue de la reconnaissance du Pieux et le point de vue de ce qui fait qu’une réalité est pieuse. Or, quand l’Idée dont il s’agit correspond à une Valeur, une vertu, une excellence éthique, on ne peut distinguer la connaissance et l’action (voir le bien et se conduire bien), car nul n’agit mal en connaissant le bien, c’est du moins un point fondamental du platonisme. Aucun des propos ultérieurs de Platon sur ce qu’il en est de la Forme, de la participation, de l’imitation, du paradigme, n’est incohérent avec ce qui est dit ici, ils pourraient en être plutôt éclairés, si l’on songe que ce que l’on examine est de l’ordre de la Valeur, de l’action, de la conduite. Quand il s’agit de savoir comment une action particulière est pieuse (ou juste), il n’est pas besoin de recourir au récit, raconté dans le Timée et qui peut paraître mystérieux (ou, au contraire, pas assez mystérieux), d’un Démiurge qui prend les Formes comme paradigmes et impose leur idea aux réalités sensibles ; ou plutôt, ce qu’on peut raconter ainsi correspond alors à quelque chose de très clair et de compréhensible sans image, parce que, dans ce cas, l’homme « donne la main » au dieu, en quelque sorte, pour réaliser son œuvre : une action est pieuse et juste, participe au Pieux et au Juste, « imite » le Pieux et le Juste, tout simplement quand l’homme qui la réalise agit pieusement et justement, quand il est pieux et juste, et il l’est au moyen de la pensée (meta phronèseôs), par laquelle l’Idée du Pieux est en lui – comment contester qu’on puisse dire les choses ainsi, voire que ce soit peut-être la manière la plus simple de les dire, même et surtout si l’on se veut « réaliste » ? Quand il s’agit du domaine de l’action et des Valeurs, la parousie de l’eidos dans la réalité qu’il informe se comprend sans mystère, sans image, et de façon fort rationnelle, comme se réalisant au moyen de la pensée : c’est en pensant, que l’on est juste et pieux ; c’est en pensant le Juste et le Pieux, que l’on est juste et pieux ; c’est en pensant ainsi, que l’on fait ce qui est juste et pieux, c’est-à-dire que la causalité paradigmatique de la Forme du Pieux s’effectue dans cette chose particulière qu’est une action. La vertu (aretè) n’est rien d’autre que ce que procure la phronèsis (voir Phédon, 69a-b). Aucune réalité particulière n’est juste ou pieuse par un autre moyen et du fait d’une autre cause. C’est par le moyen de la pensée qui la considère que la Forme peut être cause exclusive de la piété d’un homme et de ses actions. Il suffit qu’en pensant nous apparaisse ce qui est le meilleur, pour que nous pensions à le faire. Être capable de considérer l’idea du Pieux et de s’en servir comme d’un modèle pour distinguer ce qui est pieux et ce qui ne l’est pas « dans toute action » (en pasèi praxei, 5d1), pour « dire ce qui est pieux et ce qui ne l’est pas, que ce soit toi ou n’importe qui d’autre qui agisse » (6e6-7), c’est aussi bien savoir ce qui est pieux qu’être pieux et qu’agir pieusement. N’est-ce pas une des manières de formuler la leçon générale que Socrate voudrait faire entendre à Euthyphron : si l’homme peut servir d’aide (huperèsia, 13d-14d) aux dieux dans la réalisation de leurs œuvres66, c’est en pensant, en pensant le Pieux et le Juste, en méditant leur quasi-identité67. Si l’homme peut « donner la main » aux dieux dans la réalisation de leurs œuvres, ce n’est pas particulièrement à propos de telle ou telle, c’est dans tout ce qu’il fait, chaque fois qu’il agit de façon juste grâce à l’exercice de la phronèsis, car, ce faisant, il imite la Divinité, il fait comme ferait un dieu, autant qu’il est possible à un homme68.
69Le domaine de l’action et des Valeurs est celui où la philosophie des Formes est la plus claire et s’impose le plus évidemment. Il est à peine besoin de « théorie » pour qu’elle s’impose – voyez notre Dialogue69. C’est là que l’appel de la Forme s’y fait naturellement le mieux entendre. C’est dans ce cas que la présence de l’eidos dans la réalité particulière qu’elle informe est la plus évidente et que les difficultés soulevées traditionnellement contre les Idées platoniciennes depuis Aristote semblent le moins pertinentes70. Il est parfois utile de songer à des Dialogues tardifs pour s’assurer que l’on comprend bien les premiers sans contresens ou sans hypothèse gratuite ; mais il est sans doute utile également, pour éviter d’y voir une doctrine figée, de comprendre ce que disent les plus tardifs à la lumière de ceux, comme le nôtre, où la « théorie des Formes » est en train de s’inventer au fil de l’effort de réflexion et d’argumentation, se dessine peu à peu dans sa mise en œuvre, se confond avec les moments d’une pensée qui questionne et répond avec rigueur et réfléchit méthodiquement sur les exigences qui s’imposent à elle. On pourrait soutenir que, précisément parce qu’il ne contient pas un discours développé sur les Formes, à la différence de Dialogues postérieurs, qui s’y réfèrent comme à une manière de raisonner bien connue, résultat de réflexions menées ailleurs et qu’il ne s’agit pas de reprendre entièrement à chaque fois en vue de l’établir71, l’Euthyphron nous permet de penser cette théorie de façon peut-être plus vive parce que plus native : les Formes n’y sont pas présentées comme une hypothèse qu’il y a tout intérêt à poser (comme dans le Phédon), mais comme ce que l’on est conduit à poser du simple fait que l’on veut définir vraiment ce dont on parle.
70C’est l’occasion, une dernière fois, à propos du rôle de la recherche de la définition, de dire mon désaccord avec une tradition de commentaire ressassée, dont la source se trouve dans Aristote. On ne peut opposer les Idées platoniciennes des Dialogues de la maturité aux idées générales socratiques que l’on trouverait dans les premiers Dialogues, en présentant ces dernières comme des définitions dégagées par induction à partir de la considération des réalités sensibles particulières : la manière dont l’ousia est introduite comme renvoyant aux réquisits d’une réponse à la question de la définition, d’abord formulés comme ceux de l’idea, de l’eidos, et de leur usage paradigmatique, montre au contraire que la pratique de la définition du Socrate de l’Euthyphron, avec sa réflexion sur ce qui, dans l’expérience de l’effort pour définir vraiment, se découvre progressivement et s’impose comme des exigences incontournables, est bien la situation intellectuelle authentique qui, à elle seule, conduit à poser la Forme de ce qu’on prétend définir et à le traiter comme une Essence. On ne peut opposer, comme si cela avait une valeur universelle, ce qui aurait le statut logique d’une simple définition et ce qui aurait le statut ontologique d’une Forme : on voit ici que c’est la logique de la définition, la logique du logos qui questionne et répond avec exigence dans la recherche d’une définition, qui conduit à l’ontologie, à des affirmations susceptibles de poser un problème ontologique72.
71On a beaucoup discuté de la question de savoir si l’on pouvait trouver dans l’Euthyphron (comme si c’était une détermination entièrement claire du platonisme) la « théorie des Idées » ou des « Formes ». « Il est indifférent d’employer l’un ou l’autre de ces termes : les “choses” dont il s’agit sont en effet la représentation que la pensée se fait d’autres réalités qu’elle a réduites à leurs traits essentiels et à l’unité d’un schème tout intelligible. À quel moment cette conception se fait-elle jour dans les écrits de Platon ? Elle n’est pas, quoi qu’on en ait dit, absente des premiers dialogues : il y en a des indices çà et là, et l’Euthyphron […] se sert déjà du vocabulaire que Platon emploiera toujours dans la suite pour caractériser les “choses” vraies, par opposition à celles qui n’en sont que le reflet changeant. »73. Et Robin conclut que « Platon semble du moins, à l’époque de l’Euthyphron, avoir déjà pris position pour une certaine interprétation de la doctrine du Maître : pour lui les essences sont des réalités ». Cette thèse lui semble si indiscutable qu’il préfère envisager que notre Dialogue soit plus tardif que l’on ne s’accorde en général à le penser (aussi tardif que possible parmi les premiers). Dorion soutient nettement le contraire74, en se référant aux distinctions que fait M. Canto-Sperber, dans son commentaire du Ménon, entre les Formes des Dialogues de la maturité et les idées générales des Dialogues de la jeunesse, et en discutant la position de R.E. Allen, qui pense que les éléments fondamentaux d’une première théorie des Formes existent bien dans notre Dialogue75. Dorion n’est pas convaincu de l’existence d’une telle théorie, parce qu’elle n’aurait pas toute « l’ampleur » et qu’elle n’aurait pas « atteint le niveau de développement de la théorie des formes intelligibles exposée dans les dialogues de la maturité » (p. 213). Dorion reconnaît qu’Allen a mis en lumière le rôle de régulateur de l’entretien dialectique que l’eidos joue dans l’Euthyphron76 : « Socrate érige l’eidos au rang de norme qui détermine les exigences auxquelles doit satisfaire la réponse d’Euthyphron. Le rôle régulateur imparti à l’eidos consiste en fait à déterminer quels sont les types de réponses acceptables ou inacceptables dans le cadre d’une recherche de définition adéquate »77. Mais tout cela ne lui paraît pas décisif, parce que, pour lui, là où il ne s’agit que de donner une définition, il y a au mieux les conditions pour la manifestation d’une exigence logique, visant la construction d’un énoncé général formé et formulé avec rigueur. Mais il ne semble jamais prendre au sérieux la possibilité qu’il y ait une portée ontologique effective de l’Idée, de la Forme, de l’Essence, dans notre Dialogue. Notre commentaire s’efforce, au contraire, de faire apparaître le caractère indiscutable de la portée ontologique de ce qui est dit au moyen d’une utilisation très étendue du vocabulaire eidétique, qui sera celui des Dialogues ultérieurs, de façon tout à fait cohérente avec eux, bien que de façon fluide et comme en passant.
72Tels sont les faits apparemment : il n’y a pas, dans l’Euthyphron, de théorisation explicite du statut des Formes, mais on ne comprend pas le sens de ce texte (pas tout le sens, ou pas sans contresens), si on ne voit pas qu’elle est impliquée dans ce qui est écrit. Il faut voir dans l’étendue du vocabulaire eidétique utilisé, le signe de l’intention de Platon de rendre indispensable cette référence aux Formes sans qu’aucune discordance importante ne paraisse exister avec ce que semblent indiquer les développements ultérieurs de la « théorie » (qui, en tout état de cause, semble-t-il, ne prend jamais la forme d’un exposé dogmatique complet mais plutôt de l’examen de tel ou tel problème déterminé qui s’y rapporte, voire de sa simple position). Il faut l’avoir en tête pour comprendre vraiment ce qui est dit, malgré la discrétion de sa présence. Pourquoi alors ce mode de présence ? C’est un fait que, sans le caractère « léger », allusif, sans lourdeur ni longueur théoriques, de cette présence, l’Euthyphron ne serait pas cette œuvre dramatique, qui « se tient » parfaitement d’un point de vue littéraire. Mais on peut aussi donner à ce mode de présence un sens théorétique et philosophique : Platon ne procède pas ici comme dans le Ménon ou le Phédon, où il se réfère explicitement à une conception, qu’il présente lui-même comme déjà constituée et connue, ce qui le met en situation d’en faire un exposé, dont la justification tient à la présentation de ses éléments, de leur liaison et de leur intelligibilité propre (cohérence interne), et, d’autre part, à son application à des réalités sensibles, qu’il s’agit d’expliquer et de penser. Dans ces cas, c’est la conception déjà élaborée qui est l’objet de l’examen et Platon la présente comme tenant sa justification de sa puissance supérieure pour comprendre les réalités sensibles et en répondre avec sécurité (voir Phédon, 99d-100e), mais il est conduit à reconnaître aussi que son exposé n’est sans doute pas particulièrement facile à comprendre (100a7-8). Dans notre Dialogue, en revanche, il ne se réfère pas à une telle doctrine, il la met plutôt en œuvre ; et il ne la met pas en œuvre de façon dogmatique comme une doctrine qu’il y aurait à présupposer (au point qu’il n’est pas dit qu’Euthyphron se rende compte de sa présence, et qu’il peut y avoir débat entre les commentateurs sur ce point) ; c’est en traitant proprement du problème distinct (apparemment) de la définition de la piété, qu’il fait apparaître, sans trop insister d’abord, que l’on ne peut décidément y répondre sans finir par traiter le pieux et ce que l’on cherche à définir, en général, d’une manière bien déterminée : comme une idea, un eidos, un paradeigma, une ousia ; et, même à ce moment-là, ce qui est conclu demeure exprimé de façon aussi discrète que précise. Mais, alors que ce contraste conduit sans doute beaucoup à considérer qu’il n’y a pas de « théorie des Formes » dans l’Euthyphron, ou une théorie encore frustre et pas encore « ontologique », on peut considérer que ce qui caractérise le point de vue de notre Dialogue n’est pas que cette théorie y serait rudimentaire et non encore déployée, mais qu’il consiste en une justification d’une telle doctrine, non pas par son application aux réalités sensibles et la démonstration de l’intérêt éminent de cette application, mais à partir d’une tentative pour penser une réalité sensible particulière, qui ne présuppose pas l’existence et l’intérêt de cette doctrine. Cette justification peut paraître en quelque sorte populaire et exotérique, indirecte, si l’on considère son point de départ, mais plus directe, au bout du compte, que celles qui supposent la théorie déjà constituée ; et, à vrai dire, si elle ne démontre pas une indémontrable existence des Formes, elle justifie que l’on ait à traiter le pieux comme une ousia. Dans ces conditions, la brièveté de ce qui est dit des Formes est commandée par la rhétorique propre de la justification recherchée, elle ne signifie pas que Platon ne disposerait pas encore de sa « théorie » (cela paraît vraiment invraisemblable à la lecture de l’Euthyphron). Il est difficile d’établir avec certitude ce que serait le développement de l’œuvre de Platon, considérée comme une succession d’ouvrages distincts ; mais le risque est constant (et pas seulement pour Platon) de confondre, sans y prendre garde, l’étude de ce développement et celle de la genèse historique et psychologique de sa pensée – mais avons-nous des moyens suffisants pour distinguer les deux ? Des commentateurs comme Schaerer ou Goldschmidt le rappelaient autrefois78 : rien ne permet de supposer que Platon considère qu’il y ait en philosophie à dire à tout moment tout ce qu’on pense. Il est possible, sans supposer rien savoir de certain sur l’évolution de la personnalité et des pensées de Platon, de rendre compte de son œuvre et de la variété des pensées que l’on peut y trouver, comme du traitement de problèmes différents plutôt que comme de tâtonnements ou d’une évolution dogmatiques (sans rien exclure non plus).
Pathos dans l’Euthyphron
73Enfin, avant de conclure l’ensemble de ce commentaire, et en tenant compte de ces dernières remarques, rassemblons, pour terminer, nos conclusions sur le sens de pathos dans l’Euthyphron, en examinant son rapport avec le sumbebèkos aristotélicien et sa cohérence avec son emploi dans d’autres textes de Platon. L’Euthyphron, dans sa signification la plus générale, semble fondé sur une opposition, qui est dite « du tout au tout », entre ousia et pathos, ce qui conduit à comprendre « pathos » comme ce qui arrive de façon « accidentelle », disons de façon seulement adventice, du simple fait de la causalité du devenir, selon une opposition frontale avec ce qui peut être considéré comme Essence, c’est-à-dire ce qui est toujours semblable à soi-même et ne le doit à rien d’autre que soi-même. Or, cette opposition du tout au tout entre ousia et pathos est le résultat d’une élaboration complexe à partir de la langue grecque commune, qui, quant à elle, autorise un usage extrêment souple et étendu de pathos, et l’on trouve des emplois qui peuvent sembler ne pas être entièrement cohérents avec les analyses de l’Euthyphron, dans d’autres textes platoniciens, où il est utilisé pour exprimer la participation d’une chose sensible particulière à une Forme79 : on peut dire que la chose, dans la mesure où elle participe d’une Forme, en « pâtit » (paskhein), on pourrait être conduit à dire qu’on a affaire à un pathos qui est « essentiel », dans ce cas, ce qui ne semble pas compatible avec l’usage argumentatif qui est en fait dans l’Euthyprhron. Même la participation des Formes les unes aux autres (la communauté des Formes) est exprimée parfois au moyen du verbe paskhein (dans le Phédon ou le Parménide). La question qui peut se poser est alors de savoir s’il y aurait en cela une évolution du discours platonicien, qui correspondrait à un changement dans la conception du pathos, de l’ousia et de leurs relations, ou bien seulement à des emplois différents, correspondant au traitement de problèmes différents (sans qu’il y ait de raison de supposer une évolution de cette conception). En effet, même si la langue grecque est susceptible d’autoriser l’emploi de ce vocabulaire dans des situations suffisamment larges et variées pour qu’aucun problème de compréhension ne se pose jamais, on peut se demander comment rendre compte de ce qui peut paraître comme une variation ou une évolution de l’emploi de pathos par rapport au sens que l’on a cru devoir lui donner dans l’Euthyphron. Car, si cette évolution existe, la force de la démonstration de notre texte, qui semble reposer sur une opposition entre pathos et ousia, qui est présentée comme « du tout au tout », ne risque-t-elle pas de paraître sérieusement entamée ?
74Certains commentateurs de l’Euthyphron, nous l’avons vu, en attribuant directement à pathos un sens général et relativement indéterminé, qui est conforme au caractère très étendu des emplois possibles de ce terme dans la langue courante, qui correspond à ce que l’on peut retenir d’autres Dialogues, et qui le rapproche beaucoup du sumbebèkos aristotélicien, déforment, à notre avis, le sens exact de notre texte : pour eux, que le theophiles ne soit pas l’Essence du Pieux mais un pathos, cela voudrait dire que c’est cependant une qualité, dérivée certes, ne permettant peut-être pas de le définir à elle seule, mais qui leur paraît si évidemment liée à l’idée de piété qu’on pourrait en faire une qualité ressemblant à ce qu’Aristote appellera un « accident par soi », un « accident essentiel », c’est-à-dire une propriété (sumbebèkos) qui appartient nécessairement au sujet, même si elle ne suffit pas à le définir. Or, Platon dit explicitement le contraire de cela : il ne dit pas que « le pieux n’est pas l’aimé-des-dieux » (to theophiles, comme aurait voulu Burnet), mais « qu’il n’est pas aimé-des-dieux ». Ce qu’il réfute n’est pas que ce soient deux idées qui auraient strictement la même signification (même si cela va de soi a fortiori) ; il ne dit pas non plus que ce sont deux Essences différentes, que l’on ne pourrait prédiquer l’une de l’autre qu’à condition que l’on précise que, quand on dit que l’une est l’autre (par exemple, « le pieux est aimé-des-dieux »), on énonce une identité non universelle mais seulement par accident, au sens d’Aristote (tauta legetai ta men kata sumbebèkos, Métaphysique V, 9,1017b27). Ce qu’il cherche à montrer, en revanche, c’est que to hosion et to theophiles n’ont pas la même nature : tandis que to hosion, ce qui est pieux (une réalité pieuse quelconque), s’il s’agit de dire ce que c’est vraiment, exige d’être traité comme une ousia, comme la Forme dont il est homonyme80, comme « le Pieux », qui est ce qu’il est toujours identiquement à soi-même, par soimême ; en revanche, to theophiles, ce qui est aimé-par-les dieux, ne tolère pas d’être traité comme ce qui est toujours semblable à soi-même (une Essence) : c’est fondamentalement, comme tout ce qui est aimé comme tel (philoumenon), un gignomenon et un paskhon, ce qui signifie un mode d’être et de causalité de son avènement, de son devenir, de son passage, qui est différent du tout au tout de celui de l’ousia, ce que Platon finit, dans notre texte, par nommer pathos ; c’est, en son fond, non pas une Idée (une Forme) mais un fait, un événement. C’est un « accident » en ce sens que c’est quelque chose de purement et seulement adventice, qui n’a ni consistance, ni stabilité, ni détermination, ni nécessité véritables, à peine une « qualité » donc, dans la mesure où sa nature est de l’ordre du devenir, de ce qui advient, change et passe. Pathos indique ici une nature81, un statut ontologique : ce qui s’oppose du tout au tout à ce qui est Essence.
75Comment comprendre, dans ces conditions, les emplois de pathos qui ne semblent pas correspondre aux analyses de l’Euthyphron ? Doit-on dire que Platon a changé sa conception des relations du pathos et de l’ousia, ou bien qu’il en fait apparaître des aspects différents d’un Dialogue à l’autre, selon les problèmes différents qu’il traite (au demeurant, il n’y a nulle part d’exposé doctrinal, scolaire et complet, d’une « théorie des Idées ») ? Pathos peut désigner, en dehors de l’Euthyphron, notamment toute qualité d’une chose en tant que, d’une part, elle nous affecte (c’est-à-dire qu’elle est « sensible », c’est un phainesthai, un phénomène), d’autre part, elle affecte la chose (c’est-à-dire qu’elle lui advient) : toute qualité en général, donc, y compris quand elle est considérée comme ce dont la cause est l’Essence (ou la Forme homonyme) à laquelle elle participe. Sa caractérisation ne se serait-elle pas alors sensiblement neutralisée et affaiblie par rapport à celle qu’on trouve dans l’Euthyphron ? En dehors de l’Euthyphron, Platon aurait employé le mot pathos, d’une manière conforme à un usage grec ordinaire, dans un sens plus étendu et plus indéterminé, qui permet de désigner à la limite toute relation asymétrique en général entre deux termes quelconques, dont l’un est déterminé et affecté par l’autre de quelque façon que ce soit82. Mais, si l’emploi qui est fait de pathos dans l’Euthyphron peut être considéré comme compris dans cette signification générale, ce sens large du terme ne retirerait-il pas de sa force à l’usage argumentatif décisif qui en est fait dans notre Dialogue83 ? Or il n’en est rien ; il n’est pas nécessaire de penser que le sens propre de pathos ait changé et il nous semble que l’extension de son usage (non de sa signification) peut, en tout cas, se comprendre en continuité et de manière entièrement homogène avec la façon dont sa nature est caractérisée fondamentalement dans l’Euthyphron : pathos est la qualité (parfois très fugitive et fortuite) en tant qu’elle se saisit dans l’expérience de la chose particulière, dans le monde en tant qu’il est soumis au devenir sensible et naturel, à cette causalité du devenir où tout paraît sans cesse être irrégulier (genesis allote allôs, Sophiste, 248a12-13) ; telle est la détermination du pathos, qui se retrouve également dans les textes qui exposent l’hypothèse de la causalité eidétique et paradigmatique sur lui, comme le Phédon (95e sq.). C’est qu’il n’y a pas deux mondes mais un seul et, si l’on peut dire qu’il y a deux sortes de causalité, cela veut dire deux conceptions de la causalité pour expliquer la même et unique réalité. Ce qui apparaît dans l’expérience sensible, c’est toujours un pathos, qualité dont l’apparence est que tout ce qui en est cause est le cours naturel du simple devenir ; mais quand Socrate fait l’expérience du caractère insuffisant et décevant pour l’esprit de cette causalité, il cherche dans le logos et l’eidos la vraie cause de ce même pathos. C’est, en quelque sorte, de la considération de l’expérience sensible ordinaire (à laquelle nul n’échappe d’abord) de la causalité du devenir, que vient la possibilité de nommer toute qualité sensible « pathos » ; et les analyses comme celles du Phédon84 font apparaître le problème (l’insuffisance) que constitue cette expérience (ainsi que la possibilité de le résoudre en considérant la Forme comme cause véritable de ce pathos), mais ne cherchent pas à nier le devenir : elles cherchent à en rendre compte de façon intelligible, à comprendre son existence dans ce qu’elle comporte de nécessité (tèn tès geneseôs anagkaian ousian)85. Supposer qu’il soit nécessaire que le sens de pathos (notamment son rapport au devenir sensible) change lorsque l’on montre que l’Essence en est la vraie cause, ce serait supprimer le problème dont on donne la solution plutôt que le résoudre86. La causalité de la Forme sur la chose sensible et son pathos ne dissout pas, comme si ce n’était qu’illusion, le devenir et le caractère sensible de la chose particulière ; elle l’explique par une causalité tout autre que la causalité naturelle, factuelle, évènementielle, qui n’explique pas vraiment parce qu’elle ne dit pas le pourquoi ultime. Par exemple, l’hypothèse de la causalité de la Forme du Pieux sur ce qui est pieux, c’est-à-dire un homme ou un acte pieux, ne signifie pas (ce serait inintelligible) l’idée d’une production du pieux réalisée en eux de l’extérieur, sur le mode d’une causalité efficiente, d’une façon mécanique, technique et artisanale (si ce n’est par métaphore), directement, instantanément et dans une sorte d’éternité ; elle ne supprime en rien le fait que l’homme ou l’acte, pour être pieux à un moment donné, doivent le devenir (cela a une signification particulière pour tout ce qui concerne les valeurs, les vertus, les excellences), puisque c’est cela, au contraire, le problème même qu’elle se donne pour tâche d’expliquer ; elle permet de ne pas se contenter d’une explication purement génétique et physiologique, par le simple récit objectif du cours des choses, du changement des états naturels et des affects, de l’enchaînement des faits et des évènements (qui peut « expliquer » aussi bien tout et son contraire, du moment que « cela arrive »), mais de comprendre comment il peut y avoir une orientation du devenir par et vers l’ousia, par quoi les choses apparaissent intelligibles et réalisables conformément à leur dignité : en posant que la vraie cause de la piété de l’homme pieux (et de ses actes), c’est l’eidos dont il participe, on comprend (rien n’est plus simple et évident, en un sens) que l’homme devient pieux quand l’eidos du Pieux devient présent en lui (parousia), c’est-à-dire, est pensé ; on devient juste et pieux par l’exercice de la pensée (dikaion kai hosion meta phronèseôs genesthai), ce qui est devenir divin autant qu’il est possible, comme dit le Théétète (176a). Si éminente, ultime et décisive soit la causalité de l’essence par rapport à celle du devenir naturel, c’est dans le devenir et ses pathè que l’essence a à advenir.
76Le pathos demeure ainsi partout87, même dans les cas où il est rapporté à une Essence ou à une Forme comme à sa vraie cause, la qualité (la qualification, l’affection, l’état, parfois très fugaces) en tant qu’elle advient et qu’elle apparaît dans le devenir88. Il n’est pas nécessaire de supposer une évolution de la conception de Platon sur ce point. En revanche, dans la mesure où l’on peut donc bien dire que les choses qui paraissent pieuses (ta hosia) sont celles qui paraissent avoir ce pathos (cette qualité), ce terme pourrait sembler, après ces considérations, ne plus caractériser particulièrement et différentiellement ce qui est theophiles ; il faut, dans ces conditions, pour terminer là-dessus, reformuler une dernière fois explicitement ce que soutient et démontre précisément l’Euthyphron, en sorte de vérifier encore que son caractère démonstratif n’en souffre aucunement. Il n’y a, en effet, aucune difficulté à dire que hosion peut être considéré comme la qualité de chacune des diverses choses pieuses (ta hosia) par laquelle elle paraît être telle (c’est cette qualité qui nous pousse à rechercher l’eidos et l’idea qui y correspondent), c’est à dire comme un pathos. Seulement, on ne peut rendre compte de ce qu’est « être pieux » en en restant à l’ordre du fait et de l’événement : c’est un terme qui semble bien exiger d’être traité comme un « pouvoir-être » (hoion) plutôt que comme un être (une chose), d’être traité comme une puissance, une Valeur, une ousia (même si la chose n’est pas menée à bien dans notre Dialogue). Si hosion n’était pas un pathos possible, il ne serait rien pour nous, pas même problème, cette qualité sensible qui nous pose un problème de définition ; mais il supporte, en même temps qu’il exige, d’être traité comme homonyme d’une Forme, d’être posé et examiné comme une Essence. La différence du tout au tout de « hosion » avec « theophiles », en revanche, ne tient donc pas à ce que ce dernier pourrait être qualifié de pathos, mais, redisons-le, à ce qu’il ne peut être que cela : il ne peut être traité comme une Idée ; il indique au mieux seulement un événement, un fait ; et même si le fait d’être aimé peut être mérité, ce n’est qu’un fait, ce qui est décisif est que l’événement en arrive. Theophiles n’est qu’à peine « qualité » (comme dit Aristote du pathos), car c’est à peine s’il peut qualifier quoi que ce soit, tant il est par nature passager et évènementiel (ce n’est pas particulièrement une « qualité » de l’hosion, pas davantage que de n’importe quoi d’autre, même s’il peut lui arriver comme à n’importe quoi d’autre). C’est ainsi par nature que theophiles est pathos, parce qu’il ne peut être rien d’autre : il ne peut avoir d’autre cause que le gignesthai et le paskhein ; on ne peut poser une Forme éponyme qui serait sa cause. C’est bien cela très précisément que cherche à montrer l’Euthyphron et rien de plus, si l’on suit la forme et le détail de sa démonstration : theophiles n’est pas une qualité, il n’est pas un pathos particulier, il est pathos pur, il n’est que pathos, c’est sa nature. Dans ces conditions, c’est bien une différence du tout au tout qui s’indique entre pathos et ousia du fait de la manière opposée dont les deux termes se comportent quand on essaie de caractériser le régime de causalité dont ils relèvent et de définir ce qui apparaît et peut être reçu à travers eux.
Conclusion
77Les difficultés principales que l’on rencontre, quand on souhaite rendre compte précisément de ce que dit Platon dans ce texte (et cela semble bien arriver ailleurs également), paraissent avoir deux sources : d’abord, la tentation de juger de la validité d’un raisonnement ou d’une démonstration avant de lui avoir trouvé un sens défendable et indépendamment, parfois, du sens que son auteur lui accorde selon toute vraisemblance. Or le risque de soumettre à un examen de « validité logique » séparé un texte avant que son sens ne soit suffisamment établi est d’autant plus grand qu’il traite, c’est l’autre source de difficultés, de questions aussi délicates que la piété, la religion, les rapports au divin, aux dieux, au dieu, à Dieu (comme écrivent certains commentateurs). Platon emploie lui-même ces diverses manières de parler et il n’est pas facile de les traduire chaque fois correctement en évitant d’introduire en même temps des significations parasites et parfois anachroniques. Ces questions ne sont pas seulement difficiles et délicates en elles-mêmes ; l’éloignement historique, qui peut, d’un côté, favoriser l’esprit d’analyse et d’objectivité à leur égard, peut aussi conduire à des incompréhensions subtiles, dues notamment à un sentiment de trop grande proximité ou de trop grande distance, difficile à contrôler.
78Le risque est sans cesse, pour celui qui cherche à rendre compte de la pensée de Platon avec fidélité, de surévaluer ou de sous-évaluer l’importance et le sens du religieux, du divin, des dieux, du dieu, de Dieu. « Tout est plein de dieux » (Lois 899b9 et Epinomis 991d4), tout est dieu et divin, chez Platon, en des sens qu’il n’est sans doute pas opportun d’unifier entièrement. « Qu’est-ce qui n’est pas Dieu chez Platon ? » se demandait A. Diès89 ; « tout est divin pour lui ». Ce qui veut dire, d’abord, qu’entre ce qui est divin et ce qui ne l’est pas, on ne fera pas aisément un partage, même si tout n’est pas également « divin », ni « dieu » au même sens.
79Il y a parfois, chez Platon, une réflexion portant distinctement sur le religieux et le divin, et parfois une manière religieuse de parler quel que soit le sujet ; à son tour, cette manière religieuse de parler relève parfois de la religion civile et du rituel social (comme dans les Lois, où dominent le point de vue et le vocabulaire de l’eusebeia), parfois de la religiosité spirituelle voire philosophique, qui rend tout divin. On parle, dit Schaerer, 1944, p. 173, partout de « Dieu », avec Platon, même quand ce n’est pas explicite, dans la mesure où, « le platonicien répond à l’appel de Dieu en se tournant vers l’Idée, qui est la face objective de Dieu ». Le discours rationnel qui porte sur les Formes (ce qu’il y a de plus réel) peut être compris comme un discours incognito sur Dieu. Dans cette perspective, Dieu n’est pas un objet de pensée distinct, à part de tous les autres. Mais il est en jeu chaque fois que l’on pense vraiment, dans la mesure où, « selon le dire antique, le dieu est le commencement, la fin et le milieu de tous les êtres »90. L’idée de Dieu est celle qui est la plus éclatante et la plus aveuglante, comme le soleil, à la fois la plus évidente et la plus cachée. C’est pourquoi, il y a de quoi être irrité quand quelqu’un demande qu’on démontre son existence – c’est qu’on n’a pas fait pour lui ce qu’il fallait assez tôt dans son éducation (Lois, 887c-d). Cette démonstration devrait être facile (885e), car les œuvres de Dieu sont visibles comme tout ce que nous lui devons : c’est, par principe, tout ce qui nous entoure et qui est produit dans la lumière du soleil91. Mais on ne peut démontrer l’existence de Dieu sans son aide : il faut le prier et implorer son secours à cette fin (Lois, 893b), situation qui sera jugée au moins paradoxale par un philosophe moderne, en général. Même dans les Lois, on ne peut sans doute pas dire qu’il y ait une « démonstration » de l’existence de Dieu, au sens moderne. En revanche, nous sommes en situation, avec Platon, de comprendre que, si nous parlons de Dieu (ou du dieu), il faut faire attention à ne rien dire qui contredise sa grandeur, sa science, sa bonté. Il n’y a qu’à considérer qu’il est plus grand que tout (megiston) et veiller à éviter « le plus grand mensonge sur ce qu’il y a de plus grand » (République, 377e). Mais, au bout du compte, on l’a vu, le plus sage serait de ne rien dire de Dieu (« Deus qui melius scitur nesciendo », comme dit la formule de saint Augustin, que cite Schaerer), et, plus précisément, de reconnaître « que nous ne savons rien des dieux, ni d’eux-mêmes ni des noms qu’ils peuvent se donner – car cela est clair, en tout cas, que leurs vrais noms, ce sont eux-mêmes qui se les donnent » (Cratyle, 400d) ; « car que pourrions-nous dire, nous qui reconnaissons que nous n’avons aucun savoir sur ces matières ? » (Euthyphron, 6b) ; position, pour ainsi dire, non pas simplement d’aphasie agnostique, mais comparable, en un sens, à l’apophatisme moderne (tel que celui de Bultmann).
80Quand Diès dit que « tout est dieu ou divin chez ce trop divin Platon : les Idées ou Formes intelligibles – l’Idée du Bien – l’Idée du beau – l’Intellect – l’Âme – le Monde – les Astres – notre intellect à nous – sans parler de ces dieux de la mythologie, que le Timée mentionne après les astres avec une ironie non déguisée »92, il poursuit en notant qu’on peut se demander : « quel est donc, dans tout cela, le Dieu de Platon ? » On ne peut que soupçonner que tout cela n’est pas dieu ou divin au même sens. C’est ce que se sont efforcés de montrer précisément, dans une étude sur le sens de theios (divin) chez Platon, publiée en 1956, Van Camp et Canart (qui se présentent eux-mêmes, dans l’introduction, comme des abbés, rédigeant une thèse sous la direction de Monseigneur Mansion de l’Université de Louvain) : ils reconnaissent, en écho à Diès, que « la tradition la plus ancienne nous parle en effet du “divin” Platon » (p. 10) et que cela peut se justifier par la fréquence de l’emploi de cet adjectif dans son œuvre, mais ils refusent que cela constitue par soi-même un enseignement clair et univoque sur l’idée de divin et, plus encore, sur l’idée de Dieu, chez lui. Ils critiquent Mugnier (1930), parce qu’il « estime a priori que le sens de theios est en corrélation étroite avec celui de theos » (p. 12) ; ils contestent qu’on puisse s’instruire de ce qui est « dieu » ou de ce qu’est « Dieu » chez Platon à partir de l’idée de divin qu’on trouve chez lui ; ils reconnaissent certes que « les dieux et le divin interviennent à chaque instant dans l’œuvre de Platon, c’est incontestable. Mais est-ce un motif suffisant pour penser que le philosophe avait de ce divin une idée susceptible d’entrer dans nos catégories d’un Dieu unique transcendant et personnel ? » (p. 14). « On simplifie trop souvent le problème de Dieu chez Platon », et leur intention, quant à eux, est d’établir qu’on ne trouve pas chez Platon « une doctrine philosophique de Dieu, principe superieur, personnel ou créateur » (p. 421), c’est-à-dire chrétien – ce qu’on ne peut évidemment qu’accorder (sans que cela n’exclue la puissance de « Platon pour disposer au Christianisme », selon le mot de Pascal). Chez Platon, « theios » est employé souvent de façon populaire et désigne tout ce qui a rapport aux dieux (p. 413), mais aussi de façon « philosophique ». Or « le champ d’application du theios philosophique est très vaste » (p. 415) : le terme peut s’appliquer, en effet, à tout ce qui est important chez Platon (comme le dit Diès), se liant étroitement au problème et à la marche de la pensée dans chaque Dialogue d’une manière plastique (au point qu’il n’est pas aisé de caractériser sa signification générale mais seulement son rôle) ; mais l’intention de Van Camp et Canart est de montrer que tout cela est « divin » mais non pas nécessairement « dieu » : les Idées sont divines mais non pas des dieux (p. 416-421), le Bien n’est pas Dieu (l’assimilation du Bien à Dieu relève sans doute d’une lecture néoplatonicienne, mais ne se trouve pas textuellement dans Platon), et, si les dieux sont évidemment divins, « divin » ne représente pas l’ensemble des caractères qui réunissent les dieux, leur genre (p. 114) ; ils doivent leur divinité à la contemplation des Idées (Phèdre), à leur contact périodique avec le Divin, commentent-ils, qui est originairement non dans les dieux mais dans les Idées, les Formes, la Réalité suprême : « il y a quelque chose de plus divin que les dieux ». On peut ainsi être conduit à concevoir la « théorie des Formes » comme « la religion de Platon » (comme Jaeger, dans Paideia, et Goldschmidt, dans La Religion de Platon), reconnaissent Van Camp et Canart (p. 416-417), car « si theios ne met pas les Formes au rang des dieux, il tend à transposer sur elles une part de la ferveur religieuse que ceux-ci suscitaient ou étaient censés susciter ». – Religion, ainsi, non pas sans dieu mais dont l’objet suprême est le divin plus que Dieu ou les dieux ; religiosité philosophique (même dans le Timée et les Lois, où « l’intelligible fait l’objet de sentiments plus explicitement religieux », il n’en reste pas moins que « l’ideal platonicien n’a rien perdu de son intellectualité », p. 417), plus « intellectuelle » (comme ils disent) que proche des « religions traditionnelles », et qu’ils refusent pour cela d’appeler « religion », parce qu’ils n’ont pas d’autre modèle de la religion ; philosophie religieuse, dont le caractère très prolixe et foisonnant à l’égard du divin et très réservé (en tous les sens du terme) sur l’idée de Dieu indique un souci exigeant de l’Absolu : « dire qu’il y a quelque chose de plus divin que les dieux, confond l’esprit et lui fait sentir son indigence devant l’Ineffable » de la Réalité suprême et absolue (p. 422)93.
81Tout est divin et tout est dieu chez Platon, mais pas au même degré ni tout à fait au même sens, et il n’est pas facile d’établir une séparation nette entre ce qui est divin et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas ; pas davantage qu’entre la religion sociale la plus pauvre, la plus conventionnelle, la plus superficielle, la plus soumise à des règles, des rites et des fables sans raison, et la religiosité la plus exigeante et la plus excellente, la plus pensante et la plus morale, la plus philosophique : entre l’eusebeia de celui qui a le désir impatient de se sentir et de se croire theophilès sans autre forme de procès, et l’hosiotès, qui tend à se confondre avec l’exercice de la pensée (phronèsis) et la philosophie elle-même94, la recherche du Juste en tout, qui s’occupe de tout rassembler et de tout diviser comme il faut, la piété de celui qui ne se soucie pas d’être aimé de la Divinité autrement qu’en se rendant digne d’être aimé de tout ce qui est susceptible de penser droitement et d’aimer ce qui est juste : des dieux (dans la mesure et au sens où l’on peut dire que les dieux aiment), de tout ce qui est vraiment dieu ou divin, et de tous ceux qui se rendent aussi semblables que possible à des dieux grâce à l’exercice de la pensée et de la dialectique. Tout ne se vaut pas et tout ne répond pas également à l’exigence de la Valeur et de l’Essence ; mais aucune des formes de piété n’est entièrement mauvaise, même de celles qui sont les moins exigeantes. Seule se condamnerait une âme impie en tous les sens, c’est-à-dire qui se tiendrait en un état de surdité à tout appel de l’exigence. En revanche, le moindre élan peut conduire dans la bonne direction celui qui s’en soucie.
82Tout cela est bien connu, mais il n’est peut-être pas inutile de se rappeler cette générosité, qui rend impossible de séparer jamais entièrement philosophie et religiosité, lors même que cette philosophie réalise une des critiques les plus radicales de la religion. Pour nous autres modernes95, qui avons tendance à distinguer nettement l’une de l’autre, il n’est pas toujours facile de suivre sans étonnement une pensée où une telle critique sert du même geste et uniment la philosophie et la religiosité96. La radicalité de cette critique, dans un texte comme l’Euthyphron, peut paraître peu cohérente avec le style « religieux » de tout le reste de l’œuvre et surtout avec la politique des Lois ; et certains peuvent être conduits à considérer que notre Dialogue contient une contestation excessive et sans lendemain chez Platon (il n’en est rien en fait) ; d’autres, à considérer qu’il n’a pas pu ou pas voulu dire exactement ce qu’il a dit (que le pieux ne soit pas aimé des dieux et que ce qui est aimé des dieux ne soit pas pieux, par exemple) ; des problèmes d’interprétation peuvent alors être soulevés de façon plus ou moins justifiée, la lettre du texte ou la qualité de l’expression, critiquées, la validité de la pensée et sa rigueur « logique », mises en cause. Mais la nature de la pensée et de l’expression religieuses chez Platon, leur omniprésence polymorphe et polysémique, leur liaison étroite avec la philosophie elle-même, devraient, au contraire, à propos de chaque texte, rendre plus prudent que jamais au moment où l’on se décide à suspendre l’effort pour comprendre au profit de l’examen de la « validité logique ».
83Or on a précisément le sentiment que, dans bien des cas, ce n’est pas le texte de Platon dont la validité des enchaînements est examinée, mais ce qu’il aurait écrit s’il avait pensé différemment et s’il avait partagé ce que tel ou tel commentateur aurait pu penser et dire à sa place. Notons qu’une autre manière de déformer le texte, plus insidieuse parce qu’elle a l’apparence de l’étude de détail, est de l’émietter, de l’abstraire de son mouvement et de chercher à donner du sens à chaque atome littéral indépendamment de son contexte. Or, parfois c’est l’attention portée au détail qui éclaire ; mais nous avons vu que parfois, si on y reste, elle peut aussi rendre le sens inaccessible. À cet égard, c’est avec satisfaction que j’ai lu sous la plume de L.A. Dorion97, qui avait d’abord « conclu à l’invalidité de l’ensemble de l’argumentation déployée dans ce passage » et reconnu le mérite des philosophes « analytiques », qui est « de procéder à une étude rigoureuse et sans concession des arguments, parfois douteux, dont se sert Socrate pour réfuter ses interlocuteurs », une reconnaissance « des limites de la philosophie analytique » : « l’un des principaux torts des études qui s’en réclament, ou s’en inspirent, est d’isoler, plus ou moins artificiellement, certains passages de leur contexte immédiat et de perdre ainsi de vue l’ensemble de l’argumentation. Dans le cas de 10a-11b, qui forme pourtant un tout, on s’étonne de constater que la plupart des études s’intéressent, non pas à tout ce passage, mais uniquement à telle ou telle étape du raisonnement de Socrate » (p. 333-334). Cette déclaration finale me semble très justifiée, elle devrait même être généralisée et étendue : on ne peut juger définitivement de la validité, même seulement « logique », des énoncés et de leur enchaînement à l’intérieur d’un passage sans s’assurer que le passage est bien découpé et sans caractériser avec suffisamment de précision sa situation par rapport à la structure du Dialogue, sa place dans l’ordre des questions et des réponses de l’ensemble.
Notes de bas de page
1 Par exemple : Brown (1964), Rose (1965), Hall (1968), Cohen (1971), Paxson (1972).
2 Dans la langue courante (voir par exemple, Bailly, L. S. J., Chantraine.), indépendamment de tout usage proprement philosophique, pathos peut signifier : 1) tout ce qui affecte (bon, mauvais, ou neutre) et l’état de ce qui est affecté, être affecté pouvant avoir une signification 1.1) subjective (correspondant à un affect, qui peut être soit agréable soit désagréable) ou bien 1.2) objective (correspondant alors une propriété, une qualité, au sens neutre du terme) ; mais pathos signifie également, sens proche mais un peu différent, 2) événement (favorable ou défavorable), accident, ce qui arrive (Sophocle l’emploie souvent en ce sens). On voit comment, même dans ses emplois les plus usuels, pathos recouvre une certaine diversité de significations, bien que leur unité apparaisse assez clairement, avant même que les usages philosophiques puissent compliquer un peu la situation. On comprend que cette polysémie puisse poser en général un problème au traducteur, même si celle qui concerne les termes « accident » et « accidentel », en français, lui correspond approximativement.
Quant à Ousia, c’est un substantif correspondant au participe présent du verbe être (on, ontos, ousa, au féminim, « étant »), comme essentia en latin par rapport à esse (être) et son participe présent (ens-entis) ; on pourrait tenter de le transposer, comme certains l’ont fait dans d’autres contextes, par « étance ». Dans « ousia » il y a d’abord, littéralement, l’idée de « ce qui demeure en l’état avec constance » par opposition à ce qui advient ou devient, de quelque chose de « subsistant toujours », de consistant, de « substantiel ». On a ainsi facilement le sentiment qu’on peut lui opposer ce qui est « accidentel » aux deux sens du terme.
3 Burnet, 1924, p. 49.
4 Par exemple, la somme des angles d’un triangle est une propriété du triangle qui se rapporte nécessairement et par soi à son essence, bien qu’elle ne fasse pas partie de son essence, et, à ce titre, en est seulement un accident.
5 Il se peut que ce soit la source d’une certaine confusion dans le débat sur la possibilité ou non de prédiquer le theophiles de l’hosion. Voir là-dessus Weiss, 1986, p. 445 et Dorion, 1997, p. 309-310.
6 Nous reviendrons sur ce point dans la troisième partie du présent appendice (« la différence du tout au tout de l’ousia et du pathos ») et particulièrement dans ses dernières lignes, juste avant la conclusion.
7 On peut avoir le sentiment que nous voyons beaucoup dans l’ousia ici évoquée et invoquée ; mais on est bien obligé de constater que c’est strictement ainsi que s’exprime le texte, même si, dans l’Euthyphron, la nature de l’ousia, de l’idea et de l’eidos ne fait pas l’objet d’une détermination plus précise et d’une réflexion plus ample, en somme d’une thématisation plus voyante, à la différence de ce qui interviendra dans beaucoup d’autres Dialogues (comme Banquet, Ménon, Phédon, Parménide, etc.). Voir là-dessus notamment Dixsaut, 2000, Ousia, eidos et idea dans le Phédon, p. 78 : « Ousia désigne “ce que chaque réalité se trouve être”, son nom signifie “ce que c’est”. […] L’ousia serait donc la manière d’être propre aux êtres dont Platon affirme “qu’ils existent au plus haut degré possible” (77a) ? Certes, mais à deux conditions. La première est de comprendre que l’ousia n’est pas un genre […]. La seconde condition est de ne pas séparer l’ousia de la démarche qui la vise et la dit… Un être se trouve déterminé par la pensée qui le questionne, et il s’en trouve être ousia ». Voir également Dixsaut, 2003, p. 101, 104-105, 120-121.
8 Il n’est pas facile de trouver une traduction qui à la fois distingue les deux verbes et fasse entendre leur proximité : « si une chose devient ou si une chose subit », traduit avec précision Dorion. Mais chacun des deux membres de phrase pourrait, à vrai dire, être traduit presque indifféremment de la même manière par : « si quelque chose advient, arrive, est produit, se produit, etc. », ainsi que par toute autre formule comparable renvoyant à un certain mélange d’advenue, d’aventure et de passivité, de pâtir.
9 Dorion, 1997, p. 324 ; Hall, 1968.
10 Burnet, 1924, rappelle d’ailleurs qu’il n’y avait aucune terminologie grammaticale à l’époque de Platon.
11 Dorion, 1997, p. 327.
12 Il reconnaît cependant que plusieurs commentateurs contestent que la distinction entre passif et actif exprime une relation causale : Brown, 1964, p. 12 ; Wolz, 1974, p. 500-502 ; Lewis, 1985, p. 42-43.
13 Il est vrai que, même rendu en10c12, Dorion trouve que « l’explication est loin d’être aussi claire et satisfaisante que le souhaiterait Socrate », 1997, p. 308, note 106.
14 Au sens de « étant porté, conduit, vu » ou de « ce qui est porté, conduit, vu », si l’on veut préciser qu’il ne s’agit pas du participe passé passif (« ayant été porté, conduit, vu »). « Porté » signifie donc : « actuellement porté », « en train d’être porté ».
15 Hall, 1968, p. 5. Voir aussi Geach, 1966, p. 378.
16 Voir Dorion, 1997, p. 329, qui cite les nombreux auteurs qui estiment que l’indicatif présent passif de cette deuxième « induction » a la même valeur que le participe présent actif du moment précédent (Cohen, Paxson, Zeigler, Lewis). Je comprends parfaitement la difficulté qu’il y a ici, quand on a le souci de traduire d’une façon qui soit accessible à un grand public et à des débutants qu’il ne faut pas rebuter, et il me semble que divers choix sont possibles, pourvu qu’on se souvienne qu’on ne peut tout rendre à la fois, à certains moments, et que toute traduction doit trouver son chemin entre transposition littérale, simplification et commentaire excessif. Mais il me semble que cela ne peut constituer un argument concernant le sens et l’inintelligibilité du texte lui-même. Si Platon s’exprime ainsi, c’est que c’est cela qu’il voulait dire très précisément. C’est ce qu’il veut dire et faire penser, qui est difficile et qui exige que l’on soit attentif et, d’abord, docile à l’égard de la précision extrême de son expression.
17 Voir Geach, 1966, p. 378-379, et Dorion, 1997, p. 308.
18 « (…) soit que ces actions se terminent à un sujet, ce qu’on appelle actions réelles, comme battre, rompre, tuer, noircir, etc. ; soit qu’elles se terminent seulement à un objet, ce qu’on appelle action intentionnelle, comme aimer, connaître, voir », A. Arnauld et Cl. Lancelot, Grammaire générale et raisonnée, 1660, Allia, 1997, p. 81.
19 Je reviendrai en conclusion sur ce point décisif en commentant le « hoion phileistai » (« capable d’être aimé », 11a5). On se reportera sur ce point, au très éclairant article de Monique Dixsaut, qui en fait la première expression d’une théorie de la puissance de pâtir : « Agir, pâtir, différencier les dimensions platoniciennes de la dunamis » (à paraître).
20 Voir Bailly ou Liddell-Scott. Sophocle, par exemple, dans Philoctète, à quelques vers d’intervalle, utilise prosphilès avec le datif au sens passif (532) et au sens actif (587).
21 Rappelons que Platon n’emploie jamais ce terme mais seulement l’adjectif correspondant. Voir, en fin de cet appendice, la note annexe sur le sujet.
22 Socrate a déjà dit (6a8) qu’il trouvait pénible d’entendre les récits que l’on fait sur les dieux, qui leur prêtent haines et combats (6b7), ce qui est indigne d’eux ; mais il fait apparaître ici que ce n’est pas un hasard si on les leur prête et il précise ce que la formulation de la définition par l’amour des dieux a elle-même pris en compte en opposant theophilès à theomisès (haï des dieux) : parler d’amour, c’est aussi parler de haine et d’hostilité (ekhthra) ; ce n’est pas une notion qui permette de donner une définition stable, non-contradictoire, discriminante (8a7-b6) ; c’est un sujet de récits, mêlant les contraires ; pour s’en instruire il faudrait s’en remettre à des devins comme Euthyphron, que l’on écoute s’ils paraissent bien parler, et Socrate préfère l’en dispenser car cela ne permettrait pas de savoir ce qui est pieux ; et d’ailleurs d’où tiennent-ils leur savoir ? Quand on parle de l’amour des dieux, on raconte des histoires incontrôlables ou bien on en parle comme s’ils étaient des hommes et l’on doit sans cesse rappeler : « à supposer qu’il soit vrai que les dieux ont des désaccords, discutent, se disputent sur ce qui est juste ou non (c’est à dire sur ce qu’ils aiment ou non) » ; dans les deux cas, c’est manquer de mesure.
23 Il semble que ce sentiment de séparation et de distance ait été commun dans la Grèce ancienne, nullement incompatible avec celui que les dieux sont là, partout. C’est sans doute à un telle experience complexe que correspond le propos de Platon, disant, dans un des textes les plus radicaux sur la divinité, que l’idée de dieu (et pas particulièrement celle d’un dieu de mythologie facile et scandaleuse), est celle d’un vivant immortel que nous forgeons sans qu’elle ne repose sur aucun argument rationnel fondé sur ce que l’on peut voir ou penser de façon suffisante (Phèdre, 246c6-d2).
24 On notera que cet humanisme de la théophilie, qui consonne avec la philanthropie que Socrate revendique en 3d7, loin de réduire le sens de l’altérité « transcendante » de la divinité, lui donne plutôt un fondement en distinguant et en séparant la causalité de l’agent et celle de la puissance de pâtir.
25 Comme les commentateurs qui isolent 10d1-8, Dorion semble supposer que la prise de position d’Euthyphron suscitée par Socrate (« le pieux est aimé par les dieux parce qu’il est pieux ou pour une autre raison ? – Non, mais bien pour cette raison », 10d4-5) devrait pouvoir se conclure directement de l’analyse qui précède (qu’est-ce qui fait proprement qu’on est aimé ?), et il se demande « si la réponse d’Euthyphron découle, comme par voie de conséquence, des deux inductions » (= la distinction entre l’actif et le passif et la relation entre participe présent passif et indicatif présent passif). Or, dit-il, si charitable que l’on soit, « force est de reconnaître que la proposition “le pieux est aimé des dieux parce qu’il est pieux” n’est en aucune façon une conséquence nécessaire exigée [par les deux analyses précédentes] », p. 330. C’est le sentiment de très nombreux commentateurs, tels Paxson (1972), Wolz (1974), Blits (1980), Rossetti (1984), Lewis (1985), Weiss (1986). C’est ce que nous avons soutenu, nous aussi, dans notre commentaire de 1979, mais sans y voir le fondement d’une critique possible. – Pourquoi, en effet, faire comme si la question posée par Socrate supposait une réponse qui puisse se déduire (ou s’induire) directement à partir de l’analyse précédente ? À première lecture, à cause du « maintenant donc » (dè oun, 10d1), passe encore. Mais il suffit de lire les lignes qui suivent (malencontreusement séparées par Geach et Dorion en une autre « étape ») pour voir que c’est par contraste que l’analyse des participes présents passifs s’applique à l’hosion, et non du fait d’une extension à l’intérieur d’une induction généralisante : le pieux ne se comporte absolument pas (11a3-4) comme une « chose aimée », un philoumenon, qui est un gignomenon et paskhon. Mais il semble bien que ce soit l’incompréhension de cette analyse qui soit la source de l’embarras présent : pour établir le sens de ce texte, qui lui paraît insatisfaisant voire illogique, Dorion se fonde deux fois sur l’interprétation artificielle et fautive, à nos yeux, de ce qu’il appelle l’étape III du passage (= l’analyse des relations entre participe présent passif et indicatif présent passif) : « Si, comme on l’a vu en III, phileitai fonctionne à la façon d’un verbe actif… », p. 330. « En effet, l’étape III a montré que phileitai a, malgré sa forme passive, un sens actif et qu’il joue le rôle de cause… », op. cit., p. 331.
26 Je traduis littéralement la formule idiomatique « allo ti », qu’on rend, en général, de façon plus neutre par : « n’est-ce pas que…? ». D’après le dictionnaire Bailly, allo ti a « même signification » que allo ti è ; c’en est une forme « absolue » (le è, qui marque explicitement le rapport, est tombé), une forme « elliptique » selon le dictionnaire de Magnien et Lacroix, ou encore le Lidell-Scott, qui précise que l’ellipse du è est fréquente, spécialement chez Platon (cf. de même, Syntaxe grecque de Bizot, p. 149). Allo ti (è, sous-entendu) correspond à « une question posée sous une forme vive » (Bizot). Les grammaires grecques de Ragon, de Bizot, de Van de Vorst, de Bertrand, s’accordent sur le fait que c’est une formule figée de l’interrogation directe, qui « attend une réponse positive », qui « sollicite fortement l’adhésion de l’interlocuteur », et qui équivaut à : « n’est-ce pas que…? n’est-il pas vrai que…? ». Tous expliquent que littéralement cela signifie « fais-tu autre chose que…? » (Bailly, Bizot, Bertrand), « y a-t-il autre chose, si ce n’est que…? » (Magnien et Lacroix), et le Lidell-Scott donne comme première traduction « anything else », « numquid aliud ». En suivant la suggestion de Bailly, Bizot, Bertrand, qui est de sous-entendre quelque chose comme poiein à chaque fois, on pourrait traduire aussi « et maintenant, au sujet du pieux, en fais-tu autre chose que…? », « en dis-tu autre chose que…? », « fais-tu autre chose que de dire que…? ».
27 On peut donc schématiser de la façon suivante l’organisation de l’ensemble du passage que nous étudions dans cet appendice, en sorte de situer le moment où nous en sommes :
1) 9c9-6 : question principale : le pieux est-il ce que tous les dieux aiment ? Réponse d’Euthyphron : oui.
2) 10a1-3 : question subordonnée à la question (1), destinée à la mise à l’épreuve de la réponse d’Euthyphron et surtout à mettre sur la voie de ce qu’il faut examiner au vrai dans la question principale : le pieux est-il aimé par les dieux parce qu’il est pieux ou est-il pieux parce qu’il est aimé ? Réponse d’Euthyphron : un éclaircissement serait utile.
3) 10a5-10c12 : question subordonnée à la question (2) et destinée à l’éclaircir, c’est-à-dire à mettre sur la voie de ce qu’il faut examiner dans cette question, en s’occupant (apparemment) d’un autre objet : ce qui est aimé est-il aimé seulement parce qu’il est aimé par ceux par qui il est aimé (passivité, facticité, contingence) ? Réponse d’Euthyphron : oui.
4) 10d1-5 : reprise de la question (2) en revenant à son objet initial (le pieux) : que répondre à la question (2) en tenant compte de l’éclaircissement apporté par la réponse à la question (3) ?
5) 10d6-11 : réponse à la question (4) et donc (2) : Le pieux n’est pas aimé parce qu’il est aimé mais parce qu’il est pieux, c’est à dire digne d’être aimé (par tous, donc, le cas échéant par les dieux).
6) 10d12-11b5 : réponse à la question principale (1) : le pieux n’est donc pas ce qui est aimé fût-ce par tous les dieux ; c’est tout autre chose.
28 C’est ainsi, en ne montrant pas seulement que le pieux, quant à lui, se caractérise, de chacun de ces points de vue (ce qu’il est et pourquoi il est aimé), par une réponse opposée à celle qui convient pour l’aimé, mais de plus, que, pour lui, ces deux points de vue ne se confondent pas alors que cette confusion tient à la nature même de l’aimé, que la confrontation du pieux et de l’aimé fait apparaître une opposition essentielle entre eux deux au-delà d’une simple différence de caractérisation de deux points de vue quelconques. On aperçoit comment non pas seulement l’habileté mais la rigueur, le sens et la portée déterminée du raisonnement dépendent de ce point.
29 « En cherchant à l’appliquer », traduit Croiset, 1920.
30 Avant Aristote, par exemple dans sa Métaphysique IV, 3, 1005b19-20 : « il est impossible que le même appartienne et n’appartienne pas à une même chose en même temps et sous le même rapport. »
31 Certains commentateurs s’en étonnent, les uns, nous l’avons vu, parce qu’ils s’imaginent que Socrate voulait démontrer cette proposition (la déduire de ce qui précède) et qu’ils reconnaissent que cela ne constitue pas une démonstration satisfaisante (certes !) ; d’autres, parce qu’ils pensent que cela ne correspond pas à la pensée d’Euthyphron et que la logique ne lui imposait pas de suivre la position suggérée par Socrate mais qu’elle lui permettait de soutenir au contraire que le pieux est pieux parce qu’il est aimé par les dieux. Voir Dorion, 1997, p. 331, qui cite avec considération, bien qu’avec un peu de réserve, nous a-t-il semblé, Wolz, 1974, p. 503 et note 23, Rossetti, 1984, p. 27, Emlyn-Jones, 1991, p. 80, 101-102. Nous reviendrons là-dessus.
32 Nous voyons qu’il n’est pas besoin de modifier le texte comme Dorion, 1997, p. 108- 109, suivant Weiss, 1986, p. 444, et plus lointainement Bast (à la fin du 19e siècle), le réclame. Ils souhaiteraient que l’on remplace le sujet de la phrase en 10d9-11, qui semble être « le pieux », repris de façon sous-entendue depuis 10d1-2, d’une manière qui ne pose pas le moindre problème en grec, par « l’aimé-des-dieux ». La demande paraît d’autant plus étrange, qu’elle est de substituer à « pieux » le terme dont le passage dit précisément qu’il est totalement différent de lui. De ce point de vue, la proposition d’une telle modification semble énorme eu égard au risque de trahir profondément le texte, ou alors elle signifie qu’il est gravement défectueux en un lieu décisif, ce qui revient au même ; cependant le sens d’ensemble qui est alors obtenu n’est quasiment pas différent du point de vue des conséquences ; on modifie seulement légèrement le mouvement effectif du raisonnement de Socrate, et donc sa forme, peut-être un peu. L’affaire n’aurait ainsi pas grande importance philosophique, si certains, après avoir exigé cette modification du texte pour le rendre, prétendent-ils, plus clair, ne se fondaient ensuite sur leur invention pour contester la rigueur du raisonnement. C’est ainsi que, comme Dorion, 1997, p. 326, suivant cette fois-ci Geach, 1966, p. 376, on risque de chercher à reconstruire la forme logique du raisonnement (qui prend alors l’allure d’un calcul de propositions inutilement compliqué, et dont on déclare ensuite qu’il est invalide), parce qu’on ne reconnaît pas que le sujet de la phrase de 10d9-11 est « le pieux » et que la réfutation de cette proposition se fonde sur sa contradiction interne. Dorion dit que, si l’on conserve ce sujet, « la phrase n’a aucun sens » ; mais si c’était ce que Socrate cherchait précisément à montrer, dans un raisonnement « par l’absurde » ?
33 Cependant, cette fois-ci, avec une phrase dont theophiles est le sujet, ce qui rend encore plus inutile la supposition de Weiss et Dorion, selon laquelle il faudrait entendre déjà theophiles à la place de hosion en 10d9-11, alors que, s’il peut utiliser ici theophiles sans le moindre saut logique, c’est notamment parce qu’en 10d9-11 il l’a précisément rapproché de philoumenon (quasi-assimilé à lui) et pour la première fois explicitement.
34 Qui n’est pas présentée comme une déduction mais comme une observation qui a été faite (« tu vois maintenant… »). À mes yeux ce n’est pas ici que s’effectue la démonstration ; elle est supposée déjà réalisée et elle est analysée conceptuellement : Socrate fait observer qu’il a fait apparaître la contradiction interne de la proposition qui identifie strictement hosion et theophiles. L’emploi du duel souligne qu’il n’y a pas une simple différence entre eux mais une opposition sans alternative.
35 C’est cette précision que Socrate, pour ceux qui n’auraient pas suivi, rappelle encore une fois de façon elliptique dans la phrase suivante (10d9-10), juste avant la conclusion, au moyen du « ge » : « Mais maintenant, d’un autre côté, précisément (ge) parce qu’il est aimé par des dieux, il est aimé et aimé-des-dieux. »
36 On notera que cette phrase est significativement rédigée non pas au pluriel mais au moyen de cette sorte de nombre particulier au grec et d’emploi assez rare même dans cette langue, que l’on nomme le « duel ».
37 Si on nous accorde d’entendre littéralement la formule interrogative « allo ti ; », et même si c’est, donc, étant donné son caractère idiomatique et un peu figé, avec une certaine discrétion (qui est tout à fait compréhensible, au demeurant, dans la situation rhétorique et dialectique où il se trouve).
38 « Est » signifie ici, en vertu des clauses du raisonnement, « est strictement et n’est rien d’autre », « est essentiellement », « a la même définition que », et non pas, par exemple, « est en train de », ou « est dans certains cas ».
39 Goldschmidt, 1947, p. 47-49.
40 Cf. Ménon, 86b7-c3 : ce n’est sans doute qu’une manière de parler, qui n’est pas exacte en tous points, mais il faut faire comme si elle était vraie, en parole et en acte, quand il s’agit de chercher ce que nous ne savons pas encore (on peut dire que c’est précisément l’exemple d’une opinion droite, dans la mesure où elle est au moins vraie pour l’action). Quand l’opinion (doxa) se trouve conforme à la science, on peut la nommer « vraie » (alèthès doxa, 85c6-7) ; quand cette vérité est celle qu’exige l’action, on l’appelera « droite » (orthès doxa, 97b5) ; elle est encore dite « bonne » (eudoxia, 99b11), pour signifier sa qualité en général. Même vraie, l’opinion n’est pas la science, elle ne vaut pas grand chose, elle n’est même pas vraiment pensée si ce n’est de façon fugitive, tant qu’elle n’est liée au reste de ce que nous pensons par un raisonnement causal (Ménon, 98a). C’est qu’on peut, même sur des choses qu’on ignore en un sens, avoir en soi des opinions vraies (85c6-7), qui se présentent d’abord comme dans un songe, grâce à de simples questions bien posées, et peuvent devenir un vrai savoir si l’interrogation sait multiplier les approches du même objet (85c9-12) et favoriser la découverte des liaisons causales. Si par savoir, on entend non pas l’enseignement reçu passivement des opinions d’un autre (didaxis), mais le vrai savoir en tant qu’il se forme et s’assure lui-même rationnellement (mathèsis), il faut bien supposer un intermédiaire entre l’ignorance et le savoir, si l’on veut penser la possibilité du passage de l’un à l’autre. Telle est l’opinion vraie, opinion de celui qui dit vrai sans avoir la science, comme font les politiques, les prophètes et les devins. Mais il ne suffit pas d’avoir une opinion vraie pour « posséder » la vérité, ni même « savoir » qu’elle est vraie : on ne le sait pas tant qu’on ne l’a pas reliée par de multiples liaison causales et homogénéisée au reste de notre savoir. Et tant que ce travail dialectique n’est pas réussi, la présence en nous de cette opinion vraie n’est que passagère, peut tourner court et être perdue.
41 Ricœur, 1953, p. 14 ; Dixsaut, 2000, p. 68.
42 L’embarras d’Euthyphron, qui le conduit à la contradiction, ne se manifestera à nouveau par la suite que dans la mesure où il songe que ces « autres » en question seraient les dieux. Il est à noter que Socrate, en 10d4-8, au moment où il obtient l’approbation d’Euthyphron, demande si le pieux est aimé parce qu’il est pieux, ou pour une autre raison, sans mentionner explicitement les dieux.
43 C’est pourquoi Socrate ne pourra pas abandonner tout ce développement sans tenter de rendre compte de façon conclusive, en parlant encore du point de vue de l’amour dans une ultime phrase (11a4-6), de la différence entre le fait d’être aimé et la Valeur qui fait qu’on peut l’être : si l’on veut parler de l’hosion du point de vue de l’amour des dieux, il ne faut pas dire qu’il est aimé par les dieux, mais qu’il est tel qu’il serait digne (hoion) d’être aimé (notons qu’ici encore Platon ne précise pas « par les dieux »).
44 Voir Goldschmidt, 1947, p. 49. Cf. aussi, Premier Alcibiade 114e : « réponds, et si tu ne t’entends pas dire toi-même que le juste est utile, ne crois pas ce qu’un autre peut en dire. »
45 Dire que le pieux est aimé, c’est en faire un gignomenon et un paskhon : montrer cela, c’est montrer qu’on le traite comme un pathos et non pas une ousia (ce dont on cherche l’idea et l’eidos). Voilà pour le fait. Or c’est insuffisant, parce que cela ne donne aucune consistance et constance à ce qu’est au juste le pieux, ce qui est l’objet même de notre recherche ; d’autre part, quand on dit que le pieux est aimé des dieux, on pense que c’est parce que c’est pieux qu’ils ne peuvent pas ne pas l’aimer, et on voit bien qu’on n’a au moins pas tout dit du pieux en le définissant par l’amour des dieux, ou qu’on se contredit, ou que « le discours ne tient pas en place », autre forme d’insuffisance. Cela vaut donc la peine de chercher ce que peut être le pieux si on le traite comme une essence.
46 L’approbation d’Euthyphron, qui semble tout à fait compréhensible, si l’on suit notre hypothèse, ne signifie pas que Platon compte sur l’accord d’un religieux (et quel religieux !) pour justifier une thèse sur la piété ; mais sa mise en scène de l’homme de la religion, qui, d’une part, devrait savoir mieux que les autres ce que c’est que le pieux et le revendique souvent (4e8-5a2), et, d’autre part, est porté par état à définir pieusement (dévotement) la piété par l’amour des dieux, fait apparaître qu’il devrait être également le premier à reconnaître dans cette tendance une contradiction susceptible de lui donner du désir et de l’élan pour aller plus loin dans la piété et dans la pensée de la piété. On pourrait parler ici d’une vérité phénoménologique de cette mise en scène de l’homme religieux.
47 Voir Dorion, par exemple, 1997, p. 217 : « … la complète autonomie du pieux par rapport aux dieux. La piété existe en elle-même, par elle-même, et son contenu n’est pas déterminé par la volonte des dieux. »
48 « Pour nous autres, si nous gardions notre bon sens, la seule manière de faire vraiment bonne, serait de dire que nous ne savons rien sur les dieux, ni sur eux-mêmes ni sur la façon dont ils peuvent bien se nommer eux-mêmes » (Cratyle, 400d).
49 Sur les principaux emplois de theophilès, dans les autres Dialogues que l’Euthyphron, voir l’annexe en fin de cet appendice.
50 Et imagine-t-on, dans le cas contraire, les critiques que l’on pourrait opposer au texte, cette fois-ci de façon justifiée, s’il jouait sur un tel formalisme, proche de la logomachie, en distinguant « être aimé par les dieux » et « être aimé-des-dieux » ?
51 On est en droit de noter, si on considère que Platon écrit d’ordinaire avec une grande précision, qu’il est dit que si le pieux est aimé, « c’est parce qu’il est digne d’être aimé », sans qu’il soit mentionné « par les dieux » ; c’est donc par tous ceux qui sont capables d’aimer ce qui en est digne (ce qui est bon et juste), sans autre précision, faut-il donc comprendre, nous semble-t-il.
52 Cette phrase présente un parallélisme manifeste avec celle qu’on trouve en 10c10-11, et où la proposition causale est la même (« c’est parce qu’il est aimé »), et où la principale conclut : « qu’il est aimé (philoumenon) », terme dont Socrate a montré qu’il se caractérisait comme gignomenon et paskhon, et à quoi correspond maintenant « hoion phileisthai ». Si l’on est sensible à ce parallélisme grammatical et stylistique, hoion phileisthai et philoumenon paraîtront de la sorte mis en situation d’équivalence quand il s’agit du theophiles.
53 La phrase semble finir par restaurer ce qu’à l’évidence elle vise à éliminer. C’est sans doute cela qui conduit certains à supposer que « être aimé-des-dieux » et « être aimé par les dieux » ne sont pas la même chose – ce que malheureusement le texte contredit explicitement, et ce qui, à mes yeux, n’apporterait aucune clarté véritable.
54 Dorion, 1997, p. 311.
55 Dans la note annexe, j’ai tâché de faire apparaître la cohérence de l’ensemble de l’œuvre de Platon sur ce point.
56 Et, si l’on accepte d’entendre, ce qui est tout à fait raisonnable, par « l’amour des dieux », leur justice et leur bonté, alors on peut même concevoir que celui qui est pieux, c’est-à-dire qui se rend juste par l’exercice de la réflexion (meta phronèseôs), c’est-à-dire, aussi semblable que possible à Dieu (Théétète, 176b1-3), puisse être dit aimé par la Divinité, sur le mode de ce qu’on pourrait appeler un « accident nécessaire », notion qui existe chez Aristote, nous l’avons rappelé au début du présent article, dans le cadre des relations entre sumbebèkos (accident) et ousia (substance ou essence) – qu’il ne faut cependant pas assimiler entièrement à ce que l’on trouve chez Platon.
57 Car, comme dit Socrate dans le Protagoras (331d3-4), on peut toujours trouver un point de vue duquel n’importe quoi peut avoir une ressemblance avec n’importe quoi, même le blanc avec le noir, le dur avec le mou.
58 On aperçoit le bénéfice d’une telle démarche, si l’on suppose à Platon le souci d’affirmer cela en cherchant à éviter de donner l’impression qu’il fait du mal au sentiment religieux populaire (effectivement si utile pour assurer le salut des familles et des Cités, dans la mesure où elles ne sont pas composées seulement de vrais philosophes) : c’est ce qui rend inutile, quand il a à parler du pieux comme aimé ou digne d’être aimé, d’avoir à préciser si c’est ou non par les dieux, ce qui n’est pas négligeable ; de même que c’est en analysant le theophiles comme philoumenon (sous le nom de philoumenon), qu’il établit les caractères (gignomenon et paskhon) qui font de lui un pathos.
59 On ferait des dieux l’objet de ce qu’on appelle une histoire naturelle (Peri phuseôs historian, Phédon, 96a7), enquêtant sur eux comme sur ce qui est dans le devenir, advient, change et disparaît.
60 Dans ces conditions, la possibilité de contester la validité du raisonnement de Socrate au motif qu’il utiliserait hoti (parce que) dans deux sens différents sans le dire ou sans le remarquer, comme le soutiennent par exemple Dorion, 1997, p. 326 et 331-333, et Geach, 1966, p. 376-377, semble perdre tout fondement. Selon eux, quand Socrate dit que ce qui est pieux est aimé par les dieux parce qu’il est pieux, « parce que » indique « la raison pour laquelle les dieux aiment le pieux », alors que, quand il dit que l’aimé-des-dieux est aimé-des-dieux parce qu’il est aimé par les dieux, « parce que » indique « plutôt le rapport agent-patient ou, si l’on préfère, le rapport de causalité et d’antériorité entre, d’une part, l’adjectif (theophiles), qui équivaut à un participe présent passif, et, d’autre part, un verbe (phileitai) conjugué à l’indicatif présent passif » (Dorion, 1997, p. 333). Je ne conteste pas l’analyse et la compréhension de la différence entre ces deux sens de hoti, mais il me semble que seule une reconstruction artificielle du raisonnement peut conduire à reprocher à Socrate (ou à Platon) ce que précisément il s’efforce de faire apparaître dans tout notre passage. Il n’emploie pas subrepticement le même terme (« parce que ») dans deux sens différents ; c’est le but même de toute son analyse que de faire apparaître qu’il y a deux sortes de causalité, correspondant à la différence du tout au tout entre les deux modes d’être de l’ousia et du pathos. C’est l’intelligibilité du texte qui disparaîtrait, si l’on ne comprenait pas qu’il cherche à établir cette différence de deux ordres de causalité, qui correspond assez bien, au demeurant, à ce Platon explique de façon plus développée dans le Timée (27d-28a) ou encore dans le Phédon : il y a, d’un côté, la causalité naturelle, qui concerne ce qui est dans le devenir, la cause de la génération et de la corruption, les causes de chaque chose, par quoi chacune advient, existe et disparaît, et qui font l’objet d’une histoire naturelle (l’aitia peri geneseôs kai phtoras, les aitiai hekastou dia ti gignetai hekaston kai dia ti apollutai kai dia ti estin, du Phédon 95e8-96a9). À cela s’oppose une autre espèce de causalité (tès aitias to eidos, Phédon 100b3), qui est celle de la Chose même (auto to…), l’eidos (102a11), la Forme, qui est ce qui produit (et rien d’autre, ouk allo ti, 100d4) la qualité de la chose sensible particulière, par sa présence en elle ou par participation (eite parousia eite koinônia, 100d5).
61 Cette tradition trouve vraisemblablement sa source dans les affirmations d’Aristote, en Métaphysique M, 4, 1078b25-30, sur le sens des Idées pour Socrate, ainsi que dans une tendance à confondre le Socrate de Platon et le Socrate historique (tel du moins qu’en parle Aristote). Dorion, 1997, p. 208-213, se réfère lui-même à des affirmations de M. Canto dans les notes 27-29, p. 219-221 de sa traduction du Ménon, Paris, GF-Flammarion, 1993, et dans sa présentation, p. 58.
62 Comme dit Aristote des Idées selon Platon, à tort ou de façon simplifiée, par exemple en Métaphysique Z, 1039a25 (tas ideas ousias chôristas) ; ou encore en M, 1078b30-32.
63 Voir les analyses très éclairantes de M. Dixsaut, 2001 p. 28-33 et 2003, p. 100-101 et 104-106.
64 Ceux qui soutiennent le contraire doivent supposer que l’Idée a été obtenue auparavant et par voie inductive. Mais une Valeur n’est pas une qualité objective, qu’on pourrait découvrir empiriquement dans des réalités sensibles diverses comme un fait observable et généralisable. Il faut que la pensée qui y correspond existe suffisamment auparavant pour que l’observateur puisse la reconnaître dans des réalités particulières différentes, existantes ou à réaliser. La situation intellectuelle de l’usage paradigmatique de l’Idée du Pieux décrit dans ce passage correspond, à vrai dire, à toute considération des réalités empiriques pieuses ; elle ne peut donc être précédée par une constitution empirique de l’idée. Elle implique, en général, que l’Idée puisse être considérée elle-même, en elle-même, comme quelque chose qui a une forme d’existence propre qui l’autorise, tout en ayant un statut ontologique différent de celui des réalités empiriques (sinon le modèle ne serait qu’un exemple).
65 Par exemple, Dorion, 1997, p. 211 : « Il ne s’agit pas du modèle que tendent à imiter les choses sensibles, et par rapport auquel celles-ci sont d’ailleurs façonnées, mais tout simplement du modèle qui, à la façon d’un critère, permet de juger de la conformité, ou non, du sensible à l’essence déterminée d’après cette norme. »
66 C’est l’une des manières de dire ce qu’est la piété, évoquée dans la dernière partie du Dialogue, pieuse certes, mais encore approximative et imagée et qui, prise à la lettre, maintient dans l’embarras (elle fait l’économie du rapport essentiel au Juste).
67 Cf. Protagoras 331b1-7 : « Pour moi, si je parlais en mon nom, je dirais que la justice est pieuse et que la piété est juste ; et, en ton nom, si tu permets, je dirais de même que la justice est la même chose que la piété ou une chose extrêmement semblable, et qu’elles se ressemblent l’une l’autre plus que tout. »
68 Sur ce point, la belle formule de Vlastos (1991, 1994, p. 244) ne me semble pas juste, dans la mesure où elle est un peu ambigüe : « La piété consiste à faire l’œuvre d’un dieu au profit des êtres humains ». C’est qu’on peut, en effet, entendre de façon restrictive « au profit des humains » et qu’il n’est pas dit que, si la piété véritable est justice sans partage, on puisse précisément, d’une part, limiter aisément, de ce point de vue, un domaine des hommes de celui des dieux, ni, d’autre part, dispenser tout ce qui est âme d’avoir à prendre soin de tout, y compris de tout ce qui n’a pas d’âme, comme dit Socrate dans le Phèdre (psuchè pasa pantos epimeleitai tou apsuchou, 246b7). Ensuite, il me paraîtrait plus précis de dire que la piété consiste à faire tout ce que l’on fait dans tous les cas (son œuvre d’homme, donc, si l’on veut) comme ferait un dieu, autant qu’il est possible, c’est-à-dire en étant juste grâce à l’exercice de la phronèsis.
69 C’est ce qui fait que, dans notre Dialogue, comme dans d’autres du début de l’œuvre de Platon, où Socrate enquête sur les Valeurs, on peut dire qu’il n’y a presque pas de « théorie des Formes » (pour utiliser cette formule traditionnelle du commentaire platonicien) : rien ne permet de penser, me semble-t-il, que ce soit parce que Platon en manquerait « encore », mais parce que, dans cet ordre de réalités, il est à peine besoin de théoriser pour dire ce que Platon dit des Formes en général. Sans s’y référer comme à un logos constitué, bien connu, voire ressassé (comme par exemple dans le Phédon 72e ou 100b), il montre ici que le simple fait de prendre au sérieux le projet de définir le pieux conduit à parler en termes d’idea, eidos, paradeigma, ousia. Il me semble que tout son art consiste précisément à dire cela sans paraître employer un vocabulaire technique, sans fournir de définitions doctrinales de ce vocabulaire, en donnant, en revanche, le sentiment que c’est la langue commune qui dit, qui fait dire, qui fait entendre tout cela, pourvu, bien sûr, qu’on sache interroger et qu’on ait du répondant. Ainsi, idea, eidos, paradeigma, ousia, sont introduits sans qu’il soit besoin de les comprendre, d’abord, autrement que la langue ordinaire et leur contexte y conduisent. Il en va de même pour pathos et hoion, qui sont importants pour contribuer à fixer le sens ontologique des précédents, en même temps que leur sens se fixe par rapport à eux. Pathos, on l’a noté, fait apparaître de façon subtile, à la fois insistante mais comme en passant, la liaison et la complémentarité de gignomenon et de paskhon, et il correspond, au moins autant qu’à l’introduction d’un terme technique nouveau, à la compréhension philosophique et métaphysique de cette liaison qui s’entend dans la langue grecque courante. Hoion (11a5) est un exemple encore plus frappant : son emploi est absolument conforme au parler commun, seulement doublé d’un effet de style qui produit le sentiment, d’abord, d’une nuance, au bout du compte d’un contraste et d’une opposition symétrique entre l’hosion et le theophiles. Platon fait apparaître de la sorte l’idée de ce que c’est que valoir et être par soi-même, avoir une nature qui fonde une puissance.
70 Lorsque, pour montrer ces difficultés (par exemple, en Métaphysique M, 1079b12- 1080a11), Aristote demande comment les Idées pourraient avoir une influence sur les réalités individuelles sensibles et qu’il nie qu’elles puissent être cause en elles d’aucun mouvement et d’aucun changement, qu’elles puissent contribuer ni à les connaître ni à les faire être (eis to einai), son argument est qu’elles ne sont pas présentes dans ces réalités qui sont précisément sensées participer d’elles (mè enuparchonta ge tois metechousin), si bien que, selon lui, « dire que les Idées sont des paradigmes et que les réalités sensibles y participent, c’est parler à vide et prononcer des métaphores poétiques. Car qu’est-ce que c’est, qu’œuvrer en ayant le regard fixé sur les Idées ? » Tout l’argument repose de façon décisive sur l’affirmation que les Idées seraient entièrement séparées des réalités sensibles individuelles. Sans juger la position d’Aristote sur les Idées platoniciennes en général et les difficultés qu’il y trouve, ne peut-on remarquer que la réponse à sa question finale, dans le cas de la conduite réfléchie de la vie et de l’action droite, n’est pas si compliquée que cela et que les difficultés qu’il a évoquées ne sont pas si grandes qu’il le dit, pour un platonicien ? Les actions justes ou pieuses sont l’œuvre de l’homme juste et pieux. Sans doute (songeons au Phédon et au Timée), elles n’adviennent pas dans le devenir sans des mouvements et des changements, dont la causalité est naturelle ; mais tout cela n’est effectué que par un homme qui pense que cela est juste et pieux, qui a les yeux fixés sur le Juste et le Pieux (qui pense, par exemple, qu’il vaut mieux attendre en prison sans fuir la mort, même injuste, plutôt que de faire du tort aux lois de la Cité). Dans le cas de l’homme juste, la justice n’est pas seulement une qualité qu’on peut lui reconnaître et qui permet de le décrire (comme être grec ou barbare, petit ou grand, jeune ou vieux) ; c’est, d’abord et de façon décisive, ce que produit en lui le fait de penser et de prendre en vue la justice. Ainsi, à la lettre, pas de justice sans présence en lui de l’Idée de justice, la pensée étant le mode de participation à l’Idée, le mode de présence de l’Idée en lui. La justice dans les actions particulières n’existe que si l’Idée du Juste est autre que toute pensée particulière et subjective et qu’elle est prise en vue par celui qui la pense comme une norme transcendante et indépendante (ce qui le fait penser), et que si, en même temps, elle est présente dans la pensée de l’homme, car on ne peut se rapporter à elle autrement que par la pensée (ce n’est pas une qualité que l’on puisse découvrir par simple observation). Ainsi, dans le cas de la Justice ou des Valeurs en général (ta megista), semble disparaître la difficulté radicale qu’Aristote oppose à la théorie des Idées (ou bien les Idées sont séparées et alors les réalités sensibles n’y participent pas, ou bien elles sont dans ces réalités, et alors elles n’en sont pas séparées) : le mode de présence d’un objet dans la pensée n’abolit pas son existence effective et autonome hors d’elle (à la différence de la présence matérielle dans une réalité matérielle) ; et lorsque cet objet est comme le Juste ou les Valeurs, en faisant penser, il fait être, agir, se comporter d’une manière déterminée. Dans le cas de l’action réfléchie, la nature de la Forme est ce qui pose le moins de problème, dans la mesure où l’on voit alors manifestement que, comme dit Goldschmidt (1970, p. 102), les Formes sont des « devoir-être », ou plus justement, « selon l’esprit du platonisme, que les Formes sont l’Être auquel le Devenir aspire à s’égaler ».
71 Phédon, 100b : « je ne dis rien de nouveau en parlant de cette façon ! Ce langage, jamais je n’ai cessé de le tenir mainte fois ailleurs… », dit Socrate en renvoyant Cébès à ces « formules cent fois ressassées » affirmant l’existence d’un beau, d’un bien ou d’un grand en soi. Mais, en sorte d’éviter de se méprendre sur ce qu’on peut attribuer à cette « doctrine », on notera que, même dans un tel Dialogue, le discours sur les Formes ne contient aucun contenu dogmatique positif (ou presque) sur les Formes en général (sur ce que serait une Forme des Formes, un genre des Formes) : il les détermine essentiellement négativement en les différenciant des choses sensibles et il engage surtout à les poser et même à les supposer (c’est cela qu’il répète et c’est cela le contenu le plus sûr de cette « doctrine »). Comme commente Dixsaut, 1991, p. 141, « si l’on peut considérer ce passage comme l’exposé d’une méthode, encore faut-il préciser que cette méthode consiste en la découverte d’un point de vue. » Dans ces conditions, plutôt que de se demander si l’on rencontre ici les premiers rudiments d’une « théorie des Formes » qui anticiperait sur ce que l’on trouverait dans les œuvres ultérieures, on peut se demander si l’on rencontre jamais ultérieurement chez Platon. Ne faut-il pas lire ce qui concerne les Formes dans les œuvres ultérieures à la lumière de ce qui en est dit et surtout de la manière dont elles sont posées dans les œuvres les plus précoces portant sur les Valeurs ?
72 Problème de statut ontologique, auquel ne se réduisent pas la « théorie » des Formes et moins encore leur usage chez Platon.
73 Robin, 1935, p. 74-75.
74 Dorion, 1997, p. 210.
75 Allen, 1971, p. 333.
76 Ibid., p. 322-323, 328, 334
77 Dorion, 1997, p. 211-212.
78 Schaerer, 1944, p. 177 ; Goldschmidt, 1949, 1970, p. 13.
79 Comme le rappelle, par exemple, M. Dixsaut dans son article déjà cité sur la dunamis platonicienne, après A. Diès (1932).
80 Poser le Pieux comme une essence, c’est considérer que toutes les diverses choses particulières qui apparaissent « pieuses » sont nommées ainsi par homonymie avec une Forme « éponyme », qui est ce par quoi elles sont telles (Phédon, 78e, 102b-103b).
81 Au sens aristotélicien, « accident » (sumbebèkos) n’indique pas une nature générale mais une relation déterminée d’un terme à un autre : un même terme peut être, par rapport à autre terme, accident « nécessaire », par rapport à un autre, accident contingent et rare (c’est le sens général d’accident), par rapport à un autre encore, il peut se trouver impossible qu’il soit accident en aucun sens. Ainsi, theophiles, pas davantage qu’un autre terme, ne peut être par lui-même et en général « accident » en ce sens : pour un eusebès comme Euthyphron, theophiles semble bien être davantage qu’un accident même « nécessaire » à l’égard de certains actes (pour lui, c’est une qualification définitionnelle de ce qu’il juge pieux), tandis qu’à l’égard de certains autres, il ne peut pas être du tout un accident (il ne pense évidemment pas que tout soit ou puisse être aimé-des-dieux, même de façon rare : il y a des actes qui ne peuvent être que haïs par eux). Si Platon avait voulu dire que theophiles était « accident » de l’hosion en ce sens, il aurait dû établir l’existence d’une relation positive entre les deux (que cette relation soit universelle et nécessaire ou bien qu’elle soit rare). Or, ce n’est pas en considération de la découverte d’une relation de ressemblance, de proximité ou de concomitance, plus ou moins grande, avec l’hosion (comme si c’était des idées ou des réalités comparables), que le theophiles est déclaré pathos, mais en considération de l’analyse de sa nature propre, qui se fait d’abord sans référence à l’hosion ; c’est, à l’inverse, à partir de cette analyse, qui fait apparaître que « theophiles » (comme philoumenon, gignomenon et paskhon) ne se comporte pas comme une ousia, qu’est déduite sa relation à l’hosion, qui est de totale étrangeté voire contrariété. Dans les propos de Socrate, theophiles n’est pas un terme qui se rapporte (sumbainein) particulièrement à l’hosion (que ce soit la plupart du temps ou non) ; il peut « arriver » à n’importe quoi, puisque, note Socrate, « l’amour des dieux » semble pouvoir porter même sur ce qui serait haï des dieux ; c’est un terme très indéterminé, peu qualifiant, à peine une « qualité » (on ne sait pas vraiment ce qu’on affirme de déterminé quand on dit que quelque chose est aimé-des-dieux). Si theophiles est « accident » au sens de pathos, ce n’est pas fondamentalement à cause de sa relation à l’hosion (une relation positive, parce qu’il l’accompagnerait, même si ce n’est pas toujours, ni régulièrement ni nécessairement), mais d’abord parce qu’il est de sa nature d’être adventice, d’être de l’ordre de ce qui arrive, change, passe. Cependant, il est vrai que, pour cette raison (parce qu’il peut toujours arriver, et donc à n’importe qui, à n’importe quoi, n’importe quand), on ne risque pas de pouvoir l’attribuer toujours et nécessairement que ce soit à l’hosion ou à quelque autre chose : ainsi, même si le sens propre de pathos ne se confond pas entièrement avec celui de sumbebèkos, il le rejoint, dans une certaine mesure, du point de vue de ses conséquences, et c’est ce qui fait la difficulté de reconnaître et de faire reconnaître son sens exact ici. L’entendre comme équivalent de sumbebèkos (si l’on met de côté le fait que ce terme est lui-même ambigu) ne conduit pas à donner à notre passage un sens manifestement absurde ni même éloigné au bout du compte de ce qu’il signifie (d’autant plus qu’en français « accident » peut avoir les deux significations, logique et événementielle). Mais c’est la rigueur et la force de la démonstration dans notre texte, qui se trouvent affaiblies par cette légère inexactitude.
Si l’on souhaite cependant s’aider des analyses d’Aristote, ce n’est peut-être pas de sumbebèkos qu’il est le plus opportun de rapprocher ce que Platon entend ici par pathos, mais de ce que le Stagirite dit précisément de ce terme lui-même (même s’il y a là aussi, bien sûr, des différences) dans la Métaphysique V, 21, 1022b15 sq., et les Catégories 8, 9a28 sq. et surtout 9b28-10a10. Le pathos peut être considéré comme une espèce de qualité (poiotès), mais qui se caractérise par le fait que sa cause est tellement fuyante et fugace (par différence avec les autres sortes de qualité que sont l’hexis, état habituel, et même la diathesis, disposition passagère), que c’est à peine si c’est une qualité, quelque chose capable de qualifier véritablement (Catégories, 9b28-33). Cette difficulté à donner une véritable consistance qualitative et qualifiante au pathos, qu’Aristote présente cependant comme une sorte de qualité, le conduit à n’introduire cette notion qu’en complément de celle de poiotètes pathètikai, « qualités affectives » (traduit Tricot) ou affections qui qualifient, comme pour indiquer l’idée d’un pathos qui serait tout de même susceptible de qualifier un peu ce qu’il affecte. Mais, quand il en vient à caractériser pathos proprement dit, après avoir donné des exemples, il conclut en disant que ce sont des pathè et non des qualités (la rougeur qui nous vient aux joues du fait de la honte ne permet pas de nous qualifier de « rouges », comme si c’était notre qualité : c’est un pathos, à la fois subi, visible et instable). Comme qualité, le pathos est lié d’abord à la possibilité pour un sujet d’être affecté par altération (alloiôsis), mais note Aristote, conformément à une ambivalence du grec, pathos peut indiquer aussi bien l’acte par lequel la qualité affecte que le résultat de l’altération ; cependant le genre d’altération qui caractérise le « pâtir » est si essentiellement passager et fugace que le pathos a du mal à qualifier vraiment.
82 Cf. A. Diès, 1932, p. 29, concluant une revue des Dialogues où il est question de la puissance d’agir et de pâtir : « Action et passion sont prises en un sens qui peut indéfiniment s’élargir, jusqu’à ne plus désigner qu’une relation ou que ce que Platon appelle, d’autres fois une participation. ».
83 Si hosios (adjectif susceptible de qualifier une chose particulière) peut être ainsi considéré lui aussi comme un pathos, qualité de la chose qui manifeste la mainmise sur elle de la Forme du Pieux, la clarté de sa différence avec theophiles, de ce point de vue, ne paraît-elle pas brouillée et la force du raisonnement qui se fonde sur elle, affaiblie ?
84 Dans le Phédon, les termes paskhein et pathos sont utilisés, en 83b-e, pour désigner cette « passion » de l’âme dans laquelle celle-ci est tenue enchaînée par le corps, clouée au corps par le plaisir, et forcée de croire vrai tout ce que lui corps lui fait sentir : pathos signifie l’affection, comme sentiment à la fois plaisant et mauvais, passivité, impuissance devant ce qui arrive, et ce qui affecte. Ce qui est notable ici, c’est non pas la signification mais le sens du « pâtir » : c’est l’âme (« apparentée » par nature aux Idées), qui pâtit du corps et de ses pathè, du devenir et de ses tribulations. Or, ce sont les mêmes termes de paskhein et pathos, qui servent, à partir de 95e, dans le passage sur les deux causalités, pour désigner cette fois-ci la participation de la chose particulière à la Forme. Mais pathos, pathèma, paskhein, dans ce passage, servent d’abord à poser le problème et à désigner ce qui advient à la chose du fait du devenir (conformément à la proximité de sens de gignesthai et de paskhein, que nous avons déjà notée) : le problème général qui se pose à Socrate, dans le récit exemplaire de son autobiographie intellectuelle, est de rendre compte de « la cause (aitia) de la génération (genesis) et de la corruption (phtora) » (95e-96a), des causes par lesquelles chaque chose advient, se défait, existe (gignetai, apollutai, estin, 96b8-9), ce qui est l’objet de ce qu’on appelle une « histoire naturelle » (kalousin peri phuseôs historian), l’étude, par exemple, des évènements qui affectent (pathè, 96b8-c1, pathèmata, 98a2) le ciel et la terre. Une telle étude cherche à montrer comment les choses adviennent naturellement à partir d’autres choses de même nature, ou deviennent à partir d’un état antécédent, comme l’absorption de nourriture ou de boisson fait grandir et grossir la masse du corps, par adjonction – prosgignesthai – de chair aux chairs, 96c-d). Plus loin, dans l’expression de l’idée que « chercher la cause par laquelle chaque chose advient (gignetai), passe, existe », c’est chercher, à vrai dire, « ce pourquoi il est meilleur pour elle d’être, de subir (paskhein) ou de faire » (en 97c5-8, formule reprise en 98a6), on aperçoit l’extrême proximité de gignesthai et de paskhein pour exprimer ce qui advient, devient, passe, se passe, arrive et vous arrive. Pathos et pathèma indiquent l’événement, aussi bien considéré objectivement que reçu par le sujet, la qualité en tant qu’elle advient, du fait du cours du devenir et de la causalité naturelle. Et, même à partir du moment où est introduite l’idée que c’est la Forme qui est la vraie cause du pathos, celui-ci ne change pas de sens et demeure désigné ainsi par référence à sa saisie phénoménale dans le devenir ; même quand il est reconnu que c’est la Forme qui en est la seule vraie cause (ultime et décisive), cela ne supprime pas le devenir et l’insertion nécessaire du pathos comme événement dans le devenir. La causalité vraie de l’Essence ou de la Forme sur le pathos ne se substitue pas (comme une causalité mécanique, directe, statique, insensible au devenir) à celle (conditionnelle et instrumentale) du devenir, elle s’y insère, « d’une manière ou d’une autre », dans la mesure où elle en est l’ultime pourquoi. Par exemple, le Beau lui-même est ce qui fait belle la chose belle, quelle que soit la manière (présence ou participation) dont il survient ou dont surviennent présence ou participation (prosgignomenou ou prosgenomenè, selon la leçon retenue), ce par quoi toutes les choses belles deviennent (gignetai) belles (100d). Et, dans la formulation générale de l’hypothèse de la causalité de la Forme sur la qualité de la chose, en 101c, c’est la référence à la notion de devenir qui demeure seule : pour expliquer vraiment comment chaque chose advient et devient ce qu’elle est (pôs ekaston gignomenon), il n’y a pas d’autre moyen que de considérer que c’est par la participation à l’Essence propre (tès idias ousias) dont elle participe.
85 Dans le « combat de géants » qui concerne la compréhension de ce qu’est l’ousia (Sophiste, 246a), Platon ne fait pas partie des extrémistes « amis des Formes », qui séparent définitivement le monde de l’ousia et celui de la genesis, où tout est mouvement et changement incessant (Sophiste, 248a7). Il faut affirmer, sous peine de nier la possibilité même de l’esprit (nous), qu’il y a et du mouvement et de l’immuable dans le tout de l’Être, et de la communication entre eux (Sophiste, 249b). Il faut comprendre la possibilité d’une genesis eis ousian, une « genèse vers l’Essence » (Philèbe, 26d), il faut tenir compte de « l’essence nécessaire de la genèse » (tèn tès geneseôs anagkaian ousian, Politique, 283d).
L’hypothèse de la causalité de la Forme sur la chose particulière ne supprime pas l’existence du devenir et, ainsi, la possibilité de comprendre le pathos comme effet de cette causalité eidétique n’abolit pas la liaison intime de ce même pathos avec le devenir et sa forme propre de causalité (même si la vraie raison de la présence de Socrate dans sa prison est ce qu’il a dans la tête, il n’en demeure pas moins que, sans ses jambes et ses muscles, il n’y serait pas assis). La considération du pathos comme quelque chose d’orignairement génétique, dans l’expérience première que nous en avons, n’est pas supprimée par l’hypothèse de la causalité eidétique, dont rien n’oblige à penser que le caractère paradigmatique corresponde à une causalité efficiente directe sur le pathos, qui le déterminerait mécaniquement de façon statique et indépendante de tout devenir (même si cela correspond à une compréhension fréquente qui tendrait à ranger Platon au nombre des « amis des Formes »).
86 Dans le Phédon il est difficile que l’hypothèse de la vraie cause que constitue la Forme pour le pathos fasse oublier que celui-ci apparaît originairement comme phénomène du devenir et lié comme tel à la forme de causalité que constitue le devenir, parce que c’est cette liaison qui constitue l’élément fondamental de la position même du problème que résoud cette hypothèse. Mais dans un Dialogue comme l’Hippias majeur, le problème posé d’emblée par Socrate est de définir de façon suffisante et précise ce qu’est le Beau lui-même (286d810), caractérisé comme ce par quoi toutes les diverses choses belles sont belles, l’idée de causalité eidétique étant présentée comme une évidence (comme bien connue déjà) susceptible de s’appliquer aussi bien à la justice, à la science, au bien, qu’à la beauté : on ne demande pas ce qui est beau, mais ce qu’est le Beau lui-même (286d-287e), le terme d’eidos étant employé, en 289d4, pour nommer l’objet de la recherche. Or, entre 300a et 302c, (après une première formulation à l’actif, en 300a9-10, comme un poiein, une action sur les choses, « qui les fait belles »), c’est dans le vocabulaire du pâtir (pathos, pathèma, pathein), qu’est exprimée de façon répétée l’idée de la participation de la chose particulière à l’eidos, jusqu’en des lignes où pathos et ousia sont mis en relation (301b8). N’est-on pas en présence, ici, d’un cas où l’eidos semble déterminer directement le pathos, la chose particulière et sensible, indépendamment de la situation de celle-ci dans le devenir ? Il ne nous semble pas vraiment.
Car ce passage, où Socrate et Hippias se répondent en employant soigneusement le même vocabulaire (dont pathos et ousia), semble écrit cependant en sorte qu’existe un quiproquo entre eux : les termes et la manière choisis par Socrate pour poser la question le sont à l’évidence de sorte qu’ils puissent avoir du sens par rapport à l’ordre du devenir naturel ou matériel. Pour indiquer l’action de la Forme du Beau sur la chose belle, sont employés, par exemple le verbe prosgignesthai (plusieurs fois à partir de 289d3), qui comprend l’idée de genèse qui apporte un élément nouveau, de la même manière que s’il s’agissait d’éléments matériels qui s’ajoutent les uns aux autres (c’est le même verbe que dans le Phédon, 96d), et le verbe kosmein, qui veut dire « rendre beau » ou « embellir ». Or, si Hippias semble comprendre la demande de Socrate, c’est bien parce que les termes employés peuvent aussi bien décrire, en effet, une genèse au sens ordinaire, naturelle ou matérielle (c’est pourquoi il répond, par exemple, avec assurance, que ce par quoi sont rendues belles ou embellies toutes choses, c’est la dorure). On n’a pas de vraie raison de se moquer de lui : c’est bien parce que ce qu’il répond relève d’une des deux grandes sortes de réponse possible, que la question de Socrate constitue un vrai problème et non pas une question scolaire, qui appellerait récitation et soumission.
Le but de Platon n’est certainement pas de faire apparaître Hippias comme un sot (même s’il est sûr de lui, précipité et arrogant) mais de montrer au moins la correspondance de l’hypothèse de la causalité eidétique et de celle de la causalité génétique, ou, pour le dire autrement, de faire apparaître de façon elliptique ce que le Phédon développe de façon très analytique : les deux répondent au même problème, la première répond au problème que se posent les généticiens dans les termes de leur question, en se fondant sur les insuffisances de leur réponse à atteindre l’objet qu’ils se proposent. Les lignes 301b-e font précisément apparaître les principes des deux positions dans les termes des relations entre pathos et ousia : Hippias ne fait pas de différence entre pathos et ousia, parce que tout est homogène dans l’Être ; c’est le processus de la nature qui fait advenir tout ce qui est sous forme de grands corps homogènes, dont les qualifications valent pour tout l’ensemble et pour chaque partie de l’ensemble (301b) ; tandis que Socrate va montrer, au moyen d’un contre-exemple (le cardinal d’un ensemble par rapport aux éléments pris distributivement), que ce n’est pas toujours vrai : on ne peut donc pas confondre l’ousia, cause de telle ou telle qualité (302c), avec n’importe quelle qualité qui advient. Mais c’est au plus près de la position naturaliste et généticienne que Platon fait apparaître son hypothèse contre elle. Il n’ignore pas la manière de rendre compte de la beauté des choses particulières comme issues d’une genèse naturelle ou matérielle, il la rectifie en faisant apparaîtrer l’insuffisance de la causalité naturelle qui appelle l’hypothèse de la causalité eidétique.
87 Je n’envisage ici pas la possibilité, qui apparaît dans le Phédon ou le Parménide, de parler de la relation entre les Formes au moyen du verbe paskhein, surtout au parfait (davantage que du mot pathos). Mais ce n’est en tout cas pas « une métaphore morte », comme le souligne Monique Dixsaut dans son article déjà cité sur la dunamis platonicienne, une manière de désigner une relation simplement logique entre des termes abstraits définis, car parler de la sorte de la participation entre les Formes, c’est en parler en termes de puissance d’agir et de pâtir. Sans entrer dans ce problème, notons cependant que cette manière de parler de la participation des Formes entre elles comme d’une puissance de pâtir n’est, en un sens, pas indépendante de l’hypothèse de la causalité des Formes dont pâtissent les choses particulières, dans la mesure où elle est la solution à l’un des problèmes les plus importants que pose cette hypothèse : la même chose particulière peut participer de plusieurs Formes et pour cela, il faut que celles-ci « se supportent » et « s’acceptent » dans la même chose (qui ne peut être chaude et froide à la fois, par exemple), c’est-à-dire, si l’on traduit en termes logiques, qu’elles ne soient pas contraires. L’intelligibilité véritable du devenir des choses particulières appelle l’hypothèse de la causalité des Formes dont pâtissent ces choses, et cette causalité, en sorte que la possibilité pour une chose de pâtir de plusieurs Formes soit intelligible, appelle, à son tour, la participation entre les Formes ; cependant aucune raison n’oblige à hypostasier et à séparer comme matériellement ces niveaux d’explication, dont le sens est de rendre intelligible le devenir des choses dont nous faisons l’expérience d’abord sensible. Car c’est toujours cela qu’il s’agit de comprendre.
88 C’est aussi ce qui caractérise principalement le pathos comme forme de poiotès, dans sa petite différence avec le sumbebèkos, selon Aristote.
89 A. Diès, 1926, p. 575.
90 Lois, 715e-716a.
91 Euthyphron, 14e-15a ; République, 509a-b, 516b-c
92 A. Diès, 1926, 1972, p. 555.
93 Cette notation finale achève de nous donner le sentiment que les conclusions générales auxquelles aboutit cet examen, qui se veut philologique, des sens de theios dans l’ensemble des Dialogues, est cohérent pour l’essentiel (indépendamment de certains points de formulation sur la « religion », sans doute liés au fait que les auteurs n’envisagent pas le genre de différence que nous avons chercher à marquer entre eusebeia et hosiotès, ni la posssibilité que représente une forme apophatique de religiosité) avec les hypothèses sur la religion de Platon, que nous présentons à partir du point de vue différent qui est le nôtre (l’étude, pour ce qui est des textes, avant tout de l’Euthyphron, et, pour ce qui est du vocabulaire religieux, des termes d’hosion, d’eusebes et de theophiles).
94 Il n’y a pas d’hosiotès en dehors de la pensée véritable et de la philosophie. La véritable piété est la justice elle-même, qui ne se partage pas et qui réunit tout en reconnaissant la place propre de chaque chose (Euthyphron, Protagoras). La justice, comme la vertu en général, ne se gagne que par la pensée (Ménon). C’est en devenant pieux et juste par l’exercice de la pensée, qu’on se rend aussi semblable qu’il est possible au dieu (Théétete) : c’est penser autant qu’il est possible comme un dieu, lui qui sait tout et connaît les Réalités (les Formes), c’est à cela même qu’il doit d’être divin (Phèdre), autant qu’il est possible, c’est-à-dire, quand on est un homme, comme un philosophe (Phèdre, Banquet). On peut dire ainsi, avec Goldschmidt, qu’il n’y a pas d’alternative ou d’antithèse véritables entre philosophie et religion dans la pensée platonicienne, que ce soit en affirmant, comme lui, que « c’est parce qu’il cherche à concilier et à unifier toutes choses en Dieu que la religion, pour Platon, ne peut se disjoindre de la philosophie » (1949,1970, p. 126), ou en reconnaissant, comme Van Camp et Canart, pourtant si prudents et défiants là-dessus, que l’étendue de l’usage de theios dans la pensée de Platon « évoque une atmosphère religieuse », « confère aux réalités philosophiques qu’il détermine le prestige qui entourait, pour un homme normal, la sphère du divin », et que son application aux Formes, qui n’en fait certes pas des dieux, transpose cependant sur elles une ferveur religieuse censée être suscitée par des dieux et fait de l’Intelligible « l’objet de sentiments plus explicitement religieux » (p. 416-417).
95 Voir, par exemple, les remarques polémiques de Vlastos, 1994, p. 220 sq. : « Il nous faut d’abord affronter un fait concernant Socrate, tellement embarassant pour les lecteurs modernes qu’il a fait se succéder de nombreux travaux de spécialistes qui cherchaient des explications pour évacuer le problème, témoin encore l’ouvrage le plus récent sur l’Euthyphron (écrit par le regretté Lazslo Versenyi, 1982) : il s’agit du fait que Socrate accepte le surnaturel. Je n’irai pas perdre un instant à discuter contre ces travaux. Le fait qu’ils veulent nier est si solidement attesté dans nos sources principales -les écrits socratiques de Platon et de Xénophon- que leur ablation du corps des textes constituerait une amputation mortelle […]. »
96 C’est bien ce qui est rendu possible notamment par la distinction et la différence entre l’eusebeia, qui désire le theophiles, et l’hosiotès, qui cherche l’hosion et l’hoion phileistai.
97 Je me suis beaucoup référé à l’annexe que Dorion a consacrée à notre passage, parce qu’il a recueilli un joli florilège de critiques qui s’y rapportent, et qu’il les présente souvent, m’a-t-il semblé, comme s’il les partageait lui-même, ce qui n’est pas toujours mon cas. Mais j’ai eu le sentiment que sa présentation en tête de la traduction rendait souvent mieux justice à la pensée de Platon que l’annexe et je me suis demandé parfois s’il adhérait entièrement aux critiques qu’il semblait reprendre à son compte.
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