Visage et image chez Plotin
p. 157-170
Note de l’éditeur
Une première version de cet article est parue en anglais dans le Journal of Neoplatonic Studies 6, 1998, p. 3-21.
Texte intégral
1Plotin a beaucoup écrit sur la notion de beauté et sur sa définition. Toutefois, en ce qui concerne le visage, il y a manifestement quelque chose de particulier et Plotin y revient un certain nombre de fois. Lorsque tout est dit sur la beauté, il reste encore, selon Plotin, une présence ou une énergie qui embellit, qui illumine les choses et plus particulièrement le visage.
2Chez Plotin, les parties du haut du corps – le visage et la tête – sont les parties supérieures. De toute évidence, les images de hauteur ou de profondeur sont plus que des métaphores, comme l’atteste la présence littérale d’une cosmologie verticale : la partie la plus haute est la partie supérieure.
En tout être vivant, les parties supérieures, le visage et la tête, sont les plus belles ; les parties moyennes et inférieures ne le sont pas autant1.
3En tentant de définir la beauté, Plotin examine d’abord le point de vue selon lequel il pourrait être question d’une harmonie des proportions, puis il rejette cette idée parce que certaines choses sont manifestement belles, même si elles sont simples (comme le soleil) ou même si elles manquent de structure (comme l’or). Au cours de cette discussion, Plotin remarque qu’un même visage peut parfois sembler beau, et d’autres fois pas du tout (I, 6 [1], 1.38). Nous savons ce qu’il veut dire : un visage peut un jour être le même dans sa forme, ses proportions, son architecture physique ; mais, le lendemain, ce même visage peut manquer d’un certain éclat.
4Quelque chose peut « briller » chez l’homme, dans la mesure où il progresse vers un état complet, et cela ressemble aux étoiles qui brillent comme une parure céleste : ce serait comme si les étoiles brillaient à l’intérieur du visage humain, pendant qu’une certaine progression spirituelle se réalise – un peu comme une statue, suggère Plotin, que l’on pourrait imaginer construite par Héphaïstos, le dieu du feu et l’inventeur de beaucoup d’artefacts magiques – une statue avec des étoiles qui scintillent sur l’ensemble du visage2. Selon Plotin, le visage n’est pas seulement une combinaison d’organes, puisque – comme nous l’avons vu – le visage a cette capacité de « briller ». Lorsque Dieu faisait naître les âmes, il mettait des yeux « porteurs de lumière » dans les visages, dit Plotin dans une citation du Timée de Platon (44 e), mais son interprétation dépasse la simple physiologie de la vue et évoque aussi l’idée de luminosité du visage.
5Les arts ont la capacité de transformer celui qui perçoit. Les sons sensibles de la musique émeuvent sans aucun doute le musicien qui entend lui aussi de la musique. De même, lorsque l’on reconnaît dans un tableau l’image de quelqu’un qui est présent dans la pensée, il n’est pas possible de ne pas en être touché, et de ne pas « se souvenir de la réalité véritable »3. Ici, Plotin opère un retournement sévère par rapport à la condamnation platonicienne des arts et il reconnaît que les arts peuvent élever l’esprit vers un savoir des vérités transcendantes. Une imitation peut susciter un souvenir ou réminiscence (ἀναμνήσις), ce qui n’est pas loin de contredire le dixième livre de la République de Platon et sa critique des arts. La même tendance est soulignée dans le passage suivant :
Il en est qui, en voyant l’image de la beauté sur un visage, sont transportés dans l’intelligible : d’autres ont une pensée trop paresseuse, et rien ne les émeut ; ils ont beau regarder toutes les beautés du monde sensible… ne diront-ils pas, saisis de crainte, « quelles sont ces choses, et d’où viennent-elles4 ? ».
6Cette caractéristique du visage, l’éclat, peut évoquer la transcendance, même dans la représentation, éveillant ainsi la sensibilité de l’individu au pouvoir de la source de la lumière supérieure. Il faut préciser que, jusqu’à un certain point, c’est le langage de Platon qui, dans le Phèdre, montre le plus de sympathie pour la représentation dans l’art, et qui évoque aussi un visage possédant « une beauté bien représentée », ainsi que sa capacité à éveiller respect et révérence5.
7Plotin revient souvent à l’image de la lumière, en cherchant cette addition particulière aux choses, qui les met en valeur, les détermine et qui, en effet, les illumine. Le Bien donne de la couleur aux choses, les rend gracieuses, ce qui touche l’âme, la fait danser follement et la fait tomber d’amour (VI, 7 [38], 22.10). L’âme émue poursuit son chemin vers le Bien, mais peut rester un moment à l’étape inférieure de l’intelligence :
C’est comme lorsqu’on est en présence d’un visage (πρόσωπον) beau, sans doute, mais incapable d’émouvoir, parce que sa beauté n’est pas empreinte de grâce (χάρις). Pourquoi en effet sur un visage la beauté est-elle éclatante, tandis que le visage mort n’en conserve qu’une trace, avant même que ses proportions disparaissent par la corruption de la chair ?… Et un homme laid vivant est plus beau que la statue d’un homme beau. C’est parce que le vivant est plus désirable… La lumière du bien a fait briller ses couleurs ; ainsi il s’éveille, il s’allège, et allège avec lui le corps qu’il possède, en lui donnant toute la bonté et l’énergie dont il est capable6.
8Deux idées importantes peuvent être remarquées ici : premièrement, l’idée de la grâce, une grâce païenne qui peut être comparée à celle qui se développe en même temps dans la théologie chrétienne. L’illumination spéciale semble venir d’en haut comme quelque chose de supplémentaire, d’ajouté à cette forme ou structure déjà présente. La grâce, au sens où l’entend Plotin, est une addition, et elle est aussi comparée à la vie, au souffle de la vie ou à l’énergie, bien que sa métaphore préférée soit surtout issue de l’idée de lumière et d’illumination. Deuxièmement, nous pouvons remarquer la position spéciale qui est accordée au visage : l’intelligence est opposée, par exemple, à un visage qui n’est transformé par aucune vivacité. Selon Plotin, le visage éclatant de vie et inondé par la grâce du Bien a un pouvoir spécial qui attire et qui exige l’attention.
9Ailleurs, la laideur est présentée comme un manque de forme7 : lorsque nous voyons un visage laid, nous l’identifions comme laid parce que nous voyons qu’il manque de forme. Cela signifie que la matière est conçue comme une masse irrationnelle et sans forme, qui n’a pas été entièrement maîtrisée. La laideur résulte donc d’une imposition incomplète de la forme. La beauté est souvent associée à la forme8, mais, dans le passage cité plus haut, nous avons affaire à quelque chose qui dépasse l’association forme-beauté. Il y a quelque chose de plus, une grâce, souvent associée au visage.
10Un certain nombre de passages indiquent clairement que le visage a une aptitude spéciale à être perçu comme une unité, c’est-à-dire que les yeux, le nez et d’autres caractéristiques physiques ne sont pas perçus séparément, mais comme une chose unique. Dans le passage suivant, un argument cherche à démontrer que l’agent ultime de la perception (l’âme) est une unité en soi : elle voit un visage en tant qu’unité malgré les nombreux éléments qui y sont perçus séparément par chaque sens.
Si quelque chose doit sentir un objet, il faut qu’elle soit une et que tout objet soit perçu par le même moyen, même si des impressions multiples entrent par plusieurs organes des sens, ou s’il y a plusieurs qualités en un seul objet, ou si des sensations diverses arrivent par un seul objet, comme dans la perception d’un visage. Car il n’y a pas une perception du nez, et une autre des yeux, mais une perception unique de tous les éléments à la fois. Et si une impression arrive par l’œil et l’autre par l’ouïe, il faut néanmoins une chose unique où elles arrivent toutes deux9.
11Voilà une tentative de démonstration du caractère unitaire de l’âme : l’âme elle-même doit être un tout, parce qu’elle peut percevoir l’unité dans la diversité. Toutefois, ce qui est intéressant pour nous, c’est l’exemple utilisé pour parvenir à cette démonstration, notamment l’unité du visage, qui est pensée comme étant un fait incontournable de l’expérience humaine. En termes platoniciens, un tel degré d’unité renvoie à l’idée d’une force particulièrement éminente : le visage existe, possède l’être dans sa propre unité. L’unité du visage est peut-être liée à l’unité intérieure de tous les visages, ce à quoi Plotin croit profondément : c’est comme si nous avions une tête à l’intérieur, comme si nous ne pouvions apercevoir la réalité que de derrière le visage, comme si Athéna tirait nos cheveux ; nous nous verrions alors nous-mêmes, Dieu et le Tout10. Nous remarquons aussi, en VI, 7 [38], 14.8, que le visage a une unité reconnue et spécifique, puisque dans ce passage il est donné en exemple de ce type d’unité dans la diversité, que l’on peut trouver dans l’intelligence : en cherchant des exemples de ce type d’unité, Plotin constate que le visage est une unité, même s’il ne constitue pas une masse ; cette unité est composée de narines, d’yeux, d’un nez et ainsi de suite, et néanmoins elle possède une certaine unité. Encore une fois, l’intelligence est imaginée comme une unité multiple, peut-être comme un « être qui n’est que des visages, brillant avec des visages vivants »11. Cela suggère l’idée d’une sorte de confluence de visages se rencontrant en un seul point : celui du visage intérieur unitaire, ou de l’être. Il convient de noter que beaucoup de ces comparaisons visage-unité apparaissent dans le livre VI des Ennéades et que la question de l’image a dû être présente dans l’esprit de Porphyre, en tant qu’éditeur et organisateur de l’œuvre de Plotin.
12Le fait que Plotin ait choisi le visage pour représenter métaphoriquement l’intelligence est en lui-même remarquable : le visage constitue une présence très puissante pour ce prétendu iconoclaste, qui est capable de parler d’une sphère « omnifaciale », dont les surfaces rayonnent d’une lumière venant de nombreux visages vivants.
13Considérons maintenant le visage en tant qu’image. Nous avons vu que le visage vivant bénéficie d’une grâce particulière qui, à la fois, l’illumine et le fait briller, ce qui le distingue du visage d’une personne morte qui, même s’il est beau et parfaitement préservé, ne peut pas posséder la lumière d’un visage vivant. Mais il existe aussi des portraits et des images renvoyées par les miroirs : où les situer ?
14La première possibilité est de lier le portrait (εἰκών) à l’original. Il est vrai que, dans le platonisme, le Socrate physique apparaît aussi comme une copie, ainsi que son portrait, puisque Socrate lui-même est issu des Formes. Le portrait de Socrate a un lien simple avec son original, Socrate lui-même, mais les hommes ont un lien beaucoup plus complexe avec les Formes : leurs différentes natures résultent d’une variété de principes (λόγοι, V, 7 [18], 1.23).
15Socrate et son portrait ne doivent, en aucun cas, être confondus : il serait absurde de classer un portrait de Socrate dans le même genre que Socrate lui-même, de même qu’il serait absurde de placer dans la même catégorie générique l’être et le non-être12. Mais cette délimitation entre le portrait et le Socrate réel n’est pas toujours maintenue. Il est aussi dit que Socrate, l’homme physique, n’est pas précisément un être, « mais quelque chose de cette sorte », pas une chose en soi, mais quelque chose qui ressemble à quelque chose. Le « véritable » Socrate serait comme une peinture, comme s’il était composé des matériaux du peintre, sous l’influence, bien entendu, de son logos ou de sa forme13. Ces deux passages montrent dès le départ qu’il n’est pas toujours possible de faire la différence entre l’image et la réalité, puisque la réalité tend à s’effacer derrière le statut de l’image jusqu’à l’Un, où l’ambiguïté – l’ambiguïté s’applique presque à chaque stade de la réalité – cesse. Nous reviendrons sur ce point.
16Une autre distinction revient régulièrement, qui situe un groupe d’images dans une catégorie supérieure. Ce sont les images de miroir, les reflets dans l’eau, ou même – ce qui est surprenant – les ombres. L’image créée par l’artiste est dans une autre catégorie, comme on le voit dans le texte qui suit.
Le portrait peint, en un mot, n’est point l’œuvre au sens propre du modèle, comme le sont les images des objets dans l’eau, dans un miroir ou dans une ombre. Dans ces cas, c’est au sens propre que l’image tire son existence du modèle ; elle vient de lui, et une fois venue de lui elle ne peut exister, que si elle en est séparée. C’est de cette manière que l’on jugera que les puissances plus faibles viennent des puissances antérieures14.
17Il y a beaucoup de subtilités dans ce passage, mais ce qui est en jeu, d’une manière générale, c’est la différence entre l’image dont l’artiste est la cause et l’image « réelle », telle qu’elle est perçue dans un miroir, dans l’eau, ou dans l’ombre, d’une personne ou d’une chose. Ce sont des images projetées par la lumière à partir d’un objet. Plotin aurait sans doute inclus la photographie dans cette dernière catégorie : le fait est que l’image de miroir, ou l’ombre, dérivent de la personne sans qu’il y ait d’activité créatrice intermédiaire, telle que le travail faillible du peintre. Du point de vue général de Plotin, une telle image est plus forte parce qu’elle dépend directement de la réalité : c’est donc davantage un produit direct de l’être supérieur qu’un produit médiatisé. L’image du miroir contient donc plus de réalité que l’image peinte.
18La notion d’image de miroir réapparaît en VI, 2 [43], 22.35 sq., où elle se réfère aux parties supérieures et inférieures de la réalité, et particulièrement au lien entre l’intelligence et ce qui en résulte. La partie inférieure de l’intelligence y est reliée, sans en être coupée ; plutôt, elle y est associée comme le sont les images des miroirs : elles dérivent de leurs objets et, même avec ce statut dérivatif, elles dépendent directement d’eux dans un lien physique.
19Il s’agit donc d’une image « réelle » qui peut être comparée à un genre d’image plus pauvre ou plus atténué. Le souci de définir les différents types d’images provient de la cosmologie de Plotin, qui est fondée sur la mise en image : c’est le fondement de la grande chaîne de l’être, à laquelle chaque niveau supérieur est intégré, avec le niveau inférieur qui lui succède. Ainsi, « l’univers provient de l’intellect et l’intellect est antérieur, la cause de l’univers comme une sorte d’archétype et de paradigme »15. Telle est la manière dont le monde fonctionne et l’interconnexion des éléments de la réalité se réalise par le fait que le modèle engendre son image et est donc suivi de sa représentation. Tout ce qui est supérieur constitue le modèle de ce qui est inférieur. C’est pour cette raison qu’il faut distinguer différents types d’images : si Plotin acceptait le portrait de Socrate parmi les images « réelles », le mécanisme de son ontologie serait compromis.
20Le traité Contre les Gnostiques aborde aussi cette question : nous pouvions nous y attendre puisque, dans la pensée gnostique, le lien entre ce monde et le monde idéal est une question majeure. Plotin se montre plus matérialiste que les Gnostiques, dans la mesure où il affirme la beauté et le pouvoir du monde, malgré la difficulté posée par le fond de sa pensée, qui ne perçoit le monde qu’en tant qu’image, ou ressemblance. Face au défi gnostique, il est obligé d’expliquer son propre concept d’image et, ce faisant, il établit la différentiation que nous avons déjà évoquée entre des genres d’image. C’est peut-être même à cause du défi gnostique concernant le monde – ce sont après tout des « anti-cosmiques » – que Plotin affine et développe son propre concept d’image.
Il n’est point le monde intelligible, puisqu’il en est une image ; i l est dans sa nature de ne pas l’être, sans quoi il ne serait plus une image et il est faux de dire que cette image n’est pas ressemblante : rien n’y est omis de ce que peut posséder une belle image, quand elle est l’œuvre de la nature. Cette image ne doit pas être en effet l’œuvre d’un artifice réfléchi : l’intelligible ne peut pas être le terme dernier de la réalité ; il doit agir de deux manières, en lui-même, et sur autre chose que lui. Il faut donc qu’il y ait quelque chose après lui ; seul l’être le moins puissant n’a rien en dessous de lui16.
21En premier lieu, on trouve là une distinction nette entre l’image issue de l’art, à travers l’intellect humain ou la créativité humaine, et l’image générée par une nécessité, provenant de la nature des choses. L’auto-représentation naturelle constitue le fonctionnement ordinaire du monde : c’est le processus onto-physique qui souligne la construction de la réalité et du monde que nous voyons, et qui de ce fait a un statut privilégié. Les êtres les plus puissants ont tendance à engendrer des copies d’eux-mêmes, et le processus de mise en image est donc, dans leur cas, plus naturel. La mise en image créatrice de l’être humain, impliquant l’intellect humain ainsi que l’ingénuité, ne joue ici aucun rôle, et c’est ainsi que l’image de miroir, ou d’ombre, constituent les exemples privilégiés lorsqu’il s’agit d’expliquer le processus naturel ou nécessaire de mise en image.
22Le second élément du passage cité ci-dessus, c’est que ce processus doit avoir lieu. Le monde émerge, non pas comme une conséquence de l’art ou de la science, mais comme un événement naturel. L’éditeur de la collection Loeb, A.H. Armstrong, constate que Plotin « always insists that the eternal production of the universe is a unitary spontaneous act without any previous planning17 » et c’est certainement juste. En fait, l’idée de la création sans artisan apparaît dans les lignes belles et poétiques du Tractatus Tripartitus, un document gnostique, mais qui est considéré comme le plus platonicien des écrits gnostiques. L’auteur du Tractatus Tripartitus, réfléchissant sur la création spontanée, la décrit ainsi :
Le Père a tout produit, comme un petit enfant, comme une goutte d’eau de la source, comme le pétale d’une vigne, comme une fleur, comme une semence (… )18.
23Pas de labeur ici, ni de repos lors du septième jour. Pour renforcer la thèse d’une création sans artisan, nous trouvons chez Plotin l’idée que le processus de mise en image devait avoir lieu. Non seulement c’est un processus naturel, mais c’est, plus encore, un processus qui ne peut pas ne pas se produire : dans une référence allégorique à l’intelligence, Plotin dit que cet autre univers inférieur doit exister, « car il n’est pas permis qu’il n’y ait pas de belles images de la beauté et de l’être »19. L’image imite son archétype et elle possède une vie et une existence qui conviennent à son statut de copie : « on a raison de dire que le monde est une image ou un reflet qui se reproduit sans cesse20 ». Processus naturel, la forme d’auto-reproduction en images est aussi un processus continu. Le changement en tant que tel n’est autre qu’une mise en image constante. Finalement, la mise en images est donc naturelle, nécessaire et continue.
24Un autre passage, très intéressant, compare le processus de la production automatique de l’image à la création d’un parfum : l’odeur se diffuse elle-même, et affecte ce qui est proche mais aussi, à un moindre degré, ce qui est plus éloigné. Tant que les choses existent, il est dit qu’elles produisent à partir de leurs propres substances : elles dépendent de leur propre pouvoir afin de produire une autre réalité environnante, qui est un genre d’image de l’archétype précédent. Le feu produit de la chaleur, la neige refroidit tout ce qui l’entoure et l’odeur répand son arôme dans l’environnement. Ainsi, la réalité est perçue comme une série d’énergies qui n’affectent pas seulement ce qui leur est extérieur, mais s’auto-reproduisent lorsqu’elles créent ces effets. Toute la réalité est reliée par une série d’énergies mimétiques qui produisent un tout, dans lequel tous les éléments se ressemblent. La dernière partie de ce passage résume très bien la situation :
De plus, tous les êtres arrivés à l’état parfait engendrent ; donc l’être toujours parfait engendre toujours ; il engendre un objet éternel ; et il engendre un être moindre que lui21.
25Une image doit toujours exister dans quelque chose d’autre, de telle sorte que les êtres puissants, comme l’Un, se reproduisent dans un autre medium. La mise en image nécessite en fait un autre medium : un miroir doit exister pour qu’il y ait une image22. Ce dernier passage va jusqu’à dire que les pouvoirs primaires demeurent immobiles, et que ce qui est créé n’est donc pas quelque chose qui vient d’eux : ils restent intacts. Ce qui sort de ces pouvoirs est leur image, décalquée sur un autre medium. Il y a donc deux principes : l’image du pouvoir supérieur, et le medium au sein duquel cette image apparaît. Ce medium est la matière, et Plotin continue de la représenter non seulement comme étant très présente, mais aussi comme audacieuse, implorant et saisissant le pouvoir supérieur – la métaphore est tirée du mythe platonicien de Pauvreté et Ressource, comme l’explique Plotin. Il dit en même temps que l’on ne doit pas considérer que la matière puisse participer de quelque manière que ce soit au pouvoir supérieur, parce que, si c’était le cas, elle avalerait et absorberait tout ce qui viendrait à elle, étant trop puissante : elle ressemble davantage à un « réceptacle » – faisant écho au Timée – qui servirait à recevoir l’image à venir. Curieusement, Plotin la décrit comme une « base repoussante » – suivant un peu la suggestion d’Armstrong dans sa traduction de III, 6 [26], 14.31 –, souhaitant probablement indiquer ainsi la résistance et l’opacité de la matière, et minimiser la facilité de transmission, lorsque le processus de production de l’image est entamé.
26L’image ontologique a un statut équivoque, selon la perspective adoptée. Il s’agit de savoir si on la regarde de haut ou de bas. Vue d’en bas, l’image suggère une existence et des pouvoirs transcendants, mais, d’un point de vue plus élevé, le processus de la mise en image apparaît comme un déclin, un éloignement continu.
27Un double sens est donc envisageable. Selon Plotin – et d’autres –, le temps est perçu comme une image de l’éternité. On arrive à saisir cette image à condition de rattacher le temps à un archétype, l’éternité. D’autre part, l’onto-image est bien utile pour le processus du savoir : l’on peut aussi s’élever en se donnant une reproduction de l’éternité par le temps, accédant ainsi à un monde supérieur par le souvenir, afin de « se représenter l’être auquel ressemble le temps »23. L’épistémologie plotinienne tient compte de l’image comme instrument de la connaissance.
28Pourtant, toujours en analysant la même question du temps et de l’éternité, Plotin est capable de rejeter cette onto-image :
D’une manière générale, il veut que ce surplus de durée ne fasse que disperser une unité qui existe tout entière dans l’instant présent. C’est pourquoi le temps mérite d’être appelé image de l’éternité ; l’âme, dans la partie d’elle-même qui se disperse dans le temps, s’efforce de faire disparaître la permanence de son modèle intelligible ; elle est perdue, si tout dans l’âme est en devenir24.
29On constate combien Plotin glisse du positif au négatif à propos de l’onto-image. Pour lui, l’image a tendance à nier quelque chose d’essentiel dans l’archétype : la linéarité et la mobilité sont des traits essentiels du temps, mais ils nient précisément ce qui est essentiel à l’éternité.
30Un cas précis de la déficience de l’onto-image est évoqué dans le passage de V, 8 [31], 8 consacré au démiurge : cet artisan a créé le monde à son idée et, selon le récit du Timée de Platon25, il s’arrête pour admirer son travail. Dans ce texte, Plotin détourne les propos de Platon, en prétendant que le démiurge souhaitait fêter la beauté du modèle plutôt que celle de l’image : Plotin ne semble pas vouloir que le démiurge apprécie l’onto-image, mais préfère que son admiration porte sur son modèle. Une référence à l’ignorance des amants entre en jeu : il est possible d’être charmé par une figure de beauté sans prendre entièrement conscience du fait que la source de la beauté est ailleurs, comme l’amant qui tombe amoureux d’une belle personne en toute ignorance, ne sachant pas qu’il est tombé amoureux d’une image, plutôt que de la réalité supérieure26. Le démiurge, de son côté, est conscient du modèle et cherche à rendre le monde encore plus semblable à son modèle. La faille de l’onto-image impose au démiurge la tâche de chercher à la perfectionner. Il voit, et en même temps il affronte, la contradiction entre sa beauté et son imperfection. En fin de compte, les propos de Plotin apportent une correction importante au récit de Platon.
31Ainsi, une image peut être admirée, même si on y reconnaît une faille. C’est lorsque Plotin s’attaque aux Gnostiques qu’il se montre le plus positif à propos du monde imagé, puisqu’il doit détourner leur négativisme.
Et quelle image pourrait être plus belle que lui ? Quel autre feu que le nôtre pourrait être une meilleure image du feu intelligible ? Et après la terre intelligible, y a-t-il une terre supérieure à la nôtre27 ?
32Quant à l’image d’art, elle compte à peine par rapport à l’onto-image. Pourquoi prendre en considération les portraits, les icônes, ou toute autre œuvre d’art, lorsqu’il existe des images réelles ? En effet, « comme dans le portrait d’un homme, il manque bien des choses et particulièrement le principal, qui est la vie, ainsi l’être des choses sensibles est une ombre de l’être (…)28 » ; « (…) le peintre produit, à son tour, un homme encore inférieur à ce reflet (… )29 ». Nous savons que Plotin a insisté pour qu’on ne fasse de lui ni sculpture ni portrait, disant en toute logique qu’il ne voulait pas laisser derrière lui l’image d’un corps qui était déjà une image, comme si le portrait méritait d’être regardé30. Et ceci malgré le fait que Porphyre rapporte que « quand il parlait, son intelligence se manifestait sur son visage, qui éclatait de lumière31 ». Malgré sa fascination pour le visage humain, Plotin demeure un véritable iconoclaste vis-à-vis des portraits de son propre visage, comme vis-à-vis de ceux des autres.
33Pour finir, considérons l’image de Narcisse. Il s’agit de quelqu’un qui est tombé amoureux d’une image, de sa propre image. Dans la version d’Ovide, une période cruciale d’ignorance doit se dérouler, durant laquelle Narcisse n’est pas conscient du fait qu’il est tombé amoureux de sa propre image. Il meurt peu de temps après avoir appris que l’image dans l’eau était la sienne. Il ne se suicide pas ; il expire simplement. Comment intégrer cette histoire à la pensée de Plotin ?
34Le mythe de Narcisse a eu longtemps des résonances dans la littérature occidentale, particulièrement dans la théorie psychanalytique contemporaine, suscitant des interrogations sur la connaissance de soi, la compréhension de soi, et la relation avec les autres dans des expériences psychiques partagées. La version qu’Ovide donne du mythe est très suggestive, et elle ouvre toutes sortes de pistes de réflexion sur la réciprocité des relations humaines.
35Rien de cela n’apparaît dans la discussion plotinienne du mythe, étant donné que « l’iconoclasme » de Plotin fait qu’il dénonce toute image – même lorsqu’il s’agit du pouvoir caractéristique du visage humain qui le captive. Plotin se réfère à Narcisse de manière fuyante, comme s’il s’agissait d’une histoire peu importante :
Si on courait (aux images) pour les saisir comme si elles étaient réelles, on serait comme l’homme qui voulut saisir sa belle image portée sur les eaux (ainsi qu’une fable, je crois le fait entendre) ; ayant plongé dans le profond courant, il disparut (… )32.
36Plotin poursuit en disant qu’une telle personne est destinée à sombrer dans l’Hadès, dans la cécité intellectuelle. Plotin rappelle le long voyage de retour vers la Grèce, tel qu’il est évoqué dans l’Iliade33 : « Enfuyons-nous donc dans notre chère patrie. » En effet, il dit qu’il faut abandonner le monde des images et du faux pour s’envoler vers le monde de l’intellect, de la vérité et de l’unité. Annick Charles-Saget fait remarquer34 que Plotin ne s’intéresse pas à la spécificité de l’histoire de Narcisse, c’est-à-dire au fait que celui-ci soit tombé amoureux d’une image de son propre visage, plutôt que de n’importe quelle image. Mais il considère apparemment Narcisse comme un amoureux d’images standard – « icônodule » selon les termes de l’époque byzantine. Plotin ne voit pas de différence importante entre le fait de tomber amoureux d’une image quelconque et le fait de tomber amoureux de sa propre image. En termes ontologiques, la fixation est la même ; elle se dirige d’abord vers une réalité secondaire, plutôt que vers sa source. La référence à Narcisse se trouve dans un passage où il est question d’éviter toute préoccupation concernant la beauté physique et de reconnaître que de tels êtres ne sont que des « images, des traces et des ombres »35. L’importance de Narcisse est qu’il constitue un bon exemple de quelqu’un qui essaie de saisir une image comme si elle appartenait à la réalité.
37Une philosophie aussi forte, et même aussi rigide, que celle de Plotin a la capacité de démembrer entièrement un mythe traditionnel, et c’est ce qu’il a fait ici. La réflexion sur le moi a disparu, et l’histoire est reléguée derrière la philosophie plotinienne de la hiérarchie des images. De plus, alors que nous avons vu que l’image de miroir, comme celle de Narcisse, est considérée comme supérieure à celle de l’artiste, il n’est même pas question ici de cette qualité positive.
38Deux éléments éclipsent le mythe de Narcisse chez Plotin : premièrement, sa philosophie de l’image telle que nous l’avons vue et, deuxièmement, l’absence chez lui de l’idée du moi. Contempler une image par son propre visage n’est pas du tout un moyen d’y accéder – s’il existe. Tandis que, d’un côté, on dit que le visage possède une unité, d’un autre, le corps humain est présenté comme quelque chose qui n’est guère plus que les matériaux de la palette d’un artiste, qui regarde plus haut.
39Ne pas se connaître constitue l’apogée d’une certaine manière d’exister : l’Un ne se connaît pas parce qu’il n’y a rien à apprendre. L’Un peut être l’objet du savoir, mais ce savoir n’est pas dirigé vers lui-même par lui-même, comme si un tel processus s’imposait pour définir le moi de l’Un. Il n’est d’aucune façon nécessaire d’avoir la connaissance de soi pour se créer ; l’Un offre plutôt le savoir à d’autres êtres36. De même, « la pensée du mouvement ne crée pas le mouvement ». Le commentaire du groupe de M. Pépin sur le traité VI, 6 fournit d’autres exemples à propos de ce passage. Lorsque nous nous pensons, nous pensons à une nature pensante : mais si nous nous pensions vraiment, cela impliquerait que le moi est un objet intelligible. Toutefois, penser fait ressortir quelque chose, un quelque chose qui est seulement l’image de l’objet intelligible37. Il s’ensuit que penser, y compris penser à soi, entraîne une falsification ou, au mieux, un fac-similé de l’objet réel recherché.
40Dans un autre passage, « si vous voulez saisir l’isolé et le seul vous ne penserez pas »38, Plotin insiste sur le fait que le moi est une entité multiple, et que dire « je suis existant » n’est qu’une manière rapide de s’exprimer, qui rappelle simultanément un grand nombre de choses. L’idée d’un moi unique est simplement écartée : nous sommes une collection de facultés, d’activités et de mouvements, des couleurs sur une palette. Les processus de la vision et de la pensée ont tendance à former des images qui possèdent une unité déroutante, et qui sont seulement des images de ce qui est réellement recherché intellectuellement39 : l’âme ne se voit pas, mais elle est vue. Si l’âme se pensait, se comprenait ou pouvait se percevoir, elle deviendrait simplement une ombre. La connaissance du moi impliquerait tout simplement la disparition du moi.
41Nous pouvons, en effet, voir une image de nous-mêmes dans un état particulièrement exalté : mais même dans un tel état, si nous nous présentons à notre esprit, et si nous voyons une image embellie de nous-mêmes, il faut la mettre de côté afin de reconstituer une unité avec nous-mêmes. Il y a une autre difficulté concernant la compréhension de soi : celle-ci implique un dualisme du penseur et de la pensée, et cette forme d’altérité est étrangère à un être réel, qui existe pleinement en soi40.
42L’histoire de Narcisse ne nourrit donc pas la conception plotinienne du moi ou de la connaissance de soi : en fait, l’idée du soi n’existe guère chez Plotin. Narcisse apparaît simplement comme l’un de ces nombreux êtres qui sont victimes des images ; encore un amant égaré.
43Une image a une fausse unité, et elle est toujours secondaire. La pensée procède par mise en image, et c’est à la fois son moyen d’avancer, mais aussi la source de son inefficacité. Le monde en tant que tel procède par mises en images successives, rangées par Plotin en une hiérarchie. Malgré sa fascination évidente pour les pouvoirs communicatifs du visage, Plotin classe même le visage vivant en bas de l’échelle des images. Quant aux œuvres d’art, ou aux portraits de visages, ils présentent ici peu d’intérêt. La fixation d’un visage peint révèlerait un niveau très faible de l’activité mentale ou spirituelle. Les images réelles sont les onto-images engendrées par les niveaux les plus élevés de la réalité pendant leur procession.
44Ainsi, Plotin prépare l’iconoclasme ; mais on peut dire aussi qu’il y participe presque malgré lui.
Notes de bas de page
1 III, 2 [47], 8.2-4.
2 III, 2 [47], 14.28.
3 II, 9 [33], 16.48.
4 II, 9 [33], 16.48-55.
5 Phèdre, 251 a.
6 VI, 7 [38], 22.23-36.
7 I, 8 [51], 9.12.
8 V, 8 [31], 2.14.
9 IV, 7 [2], 6.3-10.
10 VI, 5 [23], 7.10. Dans l’Iliade, I, 197-198, Athéna est représentée tirant Achille par les cheveux, pour qu’il puisse se voir.
11 VI, 7 [38], 15.26.
12 VI, 2 [43], 1.23.
13 VI, 3 [44], 15.31.
14 VI, 4 [22], 10.12-17.
15 III, 2 [47], 1.23.
16 II, 9 [33], 8.17-26.
17 Vol. II, p. 253.
18 Tractatus Tripartitus, I, 5.62, d’après la traduction anglaise de H.S. Attridge et Dieter Muller dans le Nag Hammadi Library, Harper and Row, 1977, p. 61.
19 V, 8 [31], 12.13.
20 II, 3 [52], 18.16.
21 V, 1 [10], 6.37-39.
22 III, 6 [26], 14.2.
23 III, 7 [45], 1.23.
24 I, 5 [36], 7.14-20.
25 37 c 7 sq.
26 Cf. Notre article « The Ignorance of lovers », dans ΣΟΦΙΗΣ ΜΑΙΗΤΟΡΕΣ, Hommage à Jean Pépin, Collection des Etudes Augustiniennes, Série antiquité 131, Paris, 1992, p. 263-274.
27 II, 9 [33], 4.26-28.
28 VI, 2 [43], 7.12.
29 VI, 7 [38], 5.16.
30 Vie de Plotin, I.
31 Vie de Plotin, XIII.
32 I, 6 [1], 8.9-12.
33 II, 140.
34 « The Limits of the Self in Plotinus », Antichthon 19, 1985, p. 99.
35 VI, 6 [34], 6.25-30.
36 VI, 6 [34], 6.25-30.
37 III, 9 [13], 6.6.
38 V, 3 [49], 13.32.
39 V, 3 [49], 8.12 et V, 3 [49], 4.21.
40 V, 8 [31], 11.1.
Auteur
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Thémistius
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