Chapitre III. Une vraie piété religieuse
p. 171-185
Texte intégral
Le problème d’une piété sans dieu
1La piété ainsi définie est-elle encore la piété ? Nous nous sommes demandés si, en définissant la piété par la justice, on la caractérisait de façon consistante. Nous avons répondu affirmativement, parce que, si l’on renverse les conceptions insuffisantes et contradictoires d’Euthyphron sur la piété, on obtient une conception cohérente et qui est l’Idée même de la justice. Mais précisément, si la piété n’est quelque chose de consistant que comme justice, cela ne signifie-t-il pas que la piété n’est rien elle-même, et que seule existe la justice ? Il ne s’agit plus de se demander si la réponse de Platon dans ce texte est consistante, mais si elle est positive. Ne signifie-t-elle pas l’absence de réalité positive de toute piété, puisque, soit elle est impossible, si elle est telle qu’on se la représente habituellement et parmi les prêtres, soit, si l’on évite les défauts de cette représentation, elle se confond la justice elle-même ? Dans cette hypothèse, ce serait l’interprétation que nous avons évoquée en premier lieu de l’aporie finale, qui serait à maintenir : elle indiquerait qu’il n’y a pas de réponse positive à la question de la définition de la piété. Il n’y aurait pas de piété possible, il n’y aurait que la justice, quand on est homme, puisque nous ne pouvons rien savoir de la Divinité, que nous ne pouvons rien faire à son égard (ni prière, ni sacrifice), dont nous puissions penser lucidement que ce soit efficace et adapté, qu’en un mot nous ne pouvons pas avoir de commerce ni aucun échange avec elle. Alors, pourquoi parler de « piété », si nous ne sommes capables que de Justice ? Notre lecture de l’Euthyphron ne nous conduit-t-elle pas à l’interpréter comme une négation de la piété, car qu’est-ce qu’une piété qui ne peut s’adresser vraiment à la Divinité ?
2Mais cette interprétation aurait à affronter deux difficultés, concernant le problème de sa cohérence avec le reste de l’œuvre de Platon, notamment du point de vue de son rapport au religieux et au divin.
31) Le platonisme a la réputation d’être une philosophie profondément religieuse, au-delà des limites culturelles de la religion de son temps, de l’avis des théologiens et penseurs chrétiens eux-mêmes, comme en fait foi, par exemple, le conseil apologétique de Pascal : « Platon, pour disposer au Christianisme1. » De fait, il semble que l’œuvre de Platon soit le contraire d’une condamnation de la religion et d’une justification de l’impiété. Le dernier texte qu’il ait écrit, les Lois est, à cet égard, particulièrement clair, puisque l’impiété y est considérée comme une faute à punir, et que sont définies les trois formes qu’elle peut prendre : « douter de l’existence des dieux, croire que les dieux se désintéressent des affaires humaines, considérer que les dieux puissent être fléchis par des sacrifices et séduits par les prières » (Lois, X 884a-c, aussi 907d-909d). Loin d’être critiquée, la piété est donc présentée comme un devoir social de justice, dont la nécessité n’est pas laissée à l’appréciation de chacun, mais est imposée sous peine de sanctions très lourdes.
42) Une deuxième question se pose du point de vue de la religiosité de Socrate et de la cohérence du personnage, au moins tel que Platon le représente, notamment dans les œuvres sans doute contemporaines de l’Euthyphron comme l’Apologie ou le Criton. Socrate avait la réputation d’un homme qui était et se pensait réellement pieux et qui respectait les cultes de la religion grecque de son temps, comme l’atteste l’Apologie de Socrate écrite par Xénophon. Platon, lui aussi, présente en général Socrate comme un homme pieux, et pas seulement dans des œuvres postérieures à l’Euthyphron, mais dans son Apologie de Socrate et le Criton : Socrate n’accepte pas l’accusation d’impiété et s’en défend. Comment rendre compte alors non seulement de la cohérence entre des œuvres distantes de l’œuvre de Platon, mais encore de la cohérence de la figure de son personnage central, Socrate, dans des œuvres sans doute contemporaines ?
5Il faut essayer de comprendre comment la justice, à quoi nous mène l’effort de définition exigeante et rigoureuse de la piété, mérite bien d’être appelé « piété », d’un point de vue platonicien en général. Cela nous conduira 1) à déterminer le degré de cohérence et d’évolution de Platon sur cette question ; 2) à définir la position religieuse de Socrate ; 3) à montrer en quoi l’hosion, tel qu’il est défini dans l’Euthyphron, est authentiquement religieux ; alors, 4) nous pourrons examiner les relations entre la piété ainsi définie (hosion) et la religion d’État, problème qui est à l’horizon de l’Euthyphron et du procès de Socrate : ce sera l’objet du chapitre suivant.
L’évolution de Platon sur la question de la piété
6On peut noter, d’abord, que l’on rencontre, dans d’autres textes postérieurs de Platon, l’affirmation que la Divinité est inconnaissable et qu’on ne peut former sur elle que des conjectures et des rêves. C’est ce que dit un passage du Cratyle par exemple (400d-401a) : « si nous étions sensés, la seule chose à faire et la meilleure serait de reconnaître que nous ne savons rien des dieux, ni de ce qu’ils sont ni des noms qu’ils se donneraient eux-mêmes » ; quand nous nommons les dieux, ce ne sont pas vraiment les dieux que nous pouvons raisonnablement penser nommer ; nous parlons « des hommes et de leurs opinions, qu’ils pouvaient avoir quand ils leur ont donné de tels noms ».
7Mais on peut citer d’autres passages, où Platon dit explicitement que ce que nous pensons des dieux est histoire inventée par les poètes, comme dans le Timée (40e) ; le Phèdre est encore plus précis et plus sévère dans sa critique, puisqu’il ne s’en prend pas aux divinités du polythéisme mais à l’idée même de la divinité (theos, au singulier le dieu, Dieu) : « de la notion d’immortel on ne peut rendre compte de façon raisonnée ; cependant nous forgeons, sans en avoir d’expérience sensible, ni de compréhension intellectuelle suffisante, une idée de dieu, comme de quelque chose de vivant et d’immortel, qui a une âme et un corps unis dans un devenir éternel » (Phèdre 246c-d).
8C’est radicalement que toute idée de divinité semble être le produit d’un dépassement de ce que nous pouvons connaître ou penser de manière rationnelle. Il est impossible de connaître la Divinité comme un être particulier : c’est un thème que l’on trouve en plusieurs lieux dans l’œuvre de Platon. On ne peut pas croire, comme certains commentateurs le disent, qu’il ne s’agisse, ici, que de l’esprit de contradiction systématique de Socrate, servi par une habileté diabolique mais sophistique à soutenir n’importe quoi. Le problème est de savoir, plutôt, si le caractère inconnaissable, inaccessible et « impraticable », de la Divinité entraîne nécessairement l’impossibilité de la piété dans la philosophie platonicienne, auquel cas cela poserait un problème important de cohérence.
De la philosophie à une politique de la piété
9Il faut bien reconnaître que Platon a évolué et ne dit pas tout à fait la même chose sur la religion et la piété au commencement de son œuvre et, à la fin de sa vie, dans les Lois : mais comme ce n’est pas du même point de vue, cela n’implique pas nécessairement que ce soit contradictoire2. Platon est passé d’un point de vue théorique, qui est celui de la recherche de l’Idée, à un point de vue pratique, qui vise son application, d’un point de vue qui est celui de la recherche et de la découverte de la vérité, à un point de vue qui suppose une possession de la vérité, dont on ne montre pas comment elle a été acquise, que l’on cherche à imposer à la réalité, et qui, pour cette raison, doit s’occuper de convaincre et rend nécessaires de longs monologues apologétiques. Sur notre sujet, il ne s’agit plus, dans les Lois, de savoir ce qu’est la piété, mais quelle est la meilleure organisation politique et quelle représentation (sociale et politique) de la piété est à cette fin la plus utile.
10La conception de la piété qui est développée dans les Lois (X) ne se présente pas comme une recherche théorique sur ce qu’il en est, selon la vérité, de la piété (celle-ci est supposée connue), mais comme une recherche sur un autre sujet, l’organisation sociale et politique de l’État, qui n’est pas une recherche théorique (soucieuse avant tout de découvrir la vérité) mais pratique (soucieuse avant tout d’utilité et d’efficacité dans la production d’une œuvre). La conception de la piété développée dans les Lois cherche à déterminer une action (punir certains citoyens comme « impies »), qui soit utile à l’organisation politique de la Cité et à sa conservation. Ce n’est pas une philosophie de la piété, mais une politique : le point de vue n’est plus celui de la dialectique, mais de la législation3. Et comme en politique, Platon, du moins dans ses œuvres les plus tardives, pense que la tradition est ce qu’il y a de meilleur et ce qu’on ne peut transformer que très difficilement4, les Lois peuvent faire de la piété avant tout un instrument d’utilité sociale5, le moyen d’assurer le salut des Cités et des familles. De ce point de vue, il n’y a pas de contradiction avec l’Euthyphron : le diagnostic sur le rapport d’une certaine piété avec l’ordre social est le même, fondamentalement, dans les deux textes. Mais, tandis que le discours politique des Lois y trouve un instrument d’ordre et de conservation de la société, le discours philosophique de l’Euthyphron y voit une raison d’invalider la prétention d’une telle conception à dire ce qu’est la vraie piété. On peut donc dire que Platon a plus changé de point de vue sur la « piété »6 qu’il n’a changé son analyse de la piété. Bien sûr celle-ci a changé, tout de même, mais moins qu’il n’y paraît peut-être. C’est ce que confirme, en effet, l’examen des trois formes d’impiété (asebeia) que les Lois définissent et punissent.
Les trois formes d’impiété au livre X des Lois
11La troisième des formes d’impiété consiste à croire que les dieux puissent être fléchis par des sacrifices et des prières : c’est remettre en question la pratique des sacrifices et des prières comme technique efficace, et cela est conforme à l’analyse de l’Euthyphron. Mais, en même temps, la possibilité et le fondement de ces pratiques sont sauvegardés dans un cas : lorsqu’elles sont instituées par le Législateur (seul le culte privé est impie). Pourquoi ? C’est que le législateur des Lois est censé connaître dialectiquement tout et le principe de tout, le Bien suprême, l’Idée de la justice. Ce qui est donc condamné, dans l’interdiction du culte privé (motivé par l’idée qu’on peut fléchir les dieux par le culte), c’est l’opinion qu’on pourra obtenir, à titre personnel, de la Divinité autre chose que la justice. Ainsi dans les Lois, Platon ne dit pas la même chose que dans l’Euthyphron, dans la mesure où la possibilité du culte y est restaurée, mais sans se contredire sur le fond, puisqu’elle est restaurée dans la mesure seulement où le culte est institué par le Législateur, c’est-à-dire est supposée conforme à la justice elle-même saisie dans son principe. Le fondement de la théorie de l’Euthyphron (unité de la piété et de la justice) est donc maintenu et la variation tient à la différence du point de vue que nous avons déjà analysée (passage du point de vue de recherche philosophique à un point de vue d’organisation sociale par un homme supposé avoir tout compris et posséder sur le mode d’une science ce à quoi on n’accède que par réflexion). Dans les Lois Platon traduit, donc, en quelque sorte, l’identité de la justice et de la piété, sur la question du culte, à partir du postulat que la justice peut « persuader la Nécessité », c’est-à-dire se plier aux exigences de la réalité sociale, sans cesser d’être elle-même.
12Quant aux deux premières formes d’impiété, elles consistent à ne pas croire en l’existence des dieux et à douter qu’ils s’occupent des affaires humaines. Il n’y a pas, ici non plus, de contradiction avec l’Euthyphron, qui ne nie pas l’existence des dieux, ni qu’ils ne s’occupent de nous, s’ils existent7, mais qui fait apparaître que nous ne pouvons pas les connaître comme tels (autrement qu’identifiés avec les principes du Tout, donc avec le Bien et la justice en dernière instance). Mais que, s’ils existent, ils s’occupent de nous, cela est évident pour les mêmes raisons (sans que nous en ayons un savoir positif). Le nier serait concevoir la Divinité comme autre chose que le principe de Tout, ce que traduisent le bon sens commun et le discours politique en disant que ce serait faire des dieux des êtres sans puissance sur nous.
13Ainsi la vraie différence entre l’Euthyphron et les Lois, ne porte pas tant sur les conceptions religieuses qu’elle ne tient au changement du point de vue : dans les Lois, Platon fait comme si, sur les questions religieuses, le Législateur savait tout et pouvait ainsi révéler aux autres tout et tout organiser du point de vue de la justice ; tandis que, dans l’Euthyphron, Socrate reconnaît que l’on ne peut rien savoir de suffisant ni rien faire en connaissance de cause là-dessus, si ce n’est réfléchir et s’élever vers un principe.
La position religieuse de Socrate
Agnosticisme et apophatisme
14Mais la rigueur socratique ne confond jamais deux questions : 1) la Divinité existe-t-elle ou non ? 2) Pouvons-nous savoir quelque chose sur la Divinité ? De l’ignorance reconnue sur tout ce qui est divin, Socrate ne conclut jamais à son inexistence. C’est ce qu’on pourrait donc être tenté d’appeler un « agnosticisme » (c’est-à-dire la reconnaissance qu’on ne peut rien savoir sur la Divinité, sans que cela entraîne le choix de sa négation plutôt que de son affirmation).
15Cependant, Socrate ne semble pas en rester à cette neutralité religieuse de l’agnosticisme, et, à côté de son agnosticisme théorique, il paraît manifester un attachement à la religion, d’abord, sur le plan pratique. Tel qu’il est présenté par Platon, et tel qu’on peut penser qu’il fut vraisemblablement dans la réalité (si l’on en croit le témoignage de Xénophon), Socrate semble se conformer aux cultes traditionnels et officiels (prières et sacrifices aux dieux de la Cité). D’autre part, il est bien vrai que dans l’Euthyphron (qui reste cohérent en cela avec les autres Dialogues de Platon, que nous avons cités précédemment), il critique sans pitié les représentations des dieux du Panthéon grec, comme des fictions poétiques et utilitaires impossibles : ces pauvres dieux n’ont rien de ce qu’on prétend accorder communément et avec raison à la Divinité – la toute puissance, la perfection morale (la justice, la bonté absolue) et la perfection intellectuelle (sagesse omnisciente), qui en est le fondement ; en un mot, ils ne sont pas incomparables avec les hommes. Mais ce n’est pas en athée, que Socrate procède, semble-t-il, à cette critique du polythéisme anthropomorphique. Il la réalise, au contraire, avec une passion, un soin, un acharnement dans la rigueur, qui révèlent un amour véritable de la vraie Divinité : protéger la Divinité contre ceux qui veulent en faire les forces de l’ordre de la Cité, le curateur de la politique étrangère, la protection de la vie des affaires, cela pourrait signer un amour de la Divinité plus encore que de l’ordre civique et de la prospérité sociale. C’est pourquoi l’Euthyphron n’est pas un texte irréligieux mais plutôt un texte de théologie : il s’y met en place, bien que seulement négativement et par critique systématique des conceptions positives traditionnelles, une réflexion sur la nature de la Divinité conçue en elle-même et pour elle-même (et non pas selon l’utilité sociale). C’est un des premiers textes, où la théologie, traitée avec ce degré de rigueur, aboutisse à cette extrémité qu’est « l’apophatisme »8 : l’idée que, si l’on ne fait pas de la Divinité quelque chose qui soit au-delà de tout ce qui est humain, de tout savoir et de tout langage humains, de toute analogie (fût-elle éminemment lointaine) avec l’homme, en somme quelque chose de « Tout Autre » que l’homme, ce n’est pas de la Divinité que l’on parle mais de l’homme, un peu fardé, des désirs de l’homme, idéalisés et pris au sérieux.
16L’apophatisme (la « théologie négative ») diffère de l’agnosticisme : ce dernier, sûr de l’impossibilité de connaître quoi que ce soit de positif de la Divinité, fonde un comportement qui se veut neutre et non religieux, car c’est avant tout sur l’existence même de la Divinité que l’agnostique se sent incapable de décider. En revanche, le penseur théologique apophatique tire, sur le plan du comportement, l’autre conséquence possible de cette ignorance nécessaire de ce qu’il en est de la Divinité : il n’y a aucune raison de faire comme si elle n’existait pas, bien que l’on ne sache que dire ni que faire si elle existe ; c’est, autrement dit, une attitude religieuse (de théologien). La différence d’attitude, du point de vue religieux, entre l’agnosticisme et l’apophatisme, à partir d’une reconnaissance comparable de l’impossibilité de rien connaître de la Divinité, aurait tendance à faire soupçonner que c’est autre chose que des raisons, qui détermine parfois (sinon toujours) les attitudes religieuses. Le problème que l’on peut se poser en face de la théologie apophatique, est de savoir comment, quand on reconnaît que Dieu est au-delà de ce que peut atteindre toute faculté humaine, on peut encore être religieux. On peut se demander comment une position apophatique à l’égard de la nature de Dieu ne conduit pas à l’athéisme ou au moins à l’agnoticisme. Sans traiter la question de manière générale, examinons le cas de Socrate. Invoquer une explication par la notion affective et utilitaire de l’attachement à l’ordre social qu’il manifeste en bon Grec, n’est en tout cas pas une réponse satisfaisante, puisque la Divinité dont il est question, ici, n’est pas l’image utilitaire correspondant aux dieux de la Cité.
17Si l’on examine de près le cas de Socrate, on voit que son apophatisme ne vient pas contredire de l’extérieur un sentiment religieux. Car il est lié nécessairement, dans le développement du Dialogue, à l’exigence eidétique de recherche de la vérité sur le mode de la nécessité : c’est parce qu’il faut se faire une Idée cohérente et synoptique de la piété, qu’on est amené à renoncer à toutes les représentations imagées anthropomorphes et incohérentes de la Divinité. C’est parce que l’Idée est ce qui s’impose comme une exigence dans notre recherche qu’il faut renoncer à toute représentation positive de la Divinité. Mais l’Idée, comme appel exigeant à penser les choses du monde empirique à partir d’elle, est quelque chose de divin en elle-même. Car, si l’on renonce à la représentation anthropomorphique d’une Divinité personnalisée, la recherche de ce par quoi chaque chose est ce qu’elle est, de ce dont tout dépend, est bien assimilable à la quête de Dieu9, si on se fait de lui une Idée assez haute pour qu’il soit plus haut que tout, et ce par quoi tout est. Cette recherche ne correspond pas à une démarche arbitraire, c’est celle de toute recherche radicale de la vérité, qui ne peut se fonder que sur elle-même (même si elle sait qu’elle ne peut rien sans le secours de l’Être et de Dieu) et dont ne peut se dispenser celui qui cherche la vérité dans n’importe quel domaine. On voit alors que Socrate est religieux essentiellement, et pas par hasard, lors même que l’exigence, qu’impose précisément la recherche eidétique, lui fait tenir une position apophatique sur la Divinité. Chez lui, au moins, l’apophatisme n’est pas une position qui pourrait conduire à un athéisme, dans la mesure où il est produit et fondé par une attitude eidétique qui mérite, comme telle, d’être appelée pieuse, au sens le plus ordinaire et général du mot, aussi bien qu’en un sens philosophique.
18S’il y a une vraie piété à chercher le vrai, à poursuivre l’Idée, à remonter des choses jusqu’à leur Principe, en un mot à faire de la philosophie, on voit que la forme littéraire du Dialogue, dans son aporie finale, dit tout, de manière elliptique, sur la question qu’il examine : lorsque le représentant de la religion instituée abandonne la recherche après avoir malmené son discours par un désir d’utilité profane, le philosophe dit tout ce qu’il y a à dire et à faire, quand il dit qu’il faut reprendre inlassablement la réflexion et la poursuivre. Il y a la plus vraie piété, à chercher avec soin et sans repos ce que c’est vraiment que la piété ; cela exige une réflexion qui fait s’élever au principe de toute Valeur (le Juste) dans une quête de ce qui, avec justesse, fait que toutes les choses sont ce qu’elles sont. Ce souci par lequel l’être de toute chose est cherché jusque dans son principe, aussi loin qu’il est donné à l’homme d’atteindre, en un mot, la philosophie, voilà toute la piété.
19Reprendre « au principe » du Dialogue, c’est-à-dire aux exigences d’une recherche eidétique – sur la piété, aussi bien que sur tout autre question philosophique – voilà la piété vraie : la réponse à la question de sa définition, se trouve vraiment là où le texte explicite et justifie la nature et le sens de l’Idée, précisément à tous les moments importants logiquement : moments de formulation initiale et principielle de la question, de critique de chaque réponse d’Euthyphron, et de reformulation plus précise des exigences auxquelles doit se soumettre chaque nouvelle tentative du devin.
La religiosité de l’hosion
20Nous avons vu que l’idée d’un rapport apophatique (négatif) aux dieux était possible et même la seule justifiable. Mais ce rapport (l’hosion platonicien), est-il vraiment religieux ? Il est rapport authentique au Divin, comme rapport au Principe (à l’Idée). Mais certains commentateurs de l’Euthyphron nient qu’il y ait dans la quête de l’Idée une religiosité au sens strict et ils critiquent ceux qui, comme Goldschmidt, confondent « une religion solitaire », c’est-à-dire « une philosophie ou une mystique », avec une vraie religion, phénomène impliquant un consensus de dimension sociale. Aussi vaudrait-il mieux parler, plutôt que de la religion de Platon du « problème de l’attitude de Platon devant les religions de son pays et de son temps ». Cela signifierait que Platon produit une philosophie qui met en question la religion de son temps et de son pays, en y substituant des représentations, peut-être mystiques, mais que leur caractère personnel, en rupture avec l’institution religieuse, impose d’appeler « philosophiques » et non pas « religieuses »10.
21Certes, Socrate suit le culte de la religion publique ; mais précisément cela correspond aux pratiques de l’eusebeia et non à l’hosiotès. Je voudrais montrer, maintenant, que Platon ne réalise pas seulement une philosophie critique de la religion de son temps (c’est-à-dire montrant un caractère insuffisant de l’eusebeia), mais aussi une philosophie religieuse ; et que cette philosophie n’est pas seulement une construction personnelle, mais qu’elle pense un fondement de ce que peut être le sens du divin et du sacré, sens si profond dans la conscience grecque traditionnelle – et dans le dessèchement duquel toute institution religieuse perd peu à peu son caractère religieux et la justification qu’elle peut se donner.
22J’ai essayé de montrer, dans le chapitre précédent, que l’Euthyphron, en distinguant hosios et eusebès, part d’une distinction courante dans la langue, et la fonde en la clarifiant. Mais est-ce qu’en la travaillant pour la fonder, il ne finit pas par transformer profondément le sens que lui donne l’usage commun au point de le pervertir ou de le contredire ? Que hosion ait toujours en grec une connotation morale, cela autorise-t-il qu’on supprime en lui l’idée d’un rapport positif à la Divinité11 ? Ou bien faut-il soutenir que le sens usuel de hosion implique-t-il un tel rapport ? Rien n’est moins sûr en fait.
23Dans eusebès, la racine seb implique un sentiment de respect auquel on peut comprendre qu’il faille logiquement supposer un objet déterminé ; cet objet n’est pas nécessairement particularisé, car on peut concevoir que la crainte et le tremblement soient précisément le sentiment éprouvé devant l’inconnu et de l’inconnaissable comme tels ; cependant, on comprend facilement aussi comment, avec le temps, même l’inconnu puisse devenir un objet particularisé et familier par l’effet d’une longue habitude et d’une fréquentation apprivoisante. De plus et enfin, le préfixe eu indique une nuance de réussite et de bienveillance, qui tire davantage le sens de ce respect vers l’amour que vers la crainte. Le caractère psychologique et humain de ce sentiment rend peu concevable, donc, qu’il ne soit pas lié à une représentation particularisante de son objet : l’eusebeia comprend en elle une tendance anthropomorphique qui pousse à concevoir la Divinité avec les caractères d’un homme (un père) et d’une société d’hommes (une Cité, un État).
24En revanche, rien dans l’hosion n’implique nécessairement qu’il caractérise la relation à un ou plusieurs êtres particularisés : le premier sens d’hosios est « ordonné ou prescrit par les dieux » ; les dieux ne sont donc pas ici, d’abord, ce vers quoi l’hosios est tourné (comme l’eusebès), mais une instance qui détermine et limite son comportement. Tout le monde reconnaît que hosios prend son sens par opposition à hieros (le sacré, le divin comme sacré) : tandis que les hiera désignent les choses (les affaires, les lois) divines et sacrées, les hosia désignent, par opposition, les affaires et les lois humaines. Autrement dit, hosios appliqué à des objets inanimés, signifie qu’ils sont conformes aux lois déterminant ce qui est convenable pour les hommes (par opposition à celles régissant le monde divin). Appliqué aux hommes, hosios est la qualité de celui qui ne confond pas l’humain et le divin, le profane et le sacré, qui tient sa place comme il faut, c’est-à-dire en y restant ; ce qui peut s’appeler encore avoir le sens du sacré, le sens de ce à quoi on ne peut et ne doit pas toucher (noli tangere) ; on comprend alors que hosios signifie « pur », si l’on se souvient de l’analyse que nous avons menée de cette notion dans la religion grecque : est pur celui qui reconnaît et assure une séparation irréprochable entre lui et l’intangible monde du sacré. On voit de la sorte comment s’unissent comme éléments indissociables d’une même idée :
- Le fait d’être soumis à l’ordre divin et sacré, qui sépare le monde en deux parts à ne pas mêler sous peine de dégradation et de souillure (miasme) des deux (idée religieuse).
- Le fait d’être pur, à sa place, se comportant de façon permise (idée morale).
- Le fait d’être sans relation positive au divin et au sacré – qui pourtant m’institue, par exclusion, dans ce que j’ai à être (idée « apophatique »).
25Mais ces trois éléments d’une définition complète de la notion traditionnelle de hosion, sont précisément ceux que nous avons reconnus dans l’analyse de Platon : l’hosion est une Valeur morale, c’est-à-dire qui concerne essentiellement le comportement humain en tant qu’il est soucieux du devoir et de l’interdit (c’est-à-dire ce qui est lié, pour l’homme, à la Valeur) ; cet « humanisme » de l’hosion est lié organiquement à la reconnaissance de l’altérité radicale du divin et du sacré par rapport à l’humain ; cependant, l’hosion est bien originairement et essentiellement une valeur religieuse et un mode de relation au divin et au sacré, puisque l’humanisme qu’il ouvre tient sa définition (ses limites) et sa justification (sa valeur) d’une évaluation générale de l’ordre cosmique, qui reconnaît sa place et sa dignité intangibles au divin sacré : l’hosios (l’homme) mérite bien d’être dit « pieux », puisque sa mise à l’écart du divin sacré (il ne peut s’en et s’y mêler) est une manière de reconnaître et de prendre au sérieux sa vraie nature, et peut-être même la seule qui ne soit pas reprochable et déraisonnable.
26On voit ainsi, à la fois, comment le caractère moral et négatif (retenu, « apophatique ») de l’hosion n’exclut pas, au contraire, qu’il soit une valeur religieuse et comment la conception qui s’en dégage dans l’Euthyphron correspond de très près à une forme de conscience religieuse grecque et à l’usage traditionnel du terme : cet usage, qui peut sembler superficiellement confus et réunir des sens divergents, Platon en montre précisément l’unité et la cohérence. Si l’on veut essayer de rendre sensible en français l’unité de ces significations, ce serait les mot « pur » ou « saint », qu’il faudrait employer sans doute, en tant qu’ils peuvent signifier la valeur morale, la religiosité, le sacré, ainsi que le caractère de qui reste non-mêlé au sacré, bien que leur pouvoir évocateur soit inégal à l’égard de ces trois connotations12. L’idée centrale de l’hosion, qui permet de penser l’unité de ses trois tendances sémantiques est cependant bien celle-là, dans l’Euthyphron, aussi bien que dans la conscience religieuse grecque.
27Si nous observons la manière dont Euthyphron introduit, le premier, le terme d’hosion (en 4b-e), nous voyons que c’est en liaison non seulement avec la notion morale et judiciaire de dikè (justice, droit), mais encore avec celle de « miasme » (souillure sacrée) et de purification : « ap-hosioun » (purifier) est employé avant même la première occurrence de hosion, qu’il semble appeler, puisqu’il veut dire strictement « remettre dans l’hosion », c’est-à-dire « désacraliser », délier des hiera. Ce passage, où qu’aucune relation positive aux dieux n’entre dans la détermination de la notion, fait apparaître comment un Grec moyen « à l’esprit sans finesse ni détour » (c’est le sens étymologique de « euthu-phron », si l’on veut s’amuser), peut être supposé employer couramment le terme de hosion.
Le sens du sacré et la relation à la Divinité
28Pour se convaincre que cette conception est bien liée à la conscience religieuse traditionnelle des Grecs, on peut se reporter à sa caractérisation par Dodds à partir de l’époque archaïque. Le caractère premier aux yeux de Dodds est le phtonos des dieux à l’égard des hommes : cela peut se traduire par « jalousie » ; mais c’est mal dit, car « comment cette irrésistible Puissance serait-elle jalouse d’une chose aussi misérable que l’homme ? » Phtonos veut dire « dépréciation », et aussi « refus » : l’homme doit avoir le sentiment qu il est dans un état d’impuissance (amèchania) par rapport aux dieux, d’infériorité radicale ; que sa nature et sa valeur sont qualitativement différentes et insignifiantes par rapport à la Divinité. Celui qui l’oublie et tente de s’élever au-dessus de son statut (par le succès et le bonheur trop visibles, ce qui est la part des dieux et non des hommes13) fait preuve de « démesure » (hubris, manque de sens des proportions) et de « suffisance » (koros) et mérite la « colère divine » en retour (nemesis).
29Nous voyons, ici, comment le statut des dieux, même quand ils sont affublés de caractères anthropomorphiques, est déterminé par rapport à celui des hommes, conformément à la grande distinction du sacré et du profane, comme catégories de ce qui ne peut et ne doit pas se confondre sous peine de catastrophe, la connaissance de ce que les dieux veulent et décident étant explicitement déniée aux hommes14. La Divinité elle-même s’annonce ainsi comme étant d’un tout autre ordre que l’homme, inatteignable, inimitable, inconnaissable à l’homme : voilà ce que dit la représentation mythologique elle-même ; c’est bien le cœur de la notion de pureté pieuse (hosiotès).
30Or, quels sont les deux autres traits les plus caractéristiques de la religion grecque, selon Dodds ? Une tendance à la moralisation, de l’époque archaïque à l’époque classique ; et plus précisément une imprégnation des représentations religieuses par la justice, une « transformation de l’ensemble du surnaturel, et Zeus particulièrement, en puissance justicière » (p. 40) ; la pitié et la compassion cèdent peu à peu la place à une justice froide égale et sans indulgence15. Enfin le dernier trait général (p. 45) est l’universelle crainte du miasme sacré et son corrélatif, le besoin de purification, que nous avons déjà longuement analysé plus haut.
31Il est saisissant de voir comment un historien de la religion grecque, sans se référer à l’Euthyphron, la caractérise par les éléments qui correspondent à l’hosion selon Platon dans ce Dialogue.
32Bien sûr ces éléments sont, dans la religion traditionnelle, exprimés de manière mythique (comme si la Divinité pouvait être connue et atteinte) et le sens utilitaire et commerçant du commun des Grecs peut tenter de les traiter sur le mode de l’eusebeia : entendre le phtonos divin comme ce qui n’attend que des marques de soumission et des offrandes agréables ; la justice universelle (dikè), comme la garantie de ce marché avec le divin ; et la purification (aphosioun) comme un sacrifice avantageux pour les dieux. Mais on a vu que l’eusebeia, alors, a toute chance d’entrer paradoxalement en contradiction avec la conception de la Divinité et de la piété caractéristique de la conscience grecque, qu’elle exprime partiellement. Au contraire, l’hosiotès serait la prise au sérieux de cette conception : elle est cohérente avec elle et lui donne cohérence. Elle correspond, peut-on dire, à un sens du sacré, qui est la vérité de la conscience religieuse grecque traditionnelle, telle qu’elle arrive à s’exprimer même sous la forme mythologique : car, tout en parlant des dieux de manière anthropomorphique, elle semble contredire, par le sens de son contenu, sa lettre mythologique. L’eusebeia manifeste, sans doute, une tendance de la conscience religieuse grecque à sentir la présence de la Divinité en toute occasion et sur un mode familier : les dieux sont là, partout, le monde est habité de dieux. Cette tendance est profonde chez les Grecs et l’eusebeia semble l’exprimer directement et immédiatement. Trop directement, cependant, pour ne pas risquer, à la longue, de détruire ce qui fonde le sens et la valeur de ce commerce avec les dieux : leur divinité elle-même.
33L’hosiotès, en revanche, est une attitude qui, même si elle n’est peut-être pas, et de loin, la plus courante, respecte cependant beaucoup mieux la nature divine et sacrée de la Divinité, telle qu’elle ressort de la tradition mythologique elle-même : la Divinité aime à se cacher, c’est sa manière habituelle de se montrer ; c’est sur le mode d’une formidable dérobade, que se manifeste la Divinité, dès qu’on veut la viser comme particularité. C’est sur le fond de notre radicale impuissance, revers de la toute-puissance du Tout-Autre, que s’évertuent nos expédients, suggérés par l’eusebeia et le désir d’être theophilès, indiscrets et laborieux en vain. Le sacré et le divin habitent partout le monde, comme une présence insistante, mais comme ils désignent ce qui se dérobe et qui doit se dérober à nous, ils rendent présente une absence remarquable, ils signifient l’insistance, dans le monde, de ce qui est mystère : ce dont nous dépendons le plus est le moins saisissable pour nous, et ce qui, dans les choses, est le plus marquant est le mouvement de retrait du Principe par quoi elles sont ce qu’elles sont. L’hosiotès est cette conscience religieuse tout à fait traditionnelle, qui correspond au sentiment que ce retrait et cette retenue insistants sont le mode de présence le plus constant et le plus convenable pour une divinité.
34Ce que réalise Platon, de la sorte, dans l’Euthyphron, consiste à sauver de la dégradation de l’eusebeia, le sens du sacré et du caractère sacré de la vraie Divinité, en lui donnant une cohérence entière dans l’hosion : si le sens du sacré est le sentiment du caractère inatteignable et inconnaissable de la Divinité, fondant la certitude que l’on a fait tout ce que l’on doit en toute justice, lorsqu’on a pensé le pensable et agi en conséquence dans les limites de l’agir humain, alors il fallait, pour être entièrement cohérent, faire reposer cette représentation, non pas sur un discours et une tradition mythologiques, mais sur une réflexion rationnelle. Platon réussit paradoxalement à sauver et à relever l’hosion en rationalisant son fondement. Il le fonde, en faisant de la quête de l’Idée (comme principe), d’une part, tout ce que peut être une quête de la vraie Divinité, et, d’autre part, ce qui reconnaît dans l’hosion la Valeur qui nous appelle en toute circonstance vers le juste (justesse et justice), c’est-à-dire la philosophie.
Notes de bas de page
1 Pascal, Pensées n° 612 (Lafuma), n° 219 (Brunschvicg).
2 Voir par exemple, Goldschmidt, 1970, p. 107 sq.
3 Un discours politique, même fondé sur une philosophie, même prononcé par un philosophe, n’est pas une philosophie. Même si le législateur a acquis son savoir de manière dialectique auparavant, au moment où il parle dans les Lois, « le principe même de la libre recherche n’étant plus donné, [il] ne prétend aucunement faire œuvre dialectique : il se contente de “persuader” les impies ». « Le législateur, contrairement au Socrate des Dialogues, affirme détenir une vérité qu’il lui faut faire triompher à tout prix » (Goldschmidt, 1970, p. 117).
4 « Le politique, sauf un concours de circonstances dont il n’est pas le maître, n’améliore pas, il conserve, s’il innove, c’est pour sauver, par des expédients nouveaux, l’ancienne perfection des lois et de la raison » (Goldschmidt, 1970, p. 119).
5 Dans les Lois, l’impiété « est traitée avant tout comme un danger social », E. Bréhier, Histoire de la Philosophie, t. 1, p. 160.
6 Dans les Lois, en fait de « piété » et « impiété », il est davantage question d’eusebeia /asebeia que d’hosiotès : on y trouve près de 80 occurrences de mots de la famille d’eusebès /asebès, dont 8 fois asebeia, rien qu’au livre X, (contre 9 occurrences seulement dans l’Euthyphron), tandis que les mots de la famille de hosios-anhosion ne se rencontrent que 35 fois, (contre 96 occurrences dans l’Euthyphron). Voir L. Brandwood, A Word Index to Plato, Leeds, Maney and Son, 1976.
7 Sur l’existence de la Divinité, voir Euthyphron (6a-b) : « Quand j’entends dire de telles choses sur les dieux, je me fâche. » Ce n’est pas l’existence de la Divinité que Socrate refuse, mais le discours polythéiste mythologique, qui prétend dire ce qu’ils sont ; il vaudrait mieux « reconnaître que nous ne savons rien sur ces questions » (6b). Sur le rapport de la Divinité aux hommes, voir Euthyphron, 14e-15a : « ce qu’ils nous donnent est visible pour tous », dit Socrate juste après avoir douté que nous puissions avoir « commerce » avec eux. Cet énoncé n’implique pas l’affirmation que les dieux existent, et qu’ils s’occupent de nous, comme un fait d’expérience (ce serait contradictoire avec l’idée que nous ne connaissons rien d’eux) ; mais que s’ils existent, tout ce qui existe dans le monde que nous voyons dépend d’eux comme de son principe, évidemment. En effet « delon » (visible) a un sens plus intellectuel que sensible et renvoie à l’évidence, ici, autant qu’à la vue. Que la Divinité, si elle existe, soit à concevoir comme principe de tout ce qui existe, c’est ce que dit de manière imagée l’affirmation que les dieux s’occupent de nous. Pour plus de détail, voir l’Appendice et la note annexe.
8 De apophasis, négation. L’apophatisme est un « négativisme », non pas au sens d’une attitude mentale générale qui refuse tout (trouble psychopathologie), mais au sens d’une attitude réfléchie et conséquente, qui montre que l’affirmation n’est jamais possible dans certains cas. C’est une position en théologie qui consiste avant tout dans la reconnaissance qu’on ne peut rien dire en toute rigueur de positif sur Dieu, qu’on ne peut lui attribuer aucun prédicat (aucune qualification) qu’il serait possible d’attribuer à un autre être, qui aurait du sens pour un autre être, même en lui donnant une forme superlative et « éminente » : grandeur, puissance, intelligence, bonté, etc., ont un sens pour nous qui ne peut que se référer à notre expérience et à notre raison ; comme tels, ces termes ne peuvent donc convenir à la Divinité, dans la mesure où son idée est celle de « quelque chose » (je ne sais quoi) qui est en tout cas tout autre que toute « chose ». De toutes les qualifications qu’on peut imaginer pour n’importe quelle autre chose, aucune ne peut être affirmée de Dieu, toutes ne peuvent qu’être niées (apophasis). Même dire de Dieu qu’il « existe », est en toute rigueur impossible pour cette raison de principe, dans la mesure où « exister » n’a de sens pour nous que se rapportant à des « choses » qui, en tout cas, ne sont pas Dieu ni comme Dieu ; et si l’on dit de Dieu qu’il existe, ce ne peut être vraiment au sens où l’on peut entendre « exister » (ou alors, on ne se fait pas une idée de Dieu qui risque de lui être adéquate et c’est là qu’on le nie peut-être le plus profondément). « Quand je dis de Dieu qu’il existe, ce n’est pas de Dieu que je parle » (parce que, comme dit le théologien protestant contemporain Karl Barth, « quand je parle de Dieu, ce n’est pas de Dieu que je parle »). Il ne s’agit pas, pour l’apophatisme en tant que tel, de nier Dieu mais de faire observer et de prendre au sérieux le fait que toute affirmation positive sur lui (concernant ses qualités mais aussi bien son existence) semble, en toute rigueur, nier de façon préjudicielle sa nature même (au moins supposée) : Dieu est incommensurable avec tout ce que peut dire tout langage. L’apophatisme est une position, en théologie, qui possède une puissance théorique et apologétique à la mesure de sa radicalité. C’est aussi et d’abord une position possible en ontologie (sur l’Être), dont le Parménide de Platon a constitué la première démonstration (nous reviendrons plus loin sur l’apophatisme théologique de R. Bultmann).
9 Telle est la conception que soutient Goldschmidt, dans la Religion de Platon (1970), après de nombreux et éminents commentateurs qu’il cite : « nous avons cru devoir la supposer tout au long de notre exposé », p. 60. Pour lui, la religion, chez Platon, « s’exprime, à ses débuts tout au moins, dans la théorie des Formes ». Parlant des expressions religieuses qu’on trouve dans les Dialogues postérieurs à l’Euthyphron (Phèdre, République, Timée, Lois, par exemple), il continue : « nous pensons, en effet, que la religion cosmique, la mythologie eschatologique, et la religion de la Cité, non seulement sont commandées par la théorie des Formes divines, mais encore dérivent de celle-ci, en dernier lieu, leur valeur religieuse », p. 11-12. Pour plus de précision et apprécier la portée de cette compréhension, voir la conclusion de l’Appendice.
10 Brès, 1973, p. 113.
11 N’est-ce pas par un anachronisme inspiré par la philosophie de Kant, que nous pensons la chose possible ?
12 Si je n’en ai pas usé, dans ma traduction, c’est que hosiotès (de même qu’eusebeia) renvoie immédiatement, dans la langue courante, à une relation au père aussi bien qu’au divin, ce que ne font pas « pureté » ou « sainteté ».
13 « Telle est la destinée que les dieux ont fixée pour les pauvres mortels : vivre dans le chagrin, tandis qu’ils demeurent, eux, exempts de tout souci », dit Achille (Homère, Iliade XXIV, v. 525-526).
14 Dodds, 1977, p. 39.
15 Dans cette mesure, Zeus est bien le modèle d’Euthyphron, et Euthyphron, l’expression simpliste et dérisoire (platement religieuse), l’image dégradée, de l’hosion, tel que Platon s’efforce de le penser, tâche historique pour toute la culture autant que pour la philosophie.
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