1 Je dois cette objection cruciale à David Sedley.
2 D. Babut, « Platon et Protagoras », art. cit., p. 77.
3 L’espoir de Théodore ne peut pas être traité comme simplement naïf ou entièrement protagoréen, du fait sa proximité avec certaines formules de la République (supra, p. 153) sur la contribution possible des philosophes au gouvernement de la cité juste et la reconnaissance de cette utilité par les non-philosophes. Sur la persuasion, voir p. 214.
4 176a6 : ὑπεναντίον үάρ τι τῷ ἀүαθῷ ἀεὶ εἶναι ἀνάүκη. V. Ilievski, « Traces of the Platonic Theory of Evil in the Theaetetus », Journal of Ancient Philosophy 11 (1), 2017, p. 68-98 veut voir dans τῷ ἀүαθῷ une référence à la Forme du Bien, mais ses arguments en faveur de cette lecture présupposent que Socrate se situe ici dans le « domaine transcendant » des Formes, comme s’il parlait au philosophe qu’il décrit, alors qu’il s’agit pour lui de répondre à Théodore. Or une référence non-expliquée à la Forme du Bien serait incompréhensible et inutile dans ce contexte. Le contraire de la Forme du Bien n’est pas les maux, si bien que l’expression s’appliquerait selon Ilievski au principe cosmologique opposé au Bien, et l’argument reviendrait ensuite aux maux (αὐτὰ). Mais un tel détour par le principe ultime des maux serait sans pertinence pour répondre à Théodore et rendrait l’argument défectueux (puisque la nécessité ne concernerait plus l’existence des maux mais de leur principe) ; ὑπεναντίον үάρ τι τῷ ἀүαθῷ doit donc désigner ce qui fait face et s’oppose à l’ensemble des biens, à savoir l’ensemble des maux. Si l’on se place du point de vue extra-diégétique, on peut certes supposer que, dans ce passage et dans d’autres, Platon fait également allusion, pour le lecteur averti, à des thèses métaphysiques présentées dans la République voire le Timée (quoi que le rapprochement proposé par Ilievski entre Nécessité et principe du Mal ne soit pas convaincant : voir déjà M. Narcy, Théétète, n. 273), mais l’important est moins de savoir lesquelles que de comprendre leur articulation avec le point de vue intra-diégétique (comme l’a bien montré D. Sedley). Sur le problème de l’origine du mal dans ce passage et chez Platon, voir W. Guthrie, A History of Greek Philosophy…, op. cit., p. 92-100.
5 176a7-8 : τὴν δὲ θνητὴν φύσιν καὶ τόνδε τὸν τόπον περιπολεῖ ἐξ ἀνάүκης. On peut supposer qu’il est fait référence ici d’abord à la mortalité, mais aussi à d’autres aspects de la condition humaine liés certainement aux corps (cf. Phédon, 66b7-66e2 cité p. 142).
6 Plutôt qu’avec le Timée ou les Lois, auxquels les compare V. Ilievski (« Traces of the Platonic Theory of Evil in the Theaetetus », art. cit.), il vaut donc mieux les rapprocher de République, II 379a-c, où des thèses très proches s’opposent à l’image que les poètes peignent des dieux et sont fournies à ces mêmes poètes comme cadre théologique par les fondateurs de cité. On peut donc penser qu’elles ne constituent pas (seulement) pour Platon des conclusions philosophiques mais peuvent être mobilisées pour répondre à Théodore. Ceci dit, il y a un décalage entre ce que dit le passage de la République (les dieux ne peuvent être causes de nos maux) et ce que dit le Théétète (les maux ne peuvent disparaître de chez nous).
7 Pour ce qui est de la réponse à Théodore, Socrate veut probablement dire : « Donc, Théodore, ton espoir de rendre les hommes meilleurs sur la base de discours philosophiques (quels qu’ils soient) est vain, parce que ces discours s’opposent aux opinions en vigueur dans les cités, et que les hommes ne veulent pas comprendre que ces opinions sont fausses et leur nuisent ». Mais Socrate veut peut-être aussi dire plus précisément : « Ne t’avise pas Théodore, de reporter ton espoir d’amélioration de la condition humaine sur la fuite vers dieu que je viens de prescrire pour échapper au mal. Si tu t’imagines qu’on pourra persuader les hommes de s’assimiler à dieu, tu rêves, car les hommes ne recherchent qu’une réputation de justice et ignorent les maux qu’ils subissent de ce fait ».
8 177b1 : « — C’est certain, Socrate. — Je sais bien mon ami (Oἶδά τοι, ὦ ἑταῖρε) ».
9 176c1-3 : καὶ οὐκ ἔστιν αὐτῷ (= θεῷ) ὁμοιότερον οὐδὲν ἢ ὃς ἂν ἡμῶν αὖ үένηται ὅτι δικαιότατος. Même si ἡμῶν faisait ici référence au seul « chœur des philosophes », la formulation de l’exigence de fuir ici-bas et la thèse de l’existence d’une seule sagesse (voir infra) suffiraient à montrer qu’une généralisation ou, plus précisément, une anonymisation a eu lieu par rapport à ce qui précède : le philosophe n’est plus un type d’homme singulier qui se distingue par ses qualités exceptionnelles, il est devenu le meilleur des hommes possible.
10 Cité infra, p. 167-168. Cf. supra, p. 156-157.
11 Analysé p. 85.
12 J’adopte ici la traduction de M. Narcy pour ἐν μὲν πολιτικαῖς δυναστείαις үιүνόμεναι φορτικαί et l’adapte à ἐν δὲ τέχναις βάναυσοι. On peut aussi comprendre que les habiletés sont grossières en matière politique et méprisables en matière technique.
13 Est ainsi confirmé et transposé à un domaine plus large l’argument qui précède immédiatement la digression, où le relativisme doit concéder que « dans le domaine de la santé et de la maladie, toute femme, tout enfant, ou toute bête aussi bien n’est pas capable de se soigner soi-même en discernant ce qui est sain pour soi, mais que, dans ce cas-là au moins, un tel est supérieur à un autre » (171e4-8).
14 Voir A. Balansard, Enquête, p. 18, qui rappelle en outre que c’est la thèse protagoréenne qui autorise (et même oblige : 167d) Socrate à se poser en mesure et à contredire le relativisme. Il ne le fait toutefois pas sur la base d’une opinion largement partagée par les autres hommes, comme dans l’argument de l’autocontradiction qui précède la digression (170a-c), et c’est sans doute justement ce qui lui permet de se réclamer de la vérité, comme en Gorgias, 472b. J’y reviens à la fin de ce chapitre (p. 186-189).
15 E. Lee, « Hoist With his Own Petard », art. cit., p. 261 pense que la formule s’applique en particulier à Protagoras, dont les prétentions à être utile aux hommes dans l’apologie sont réduites à néant par la suite.
16 Pour parler comme V. Goldschmidt, Les dialogues de Platon, op. cit., p. 64-68. Sur ce sujet, voir p. 31 et 245.
17 Voir D. Sedley, Midwife, p. 78.
18 Leur injustice est toujours tenue par Socrate pour un fait acquis (elle n’est jamais établie sur la base d’une définition de la justice ou de son modèle divin) et leur impiété n’est jamais déduite de leur injustice (elle est mentionnée une seule fois, en 176d1, elle aussi comme un fait établi).
19 F. Ferrari, Platone : Teeteto, Milano, BUR, 2011, p. 366, n. 204 doute que les deux modèles puissent être idéaux et constituent deux Formes, et suggère plutôt un parallèle avec Timée 28a7, où Platon oppose modèle éternel, dont la copie sera un beau produit, et modèle engendré, imité par les mauvais artisans, si bien que seul le « modèle divin » serait intelligible (cf. M. L. Gill, Philosophos. Plato’s Missing Dialogue, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 88). Cette hiérarchie ne rend pas compte de notre passage, qui accorde la même réalité éthique aux deux modèles et ce pour une bonne raison : le malheur des injustes doit être aussi nécessaire que le bonheur des justes. Les deux modèles ne sont pas des Formes mais des ensembles de relations ou affinités naturelles explicables du point de vue de la Forme de la Justice et qui constituent des schèmes ou plutôt des « étalons » (comme traduit D. Sedley, « The Ideal of Godlikeness », art. cit.) pour la conduite et le jugement : voir République, V 472c, qui évoque la recherche de la justice et de l’homme juste, de l’injustice et de l’homme injuste ainsi que de leurs rapports respectifs au bonheur et au malheur (cf. Théétète, 175c2-8) afin d’obtenir un « modèle » à suivre (le terme est au singulier mais l’explication qui suit montre que les deux types d’homme peuvent servir de critères). Voir aussi République, 618a sur les « modèles de vie » présentées aux âmes dans le mythe d’Er.
20 Voir 178a, où l’idée que le patient deviendrait pour lui-même autre chose que ce que le médecin annonce est reconnue comme « ridicule » (γελοῖον) par Théodore, ce qui peut être lu comme un rappel de 175d4-7, à savoir du ridicule des orateurs soumis à des questions philosophiques.
21 Sur le fait que la punition post mortem joue un rôle très faible dans ce passage, par comparaison avec les mythes eschatologiques platoniciens comme celui de la fin du Gorgias, voir D. Sedley, Midwife, p. 79-80 (et déjà M. Narcy, Théétète, n. 280, p. 347).
22 Voir A. Long, « Slavery as a Philosophical Metaphor in Plato and Xenophon », in R. Patterson, V. Karasmanis, A. Hermann (eds), Presocratics and Plato : A Festschrift at Delphi in Honor of Charles Kahn, Las Vegas-Zurich-Athens, Parmenides Publishing, 2012, p. 358-359, qui renvoie à Apologie, 23c1 et Phédon, 85b et 62c et cite, dans sa note 17, le passage de 176a-b sur la fuite et l’assimilation à dieu, opposées à la servitude.
23 Cf. V. Goldschmidt, La religion de Platon, Paris, P.U.F., 1949, p. 6 : « L’intellection des Formes et, par delà les Formes, du Bien, dirige et contraint notre connaissance et notre action. Dès lors, partis librement pour voir et pour savoir, nous sommes engagés par les exigences de l’Être, la connaissance s’impose à notre volonté et nous ne sommes plus libres en face de la faute. La recherche du Vrai se fait obéissance au Bien. »
24 Voir Théétète, 159a7-8 pour la définition de l’action d’ὁµοιοῦσθαι comme ταὐτὸν γίγνεσθαι. Le terme ὁμοίωσις semble avoir été forgé par Platon dans le Théétète et demeure rare après lui, comme le note J.-F. Pradeau, Platon, l’imitation de la philosophie, op. cit., note 6, p. 325.
25 Les deux objectifs sont en revanche associés dans la description des philosophes contemplant et imitant les réalités éternelles en République, VI 500b-d (500c5 : ταῦτα μιμεῖσθαί τε καὶ ὅτι μάλιστα ἀφομοιοῦσθαι, cf. p. 139).
26 Sur la possible dimension socratique de ce dieu anonyme, voir D. Sedley, Midwife, p. 84-86, qui fait le lien avec une formulation similaire que l’on trouve dans la description de la maïeutique par Socrate (150d2-6) et dans d’autres dialogues.
27 J.-F. Pradeau, Platon, l’imitation de la philosophie, op. cit., p. 326.
28 Sur la φρόνησις comme saisie de l’être véritable, donc intelligible, voir par exemple Phédon, 79d6-7 avec M. Dixsaut, Platon et la question de la pensée. Études platoniciennes I, Paris, Vrin, 2000, p. 104-107.
29 Sur la caractérisation fréquente des formes comme « divines », voir V. Goldschmidt, La religion de Platon, op. cit., p. 4 et 62.
30 Pour une formulation de l’assimilation à dieu sans la piété, qui mentionne le fait de « devenir juste et de pratiquer la vertu », voir République, X 613b1.
31 Voir R. Rue, « The Philosopher in flight : the Digression in Plato’s Theaetetus », art. cit., p. 89-90 et D. Sedley, Midwife, p. 84, qui n’en fait pas un problème central ; ὅσιος peut signifier « saint », « sacré » ou « pur », ce qui pourrait s’appliquer à un dieu, mais comme le note LSJ, est très rare dans ce sens.
32 M. McPherran, « Justice and Piety in the Digression of the Theaetetus », art. cit., p. 82-86 critique la lecture de D. Sedley, Midwife, p. 81-86, qui voit dans l’appariement de la piété avec la justice une allusion implicite de Platon à la critique de la religion traditionnelle (qui serait parallèle à la critique de la justice civique) impliquée par la philosophie, dans le sillage de Socrate.
33 Cité p. 139.
34 Cf. République, I 354e (trad. P. Pachet à peine modifiée) : « Car tant que je ne saurai pas ce qu’est le juste, j’aurai bien du mal à savoir s’il se trouve être la vertu, ou non, et si celui qui le possède n’est pas heureux, ou est heureux ». La digression ne peut évidemment pas expliquer ce qu’est le juste, mais il faut tenir compte de cette mise en garde de Socrate (qui achève le livre I de la République) pour comprendre l’assimilation à dieu et ne pas penser que le terme de « justice » suffit à lui donner un contenu.
35 Voir infra, p. 33, 41, 82-84. D. Sedley, Midwife, p. 81-82 remarque qu’il s’agit des valeurs les plus apparemment liées à un contexte politique, puisque la piété prend des formes différentes selon les rites et cultes et la justice selon les lois en vigueur dans chaque cité.
36 Vont dans le même sens plusieurs remarques sur la φρόνησις dans les dialogues, en particulier Phédon, 66e2-3, sur le fait que les philosophes sont amoureux de la φρόνησις, et 79d, qui la définit comme l’état de l’âme en contact avec « ce qui est pur et qui est toujours et qui est immortel ».
37 Phédon, 82a10-b3. Voir aussi République, VI 500c-d, où la hiérarchie n’implique pas d’opposition : le philosophe se rend semblable aux êtres divins et harmonieux, ce qui a pour effet de le rendre capable de pratiquer « toute la vertu qui concerne le peuple ». Je remercie Dimitri El Murr de m’avoir signalé ce passage.
38 Ce point a été bien souligné par D. Sedley, Midwife, p. 75-76. Voir aussi G. Van Riel, Plato’s Gods, London, Ashgate, 2013 (republié par Routledge en 2016), p. 31-32 sur la φρόνησις comme purification et comme principe de définition de l’assimilation à dieu, et les explications de M. Dixsaut, Platon et la question de la pensée. Études platoniciennes I, Paris, Vrin, 2000, p. 95-99 sur le fait que la φρόνησις est ce qui rend toutes les choses bonnes, y compris les vertus. La φρόνησις sera ainsi présentée comme le premier des biens divins (suivi par les différentes vertus qu’elle fonde) en Lois, II 631c5.
39 Dans le Banquet, 203a, Diotime explique de même à Socrate que l’homme compétent pour tout ce qui concerne les dieux est δαιµόνιος, alors que celui qui est compétent dans d’autres domaines comme les arts et les travaux manuels est βάναυσος (cf. 176d1). En Lois, V 747b-c, l’Athénien remarque que l’étude des nombres est l’apprentissage le plus important, à condition que soit enlevées τὴν ἀνελευθερίαν καὶ φιλοχρηµατίαν de l’âme des élèves, sous peine de produire ce qu’on appelle πανουργία (cf. 176d2, 177a8) à la place de la σοφία (747c3). En tant qu’elle s’oppose à la πανουργία et à la βαναυσία, l’assimilation à dieu exige donc la liberté au sens large que lui donne la digression. Pour des arguments internes à la digression confirmant que l’assimilation à dieu ne remplace pas mais prolonge ou développe la liberté, voir p. 165 et 233-236.
40 Voir infra, p. 192-194 sur une telle mésinterprétation de la liberté du discours philosophique.
41 Voir Phèdre, 256a-b où, si les meilleurs éléments de l’esprit l’emportent, ils « tiennent en esclavage ce qui engendre les vices dans l’âme et libèrent ce qui engendre la vertu » (δουλωσάµενοι µὲν ᾧ κακία ψυχῆς ἐνεγίγνετο, ἐλευθερώσαντες δὲ ᾧ ἀρετή), ce qui conduit à un régime de vie ordonné, à la philosophie et à la vie heureuse.
42 Je remercie Franco Trabattoni de m’avoir incité à approfondir cette question par ses objections. Comme le souligne bien R. Muller, Doctrine, p. 175 : « Quel que soit le point de départ de la réflexion, il arrive un moment où l’enquête sur la liberté de l’esprit doit affronter la question de la vérité ». Pour une présentation d’ensemble de cette question et de la position qui considère que la définition platonicienne de la vertu comme science exclut la liberté en soumettant l’esprit à la vérité, et pour une critique systématique de cette position, voir R. Muller, Doctrine, p. 113-196, dont nous allons croiser plusieurs fois les importantes analyses dans ce qui suit.
43 Banquet, 204a-b avec M. Dixsaut, Naturel, p. 43-83 et R. Muller, Doctrine, p. 171-175.
44 Ceci n’exclut pas que la philosophie ait pour visée ultime un système, comme le pense par exemple V. Goldschmidt (La religion de Platon, op. cit.), qui explique néanmoins très bien (p. 40) en quoi la philosophie, dans les dialogues, est d’une tout autre nature : « S’installer au cœur de l’Être pour en déduire le système exhaustif et fixe ne varietur des Formes qui en procèdent, c’est, selon qu’on préfère, de la démesure ou de la scolastique ; c’est en tout cas, et cela depuis Xénocrate, l’abandon du platonisme. Ajoutons aussitôt que, si Platon n’a jamais entrepris de fixer les relations entre les Formes dans un ensemble cohérent et immuable, il ne cesse un instant de croire à la réalité de ce système. Mais la connaissance, pour nous, n’en est jamais achevée ; c’est “perpétuellement” que le philosophe applique ses raisonnements à “la Forme de l’Être” [Sophiste, 254a8-10] (…) ; le platonisme est une méthode plutôt qu’une doctrine ou, plus exactement, la recherche inlassable d’une doctrine que l’on croit et sait fondée immuablement sur la réalité, mais qui nous est toujours “proposée” plutôt que “donnée” et qu’il ne nous appartient pas de fixer ».
45 Pour une explication précise de cette variation, voir S. Delcomminette, L’inventivité dialectique dans le Politique de Platon, Bruxelles, OUSIA, 2000, p. 76-82 sur la différence entre subordination dialectique et subordination ontologique.
46 Voir M. Dixsaut, Naturel, p. 309 et Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, Vrin, 2001, p. 170-171 et N. Zaks, « Science de l’entrelacement des formes, science suprême, science des hommes libres : la dialectique dans le Sophiste 253b-254b », Elenchos 38 (1-2), 2017, p. 61-81.
47 On trouve d’ailleurs déjà dans ce passage des normes éthiques objectives présentées par couples de contraires, comme un peu plus loin avec les « modèles établis au sein de la réalité, l’un divin qui est le plus heureux, l’autre sans dieu et le plus misérable » (176e2) qui permettent à Socrate de condamner les hommes injustes.
48 Sur l’imitation et l’assimilation comme deux « stratégies » divergentes pour remédier au défaut de sagesse propre à la philosophie (et à l’écart entre temps et éternité), voir K. Thein, Le lien intraitable. Enquête sur le temps dans la République et le Timée de Platon, Paris, Vrin, 2001, p. 306-309, qui associe la première au Timée et la seconde à la digression, et qui repère également une troisième stratégie, dialectique, décrite dans le Phèdre et qui suit les traces de la sagesse divine par la division. Il me semble que l’assimilation à dieu ne diverge pas de la recherche dialectique mais la guide. Karel Thein note déjà très justement qu’elles « restent liées au temps innombrable », mais que la dialectique est associée à la cité et à la guerre des discours (ibid., p. 309), ce qu’infirme à mon avis toute la digression grâce aux critères unificateurs du loisir (associé à la paix) comme temps propre de la philosophie, et de la liberté.
49 Voir S. Delcomminette, « Qu’est-ce que l’intelligence selon Platon ? », Revue des études grecques 127 (1), 2014, p. 59-68, qui soutient que, chez Platon, l’intellect et la connaissance ne sont pas même des dispositions, car ce sont des vertus qui n’existent qu’en acte et qui s’identifient avec la pratique de la dialectique (Philèbe, 57e6), si bien que la connaissance n’est jamais possession d’un contenu (et que la sophia conçue de cette manière est celle des sophistes et ne serait qualifiée de « divine » qu’ironiquement par Platon). De ce point de vue, il n’existerait même pas un idéal du système chez Platon, contrairement à ce que soutient Goldschmidt (voir supra, p. 178, n. 1).
50 R. Muller, Doctrine, p. 186-196, M. Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, Vrin, 2001, p. 341-343, S. Delcomminette, art. cit., p. 70- 73, qui s’appuient principalement sur Lois, IX 875c-d (trad. Diès à peine modifiée) : « ni loi ni ordonnance n’est plus forte que la science, et l’intellect ne saurait, sans impiété, être serviteur ou esclave de quoi que ce soit (οὐδὲ θέμις ἐστὶν νοῦν οὐδενὸς ὑπήκοον οὐδὲ δοῦλον), il doit être au contraire maître de toutes choses, s’il est réellement libre comme le veut sa nature ». La liberté ou la maîtrise dépendent de la connaissance parce que cette dernière est le propre d’une instance essentiellement libre.
51 Je laisse de côté la différence entre νοῦς et φρόνησις : c’est le premier qui est déclaré libre par nature dans les Lois, mais de nombreux passages traitent ces deux vertus comme équivalentes (par exemple Philèbe, 59d et 66b). Bien que la φρόνησις puisse avoir un sens plus large (M. Dixsaut, Platon et la question de la pensée, op. cit., p. 104-106), il est clair qu’il est bien question dans la digression de la « φρόνησις pure ». Sur le νοῦς chez Platon, voir S. Menn, Plato on God as Nous, South Bend, St. Augustine’s Press, 1995 et S. Delcomminette, « Qu’est-ce que l’intelligence selon Platon ? », art. cit..
52 Voir 171d et 177b, analysés infra, p. 210-213, qui indiquent respectivement que Protagoras pourrait encore se soustraire à la réfutation qui a été proposée par Socrate et Théodore, et que la principale condition pour que des orateurs finissent par renoncer à leurs opinions est qu’ils « consentent comme des hommes (ἐθελήσωσιν ἀνδρικῶς) à tenir bon pendant un long moment plutôt que de fuir sans courage ».
53 Sur tout ceci, voir R. Muller, Doctrine, p. 179-186, notamment p. 181 : « La vérité dont il est question dans le Sophiste ou dans le Théétète, certes, se passe apparemment du Bien (…). Mais, dans les deux dialogues, c’est bien à la philosophie ou à la dialectique qu’est rapportée la vérité (en même temps qu’y est rappelée avec solennité, on s’en souvient, la liberté du philosophe ou du dialecticien) ». Cf. Lois, V 747b-c, cité supra, p. 176, n. 1.
54 De ce fait, je préfère éviter le terme de « décision » (qu’emploie parfois R. Muller, Doctrine, p. 179) qui pourrait suggérer qu’il s’agit de trancher entre deux options objectivement équivalentes ; il s’agit bien ici de choisir le meilleur, donc d’un engagement motivé à l’égard d’un objet déterminé, dont le choix peut être justifié, au moins rétrospectivement (comme le note bien S. Delcomminette, Le Philèbe de Platon. Introduction à l’agathologie platonicienne, Leiden, Brill, 2006, p. 636).
55 S. Delcomminette, « Qu’est-ce que l’intelligence selon Platon ? », art. cit., p. 59-63.
56 Sur la manière dont l’intelligence pose les Formes puis reconnaît les exigences qui leur sont propres et sur le lien de cette conception de la connaissance avec la liberté de l’intelligence, voir S. Delcomminette, L’inventivité dialectique, op. cit., p. 36-44.
57 Pour une analyse de ce passage, voir S. Delcomminette, Le Philèbe de Platon…, op. cit., p. 615-619, qui souligne que l’intelligence et le bien sont quasiment identiques pour ce qui est du troisième aspect du bien, à savoir la vérité.
58 J.-F. Pradeau, Platon, l’imitation de la philosophie, op. cit., p. 119-127.
59 Voir supra, p. 139 et 173.
60 Cette hypothèse m’a été suggérée par David Sedley, sur la base d’un parallèle avec la fin de l’Ethique à Nicomaque, et par Luc Brisson.
61 Voir Ennéades, II 9, 8, l.36 et II 5, 8, 3, l.28 : Tῶν δὲ θεῶν οἱ µὲν ἐν οὐρανῷ ὄντες – σχολὴ γὰρ αὐτοῖς – θεῶνται ἀεί, οἷον δὲ πόρρωθεν, τὰ ἐν ἐκείνῳ αὖ τῷ οὐρανῷ ὑπεροχῇ τῇ ἑαυτῶν κεφαλῇ.
62 Ennéades, IV 8, 2, 50-51.
63 Phédon, 66b-d cité et analysé supra, p. 142-144.
64 Sur ce point, on pourrait s’appuyer en particulier sur Phèdre, 246a-247e avec G. Van Riel, Plato’s Gods, op. cit., p. 47-50.
65 Outre République, VI 500b8-501c3, voir Euthyphron, 6c9, Phèdre, 299e3, Critias, 110a4 sur le loisir requis par l’élaboration ou l’interprétation des mythes, et Timée, 500b8 sur le loisir requis pour connaître les astres dits errants.
66 L. Brisson, Le Même et l’Autre dans la structure ontologique du Timée, Paris, Klincksiek, 1974, p. 35-50 a bien mis en évidence l’usage du lexique artisanal à propos du démiurge. Ceci n’implique pas, contrairement à ce que soutient G. Carone, Plato’s Cosmology and its Ethical Dimensions, Cambridge, Cambridge University Press, p. 194-195, que l’exigence d’imitation de dieu est beaucoup moins élitiste (et même « does not conflict with a relatively populist conception of happiness ») chez Platon que chez Aristote, parce que le dieu du premier est « directly engaged in making this a better world » contrairement au dieu purement théoricien du second. Le statut du démiurge est en effet trop incertain chez Platon pour le considérer comme un modèle éthique. En revanche, G. Carone a raison de noter que la conception platonicienne de dieu et de son imitation a une pertinence morale et pratique que ne possède pas celle d’Aristote, mais une telle conception peut être tout à fait élitiste, comme le montre 176c6-7, qui déclare « vulgaires et dignes de manœuvres » toutes les compétences indépendantes de la vraie justice qui résulte de l’assimilation à dieu.
67 Voir De Caelo II 1, 284a27-32 (contre l’affairement de l’âme du monde du Timée) ainsi que Métaphysique Λ 7, 1072 b14-16 et 24-27 (où ne figure pas σχολή mais où est attribuée au dieu la διαγωγὴ la meilleure dont les hommes ne jouissent qu’un court moment) et Ethique à Nicomaque X 8, 1178 b8-22, où la seule activité attribuable aux dieux est l’activité contemplative, qui a été définie auparavant comme l’activité de loisir par excellence (1177b5-25). Aristote nie donc que que les dieux fassent preuve de justice et que les vertus morales relèvent du loisir.
68 Voir D. Sedley, « The ideal of godlikeness », in G. Fine (ed.), Plato 2. Ethics, Politics, Religion, and the Soul, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 309-328, qui souligne cependant que les similarités sont plus importantes avec la fin du Timée.
69 Voir p. 134-136 et surtout p. 218-223 sur le temps comme critère.
70 Voir le bilan récent et complet de G. Van Riel, Plato’s Gods, op. cit.
71 Voir S. Menn, Plato on God as Nous et M. Bordt, Platons Theologie, Freiburg-München, Verlag Karl Alber, 2006 pour cette thèse et sa critique très juste par G. Van Riel, op. cit., chap. 3.
72 Voir Phédon, 97b-98b, République, VI 504d-506b. Même à la fin du Philèbe, où, comme on l’a noté plus haut, l’intelligence possède tous les caractères du Bien, l’intelligence vient seulement en troisième place dans l’ordre du bien, après la mesure et la beauté (66b). Voir S. Delcomminette, Le Philèbe de Platon…, op. cit., p. 624 contre les interprètes qui s’étonnent de ce troisième rang et pensent qu’il ne concerne pas l’intelligence dialectique ou l’intelligence cosmique, et L’inventivité dialectique, op. cit., p. 36 : « la modalité sous laquelle le philosophe pose les Idées fait que celles-ci s’autonomisent nécessairement et imposent à l’intelligence qui les pense leurs propres exigences ».
73 Cette question me semble indifférente pour l’argument de la digression, qui requiert uniquement que le dieu soit absolument juste et laisse intentionnellement de côté la question de la nature de cet étalon. Si l’on tient à ce que cette affirmation soit cohérente avec la plupart des remarques des dialogues sur les dieux comme modèles, il est plus plausible de supposer que Socrate fait référence à une âme divine (liée aux astres ou supérieure) entièrement intelligente et juste parce qu’elle connaît et imite la Justice en soi. Si l’on cherche en revanche la justification ultime de la vie philosophique et vertueuse définie par l’assimilation à dieu, il faut se référer à la Forme de la justice et même du Bien. J’ai déjà noté que les formules qui décrivent le dieu en 176b-c me semblent suggérer la seconde option. Pour une défense de la première option comme plus cohérente avec la « perspective épistémologique du Théétète », voir M.-A. Gavray, Platon héritier de Protagoras, op. cit., p. 144-145. Conformément à sa lecture à double niveau du Théétète, D. Sedley, Midwife, p. 77-78 superpose pour ainsi dire les deux interprétations en parlant d’une « correspondence between Socratic god and Platonic Forms », qu’il appuie sur République, VI 500b-c.
74 Sur le fait que les dieux tirent leur divinité des Formes qu’il contemple en permanence, voir Phèdre, 249c. Pour l’idée que les dieux pourraient constituer chez Platon des modèles éthiques plus accessibles que les Formes et subordonnées à elles, voir G. Carone, Plato’s Cosmology…, op. cit., p. 57-58.
75 Métaphysique A 1, 982b26 caractérise bien la sagesse comme l’unique science libre, mais seulement parce qu’elle n’est pas recherchée pour un autre avantage (que sa possession), de même qu’un homme libre n’existe pas pour autrui mais pour lui-même.
76 Plotin soutient non seulement, comme Platon, que l’intellect est parfaitement libre, mais en outre que le principe ultime qu’il vise est lui-même libre (voir Ennéades, VI 8 [39], Sur le volontaire et la volonté de l’Un)., même s’il n’emploie que marginalement le lexique de l’ελευθερία à leur sujet. Voir L. Lavaud, « La métaphore de la liberté : liberté humaine et liberté divine chez Plotin », Archives de Philosophie 85 (1), 2012, p. 11-28.
77 Voir supra, p. 33, 41 et 82-84.
78 Mon attention a été attirée sur ces deux occurences de φρόνησις par R. Polansky, Commentary, p. 143.
79 Je remercie Claire Louguet, Michel Crubellier et Philippe Rousseau pour une discussion très éclairante sur la traduction de ce passage.
80 Vus la valeur de la φρόνησις et les autres usages d’αὐτάρκης chez Platon, on peut penser que l’expression suggère que la thèse de Protagoras accorde à chaque homme un statut quasi-divin.
81 Sur les autres significations de ces confusions du philosophe, voir supra, p. 152 et infra, p. 228.
82 Théétète, 162e et 166c. Voir M.-A. Gavray, Platon héritier de Protagoras, op. cit., p. 179-181.
83 L’argument d’autocontradiction qui précède la digression a montré que cette position de surplomb est interdite à Protagoras par sa doctrine. Même s’il peut définir certains hommes comme supérieurs à la majorité d’un autre point de vue que celui de la vérité (Théétète, 166d-167d), il ne peut pas rendre compte de l’expérience des autres hommes d’une manière qu’ils n’acceptent pas (lorsqu’ils admettent que la vérité existe dans certains domaines), dès lors qu’ils les a rendus chacun autosuffisants.
84 L’association entre les orateurs et la prétention à la sophia est explicite et répétée juste avant et après la description des « philosophes » : voir 171c11, 172b8 et 173b2.
85 Pour la liberté comme capacité de poser ses propres objets et sur la thèse du Bien comme source de la vérité, voir l’analyse décisive de S. Delcomminette, L’inventivité dialectique…, op. cit., p. 29-55 sur la position des Idées ou Formes comme « résultat d’une exigence de l’intelligence du philosophe qui souhaite établir une véritable science, caractérisée par sa stabilité essentielle ».
86 M.-A. Gavray, Platon héritier de Protagoras, op. cit., p. 139. Cf. M. Dixsaut, Naturel, p. 301 : « seul celui qui a sa mesure hors de soi, dans quelque chose de divin et de plus haut que lui, dans l’autre et non pas en lui-même, n’a pas besoin de critère et n’attend pas de verdict ».
87 Le relativisme à l’égard des valeurs de la cité nie au contraire que ces dernières aient une quelconque οὐσία (172b4-5), comme le souligne bien D. Labriola, « Plato v. Status Quo : On the Motivation for Socrates’Digression in the Theaetetus », Apeiron 45, 2012, p. 101. Sur la reprise de ce problème à la fin de la première partie du Théétète, en écho à la digression, voir infra, p. 213 et 238.
88 M.-A. Gavray, Platon héritier de Protagoras, op. cit., p. 153
89 R. Polansky, Commentary, p. 136 : « Philosophers concentrate upon being, though they have a hard, or even unending task, understanding it ». L’activité philosophique est ainsi définie en termes d’examen et de recherche (σκέψις en 175c2 et ζητεῖ τε καὶ πράүματ’ἔχει διερευνώμενος en 174b5-6) plutôt que par des résultats, comme on le verra plus loin.