Conclusion
L’amour : trace de l’Un
p. 267-276
Texte intégral
1La singularité de la philosophie plotinienne réside dans la doctrine fondamentale de la procession. A la source de cette dernière se trouve la surabondance de l’Un, diffusive d’un erôs et d’une vie indissociables : issus du Premier, la vie et l’amour se communiquent aux dérivés par la médiation de la puissance à partir de laquelle, moyennant la conversion vers leur principe, les hypostases se constituent en réalités achevées. C’est pourquoi vie et amour sont connaturels dans les dérivés et expriment, dans leur différence d’avec l’Un, la trace de celui-ci en eux, sa présence. Cependant, l’erôs ne signifie pas tant la différence ontologique de l’hypostase relativement à son origine que l’expression d’une identité, d’une continuité qui traverse le monde intelligible1. Dans sa continuité avec l’origine, l’erôs est ainsi fondateur : il structure le rapport de dépendance des hypostases envers leur principe, il manifeste, dans la différence, la marque, l’empreinte de l’Origine absolue.
2Ceci est vrai pour le Νοῦς aussi bien que pour l’Âme, mais à des degrés différents. En effet, Plotin conçoit l’Intelligence comme pur rapport à elle-même, présence de soi à soi qui est de pure perfection et d’autosuffisance, alors que l’Âme est conçue dans un rapport de complète dépendance eu égard à l’Intelligence. Cependant, l’autosuffisance du Νοῦς s’exprime comme vie première et archétype de toutes les formes de vie qui viendront après lui : l’Intelligence possède en elle-même la totalité des εἴδη, elle est le Tout2. D’un autre côté, bien qu’étant indépendante et autosuffisante, elle comporte aussi une partie non intellective par laquelle elle reste attachée à ce qui lui est antérieur et supérieur : l’Un.
3Par cette partie aimante, vivant de la Vie de l’Un, la perfection de l’Intelligence s’exprime alors selon une modalité différente : de pur rapport à soi, elle devient trace active et dynamique du Premier ; sa vie est amour pour le Bien. Ainsi, l’amour supérieur à la pensée est la trace de son origine, il manifeste la dépendance du Νοῦς vis-à-vis de son générateur, c’est-à-dire la continuité qui relie l’Intelligence à l’Un par-delà leur radicale différence ontologique. L’amour signifie donc à la fois la provenance et la continuité dynamique de la procession et de la conversion.
4L’érôs est aussi ressemblance avec le Bien, car il est lui-même sans forme, trace de la pure puissance érotique-vitale issue de l’Origine absolue ; mais, pourtant, bien que l’amour soit la trace de l’Un dans l’Intelligence, bien qu’il soit sa présence, il n’instaure nullement un rapport d’identité stricte avec le Principe. En effet, l’erôs est aussi bien le signe de l’absence de l’Un, puisque celui-ci, dans son absolue transcendance, dans son irréductible altérité, ne se trouve jamais en tant que tel dans l’hypostase qui en dérive immédiatement : le désir et l’amour de l’Intelligence pour le Bien sont donc aussi bien les traces de son infinie différence d’avec lui. Ainsi, en tant que trace de la présence du Premier, l’amour manifeste un infini de dépendance, une proximité dans la tension du désir vers le suprêmement aimable ; il permet qu’un lien vivant puisse unir ce qui est différent à son origine. Mais l’absence du Principe est aussi caractérisée par le fait qu’il ne se manifeste jamais que sous les traits d’une puissance infinie dérivée de son Acte pur, puissance dans laquelle fusionnent l’amour et la vie diffusifs de l’Absolu. Ainsi, la puissance dynamique érotique qui sourd de l’Un manifeste en même temps le lien qui l’unit à ses dérivés et son absence dans ce qu’il a produit : l’erôs en tant que trace du Principe est la manifestation de sa présence/absence.
5Mais l’amour est aussi puissance générique car, dans l’acte de produire, l’origine laisse sa trace3. C’est pourquoi l’amour, entendu comme acte d’engendrement, n’est pas métaphorique chez Plotin, mais absolument réel : l’erôs permet le passage, la continuité entre ce qui est absolument autre, l’Un, et son dérivé immédiat, le Νοῦς. De ce fait, l’amour ne souligne pas seulement la distance de l’éminence, mais aussi et surtout la présence vivante de l’Origine absolue4 : si l’Un donne ce qu’il n’a pas, il donne cependant une trace de lui-même qui est indéfectiblement amour et vie. Cependant, dans l’Intelligence achevée, la vie première est totalité des formes, elle est vie ontologique ; ce n’est donc pas dans la forme que réside la trace de l’Origine, mais dans ce qui permet à la forme d’entretenir une ressemblance avec le Bien. La vie informe issue de l’Acte pur du Principe, devenant vie ontologique dans le Νοῦς, maintient une ressemblance avec lui dans la mesure où l’amour est, en elle, agissant. En effet, seul l’ἔρως, comme trace de l’Inexprimable, peut accomplir le dépassement de l’ontologique, car il est lui-même comme la lumière du sans forme : il fait rayonner sur la vie archétypale de l’Intelligence la lumière du Bien parce qu’il est, au sein de la seconde hypostase, la présence de l’origine, la marque d’une continuité agissante.
6Or, si l’amour est bien une puissance génératrice agissante, le Νοῦς va également produire par amour : il engendrera l’Âme, et cet engendrement exprimera la continuité de la dynamique érotique processionnelle. L’engendrement de l’Âme est ainsi l’effet d’une générosité active, car de la puissance fondatrice de l’Un sourd une puissance érotique-vitale qui ne s’épuise pas dans la constitution de l’hypostase de l’Intelligence. Cette puissance érotique-vitale excède, en effet, toujours le processus par lequel une hypostase s’actualise et s’achève ; la proto-vie est toujours excédentaire, et ce surplus est à l’origine d’une autre hypostase, il est à l’origine de l’Âme. Mais cette fois-ci, le mode d’engendrement est différent car, si le Νοῦς se constitue à partir de ce que l’Un ne donne pas, il fera, quant à lui, don à l’Âme de ce qu’il possède.
7L’Âme s’actualise alors, et s’achève comme hypostase en se convertissant amoureusement vers son générateur. Elle reçoit, de ce fait, la forme et la limite que l’Intelligence possède, en contemplant les intelligibles qui sont dans le Νοῦς ; et la pensée de l’Âme, qui est une pensée dianoétique, nourrit son désir et son amour pour l’hypostase supérieure5. Mais il y a plus encore. En effet, contemplant les intelligibles, l’Âme contemple par là même la beauté qui châtoie sur les formes, or la beauté est un indice de la présence du Bien. Aussi cette beauté est-elle un appel puissant à l’amour de l’Âme pour son générateur et pour ce qui réside au-delà6. Issue elle aussi de la puissance érotique-vitale qui sourd du Premier, mais médiatisée par le Νοῦς, l’Âme reçoit donc de l’Intelligence la trace de l’Un, mais alors que la genèse de la seconde hypostase est l’expression d’un premier rapport à l’origine, alors qu’elle est la manifestation première de la trace de l’Un, le don que fait l’Intelligence à l’Âme n’est que celui de la trace de ce qu’elle a elle-même reçu du Bien. Or, si la trace première n’est autre que la forme, si « la forme n’est que la trace du sans forme »7, ce qui se transmet en revanche du Νοῦς à l’Âme, ce sont les formes intelligibles. Ainsi, l’Intelligence et l’Âme dans leur perfection achevée expriment le Bien sans forme. La forme peut dès lors être considérée comme trace de l’Un, dans la mesure où le processus d’engendrement est le fait de l’amour et constitue, dans l’acte de production d’une hypostase par une autre, un rapport actif. En dernière analyse donc, ce qui donne à la forme trace du Bien, c’est l’amour en ce qu’il excède toutes formes. En effet, même si la présence du Bien ne peut être pensée en dehors de l’identité de la forme et de la vie, c’est néanmoins l’amour, comme trace et présence du Bien en chacune des hypostases dérivées, qui l’exprime.
8L’amour est, par suite, effectivement constitutif du monde intelligible : il est à l’origine de la procession et s’enracine dans l’Amour que l’Un se porte à lui-même, s’identifiant ainsi à la puissance dynamique et diffusive qui marque la continuité des hypostases entre elles et avec l’Origine absolue ; et il est aussi à l’origine de l’acte de conversion, en tant que désir et tension érotique vers ce qui est antérieur et supérieur. Trace de l’Un, l’érôs se manifeste comme puissance dynamique, mais aussi comme présence du Premier à ses dérivés. En ce sens, l’amour est l’expression de la continuité dans le moment même où cette continuité s’expérimente comme présence d’une altérité radicale, efficacité d’une puissance immense, originarité d’un infini transcendant. Manifestation de la présence de l’Un au plus profond des hypostases, l’erôs est donc la trace vivante de ce qui excède tout langage et que seul peut percevoir le silence de la contemplation dans le retrait de son intériorité.
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9Il aurait fallu, pour compléter ces analyses, s’attacher également au processus de création du monde sensible par l’Âme inférieure, et montrer comment la puissance érotique-vitale exerce, là encore, son action. En effet, par la fonction d’intermédiaire entre l’Intelligible et le sensible qu’exercent l’Âme-Nature et les âmes individuelles, la présence du Bien, c’est-à-dire sa trace dans l’univers sensible, n’est pas éteinte, mais seulement affaiblie et amoindrie. L’érôs est actif aussi dans la totalité vivante de la Nature, dans la force et la puissance génératrice qui anime le monde sensible, puisque toute force est, chez Plotin, trace de la puissance érotique-vitale ayant sa source en l’Un8. En ce sens, l’amour de l’Âme, comme puissance propageant la vie, maintient le monde sensible dans une cohérence avec le Tout qui procède du Principe. En effet, c’est parce qu’il y a en l’Âme un désir qui la pousse à agir, qu’elle organise le monde sensible en projetant vers l’extérieur la puissance érotique-vitale qu’elle a reçue de sa partie supérieure9. Et c’est bien parce que l’erôs est actif en l’Âme que le cosmos est un cosmos vivant empli d’une harmonie et d’une sympathie universelle de type stoïcien10 : tout y est animé, tout y est parfait et y manifeste la splendeur de l’Intelligible. La richesse des déterminations concrètes exprime ainsi la dynamique érotique-vitale dans le monde phénoménal11.
10Néanmoins, le désir inquiet et l’amour insatisfait de l’Âme inférieure sont à l’origine de la matière précosmique, substrat en lequel les êtres sensibles naîtront. Mais cet en-deçà de l’Âme inférieure est aussi non-être, une chose morte, un principe d’entropie à l’œuvre dans le monde sensible. Ainsi, si c’est bien le désir vivant en l’Âme inférieure qui est à la source de sa surabondance, ce qu’elle produit est, en revanche, privé de tout désir et de tout amour, ou plutôt il faut dire que l’unique désir de la matière précosmique est un désir d’être12. En effet, elle désire être autre qu’elle n’est, elle est une aspiration à l’existence. Il n’y a donc plus d’amour dans le dernier rejeton qui clôt la procession de l’altérité première issue de l’Un, et il n’y a même plus, en lui, trace du Principe, dans la mesure où la matière précosmique ne contient plus rien des dons de l’Un. Le désir d’exister qui agite la matière précosmique est un désir pervers aboutissant à l’appropriation par la matière de la forme : la forme devient alors comme la vie et la perfection de la matière. Le désir inhérent à la matière est donc ce qui permet qu’il y ait une ousia sensible et, dans ce mélange de matière et de forme, chacune des deux perd quelque chose : la matière semble perdre l’infinité de son indétermination, la forme perd, puisque par ce mélange elle est amoindrie et particularisée, sa prérogative d’être universelle en même temps que l’éclat de sa beauté intelligible.
11Pourtant, si la nature cosmique et biologique est une immense hiérarchie de contemplations (parce que la structure antérieure, grâce à la vision aimante qu’elle porte vers le supérieur, est productrice d’une réalité postérieure), force est de reconnaitre que le désir flou et indéterminé, de même que l’erôs affaibli de l’Âme inférieure sont incapables de produire autre chose qu’un non-être mort en lequel n’entre plus du tout d’érôs, en lequel l’influence de l’Amour-de-soi du Premier n’est plus agissante. C’est pourquoi, en imitant le geste inaugural de l’Un, l’Âme n’est capable de mettre au monde qu’un engendré perverti, à l’extrême opposé de ce que le Principe lui-même produit, le contraire absolu des dons de l’Un. Là est aussi l’origine du mal, identique au non-être mort qu’est la matière précosmique. Le mal est réel, puisque la matière est, mais il n’existe que dans le monde sensible, il est, ici-bas, ce qui se substitue au pouvoir agissant de l’érôs dans l’intelligible, ce qui prend la place ici-bas de l’amour infini qu’éprouvent les réalités divines et hypostatiques pour le Bien.
12Pourtant, si la production du monde sensible par l’Âme cosmique est le fruit de sa puissance de réalisation, si c’est bien son action naturante sur la matière précosmique qui produit le monde visible, et si cette production est belle, c’est parce que le désir et l’amour qui vivent en l’Âme qui va de l’avant font de sa production un monde régi par l’ordre et organisé conformément à ce qu’elle a vu dans l’Intelligence. Le monde sensible est beau et harmonieux grâce aux dons que l’Âme fait à la matière sensible, grâce aux formes, reflets des Formes intelligibles, que l’Âme envoie dans la matière. Mais ce monde est beau grâce aussi et surtout aux âmes particulières qui viennent donner vie à la matière, puisque la descente de l’âme particulière s’opère dans l’illumination de la matière13. C’est donc aux âmes particulières que ce monde doit de n’être pas privé d’amour, d’harmonie et de sympathie universelle. La matière, quant à elle, qui est comme la lie des êtres supérieurs, ne peut, de ce fait, communiquer à ce monde que son amertume.
13La descente des âmes particulières est ainsi destinée à l’achèvement de l’univers sensible ; mais l’amour qui agit en l’âme particulière, l’érôs qui lui est connaturel et qui se dirige de lui-même vers le Bien, l’amène à la conversion et la restaure dans sa dignité ontologique. En effet, l’amour vivant en l’âme transmue les liens corporels en exercice de puissance pour une mise en ordre de ce qui est ontiquement inférieur, comme il permet aussi à l’âme mélangée au corps de se purifier et de tourner ainsi ses regards vers sa vraie patrie.
14C’est donc surtout l’analyse de l’âme humaine qui montrerait que la puissance érotique en nous nous rattache de toute sa force à un amour originel dont nous gardons la trace. Puisque l’amour est un don de l’Un14, il est la présence du Bien en nous et nous donne la force d’entreprendre « le voyage » qui nous conduira jusqu’à l’extase et l’union amoureuse avec le Principe, s’il est vrai que notre âme désire atteindre la contemplation de l’objet de notre amour15. En parcourant avec l’âme le chemin qu’elle a à faire pour atteindre l’objet de son amour, nous pourrions ainsi analyser les étapes intermédiaires d’ordre théorique, éthique et esthétique qui jouent un rôle préparatoire à son « voyage érotique ».
15C’est ici qu’il faudrait montrer que l’analyse de l’érôs par Plotin, si elle garde de la tradition philosophique grecque classique, notamment de Platon, l’idée d’une illumination par le logos et celle d’un embellissement par la splendeur du Beau, dépasse la notion d’intermédiaire démonique que Platon avait attribué à l’érôs, pour devenir la réalité en acte révélant à l’âme amoureuse la bonne voie qui mène de la beauté sensible à la Beauté absolue, et de la contemplation des formes parfaites dans l’Intelligence à celle de l’Un16. Cette interprétation débordait néanmoins le cadre fixé au présent travail ; mais nous espérons pouvoir développer prochainement l’analyse de la dynamique érotique à l’œuvre dans le processus de création du monde sensible, ainsi que celle de l’érôs agissant dans le sensible et dans l’âme humaine en tant que manifestation de la présence de l’Un dans le Tout et en nous.
16Pour conclure la présente recherche, nous nous proposons de donner un bref commentaire des derniers mots que Plotin prononça au moment de mourir, et qui nous ont été rapportés par Porphyre :
Je m’efforce de faire remonter ce qu’il y a de divin en nous vers le divin qui est dans le Tout (πειρᾶσθαι τὸ ἐν ἡμῖν θεῖον ἀνάγειν πρὸς τὸ ἐν τῷ παντὶ θεῖον)17.
17Les commentateurs ont généralement compris cette ultime parole de Plotin en un sens platonicien18 : la mort serait pour l’âme la délivrance du corps dans lequel elle est retenue “prisonnière’ ; elle lui permettrait ainsi, soit de réintégrer l’Âme du Tout d’où elle provient, soit de remonter jusqu’à l’Intelligence. Notre interprétation est différente : ce qui se joue dans la tension ultime décrite ici par Plotin, c’est la possibilité d’une coïncidence entre la trace en nous de l’Un, trace vivante et présente en l’âme, et la trace de l’Un qui agit dans le Tout, c’est-à-dire aussi bien dans le sensible que dans l’Intelligible. Or, cette trace n’est autre que la puissance érotique-vitale qui sourd de l’Origine absolue, la puissance infinie dérivée de son Acte pur dans laquelle fusionnent les notions de vie et d’amour. Le texte des Ennéades est parsemé de ces rappels à notre véritable origine19, et l’expérience de l’extase20 y est présentée comme une préparation à l’union avec le Principe qui surviendra après notre mort. Or, si dans le cours de notre existence la contemplation du Bien ne peut s’accomplir qu’au terme d’une ascension qui nous unit d’abord à l’Âme intelligible, puis à l’Intelligence et enfin à cette partie anoétique du Νοῦς dont la vie est amour, la mort, en revanche, nous fait accéder d’emblée, et sans étapes préalables, au divin en soi. En effet, la mort nous délivre non seulement de l’engluement dans la matière sensible, mais encore de la forme, car en mourant nous retournons dans l’Intelligible, qui est notre vraie patrie, tel que nous étions lorsque nous sommes sortis de l’Un21. Or, ce qui sourd de l’Un, avant même la constitution de l’hypostase du Νοῦς et donc des formes intelligibles, c’est la proto-vie, c’est une puissance infinie, une énergie érotique-vitale semblable à l’Un dans la mesure où elle est elle-même une et sans forme. Notre « antique nature »22 est identique à la proto-vie qui dérive du Principe, elle est sans forme et elle est amour. Nous sommes ainsi faits de cette puissance originelle primordiale, que la forme revêt et qu’elle occulte d’une certaine manière, et que la matière exténue presque, mais dont il reste en nous la trace23. C’est pourquoi l’expérience de l’extase est illuminante : elle dévoile à notre âme que son amour porte l’empreinte de notre unité originelle et sans forme.
18L’âme qui a ainsi su se préparer à mourir, par les exercices préparatoires à l’extase et à l’union amoureuse avec le Principe, sait que la mort n’est que retour à notre état originel, retour à la puissance infinie dont nous provenons et dont nous gardons en nous-mêmes, intacte, une trace24. C’est ainsi que la mort nous délivre de l’altérité de la forme qui nous différencie de notre origine25 : le divin en nous et le divin dans le Tout coïncident alors par le sans forme. Ainsi, si la mort est bien un passage, comme l’enseignait Platon, elle est pour Plotin, non certes un retour à l’Un lui-même, puisqu’il reste absolument autre dans sa radicale transcendance, mais un retour à ce qui manifeste le plus identitairement possible sa présence : la puissance érotique-vitale issue de lui une et sans forme.
19« Faire remonter ce qu’il y a de divin en nous vers le divin qui est dans le Tout » signifie donc très précisément libérer en nous la trace intacte de la présence de l’Un, redevenir cette proto-vie dont nous provenons et qui est, par son absence de forme, la plus semblable à l’archi-Vie de l’Un. Ce qui signifie encore : redevenir la proto-vie qui est, par l’amour qui la meut, la plus semblable à l’Amour ineffable de l’Un pour lui-même.
Notes de bas de page
1 « D’où vient la vie là-haut, d’où vient la vie qui est totale, et l’Intelligence qui est totale ? […]. Là-haut toutes choses surabondent et, en quelque sorte, bouillonnent de vie. De ces choses bouillonnantes de vie, il y a comme un flux qui s’écoule d’une source unique » (VI, 7 (38), 12, 20-24).
2 Dans l’Intelligence « Tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; chacun est clair pour tous jusque dans son intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est en tout ; la splendeur est sans borne » (V, 8 (31), 4, 4-8).
3 Cf. III, 8 (30), 11, 14-23 : « En atteignant le Bien, l’Intelligence en prend la forme ; du Bien elle reçoit son achèvement et la forme qu’elle possède en elle provient du Bien et la rend semblable au Bien. Telle est la trace du Bien qu’on voit dans l’Intelligence, et c’est ainsi qu’il faut concevoir le modèle. En effet, c’est d’après la trace du Bien qui vient s’imprimer sur l’Intelligence qu’on possède la notion du Bien véritable. Le Bien a donné à l’Intelligence qui voit une trace de lui-même et c’est pourquoi il y a un désir dans l’Intelligence (τὸ μὲν οὖν ἐπ᾽αὐτοῦ ἴχνος αὐτοῦ τῷ νῷ ὁρῶντι ἔδωϰεν ἔχειν. ὥστε ἐν μὲν τῷ νῷ ἡ ἔφεσις) ; à chaque instant l’Intelligence désire, et à chaque instant, elle obtient ce qu’elle désire » (nous soulignons).
4 Cf. III, 8 (30), 10, 1-5 : « Il [l’Un] est la puissance de tout ; s’il n’est pas, rien n’existe, ni les êtres, ni l’Intelligence, ni la vie première, ni aucune autre. Il est au-dessus de la vie et cause de la vie ; l’activité de la vie qui est tout l’être n’est pas première ; elle coule de lui comme d’une source (Τί δὴ ὄν ; δύναμις τῶν πάντων. ἧς μὴ οὔσης οὐδ᾽ἂν τὰ πάντα, οὐδ᾽ἂν νοῦς ζωὴ ἡ πρώτη ϰαὶ πᾶσα. τὸ δὲ ὑπὲρ τὴν ζωὴν αἴτιον ζωῆς. οὐ γὰρ ἡ τῆς ζωῆς ἐνέργεια τὰ πάντα οὖσα πρώτη, ἀλλ᾽ὥσπερ προχυθεῖσα αὐτὴ οἷον ἐϰ πηγῆς) ».
5 Cf. II, 3 (52), 18, 15-16 : « L’Intelligence donne à l’Âme qui vient après elle les formes dont les traces se trouvent dans la réalité de troisième rang ». Dans le processus dynamique de constitution des hypostases, la hiérarchie implique la diffusion de la puissance érotique-vitale. C’est pourquoi, d’une part, l’Âme est toujours attachée par l’amour et la contemplation à l’Intelligence et s’en remplit, produisant ainsi sa partie inférieure, et, d’autre part, la partie intelligente de l’Âme est remplie de formes par le Νοῦς. Mais sans l’amour qui meut les hypostases vers leur générateur, sans l’érôs assurant le passage processionnel dans la continuité, il n’y aurait ni vie, ni hypostase.
6 Cf. VI, 6 (34), 18, 47-49 : « Sa puissance et sa beauté sont si grandes que toutes choses subissent sa fascination, qu’elles se rattachent à elle [l’Intelligence], qu’elles sont comblées de recevoir d’elle sa trace et qu’elles se mettent en quête du Bien qui est après elle ».
7 VI, 7 (38), 33, 30.
8 Cf. IV, 4 (28), 27, 3 ; VI, 7 (38), 11, 17.
9 Cf. III, 7 (45), 11 et 12 ; IV, 4 (28), 16 ; IV, 7 (2), 13.
10 Cf. à ce propos A. Pigler, « La réception plotinienne de la notion stoïcienne de sympathie universelle », in Revue de Philosophie Ancienne (2001-1), 45-78.
11 Cf. VI, 7 (38), 7, 8-16 : « Qui empêche que la puissance de l’Âme du Tout, puisqu’elle est une raison (logos) universelle, ébauche une première esquisse, avant que les puissances animiques descendent d’elle et que cette ébauche illumine en quelque sorte préalablement la matière ? Les âmes n’ont, pour produire, qu’à suivre le dessin déjà tracé et qu’à organiser les parties une à une ; et chacune accorde son attitude à la partie qu’elle approche, comme dans un chœur le danseur s’unit au thème qui lui a été donné ».
12 Cf. III, 6 (26), 7, 13.
13 Cf. VI, 7 (38), 7.
14 Cf. VI, 7 (38), 32, 21-23.
15 Cf. V, 1 (10), 3, 1-3.
16 C’est ainsi que Plotin nous exhorte : « […] recherche Dieu avec assurance à l’aide d’un tel principe et remonte jusqu’à lui ; il n’est pas loin du tout et tu y parviendras : les intermédiaires ne sont pas nombreux » (V, 1 (10), 3, 2-4).
17 Porphyre, La vie de Plotin, II, 25-27. Pour une étude approfondie, tant grammaticale qu’interprétative, de ce passage cf. J. Pépin, « La dernière parole de Plotin », in Porphyre. La vie de Plotin, t. II, Paris, 1992, p. 355-383.
18 C’est le cas notamment de J. Igal « Una nueva interpretación de las últimas palabras de Plotino », C. F. C. (1972-4), 441-462 ; P. Henry « La dernière parole de Plotin », S. C. O. (1953-2), 113-130 ; H.-R. Schwyzer « Plotins letztes Wort », M. H., 33 (1976), 85-97. Tous ces travaux sont commentés par J. Pépin, op. cit., p. 377-383. L’interprétation de P. Hadot, quant à elle, est d’autant plus remarquable qu’elle est la seule à ne pas donner une interprétation purement platonicienne des derniers mots de Plotin. En effet, l’auteur les comprend ainsi : « Ce qui veut dire : je m’efforce de mourir, je m’efforce de libérer mon âme. La Vie qui est en moi va rejoindre la Vie universelle. Il n’y aura plus entre elles l’écran du corps et de l’individualité », Plotin ou la simplicité du regard, loc. cit., p. 58. Voir aussi, du même auteur et se rapportant à ce même thème, « Les niveaux de conscience dans les états mystiques selon Plotin », Journal de Psychologie, 77 (1980-2/3), 243-266 ; Plotin. Traité 9, VI, 9, Introduction, traduction, commentaire et notes, Paris, 1994, notamment p. 37-53.
19 Cf. la quasi-totalité du traité VI, 9 (9) et aussi V, 1 (10), 12 ; IV, 8 (6), 8 ; III, 8 (30), 9 et 10 ; I, 2 (19), 2 ; I, 6 (1), 9.
20 Notons cependant que l’extase est difficilement atteignable. Porphyre souligne sa rareté dans La vie de Plotin, XXIII, 16, en indiquant que l’Alexandrin lui-même n’y accéda que quatre fois au cours de sa vie. De plus, l’extase est un état qui ne peut durer. Cependant, l’âme humaine en garde le souvenir et en est toute illuminée.
21 Cf. VI, 9 (9), 4, 24-30 : « car certes, l’Un n’est absent de rien et pourtant il est absent de tout, en sorte que, présent, il n’est pas présent, sinon pour ceux qui peuvent le recevoir et qui s’y sont bien préparés, de façon à ce qu’ils puissent venir coïncider et, en quelque sorte, être en contact avec lui, le toucher, grâce à la ressemblance, c’est-à-dire à la puissance que l’on a en soi et qui est parente avec lui, parce qu’elle vient de lui : c’est seulement lorsqu’on est dans l’état où l’on était, lorsqu’on est sorti de lui, qu’on peut le voir, de la manière dont il peut être objet de vision (οὐ γὰρ δὴ ἄπεστιν οὐδενὸς ἐϰεῖνο ϰαὶ πάντων δέ, ὥστε παρὼν μὴ παρεῖναι ἀλλ᾽ ἢ τοῖς δέχεσθαι δυναμένοις ϰαὶ παρεσϰευασμένοις, ὥστε ἐναρμόσαι ϰαὶ οἷον ἐφάψασθαι ϰαὶ θιγεῖν ὁμοιότητι ϰαὶ τᾗ ἐν αὑτῷ δυνάμει συγγενεῖ τῷ ἀπ᾽αὐτοῦ. ὅταν οὅτως ἔχῃ, ὡς εἶχεν, ὅτε ἦλθεν ἀπ᾽αὐτοῦ, ἤδη δύναται ἰδεῖν ὡς πέφυϰεν ἐϰεῖνος θεατὸς εἶναι) », traduction P. Hadot.
22 Cf. VI, 9 (9), 8, 14 : l’archaia phusis est, chez Plotin, la nature originelle de l’âme. Notre auteur reprend de Platon cette dénomination, cf. Timée 90 d 5 ; République 611 d 2 ; Banquet 192 e 9.
23 Plotin, décrivant l’expérience unitive de l’âme avec son Principe, explique que l’on parvient à toucher l’Un « grâce à la ressemblance, c’est-à-dire à la puissance que l’on a en soi et qui est parente avec lui puisqu’elle vient de lui » (VI, 9 (9), 4, 27-28, nous soulignons).
24 Nous pouvons saisir ce qui est au-delà de l’Intelligence « par ce qui en nous est semblable à lui, car il y a en nous quelque chose de lui (πρὸς ὃν δεῖ σημῆναι, ὅπως οἷόν τε, τῷ ἐν ἡμῖν ὁμοίῳ φήσομεν) » (III, 8 (30), 9, 22-23).
25 Cf. V, 1 (10), 3.
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Thémistius
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1999
La connaissance de soi
Études sur le traité 49 de Plotin
Monique Dixsaut, Pierre-Marie Morel et Karine Tordo-Rombaut (dir.)
2002
L’Euthyphron de Platon
Philosophie et religion
Platon Jean-Yves Chateau (éd.) Jean-Yves Chateau (trad.)
2005