Chapitre III. Le logos de l’âme inférieure
p. 161-198
Texte intégral
L’Âme : δύναμις et ἐνέργεια, un bref rappel
1Nous n’entreprendrons pas, dans cette partie de notre travail, de cerner au plus près la signification du terme de logos dans l’ensemble des Ennéades. Nous renvoyons pour cela à des travaux extrêmement précis, tels ceux de Arthur Hilary Armstrong et de John Michael Rist1. Nous essaierons, en revanche, de comprendre quelle est la spécificité du logos de l’Âme inférieure et comment par son logos elle informe la matière sensible.
2Au traité 28 (IV, 4), 18-19, Plotin déclare que l’Âme « a une puissance et une énergie dérivées du Νοῦς ». Nous savons que la puissance du Νοῦς, qui lui vient de l’Un, s’apparente à sa vie, vie première et idéale qui n’est elle-même que l’actualisation en lui de la vie illimitée et universelle de la proto-vie qui sourd du Principe. Nous pouvons donc, à bon droit, penser que la puissance que l’Âme accueille, et qui lui vient de son principe, est la vie qui dérive de l’acte du Νοῦς et qui est actualisée par l’Âme comme étant sa vie propre. Rappelons cependant qu’en vertu du principe métaphysique qui régit la procession des hypostases, ce qui vient après quelque chose est toujours inférieur eu égard à ce dont il procède. La vie de l’Âme, bien que venant du Νοῦς, est donc inférieure à la vie de celui-ci ; ce qui signifie qu’elle a moins d’unité que cette vie, laquelle est elle-même sans commune mesure avec la Vie intime de l’Un. En acte donc, la vie de l’Âme a moins d’unité que la vie de l’Intelligence, dans la mesure même où la vie de la seconde hypostase est coïncidence de l’être et de la pensée, et est donc unité2. La vie de l’Âme, quant à elle, est unité et multiplicité, car elle ne parvient jamais tout à fait à réaliser sous l’unité la multiplicité qui est en elle. Mais, du point de vue de la dunamis, l’Âme reçoit de son générateur la puissance de la vie infinie, laquelle se communique de l’Un au Νοῦς et de celui-ci à l’Âme. C’est ainsi la même puissance vitale qui traverse les hypostases, même si, par un acte qui est propre à chacune, elles ne la réalisent pas avec la même unité ni avec la même perfection. Le Νοῦς accueille la vie illimitée et universelle, puissance infinie et énergie dérivée du Principe, sous la forme d’une vie tout à la fois unique et multiple, vie de l’Intelligence et vie des intelligibles. En actualisant la proto-vie illimitée et universelle, qui sourd de l’Origine, le Νοῦς est devenu la première vie, la vie idéale, l’archétype de toute vie et cela, par la forme qu’il donne à la proto-vie qui surabonde du Premier. La vie informée de la seconde hypostase est première dans la mesure même où c’est d’elle que proviendront les vies concrètes et incarnées visibles dans le monde sensible. Mais, comme le Νοῦς ne peut lui-même informer la matière sensible, comme il ne peut gouverner sans intermédiaire le monde sensible car en lui la multiplicité des formes n’est pas déployée, il est nécessaire qu’il y ait, entre lui et le monde sensible, un intermédiaire, et cet intermédiaire est l’Âme. Or, c’est l’Intelligence elle-même qui engendre son intermédiaire car, à l’image de l’Un, elle « déborde » et, de cette surabondance, procède une autre hypostase. Cet engendrement confirme, une fois encore, que pour Plotin, et contrairement à Aristote, la puissance est supérieure à l’acte : la vie est à la fois la puissance et l’énergie du Νοῦς, et cette puissance vitale dérive de lui pour venir dans l’Âme. La puissance vitale est donc toujours une en tant que puissance et pourtant multiple quand elle s’actualise. C’est la puissance qui se projette dans l’Âme et lui donne la vie3, mais c’est par son acte qu’elle fait de cette puissance vitale son ἐνέργεια propre et toujours multiple. La puissance vitale est donc toujours indéterminée, illimitée et universelle ; elle est ce qui vient de l’Un, mais l’énergie qui en provient, et qui devient la vie propre de l’hypostase, est toujours actualisation de cette puissance vitale comme multiplicité – multiplicité de formes pour le Νοῦς, d’âmes pour l’Âme. L’Intelligence manifeste ainsi la puissance infinie de la vie sous forme d’une énergie dérivée de son acte propre. Au fond, on pourrait comprendre cette puissance infinie qui perdure comme ce qui ne trouve pas place dans l’actualisation, comme ce qui est toujours en surplus par rapport à l’actualisation, comme un trop plein de puissance que l’actualisation ne peut réaliser4. On comprend dès lors pourquoi Plotin dit que tout ce qui est produit est d’abord produit sans forme avant d’être informé en se tournant vers son producteur5. La puissance vitale, provenant du Principe, est en effet fondamentalement et essentiellement indéterminée, la détermination ne venant qu’avec l’acte même de l’hypostase, qui ainsi se réalise et s’achève en tant qu’hypostase. L’Âme va donc actualiser la puissance infinie et l’énergie dérivée du Νοῦς en une multiplicité d’âmes, et c’est encore cette puissance vitale qu’elle transmettra au sensible, mais cette fois-ci ce ne sera plus sous forme d’une indétermination première mais sous forme d’images de ce qui est dans le Νοῦς : la puissance vitale sera transmise au sensible via l’intermédiaire de l’eidos. Ceci se comprend aisément puisque la matière sensible est elle-même indétermination. Il y a donc là un véritable renversement dans le processus processionnel, ou plutôt il est préférable de dire que, de l’Intelligible au sensible, on ne peut plus parler stricto sensu de procession, puisque ce qui procède ne peut être que la puissance infinie et indéterminée de la proto-vie. De l’Intelligible au sensible donc, il s’agit bien d’une création dans la mesure où l’Âme donne au sensible la forme et la vie contenue dans une forme. Mais cette vie n’en est pas moins puissance, puisqu’elle est partout, puisqu’elle suffit à tous les corps, puisqu’elle reste une et infinie et ne se divise pas, tout en ne se manifestant pourtant dans le sensible que sous la forme de corps individualisés et concrets6.La puissance infinie et indéterminée de la proto-vie, actualisée sous forme de multiplicité d’âmes, va par conséquent passer dans la matière sensible grâce à ces âmes qui sont les formes, et même les images, des intelligibles contenus dans le Νοῦς. Mais ces âmes individuelles possèdent en elles-mêmes la puissance indivise de la vie de l’Âme :
Il n’y a pas non plus de division dans l’Âme, elle paraît seulement divisée à l’être qui la reçoit7.
3C’est donc le sensible qui donne à l’Âme l’apparence de la division, mais en elle-même, elle reste une. Son unité essentielle est garantie par le fait qu’elle ordonne les corps à travers l’eidos.
4En résumé : la puissance vitale que l’Âme transmet à la matière sensible obscure et impassible est la puissance infinie, indéterminée et vitale ; puissance communiquée qui sourd de l’Un, qui s’actualise dans le Νοῦς et se diffuse à nouveau dans l’Âme qui l’actualise à son tour. Mais l’Âme la transmet à la matière sensible à travers l’eidos, puisque cette matière sensible est elle-même indéterminée. Tout ceci signifie que la vie archétypale du Νοῦς se transmet à la matière sensible par l’intermédiaire de l’Âme. C’est pourquoi Plotin dit que cette dernière est l’énergie dérivée du Νοῦς ou son logos, car pour elle énergie et logos sont des termes équivalents :
L’Âme est le logos du Νοῦς et en quelque sorte son activité8. Comme le logos proféré est le logos du logos qui est dans l’Âme, de même l’Âme, elle aussi, est logos du Νοῦς et toute son activité qu’il projette comme vie, pour conduire à l’existence quelque chose d’autre9.
5Il nous reste à préciser comment le logos est la manifestation dans l’Âme de la puissance vitale que cette dernière recueille en elle sous forme d’énergie dérivée du Νοῦς, et en quel sens λόγος et ἐνέργεια sont quasiment équivalents en l’Âme.
La spécificité du logos de l ’Âme inférieure
6Nous avons rappelé que Plotin distingue en l’Âme deux niveaux : un niveau supérieur et pur, et un niveau inférieur qui prend en charge la fonction organisatrice du cosmos sensible. Dans l’Âme supérieure le logos provient directement du Νοῦς, et ce logos issu de l’Intelligence fait que l’Âme pure pense : « ψυχὴν νοερὰν ποιῶν »10. L’Âme pure n’est donc que νοερόν et non pas νοητόν, car il appartient au Νοῦς seul de penser les intelligibles qui sont en lui et de se penser lui-même sous la forme de l’unité, puisque la pensée de soi et la pensée des objets intelligibles qui sont en lui-même ne sont qu’une seule et même pensée. En ce sens, la seconde hypostase est Un-multiple. L’Âme, cependant, n’est que puissance intellective et ne contient pas en elle-même les objets de son intellection, elle les reçoit de son générateur ; c’est pourquoi elle est unité et multiplicité : son intellection est discursive. Si le Νοῦς est l’unité de la multiplicité, c’est parce que « il possède en lui-même un logos qui est partout en lui-même »11. Le logos qui est en lui va être représenté dans l’Âme comme image du Νοῦς, et par son logos propre celle-ci va donner vie au sensible. Le logos propre de l’Âme se situe donc dans sa partie inférieure et non dans la partie supérieure qui est seulement intellection éternelle des objets intelligibles contenus dans l’Intelligence. Mais ces objets intelligibles seront représentés dans l’Âme sous la forme du logos qui est l’energeia propre de la partie inférieure. Si donc cette dernière donne vie au sensible par son logos propre, c’est bien qu’elle est intermédiaire entre le monde intelligible et le sensible ; et c’est bien aussi par elle que les formes intelligibles vont se transmettre au sensible, sous forme d’images ou de reflets qu’elle envoie dans la matière sensible12. Ces logoi, qui lui viennent du Νοῦς mais qui ne sont que des images des formes intelligibles contenues dans l’Intelligence, sont tout aussi bien des « raisons séminales » que des « âmes », ou encore des « raisons informantes ». En effet, le logos de l’Âme inférieure est le principe de création des choses soumises au devenir : le logos, dit Plotin, « les fait » (τὸν ποιοῦντα λόγον)13, « les façonne » (πλάττει ὁ λόγος)14, « les informe » (εὐθὺς λελόγωται, τοῦτο δέ ἐστι μεμόρφωται)15. Cependant, il ne peut présider à la production et au développement des êtres sensibles que parce qu’il transfère les formes intelligibles, les logoi qui lui viennent de l’Intelligence, dans la matière sensible. Il a donc un rôle d’intermédiaire entre l’Intelligible et le sensible, tout comme l’Âme inférieure à laquelle d’ailleurs il est identifié.
7On peut se demander pourquoi Plotin insiste, d’une part, sur la puissance vitale que l’Âme transmet aux êtres sensibles et, d’autre part, sur le logos qui préside à la venue à l’être du sensible. Il nous semble que la raison en est que cette puissance vitale, infinie et illimitée, ne doit pas apparaître anarchique ni hasardeuse. En effet, dans la procession comme dans le processus de création, il ne doit y avoir aucune irrationalité et, de fait, il n’y en a pas16. Tout se déroule selon la Raison, et le Νοῦς apparaît là encore comme un logos originaire. En ce sens, de même que la vie du Νοῦς est, pour les êtres postérieurs à lui, vie originaire et première, de même l’Intelligence comme logos originaire est principe de rationalité pour l’organisation du sensible. Expliquons ce point.
8Nous avons vu que l’Âme est logos du Νοῦς, mais à son tour le Νοῦς est lui-même dit être le “logos’de l’Un17, ce qui ne va pas sans difficulté18. Nous pensons, quant à nous, en accord avec les analyses de John Michael Rist qu’il n’y a pas, à proprement parler, de logos de l’Un19. Cependant, nous pouvons néanmoins tenter d’expliquer pourquoi Plotin dit, dans ce traité 10 (V, 1), que le Νοῦς est le “logos’de l’Un.
9Lorsque nous avons analysé l’Ennéade VI, 8 (39), nous avons sciemment omis de commenter un passage dans lequel Plotin affirme que l’Un est « le père de la Raison (ou du Logos) »20. Si nous suivons ici aussi la logique propre de l’Alexandrin, force nous est de comprendre que, pour Plotin, être le Père, ce n’est pas être semblable à ce dont on est le Père : la cause n’est jamais identique à l’effet, ou, pour le dire avec l’auteur lui-même, l’Un donne toujours ce qu’il n’a pas. N’ayant pas le Logos, l’Un donne pourtant le logos ; en ce sens, il en est le Père, parce que, justement, il ne l’a ni ne l’est. Mais comment, demandera-t-on, donne-t-il le logos, comment en est-il le Père, puisqu’il ne l’a pas ? Le même passage de VI, 8 (39), 14 ajoute que l’Un est pour les êtres « leur raison », « leur cause et leur essence causale », or cette attribution de la Raison, de la cause et de l’essence causale des êtres à l’Un est autorisée par le contexte très précis du traité 39 (VI, 8) : dans ce traité en effet, Plotin réfute la thèse attribuant à l’Un une existence due au hasard et faisant des êtres dérivés les fruits d’une procession anarchique et irrationnelle due à la contingence et non à la raison. De là cet argument réfutatif :
Si donc il n’y a rien d’accidentel ou qui tienne du hasard, et qu’il n’y a pas non plus de “il est advenu ainsi” dans le cas des êtres q u i possèdent en eux-mêmes leur cause, et si tous ces êtres qui viennent de lui possèdent cette cause, puisqu’il est le père de leur raison, de leur cause et de leur essence causale, – toutes choses qui sont éloignées du hasard – on pourrait dire qu’il est donc le principe et pour ainsi dire le paradigme (οἷον παράδειγμα) des êtres qui ne participent pas du hasard. Celui qui est réellement et primordialement, dépouillé de tout hasard, de la chance et de l’accident ; cause de lui-même, il est par lui-même et de lui-même ; et cela, lui l’est primordialement et il est au-delà de l’être (ὑπερόντως)21.
10La première remarque que l’on doit faire est que Plotin identifie ici la raison à l’être, et que, puisque l’Un est au-delà de l’être (ὑπερόντως), il est du même coup au-delà de la raison. La deuxième remarque est que notre auteur dit que l’Un est pour les êtres une sorte de paradigme, or la fonction paradigmatique, la fonction de modèle, est celle du Νοῦς, puisqu’en effet l’Intelligence est le modèle de l’ordre éternel que le logos de l’Âme devra, tant bien que mal, imprimer au sensible. Là encore, la clausule οἷον montre un passage à la limite du langage lorsqu’il s’agit du Principe : Plotin transporte le langage qui vaut pour le Νοῦς dans une région, celle de l’Un, où ce langage n’est plus approprié, et il l’ajuste au Premier à l’aide de l’οἷον. Nous avons donc déjà deux indications nous permettant d’affirmer que la raison n’est pas dans l’Un, mais qu’elle est néanmoins un don de l’Un aux êtres inférieurs, étant entendu qu’il ne peut donner que ce qu’il n’a pas, alors que les êtres postérieurs à lui, quant à eux, ne peuvent donner que ce qu’ils ont. Mais il y a plus encore : c’est l’Un qui communique aux êtres leur nécessité, entendons par là la raison de « leur être tel » dont parle Plotin, sans qu’il ne soit lui-même esclave de cette nécessité, car « il est de lui-même et par lui-même » ce qu’il est, et cette auto-position de soi, conjointe à l’absolue maîtrise de soi, fait qu’il est au-delà de l’être, c’est-à-dire de la nécessité « d’être tel ». La nécessité rationnelle qui préside à la venue à l’être des hypostases inférieures est donc muée en l’Un en liberté et volonté qui font qu’il se veut lui-même tel qu’il est. Aussi n’y a-t-il pas de hasard en lui, pas plus qu’il n’y en a dans les êtres dérivés, puisque l’ordre de l’Intelligible se rapporte à la puissance première et infinie qui sourd de l’Origine absolue et que cette puissance est telle que :
La puissance de là-bas ne signifie pas le pouvoir des contraires, mais bien une puissance inébranlable et immobile qui est la plus grande puissance qui soit22.
11La puissance infinie de l’Un est donc univoque, elle est la nécessité pour les êtres « d’être tels » c’est-à-dire vivants, car tout acte est, selon Plotin, vie. Mais elle leur commande aussi en quelque sorte d’être, autant que faire se peut, aussi parfaits que le Principe, dans la mesure où celui-ci est comme leur paradigme. La volonté et la liberté qui dans le Premier fait qu’il se veut tel qu’il est, va devenir, dans les êtres inférieurs, leur raison d’être. Il y aura perfection pour les êtres inférieurs à hauteur de la raison qui est en eux. En ce sens, l’Un est bien le Père de la raison, sans être lui-même raison, et c’est bien ce qui exclut de la procession toute contingence et tout hasard, comme c’est la liberté et la volonté de l’Un qui excluent de lui tout hasard et toute contingence. Mais c’est aussi parce que la puissance infinie du Principe, qui fait qu’il s’auto-produit tel qu’il est et tel qu’il veut être, est une puissance interne fondatrice, qu’elle sera, pour les êtres dérivés qui reçoivent de lui l’énergie de son Acte auto-fondateur la nécessité de leur constitution selon la raison. C’est parce que la puissance dérivée du Premier l’est d’une puissance fondatrice, que tout ce qui vient d’elle et qui lui est postérieur a un caractère nécessaire et rationnel. Ainsi le Νοῦς, premier né de l’Un, possède originairement le logos, un logos qui est parfait, qui est le principe même des logoi qui en dérivent car, étant à l’origine des êtres, il importe que le logos soit d’abord dans le Νοῦς avant d’être dans l’Âme. Mais le logos n’est pas dans le Premier, puisqu’il manifeste une infériorité vis-à-vis de la puissance absolument libre et fondatrice qui fait que l’Un seul peut se vouloir tel qu’il se veut. Le logos de l’Intelligence est donc un logos primitif, manifestation de la perfection d’une activité qui reste en elle-même, parce qu’il indique le degré d’unité de cette hypostase : « L’Intelligence, dit Plotin, est toujours comme elle est, son acte est stable et identique »23, on pourrait ajouter que son logos lui est immanent.
12C’est précisément ce logos qui est logos de tous les logoi24 et leur principe25. Dans le traité 50 (III, 5), qui est une exégèse des mythes de la naissance d’Érôs du Banquet et du Phèdre de Platon, Plotin personnalise le logos sous les traits de Poros. Poros-logos est, dit l’Alexandrin26, d’abord « enroulé sur lui-même dans l’Intelligence », ici appelée Zeus. Le logos est, dans l’Intelligence, totalement enveloppé parce qu’il se suffit à lui-même, mais l’Intelligence se diffuse dans l’Âme, fille de Zeus appelée Aphrodite, et y répand ses richesses. Ce qui signifie que dans l’Âme se trouvent déployées les raisons divines, beautés du « jardin de Zeus ». Le logos est donc l’énergie qui se diffuse du Νοῦς dans l’Âme, produisant en elle la multiplicité des logoi. Ces logoi seront les principes actifs que sa partie inférieure transmettra, sous forme d’images et de reflets, à la matière sensible pour l’informer. Mais avec la vie que l’Âme inférieure donne aux formes sensibles, elle leur confère aussi le logos – certes, un logos qui n’est plus éternellement enroulé sur lui-même, comme dans l’Intelligence, mais qui se déploie selon la temporalité propre de l’Âme et qui est sa vie. C’est pourquoi la puissance de l’Âme inférieure va se déployer selon le logos, c’est-à-dire en projetant dans le sensible les images des formes intelligibles, images qui sont ses logoi. Le mouvement de déploiement de ces logoi par la dunamis de l’Âme ne se fait pas, ici non plus, sans rationalité, mais selon l’ordre même des raisons éternelles contenues dans le Νοῦς, dans lequel son propre logos prend sa source. L’Âme inférieure crée donc et gouverne le monde selon la raison :
Car il ne convenait pas (οὐ θεμιτὸν) que ce qui est dans le voisinage de l’Âme n’eût aucune part à la raison27.
13C’est pourquoi le logos de l’Âme inférieure va vers l’en-dehors, vers le souci et l’extériorité.
14Nous avons dit que ce logos provient du Νοῦς, car lorsque l’Âme pure contemple l’Intelligence, elle produit un logos qui est comme l’image de la vie intérieure du Νοῦς. C’est cependant un logos vital, une puissance vitale et productrice, qui va transmettre au sensible les formes intelligibles que l’Âme supérieure contemple et qui sont les logoi de celle inférieure. La partie inférieure les transmet selon une raison qui lui est transcendante, puisqu’elle a son origine dans le Νοῦς, mais en même temps elle crée selon son propre logos, qui est sa vie temporelle mais non spatiale, mimant la vie éternelle des intelligibles, et qui est donc de lui-même et par lui-même imparfait, c’est-à-dire qui n’a plus en lui d’unité. Son unité, c’est l’Âme supérieure qui la lui donne, en contemplant éternellement l’Intelligence :
L’Âme est en effet le logos de toutes choses ; elle est le dernier logos des intelligibles et des choses comprises dans l’Intelligible, et le premier logos des choses de l’univers sensible28.
15Entendons : l’Âme inférieure – qui, en tant que dernier logos de l’Intelligible, est un logos-principe d’ordre, c’est-à-dire de raison, car c’est par son logos que toutes choses sont réglées29 – est, en tant que premier logos du sensible, un logos dont dépend la production des êtres soumis au devenir. L’Âme informe donc la matière sensible via son logos, mais aussi grâce à la puissance qui constitue son essence et qui est sa puissance-active-vivifiante. L’Âme inférieure donne la vie à ce qui vient après elle, non la vie telle qu’elle l’a reçue de l’Intelligence, vie éternelle et immuable, mais telle qu’elle constitue son essence et son acte, c’est-à-dire selon la temporalité. Naturellement, nous l’avons vu, cette temporalité est pour l’Âme inférieure encore intelligible, car ce ne sera que lorsqu’elle actualisera dans la matière sensible la vie multiple du Νοῦς, sous forme d’images et de reflets, que la temporalité, en s’adjoignant la spatialité grâce au contact avec la matière sensible, deviendra le temps sensible du devenir.
16Récapitulons le chemin parcouru jusqu’ici. Nous avons montré que le logos est intimement lié à l’ordre de la procession des hypostases, mais aussi à la procession de la vie. Venant de l’Un, donné par lui, le logos, tout comme la vie, signifie l’étroite dépendance des êtres dérivés eu égard au Principe et souligne que de l’Un à l’Âme il y a passage de l’absolue simplicité à une multiplicité croissante. Cependant, il nous est apparu, à parcourir les textes plotiniens, qu’à strictement parler cette dépendance par le logos ne vaut qu’en ce qui concerne la relation de l’Intelligence et de l’Âme : du rapport existant entre le Νοῦς et l’῞Εν nous ne pouvons que dire, avec Plotin, que l’Un donne ce qu’il n’a pas. C’est parce qu’il est lié à la vie de l’Âme, que le logos ajoute à la procession une réelle dualité exclue du Νοῦς, et qu’il instaure en l’Âme un véritable écart de soi à soi, permettant par là même que naisse le sensible par la donation à l’obscurité de la matière de la vie et du logos que cette hypostase contient. Car si l’Âme supérieure demeurait toujours unie à son principe, le Νοῦς, il n’y aurait aucune possibilité pour sa partie inférieure de déployer la puissance dérivée de l’Intelligence dans le sensible ; on pourrait même ajouter qu’il n’y aurait probablement pas d’Âme inférieure. C’est pourquoi la production par cette partie inférieure de l’univers sensible s’identifie au logos, puisque, dit Plotin, l’Âme-Nature est le logos lui-même : « τὴν φύσιν εἶναι λόγον »30. Enfin, c’est l’Alexandrin lui-même qui présente les logoi, au niveau de l’Âme, comme les essences vivantes éternellement actualisées par sa partie supérieure31 contemplant éternellement les intelligibles dans le Νοῦς ; tandis que dans l’Intelligence se trouve le logos originaire et primitif, le logos qui est principe de tous les logoi qui sont dans l’Âme, le logos primitif d’où dérive le logos propre de l’Âme. L’Intelligence n’est donc pas le logos, elle est vie en soi (αὐτοζῶν)32, archétype de toute vie, parce qu’elle est contemplation absolument vivante, mais elle a en elle le logos, car elle possède en elle-même la raison d’être de son être qui lui a été donnée par la puissance infinie et dérivée de la puissance fondatrice de l’Un.
17La production du sensible par l’Âme se fait donc grâce au logos image du logos du Νοῦς et energeia dérivée du Νοῦς, puissance productrice transmise par l’Intelligence. C’est par cette puissance vitale que l’Âme inférieure imprime à la matière sensible des formes qui ne sont que des reflets et des images déficientes des logoi contenus dans l’Âme. Mais c’est aussi grâce à son logos que la production du sensible par la partie inférieure advient selon une loi et une raison données par l’Intelligence elle-même :
Toutes choses sont accomplies par subordination à un unique logos ; toutes choses sont réglées [par l’ordre universel]33.
18Or, nous avons aussi signalé au début de notre réflexion sur la nature et sur le logos de l’Âme, qu’il y a un erôs agissant à travers elle, un erôs qui se transmet à sa production et qui n’est qu’un erôs affaibli, et même “inversé” pourrait-on dire, par rapport au désir et à l’amour à l’œuvre dans la constitution des hypostases. Cet erôs déficient, lié au logos imparfait de l’Âme, d’après le traité 50 (III, 5) : « De l’Amour », doit maintenant être étudié.
Les deux ἔρωτες de l’Âme
19Le désir et l’amour sont substantiellement liés à toute hypostase dans son acte de conversion vers le principe qui l’a engendrée :
Tout être engendré désire et aime l’être qui l’a engendré34.
20Le désir et l’amour pour le générateur arrêtent donc la procession du flux indéterminé qui dérive de la réalité supérieure pour le constituer en une unité déterminée, en une hypostase séparée et subsistante par elle-même. Cette conversion ne s’achève que dans l’union avec le Principe, le suprêmement aimable (ἐρασμιώτατον) dont parle le traité 38 (VI, 7)35. L’ἔρως est donc le processus fondamental par lequel une hypostase se constitue et s’actualise en une réalité intelligible et divine, de la même manière qu’il permet à cette hypostase un mouvement d’auto-dépassement, d’éternel élan amoureux vers le Bien, dans le désir d’union avec le Principe. C’est ainsi que nous avons discerné dans le Νοῦς un érôs noétique qui le constitue comme sensé (Νοῦς ἔμφρων)36, mais aussi, antérieur et en somme plus pur que lui, un Νοῦς pré-intellectuel et amoureux qui est vie auprès du Bien et qui est tout entier désir de le voir37. La vie intérieure du Νοῦς est, par ailleurs, un état de désir toujours comblé, puisque ce qu’il voit et aime en lui-même est la « ressemblance avec le Bien » (ἀγαθοειδής) – c’est-à-dire le Bien lui-même, auquel il accède par ce qui en lui est antérieur à la pensée, à savoir par le désir et l’amour. Cette vection érotique du Νοῦς est une contemplation non intellectuelle du Bien, l’érôs étant ici un amour pur pour le Principe. Il y a donc toujours, dans la dynamique érotique, deux moments : un moment où le désir et l’amour pour le Bien constituent l’hypostase en une réalité achevée et séparée, et un autre moment où le désir et l’amour trouvent leur achèvement, leur complétude dans l’union avec le Principe. Ce deuxième moment est en fait premier, car c’est de ce désir inné pour le Bien que naît la pensée de l’Intelligence. Le désir est donc originaire et antérieur au Νοῦς pensant, puisque c’est lui qui engendre la pensée et ne fait qu’un avec elle38. La pensée, qui détermine et délimite l’Intelligence par son désir de contempler le Principe, ne peut que s’auto-dépasser dans un mouvement qui la transcende, qui est négation d’elle-même et qui est véritablement la vie pré-noétique tournée vers le Bien. De ce contact éternel avec sa source (le Νοῦς ϰαθαρός est en effet aussi bien Νοῦς ἐρῶν), l’Intelligence comme hypostase achevée tire une complétude et une unité qui font d’elle une hypostase supérieure à celle de l’Âme. C’est pourquoi le Νοῦς sera pour l’Âme l’aimé par excellence (τὸ ἐράσμιον)39, alors que le Bien est le suprêmement aimé (τὸ ἐρασμιώτατον)40. On le voit, l’ἔρως agissant dans le Νοῦς lui assure simultanément et immédiatement son existence séparée et son union avec le Principe. L’Intelligence est toujours déjà pensante parce qu’elle est toujours originairement aimante.
21Mais nous savons aussi que cet érôs qui se diffuse dans le Νοῦς et qui en est constitutif, provient d’un Érôs autrement plus grand, celui de l’Un qui, parce qu’il est Amour de soi et regard amoureux qu’il porte sur lui-même41, engendre, par la dérivation de son « immense puissance », la totalité des hypostases inférieures. L’Amour diffusif de l’Un est ainsi à la source de la procession, en tant que puissance dérivée et indéterminée, et moteur de la conversion par la puissance attractive de l’amour pour le Bien42.
22Nous en retiendrons pour l’instant que les deux niveaux du Νοῦς, qui ont été séparés par Plotin pour expliquer, d’une part, la genèse de l’Intelligence en tant qu’hypostase et, d’autre part, la nature du désir qui lui est inhérent, ne sont en fait qu’une seule et même Intelligence dans la mesure où le Νοῦς pré-intellectuel et celui pensant fusionnent dans l’amour pour le Bien. L’ἔρως est donc ce qui assure au Νοῦς sa plus grande concentration, sa plus grande perfection et sa plus grande unité : toujours en contact avec l’objet de son désir, uni au Bien par un amour supérieur à la pensée, il peut, de ce fait, s’aimer lui-même car, à travers l’amour qu’il se porte, c’est encore et toujours son amour pour le Bien qui s’exprime.
23En revanche, nous avons vu qu’en l’Âme il y a bien deux niveaux qui ne coïncident pas exactement, parce que l’ἔρως agissant en elle se dédouble, pour ainsi dire, en deux désirs contraires et pourtant non séparés absolument puisqu’unifiés, jusqu’à un certain point, par le désir qu’elle éprouve pour le Bien. Ainsi, sa partie supérieure a en elle-même un ἔρως pur qui s’adresse au Νοῦς et le contemple comme l’objet de son désir, comme l’ἐράσμιον de l’Âme ; mais, dans un mouvement qui la porte toujours plus haut, cet ἔρως peut aussi dépasser le Νοῦς en tant qu’il est une hypostase achevée belle et désirable, pour unir l’Âme au Bien lui-même, puisque ce qu’elle voit, lorsqu’elle contemple l’Intelligence, c’est le Bien suprêmement aimable, l’ἐρασμιώτατον de l’Intelligence et de l’Âme supérieure43. L’ἔρως de l’Âme supérieure participe donc de ce courant érotique qui a sa source en l’Un44 et qui est à la fois constitutif des hypostases séparées et mouvement de transcendance de ces mêmes hypostases dans leur désir d’union avec le Bien.
24L’ἔρως de l’Âme inférieure est, quant à lui, imparfait. Si en effet, dans la partie supérieure, l’amour se manifeste comme désir de rester unie à son principe, il est, dans l’inférieure, l’expression d’un désir d’extériorité qui se porte vers la matière sensible, désir de donner forme et vie à ce qui n’a pas du tout d’unité. C’est pourquoi il existe dans l’Âme une tension érotique qui se substitue à la tendance érotique univoque du Νοῦς manifestée par l’éternel désir du Bien. Cette tension implique, en l’Âme, l’existence de deux erôtes contraires : l’ἔρως de l’Âme supérieure s’exprime par le désir de rester unie, par la contemplation, aux réalités intelligibles et éternelles, tandis que celui de l’Âme inférieure se manifeste comme désir de ce qui est autre que soi, désir d’extériorité et de devenir, que confirme la “temporalité” de l’Âme inférieure ainsi que son inclination vers les êtres inférieurs. Mais cette tension s’exprime aussi sous la forme du logos dans cette partie de l’Âme, logos imparfait et déficient, bien qu’ayant sa source dans le logos parfait et éternel de l’Intelligence. Ce logos déficient donne naissance, en l’Âme inférieure, à un ἔρως lui-même imparfait et déficient, qui n’est plus celui dynamique et continu qui sourd de l’Un, ou plus exactement qui n’est plus son expression parfaite et éternelle, mais qui est un ἔρως engendré par des réalités intelligibles déficientes. Cet amour inférieur de l’Âme inférieure s’exprime aussi par une volonté d’indépendance vis-à-vis des réalités éternelles, et il est ainsi la marque de la puissance créatrice de l’Âme inférieure.
25Dans cette Âme donc, le logos est inséparable de l’ἔρως. C’est ce que Plotin explique dans l’Ennéade III, 5 (50). Il convient de remarquer d’emblée que l’interprétation plotinienne des mythes platoniciens de la naissance d’Érôs dans le Banquet et le Phèdre45 est entièrement métaphysique puisqu’elle suppose que sous les figures mythiques platoniciennes se trouvent des réalités intelligibles et intemporelles. Il y a donc possibilité de déployer en langage philosophique le récit mythique46. Dans ce traité, c’est Logos qui engendre Érôs. Ainsi, en III, 5 (50), 7, Plotin – qui a décrit auparavant la naisance du logos de l’Âme inférieure – en vient à la description de la naissance de l’ἔρως de l’Âme inférieure comme le résultat de l’union (ici du mariage), de ce logos avec cette Âme, et écrit :
Ainsi, le logos est venu dans ce qui n’est pas logos, car l’indétermination de l’Âme n’a pas encore rencontrée son bien, elle est seulement désir indéterminé et réalité indistincte, et elle produit un être imparfait [Érôs], car il a été engendré à partir d’un désir indéterminé, même s’il est aussi engendré à partir d’un logos qui se suffit à lui-même47.
26Pour mieux comprendre la naissance de l’ἔρως imparfait de l’Âme inférieure, il nous faut faire un nouveau détour par le logos car, en analysant ce qu’est le logos de l’Âme nous saisirons ce que signifie la naissance de l’ἔρως de l’Âme inférieure par le logos.
27Tout d’abord, comment le logos naît-il dans l’Âme ? Un texte de Plotin décrit sa nature et sa naissance :
Le logos n’est pas la pure Intelligence, l’Intelligence en soi (οὐϰ ἄϰρατος νοῦς, οὐδ᾽ αὐτονοῦς) ; il n’est pas non plus l’Âme pure (ϰαθαρᾶς), mais il en dépend ; il est comme un rayon lumineux (ἔϰλαμψις) issu à la fois de l’Intelligence et de l’Âme. L’Intelligence et l’Âme, l’Âme qui se conforme à l’Intelligence, engendrent ce logos, telle une vie possédant en silence son logos48.
28Dans ce passage du traité 47 (III, 2), le logos de l’Âme nous est présenté comme le produit conjoint de l’Intelligence et de l’Âme pure ; il n’est donc pas le résultat d’une conversion de l’inférieur vers le supérieur, mais est « comme un rayon lumineux » issu de la rencontre entre l’Âme supérieure contemplative et ce qu’elle contemple, le Νοῦς. Nous comprenons que ce « rayon lumineux », le logos de l’Âme supérieure, vient éclairer49 le désir vague et indéterminé de l’Âme inférieure, puisqu’aussi bien Plotin ne cesse de rappeler que la partie supérieure demeure toujours en haut, « toujours fécondée et illuminée par ce qui est en haut »50. L’Âme supérieure reste donc toujours tournée vers l’Intelligence, dans une plénitude et une illumination éternelles ; il n’y a en elle ni désir vague, ni indétermination car, étant en acte une réalité achevée et parfaite, il ne saurait subsister en elle quelque indétermination. Mais, parce que sa contemplation, moins pure que celle de l’hypostase supérieure, ne peut épuiser le processus par lequel elle acquiert les intelligibles contemplés dans l’Intelligence, elle produit conjointement avec la seconde hypostase un logos qui est comme « un rayon lumineux » venant éclairer la matière qu’est, à ce stade, l’Âme inférieure, et produisant en elle un contenu à connaître. Les logoi sont ainsi dans la seule Âme inférieure, car la partie supérieure est pure intellection de ce qui est dans l’Intelligence, c’est-à-dire des formes intelligibles. On voit dès lors comment le logos, qui est « un rayon lumineux » produit conjointement par l’Intelligence et l’Âme pure, et qui est le logos, pour ainsi dire, de l’Âme supérieure, éclaire l’Âme inférieure, laquelle procède de la première. Cet “éclairage” va produire la multiplicité des logoi qui sont dans la partie inférieure en tant qu’images ou reflets de ce que la supérieure contemple dans le Νοῦς (à savoir les réalités intelligibles), et qu’elle peut connaître puisqu’elle les possède en elle-même51. Autrement dit, la transmission des formes intelligibles dans l’Âme se fait par l’intermédiaire d’un logos, produit conjoint de l’Intelligence et de l’Âme pure, “résultant” de la contemplation de l’Âme supérieure.
29Dans un autre traité, Plotin explique pourquoi il y a nécessité d’un logos de l’Âme inférieure52, et en donne une analyse sous forme de mythe : comme l’Intelligence ne peut entreprendre la création du sensible, puisqu’elle ne saurait produire en-dehors du monde intelligible, elle ne peut assumer les fonctions d’un Démiurge ; le Νοῦς est, en ce sens, semblable à Cronos qui conserve en soi la plénitude des intelligibles qu’il engendre, « engloutissant » ses enfants. Mais Zeus, ici l’Âme, échappe à cet engloutissement et va faire ce que l’Intelligence ne pouvait faire, à savoir déployer à l’aide du logos qui est en elle les puissances dérivées du Νοῦς, car l’Âme élèvera ses enfants en étendant son action jusqu’à la matière sensible.
30Il y a donc bien nécessité, pour l’Âme, de produire le logos ; mais il y a tout autant nécessité, pour l’Intelligence, de “prêter main forte”, si l’on peut dire, à l’Âme pour le produire, c’est pourquoi le logos est le produit conjoint de l’Intelligence et de l’Âme pure. Mais, comme le logos de l’Âme a sa source dans celui non déployé de l’Intelligence, dans un logos parfait et totalement achevé qui est à lui-même plénitude, il sera nécessairement imparfait53. Tel est donc le logos de l’Âme, et, dans l’optique du traité 50 (III, 5), il va combler imparfaitement un désir lui-même vague et indéterminé.
31Dans ce traité 50 (III, 5), le produit du logos n’est plus la multiplicité des logoi, mais l’ἔρως de l’Âme inférieure. Ce changement d’horizon est, comme nous l’avons dit, motivé par le fait que l’Ennéade III, 5 (50) est une exégèse du Banquet de Platon. Quoiqu’il en soit cependant de ce changement de point de vue, nous pouvons relever néanmoins des constantes ontologiques dans les analyses plotiniennes du logos de l’Âme. Ici comme en d’autres passages des Ennéades54, le logos de l’Âme provient, ou est issu du logos de l’Intelligence. Ici comme ailleurs, Plotin insiste sur la nécessaire imperfection de ce logos dérivé du logos noétique parfait. Mais ici aussi, comme dans les autres traités, le logos n’est pas engendré par conversion vers le principe supérieur, mais « il est venu » dans l’hypostase inférieure, l’Âme, et plus exactement encore, dans l’Âme inférieure. C’est pourquoi l’ἔρως engendré par le logos imparfait ne peut être qu’un amour imparfait et incapable de se suffire à lui-même :
Il [le logos] n’a pu rendre son produit [l’ἔρως] parfait et capable de se suffire à lui-même, mais au contraire il l’a rendu déficient, étant donné que ce produit a été engendré à partir d’un désir indéterminé, même s’il est engendré aussi à partir d’un logos qui se suffit à lui-même55.
32On peut cependant être surpris par la dernière ligne de cette citation : « même s’il est engendré aussi à partir d’un logos qui se suffit à lui-même », puisqu’en effet nous venons de voir que le logos de l’Âme inférieure est un logos imparfait qui ne peut donc pas se suffire à lui-même. Plotin lui-même corrige d’ailleurs ce qu’il peut y avoir d’excessif dans sa description du logos engendreur de l’ἔρως déficient de l’Âme inférieure. En effet, quelques lignes plus bas, il ajoute :
Plus précisément, ce n’est pas le logos lui-même56 qui est mêlé à l’indétermination, mais c’est le logos qui dérive de ce logos qui est mêlé à l’indétermination57.
33Si donc ce n’est pas le logos parfait de l’Intelligence qui est venu dans l’Âme, mais un « logos dérivé de ce logos », il faut comprendre que le logos de l’Âme est une image, un reflet, « un rayon lumineux » qui dérive du logos noétique pour venir en elle. Etant un dérivé, il est nécessairement moins parfait que le logos de l’Intelligence, et ce qu’il engendre, à savoir l’ἔρως de l’Âme inférieure, est un produit lui aussi nécessairement déficient et incapable de se suffire à lui-même. Mais tout en étant imparfait et déficient, cet ἔρως inférieur ne provient pas moins que les autres erôtes de ce même courant érotique, de cette même dynamique érotique qui a sa source en l’Un et qui s’exténue dans la matière sensible.
34Des précédentes analyses nous avions conclu que le logos est étroitement lié à la procession de la vie ; nous pouvons affirmer à présent qu’il est aussi intimement uni à l’ἔρως, et plus particulièrement à celui de l’Âme inférieure. Parce que cette Âme est comme informée par le logos, sa vie est raison et, qui plus est, raison de faire être. En outre, si la vie que l’Âme inférieure projette dans le sensible via les logoi n’est pas exempte d’ordre et de raison, l’Âme transmet aussi aux êtres inférieurs l’ἔρως qu’elle possède, en même temps qu’elle leur confère la vie. Cet amour indissolublement lié à la vie n’est qu’un autre nom de la puissance vitale qui parcourt l’ensemble du monde intelligible ; il est, au niveau de l’Âme inférieure, le dernier feu de ce qui a procédé de l’Un, l’ultime trace du Principe que l’Âme donne à l’obscurité qui vient après elle.
Le problème particulier de L’ἔρως de l’Âme inférieure
35Nous centrerons maintenant notre attention sur une autre difficulté des passages du traité 50 (III, 5) que nous rappelons ci-dessous :
Ainsi le logos, parce qu’il est venu dans ce qui n’est pas logos, mais seulement désir indéterminé et réalité indistincte, n’a p u rendre son produit parfait et capable de se suffire à lui-même [… ]58 ; [le logos] s’est mêlé à l’indétermination59.
36Notre question sera celle-ci : de quoi parle donc Plotin lorsqu’il emploie des expressions telles que « désir indéterminé », « réalité indistincte » et « indétermination » ? Au tout début du chapitre 7, l’Âme a été identifiée à Pénia, et Pénia à la matière intelligible ; mais Plotin a insisté sur le fait que, bien qu’elle soit matière intelligible,
Pénia participe à la nature même de l’Intelligible et n’est pas une image de l’Intelligible ou un reflet venu de l’Intelligible60.
37La matière intelligible, nous l’avons vu, est la dyade indéfinie en tant que produit dérivé de l’Acte pur de l’Un. Toutes les hypostases, à savoir le Νοῦς et l’Âme, sont faites de ce substrat destiné à recevoir les formes61. Ainsi dans l’Âme, les parties supérieure et inférieure proviennent toutes deux de ce même produit dérivé du Principe, que Plotin nomme « matière intelligible » ou « dyade indéfinie ». Si l’Âme inférieure est, elle aussi, matière intelligible et non simple image ou reflet de l’Intelligible, c’est qu’elle a procédé de la partie supérieure, et cette procession au sein d’une même hypostase peut s’expliquer par le fait que l’Âme, en se tournant vers son principe, l’Intelligence, n’a pas actualisé la totalité de ce qu’elle a reçu, à savoir la totalité de la puissance multiple et indéterminée qui est comme l’énergie dérivée de l’acte du Νοῦς. Mais nous savons maintenant que ce dernier n’actualise pas lui-même la totalité de la puissance immense et indéterminée qu’il reçoit de l’Un ; la matière intelligible peut donc se comprendre, d’une part, comme le produit dérivé de l’Origine absolue, la proto-vie, d’autre part, comme ce qui reste de ce produit une fois que les hypostases se sont constituées en réalités achevées et séparées. La matière intelligible est par conséquent toujours, en elle-même, la puissance dérivée et indéterminée de l’Un qui possède par elle-même la possibilité de la réalité eidétique62. Or si l’Âme, à l’instar du Νοῦς, n’actualise pas la totalité de ce qu’elle reçoit – c’est-à-dire l’énergie dérivée de l’acte qui la précède ou encore la puissance infinie et indéterminée qui sourd de l’Un et qui n’est autre que la matière intelligible – elle ne peut pourtant, comme le fait le Νοῦς, produire par ce surplus une autre hypostase, et elle ne le peut pas parce qu’elle n’a pas en elle suffisamment d’unité. Son acte n’est pas, comme c’est en revanche le cas pour l’Intelligence, un acte tel qu’elle enfermerait en elle-même la totalité de ce qu’elle possède. Tout au contraire, dépendante du Νοῦς pour ce qui est de ses contenus, sa procession ne peut que lui être intérieure, elle ne peut que se dédoubler en Âme supérieure toujours contemplante, toujours comblée par ce qu’elle contemple, et en Âme inférieure recevant le produit de sa contemplation, ou plutôt étant elle-même le produit de sa contemplation :
La première partie de l’Âme (τὸ πρῶτον), sa partie rationnelle (τὸ λογιστιϰὸν), demeure toujours en haut et tournée vers le haut, recevant ainsi sans cesse plénitude et illumination, elle demeure toujours en haut dans le monde Intelligible. L’autre partie de l’Âme qui participe au monde Intelligible par cette participation qui est la première et qui est participation à celle qui lui est supérieure, l’autre partie donc s’avance vers l’extérieur en laissant la partie antérieure, la partie d’elle-même qui est avant elle, demeurer en repos là où elle l’a laissée. Car si elle abandonnait cette partie antérieure d’elle-même, elle ne serait plus partout, mais seulement là où elle finit son parcours63.
38Retenons pour le moment de ce texte que Plotin y insiste sur la participation de l’Âme inférieure à l’Âme supérieure64, ce qui nous ramène au texte de III, 5 (50), 7 où il est dit que Pénia participe au monde intelligible. Dans le texte de III, 8 (30), 5, Plotin affirme que la participation de l’Âme inférieure à celle supérieure est la première participation que l’on peut relever, et qu’elle est interne au monde intelligible. Ce qui veut dire, si nous interprétons convenablement, que l’Âme inférieure ne tire sa réalité intelligible que de cette participation à la supérieure, comme Pénia ne tire sa consistance intelligible que par participation aux réalités intelligibles. Dans le cas présent, la participation est celle de Pénia à Aphrodite, c’est-à-dire à l’Âme supérieure en tant qu’hypostase réalisée, car Aphrodite est plus « ancienne », entendons : antérieure, logiquement et en perfection, à l’Âme inférieure appelée ici Pénia. La partie supérieure est celle qui est « seulement » (μόνον) et absolument (ἁπλῶς) Âme, elle est l’Âme divine tournée exclusivement et essentiellement vers le Beau et le Bien65. Quant à l’autre Âme, qui est postérieure à Aphrodite, elle porte ses regards vers le haut, entendons ici la participation car cette conversion du regard n’engendre pas une hypostase nouvelle, comme c’est normalement le cas : bien au contraire, cette Âme est en plus l’Âme de « quelque chose », c’est-à-dire celle qui aura pour fonction d’organiser le monde sensible. C’est pourquoi la partie inférieure est l’Âme des âmes qui iront dans les corps individuels. Aphrodite, quant à elle, reste unie à Cronos puisqu’elle « s’attache à suivre Cronos ou, si l’on veut, le père de Cronos, Ouranos »66 ; elle reste pure et sans aucun contact avec les choses inférieures, dans son éternelle contemplation amoureuse. Mais Pénia, qui est la matière intelligible en mal de détermination, parce qu’elle participe à l’Âme supérieure, à Aphrodite, va recevoir d’elle le fruit de sa contemplation, qui est le logos engendrant en elle l’ἔρως inférieur dont elle fera don aux êtres qui la suivent. Dans le traité III, 8 (30), 5, ce que l’Âme inférieure reçoit, de par sa participation à la supérieure – qui est une contemplation affaiblie – est une energeia amoindrie, une trace de la vie de la partie supérieure, une vie plus faible qu’elle aura pour fonction de déployer dans la matière sensible67. Par cette participation intelligible qui est, rappelons-le, la première parmi les réalités intelligibles, l’Âme inférieure ne se sépare pas de l’antérieure, elle lui reste tout au contraire attachée, mais elle s’en éloigne et se place, de par l’imperfection qui lui est inhérente, au niveau inférieur du monde intelligible. Cet éloignement n’est pas conçu par Plotin, au traité 30 (III, 8), 5, comme une rupture avec le monde intelligible, mais seulement comme un écart dû à l’infériorité ontologique de la partie procédante eu égard aux réalités parfaites, achevées et pures, que sont l’Intelligence et l’Âme supérieure68.
39Nous avons dit que dans le traité 50 (III, 5), Pénia – qui est la matière intelligible mais qui, de par sa participation, est de même nature que l’Intelligible – représente l’Âme inférieure. Pénia est donc l’état de l’Âme quand, par sa conversion vers le Νοῦς, elle est devenue une hypostase séparée, quand elle n’a plus en elle de matière intelligible à offrir à l’information de son générateur, quand, en elle, le désir inhérent à l’indétermination de la matière intelligible a été comblé par l’eidos qui la spécifie, quand enfin toute la matière intelligible dont elle est constituée est devenue substrat de l’eidos qu’elle a reçu du Νοῦς. Pénia est donc le surplus, le reste, inhérent à toute information par la réalité supérieure, elle représente l’excédent de la puissance infinie et indéterminée, de la proto-vie qui n’a pas trouvé place dans le processus eidétique de constitution de l’hypostase, elle est cette pure énergie érotique qui sourd de l’Un et qui n’a pas pu s’achever en réalité eidétique. Nous savons qu’au traité 10 (V, 1), 3, 20-23, l’Âme à l’état naissant, c’est-à-dire non encore devenue une hypostase, s’offrait comme matière au Νοῦς, afin d’être informée par lui, c’est-à-dire afin de recevoir de lui la limite et la forme pour devenir une réalité eidétique. Nous avons aussi signalé que cette matière intelligible, qui n’est autre que la surabondance de la seconde hypostase est, pour l’Intelligence, belle :
Etant la matière de l’Intelligence, elle est belle, intelligente et simple comme l’Intelligence elle-même69.
40Nous avons enfin établi un parallèle entre le fait que l’Âme soit matière pour l’Intelligence et le fait que cette dernière soit en quelque sorte “matière” pour l’Un70, ce qui lui donne la possibilité d’acquérir par elle-même la limite et la forme. Or, cette matière qu’on pourrait dire pré-hypostatique est belle lorsqu’elle s’offre comme matière à déterminer, comme substrat de la forme71. C’est qu’elle a pour vocation de devenir une hypostase pleinement achevée et se suffisant à elle-même. Pour le Νοῦς, cela signifie que la fécondité du Principe qui s’épand dans la matière intelligible, dans la proto-vie, doit s’entendre comme la capacité qui lui est donnée d’engendrer par lui-même et de lui-même les formes qu’il contient. Mais pour l’Âme, en revanche, la fécondité du Νοῦς qui s’épanche dans cette matière qu’elle est à l’état naissant signifie que c’est bien le Νοῦς qui lui donne sa forme, sa réalité eidétique, dans la mesure où, en contemplant les εἴδη qui sont en l’Intelligence, l’Âme se les approprie et devient ainsi réalité en acte. Or l’Âme, dans son éternelle contemplation en tant qu’hypostase achevée « surabonde » elle aussi, est-on tenté de dire, mais, étant moins parfaite que l’Intelligence, car elle n’a pas en elle-même l’objet de sa contemplation, son produit dérivé est lui-même imparfait, puisque sa contemplation n’est plus qu’une participation à la perfection des intelligibles. Pénia est donc la matière intelligible au dernier degré de la procession ; une matière intelligible éloignée de sa source, l’Un, de tous les niveaux de perfection qui la précèdent. En tant que matière intelligible, elle s’offre elle aussi à la détermination72 et à la forme, mais elle ne reçoit en elle que le logos dérivé du logos pur de l’Intelligence, et ce dérivé ne peut satisfaire son désir et combler son indétermination. Parce que la participation n’est pas une conversion, qui seule peut déterminer la matière en hypostase achevée, Pénia reste « dans l’indigence et dans l’indétermination de son désir », c’est-à-dire dans l’incapacité de réaliser son désir comme acte, ce qui ferait d’elle une hypostase achevée. Ne pouvant s’auto-constituer en hypostase, car elle participe seulement de la réalité qui lui est supérieure, elle reste une dunamis agitée, lacunaire, et ne peut réaliser en elle l’unité des êtres qui sont à eux-mêmes leur propre bien. A l’inverse, cette unité se réalise, pour la seconde hypostase, par le rassasiement et la complétude73, et pour l’Âme supérieure, par son éternelle contemplation de la réalité supérieure74. Il est cependant à remarquer que même au niveau de l’unité, il y a une sorte de hiérarchie, puisque l’Intelligence est l’hypostase où se réalise la plus grande unité, en même temps qu’elle est, pourrait-on dire, l’hypostase la plus indépendante par rapport à son engendreur, l’Un ; alors que l’Âme supérieure est, quant à elle, dans un état de dépendance ontologique plus marquée, puisqu’elle doit son être et son unité à la contemplation éternelle de l’Intelligence ; enfin l’Âme inférieure est non seulement dans un état de dépendance vis-à-vis de l’Âme supérieure, mais encore dans un état de déficience et d’indigence que sa pauvre contemplation, qui n’est qu’une participation, ne peut combler.
41Pour le dire autrement, le Νοῦς contient en lui-même les νοητά et, parce qu’à ce niveau, Νοῦς et νοητόν coïncident, son objet d’intellection est lui-même, sa νόησις est son unité. En revanche, l’Âme supérieure ne possède pas en elle-même les νοητά, elle les contemple dans le Νοῦς, elle est donc νοερά, « intelligente », dans la mesure où, restant éternellement dans la contemplation du Νοῦς, elle est λογιστιϰόν ; sa νόησις est donc dépendante de l’Intelligence et son unité est déficiente par rapport à elle. Quant à l’Âme inférieure, elle n’a aucune réalité intelligible à contempler ; ce qu’elle reçoit de l’Âme supérieure est un logos dérivé de celui du Νοῦς, c’est-à-dire non pas une réalité intelligible à penser, ce qui ferait d’elle une Âme intelligente, mais à transmettre sous forme de logoi, de raisons formelles, aux réalités inférieures. Son unité ne provient donc pas d’une νόησις, mais de l’Âme supérieure ; par elle-même elle ne peut s’unifier, et c’est pourquoi son acte est sans fin.
42Nous remarquons donc que, dans l’ordre de la procession des hypostases, l’unité est le fruit d’une plus grande aptitude à penser et à se penser. Cependant, nous savons aussi que, dans l’ordre de la conversion, ce qui détermine le plus grand rapprochement avec le Bien, et même l’union au Bien, est la plus grande pureté de l’amour, un amour qui doit être supérieur à la pensée puisque l’Un qui s’aime lui-même est ὑπερνόησις. La plus grande ressemblance avec le Bien n’est donc ni dans la forme, puisque l’Un est sans forme, ni dans l’être, puisqu’il est ἐπέϰεινα ὄντος, ni dans la pensée, puisque le Principe est ὑπερνόησις, mais elle est dans ce qui transcende l’eidétique, l’ontologique et le noétique, à savoir l’amour. De cet amour, nous avons vu que le Νοῦς pré-intellectuel est comme “l’origine” et le “modèle” pour l’Âme : ce qui meut la conversion de celle-ci est, en effet, l’amour qu’elle porte à l’Intelligence et le désir de lui être unie. Le traité 50 (III, 5), 3, ajoute à ces acquis que l’ἔρως de l’Âme supérieure, d’Aphrodite, est comme l’acte de cette Âme75 ; mais cet acte n’est pas celui par lequel cette dernière se constitue en tant qu’hypostase, car Plotin précise :
Donc, c’est de la rencontre entre ce qui tendait intensément son activité de vision en direction de l’objet contemplé et ce q u i s’écoulait en quelque sorte de l’objet contemplé, que l’amour a été engendré, comme un œil rempli, en quelque sorte comme un acte de voir accompagné d’une image visuelle76.
43Ne nous étonnons pas de constater ici que l’Alexandrin rapproche l’ἔρως de la vision, car, à la ligne suivante, il propose pour l’ἔρως l’étymologie suivante : ἔρως vient d’ὅρασις77. Or, ce que voit l’Âme quand elle dirige son regard vers le Νοῦς, c’est sa lumière ; cette lumière emplit son œil, c’est-à-dire son désir, et le comble. Cette lumière est la beauté de l’Intelligence lorsque la lumière du Bien la fait chatoyer78 ; ce que l’Âme aime, à travers son engendreur, c’est donc le Bien lui-même, puisqu’elle le voit lorsqu’elle dirige « son acte (ἐνήργησε) vers lui », « lui » signifiant, dans ce contexte, aussi bien Cronos, l’Intelligence, qu’Ouranos, le Bien79. Le désir est ainsi comblé par la vision de la lumière intelligible qui fait du Νοῦς l’ἐράσμιον de l’Âme parce qu’il est beau, mais cette beauté ouvre aussi en l’Âme un « voir » transcendant le Νοῦς lui-même, un amour et un désir de s’unir au Bien en tant qu’il est l’ἐρασμιώτατον80. Nous constatons donc que l’amour comme « acte de voir » de l’Âme lui est consubstantiel, et qu’il est inhérent à l’acte même par lequel une hypostase s’auto-constitue : sans l’ἔρως qui fait voir à l’Âme où est son bien, il ne pourrait y avoir de mouvement la portant jusqu’au Bien lui-même. L’engendrement d’῎Ερως par l’Âme-Aphrodite n’est dès lors pas un devenir : ῎Ερως est engendré de toute éternité par l’Âme actualisée comme amour du Beau et du Bien, il est « l’acte de l’Âme désirant le Bien », l’œil qui lui permet de contempler, de voir ce qu’elle désire. Ainsi pouvons-nous dire que l’ἔρως de l’Âme-Aphrodite est divin, car il est toujours en acte contemplation du Beau, de l’Intelligence et du Bien. Ce n’est pas un amour qui se disperserait dans l’extériorité, mais c’est, tout au contraire, dans l’Âme-Aphrodite, ce qui est le plus intérieur et le plus semblable à son essence :
Tel est donc assurément l’amour de l’Âme d’en haut, regardant lui aussi vers le haut, puisqu’il est le compagnon de cette Âme, qu’il est engendré à partir d’elle et qu’il se contente de la contemplation des dieux81.
44L’ἔρως de l’Âme supérieure est donc un amour dont le regard se porte toujours vers le haut, dans la vision illuminative du Beau et du Bien. Mais cet amour a aussi pour fonction d’unifier la multiplicité des erôtes, dans la mesure où il est, vis-à-vis de la partie inférieure et des âmes qu’elle contient, le fondement originaire de leur amour. Co-éternel à l’Âme supérieure, puisqu’il fait partie de sa substance même, cet amour ne trouve, comme elle, son bien que dans la vision de ce qui lui est supérieur ; il est appelé par Plotin « acte de l’Âme », parce qu’il est affranchi, comme celle-ci, de toute indétermination, de tout désir vague et incohérent, et qu’il est aussi toujours déjà comblé par sa vision.
45Ainsi, de même que, dans le cas du Νοῦς, sa partie anoétique, le Νοῦς-aimant, voyait toujours son amour comblé par sa vision du Bien, de même, dans le cas de l’Âme, son ἔρως supérieur est lui aussi toujours déjà comblé par sa vision. C’est pourquoi l’union de sa partie supérieure avec le Νοῦς représente la possibilité pour l’Âme, par-delà l’amour du beau intelligible, de s’unir à celui qui donne à l’Intelligence sa lumière, qui fait resplendir sur elle sa propre lumière et la rend belle. En s’unissant au Νοῦς, l’Âme s’unit aussi à sa partie transcendante toujours dans la proximité du Bien, c’est-à-dire sa partie-anoétique-aimante. Son ἔρως se confond dès lors avec celui de l’Intelligence aimante, dans la fusion érotique du voir. Ainsi l’amour de l’Âme pour le beau et pour ce qui est au-delà du beau, le Bien, la rend semblable, non pas au Νοῦς, mais au Νοῦς-aimant :
Quant à l’Âme, elle voit le Bien en brouillant et en effaçant en quelque sorte l’intelligence qui est en elle. Plus exactement, c’est l’intelligence en elle qui voit la première le Bien, mais cette vision vient dans l’Âme et les deux ne font qu’un. Le Bien s’étendant sur elles deux, et s’harmonisant intimement à leur union, les u n i t toutes deux, il leur est donc présent et leur procure une bienheureuse vision, il les emporte si haut qu’elles ne sont plus en un lieu ni en quoi que ce soit d’autre, où il est naturel qu’une chose soit dans une autre. Car lui-même n’est nulle part : le lieu intelligible est en lui, mais lui n’est pas en quelque chose d’autre82.
46Cet ἔρως pré-noétique, commun à l’Âme supérieure et à l’Intelligence, est par lui-même et de lui-même amour du Bien ; il est ce qui lie l’Âme et le Νοῦς et les retient tous deux auprès de l’Un ; il a pour objet le Premier, et cet objet est atteint par un acte de voir qui est en même temps un désir orienté et toujours comblé.
47Mais si nous nous interrogeons maintenant sur la nature de l’ἔρως de l’Âme inférieure, nous dirons qu’il n’est pas « acte de voir », parce que, comme l’explique Plotin, Pénia est toujours dans le manque et l’insatisfaction, parce que son désir est de ce fait indéterminé et vague, désir provenant de l’indigence inhérente à la matière personnifiée par Pénia83. Or, bien que ce soit là une matière intelligible attribuant à Pénia une nature intelligible, cette matière n’est pas subsumée sous un acte qui l’achèverait et comblerait ainsi son désir en enfermant en elle son bien propre84. Si tout désir est d’abord désir du bien, que ce soit son bien propre ou le Bien, l’indétermination de Pénia vient de ce qu’elle ne peut accéder à la connaissance de ce qui serait, pour elle, son bien propre, et cet aveuglement la met dans l’incapacité d’orienter son désir. C’est pourquoi il y a en elle un désir symbolisé par l’ἀπορία constitutive de son ἔρως :
Pénia a engendré ῎Ερως à partir de la forme (εἶδος) et de l’indétermination (ἀοριστίας) qui était propre à l’Âme avant qu’elle n’atteigne son bien, parce qu’elle pressent obscurément, et selon une représentation indéterminée et indéfinie, qu’il existe quelque chose de tel (μαντευομένη δέ τι εἶναι)85.
48L’Âme inférieure, Pénia, est donc une matière à qui il manque quelque chose, et ce qui lui manque, c’est son bien. Poros, qui est le logos-reflet du logos du Νοῦς, le « rayon lumineux », est « venu » dans l’Âme pour combler ce manque, mais il ne le peut qu’imparfaitement ; pour cette raison, leur « union » engendre un ἔρως imparfait dont le désir, à cause de son indétermination constitutive, ne peut être comblé. Pourtant, Pénia a en elle un vague pressentiment86 de ce que pourrait être son bien, puisque le logos, réalité inférieure provenant d’une réalité supérieure, lui apporte le reflet de la beauté intelligible. Ce reflet de la beauté intelligible éveille en elle le désir de voir et de contempler, mais ce désir ne peut être comblé, parce que le logos qui est en elle ne peut la rassasier ni lui donner la plénitude du Νοῦς et de l’Âme supérieure, n’étant qu’un reflet. Dès lors, l’ἔρως de l’Âme inférieure ne peut exprimer qu’un manque, et son désir reste instable et toujours insatisfait. La rencontre en l’Âme inférieure du logos imparfait et de la matière indéterminée ne produit donc pas un ἔρως qui serait comme une vision transcendante du voir, mais un ἔρως dont la vision est obscurcie par son indétermination native, un amour qui, parce qu’il n’a pas suffisamment en lui d’unité, est aspiration à une complétude toujours insatisfaite. Le mélange de Poros et Pénia, du logos qui vient dans la matière indéterminée, fait ainsi naître un amour déficient. Même si, chez Plotin, la matière intelligible est toujours substrat (ὑποϰείμενον) pour les formes, force est donc de reconnaître ici qu’elle n’est substrat que pour un logos déficient qui la détermine imparfaitement. Ce qu’elle reçoit n’est que la multiplicité des logoi, dispensée par le Νοῦς via un logos diffusé à partir de la perfection du logos noétique. Ainsi elle ne reçoit pas les νοητά mais des logoi, et ceux-ci ne peuvent la rassasier. C’est pourquoi son ἔρως est un amour déficient qui se manifeste par son désir d’extériorité et de devenir : dans la mesure où l’Âme ne peut garder en elle-même les logoi que lui transmet le logos-reflet du logos noétique, elle a pour vocation de les projeter dans la matière sensible.
49Mais, parce que son ἔρως s’enracine malgré tout dans l’ἔρως universel de l’Âme supérieure, dans cet ἔρως qui est comme le fondement originaire de l’amour de l’Âme inférieure, son désir de devenir sera un désir de devenir dans la beauté. L’amour du beau qui agit dans l’Âme inférieure provient ainsi de la partie supérieure, et l’amour de l’ordre provient de ce que le logos lui apporte l’image de l’ordre éternel des intelligibles. La création de l’Âme inférieure ne manquera donc ni de beauté ni d’ordre, puisqu’elle participe aux réalités supérieures et éternelles. De même, l’ἔρως qu’elle communiquera aux réalités inférieures gardera en lui la trace de l’amour de l’Âme supérieure. Cependant, parce que son désir d’unité est toujours un échec, l’Âme inférieure ne peut rester en elle-même, et son regard s’abaisse sur ce qui vient après elle. Aussi comprend-on que la forme, le logos dérivé qui vient en elle, ne puisse venir à bout de son indétermination : l’amour qui naît immanquablement de leur rencontre n’est que le dernier degré de l’amour il est, de ce fait, lacunaire et débile. Le logos transmet bien à l’Âme le désir du beau et du bien, mais l’indétermination de la matière rend ce désir imprécis, c’est pourquoi il s’exprime comme désir de déployer dans le spatio-temporel les logoi que l’Âme inférieure a reçus :
L’amour [de l’Âme inférieure] est comme un désir qui, par sa nature même, serait privé de ce qu’il désire. En effet, il ne peut se rassasier parce que le mélange qu’il est ne peut se rassasier ; car seul se rassasie véritablement ce qui est déjà rassasié par sa propre nature, mais ce qui désire à cause de l’indigence qui lui est inhérente, même s’il est rempli un moment, ne peut pourtant rien devenir : de la même manière, ce fait que l’amour soit démuni lui vient à cause de l’indigence, tandis que son inventivité (ποριστιϰόν) lui vient à cause de la nature du logos87.
50Par conséquent, ce qu’apporte le logos à la matière indéterminée n’est pas le moyen de parvenir à l’achèvement en une réalité parfaite et séparée, mais l’inventivité, c’est-à-dire les moyens de pallier son indigence, les logoi qu’elle va déployer dans la matière sensible. Or, si le logos ne peut venir à bout de Pénia, c’est que la matière ajoute à la forme un désir autre, un désir qui n’est plus tourné vers les réalités intelligibles mais qui incline vers le bas, vers l’extériorité. Ce désir qui s’ajoute, et qui est celui propre de l’Âme inférieure, est la marque de son altérité native. Ce désir inhérent à cette partie inférieure se manifeste encore par sa dunamis agitée, son insatisfaction, son inquiétude88 ; ainsi le désir de l’Âme inférieure se traduit-il par l’aspiration à la contemplation d’un objet transcendant qui lui manque, mais aussi par la volonté de faire sans cesse passer ailleurs les logoi qui sont en l’Âme. Cette puissance agitée est aussi, nous l’avons vu, la temporalité propre de l’Âme inférieure : parce qu’elle ne se suffit pas à elle-même, parce qu’elle ne peut se rassasier, cette Âme engendre le temps. Son ἔρως est donc désir d’action, désir de création et de gouvernement89. L’Âme inférieure représente par là le dernier degré des réalités intelligibles ; sa place, à la limite inférieure de l’Intelligible, fait d’elle un intermédiaire entre l’Intelligible et le sensible : sa puissance est une puissance affaiblie, une énergie dérivée de l’énergie de l’Âme supérieure ; sa vie, une vie qui descend toujours plus bas vers l’extériorité pure et le monde sensible.
51Pourtant, parce que toute vie est issue de la vie illimitée et originaire, de la proto-vie qui est l’effet dérivé de l’Un, parce que tout amour est issu de la puissance de l’Amour qui se diffuse à partir du Principe et qui donne aux réalités engendrées la force de se convertir vers lui, la puissance érotique qui agit dans l’Âme inférieure est, elle aussi, trace de l’Un. Cette puissance garde de l’Amour diffusif du Premier et de la puissance attractive de l’amour une empreinte ; mais, trop affaibli, son ἔρως éloigné n’a plus la force de se convertir, c’est pourquoi son désir va manifester sa puissance comme création. En effet, si la procession ne suppose aucune intention dans le principe, puisqu’elle est l’effet nécessaire d’une énergie surabondante qui se manifeste par la perfection de ce qu’elle engendre, l’engendrement du sensible est, quant à lui, l’effet d’une insatisfaction propre à l’Âme inférieure qui reproduit dans le sensible les logoi qu’elle ne peut contenir en elle-même. Pour le dire autrement, cette Âme exprime le dernier degré nécessaire de la procession pour qu’il puisse y avoir, après elle mais venant d’elle, un monde sensible90. Cependant, de l’Âme inférieure au monde sensible, on ne peut plus parler de procession mais seulement de création, car toute procession implique et nécessite une conversion au principe, ce qui n’est pas le cas de la création du monde sensible. L’ἔρως de l’Âme inférieure ne peut produire cette conversion, car sa contemplation, qui n’est qu’une participation, n’aboutit pas.
52La rencontre de Pénia et de Poros, si elle engendre un amour affaibli et indigent, a néanmoins sa nécessité dans l’ordre processionnel, car s’il n’y avait que l’ἔρως pur de l’Âme supérieure éternellement tourné vers son principe, il n’y aurait pas de monde sensible. Pour que l’Âme consente à s’incliner au dehors vers la matière sensible, il faut, en effet, que l’Âme, en sa partie inférieure, produise un ἔρως autre qu’un désir de contemplation et d’union, un ἔρως dont l’indétermination et l’insatisfaction du désir poussent l’Âme vers ce qui est non pas supérieur mais inférieur. Mais, parce que cet amour de la partie inférieure est encore de l’ordre des réalités intelligibles, parce qu’il en est le dernier degré après lequel il n’y a plus « que des êtres qui sont nécessairement inférieurs à l’Âme »91, la création du monde sensible ne peut se faire sans raison ni loi. C’est pourquoi l’amour de l’Âme inférieure a pour père le logos : il représente dans l’amour la part du désir des réalités supérieures, la part de contemplation toujours inassouvie cependant. Le logos apporte à l’Âme inférieure le reflet de l’ordre éternel et beau, qu’elle désire mais, et c’est là toute la tension de cet ἔρως, dont elle ne peut exprimer l’amour qui la remplit qu’en donnant à sa création toute la beauté et tout l’ordre possibles. Elle imitera donc, dans l’ordre du sensible, l’ordre éternel contemplé par l’Âme supérieure dans l’Intelligence et contenu dans les logoi que l’inférieure a en elle.
53Les deux erôtes de l’Âme expriment, comme on le voit, toute la tension contenue dans l’Âme en tant que réalité hypostatique : d’un côté un ἔρως pur qui ne recherche que la vision du beau et du Bien, qui est désir de contemplation et d’union, qui est un « acte de voir » éternel et achevé ; de l’autre, un ἔρως indigent, inquiet, indéterminé qui porte ses regards vers le bas et dont le désir s’exprime dans la création d’êtres inférieurs à l’Âme. Pourtant, parce que l’Âme inférieure participe à la supérieure, son amour, aussi indigent et indéterminé soit-il, a sa racine dans l’amour supérieur de l’Âme pure. C’est qu’en effet, le logos qui se déploie dans l’inférieure, et qui engendre en elle son amour imparfait, est l’acte et l’energeia de l’Âme lorsqu’elle contemple l’Intelligence. C’est pourquoi, en dernière analyse, c’est l’ἔρως de l’Âme pure qui confère au tout de l’Âme son unité, puisque l’inférieure, en procédant92, laisse en haut celle qui est antérieure, à savoir l’Âme pure, et lui reste liée par participation :
Car si elle [la partie inférieure] abandonne cette partie antérieure, elle ne sera plus partout mais seulement là où finit son chemin93.
54Pour rester dans l’Intelligible, pour ne pas se disperser et se perdre dans la multiplicité sensible sans unité, l’Âme inférieure doit rester attachée à la supérieure, et cet attachement ne peut se faire que par l’ἔρως, puisque « tout être engendré désire et aime nécessairement l’être qui l’a engendré ». Même si l’on ne peut parler, stricto sensu, d’engendrement de la partie inférieure par la supérieure, il y a bel et bien néanmoins une procession qui valide le principe plotinien : l’amour de l’Âme inférieure se rattache nécessairement à l’amour de l’Âme supérieure, car l’Âme inférieure aime nécessairement l’Âme pure et éternelle dont elle provient, même si son amour n’est, par lui-même, qu’un désir vague et indéterminé. De plus, ce n’est que par l’unité que procure l’amour pour l’Âme pure que l’inférieure pourra donner à son propre amour une certaine unité, car, n’étant pas une réalité détachée et totalement séparée de l’Âme hypostase, l’amour de l’Âme inférieure participe nécessairement au désir du bien que provoque l’ἔρως en général. La recherche, le désir de son bien propre reste, pour l’ἔρως inférieur, inachevé et inabouti, ce qui fait que l’ἔρως-acte de l’Âme inférieure est un acte sans fin qui a pour objet, non l’éternité des intelligibles, mais la multiplicité sans unité du sensible. Néanmoins, parce qu’il est d’une certaine façon subsumé sous l’ἔρως de l’Âme pure, l’ἔρως de la partie inférieure et les erôtes des âmes individuelles donneront au sensible une certaine unité. Au fond, la puissance agitée de l’Âme inférieure, l’amour qui est désir de création et de devenir, restent malgré tout sous le gouvernement de l’Âme supérieure, pour autant que l’Âme inférieure participe d’elle. C’est pourquoi, vie dérivée de la vie de l’Âme supérieure, l’Âme inférieure communiquera au sensible une vie dont la dynamique est essentiellement une car elle est essentiellement érotique :
L’Âme est faite d’une essence qui reste là-haut et d’une essence qui dépend de celle-là, mais qui émane jusqu’ici comme un rayon du centre94.
55La vie sensible est donc participation à une vie supérieure, de même que l’Âme inférieure, qui communique cette vie au sensible, est participation à l’Âme supérieure.
56A partir donc de l’Âme inférieure, l’unité s’exprime non plus par la conversion mais par la participation : puisque la fonction de cette Âme est de donner forme et vie à la matière sensible, de créer le monde sensible, il y a bien, dans l’ordre de la procession, une raison à son avènement ontologique, car cette Âme a pour mission d’exprimer le Νοῦς et d’en être le logos. Mais ce logos s’exprime dans l’extériorité, c’est un logos expansif. Cette possibilité, pour l’Âme inférieure, de répendre au-dehors la vie de l’Intelligence n’existe que parce qu’en elle agit un ἔρως qui est élan vers la matière sensible, désir d’action et de création. Cependant, ce désir vers l’inférieur n’est pas séparé, il est même uni à l’Âme pure et à l’ἔρως comme désir du bien (son bien propre tout autant que le Bien). L’Âme inférieure possède un ἔρως qui est, dit Plotin, un démon95 car, comme Platon l’enseignait, « ce qui est démonique est intermédiaire entre le Dieu et les mortels »96. Plotin reprend donc à Platon le caractère intermédiaire de la nature démonique de l’ἔρως ; l’amour de l’Âme inférieure a ainsi partie liée à la fois avec l’ἔρως pur de l’Âme supérieure et avec celui qui se manifeste sous la multiplicité des désirs indéterminés dans l’âme humaine97. Le désir reste indéterminé tant qu’il ne s’est pas commué en désir du Bien, tant qu’il n’unifie pas sous ce seul désir la multiplicité des désirs. Mais l’Âme inférieure est de nature intelligible, son ἔρως est encore non mélangé aux corps, et son logos est encore un logos déployant la splendeur de l’intelligible dans l’Âme sous forme de logoi. Le récit mythique du traité 50 (III, 5), 7 nous apprend comment Poros, d’abord enroulé dans l’Intelligence, se déploie et vient dans l’Âme : quand Platon dit que « Poros est ivre de nectar, car il n’y a pas encore de vin »98, cela signifie, selon Plotin, qu’ἔρως est né avant les choses sensibles, et donc que Pénia est la matière intelligible. Avant même d’exercer sa fonction productrice dans le monde sensible, l’Âme qui reçoit le logos et qui, par lui, se détermine sous forme de logoi, joue un rôle dans l’Intelligible ; l’Âme inférieure a donc bien une fonction intermédiaire, une fonction organisatrice et vitale. Son logos va se déployer dans la matière sensible parce que son ἔρως imparfait est désir d’extériorité, et parce que la vie qui est la sienne n’est plus l’éternité mais la temporalité intelligible. Son altérité incessante n’est plus subsumée sous l’unité que confère l’ἔρως comme désir du Bien et union contemplative avec lui. Au contraire, cette altérité incessante se traduit par un désir indéterminé d’agir dans l’extériorité, un désir qui la fait se pencher vers la matière obscure sensible pour l’illuminer et lui donner forme et vie. Aussi peut-on dire de cette Âme inférieure, dernier degré de l’Intelligible, que :
Le don qu’elle fait de soi, c’est la puissance même qui façonne l’univers. Et s’il est vrai qu’en produisant elle ne demeure point intacte comme la lumière céleste, c’est parce qu’elle ne craint pas de donner forme à l’indéterminé lui-même99.
57Au niveau de l’Âme inférieure, l’ἔρως signifie finalement l’aspiration de l’Âme temporalisée qui se projette au devant d’elle-même pour produire indéfiniment ; mais sa participation à l’Âme supérieure unit son ἔρως à l’amour pur de l’Âme céleste qui infuse dans l’inférieure le désir du Bien. Ainsi, les deux erôtes de l’Âme sont en contact, l’inférieur étant toujours dans l’orbe du supérieur, auquel il participe et grâce auquel sa puissance ne perd jamais contact avec la puissance érotique infinie et illimitée issue de l’Un, sans laquelle il serait incapable de jamais rien produire. C’est pourquoi l’Âme inférieure est capable de produire un monde qui ne cesse d’imiter le tout indivisible et infini du monde intelligible :
De même l’Âme fit le monde sensible à l’image du monde intelligible […]. Ainsi l’univers sensible imitera ce tout compact et infini du monde intelligible, s’il aspire sans cesse à acquérir l’existence dans l’être100.
58Nous pouvons donc conclure en disant qu’à la source comme au terme du monde intelligible l’Un est le modèle transcendant de tout amour, car il est lui-même « objet aimé, Amour et Amour de soi »101. Par la puissance infinie et indéterminée qui sourd de lui, la proto-vie, il fait don de l’Amour qui le constitue, en diffusant dans les êtres qui viennent après lui l’amour moteur de la conversion et celui qui est désir d’union, ouverture à la générosité infinie de l’Amour. Même dans le monde sensible, grâce à l’intermédiaire de l’Âme inférieure et à son ἔρως, le courant dynamique érotique issu de l’Un ne se perd ni ne se disperse. La raison selon laquelle l’Âme inférieure ordonne le monde sensible et lui donne la beauté permet aux âmes individuelles les plus sages de remonter, dans un élan amoureux qui n’a pas de fin, jusqu’à celui qui donne la beauté et l’amour. Et cela est possible parce que le Principe, par la diffusion de son Amour, n’est absent à aucun être, parce qu’il est, au contraire, présent au plus profond d’eux-mêmes :
Car certes l’Un n’est absent de rien et pourtant il est absent de tout, en sorte que, présent, il n’est pas présent, sinon pour ceux q u i peuvent le recevoir et qui s’y sont bien préparés, de façon à ce qu’ils puissent venir coïncider et, en quelque sorte, être en contact avec lui, le toucher, grâce à la ressemblance, c’est-à-dire à la puissance que l’on a en soi et qui est parente avec lui : c’est seulement lorsqu’on est dans l’état où on était, lorsqu’on est sorti de lui, qu’on peut le voir, de la manière dont il peut être objet de vision102.
59Cette présence de l’Un au plus profond des êtres, en leur intimité la plus secrète, se signifie par l’amour, car lui seul peut se manifester comme cet état « où l’on était quand on est sorti de l’Un ». Vie originaire et première, charriant dans son flux l’Amour diffusif de l’Origine absolue, la puissance primordiale fusionne dans cet amour que seule la vie peut manifester. C’est ainsi qu’au moment où l’Intelligence se dépasse pour saisir et recevoir ce qui lui est transcendant, elle est primitivement Intelligence aimante et méta-noétique, vie vivant de la vie même du Bien, puissance dérivée de la puissance fondatrice de l’Un. C’est ainsi encore que lorsque l’Âme supérieure se dépasse pour s’unir au Bien, elle efface en elle les contours de la vision noétique pour ne plus être qu’acte de voir, Âme originairement aimante fusionnant avec l’amour pré-noétique du Νοῦς. C’est ainsi enfin que les âmes individuelles se simplifient au point qu’il ne reste plus que ce désir d’union, âmes essentiellement embrasées d’amour pour le Bien.
60Dans la métaphysique de Plotin l’amour est donc toujours supérieur à la pensée, comme l’Un lui-même est hypernoèsis. De même, la vie est toujours ce qui manifeste l’amour comme étant le plus ressemblant au Bien : vie se multipliant sans se diviser, une et pourtant multiple dans ses formes, elle rend manifeste que le Premier est à la racine de toute vie et de toute pensée, à l’origine de l’existence et de la plénitude. Et, parce que l’Amour en l’Un est coïncidence de l’Amour de soi et de l’Amour en soi, l’amour dans les dérivés ne peut que s’exprimer sous la forme de l’infini de l’amour, amour absolu s’adressant à l’absolument Autre, amour pour le Bien dépassant infiniment tous les modes concevables de l’amour. La puissance infinie du Principe, diffusive de l’amour et de la vie, est source et origine de tout ce qui vit et existe ; et jusque dans le sensible, tout vit par la seule motion de l’Amour de l’Un.
61Jusqu’au bout donc, l’amour reste la seule dynamique de la procession / conversion, de la création du monde sensible, de l’ascension des âmes incarnées vers la source même de leur amour. Telle est la signification de cette « ivresse amoureuse » qu’éprouvent les réalités intelligibles lorsqu’elles sont dans la proximité de l’objet de leur amour ; telle est aussi la signification de l’extase pour les âmes incarnées qui finissent leur « voyage érotique »103 en s’unissant au Bien dans un “toucher” de cet indicible qui est leur vraie fin et leur seul repos, puisque l’amour est leur vraie nature et la trace en elles du Bien. Puissance illimitée et infinie du Principe, l’amour est ainsi à l’œuvre partout où il y a la vie, car la vie ayant reçu une forme porte au plus intime d’elle-même la trace du Premier qu’est l’amour. C’est pourquoi l’ἔρως est coïncidence avec soi-même, comme en l’Un, car en effet, coïncider avec soi-même c’est atteindre au plus intime de soi, la présence de l’Ineffable, c’est la reconnaître en se dépouillant de toute forme, en abdiquant toute pensée, en fusionnant avec le mystère de la vie, dans un embrasement d’amour pour cette présence qui pourtant porte la trace de son inaccessible transcendance.
Notes de bas de page
1 Cf. A. H. Armstrong, The Architecture of the Intelligible Universe in the Philosophy of Plotinus, Cambridge, 1940, notamment p. 102-124. J. M. Rist, Plotinus : The Road to the Reality, Cambridge, 1967, notamment p. 84-102. Pour l’interprétation du logos plotinien voir aussi les travaux de M. I. Santa Cruz De Prunes, La Genèse du monde sensible dans la philosophie de Plotin, Paris 1979, notamment p. 70-88 ; J. Lacrosse, L’Amour chez Plotin, Érôs Hénologique, Érôs Noétique, Érôs Psychique, Bruxelles, 1994, chap. iii, p. 105- 127 ; L. Couloubaritsis, « Le logos hénologique chez Plotin », in ΣΟΦΙΗΣ ΜΑΙΗΤΟΡΕΣ. « Chercheurs de sagesse ». Hommage à Jean Pépin, Paris, 1992, p. 111-120.
2 Ici encore nous renvoyons à P. Hadot, « Être, vie, pensée chez Plotin et avant Plotin », loc. cit., p. 105-142.
3 Cf. V, 1 (10), 3, 8-9.
4 Ainsi se justifie, pensons-nous, le renversement complet que Plotin fait subir à la notion de puissance par rapport à Aristote. Chez lui, la puissance est toujours excédentaire, elle a le pouvoir de se définir et de se déterminer par elle-même ; elle est une puissance active supérieure à l’acte qu’elle contient et que n’épuise aucun acte. P. Hadot, Porphyre et Victorinus, t. I, op. cit., p. 231, cite, il est vrai dans un tout autre contexte, un passage de Victorinus définissant la puissance : « La puissance possède déjà, et au plus haut degré, l’être qu’elle aura lorsqu’elle sera en acte, et à la vérité, elle ne l’a pas, elle l’est […]. En effet, la puissance, par laquelle l’acte qui naît d’elle a le pouvoir d’agir, est, elle-même, en acte ». C’est la même notion de puissance qui régit toute la métaphysique plotinienne. Cette puissance, qui n’est autre que la vie indéterminée et illimitée, la proto-vie universelle et sans forme qui sourd de l’Un, traverse tous les niveaux de l’ontologie plotinienne sans s’épuiser ni s’altérer dans la succession de ses actualisations. La puissance s’amoindrit seulement au fil de la procesion, au fur et à mesure de son plus grand éloignement d’avec sa source, l’Un. Une telle puissance active est, en vérité, la dynamique érotique qui préside au double mouvement de la procession/ conversion, et qui est encore à l’origine de la création du sensible par l’Âme inférieure.
5 Cf. III, 4 (15), 1, 8-10.
6 Cf. VI, 4 (22), 14, 2-5.
7 VI, 4 (22), 14, 13-14 (traduction É. Bréhier).
8 V, 1 (10), 6, 45.
9 V, 1 (10), 3, 7-9.
10 II, 9 (33), 1, 32.
11 VI, 5 (23), 9, 40.
12 Cf. V, 9 (5), 3, 30.
13 III, 2 (47), 14, 7.
14 II, 3 (52), 16, 47.
15 III, 2 (47), 16, 21.
16 Cf. IV, 3 (27), 10, 38-41 : « Vivant dans la raison, l’Âme donne au corps une raison qui est une image de celle qu’elle possède (ζῶσα οὖν ἐν λόγῳ λόγον δίδωσι τῷ σώματι, εἴδωλον οὗ ἔχει) ; tout ce qu’elle donne au corps est une image de sa vie ; elle donne au corps toutes les formes dont elle possède les raisons ».
17 V, 1 (10), 6, 44-45 : οἷον ϰαὶ ἡ ψυχὴ λόγος νοῦ ϰαὶ ἐνέργεια τις, ὥσπερ αὐτὸς ἐϰείνου.
18 Cette difficulté, qui pose le problème de la possibilité ou de l’impossibilité d’un logos de l’Un, a été relevée et discutée par J. M. Rist et A. H. Armstrong dans les ouvrages que nous avons cités et auxquels nous renvoyons. On consultera aussi L. Couloubaritsis, « Le logos hénologique chez Plotin », in ΣΟΦΙΗΣ ΜΑΙΗΤΟΡΕΣ « Chercheurs de sagesse », Hommage à Jean Pépin, Paris, 1992, p. 231-243. Ce dernier article analyse le « logos hénologique » comme un principe d’unité pour l’Intelligence et l’Âme. L. Couloubaritsis n’attribue pas, à proprement parler, le logos à l’Un, il en fait cependant l’acte de l’Un, s’appuyant pour garantir son interprétation sur le texte de V, 1 (10), 6, 44-45. C’est ainsi qu’il peut écrire : « La difficulté bien sûr est de se donner une idée de ce qui constitue un logos en tant qu’acte de l’Intelligence dans son rapport à l’Un, donc aussi d’un certain acte de l’Un lui-même » (p. 240, nous soulignons). Cette interprétation nous paraît contestable dans la mesure où il n’y a pas réellement de textes qui l’autorisent. Partant de là, l’auteur conclut que le logos, en tant qu’acte de l’Un manifeste « la présence de l’Un à tous les niveaux du réel. Il est le mode sous lequel se manifeste l’Un dans l’immanence, alors qu’il est absolument transcendant » (p. 243). Nous ne pouvons souscrire à ces conclusions, pour les raisons développées dans ce chapitre, mais nous sommes, en revanche, pleinement d’accord avec l’auteur au sujet du logos comme principe d’unité des hypostases dérivées de l’Un et du monde sensible via les raisons séminales.
19 Si nous sommes en accord avec J.M. Rist pour dire qu’il ne peut pas y avoir de logos hénologique, nous sommes un peu plus nuancé quant aux conclusions de cet auteur concernant le Νοῦς logos de l’Un, et ce, parce que la question de savoir si le Νοῦς est ou non le logos de l’Un est, pour la philosophie plotinienne, un enjeu théorique fondamental. En effet, si le logos manifeste bien l’ordre et la raison qui règnent dans l’Intelligible ainsi que dans ce qui en procède, alors le logos exprime la dimension archétypale du Νοῦς et signifie la dépendance du sensible à son égard. Mais le logos signifie-t-il de la même manière la subordination de chaque hypostase à celle qui précède ? Si l’Âme en tant que logos du Νοῦς ne pose pas de problème d’interprétation majeur, c’est que cette dépendance s’inscrit dans l’ordre logique de la procession ; mais il n’en va pas de même pour le Νοῦς logos de l’Un. Deux passages sont ici en cause. Le premier se trouve dans le traité V, 1 (10), 6, 44-45 : « οἷον ϰαὶ ἡ ψυχὴ λόγος νοῦ ϰαὶ ἐνέργειά τις, ὥσπερ αὐτὸς ἐϰείνου ». Si l’on traduit avec la majorité des traducteurs : « L’Âme est le logos et l’acte de l’Intelligence, comme elle-même est le logos et l’acte de l’Un », on souscrit au principe qui voudrait que, chez Plotin, le logos apparaisse comme la manifestation du supérieur dans l’inférieur. C’est la lecture que fait É. Bréhier à la note 1, p. 23 de sa traduction de V, 1 (10), 6 : « Le logos en est venu à exprimer une fonction plutôt qu’un être ; chaque hypostase est le logos de la précédente », c’est aussi l’interprétation de L. Couloubaritsis, art. cit.. Or cette interprétation est sujette à caution, et J. M. Rist, quant à lui, suggère que la subordination ici en question du Νοῦς par rapport à l’Un n’est pas la même que celle de l’Âme vis-à-vis du Νοῦς. Aux p. 84 sq., J. M. Rist indique que l’Âme est bien le logos et l’activité de l’Intelligence, mais que le Νοῦς en revanche n’est que l’activité de l’Un, sans en être le moins du monde logos, aussi préfère-t-il traduire par : « Ainsi l’Âme est le logos de l’Intelligence et une sorte d’activité, comme l’Intelligence l’est de l’Un ». Nous reviendrons tout à l’heure sur cette traduction.
Un autre passage, cité lui aussi par J. M. Rist, viendrait confirmer cette interprétation, il s’agit de VI, 7 (38), 17, 41-42 : « L’Intelligence elle-même est une trace de l’Un. L’Un est sans forme ; c’est ainsi qu’il peut produire la forme. S’il était lui-même une forme, l’Intelligence serait son logos (εἰ δ᾽ἦν ἐϰεῖνος εἶδος, ὁ νοῦς ἦν ἂν λόγος) ». J. M. Rist comprend ainsi : étant donné que l’Un ne peut jamais être forme, l’Intelligence ne pourra jamais être son logos, et il conclut l’analyse de ces deux passages comme suit : « And the only possible conclusion from this passage must be that a logos is the representative of something determinate and informed. It must be not the representative of the One, but only the representative of the Νοῦς. It must be connected first and foremost, as at V, 1, 3, 13, with the representation of the Forms at the next level of reality, the level of Soul » (p. 85, tout le chapitre sur le logos, p. 84-103, peut être lu avec profit concernant cette question).
Si nous souscrivons pleinement à la conclusion de J. M. Rist quant au traité 38 (VI, 7), 17, conclusion confirmée d’ailleurs par la construction grammaticale employée par Plotin, il nous semble en revanche que le passage de V, 1 (10), 6 s’avère plus délicat. Laisser le Νοῦς dans l’indétermination de savoir de quoi « il l’est » de l’Un, ou rapporter cette détermination à la seule activité de l’Un, ce n’est pas rendre justice aux nuances théoriques que présente le concept plotinien de logos ; et ce n’est, de plus, qu’apporter une solution partielle au problème du logos et de sa place dans la logique processionnelle. C’est pourquoi nous tentons, dans ce travail, de comprendre l’enjeu théorique, pour la métaphysique de Plotin, de cette notion de logos, sachant que le Νοῦς ne peut être, stricto sensu, le logos de l’Un, sous peine de comprendre l’῞Εν comme forme, ce qui est strictement impossible. Cf. aussi A. Pigler, « De la possibilité ou de l’impossibilité d’un logos hénologique », in M. Fattal (éd.), Plotin et le langage, Paris, 2002 (à paraître).
20 VI, 8 (39), 14, 37.
21 Ibid., 32-42, (traduction G. Leroux légèrement modifiée, nous soulignons).
22 VI, 8 (39), 21, 1-5.
23 II, 9 (33), 1, 29-30.
24 Cf. III, 5 (50), 7, in fine.
25 Cf. ibid., 9, 15-16.
26 Cf. III, 5 (50), 8 et 9 et Banquet 203 b-d. Pour un commentaire du mythe de la naissance d’Érôs dans ce traité 50 (III, 5), cf. J. Lacrosse, op. cit, chap. i, p. 17-64. Pour une étude exhaustive de ce même traité, voir P. Hadot, Plotin, Traité 50, III, 5. Introduction, traduction, commentaire et notes, Paris 1990, ainsi que A. M. Wolters, Plotinus, « On Eros », a Detailed Exegetical Study of Enneads III, 5, Toronto, 1984. Ces travaux constituent, à eux deux, un commentaire absolument complet du traité 50 (III, 5).
27 IV, 3 (27), 9, 27.
28 IV, 6 (41), 3, 5-7.
29 Cf. IV, 3 (27), 12, 17.
30 III, 8 (30), 2, 28-29.
31 Cf. ibid., 6, 19-20.
32 Cf. III, 8 (30), 8, 12.
33 IV, 3 (27), 12, 17-18.
34 V, 1 (10), 6, 50-51.
35 Cf. VI, 7 (38), 32, 25.
36 Cf. VI, 7 (38), 35, 19-33. Le Νοῦς est dit « sensé » dans ce passage, afin de faire la distinction avec le Νοῦς “insensé”, ivre d’amour et de désir. Mais Plotin parle en outre, toujours dans ce même passage, des deux puissances qui appartiennent aux deux états du Νοῦς, la puissance de se penser pour l’Intelligence « sage et sensée », et la puissance d’entrer en contact avec l’Un pour l’Intelligence qui transcende la pensée, l’Intelligence désirante, insensée et ivre d’amour pour le Bien : Καὶ ἔστιν ἐϰείνη μὲν ἡ θέα νοῦ ἔμφρονος, αὅτη δὲ νοῦς ἐρῶν. Le Νοῦς est donc à la fois sensé et insensé, et cette nouvelle désignation du Νοῦς vient redoubler celle que nous avions déjà discernée comme la dualité du Νοῦς naissant et du Νοῦς pensant. Voici la citation dans sa totalité : « Et, à vrai dire, le Νοῦς lui-même, d’une part possède la puissance pour penser grâce à laquelle il regarde ce qui est en lui-même, d’autre part, la puissance grâce à laquelle il entre en contact avec ce qui est au-delà de lui-même par une sorte de toucher réceptif. C’est selon cette seconde puissance que le Νοῦς a commencé par être vision pure, puis voyant quelque chose, il est devenu “sensé” et il est devenu une chose une. Et la première puissance, c’est la contemplation qui appartient au Νοῦς dans son état sensé. La seconde, c’est le Νοῦς épris d’amour, lorsqu’il devient insensé parce qu’il est ivre de nectar. Alors il devient Νοῦς aimant, s’épanouissant dans la jouissance, à cause de l’état de satiété dans lequel il se trouve. Et, pour lui, être ivre d’une telle ivresse, cela est bien meilleur qu’une gravité plus décente » (Traduction P. Hadot légèrement modifiée, nous soulignons).
37 Ibid., 19-21.
38 Cf. V, 6 (24), 5.
39 Cf. VI, 7 (38), 32, 30.
40 Cf. ibid., 24-29.
41 Cf. VI, 8 (39), 15 et 16.
42 Dans son ouvrage La sagesse de Plotin, loc. cit., p. 112, M. de Gandillac discerne dans l’amour « la causalité idéelle d’un archétype transcendant » ; plus loin, p. 118, il écrit que Plotin « fait dépendre tout érotisme d’une connaturalité des hypostases inférieures à la perfection infinie de la triade indissoluble et originaire : aimant, amour en soi, amour de soi […] ; le désir […] est inséparable, chez lui, de cette vie intérieure qu’il attribue à l’Un infiniment fécond. » Nous ne pouvons, bien entendu, que souscrire à ces analyses.
43 M. de Gandillac, op. cit., p. 120, écrit à propos de l’Âme supérieure : « liée sans médiation à l’Intelligence même qui la fait subsister et dont elle exprime la puissance, elle correspond à l’amour “sans mélange” (III, 5 (50), 2), celui qui “demeure en lui-même” (ibid.), [elle est la] gracieuse personnification d’une puissance unitive [ : Érôs] capable d’entraîner vers la vision de l’archétype ceux qu’ont émus de belles images du beau ». L’auteur, dans ce passage, commente l’analyse plotinienne de l’Aphrodite d’en-haut du traité 50 (III, 5), 2, dont l’érôs, s’il peut être « en quelque façon intermédiaire entre le désirant et le désiré » (ibid., 39-40), ne jette pourtant jamais lui-même un regard sur les beautés périssables, puisque son « regard ne quitte point l’archétype éternel » (cf. M. de Gandillac, op. cit., n. 48, p. 120).
44 Cf. VI, 7 (38), 21 et 22.
45 Le mythe du Banquet considère qu’῎Ερως est un démon dans la mesure où il est le fils de Poros et de Pénia, conçu le jour de la naissance d’Aphrodite. Le Phèdre conçoit, quant à lui, ῎Ερως comme un dieu. Notons cependant que cette détermination d’῎Ερως comme dieu n’est pas absente du Banquet.
46 C’est ce que Plotin exprime en une formule saisissante du traité 50 (III, 5), 9, 24-26 : « Les mythes, s’ils sont vraiment des mythes, doivent séparer dans le temps les circonstances du récit, et distinguer bien souvent les uns des autres des êtres qui sont confondus et ne se distinguent que par leur rang ou par leur puissance. » P. Hadot, Traité 50, op. cit., p. 23, commente en ces termes : « En ce sens, les réalités métaphysiques qui se cachent [pour Plotin] derrière la profusion des images accumulées dans les mythes du Banquet sont dévoilées par le discours philosophique ».
Cf. contra É. Bréhier, qui écrit, dans sa Notice au traité III, 5 (50), p. 71 : « Ce traité est de la vieillesse de Plotin et, par le caractère moins serré de son argumentation, il justifie quelque peu l’appréciation sévère de Porphyre sur les écrits de son maître ». Néanmoins, et quelque sévère que soit le jugement de Porphyre et de Bréhier au sujet de ce traité 50 (III, 5), il faut être attentif au fait que Plotin, sous couvert d’interpréter les récits du Banquet contant la double naissance d’Érôs et d’Aphrodite, donne ici un saisissant raccourci de ce qui constitue le cœur même de sa métaphysique : la dynamique érotique, partant de l’Un et procédant jusqu’à l’obscurité qui vient après l’Âme inférieure, manifeste l’universel rayonnement du Premier, son irradiante lumière, et confirme que seul l’Érôs est le lien vertical qui unit à l’Un Amour de soi les dérivés en tant qu’ils sont désir et amour du Bien.
47 III, 5 (50), 7, 9-12.
48 III, 2 (47), 16, 13-17.
49 Nous retrouvons ici les “métaphores” de la lumière chères à Plotin, que nous avons déjà rencontrées au cours de notre travail et qui ont toujours une portée métaphysique supérieure car elles indiquent à chaque fois la transcendance-immanence du principe vis-à-vis de l’inférieur qu’il éclaire.
50 III, 8 (30), 5, 10-13.
51 Cf. III, 8 (30), 6, 28-29.
52 Cf. V, 1 (10), 7, 28-34.
53 Rappelons que c’est une nécessité dans la philosophie plotinienne que le produit soit toujours nécessairement inférieur à ce qui l’a produit. Le logos ne fait pas exception à cette règle.
54 Voir par exemple VI, 7 (38), 38 ; VI, 5 (23), 9 ; V, 9 (5), 3.
55 III, 5 (50), 7, 12-14 (traduction P. Hadot modifiée).
56 Entendons le logos parfait du Νοῦς.
57 III, 5 (50), 7, 18-19 (traduction P. Hadot).
58 Ibid., 9-11 (nous soulignons).
59 Ibid., 19 (nous soulignons).
60 III, 5 (50), 7, 4-5 (traduction P. Hadot légèrement modifiée, nous soulignons).
61 Voir en particulier le traité 10 (V, 1), 5 et 7. Rappelons encore que Plotin écrit, en V, 1 (10), 5, 6-8 : « L’Un est, en effet, antérieur à la dyade, mais la dyade est postérieure et, ayant été engendrée par l’Un, elle le possède comme ce qui détermine, alors qu’elle, par elle-même, est indéterminée ». La dyade, produit dérivé de l’Un, possède ainsi en elle-même la possibilité de la réalité eidétique.
62 Au traité VI, 2 (43), 6, 8-10, Plotin se demande ce qui permet d’expliquer que l’Âme soit une, bien qu’elle soit définie comme unité et multiplicité : « Cette unité est-elle celle du logos ? Non, c’est le substrat (τὸ ὑποϰείμενον) lui-même qui est un ; il est un, non sans être aussi deux et même plusieurs, non sans être tout ce que l’Âme est primitivement. » La matière intelligible, le substrat, est donc ce qui scelle, en l’Âme mais aussi en l’Intelligence, l’unité de leur détermination, parce qu’elle est primitivement et originairement proto-vie. La proto-vie est ce qui implique une unité plus haute que celle du logos, car en elle la vie ne se divise pas, elle se multiplie seulement en étant puissance de tout.
63 III, 8 (30), 5, 10-17 (nous soulignons).
64 Pour ce problème complexe de la participation chez Plotin, cf. J. Laurent, Les Fondements de la nature selon Plotin. Procession et participation, Paris, 1992.
65 Cf. III, 5 (50), 3, 31.
66 III, 5 (50), 2, 32-34.
67 L’Âme-Nature donne au sensible une trace d’elle-même (IV, 4 (28), 20, 15-16), elle est la partie inférieure de l’Âme qui participe à l’Âme supérieure (III, 8 (30), 5, 10-12), elle est « une Âme, produit d’une Âme antérieure animée d’une vie plus puissante qu’elle » (III, 8 (30), 4, 15-16, nous soulignons).
68 Cf. III, 8 (30), 5, 10-17. Dans ce passage, Plotin explique que la procession de l’Âme inférieure ne représente qu’un éloignement et non une rupture avec la supérieure. Cet éloignement est exprimé par le mot ἀπολιποῦσα, qui signifie bien un écart, et non pas une rupture, avec l’Âme supérieure : ἀπολιποῦσα γὰρ τὸ πρόσθεν οὐϰέτι ἔσται πανταχοῦ (15-16).
69 V, 1 (10), 3, 22-24.
70 Insistons cependant sur le fait que le Νοῦς est à la fois et dans un même geste matière et forme, alors que l’Âme est d’abord matière puis, informée par le Νοῦς, devient une hypostase achevée. Le Νοῦς, quant à lui, ne reçoit pas la forme de l’Un, qui est sans forme. En ce sens, il ne s’offre pas comme matière à informer pour l’Un, cependant il procède bien de l’Un et, partant, il est d’abord compris comme l’effet dérivé de l’Acte pur du Principe, c’est-à-dire la matière intelligible. Mais c’est le Νοῦς qui se donne à lui-même la forme, dans la mesure où il se convertit vers l’Un.
71 Cf. II, 4 (12), 5, 33-35 : « Le mouvement et l’altérité sont choses indéfinies et, venant de l’Un, ils ont aussi besoin de lui pour se définir ; ils se définissent par leur conversion vers lui ; avant cette conversion, la matière ou altérité est indéfinie ; elle n’est pas bonne et elle est privée de la clarté du Bien ». En somme, le bien propre de chaque hypostase, c’est sa forme en tant que cette forme, par la lumière du Bien qui l’éclaire, entretient une ressemblance avec le Principe.
72 Cf. III, 5 (50), 9, 55 : « Car si l’on reste tourné vers soi, on est une forme pure qui demeure en elle-même (μόνον ἐν αὐτῷ μένον). Mais si l’on désire, en plus, recevoir, on s’offre comme matière pour la forme qui viendra en elle ».
73 Cf. V, 1 (10), 7, 35.
74 Cf. III, 8 (30), 5.
75 Dans ce traité III, 5 (50), 3, Plotin affirme que non seulement l’amour de l’Âme supérieure est son acte, mais encore son « fils », son « compagnon », son « œil », son « regard ». Toutes ces dénominations n’ont, nous semble-t-il, qu’un seul but : celui de montrer à quel point l’ἔρως est connaturel à l’Âme et fait partie de sa nature.
76 III, 5 (50), 3, 9-13 (traduction P. Hadot légèrement modifiée, nous soulignons).
77 Ce type de rapprochement étymologique est fréquent chez Plotin, qui avait déjà proposé de rapprocher l’être, εἶναι et l’Un, ἕν (V, 5 (32), 5, 14-19), ou encore, d’expliquer l’activité de penser de l’Âme par une dérivation étymologique de l’activité de penser du Νοῦς : διὰ νοῦ (V, 3 (49), 6, 20-22).
78 Cf. VI, 7 (38), 31.
79 Cf. III, 5 (50), 2, 33-34.
80 VI, 7 (38), 32.
81 III, 5 (50), 3, 19-23 (traduction P. Hadot modifiée).
82 VI, 7 (38), 35, 30-41.
83 Cf. III, 5 (50), 7.
84 Cf. II, 4 (12), 5, 34-35. C’est pourquoi, dans ce traité, Plotin souligne que « avant cette conversion, la matière ou l’altérité est indéfinie, n’est pas bonne car elle est privée du Bien (πρὶν δὲ ἀόριστον ϰαὶ ἡ ὅλη ϰαὶ τὸ ἕτερον ϰαὶ οὔπω ἀγαθόν, ἀλλ᾽ἀφώτιστον ἐϰείνου) ». Dans l’ordre processionnel donc, la matière est bonne et belle, quand elle est éclairée par le Bien qui lui donne la possibilité de la limite et de la forme. La matière intelligible n’est bonne que si elle est prise dans une forme, que si elle est devenue un substrat eidétique.
85 III, 5 (50), 7, 6-9.
86 La façon dont Pénia pressent obscurément qu’il y a quelque chose comme le bien qui existe, n’est pas sans rappeler, comme l’ont fait remarquer A. M. Wolters, op. cit., p. 175, et P. Hadot, traité 50, op. cit., p. 129, un passage de République, 505 e, dans lequel Platon dit : « ce bien que toute âme poursuit et pour lequel elle fait toutes choses, pressentant qu’il y a quelque chose de ce genre (ἀπομαντευομένη τι εἶναι), mais étant dans l’embarras et sans pouvoir exactement saisir ce que cela peut être ». On retrouve la même idée en d’autres occurrences des Ennéades, par exemple en V, 5 (32), 12, 8 ; VI, 7 (38), 29, 21.
87 III, 5 (50), 7, 19-25 (traduction P. Hadot légèrement modifiée).
88 Cf. III, 7 (45), 11, 20-21.
89 Cf. IV, 7 (2), 13.
90 Ainsi comprenons-nous ce passage de IV, 4 (28), 13, 3-14 : « La Nature [l’Âme inférieure] est une image de la sagesse ; dernière partie de l’Âme, elle ne contient que le dernier logos qui se reflète en elle […]. C’est pourquoi la Nature ne connaît pas, mais produit en donnant, sans choix délibératif, ce qu’elle possède à ce qui vient au-dessous d’elle, à la réalité corporelle et matérielle […]. C’est pourquoi la Nature n’a pas d’imagination (phantasia) […], elle n’a ni perception (antilèpsis) ni intelligence (sunesis). » En ce qui concerne le difficile problème de la nature ἄλογος, dont la contemplation n’est pas une θεωρία ἐϰ λόγου, cf. E. Moutsopoulos, Le Problème de l’imaginaire chez Plotin, Athènes, 1980, notamment le chapitre ii, « L’activité imaginative », p. 40-68.
Il est remarquable, dans cette production du sensible, que celui-ci ne soit pas le résultat d’une theôria fondée sur une raison, comme c’est le cas pour les productions de l’Intelligence et de l’Âme supérieure, mais qu’il existe néanmoins nécessairement. Nous avons vu que le logos permet à Plotin d’affirmer que l’Intelligence et l’Âme supérieure ne sont pas l’effet du hasard, mais d’une procession nécessaire renfermant en elle-même la raison de leur venue à l’être et la raison de leur « être tel ». La production du sensible par l’Âme inférieure, si elle est nécessaire, ne possède pas cette raison de « l’être tel », car la Nature produit sans connaître ses propres contenus. Sa conscience, ajoute Plotin en III, 8 (30), 4, 18-27, est semblable à celle que possède un individu quand il dort, contrairement à la « conscience » que possèdent l’Intelligence et l’Âme, et qui est semblable à l’état de veille. Ainsi la production du sensible par l’Âme inférieure est le fait d’une contemplation affaiblie, silencieuse et vague (III, 8 (30), 4, 27-29 ; 5, 21-22) qui lui donne le sentiment vague d’elle-même. C’est à partir de ce sentiment obscur que l’Âme a d’elle-même qu’elle produit les formes qui sont dans les corps, comme si ces formes (les logoi) tombaient d’elle : « Et si quelqu’un lui demandait pourquoi elle produit et si elle consentait à faire attention à celui qui la questionne et voulait bien lui répondre, elle dirait : “Il ne fallait pas m’interroger, mais plutôt comprendre, en restant soi-même silencieux, comme moi-même je me tais et n’ai pas l’habitude de parler. Comprendre quoi ? Que ce que je produis c’est le spectacle que je me donne à moi, la silencieuse, et que c’est un objet de contemplation qui se produit conformément à ma nature, et qu’à moi qui ait été produite par la contemplation, celle de là-bas, il convient que ma nature soit amoureuse de contemplation (φιλοθεάμονα ὑπάρχειν). Et c’est ce qui en moi contemple qui produit ce que je contemple, de même que les géomètres dessinent en contemplant. Mais moi, je ne dessine pas, je contemple seulement, et les lignes des corps se réalisent, comme si elles sortaient de moi. Car il n’en va pas avec moi autrement qu’avec ma mère [l’Âme supérieure] et ceux [l’Intelligence et l’Âme supérieure] qui m’ont engendrée. Eux aussi en effet viennent d’une contemplation et ma naissance s’accomplit sans qu’ils agissent en rien mais parce qu’il y a des logoi supérieurs qui se contemplent eux-mêmes, j’ai été moi-même engendrée.” ».
La Nature, l’Âme inférieure, amoureuse de contemplation, ne peut cependant pas se tourner vers son principe et recevoir de lui sa forme et son achèvement. C’est pourquoi sa contemplation amoureuse mais vague, indéterminée en quelque sorte, va donner vie au sensible sans que l’Âme inférieure ne devienne de ce fait immanente à la matière sensible, puisqu’elle reste en contact avec sa partie supérieure. Son erôs se tourne vers le sensible, n’ayant pas la force de se convertir vers son principe.
91 V, 1 (10), 7, 48.
92 Cf. III, 8 (30), 5.
93 Ibid., 14-16.
94 IV, 1 (21), 1, 15-17 (traduction É. Bréhier, nous soulignons).
95 Cf. III, 5 (50), 6.
96 Platon, Banquet 202 e.
97 « Car l’Âme est la mère de l’amour et c’est l’Âme qui est Aphrodite, et l’amour est l’acte de l’Âme qui s’avance vers le Bien. Ainsi cet amour conduisant chacune des âmes vers la nature du Bien, celui de l’Âme d’en haut est le dieu qui unit toujours l’Âme au monde de là-bas, le démon est l’amour qui appartient à l’âme “mêlée” » (III, 5 (50), 4, 22-25).
98 Banquet 203 b. S’agissant du nectar dont s’enivrent les réalités intelligibles, Aristote, en Métaph. B, 4, 1000 a 5-20, analyse non sans ironie son rôle chez les poètes et les théologiens… Pour revenir à Plotin, souvenons-nous qu’avant d’être Νοῦς pensant, le Νοῦς est aimant, et que l’Intelligence pré-noétique est « enivrée de nectar », qu’il vaut mieux pour elle « être ivre d’une telle ivresse que d’être plus sobre » (VI, 7 (38), 35, 24-26). Ainsi l’ivresse est la condition même de la transcendance du non-noétique sur le noétique, et le signe d’un amour infini pour le Bien lui-même infini. Dans notre passage, c’est l’ivresse de Poros, entendons l’amour infini, qui va arracher Pénia à sa condition de matière indéterminée et faire naître en elle l’amour. Mais cet amour reste en même temps lesté de l’indétermination native de Pénia. L’Âme inférieure va donc posséder l’amour que lui donne Poros, mais cet amour, désir vague et indéterminé, ne peut se convertir en amour pur et infini pour son principe ni, a fortiori, pour le Bien.
99 M. de Gandillac, op. cit., p. 121.
100 III, 7 (45), 11, 26 et 56-58.
101 Cf. VI, 8 (39), 15.
102 VI, 9 (9), 4, 24-30 (traduction P. Hadot légèrement modifiée) : οὐ γὰρ δὴ ἄπεστιν οὐδενὸς ἐϰεῖνο ϰαὶ πάντων δέ, ὥστε παρὼν μὴ παρεῖναι ἀλλ᾽ἢ τοῖς δέχεσθαι δυναμένοις ϰαὶ παρεσϰευασμένοις, ὥστε ἐναρμόσαι ϰαὶ οἷον ἐφάψασθαι ϰαὶ θιγεῖν ὁμοιότητι ϰαὶ τᾗ ἐν αὐτῷ δυνάμει συγγενεῖ τῷ ἀπ᾽αὐτοῦ ὅταν οὅτως ἔχῃ, ὡς εἶχεν, ὅτε ἦλθεν ἀπ᾽αὐτοῦ, ἤδη δύναται ἰδεῖν ὡς πέφυϰεν ἐϰεῖνος θεατὸς εἶναι.
103 Pour l’analyse de cette remontée de l’âme vers son Principe, ainsi que des conditions qui y sont requises, cf. A. Kéléssidou-Galanos, « Le voyage érotique de l’âme dans la mystique plotinienne », ΠΛΑΤΩΝ, 24 (1972), 88-100.
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Thémistius
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2012
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