Chapitre II. La double nature de l’âme
p. 145-160
Texte intégral
L’Âme rationnelle
1A vrai dire, notre analyse de la genèse de l’Âme par le Νοῦς est encore inachevée. Il nous faut, en effet, prendre modèle sur celle que nous avions donnée à propos de la genèse de la seconde hypostase. Nous avions distingué deux états du Νοῦς : un état pré-intellectuel où le Νοῦς-naissant-aimant est encore en contact avec l’Un (Νοῦς ϰαθαρός ou transcendant), et un état d’achèvement où il est une hypostase constituée dont la pensée est contemplation des intelligibles qui lui sont intérieurs (Νοῦς pensant reposant en lui-même, dont l’acte lui est immanent). Il nous faut maintenant distinguer de même dans l’Âme plusieurs niveaux, sinon plusieurs états :
Engendrée par l’Intelligence (Νοῦ δὲ γέννημα), l’Âme est un logos et une hypostase qui s’exprime dans la pensée discursive (τὸ διανοούμενον). Elle est ce qui se meut autour de l’Intelligence, un reflet du Νοῦς et une trace qui en dérive (νοῦ φῶς ϰαὶ ἴχνος ἐξηρτημένον ἐϰείνου) ; d’un côté, elle est rattachée à lui, et par là elle est comblée, jouit de lui, participe à lui et parvient à l’intellection ; d’un autre côté, elle est en contact avec ce qui vient après elle, ou plutôt elle engendre, elle aussi, des êtres qui seront nécessairement inférieurs à l’Âme. De ceux-là, nous parlerons plus tard ; ici s’arrête la série des êtres divins1.
2Plusieurs choses sont à noter dans ce passage. D’abord, il y est dit qu’un niveau de l’Âme reste toujours en contact avec l’Intelligence d’où elle provient. Cette Âme supérieure qui reste liée à son origine est purement contemplative ; elle est, dit Plotin, immobile dans sa contemplation :
Le sommet de l’Âme, sa partie rationnelle, demeure toujours en haut dans le monde intelligible, toujours fécondé et illuminé par ce qui est en haut2.
3La partie rationnelle (λογιστιϰόν) de l’Âme est donc tournée vers l’Intelligence, en un état de plénitude et d’illumination éternelle ; parce qu’elle a son principe dans le Νοῦς, son activité primitive est une intellection, et parce qu’elle a son origine dans l’Intelligible, elle est éternelle. Il y a donc en l’Âme, comme il y a dans l’Intelligence, un niveau pur, celui de la contemplation. Pour le Νοῦς, le niveau de la pure contemplation est celui de sa partie transcendante, qui est toujours en contact avec l’Un, vit de la vie diffusive du Principe, et donne à l’hypostase la puissance de s’unifier, d’être en acte Un-multiple. De plus, parce que la lumière qui illumine le Νοῦς provient de l’Un, donc de la source même de la lumière, l’Intelligence est illuminée par lOrigine absolue jusqu’au fond de son essence (πεφωτι μένον ἐν τᾗ αὐτοῦ οὐσίᾳ) en laquelle resplendissent les intelligibles. Elle se connaît et se pense ainsi immédiatement en étant immanente à elle-même, et l’amitié qui règne entre les intelligibles reflète l’amour que sa partie supérieure porte au Bien. Le Νοῦς est donc contemplation vivante, car la contemplation du Principe et la contemplation de soi-même ne sont pas séparées : la contemplation de la seconde hypostase est à la fois contemplation de soi-même et désir, amour du Premier. C’est pourquoi le Νοῦς est vie première, vie idéale, archétype de toute vie, en tant que reflet de l’archi-Vie de l’Un ; et cette vie du Νοῦς n’est pas autre chose que la puissance érotique par laquelle la seconde hypostase se constitue uniment comme Être-Vie-Pensée.
4De même, maintenant, pour l’Âme : sa partie la plus haute reste en contact avec le Νοῦς et en est éclairée ; elle exprime ainsi la perfection de sa nature comme intellection. Mais c’est déjà là une déficience par rapport à l’Intelligence, dont la perfection s’exprime par la contemplation première du Principe et dont l’intellection marque elle-même un défaut eu égard à la « vision » aimante et désirante du Νοῦς ϰαθαρός qui vit de la vie même qui provient du Bien. Toutefois, parce que l’Âme doit sa naissance à la contemplation, elle est Âme en acte quand elle regarde vers son principe ; c’est alors qu’éclairée par un reflet de l’Intelligible la faisant sortir de son état de puissance, elle atteint son état d’achèvement :
Cette illumination a donné à l’Âme une vie plus claire […], elle fait que l’Âme se retourne vers soi, elle l’empêche de se dissiper, elle lui fait aimer l’éclat qui est en l’Intelligence3.
5La conversion de l’Âme vers son principe est donc, comme c’était le cas auparavant, produite par le désir et l’amour que l’inférieur éprouve pour le supérieur. Ce désir et cet amour sont diffusifs de l’hypostase supérieure, ils dérivent du Νοῦς en même temps que l’indétermination multiple ; ils lui sont inhérents, car la puissance qui se propage de l’Intelligence à l’Âme est une puissance vitale, c’est-à-dire aussi bien une puissance érotique. La vie est donc toujours simultanément amour et désir. A partir de cette vie multiple, de cette puissance-multiple-indéterminée, la dynamique érotique opère sous la forme du désir inné que l’Âme éprouve pour son générateur. Avant de contempler l’Intelligence, elle n’est qu’un logos obscur, un désir indéterminé qui, pour devenir acte, pour se constituer comme désir réalisé, comme amour de soi, doit se porter vers le Νοῦς, doit se convertir au principe :
Mais le logos de l’Âme est obscur ; en effet, comme image (εἴδωλον) de l’Intelligence, elle doit regarder vers elle, comme l’Intelligence elle-même doit regarder vers le Bien afin d’être Intelligence. Elle le voit sans en être séparée, car elle vient après lui et qu’il n’y a rien entre eux, comme il n’y a aucun intermédiaire entre l’Âme et l’Intelligence. Tout être engendré désire et aime l’être qui l’a engendré, surtout lorsque le générateur et l’engendré sont seuls. Et lorsque le générateur est la chose la meilleure qu’il y ait, l’engendré est nécessairement avec lui car il n’y a d’autre séparation que leur altérité4.
6Dans le cas de l’Intelligence, il y avait coïncidence entre la vision et le désir de voir5 ; de la même façon, pour l’Âme, il y a coïncidence entre le fait de se porter vers ce qui est avant elle, le Νοῦς, et le fait d’être éclairée par lui. C’est pourquoi « être éclairée » signifie pour l’Âme passer de la puissance à l’acte. De plus, elle est, dans son rapport avec le Νοῦς, comme la vue avec l’objet visible ; or l’Âme est une vue indéterminée qui, avant de voir, est disposée à voir, désir de voir :
L’Âme est comme la vue et l’Intelligence comme l’objet visible ; indéterminée avant d’avoir vu l’Intelligence, l’Âme a une disposition naturelle à penser [nous comprenons : à voir] et elle est à l’Intelligence comme la matière à la forme6.
7Comme dans le cas du Νοῦς naissant, l’Âme en son état natif, c’est-à-dire en son état indéterminé, est donc tout désir. Son désir de voir fait d’elle une matière informée par l’Intelligence, une Âme en acte. Mais, comme dans le cas de la seconde hypostase, le désir de voir qui s’achève en vision en acte, ne peut contenir ce qu’il désirait voir : l’infinie puissance qui sourd de l’Un se morcèle et devient multiplicité des formes dans l’Intelligence-hypostase, comme la multiplicité indéterminée qui sourd du Νοῦς devient le reflet des intelligibles dans l’Âme en acte. Ainsi, ce que celle-ci recueille en elle-même n’est qu’une « image » de ce qu’elle voit dans l’Intelligence. C’est pourquoi l’Âme, par son désir et son amour pour son générateur reste, dans sa partie supérieure, dans la proximité et dans le contact du Νοῦς7.
8Or, la pensée de l’Âme, son intellection, n’est pas identique à celle du Νοῦς ; elle est certes, pour elle, ce qu’il y a en elle de plus parfait, mais, vis-à-vis de l’Intelligence, c’est une pensée seconde et dérivée. L’Âme se tourne, en effet, vers le Νοῦς pour apercevoir les objets de sa pensée, les intelligibles, alors que celui-ci les possède en lui-même. Par conséquent elle est bien le logos de l’Intelligence, mais un logos qui reflète l’Intelligence comme le logos proféré reflète la pensée et le langage intérieur8. L’Âme est, comparativement au Νοῦς, une pensée affaiblie, de second rang ; elle est dianoétique alors que la pensée du Νοῦς est noétique. Bien qu’elle exerce une fonction noétique, puisqu’elle est νοερά, elle ne pense pas, comme l’Intelligence, d’une manière originelle et essentielle ; elle se pense elle-même en restant suspendue à l’Intelligence, en recevant d’elle ses objets d’intellection. L’Âme a donc une activité de pensée qui ne se connaît pas elle-même mais qui connaît quelque chose d’autre, les intelligibles, et c’est pourquoi elle est dia-noétique9. Sa pensée est indigente dans la mesure où elle désire ce qui est au-dessus d’elle ; elle est projet d’une complétude qu’elle ne peut jamais réaliser, car elle ne possède rien par elle-même, puisque ce sont les intelligibles qui constituent sa pensée. C’est pourquoi sa pensée est imparfaite et empruntée, c’est une pensée désirante qui n’est et ne peut jamais être comblée. L’Intelligence, elle, est éternellement comblée dans son désir parce qu’elle contemple l’Un, c’est-à-dire elle-même :
Ce qui est seulement Intelligence demeure impassible (ἀπαθὴς) et mène dans l’intelligible une vie de pure intellection (ζωὴν μόνον νοερὰν) ; il n’y a en elle ni tendance ni désir (ὁρμὴ οὐδ´ὄρεξις)10.
9L’Âme, venant après la seconde hypostase, cherche à s’approprier les intelligibles, mais elle ne peut le faire que d’une façon médiate, par ce qui lui vient du Νοῦς. Ce qu’elle s’approprie est un reflet de l’Intelligence, une multiplicité indéterminée qui devient, de par sa propre intellection une Unité et une multiplicité, ἔν ϰαὶ πολλά. Elle est donc d’un niveau ontologico-noétique inférieur à celui de son générateur, elle est δία-νοῦ, pensée seconde. Elle reste cependant apparentée au Νοῦς puisqu’elle vient de lui, mais elle lui est inférieure et a « une puissance et une énergie qui viennent immédiatement après le Νοῦς » (δύναμις ϰαὶ ἐνέργεια δευτέρα μετὰ νοῦν ἐστι ψυχή)11. C’est pourquoi nous pouvons dire que l’Âme a ce que l’Intelligence est : pour s’approprier ce qu’est l’Intelligence, elle doit faire un détour et devenir dia-noétique, elle doit être pensée discursive, et c’est là son essence même12. L’Âme est donc une certaine intelligence qui, comme le dit Plotin13, possède une connaissance d’elle-même sur le mode discursif et non, comme c’est le cas pour le Νοῦς, sur le mode intuitif.
10Ajoutons enfin à cette analyse de l’Âme comme réalité supérieure et éternelle, que son essence même est l’intellection ; en retenant cependant qu’elle ne pense que lorsqu’elle dirige son regard vers l’Intelligence. Sous la motion de son désir et de son amour pour l’hypostase supérieure, elle reste ainsi éternellement en contact avec son principe puisque ce dernier lui est présent sans qu’il y ait d’autre intermédiaire que leur différence. C’est pourquoi, tant que son désir maintient l’Âme dans la proximité de l’Intelligence, elle est « belle, intelligente et simple comme l’Intelligence elle-même »14, mais à un moindre degré cependant. D’autre part, nous savons que l’Âme est soumise à l’Intelligence, puisque c’est elle qui la rend plus divine en lui donnant la pensée. Mais, parce que la pensée de l’Âme est dianoétique, son logos ne peut être que discursif, ce qui fait dire à Plotin qu’elle ne peut voir son objet « qu’en pensant discursivement »15. Ceci veut dire que le logos de l’Âme voit bien les choses qui lui sont apparentées et « qu’il peut adapter aux traces du monde intelligible qui sont en lui »16 ; mais justement, parce que l’Âme n’a en elle que des traces, son statut ontologique est celui de l’image et du reflet. Ce statut ontologique d’image s’explique par le fait que l’Âme, lorsqu’elle tente de saisir l’unité essentielle de l’Intelligence, lorsqu’elle la contemple, n’en saisit pourtant que la multiplicité. Sa contemplation étant d’un niveau ontologico-noétique inférieur à celle de son générateur, elle reflète donc en elle, au lieu de l’Un-multiple qui caractérise essentiellement l’Intelligence, l’Un et plusieurs qui est sa caractéristique essentielle propre17. Or, nous venons de voir que Plotin affirme pourtant que cet engendré possède, comme l’Intelligence mais à un degré moindre, la simplicité ; c’est donc que ce qui prédomine en l’Âme supérieure est une certaine unité, et que cette prédominance de l’unité s’explique par le désir qu’elle éprouve pour le Νοῦς. En effet, tant que son désir reste lié à l’Intelligence, l’Âme ne s’éparpille pas, elle reste sous l’influence directe que celle-ci exerce sur elle, et l’emprise de son amour et de son désir pour l’Intelligence constituent son intériorité. En cela, elle est toujours fécondée et illuminée par ce qui est en haut, elle reste et demeure éternellement près du Νοῦς. C’est pourquoi elle est aussi une essence intelligible18 qui appartient au monde intelligible19 et qui est donc de nature divine20. Mais, parce que l’intelligence qu’elle reçoit n’est que d’emprunt, parce qu’elle est plus éloignée que l’Intelligence de la source de la lumière qu’est l’Un, elle n’est éclairée qu’en surface, lorsqu’elle reste près de son principe21.Aussi son désir ne se maintient-il pas comme pur désir de l’Intelligence ; à son amour pour elle, qui lui donne une certaine unité, va s’ajouter un autre désir, né de son imperfection natale, qui est le désir de devenir :
Mais ce qui a reçu en plus le désir et qui vient à la suite du Νοῦς, grâce à cette addition du désir va pour ainsi dire de l’avant (οἷον πρόεισιν), veut toujours plus, a le désir d’organiser (ϰοσμεῖν) selon ce qu’il aperçoit dans l’Intelligence ; ainsi l’Âme est comme engrossée (ὥσπερ ϰυοῦν) par les objets de sa vision et ressent la douleur d’engendrer ; elle a hâte de produire et de réaliser une organisation (ποιεῖν σπεύδει ϰαὶ δημιουργεῖ)22.
11La partie inférieure de l’Âme est donc organisatrice, elle est poussée par un désir qui la rend insatisfaite, qui ne la laisse pas, comme l’Âme supérieure, dans le contentement et la satisfaction de la contemplation éternelle, mais qui, au contraire, la rend inquiète, pleine des douleurs de l’enfantement, toujours dans le manque de ce qu’elle désire.
L’Âme comme puissance organisatrice
12Nous avons vu jusqu’à présent que le mouvement de conversion d’une hypostase inférieure vers son générateur – mouvement qui n’est autre que celui par lequel une hypostase s’achève, se “réalise” si l’on peut dire – ne peut être détaché du mouvement même de son regard, regard qui va de bas en haut et qui est l’expression du désir et de l’amour qu’éprouve l’hypostase inférieure pour son engendreur. Ce regard signifie aussi bien l’état de dépendance de l’engendré vis-à-vis de son générateur, que l’immanence à la pensée du désir consubstantiel au Νοῦς et à l’Âme supérieure ; car la pensée, pour ces deux hypostases, est ce qui, en elles, est le plus parfait. Nous avons établi, en outre, que ce qui exprime le mieux cet amour et ce désir, lorsqu’ils sont désir et amour du Bien, c’est l’union au Principe ; en ce sens, le désir et l’amour sont, pour elles, supérieurs à la pensée.
13La supériorité de l’amour sur la pensée explique que, de l’Un à l’Âme supérieure, l’Amour de soi du Premier, ou Amour hyper-noètique, est agissant, et qu’il se manifeste comme une immense puissance, une proto-vie, une énergie dérivée de l’Acte pur du Premier. Nous avons longuement analysé le fait que l’énergie seconde, la « vie universelle et illimitée » exprime l’amour diffusif de l’Un, son infinie générosité, et nous avons aussi montré que, dans l’hypostase de l’Intelligence, l’amour indéterminé que sa partie pré-noétique éprouve pour lOrigine absolue est supérieur à l’amitié qui règne entre les intelligibles, puisque cette dernière n’est que l’expression limitée et définie de l’infini de l’amour. Pour la seconde hypostase encore, il nous est apparu que la contemplation de soi qu’exerce l’Intelligence sur elle-même engendrait une sorte d’amour de soi, dans la mesure où, se contemplant elle-même, c’est d’une certaine façon l’Un lui-même qu’elle contemple puisqu’elle possède une « ressemblance avec le Bien ». Au fond, l’amour que l’Intelligence se porte à elle-même, et qui exprime la satiété et la plénitude de la seconde hypostase, est encore désir et amour de l’Absolu, mais médiatisés, pourrait-on dire, par « la ressemblance avec le Bien », ressemblance que l’Intelligence découvre dans la contemplation des formes qui lui sont intérieures et dans sa propre unité. Or, cet amour de soi de la seconde hypostase n’est possible que parce qu’en elle une partie reste transcendante à la pensée et la maintient dans la vision unitive que cette partie, à savoir le Νοῦς à l’état naissant et aimant, a du Bien.
14De même pour l’Âme : le désir et l’amour qu’elle éprouve pour l’Intelligence la maintiennent dans la contemplation du Νοῦς et font que cette partie d’elle-même qui est intellection est en même temps ce qui, en elle, est le plus parfait et le plus divin. Mais elle ne peut contempler l’Un lui-même, elle n’en a qu’une vision seconde en contemplant l’harmonie parfaite de l’Intelligence et l’amitié qui règne entre les intelligibles. Pourtant, voulant être semblable au Νοῦς, son désir la porte à vouloir posséder les intelligibles, à réaliser en elle-même cette harmonie parfaite qu’elle contemple et qui est la vie de l’Intelligence ; mais elle échoue partiellement, car, déjà, la puissance érotique qui vient du Principe s’est affaiblie dans le Νοῦς. Si en effet, dans l’Intelligence, la puissance érotique de l’Un est tout entière présente en ce qui, en cette hypostase, est supérieur à la pensée, l’Âme, quant à elle, ne contemple que l’hypostase achevée de l’Intelligence, c’est-à-dire la pensée parfaite, et c’est pourquoi elle n’est elle-même, dans ce qu’elle a de plus parfait, qu’intellection. Ainsi, dans l’Âme, la puissance érotique de l’Un ne peut se faire sentir que sous la forme de quelque chose de déjà défini et limité, que sous la forme d’une réalité eidétique achevée, parfaite, harmonieuse, qui devient pour cet engendré le désirable. De cette façon, le désir et l’amour de l’Âme transportent, en quelque sorte, en elle les intelligibles qui sont lumineux dans le Νοῦς, et qui, parce qu’ils ne sont que reflets et images, ne sont plus que transparents dans l’Âme. La “métaphore” de la lumière que Plotin emploie pour les trois hypostases est, en ce sens, extrêmement parlante :
On peut comparer le Premier à la lumière, ce qui vient après lui au soleil, et le troisième [l’Âme] à la lune qui reçoit sa lumière du soleil23.
15Si la lumière que reçoit l’Âme ne lui vient que par l’intermédiaire du soleil, c’est-à-dire de l’Intelligence, nous devons en conclure que, comme réalité intelligible, elle reçoit la puissance érotique diffusive de l’Un sous une forme affaiblie et amoindrie que ne vient pas compenser, comme c’était le cas pour l’hypostase supérieure, la proximité et le contact d’une partie transcendante avec le Bien. C’est parce que l’Âme reçoit la puissance érotique venant de l’Origine absolue de manière affaiblie et amoindrie, puisqu’elle la reçoit de l’Intelligence, que se produit en elle, un changement de la direction du regard. En effet, au lieu de maintenir son regard en direction de l’hypostase supérieure, comme le font le Νοῦς et l’Âme supérieure, le regard de l’Âme inférieure va se diriger de haut en bas, et c’est alors, à proprement parler, un regard créateur. En effet, puisque, dans l’Âme inférieure, le désir et l’amour ne peuvent pas rester en repos, cette dernière ne peut plus, à l’opposé de la supérieure qui reste suspendue à l’Intelligence et vit dans la proximité de l’objet de son amour, jouir éternellement de ce qui attise son désir et son amour. Le désir de l’Âme inférieure va s’éprouver comme manque, et ce manque change la direction du regard et du désir. La satisfaction du désir, au lieu d’être tournée vers l’intérieur, de se muer en un amour de soi qui est en même temps amour du supérieur qu’on a en soi-même, va s’extérioriser ; et ce mouvement vers l’extérieur fait de l’Âme inférieure un être de souci, d’inquiétude, d’insatisfaction. Au lieu d’un désir éternellement comblé advient un désir dans le temps, car c’est en prodigant vers l’extérieur son unité interne que l’Âme engendre le temps, lequel est pour elle :
L’altérité qui ne consiste pas à achever son devenir pour persister dans un autre état, mais qui est altérité incessante (ἀεὶ ἑτερότης)24.
16Pour le dire autrement, le temps surgit lorsque le désir de l’Âme, en sa partie inférieure, n’est plus comblé par une contemplation transcendante, lorsqu’elle devient le projet d’une complétude à jamais irréalisable, projet qui la maintient dans le manque et l’inassouvissement25.
17Le regard vers le haut, ou le désir et l’amour qui se portent vers la réalité supérieure, qualifie la conversion au principe, et désir et amour compensent l’écart et la distance que la procession instaure. C’est donc bien le désir et l’amour qui portent la puissance communiquée à partir de l’Un, puissance dérivée de l’Amour de soi du Premier en tant qu’amour diffusif. Mais la procession instaure aussi une différence intelligible qui est en même temps une différence ontologique : l’Un est hypernoétique, le Νοῦς est noétique, l’Âme est dianoétique. Pourtant, la puissance érotique diffusée à partir de l’Origine absolue et qui se retrouve, amoindrie certes mais non exténuée, dans les hypostases inférieures, assure la continuité entre les hypostases.
18Pour ce qui concerne maintenant la partie inférieure de l’Âme, elle est aussi traversée par cette puissance érotique, et son désir manifeste l’érôs qui agit en elle, même si, comme nous allons le voir, cet érôs s’exprime par une action qui n’est plus tournée vers le supérieur. Avec l’admission en l’Âme d’une partie inférieure, Plotin attribue donc à celle-ci un rôle d’intermédiaire entre l’Intelligible et le sensible. En effet, si l’Âme supérieure reste toujours auprès de l’Intelligence, c’est que la partie rationnelle (λογιστιϰόν), reflet du Νοῦς, confère à l’Âme un degré axiologique absolument éminent par rapport à sa partie inférieure ; mais Plotin indique clairement que la tâche de l’Âme n’est pas simplement de penser :
C’est la tâche de l’Âme rationnelle de penser, mais pas seulement de penser. Car qu’est-ce qui la distinguerait alors de l’Intelligence ? Mais en ajoutant autre chose à sa fonction d’être rationnelle, elle n’est pas restée intelligence. Elle a une tâche spécifique comme chaque partie de l’intelligible. En regardant la réalité antérieure, elle pense, en se regardant elle-même, elle se conserve, en inclinant [son regard] sur ce qui la suit, elle ordonne, gouverne et commande ; car il n’était pas possible que tout reste dans l’intelligible26.
19Avant de nous attacher au problème de l’Âme inférieure dans son rapport avec le devenir sensible, il faut donc examiner la nature de la relation entre l’Âme supérieure et celle inférieure. Plotin considère que l’inférieure procède de la supérieure27, mais comment entendre cette procession à l’intérieur même de l’Âme conçue comme entité intelligible ? L’Alexandrin précise, au traité 30 (III, 8), que :
L’autre partie de l’Âme [l’Âme inférieure] procède éternellement, seconde vie issue de la première vie28.
20Entendons ici que la « vie première » est celle de l’Âme supérieure qui reçoit de l’Intelligence la vie, puisque :
L’Âme a reçu la puissance pour vivre, car une vie débordante est venue jusqu’à elle29.
21L’Âme supérieure a donc une vie qui est son acte propre et dont l’énergie dérivée constitue la vie de la partie inférieure. Il y a ainsi, intérieure à l’Âme, une sorte d’énergie seconde, d’énergie dérivée provenant de cet acte de l’Âme qui est vie première eu égard à son effet ; c’est là la vie de l’inférieure. Mais qu’est exactement cette vie seconde dérivée de la partie supérieure, donc d’une vie plus parfaite ? Plotin écrit que cette vie seconde est un « pouvoir de vivifier », pouvoir qui est celui d’une vie et d’un acte sans fin ; mais, pour que ce pouvoir, cette δύναμις, puisse se manifester, l’Âme inférieure doit se tourner vers la supérieure et la contempler. Or, la partie inférieure tournée vers la supérieure, voit la totalité des intelligibles, non tels qu’ils sont dans l’Intelligence, mais selon la manière dont l’Âme supérieure les possède, c’est-à-dire comme une multiplicité vague et obscure30. Il est donc nécessaire qu’il y ait en l’Âme une partie inférieure, afin que le déploiement de la force productrice, de la puissance vivifiante, puisse s’accomplir. C’est là la « fonction organisatrice » de l’Âme inférieure. Et cette nécessité est soulignée par Plotin lui-même31 : l’Âme doit manifester ses puissances en les actualisant, si l’on peut dire, à travers sa production ; car si elle restait tout entière un pur intelligible, si, dans sa contemplation de l’Intelligence ne procédait pas une partie inférieure, alors elle ignorerait les puissances qu’elle possède. Pour qu’elle connaisse ce qu’elle possède, il lui est nécessaire de se dédoubler ; pour atteindre à la connaissance de ses propres contenus, il faut que les puissances qui sont en elle se manifestent et sortent d’elle, il faut, en un mot, que tout en restant dans la contemplation éternelle du Νοῦς une partie d’elle-même s’en écarte, s’en éloigne, et c’est la partie inférieure. L’Âme inférieure est donc l’expression des puissances contenues dans l’Âme, une Âme dont la venue à l’être exprime, en retour, la raison de son avènement ontologique par la fonction spécifique de sa partie inférieure.
22Par son essence et son aspect rationnel, la partie supérieure est donc constituée par un désir (ἔφεσις) d’intelligence et de contemplation motivé par l’amour que l’Âme éprouve pour l’Intelligence, amour qui lui vient du supérieur et qui s’exprime en désir d’union avec son générateur. Mais par sa partie inférieure, qui rend raison de sa venue à l’être, l’Âme a pour fonction d’exprimer l’Intelligence, d’en être le logos. La partie inférieure est ainsi comme un logos extérieur et expansif non immanent à l’Âme. Ce logos est ce qui permet l’expansion de l’être, parce qu’il est l’ἔρως de l’Âme, comme nous le verrons tout à l’heure.
23Il nous faut retenir pour l’instant que ce ne sont pas seulement la naissance et l’activité essentielle de l’Âme qui sont déterminées par son union avec l’Intelligence, mais encore sa fonction organisatrice de gouvernement de l’univers sensible, soit l’Âme inférieure elle-même. Or, Plotin donne un nom à cette Âme inférieure, il l’appelle « Nature » ou encore « Âme universelle » :
La Nature (φύσις) est une image de la sagesse, dernière partie de l’Âme, elle ne contient que le dernier logos qui se reflète en elle32.
24La « Nature » trouve donc sa place tout en bas du monde intelligible, c’est ce qui lui confère son statut d’Âme mitoyenne entre le monde intelligible et le monde sensible dont elle a pour tâche l’organisation. Ce qu’elle donne au sensible, comme nous le verrons, n’est qu’une trace (ἴχνος) d’elle-même33 elle est, précise Plotin :
une Âme, produit d’une Âme antérieure animée d’une vie plus puissante qu’elle34.
25La fonction organisatice de la partie inférieure, ou de la « Nature », est donc de donner vie et forme à la matière sensible, à ce substrat obscur et indéterminé qu’est cette matière35. Mais l’Âme universelle est encore intelligible ; elle agit cependant, et se déploie, ou plutôt déploie sa puissance vivifiante au-dehors. L’Âme inférieure est en propre l’activité génératrice de l’Âme supérieure : en effet, le désir d’union et d’unification laisse la partie antérieure unie à l’Intelligence dans l’éternité de sa contemplation, mais celle postérieure s’adjoint un désir qui se manifeste comme élan d’action (ὄρεξις), désir qui la déploie et lui donne sa fonction spécifique. Ce désir est un désir de création manifesté par le regard de haut en bas ; il ne sépare pas, néanmoins, l’Âme inférieure de la supérieure, puisqu’elle va déployer dans le sensible les intelligibles qu’elle contemple dans la partie supérieure. Or, pour que ce déploiement ait lieu, pour que l’Âme inférieure puisse organiser le sensible, il faut que la vie qui l’anime, vie dérivée de la vie de l’Âme supérieure, porte la marque d’un désir insatisfait, celle du désir agité, du souci et de l’inquiétude. Ce désir propre de l’Âme inférieure est sa δύναμις : puissance agitée qui est puissance de production du temps36 : dans sa contemplation du modèle éternel contenu dans l’Âme supérieure, l’Âme inférieure se temporalise pour pouvoir exprimer et actualiser sa vision. Sa vie est donc un acte, et le temps, qui est cette vie, appartient à sa puissance37. En se déployant vers la multiplicité, en se temporalisant, elle devient elle-même multiple, mais sa puissance agitée ne cesse pas pour autant d’être vie, car son activité spontanée est orientée vers une organisation temporelle, vers une forme inférieure d’organisation.
26Or, sans ce temps qui est la vie de l’Âme inférieure, il n’y aurait pas possibilité, pour elle, d’organiser le sensible. Plotin, en caractérisant le temps comme vie de l’Âme inférieure, ne cesse d’affirmer que celui-ci est l’ἐνέργεια de cette Âme : elle a engendré le temps et le contient en elle-même avec sa propre ἐνέργεια38. L’entrée de l’Âme inférieure dans le temps n’est dès lors que le mouvement processionnel s’écartant de l’Intelligence et s’inclinant vers ce qui vient après elle pour lui transmettre la vie, une vie qui est μίμησις ἐνέργειας de ce qu’elle-même possède39.
27Le temps apparaît ainsi comme le dernier échelon intelligible40, il est la vie de l’Âme inférieure et sa propre dunamis, en tant que puissance vivifiante, il permet le passage entre l’Intelligible et le sensible sans qu’il y ait de rupture ontologique. Le temps, vie de l’Âme inférieure, est une vie accomplissant une activité incessante et procèdant à travers des changements uniformes et semblables les uns aux autres41. C’est pourquoi l’acte de l’Âme inférieure n’est jamais achevé : il n’achève jamais son devenir pour la constituer en hypostase séparée. C’est pourquoi aussi elle n’est pas une autre hypostase mais une partie de l’Âme-hypostase intelligible et divine. En contemplant l’Intelligible qui est dans l’Âme supérieure, elle engendre une image, l’image de l’unité éternelle qu’est la continuité temporelle, car le temps possède « la continuité de l’ἐνέργεια »42. En se temporalisant, l’Âme inférieure se rend semblable à l’Âme supérieure, qui n’est pourtant pas temporelle ; en imitant l’éternité, elle produit quelque chose de différent, un moyen de penser au modèle43. Ainsi le temps introduit-il dans l’être l’inquiétude, le désir et l’activité distante de son objet. Vie et puissance de l’Âme inférieure, il n’accompagne pas l’Âme, il ne lui est pas postérieur, mais se manifeste en elle, est en elle et lui est uni comme l’éternité est unie à l’Intelligence et à l’Âme supérieure. En se temporalisant l’Âme inférieure actualise ainsi la ressemblance à l’éternité dans l’altérité ; cette ressemblance dans l’altérité maintient l’engendrement du temps dans le schéma processionnel et lui donne son statut ontologique. On conçoit donc que, parce que l’Âme a la mobilité du temps, c’est-à-dire une vie qui se déploie et s’extériorise, le passage de l’Intelligible au sensible ne nécessite plus, comme chez Platon, l’explication artificialiste par l’action du Démiurge : en tant que vie de l’Âme inférieure et ἐνέργεια même de l’Âme produisant le sensible, le temps fait partie des intelligibles. Or, si la vie de l’Âme inférieure est la temporalité, une temporalité non spatiale et qui est encore de l’ordre du monde intelligible, les contenus que cette Âme inférieure va déployer dans le sensible subiront eux aussi un changement44. Ce changement s’exprime, chez Plotin, par le logos propre de l’Âme inférieure, puisque cette partie de l’Âme déploie dans la temporalité sensible le contenu de son logos. Mais son logos contient en lui-même les formes rationnelles qui deviendront visibles dans le sensible ; c’est pourquoi il représente le dernier logos du monde intelligible, un logos affaibli et dispersé, un logos qui a en lui moins d’unité du fait que la vie de l’Âme inférieure est le temps, un logos enfin qui ne peut renvoyer dans le sensible que le reflet lointain de ce que l’Âme supérieure contemple, un reflet lointain du Νοῦς archétypal qui est tout et qui contient tout.
Notes de bas de page
1 V, 1 (10), 7, 42-48 (nous soulignons).
2 III, 8 (30), 5, 10-11 : « Τὸ πρῶτον τὸ λογιστιϰὸν οὖν αὐτῆς ἄνω πρὸς τὸ ἄνω ἀεὶ πληρούμενον ϰαὶ ἐλλαμπόμενον μένει ἐϰεῖ ». Nous adoptons ici la correction de Müller, τὸ πρῶτον τὸ λογιστιϰὸν, qui nous semble plus conforme à ce que Plotin cherche à montrer, à savoir que l’Âme imite l’Intelligence par sa partie rationnelle.
3 V, 3 (49), 8, 30-32. Si, dans ce passage, l’Âme se retourne vers elle-même, c’est que Plotin distingue le mouvement vers l’extérieur, qui est propre à l’âme sensitive, et le mouvement qui reste intérieur et qui est propre aux intelligibles et donc, du même coup, à l’Âme intelligible. Mais il s’agit néanmoins ici d’une conversion vers le principe, puisque Plotin prend la peine d’indiquer, quelques lignes plus haut, que « dans le monde intelligible, la vision n’a pas d’organe étranger ; elle se fait par elle-même, parce qu’elle ne regarde pas au-dehors. Elle voit une lumière par une autre lumière, et non par un organe étranger à elle. C’est une lumière qui voit une autre lumière, de cette lumière, la lumière se voit elle-même (αὐτὸ ἄρα αὑτὸ ὁρᾷ) » (21-23). C’est nous qui soulignons.
4 V, 1 (10), 6, 46-53.
5 Cf. V, 6 (24), 5.
6 III, 9 (13), 5 (traduction É. Bréhier légèrement modifiée).
7 De la même façon, on s’en souvient, l’Intelligence, par sa partie supérieure, reste dans la proximité du Bien, et même en contact avec le Bien d’où elle provient.
8 Cf. V, 1 (10), 3, 12-13.
9 L’Âme est dianoétique car en elle sujet et objet ne sont plus intrinsèquement liés comme dans l’Intelligence. En l’Âme sujet et objet tendent vers l’unité sans former véritablement unité et sans être non plus deux choses différentes (III, 8 (30), 6, 15-18). C’est pourquoi, à la différence de l’Intelligence, pour laquelle l’objet de la pensée est immédiatement présent, l’Âme doit, en quelque sorte, se dédoubler pour pouvoir penser son objet qui ne lui est pourtant pas extérieur. Elle doit se « l’approprier » (οἰϰειώσει, ibid., 8, 7). Mais, une fois qu’elle s’est approprié le contenu de son logos, l’objet de sa pensée, elle doit en outre le « proférer », le mettre à la portée de sa main, le « manipuler » (προχειρίζεται, ibid., 6, 22), afin de le posséder vraiment et de le comprendre. Et elle ne peut comprendre ce qu’elle possède que moyennant cette « projection ». C’est en tant qu’elle se dédouble, pour comprendre le contenu de son logos et, par là même, se comprendre elle-même, que l’Âme est intelligente ; mais d’une intelligence discursive, d’une intelligence qui a en elle-même l’objet de sa pensée en tant qu’objet différent du sujet qui contemple ou pense. Voir à ce propos les analyses de M. I. Santa Cruz De Prunes, op. cit., p. 34-49.
10 IV, 7 (2), 13, 2-4.
11 IV, 4 (28), 16, 18-19.
12 Cf. VI, 2 (43), 6, 13-20.
13 Cf. V, 3 (49), 6, 22-28.
14 V, 1 (10), 3, 23-24.
15 III, 8 (30), 6, 24.
16 V, 3 (49), 6, 22-28.
17 Lorsqu’elle essaie de contempler le Νοῦς l’Âme devient multiple, car elle ne peut saisir l’unité essentielle du Νοῦς, ce qui fait qu’il est ἕν πολλά. Elle ne peut saisir cette unité que sur un plan noétique inférieur à celui de l’Intelligence, en la pensant comme ἕν ϰαὶ πολλά, Un et multiple ; or, si l’Âme ne se dédoublait pas, ne se diversifiait pas, il lui serait impossible de la penser (VI, 2 (43), 6, 13-20). C’est pourquoi, bien que l’Âme soit, elle aussi et à son niveau, la totalité de l’intelligible, elle l’est cependant d’une manière plus floue (ἀμυδρότερον, IV, 6 (41), 3, 14) que l’Intelligence, puisqu’elle ne peut connaître le Νοῦς qu’en passant par la connaissance d’elle-même.
18 Cf. III, 6 (26), 6, 1.
19 Cf. III, 3 (48), 5, 17-18.
20 Cf. IV, 7 (2), 9 et 10.
21 Cf. V, 6 (24), 4, 16-24 : « On peut comparer le Premier à la lumière, celui qui vient après lui au soleil, et le troisième à la lune qui reçoit sa lumière du soleil. l’Âme a une intelligence d’emprunt qui l’éclaire à la surface, lorsqu’elle est intelligente ».
22 IV, 7 (2), 13, 2-8 (nous soulignons).
23 V, 6 (24), 4, 16-18 (traduction É. Bréhier légèrement modifiée, nous soulignons).
24 VI, 3 (27), 22, 43-44.
25 L’altérité propre de l’Âme s’inscrit bien ainsi dans le temps, alors que dans l’éternité réside l’unité de l’Intelligence et de l’Âme supérieure, cf. IV, 4 (28), 15, 5-9 : ϰαὶ γὰρ αὖ ἐν μὲν τῷ αἰῶνι τὴν ταὐτότητα, ἐν δὲ τῷ χρόνῳ τὴν ἑτερότητα <δεῖ> τίθεσθαι). Le temps est le mouvement incessant de l’Âme, la marque de sa vie mobile et de son acte sans fin.
26 IV, 8 (6), 3, 21-28. Il n’y a pas deux Âmes qui seraient deux réalités distinctes, mais une seule Âme pourvue de deux fonctions. L’une est supérieure, l’autre est l’image de la première et l’imite afin de produire des êtres vivants (cf. II, 1 (40), 5, 5-10 ; V, 9 (5), 6, 10 sq. ; V, 2 (11), 1, 17 ; IV, 8 (6), 7, 20 sq.). Bien que Plotin distingue parfois en l’Âme trois parties (comme c’est le cas dans le passage cité, qui est conforme au schéma platonicien), en fait, il ne considère véritablement que deux parties, comme nous pouvons aisément nous en rendre compte lorsque nous prenons en compte les analyses psychologiques auxquelles il se consacre dans les Ennéades. A cet égard, un texte est particulièrement significatif : « En s’avançant elle [il s’agit de l’Âme inférieure] laisse donc la première partie d’elle-même, celle qui est la plus haute, rester là où elle l’a laissée », III, 8 (30), 5, 15-16 (nous soulignons). Le contexte de ce passage est celui d’un exposé expliquant comment, de l’Âme supérieure, l’Âme inférieure a procédé. Le vocabulaire employé par Plotin, τὸ ἑαυτῆς πρόσθεν (la partie la plus haute), indique clairement qu’il s’agit d’une seule et même Âme avec deux parties distinctes, correspondant à deux fonctions différentes au sein de cette même Âme. Nous ne pouvons donc pas souscrire à l’analyse de A. Rich lorsqu’il écrit, dans son article « Body and Soul in Philosophy of Plotinus », Journal of the History of Philosophy (1963-1), p. 2 : « Though Plotinus talks in terms of a higher and lower soul, he believes, in fact, that the soul has three main phases, the purely intellectual, which is concerned only with the divine and the suprasensible, the discursive aspect, characteristic’of the rational human being, and the irrational phase, corresponding to the “moral” soul of Plato’s Timaeus and to the ἄλογος ψυχή of Aristotle », cité par M. I. Santa Cruz De Prunes, op. cit., p. 36.
27 Cf. III, 8 (30), 5, 10-17.
28 Ibid., 12-13.
29 VI, 7 (38), 31, 2-4.
30 Cf. IV, 6 (41), 3, 14.
31 En IV, 8 (6), 5, 32-33 : « Si l’Âme ne se dédoublait pas, elle ignorerait les forces qu’elle possède, si elles ne se manifestaient et ne sortaient d’elle » (οὐϰ ἰόντα τὴν τε ψυχὴν αὐτὴν ἔλαθεν ἂν ἃ εἶχεν οὐϰ ἐϰφανέντα οὐδὲ πρόοδον λαβόντα).
32 IV, 4 (28), 13, 3-5 (nous soulignons).
33 Cf. IV, 4 (28), 20, 15-16.
34 III, 8 (30), 4, 15-16.
35 En ce qui concerne l’obscurité de la matière qui vient après l’Âme, Plotin écrit : « Cette obscurité est éclairée et il y a comme une forme qui flotte sur ce fond, qui est l’obscurité complète et l’obscurité première ; ce fond ténébreux est ordonné par l’Âme selon la raison (ἐϰοσμεῖτο ϰατὰ λόγον) ; l’Âme dans sa totalité possède en elle la puissance d’ordonner les ténèbres suivant ces raisons ; de même les raisons séminales façonnent et informent les animaux qui sont comme des petits mondes (οἷα ϰαὶ οἱ ἐν σπέρμασι λόγοι πλάττουσι ϰαὶ μορφοῦσι τὰ ζῷα οἷον μιϰρούς τινας ϰόσμους) », IV, 3 (27), 10, 10-13. L’Âme est donc donatrice de formes pour la matière en tant qu’elle communique à cette matière un λόγος σπερματιϰός, notion stoïcienne reprise par Plotin pour rendre compte de la façon dont l’Âme inférieure informe la matière sensible. Mais ce qui est surtout important à retenir ici, c’est que le logos constitue, pour l’Âme inférieure, l’expression de la vie dans son inépuisable générosité : la vie est ce qui a permis à l’Intelligence de naître de l’infinie générosité de l’Un et de se tenir dans sa proximité et sa dépendance, comme l’Âme naît elle aussi de la vie profusive du Νοῦς et se maintient dans son orbe tout en informant la matière obscure selon le don des logoi qui sont l’expression de la richesse de l’Intelligence. Nous aurons à y revenir.
36 Cf. III, 7 (45), 11, 15-20.
37 Cf. ibid., 49.
38 Cf. ibid., 35-38.
39 Cf. ibid., 30-34.
40 Cf. A. Pigler, Plotin. Ennéade III, 7 [45], loc. cit.
41 Cf. ibid., 12, 1-4.
42 Cf. ibid., 3.
43 Cf. M. Lassègue « Le temps, image de l’éternité chez Plotin », Revue philosophique (1982-2), 405-418 ; P. Aubenque « Plotin et le dépassement de l’ontologie grecque classique », in Le Néoplatonisme, Paris, 1972, p. 101-109, et du même auteur « Plotin philosophe de la temporalité », Diotima, 4 (1976), 78-86.
44 Dans son ouvrage Archéologie et généalogie, loc. cit., D. Montet analyse ainsi le changement qu’opère l’Âme eu égard aux νοητά contenus dans l’Intelligence : « l’analyse se complique à l’endroit de la ψυχή : tout se passe alors comme si la procession de l’Âme impliquait une autonomisation des formes et, partant, une mutation du concept de λόγος. Les formes, éléments du système intelligible, deviennent archétypes dans l’usage qu’en fait l’Âme, tout entière occupée à donner forme au sensible, à lui imposer, autant qu’elle le peut, l’ordre venu de l’intelligible. Le λόγος, système des principes de l’intelligible (les γένη) ou ordre des νοητά (les εἴδη) dans la seconde hypostase, signifie, au niveau de l’Âme, les modalités selon lesquelles les εἴδη informent le sensible et lui confèrent ordre, autant que faire se peut. Plotin s’en autorise fréquemment pour définir l’Âme comme la somme des λόγοι » (souligné par l’auteur, p. 219).
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Thémistius
Paraphrase de la Métaphysique d’Aristote (livre lambda)
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1999
« L’art de bien lire »
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2012
L’Idée platonicienne dans la philosophie contemporaine
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1999
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2005