Chapitre II. La piété et l’amour des dieux (7a-11b)
p. 97-119
Texte intégral
1La nouvelle réponse se présente comme le prolongement conséquent de la première, et non pas comme un changement d’orientation. Ce qui est changé, c’est la forme : Euthyphron va s’efforcer, à la demande de Socrate, de donner à sa réponse la forme d’une définition générale. Alors, le contenu de sa position pourra être examiné lui-même, de façon décisive : Socrate va maintenant pouvoir montrer que la manière dont le prêtre pense la divinité rend impossible la piété telle qu’il la définit ; tandis que, dans la première partie, il s’était contenté de simples remarques acides, bien tournées et allusives (c’est qu’on ne peut qu’échanger des propos de salon ou des arguties rhétoriques, à propos d’énoncés qui présentent une forme telle qu’ils disent, en quelque sorte, plus et moins qu’ils ne disent formellement.
Est pieux ce qui plaît aux dieux (7a-9b)
2La première analyse de l’énoncé du devin commence par une remarque de Socrate (« très bien répondu ; c’est une réponse comme celle-là, que j’attendais de toi », 7a), qui peut paraître ironique dans la mesure où elle concerne le fond de la proposition examinée, puisqu’elle sera rejetée plus tard ; mais elle est sérieuse dans la mesure où elle concerne la forme de la réponse : elle est telle que, maintenant, on peut discuter pour « savoir si elle est vraie ». Le terme employé par Socrate est intéressant à cet égard : pour dire « répondre », il utilise le verbe apo-krinein qui, par son préfixe, indique un caractère de réponse par rapport au verbe simple krinein, qui, quant à lui, veut dire « interroger, examiner, décider, juger, chercher à juger » ; ainsi, apokrinein peut être entendu comme « répondre de manière décisive » (qui permet de trancher) ou « discriminante » (mot formé sur un équivalent latin de krinein). Et c’est bien effectivement par un examen de la valeur réellement discriminante de cette réponse (qui l’est apparemment) que Socrate, juste après, met à exécution le programme qu’il vient de se fixer : chercher si cet énoncé est vrai : « allons, examinons bien ce que nous disons : ce qui est aimé des dieux et un homme aimé des dieux, sont pieux ; tandis que ce qui est haï des dieux, et celui qui l’est, sont impies : le pieux et l’impie ne sont pas la même chose, mais absolument le contraire l’un de l’autre ; c’est cela ? » (7a). Si les dieux ont des amours et des haines qui s’opposent les unes aux autres, ce sont les mêmes choses qui sont aimées et, donc, prétendues pieuses, en même temps que haïes et, donc, prétendues impies. Socrate montre que la définition d’Euthyphron est contradictoire (puisqu’elle permet de donner au même acte deux appellations contraires) et qu’elle n’est donc pas discriminante (puisqu’elle ne permet pas de distinguer le pieux, même de son contraire).
3La nature de l’argumentation de Socrate présente une certaine ambiguïté, qu’il faut analyser. Comment procède, en effet, Socrate pour réfuter la thèse d’Euthyphron ? Il utilise le procédé (rendu classique déjà de son temps par les Sophistes) de la mise en contradiction de l’adversaire avec lui-même : il montre au devin que, puisqu’il a posé que les dieux se querellaient, cela signifiait qu’ils aimaient des choses différentes ; et que cela rendait incompatible la définition de la piété comme ce qui est aimé des dieux avec la prétention de définir un acte précis et univoque, si l’on se fait des dieux l’idée mythologique qu’ils sont plusieurs et d’avis différents. Euthyphron se trouve réfuté ; mais strictement, on ne sait pas dans laquelle de ses thèses : la contradiction est mauvais signe de vérité, mais elle peut signifier soit que les deux sont fausses, soit une seule des deux ; et dans œ cas là, laquelle ? On peut supposer que, pour le dogmatique devin, une seule de ses positions puisse être fausse, et que celle de la traditionnelle multiplicité mythologique des dieux soit celle à laquelle il renoncerait le moins facilement par profession ; tandis que l’énoncé d’une définition à laquelle il n’a jamais vraiment réfléchi auparavant, il peut, avec moins de peine, admettre ne pas l’avoir produit parfaitement. C’est ce que prouve la suite où il adhérera à l’amélioration de sa proposition.
4Mais, strictement, ce que Socrate a montré c’est seulement l’incompatibilité d’une conception de la piété, comme prise en compte de ce qu’aime la Divinité, avec une représentation de la Divinité comme multiple (le « polythéisme ») et en conflit avec elle-même (la « théomachie », le « combat des dieux » entre eux). Or, dans la première partie, il a explicitement affirmé qu’il supportait mal qu’on prenne au sérieux ce polythéisme théomachique (6a-6b). On devrait donc être tenté, paradoxalement peut-être, de considérer que ce qu’il montre ici, objectivement, c’est que cette représentation de la Divinité est incompatible avec celle, très courante, et très traditionnellement dévote, de la piété comme soumission respectueuse à ce qui est aimé par la Divinité. Il montre, en ce sens, d’abord, l’incohérence d’une structure culturelle globale, d’une mentalité religieuse, très générale sans doute, de la Grèce à cette époque. Mais une fois ce soupçon général posé sur cette association contradictoire, on peut bien penser que c’est la théomachie polythéiste qu’il vise avant tout. Au rappel de son intervention sans équivoque de la première partie, on peut ajouter un nouvel argument.
5En effet, on peut être étonné, à la première lecture, de la manière dont il développe son argumentation, dans ce premier moment de la deuxième partie du Dialogue : d’un point de vue strictement logique, il suffisait qu’il rappelle à Euthyphron sa thèse (les dieux ont entre eux des « différends », dont la nature est affective, « colères » et « haines ») ce qu’il fait en 7b, pour pouvoir conclure directement : « donc, ce sont les mêmes choses qui sont aimées ou haïes par les dieux (…) et donc les mêmes choses seraient à la fois pieuses et impies, selon ta définition (…) tu ne m’as donc pas fait une réponse discriminante : (…) châtier ton père serait aimé de Zeus, mais haï de Kronos et d’Ouranos, aimé de Héphaïstos, mais haï de Héra… ». Or, cette conclusion ne vient qu’en 8a, après un développement où Socrate montre que ces différences, dans ce qu’ils aiment et haïssent, sont fondées sur des conflits portant non pas sur des jugements de vérité (par exemple un poids est plus lourd qu’un autre), mais sur des jugements de valeur (sur le juste, le bon, le beau1). Quel est donc le sens de ce développement, qui ne paraît pas très utile à la rigueur du raisonnement d’ensemble et qui semble même en atténuer la clarté décisive et convaincante ?
6Car Euthyphron, qui ne semble déjà pas suivre vraiment facilement les enchaînements déductifs rigoureux, accroche là-dessus, précisément sans voir la valeur de la critique générale de Socrate et en niant tout à coup que les dieux soient en désaccord dans leurs jugements de valeur sur ce qui est juste (8b). Et voilà Socrate qui répète la démonstration d’ensemble, en développant avec plus de détail le rapport des dieux au jugement sur la justice.
7Quel est donc le sens de ce développement redoublé (7b-8e) ? N’est-il pas apparemment contraire à ce que nous disions plus haut ? Socrate ne semble-t-il pas admettre l’idée du Panthéon et de la théomachie, puisqu’il paraît expliquer les causes et les sujets des conflits entre dieux ? Ce qui interdit de le penser, c’est la réitération de son incrédulité en face de telles histoires, à la fin de ce développement : « … si vraiment ils se disputent sur ce qui est juste et injuste, comme tu le dis dans tes histoires » (8d).
8De plus, si nous examinons la manière dont Socrate procède dans les deux versions du développement de ce thème, nous sommes saisis par la netteté et l’audace pour l’époque du sens de son propos : ce sur quoi se fonde Socrate pour dire que les conflits entre les dieux ne sont pas du type des disputes scientifiques, mais des oppositions d’intérêts, de préférences et d’amour, c’est, explicitement, l’affirmation qu’il en va pour eux comme pour les hommes2. On voit donc clairement que Socrate critique le caractère anthropomorphique du polythéisme théomachique ; il montre que supposer des dieux qui ont des conflits, c’est concevoir la Divinité sur le modèle humain, projeter sur la Divinité les propriétés de l’homme3. Mais comment Socrate peut-il montrer à la fois que la définition de la piété d’Euthyphron est inacceptable parce qu’elle est incompatible avec le polythéisme, et critiquer ce polythéisme lui-même ?
9Nous allons essayer de montrer que c’est en allant au fond de sa critique du polythéisme théomachique, que l’on découvre en même temps l’invalidité de cette conception de la piété. Pour cela, examinons donc le détail de ce développement redoublé, où les dieux sont pensés sur le modèle des hommes.
101) Si les dieux sont en conflit, c’est sur ce qu’ils aiment (7b-7e). D’abord, Socrate montre que les conflits des dieux ne peuvent porter sur des objets à propos desquels on peut utiliser un savoir ou une technique (là où il suffit de mesurer, de compter, de comparer). C’est le domaine de la mesure et de la vérification (diakrinein) : c’est pourquoi même les hommes peuvent se mettre d’accord là-dessus. Et si on ne le peut, faute de moyens actuels suffisamment fiables de vérification, ces objets ne sont pas de nature, par eux-mêmes et sauf cas particuliers, à nous mettre en guerre les uns contre les autres. Où donc se met-on dans des états passionnels (colère, haine) en cas de désaccord, nos intérêts étant enjeu ? Dans le domaine où s’exerce notre capacité de désirer et de souffrir, où l’on s’oppose non sur des faits, mais sur des valeurs (le juste, le beau, le bien) : il y a là association d’une part de l’enjeu de nos passions et de nos intérêts et, d’autre part, de l’absence d’un moyen de se mettre d’accord (« on ne peut pas recourir à un critère de décision suffisant », (7d) : epi ikanèn krisin ; krisin est le substantif formé sur le verbe krinein). On n’est pas dans l’ordre de la vérification possible.
112) Si l’on se demande ce que les dieux aiment, alors on les trouvera en conflit (8b-8e). Comment s’explique l’impossibilité de cet accord ? Socrate l’explique en réponse à l’objection qu’Euthyphron lui oppose en 8b (« à mon avis, il n’y a pas de désaccord là-dessus entre les dieux »), dans la reprise du développement. Dans le domaine des valeurs, on ne se dispute pas sur les principes, ni chez les dieux, ni non plus chez les hommes, car dire que « l’injuste doit être corrigé » (8d), tout le monde le pense : cela signifie seulement que l’injuste est le contraire du juste et que, le juste étant ce qui doit être, l’injuste ne doit pas être mais doit être « rendu juste », « réparé » (doteon dikèn). On se contente, en disant cela, de définir le terme même de « juste ». En revanche, si l’on n’a pas de difficulté à s’entendre sur le principe de la justice, il y a dispute, par nature, sur l’application du principe aux divers cas (ce que l’on peut appeller la « casuistique ») : qu’il faille punir le coupable, c’est la justice même ; mais qui est coupable ? Aucun être, ni homme, ni dieu, ne peut être supposé prêt à se reconnaître tel, même s’il l’est : c’est le domaine même où l’on a matière à n’être pas d’accord avec autrui, et à lui en vouloir. Si donc on s’interroge sur ce que les dieux jugent bon, c’est-à-dire aiment (7e), ils apparaîtront en conflit entre eux, exactement comme les hommes.
12Socrate montre ainsi la solidarité dans l’impossibilité du polythéisme et de la piété selon Euthyphron. Le premier moment du raisonnement montre que, si l’on suppose les dieux multiples et en conflit, cela implique qu’ils aient un rapport à la Valeur semblable à celui des hommes (critique de l’anthropomorphisme du polythéisme), et cela empêche de déterminer de façon univoque la piété comme ce qu’ils aiment. Mais dans le second moment, Socrate montre que si l’on s’interroge sur ce qu’aiment les dieux (ce qu’ils jugent valable), cela implique qu’ils aient, comme des hommes, des avis divers et conflictuels. Socrate peut ainsi à la fois critiquer la définition de la piété par l’amour des dieux (elle est rendue impossible par la multiplicité conflictuelle des goûts des dieux dans le polythéisme) et le polythéisme lui-même, car il est impliqué précisément par cet impossible désir de faire ce que les dieux aiment. Il montre le fondement de la solidarité du polythéisme théomachique et du souci de ce qu’aiment les dieux : c’est l’anthropomorphisme ; et il montre, en même temps, la contradiction interne de ces éléments solidaires.
13Que ce soit l’amour (le plaisir) qui soit le fondement de ce qui empêche la définition de la piété comme ce qui est aimé des dieux, voilà ce que va vérifier la deuxième interprétation de la formule.
14En fait, Socrate critique surtout cette conception mythologique. Il a montré qu’une telle vision de la Divinité la rend inapte à nous donner le moindre exemple valable de ce qu’il faut faire, à rien nous apprendre sur la Valeur, ni à la fonder. Mais on peut alors se demander si la formule d’Euthyphron est vraiment mauvaise : son imperfection ne tiendrait peut-être qu’à sa référence à une multiplicité des dieux, source des conflits dans leurs jugements de valeur ; mais « ce qui est aimé de la Divinité », définit peut-être la piété. Supposer, à titre d’hypothèse, que tous les dieux soient d’accord, qu’ils agissent et réagissent comme un seul dieu, voilà qui, en supprimant l’idée de conflit entre les dieux et, à la limite, de multiplicité des dieux (le polythéisme lui-même en acte), permet d’examiner si dans la formule « ce qui est aimé des dieux », c’est l’idée d’amour ou celle de multiplicité conflictuelle, qui l’empêche de définir le pieux.
15Pour montrer que les dieux se comportent comme des hommes, Socrate ne prend pas en compte les faits légendaires mais analyse ce que c’est que juger sur les valeurs (ce qu’on appelle « aimer » dans la vie pratique : « ce que chacun donc juge bon et juste, c’est cela aussi qu’il aime, et le contraire, ce qu’il hait », 7e). Procédant ainsi, Socrate ne reprend donc pas à son compte ce qu’on affirme sur ce qu’aiment les dieux, mais il dit comment il est nécessaire de penser que jugent et aiment les dieux, s’il est vrai qu’ils aiment et jugent. Il montre la relation qu’il y a entre la particularité de ce qu’ils aiment et leur multiplicité conflictuelle, d’une manière si nécessaire, qu’on peut en déduire que chacun des deux termes implique l’autre. Le polythéisme semble suscité par l’idée même de chercher ce qu’aiment les dieux. On peut donc prévoir que, dans la formule d’Euthyphron, c’est l’amour et non pas la multiplicité conflictuelle de la Divinité (qui ne fait qu’en découler), qui est l’obstacle de principe pour définir vraiment la piété. Sa mise entre parenthèse va s’avérer inutile, en effet, pour sauver sa définition.
Est pieux ce qui plaît à tous les dieux (9c-11b)
16Ce qui amène l’examen de ce que nous avons appelé la deuxième interprétation de la formule d’Euthyphron, si l’on suit le mouvement du texte lui-même, c’est son objection en 8b : « mais selon moi, Socrate, sur ce sujet les dieux ne sont pas en désaccord. » Socrate y a répondu en montrant, en 8b-8d, que, si les dieux ont des différends, c’est nécessairement sur ce qu’ils aiment, comme le démontre le développement que nous venons d’analyser. Aussi peut-il le conclure en s’adressant à peu près ainsi à Euthyphron : « essaye donc, après ça, de m’enseigner (tu m’en apprendras !) quelle preuve tu as que tous les dieux trouvent juste ta conduite particulière » (9a).
17Mais le devin, qui ne comprend jamais rien et semble toujours émerger à peine d’un sommeil prélogique4, répond – ou répondrait volontiers – à cette question qui, pour une fois, n’appelle pas de réponse (« ce n’est peut-être pas une petite affaire, mais je pourrais te le démontrer tout à fait clairement », 9b). Il n’a donc pas saisi la démonstration de Socrate : celui-ci va donc, en un sens, redémontrer l’invalidité de la définition d’Euthyphron, en partant du postulat qu’il réclame maintenant (l’accord de tous les dieux).
18Seulement, il faut d’abord ramener Euthyphron à la considération des exigences d’une définition valide. C’est pourquoi Socrate commence (9b-c) par opposer allusivement sa propre exigence à celle d’un tribunal, où c’est celui qui parle bien (le rhéteur), et non celui qui dit la vérité, qui persuade (« je te parais avoir la tête plus dure que les juges ») ; ensuite, comme Euthyphron a pris la question ironique au sérieux, il faut l’arracher à la considération de son acte particulier (faire un procès à son père) en lui rappelant que qualifier un acte particulier de pieux ne constitue pas une définition ; puisque la définition examinée jusque là s’est révélée invalide, il lui montre que c’est par le chemin de sa « rectification » (epanor-thoumeta, 9c), que l’on peut espérer progresser. Car c’est uniquement par rapport à une tentative de définition rigoureuse que l’on peut être dans le vrai ou le faux5 : on ne discute pas un thème en lui-même ; seul peut le mettre en perspective de vérité ou de fausseté, en conduisant à lui donner une forme rigoureusement déterminée, l’horizon de l’Idée. Un énoncé ne signifie rien en lui-même, son sens est fixé de façon définitive par la question qu’il essaie de résoudre.
19C’est pourquoi Socrate (pour la première fois dans le Dialogue) propose lui-même une définition rigoureusement construite du point de vue des exigences eidétiques6. Ce n’est qu’après cet effort de mise en forme, que la définition est proposée à l’examen du point de vue de la vérité : « il nous reste donc à examiner si cette proposition de définition est bien formulée » (9e). On peut remarquer que ce que nous traduisons par « bien » est le mot kalôs, qui signifie originairement « beau » autant que « bien » ; ces deux sens sont traditionnellement très proches l’un de l’autre dans la langue et la culture grecques, mais il est notable qu’ici (comme précédemment en 7a) Platon emploie (au lieu de alèthôs, qui signifie « conformément à la vérité », ou orthôs, qui signifie « avec justesse »), un mot qui dénote avant tout ce qui est beau et connote donc des notions de forme et d’apparence visiblement bien faites. C’est donc, d’abord, à travers l’aspect de l’énoncé, selon sa forme, qu’il va être jugé de sa valeur de vérité, c’est-à-dire de sa capacité de faire voir la Forme de la chose en question (sa structure, ses articulations, ses divisions). On en sera peu étonné au demeurant, si on se souvient que « forme » se dit eidos ou idea, dans la langue grecque, et qu’avant d’avoir le sens technique d’« Idée » ou de « Forme », chez Platon, ces deux termes signifient la « splendeur de la forme », la « beauté corporelle », la « nudité fascinante »7. C’est que l’Idée est ce qu’il faut avoir en vue pour voir les choses dans leur forme vraie, dans leur vérité nue ; mais c’est ce qui fait aussi leur beauté, c’est-à-dire qu’elles sont « bien faites », c’est-à-dire encore comme elles doivent être pour être vraiment elles-mêmes ; de même qu’un corps « bien fait » (c’est-à-dire beau) est celui à qui il ne manque rien (ni organe, ni musculature), et qui n’a rien en trop (ni excroissance, ni excès de graisse, ni même de muscle), de même, l’Idée, étant tout ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, à l’exclusion de tout ce qui peut s’y ajouter accidentellement (par rencontre, du seul fait du devenir et de l’événement), elle est ce par rapport à quoi on peut juger que la chose est « bien faite », ni incomplète, ni surchargée, ayant une beauté d’équilibre et de nécessité. Mais si l’Idée est ce qui fait apparaître dans sa nudité éclatante la Forme véritable des choses, on comprend alors que l’élaboration de la définition eidétique corresponde à la construction et à l’examen de la validité de la forme d’un énoncé soigneusement calculé (par où l’on voit qu’il existe une rigueur formelle autre que celle de la syllogistique d’Aristote).
20Socrate essaye, alors, de montrer que la nouvelle formule n’est toujours pas une définition suffisante du pieux, car elle énonce une qualité accidentelle et non caractéristique du pieux. C’est ce qu’il conclut à la fin de ce passage (11a-11b) : par opposition à ce qui est « accidentel », on dira que le caractéristique est « essentiel ». La détermination de l’Idée progresse ici : elle se constitue comme une « essence » (ousia), par opposition à ce qui n’est qu’une « qualité accidentelle » (pathos).
21« Le pieux est-il aimé des dieux parce qu’il est pieux, ou bien est-il pieux parce qu’il est aimé ? » (10a). Euthyphron déclare ne pas comprendre le sens de cette question. Suit alors une série d’exemples visant à illustrer la relation entre la production d’un effet et l’effet produit (10c). Socrate applique alors cette analyse générale au cas de l’amour, en fin de 10c : ce qui est aimé n’est pas la cause déterminante qu’on l’aime ; rien n’est en soi tel qu’on ne puisse que l’aimer : « aimer » implique que l’on puisse ne pas aimer (sinon ce serait un comportement qui relèverait de la pure contrainte). C’est l’événement de l’amour (il y a quelqu’un qui aime), qui est cause que quelqu’un (ou quelque chose) est aimé. « Ce qui est pieux » n’est pas de ce point de vue analogue à « ce qui est aimé » (11d-11a). Ce qui est aimé, comme tel, l’est non pour soi-même, mais pour autre chose (du fait que quelqu’un tombe amoureux). Or, Euthyphron reconnaît que, si le pieux est aimé, c’est pour soi-même (10d). Donc, le pieux est pieux parce qu’il l’est par soi-même et non pas parce qu’il est aimé (fût-ce des dieux, et même de tous les dieux). Socrate alors est arrivé à son but : invalider la deuxième interprétation de la définition du pieux par l’amour des dieux, c’est-à-dire par leur bon plaisir, dont le défaut est de ne pas traiter le pieux comme une Essence, c’est-à-dire ce qui n’est que par soi et qui vaut par soi (11a-11b).
Principale difficulté de l’argumentation
22Ce passage8 semble ainsi la démonstration de l’idée que le pieux est ce qu’il est par lui-même (et non pas du fait qu’il est aimé des dieux), et qu’il faut donc le traiter comme une Essence (ce que fera la 3e partie). Mais ce n’est une démonstration explicite qu’en apparence.
23En apparence, en effet, Socrate, semble bien démontrer cette idée qu’Euthyphron n’a pas acceptée d’abord : « je vais essayer de m’exprimer plus clairement », dit-il en 10a, et, jusqu’à la fin de 10c, il développe l’analyse des relations entre l’aimé et l’amant, comme ce dont il paraît tirer avec Euthyphron une conséquence en 10d : « que disons-nous, dans ces conditions, sur le pieux (… )9 ? » Mais s’agit-il vraiment d’une conséquence claire et évidente ? Quelle lumière cette analyse apporte-t-elle à la relation du « pieux » et de « l’aimé » ? Les premiers exemples de Socrate (porter/être porté ; etc.) s’appliquent clairement à l’amour, parce qu’on peut donner à ce substantif, au moyen du verbe qui lui correspond, la forme de l’actif (aimer) et du passif (être aimé) ; mais il n’en est pas de même pour le substantif piété, dont le correspondant verbal aurait la forme d’un verbe indiquant un état (être pieux), qui n’a, donc, la possibilité d’être ni actif ni passif. Ainsi l’analyse de la relation actif/passif, même dans le cas de l’amour, voire de l’amour des dieux, ne peut servir de modèle pour penser la nature du pieux de ce point de vue, puisque le pieux n’est pas comparable à un passif, mais pas non plus à un actif. Même si cette analyse peut paraître obscure sur certains points, surtout en traduction, son sens, en tout cas, est indiscutable : il n’est pas d’établir une déduction ni une induction, mais un contraste entre la manière dont « se comportent » respectivement ce qui relève de l’amour et le pieux. Ce n’est donc pas par un raisonnement à valeur de démonstration (qui aurait la forme générale d’une induction ou d’une déduction), que Socrate amène Euthyphron à reconnaître que le pieux est ce qu’il est par lui-même : celui-ci l’admet en 10d comme une vérité allant de soi, bien qu’il ne l’ait pas vue d’abord, en 10a.
24Dira-t-on qu’il l’admet en 10d pour faire plaisir à Socrate, sans être vraiment d’accord et sans en voir clairement l’enjeu ? C’est ce que semblerait indiquer la question qu’il pose au début de 10e (« comment cela, Socrate ? »), quand Socrate conclut, en fin de 10d, que ce qui est pieux n’est pas ce qui est aimé des dieux. La réponse de Socrate, en 10e-11b, ne serait-elle pas, dans ces conditions, la véritable démonstration de cette thèse ?
25Or, il n’en est rien. En effet, la question d’Euthyphron relève seulement de sa cécité logique, qui le rend peu capable de suivre un enchaînement déductif : il ne met pas en doute la proposition « le pieux est ce qui est aimé pour lui-même » ; mais il ne saisit pas que, si l’on pose cette proposition et, en même temps, que « ce qui est aimé n’est pas aimé pour soi-même », cela implique nécessairement qu’être « pieux » et « être aimé », ce n’est pas la même chose (ce qui est pieux ne peut être aimé qu’accidentellement, cela ne le caractérise pas essentiellement).
26Quant à l’argumentation que Socrate utilise pour lui répondre, elle porte effectivement sur cet enchaînement logique ; elle ne cherche pas à justifier la première proposition en elle-même, mais elle prend appui sur elle : « nous en sommes d’accord », dit Socrate au début de 10e. Puis, à la fin de 10e et en 11a, il semble entreprendre un raisonnement par l’absurde (« supposons que ce qui est aimé des dieux et ce qui est pieux soient identiques… ») : il montre que c’est impossible en reprenant comme une évidence reconnue que cette hypothèse est contraire à la vérité. Le but de ce raisonnement n’est donc pas véritablement de démontrer (par l’absurde) la thèse que le pieux est ce qu’il est par soi-même, mais de l’analyser (la rendre plus claire) en termes d’Essence et d’accident.
27Si, donc, à aucun moment n’est démontrée explicitement cette thèse, plusieurs questions se posent à nous :
- Pourquoi et comment Euthyphron la reconnaît-il en 10d, et que signifie l’allure de conclusion qui lui est donnée en 10d (« et maintenant, dans ces conditions, … ») ?
- N’est-elle pas justifiable à partir des analyses précédentes du Dialogue, bien que ce ne soit pas explicitement ?
- Enfin, que signifie l’absence de démonstration stricte du résultat général de la 2e partie (le Pieux est une Valeur et une essence) ?
Le pieux est aimé pour lui-même
28On pourrait trouver que cet étonnant devin rate, pour une fois, une occasion justifiée de ne pas comprendre ce que Socrate veut lui faire dire, et de lui réclamer une justification, si l’on est d’accord que l’analyse des relations entre l’actif et le passif, l’amant et l’aimé, n’est pas un modèle sur quoi se régler pour penser la nature du pieux, si ce n’est par contraste. Mais que cette thèse sur le pieux puisse, à ce moment du Dialogue, être justifiée logiquement ou non (ce que nous réexaminerons ensuite), il convient de voir pourquoi et comment Euthyphron peut s’y rallier : il y va de la compréhension de la cohérence du texte.
29Si l’on ne tient pas cette approbation d’Euthyphron pour la simple marque de sa faiblesse intellectuelle et de l’emprise que Socrate réussit à avoir sur lui, on peut supposer que le devin entrevoit ce que signifie la reconnaissance que le pieux soit aimé pour lui-même : il ne voit sans doute pas clairement ce que signifie qu’il soit une Essence (terme que Socrate introduira seulement en conclusion de l’analyse), mais on peut supposer qu’il aperçoit que c’est une valeur ; or, un objet n’a-t-il pas, évidemment, plus de valeur, s’il est aimé pour lui-même, que s’il est aimé sans raison ni nécessité propre et seulement en vue d’autre chose ? Et l’on peut comprendre, alors, que, comme homme de religion, Euthyphron choisisse immédiatement la formule qui donne le plus de valeur à la piété.
30Telle est l’interprétation que l’on peut tirer de l’analyse de Goldschmidt (1963, p. 48-49) : Euthyphron aurait une « prescience obscure » de ce qu’est le pieux, qui lui viendrait de son état de prêtre. Cette prescience obscure correspond à un moment structural, qui se retrouve dans plusieurs Dialogues du début de l’œuvre de Platon ; elle est la reconnaissance que la notion qu’on cherche à définir est une Valeur, correspond à une « exigence essentielle », c’est-à-dire exige d’être traitée comme une essence. Mais cette reconnaissance, pour celui qui la formule, n’a encore rien de clair ni d’explicite : elle met seulement sur le chemin de l’essence (« Les exigences essentielles portent sur la valeur, sur l’essence, préalablement à toute définition »10). Et, effectivement, cette reconnaissance que le pieux est aimé pour lui-même est ce qui va être analysé, par Socrate, tout de suite après, comme impliquant la recherche de l’essence du pieux, qui se réalisera dans la 3e partie du Dialogue. Socrate aurait ainsi fait saisir à Euthyphron, par sa manière de le questionner, que se vouloir pieux implique que l’on vive la piété comme davantage qu’un simple comportement empirique, visant la conformité à ce qu’aiment les dieux, fussent-ils tous d’accord (eusebeia, soucieuse avant tout de l’amour des dieux) : pour l’homme pieux, il est bien de se conformer à ce qu’ils aiment, car s’ils l’aiment, ce n’est pas par hasard, mais c’est qu’il a une valeur par lui-même. Celui qui est soucieux de piété, ne peut pas penser qu’être pieux puisse consister à faire n’importe quoi ; mais son souci suppose, au moins, d’une part, que la piété soit possible à réaliser (ce qui s’oppose à ce que ce soit un hasard incertain et sans raison, qui détermine ce qu’elle doit être, car comment dans cette hypothèse pourrait-il savoir ce qu’elle est et ce qu’elle commande ?) et, d’autre part, qu’elle ne consiste pas en une soumission à une autorité arbitraire quelconque, mais à une autorité à laquelle il est juste et bon, respectable, d’obéir11.
31Euthyphron, peut-on dire, à partir même de sa formule qui énonce que le pieux est ce qui est aimé de tous les dieux, reconnaît qu’il est autre chose et davantage que simplement aimé, précisément parce qu’il l’est de tous les dieux. Il semble que ce soit là le rôle de l’analyse des exemples d’actifs et de passifs, qui se termine par celui de l’amour : faire saisir à Euthyphron que, dans sa définition, l’accord universel des dieux pousse à supposer que le pieux n’est pas avant tout (essentiellement) aimé, mais qu’il est aimé de tous précisément pour la Valeur qu’il constitue lui-même. Pour que cela soit plausible, il faut supposer que l’analyse des exemples d’actifs et de passifs prépare seulement le passage à celle de l’amour (qui prolonge et complète celle que Socrate a déjà entreprise précédemment, en 7b-8e), dans le but de faire ressortir par contraste la nature du pieux.
32Reprenons, en effet, l’analyse de l’amour, qui est donnée en 10c : ce qui est aimé ne l’est pas pour soi et par soi, mais parce que quelqu’un l’aime. Être aimé, c’est être en situation de passivité, c’est, dans cette mesure, accidentel, c’est-à-dire ce qui peut arriver12 : ce qui n’est pas nécessaire mais contingent, ce qui n’a pas sa cause en soi, mais en autre chose (l’agent, qui aime, et, plus radicalement encore, le devenir, qui est la condition ontologique ultime pour qu’il puisse arriver que l’on soit aimé ou que l’on tombe amoureux). Il n’est jamais nécessaire d’aimer un objet, parce que ce n’est jamais pour des propriétés objectives (donc, pour lui-même) qu’il est aimé ; c’est, dans cette mesure, le sujet aimant, et non l’objet aimé, qui est déterminant dans l’amour ; c’est l’amant qui fait l’amour, non l’aimé (au point que celui qui est aimé peut n’en rien savoir, plus encore que celui qui est vu).
33Or, comment des subjectivités distinctes peuvent-elles tomber d’accord ? Par leur rapport à un objet considéré en lui-même : c’est l’objectivité, qui est le fondement de l’accord entre des subjectivités différentes. Comme l’a montré Socrate précédemment (7b-8e), cela n’est possible apparemment que dans les domaines où l’on peut, en cas de désaccord, se référer à l’objet lui-même (comme les longueurs ou les quantités), ce qui n’est pas le cas dans le domaine de l’amour, où l’on porte un jugement de valeur13 et non pas un jugement objectif sur l’objet lui-même : dans la mesure où l’amour ne saisit pas son objet lui-même, il est l’élément même de la dissension ; ne mettant pas en relation objective avec l’objet lui-même, il laisse, peut-on dire, les subjectivités dans leur état brut de diversité, voire de rivalité et de conflit. Ainsi, la particularité de l’amour, que Socrate avait analysée d’abord, est fondée, maintenant, sur son caractère accidentel. L’amour, comme tel, n’a pas de cause plus radicale que sa survenue, son évènement.
34Mais alors, si l’amour ne peut pas produire l’universalité en droit, s’il est particularisant par nature, que peut donc signifier un accord universel sur un objet d’amour ? Voilà le sens explicite que nous semble avoir la question de Socrate en 10d, et dont on comprend pourquoi il peut la présenter comme une suite logique de ce qui précède : « Que dirons-nous, maintenant, dans ces conditions (à la lumière de l’analyse de l’amour), du pieux ? N’est-il pas aimé de tous les dieux ?… Mais est-ce parce qu’il est pieux ou pour une autre raison ? » L’analyse de l’amour, telle que nous venons de la rassembler, implique, semble-t-il, de reconnaître que, si tous les dieux sont d’accord sur un objet, ce ne peut pas être parce qu’ils l’aiment, mais parce qu’il vaut en lui-même et pour lui-même (ce qui n’est pas le cas de l’objet d’amour, comme tel) ; et, s’ils l’aiment tous, ce ne peut être qu’accidentellement et par hasard, puisque ce n’est pas nécessairement qu’ils aiment ce qu’ils aiment ; le fondement de leur accord, le cas échéant, sur ce qu’ils aiment, ne peut être l’amour lui-même. Qu’est-ce que cela peut-il être, alors ? L’idée de ce qui serait aimé universellement et nécessairement, c’est-à-dire pour soi-même, est celle de l’Essence et de la Valeur ; Socrate met Euthyphron sur son chemin en lui proposant de penser le pieux comme ce qui serait aimé de tous les dieux.
Les raisons d’une absence de démonstration
35Mais, alors, ne venons-nous pas de voir comment Euthyphron, au moment où il reconnaît que le pieux est aimé pour lui-même (en 10d), donne la réponse logique qu’impliquent les analyses qui précèdent ? Il semble avoir saisi, en un sens, le mouvement du propos de Socrate et l’on pourrait dire que le texte a effectivement donné une démonstration de l’idée que le pieux est une Valeur (s’il est aimé pour soi-même, il vaut par soimême). En fait, il y a bien ici une argumentation, s’appuyant sur une analyse de la causalité dans le domaine naturel, qui exclut que le pieux y soit soumis essentiellement ; mais l’idée n’est qu’aperçue et n’a pas encore été dialectiquement atteinte. Cette argumentation peut-être éclairante et persuasive pour un homme qui, comme Euthyphron, du fait de sa situation d’homme de religion, est prêt à reconnaître la piété et les dieux comme des valeurs : en effet, pour que l’universalité de l’accord des dieux entre eux puisse permettre de déduire, logiquement, que le pieux est aimé pour lui-même, il faut interpréter cette universalité comme de droit, c’est-à-dire révélant une nécessité objective (liée à l’objet de l’accord), et non comme une universalité de fait, seulement contingente. Dans ce deuxième cas, en effet, l’accord des dieux étant seulement dû au hasard, il ne signifierait rien sur la valeur de l’objet de l’accord (le pieux) et on ne pourrait en déduire que le pieux soit aimé pour soi-même (rien n’empêcherait, non plus, alors, de dire que la nature du pieux est d’être ce que les dieux s’accordent tous à aimer).
36On voit donc que, malgré ses représentations polythéistes simples et ses déclarations initiales, Euthyphron semble bien choisir de ne pas supposer que les dieux soient des êtres vivant dans la contingence et capables d’aimer n’importe quoi, au hasard : l’universalité de leur accord sur le pieux paraît renvoyer, pour lui, à la Valeur en soi-même de ce qui est pieux. Il est clair, alors, qu’il n’y a pas ici de démonstration véritable que le pieux soit « aimé pour soi-même », c’est-à-dire une Valeur en soi (une essence). La reconnaissance, par principe, de cette idée est, en revanche, ce qui semble guider Euthyphron pour saisir que, dans ces conditions, comme le montre Socrate, on ne peut dire que le pieux se définisse essentiellement comme « aimé des dieux ». Ce n’est pas vraiment un raisonnement de Socrate qui a agi sur lui ; c’est le Pieux lui-même, qui, dans l’éclairage que lui donne le questionnement du philosophe, exige d’être reconnu par le prêtre comme une Valeur.
37On pourrait se demander si nous ne compliquons pas le texte sans raison. Or il n’en est rien : en effet, c’est dans une grande ambiguïté, que Socrate laisse apparemment Euthyphron prendre position pour la Valeur du pieux, car l’expression, à quoi nous ramenons sa position, « être aimé pour soi-même », est équivoque. Strictement, en effet, si l’on suit les analyses de l’amour et du jugement de valeur développées en 7a-8e, ce qui est pieux ne peut être aimé par soi-même, c’est-à-dire nécessairement (ce qui entraînerait une universalité de droit), puisque ce que font voir ces analyses, c’est, précisément, que ce qui est aimé ne l’est jamais par et pour soi-même, c’est-à-dire nécessairement (et donc ne l’est jamais universellement en droit mais par hasard). Ce à quoi conduirait donc cette analyse, c’est que, en toute rigueur, ou bien le pieux est aimé, et alors, il n’est pas aimé pour lui-même (s’il est aimé de tous, c’est par hasard, universalité de fait, contingente et accidentelle), ou bien, s’il est pris en compte pour lui-même, ce qui permet un accord nécessaire et universel en droit sur lui, ce n’est pas en tant qu’il est aimé.
38On voit que cette formule (être aimé pour soi-même) ne peut pas être supposée déduite par un raisonnement rigoureux, puisque si l’on entend « aimer » au sens littéral (et aussi bien au sens de l’analyse qui a précédé, dans le texte), elle serait un non-sens. Pour lui donner du sens, il faut en effet, supposer au verbe « aimer » une nouvelle signification, qui retienne du sens habituel quelque chose (juger qu’un objet est souhaitable, a une valeur, car « ce que chacun juge bon et juste, c’est aussi cela qu’il aime », 7e), mais en élimine le caractère subjectif. Le problème est, bien sûr, de savoir ce que pourraitt être un tel jugement de valeur « objectif », c’est-à-dire qui puisse aussi être déterminé au moyen de quelque chose comme une « science ». Car c’est bien la nature même de l’amour et du jugement de valeur, en général, que d’être relatif à une subjectivité particulière et contingente. Ce problème, qui sera, dans les œuvres ultérieures de Platon (en particulier la République, le Phèdre ou le Banquet) celui de la dialectique, comme science qui aurait pour objet suprême le Bien, n’est pas posé ici. La possibilité de l’idée d’un amour (jugement de valeur) susceptible d’échapper à la subjectivité qui est au cœur du modèle empirique et psychologique du jugement de valeur présenté en 7e, semble devoir être supposée, ici, pour la rigueur de la pensée. Mais ce n’est précisément pas sur le mode d’une démonstration rigoureuse, qu’Euthyphron saisit la Valeur du pieux. Il n’était donc pas nécessaire d’en expliciter la justification. On peut même penser que, du point de vue de la vraisemblance psychologique du texte, c’est grâce à l’ambiguïté fondamentale de cette formule, qui contredit la définition du pieux proposée par Euthyphron, que le prêtre peut la faire sienne.
39Il n’en reste pas moins que l’idée que le pieux soit aimé pour soi-même, c’est-à-dire soit une Valeur, n’est pas démontrée jusqu’ici, ce qui peut poser un problème important pour un lecteur attentif à la valeur de l’argumentation d’ensemble du Dialogue sur ce que c’est que le pieux. En effet, si l’on ne se représente pas comment il peut se faire qu’un objet d’amour puisse être universel en droit, l’accord unanime des dieux, même à supposer qu’il soit possible, demeure une universalité empirique, contingente, accidentelle. Il n’indique pas une essence. Or, si le pieux n’était pas une essence, il n’y aurait pas à le caractériser en lui-même, et le mot pourrait très bien se ramener, par convention, à être synonyme d’un autre : « j’appelle pieux ce qu’aiment tous les dieux », à supposer que cela existe – et il n’y aurait rien de plus à ajouter à ce propos descriptif et empirique. La piété correspondrait à ce qu’on peut appeler traditionnellement la « dévotion »14. Ainsi entendue, la piété dévote (l’eusebeia) n’est pas une essence, elle ne se définit pas réellement par elle-même, mais par son identification à « ce qui est aimé des dieux ». On voit que l’avancée du Dialogue semble supposer que l’unanimité de l’accord des dieux sur ce qu’ils aiment signifie une universalité de droit, ce qui permet d’imaginer que le pieux puisse correspondre à une essence ; mais, si l’on comprend leur unanimité comme accidentelle, qu’est-ce qui peut bien, alors, conduire à examiner le pieux comme une essence ? L’hypothèse que le pieux ne soit rien d’autre qu’une réalité psychologique contingente sans essence, rien de plus qu’une simple dévotion (eusebeia), n’est-elle pas éludée sans examen, du fait du manque d’esprit critique d’Euthyphron et de ses approbations incertaines ?
40L’examen du pieux comme Valeur et comme essence dans sa relation avec le juste, qui est l’objet de la 3e partie du Dialogue, ne serait-il ainsi justifié que par la personnalité particulière d’Euthyphron (d’une part, sa religiosité, et, d’autre part, son peu de sens critique) ? Une certaine vraisemblance du dialogue avec le prêtre serait peut-être respectée mais elle nuirait précisément à la valeur générale de la réflexion et à son caractère systématique : il y aurait une hypothèse (que le pieux n’ait pas d’essence, qu’il ne soit que l’eusebes, qu’il soit un simple synonyme de « aimé-des-dieux »), qui ne serait pas examinée, et qui risquerait d’invalider la suite de la réflexion. La chose serait d’autant plus ennuyeuse que la IIIe et dernière partie ne débouche pas sur une solution explicite du problème de la définition de la piété. Devant l’échec apparent de la définition du pieux, on pourrait se demander, alors, si l’hypothèse qui semble omise (selon laquelle le pieux ne serait pas une essence) n’était pas la plus justifiée.
41Mais réduire la piété (hosion) à une simple dévotion (eusebeia), en l’identifiant à « ce qui est aimé des dieux » (theophiles), est une hypothèse superficielle. Elle signifie que la piété ne réussirait à exister que par hasard, puisque ce n’est que hasard si tous les dieux s’accordent sur ce qu’ils aiment, et hasard encore, s’ils aiment ceci plutôt que cela ; c’est donc par hasard, que l’on peut imaginer le savoir et le prévoir, et non pas du fait de la raison. Le comportement dévot repose sur une subjectivité qui ne peut rendre raison d’elle-même, dans la mesure où elle est désir de se soumettre à un arbitre extérieur, dont le bon plaisir se présente comme un fait, et, dans ces conditions, c’est un comportement indéterminé et indéterminable. Quoi que fasse le dévot, ce ne sera que par hasard s’il arrive que cela plaise à tous les dieux (et même à un seul) : si l’on est dévot (si l’on ne veut que plaire aux dieux), ce ne peut être que par hasard qu’on y réussit, et ce ne sont ni l’intention que l’on a d’être aimé des dieux, ni les actes qu’on réalise à cette fin, qui sont déterminants. La piété dévote n’est peut-être pas impossible, mais il est impossible de savoir ce qu’elle est, ni ce qu’elle doit faire, ni de la reconnaître, ni de la réaliser, avec la moindre sûreté. Quand bien même le dévot, désireux de se conformer au bon plaisir des dieux, y réussirait de fait, comment pourrait-il le savoir, dans la mesure où il ne peut en avoir connaissance ni par la raison (le plaisir et l’amour sont sans raison), ni par l’expérience (sur ce que les dieux aiment ou non, on ne peut connaître que des histoires) ? L’hypothèse qui en ferait une simple dévotion, laisse la piété dans l’indétermination, l’incohérence, l’impossibilité pratique (c’est ce qui a été précisément dit et montré en 9c). Elle ne constitue pas une alternative à l’hypothèse qui fait de la piété une Valeur et une essence, puisque si cette dernière ne s’imposait pas, la piété ne serait rien, rien de définissable, rien de connaissable, rien de réalisable. Si l’hosion est quelque chose, c’est-à-dire quelque chose de définissable, elle ne peut être autre chose qu’une essence ; sinon, elle n’est rien, rien de déterminé et de déterminable – comme c’est le cas de ce qui est aimé des dieux (theophiles). Le Dialogue n’a donc pas seulement une valeur de modèle des relations entre l’homme de religion et le philosophe ; le caractère systématique de l’examen de la question de la piété ne souffre pas, on le voit, de suivre, ici, les conséquences du sentiment d’Euthyphron. Il faut examiner quelle Essence est le pieux, s’il en est une ; il n’y a pas d’autre possibilité à examiner.
42Certes, Socrate n’a pas vraiment démontré jusqu’ici que le pieux est une Valeur en soi et une essence, mais cela a-t-il du sens de le regretter ? Il a réussi à amener Euthyphron à accepter (au moins passagèrement) cet énoncé, à partir d’une tentative de définition qui semblait indiquer le contraire. Or, on ne peut pas démontrer que c’est une essence autrement qu’en montrant quelle essence c’est (c’est-à-dire en s’y élevant) : et cela sera la tâche que se donnera la IIIe partie du Dialogue. Encore faut-il quelque chose qui pousse à l’entreprendre : c’est précisément le rôle de cette reconnaissance anticipée, de cette « prescience obscure » de l’essence.
43C’est donc une propriété positive de la IIe partie, et non pas un défaut contingent, que cette absence de démonstration. La réflexion sur cette nécessité d’être appelé par l’essence pour s’y élever, c’est-à-dire de ne pas être sans rien en savoir, avant même de la connaître, pour pouvoir conduire sa pensée vers elle, sera développée plus tard par Platon dans le Ménon (80d-86c) et le Phédon (72e sq.) ; mais cette idée est tellement complexe, que seul un mythe (le « mythe de la réminiscence ») permet de l’exprimer facilement : on dirait (sans que ce soit une thèse qu’on prétende vraiment et entièrement affirmer, dit le Ménon (86d) que prendre connaissance soit se ressouvenir (85d), et que les idées que nous découvrons, nous les ayons déjà acquises dans une vie antérieure. Il est difficile de concevoir comment nous vient une idée vraie, sans supposer qu’elle nous revienne et que nous la possédions d’une certaine manière auparavant : le savoir semble toujours se précéder. Cette réflexion sur le mystère du commencement du savoir, qui ne sera développée par Platon que plus tard, semble cependant justifier parfaitement le mode (non démonstratif) sur lequel l’exigence de rechercher l’essence du pieux intervient dans l’Euthyphron.
L’Idée comme essence (11a-11b)
44Cependant ce n’est pas sur le mode d’une inspiration subite que vient au devin la reconnaissance de la thèse que le pieux est aimé pour lui-même : les questions de Socrate l’ont aidé à la reconnaître, puisqu’au début (10a), elle lui paraît incompréhensible. Ce qui a guidé l’interrogation menée par Socrate, c’est la poursuite de la réflexion sur les exigences d’une vraie définition de l’Idée de pieux. Cette réflexion s’explicite à la fin de la 2e partie (11a-11b), par une détermination de l’Idée comme « essence », qui va fixer le sens méthodologique de ce qu’Euthyphron semble avoir réussi à entrevoir.
45L’exigence générique est celle de l’universalité : l’Idée doit caractériser, dans son unité, tout ce dont elle est l’Idée. On peut dire que la quête de la vraie définition du pieux se réalise en même temps qu’une réflexion méthodologique, qui détermine ce que c’est qu’une Idée, et, pour la déterminer, analyse les divers degrés de réalisation (ou de défaut) de l’universalité. On peut résumer cet acquis en disant que l’universalité véritable, exigée par l’Idée, est celle qui implique que la définition rende compte de tous les objets, et soit donc autre chose qu’un objet (ou une collection d’objets si grande qu’on veut), mais une qualité qui rende compte de ce qui est en propre dans chacun des objets définis. L’Idée correspond à une définition générale, qui doit être nécessaire et essentielle (elle se différencie d’une simple opinion mais aussi d’une définition scientifique empirique).
46L’Idée se définit comme essence (ousia) par opposition à « accident ». Le mot que l’on traduit par accident est le mot pathos (substantif de la famille du verbe paskhein, qui signifie « supporter quelque chose, être affecté »). Le verbe paskhein a été employé dans le développement précédant, après la distinction de l’actif et du passif, pour exprimer la relation entre des termes (tous deux exprimés par des verbes au passif), dont l’un est cause de l’autre, le terme correspondant au participe présent paskhon (ce qui est supporté ou ce qui est affecté) étant entièrement causé par l’autre (à l’indicatif présent). Dans notre passage, Socrate reprend ce verbe paskhein (au parfait : peponthe) pour expliciter le sens de pathos : « tu énonces un accident (pathos), à savoir qu’il arrive (peponthe) au pieux d’être aimé par tous les dieux » (11a). Cela nous permet de préciser alors que l’Idée est « ce par quoi les choses sont ce qu’elles sont », comme nous le savons depuis la fin de la première partie (6d-6c), mais encore, comme Essence, qu’elle est ce qu’elle est par soi-même, puisqu’elle ne l’est par rien d’autre. Au pathos (accident, qualité reçue passivement du seul fait du cours des choses toujours changeantes dans le devenir), qui a sa cause en autre chose que soi, s’oppose l’essence, qui a sa cause en elle-même. Elle est nécessaire et éternelle, et ne se fondant donc sur rien d’autre que sur soi-même, elle est un fondement suffisant de l’être des choses empiriques. Cela signifierait-il que se trouve accordé, ici, à l’Idée un statut ontologique de réalité « séparée » (comme existant par soi, nécessairement et éternellement, comme le diront des Dialogues ultérieurs) ? Il pourrait sembler que oui, si l’on remarque la manière dont Socrate énonce sa demande dans la suite de la phrase (11a-b) : « tu ne m’as pas encore dit quel est son être » ; la formulation qu’il emploie semble indiquer un statut ontologique plus réaliste que s’il demandait simplement : « dis-moi ce que c’est ». De plus, le thème de la stabilité et de la permanence dans le fondement, qui vient juste après, dans la transition à la troisième partie (11d), irait dans le même sens.
47Cependant, il faut songer que, si l’essence peut être caractérisée comme « l’être nécessaire sans cause hors de soi », c’est en tant qu’elle s’oppose non seulement aux réalités empiriques mais aussi aux qualités accidentelles. Cette caractérisation détermine donc, peut-être, un mode d’être de l’Idée d’abord « logique » (si l’on entend par là strictement « relevant du logos », ordre de ce qu’on peut penser et énoncer), dans la mesure où ce sont des exigences, qui sont d’abord celle d’une logique de la définition et de la relation des questions aux réponses dans un dialogue, qui conduisent à opérer ces distinctions. Mais, même en l’absence d’une thématisation explicite un peu développée, force est de constater que ces exigences logiques conduisent à traiter la Forme comme un être qu’on peut prendre comme objet possédant, au moins par contraste avec ce qui est pathos, consistance, permanence et valeur par soi-même. Si bien qu’il n’y a peut-être pas de raison, sinon scolaires et anachroniques, de distinguer ici de manière tranchée logique et ontologie : ne peut-on dire que l’on voit ici des exigences logiques œuvrer ontologiquement ? Ce n’est certes pas la même chose que de se référer à une doctrine déjà constituée et bien connue, comme dans le Phédon, par exemple ; mais on ne peut s’empêcher de voir que cette manière de procéder, qui se présente comme soucieuse avant tout de la logique de la définition, correspond d’assez près à ce que Platon semblera laisser entendre plus tard, en certains endroits, en ce qui concerne ce que les commentateurs ont pu nommer un statut « ontologique » de l’essence.
Conclusion : morale et religion
48La deuxième partie du Dialogue forme une unité du point de vue de l’argumentation : il s’agit d’y examiner si la piété peut être définie par l’amour des dieux (et, donc, leur bon plaisir). On a montré à Euthyphron que c’est impossible. Supposer que les dieux soient d’accord ou non entre eux ne change rien : c’est l’amour qui, par lui-même, est une fonction de particularisation et de contingence.
49Nous avions vu que le premier moment de la deuxième partie ne se contentait pas d’invalider l’opinion que les dieux seraient multiples, mais critiquait aussi la définition d’Euthyphron d’une manière qui faisait prévoir que c’était l’amour, qui était un mauvais mode de rapport aux dieux pour penser la piété. Nous voyons la confirmation de ce mouvement, dans le deuxième moment : il n’introduit pas strictement une définition nouvelle15, mais une formule dont l’examen permet de mettre en évidence l’élément vicieux générique de la première proposition : l’amour.
50Chercher à se rapporter à la Divinité selon ce qu’elle aime, c’est se la représenter selon la multiplicité, la particularité, la contingence, qui caractérisent la condition humaine. On peut dire, ainsi, qu’il y a, ici, une critique radicale de tout polythéisme : aussi bien du polythéisme avoué, que d’un monothéisme qui ne serait qu’un polythéisme déguisé. Car le polythéisme n’est que la conséquence et l’expression simple et imaginée d’une divinité dont on se demande ce qu’elle aime et comment l’aimer. De la sorte, on peut dire, en suivant la leçon de l’analyse de Socrate, qu’un monothéisme qui se soucie de l’amour de son Dieu (du moins s’il conserve à cet amour un sens humain, psychologique, affectif) n’est qu’un polythéisme caché : son Dieu n’est représenté que comme un être particulier, anthropomorphiquement concu, qui pourrait toujours être et désirer autrement, et qui, manquant de nécessité, est, en droit, multiple, pour ainsi dire. Socrate nous ferait apercevoir que, pour être vraiment monothéiste, il faut avoir un rapport à la Divinité qui évite ce mode affectif.
51Dans ces conditions, se trouve invalidée une tentative de définir la piété, qui pouvait paraître tout à fait traditionnellement pieuse. Mais elle ne se révèle pas invalide seulement aux yeux du philosophe : elle devrait, aux yeux de l’homme de la religion, lui-même, paraître arrogante à l’égard de la Divinité, puisqu’elle la considère comme soumise à la contingence et au hasard. Chercher le bon plaisir de la Divinité, c’est lui retirer toute nécessité, et donc toute puissance, effet pervers d’un mouvement qui se présente, d’abord, comme tout de respect et de soumission. Une telle tentative de définition de la piété devrait donc paraître impie également à l’homme de religion. Le respect et la soumission à l’égard de la Divinité, étrangement, ne semblent pas aussi faciles à mettre en œuvre qu’on pourrait le croire : ils ne paraissent pas pouvoir s’adresser directement à elle sans produire, paradoxalement, un effet contraire de dévalorisation de la Divinité. La simple intention ne semble pas suffire ici.
52Or, ce que nous montre toute cette deuxième partie, c’est que, si l’amour ne peut définir le pieux, c’est que le pieux doit être cherché comme une Valeur, tandis que l’amour – fût-il des dieux, et même si l’on suppose qu’ils sont d’accord comme un seul Dieu – n’est pas une Valeur en soi et ne met pas nécessairement en relation avec la Valeur en soi : c’est un terme qui représente une réalité seulement psychologique et empirique, un état de conscience contingent ; ce n’est pas un terme axiologique – si ce que la divinité aime ne peut nous renseigner sur ce qu’est le pieux, c’est que, fût-on dieu, quand on aime, on n’est pas en relation avec une objectivité, et qu’aucun objet aimé ne vaut pour l’amour, en lui-même, mieux qu’un autre (si par « objet » on entend un objet particulier et non une Valeur elle-même). En tant qu’ils aiment, donc, à supposer qu’on puisse dire qu’ils aiment au même sens que les hommes, les dieux ne sont pas plus en relation avec la Valeur : c’est pour cela que ce qu’ils aiment, à supposer qu’on puisse l’apprendre, ne peut définir le pieux. On doit en conclure, désormais, que la piété est rapport à la Valeur avant même d’être rapport à la Divinité. Traditionnellement, elle cherche en général à viser la Valeur à travers la Divinité. Or il faudrait que la Divinité puisse être supposée posséder la Valeur, pour que la piété ait à se régler sur celle-là pour atteindre celle-ci.
53Mais précisément Socrate, dans ce long développement redoublé (7b- 7e et 8b-8e), dont nous avons vu qu’il n’était pas directement utile à la réfutation d’Euthyphron, a montré que la manière dont les dieux se rapportent à la Valeur n’a aucun privilège par rapport à la nôtre, dans la mesure où nous la pensons de façon anthropomorphique. C’est ce qui nous permet de dire que cette deuxième partie pose le problème du rapport de ce que nous appelons, en termes modernes, la morale et de la religion : car si le simple amour obéissant de la Divinité (la simple dévotion, l’eusebeia) n’est pas quelque chose de vraiment possible, et si la piété ne peut pas être définie sans référence à la Valeur, cela signifie que le rapport à la Divinité (son imitation, la recherche de son plaisir) est soumis, de droit, comme ne valant rien par soi-même, au jugement de ce qui vaut par soi-même. Autrement dit, la relation même à la Divinité n’est pas un comportement qui échappe au jugement moral – si l’on appelle « morale », la détermination de la Valeur en général, c’est-à-dire ce qui s’impose dans tous les cas. L’obéissance et l’amour dévots à l’égard la Divinité sont une tentative, en soi amorale (étrangère à la morale) en même temps qu’impossible ; la vraie piété, en revanche cherchant la Valeur à travers la Divinité, cherche une relation à la Divinité qui soit juste et justifiée (le pieux n’est pas un simple dévot, mais plutôt un « saint » ; rien ne doit pouvoir lui être reproché moralement).
54Le pieux implique, semble-t-il, à la fois un rapport aux dieux et une moralité : comment les deux s’articulent-ils ? Est-ce compatible ? La piété est la prétention d’allier dans un même mouvement la relation à la Divinité et la relation à la Valeur : comment cela est-il possible ? Ou bien la Divinité est Valeur en elle-même, ou bien elle dispense la Valeur, et alors suivre la Divinité est juste ; ou bien la Divinité n’est pas en elle-même Valeur, et alors il ne faut obéir à la Divinité que si c’est juste.
55La difficulté tient à ce que, si la Valeur n’est rien d’autre que le décret de la Divinité (ce qu’elle aime), alors elle n’est pas « en soi », semble-t-il, et la Divinité paraît manquer de nécessité (être contingente). Mais si la Valeur est au-dessus de la Divinité (et peut permettre de la juger), alors la Divinité ne semble pas très divine (sa puissance semble limitée par l’autonomie de la Valeur). Le problème est donc double : 1) Quelle est la nature de la Divinité – contingence ou nécessité ? 2) Quelle est la nature de la « Valeur » ? Sur quoi se fonde-t-elle ? Peut-on, sans la ruiner par cela même, la fonder sur la Divinité ?
Notes de bas de page
1 Ce sont les megista, les « choses les plus hautes ou les plus grandes », celles qui valent plus que tout, les « Valeurs », comme nous disons : « y a-t-il rien de plus haut que le juste, le beau, le bon et le convenable ? », Premier Alcibiade, 118 a7-11. Voir aussi, par exemple, Apologie, 22b7.
2 Voir 7b, 7d, 8c, 8d-e.
3 N’y a-t-il pas un risque d’anachronisme dans notre lecture des propos de Socrate ? Certainement pas, car la critique des représentations anthropomorphiques de la Divinité ne date pas de notre rationalisme moderne (comme celui de Spinoza, par exemple) mais c’est un thème déjà séculaire à l’époque de Socrate (même s’il est peu répandu et entraîne les difficultés judiciaires que l’on sait). Que l’on songe, par exemple, au texte déjà cité de Xénophane : « si un bœuf savait peindre, son dieu ressemblerait à un bœuf. »
4 C’est, au demeurant, ce qui permet à Platon de faire examiner par Socrate toutes les possibilités du problème, ce qui aurait été empêché par un Euthyphron entièrement de bon sens et comprenant à demi-mot.
5 Si l’on ne cherche pas à dire avec précision et rigueur ce qu’il faut dire du pieux, et si l’on se contente d’approximations, de propos imagés, conformes aux conventions sociales, bien sûr on se fera comprendre, et on pourra donner le sentiment qu’on est dans le vrai ; mais c’est dans la mesure où tout peut être vrai parce que rien ne peut être faux. Bien sûr, la définition proposée par Euthyphron peut être « comprise » et l’on peut « être d’accord » avec elle, dans la mesure où l’on peut avoir le sentiment de voir ce qu’il « veut » dire « à travers » elle. Mais que dit-elle au juste ? Avec cette question, seulement, commence l’affaire de la vérité.
6 « Mais ce que nous disons donc maintenant, en rectifiant ainsi notre propos, à savoir que ce que tous les dieux, le cas échéant, haïssent est impie et ce que tous, le cas échéant, aiment est pieux, et que ce que, le cas échéant, les uns aiment et les autres haïssent n’est ni l’un ni l’autre ou les deux à la fois, veux-tu que cela soit maintenant notre définition du pieux et de l’impie ? » (9d).
7 Cf. par exemple, Homère, Iliade, III, 39, 54-55, 224, XIII, 365, XXII, 370, XXIV, 376 ; Odyssée, V, 213, 217, VIII, 169, 174 etc. ; Platon, Charmide, l75d, Protagoras, 3l5e, Lysis, 204e, Théétète, l62b (voir Brès, 1973, p. 197-199).
8 Ce passage, qui présente quelques difficultés aux yeux de la plupart des interprètes, fait l’objet d’un examen approfondi dans l’Appendice consacré à 9c-11b, en fin de volume.
9 Croiset, éd. citée, insiste en traduisant : « Ce principe admis, comment faut-il l’appliquer à ce qui est pieux ? » Mais cette traduction peut conduire insensiblement à un contresens : croire que ce qui a été analysé à propos de l’amour pourrait s’appliquer semblablement au pieux ; alors que ce que Socrate cherche à montrer, c’est un contraste, une opposition, de ce point de vue, entre le pieux et ce qui est aimé, fût-ce des dieux.
10 Goldschmidt, 1963, p. 48.
11 De manière générale, l’homme pieux ne peut pas, sans risquer l’incohérence avec lui-même, vouloir être et apparaître simplement comme un homme qui sert et obéit avec amour et dévouement (ce qu’on peut appeler un « dévot »), à la manière d’un « soldat », même si cela peut correspondre à une tentation profondément liée à sa disposition. En effet, le désir de servir et d’obéir absolument (« corps et âme », « simile ac cadaver », « comme un cadavre », c’est-à-dire comme si on n’avait plus de corps, c’est-à-dire encore, comme si on n’avait plus de raison et de vouloir propres), peut apparaître comme le témoignage, d’une certaine manière, de la vivacité et de l’acuité du sentiment de l’éminente valeur de ce qui est plus haut que tout et à quoi on se soumet alors, et la piété peut être appelée, dans ces conditions, avec le plus grand respect, dans beaucoup de religions, « sainteté » ; mais cette manière d’abaisser, voire de tendre à annuler, l’individu et « l’orgueilleuse raison » en lui, qui correspond à une figure très générale de la religiosité, risque, en même temps, de faire soupçonner que ce sentiment si élevé repose précisément sur ce renoncement à la raison et au jugement personnel, ce qui peut entraîner la réprobation, le rire ou l’indifférence, de ceux qui n’y voient pas de la défense juste d’une valeur menacée, et conduire à désacraliser le modèle du saint. Mais l’homme pieux ne peut que vouloir être et apparaître comme quelqu’un dont la soumission le désigne à l’admiration et au respect, parce qu’il témoigne de la réalité et de la valeur les plus hautes, parce qu’il veut être un « saint », pourrait-on dire ; il semble difficile que son obéissance soit et paraisse sans raison aucune.
Ce serait cela la simple « dévotion », par quoi on peut entendre, sans doute, eusebeia, par opposition à hosiotès. On peut comparer la différence entre eusebeia et hosiotès avec celle que Spinoza établit, en langue latine, entre devotio et pietas (en n’oubliant pas que c’est dans le cadre de philosophies très différentes, difficiles à comparer, nous y reviendrons en conclusion). « La dévotion est l’amour qui s’adresse à celui que nous admirons » (Éthique, III, définition 10), et l’admiration est l’attachement de l’imagination à un objet singulier, en tant qu’elle ne peut le relier avec rien d’autre, parce qu’il est nouveau ou unique (ibid., définition 4). Avec le temps, qui émousse le sentiment de nouveauté, la dévotion risque de dégénérer en amour ordinaire (déf. 10, explication). Or, cette détermination définitivement psychologique et affective (passionnelle) de la dévotion, qui se caractérise comme une relation imaginaire à son objet, incapable de le relier avec le reste (déf. 4), loin de la faire apparaître comme un sentiment religieux l’oppose, au contraire, à ce que Spinoza appelle la « religion » (religio) et à la « piété » (pietas), et précisément parce que la dévotion présente un déficit par rapport à celles-ci du point de vue du rapport à la raison (qui met tout en connexion) et à Dieu (qui est indiscernable du Tout), mais aussi d’un point de vue social et moral (Éthique, VI, proposition 37, scolie 1) : « celui qui s’efforcerait, seulement à cause de la passion qui l’affecte, de faire en sorte que les autres aiment ce qu’il aime et vivent selon l’esprit qui l’inspire, vit selon l’impulsion de l’affect et a toute chance d’apparaître odieux aux autres » (et tel risque bien d’être, par nature, le dévot). En revanche, « Je rapporte à la religion tous les désirs et toutes les actions dont nous sommes cause en tant que nous avons l’idée de Dieu ou en tant que nous connaissons Dieu. Et ce désir de faire du bien qui tire son origine de ce que nous vivons sous la direction de la raison, je l’appelle piété. »
12 En grec, le mot pathos, et le verbe correspondant paskhein, employés ici, font sentir immédiatement l’unité de sens entre ce qui est passif (subir), l’accident et ce qui arrive (le contingent).
13 « Ce que chacun juge bon et juste, c’est aussi cela qu’il aime », Euthyphron, 7e.
14 Voir note, p. 132.
15 Contrairement à ce que peut suggérer le plan du Dialogue donné en marge du texte dans l’édition Budé, qui indique « troisième définition », pour le second moment de la deuxième partie (ce qui la met sur le même plan que la précédente et la suivante).
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Thémistius
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