La connaissance de soi-même et ses difficultés dans l’Ennéade V, 3 et dans le Charmide de Platon
p. 107-131
Texte intégral
1Le « Connais-toi toi-même » est le plus célèbre des préceptes delphiques dans l’Antiquité. Son succès, nous dit P. Courcelle, « tient à l’emploi littéraire qui en fut fait dès une haute époque », chez les Tragiques en particulier, et « aux interprétations philosophiques très diverses auxquelles il prêtait1 », à commencer par Héraclite. Si important qu’il fût chez les Grecs, le précepte lui-même a pourtant une place assez modeste chez Platon : il est simplement évoqué dans le Protagoras (343 a), le Phèdre (229 e), le Philèbe (19 c et 48 c), le Timée (72 a) et les Lois (XI, 923 a) ; il n’en est question plus longuement que dans un dialogue de jeunesse, le Charmide, – si l’on excepte l’Alcibiade I que je considère comme inauthentique2 –, quand Critias propose le précepte delphique et son interprétation (164 d) en guise de quatrième définition de la modération (σωφροσύνη). Dans ce dialogue, la connaissance de soi-même est ensuite identifiée par Critias à la science d’elle-même et de toutes les sciences, à la science de science et de non-science (166 c), en une formulation dont la discussion serrée constitue l’essentiel de la dernière partie de ce texte. La connaissance de soi-même est ainsi identifiée – mais non par Socrate – à une science purement réflexive, n’ayant affaire qu’à elle-même, sans objet déterminé, sans objet propre, et parfaitement inutile.
2Platon réussit-t-il ou non à trouver le sens philosophique du « Connais-toi toi-même », à penser positivement la science de soi ? La question intéresse sans doute les platonisants, mais il ne semble pas que l’interprétation philosophique qu’on donne du Charmide importe beaucoup quand on en vient au Traité 49 de Plotin : les traces de la discussion du Charmide qu’on peut y repérer apparaissent surtout comme des emprunts à l’aspect purement technique des arguments développés dans le texte platonicien, aux fins d’élaborer une conception du « Connais-toi toi-même » qui n’a rien ou peu de chose à voir avec celle de Platon. Dans le traité V, 3, c’est à propos de la seconde hypostase que Plotin se demande si, dans sa réflexivité pourtant avérée, et alors que sont identifiés l’un à l’autre la pensée et son objet, l’Intellect se connaît bien lui-même.
3Plotin reprend-il cependant à son compte le problème de la science de la science légué par le Charmide et surmonte-t-il les difficultés que cette chose suscite dans l’esprit de Socrate, devenant ainsi ce « grand homme3 » capable, lui, contrairement à Socrate, de « soutenir catégoriquement qu’il puisse se faire qu’il y ait une science de la science » ? En posant de telles questions sur le sens philosophique de l’entreprise de Plotin, on est conduit à devoir quand même examiner la signification du Charmide : soit la science de science a un sens platonicien et Plotin en achève la théorie ; soit elle n’en a pas – selon l’interprétation que je soutiens – et Plotin utilise les arguments du Charmide pour penser une réflexivité de l’Intellect telle qu’elle soit réelle et telle, pourtant, qu’elle ne se suffise pas parfaitement à elle-même. Si l’intellect a la science d’elle-même, a-t-il pour autant la science de soi-même ? Savoir ce qu’il sait est-ce identique à se savoir soi-même ?
4S’il convient donc de commencer par analyser la connaissance de soi-même chez Platon, la science d’elle-même et la science de soi, on ne peut cependant pas négliger l’Alcibiade, indépendamment de la question de son authenticité pour nous, puisque les néoplatoniciens le tenaient pour être de Platon. Ce sera l’occasion de montrer que la lecture du Charmide est, pour comprendre le problème de la connaissance de soi-même tel que Plotin le pose, plus féconde que celle de l’Alcibiade, ce que je m’efforcerai d’illustrer en commentant plus particulièrement le premier chapitre du Traité 49.
Le « connais-toi toi-même » dans le Charmide et l’Alcibiade
Connaissance de soi-même, science d’elle-même, et science de soi dans le Charmide
La science d’elle-même
5Le sens du Charmide, un dialogue qui passe souvent pour énigmatique, ne va pas de soi, et, plus spécialement, la signification qu’il faut accorder à cette formule censée expliciter et déterminer le contenu du « Connais-toi toi-même », la science d’elle-même (et de toutes les sciences).
6Le dialogue montre l’étrangeté de cette réalité – la science d’elle-même – qui exercerait – dans la mesure où une science est une puissance – sa puissance sur elle-même : en effet, une chose qui exerce sa propre puissance sur elle-même aurait comme essence celle de son corrélat : « quelle que soit la chose dont on suppose qu’elle détient sa propre dunamis relativement à elle-même [elle aura] la même essence que celle en relation avec laquelle elle possède sa puissance » (168 d). Si la vue exerce sa puissance sur elle-même, peut se voir elle-même, elle aura nécessairement comme essence celle de son corrélat spécifique, la couleur, elle sera colorée. Et la science d’elle-même ? Au terme de l’argumentation menée par Socrate, qui recourt à toutes les sortes de relatifs ainsi qu’à leur puissance4, elle apparaît vide, dans sa réflexivité même, et, surtout, impuissante. Impuissante à saisir, à savoir ou à mesurer quoi que ce soit.
7Il est des commentateurs pour penser que si Platon laisse en suspens la question de la possibilité de la science d’elle-même dans ce dialogue de jeunesse5, elle peut cependant être comprise comme désignant la réflexion philosophique, quoique cela ne figure vraiment nulle part explicitement dans l’œuvre de Platon. La science d’elle-même est alors entendue comme une simple variante de la science de soi : elle est science qu’a le sujet connaissant de son acte de connaître, sans qu’on puisse la confondre avec le sens moderne de la connaissance du sujet de la connaissance par lui-même6.
8Ce bref rappel des discussions entre platonisants sur le sens à donner à la formule « science d’elle-même » et sur la question de savoir si ce sens peut être platonicien n’a pas pour but de réouvrir le débat. Il sert seulement à cerner le parti que prend un commentateur de Plotin comme Werner Beierwaltes, quand il fait référence aux dialogues platoniciens du Charmide et de l’Alcibiade I et aux rapports possibles avec l’œuvre qu’il étudie.
9D’une part, dans l’introduction de son ouvrage7, il prend acte du vide de la science d’elle-même dans le Charmide et la distingue de la science de soi-même. Selon lui, Plotin a opposé à l’inanité d’une science purement réflexive le fait que la pensée de soi-même est toujours accompagnée de la conscience de cet acte ; l’adjonction d’un degré supplémentaire de réflexion serait donc superflu. Quant à la sôphrosunè, en tant qu’elle est identifiée chez Platon à la connaissance de soi-même, éventuellement à la science de soi, W. Beierwaltes l’interprète de manière très traditionnelle comme l’injonction qui nous est faite de réfléchir sur les limites de notre être et de notre savoir, de rentrer en nous-mêmes et de nous assimiler à la mesure divine. En prenant la sôphrosunè en ce sens, W. Beierwaltes trouve tout naturellement l’Alcibiade I – texte authentique à ses yeux – beaucoup plus clair sur cette liaison entre modération, connaissance de soi-même et rapport avec le divin.
10D’autre part, W. Beierwaltes revient8 en quelque sorte sur son interprétation de la science d’elle-même dans le Charmide, au moment où il approfondit la notion plotinienne d’ἐπιστροΦή – ἐπιστρέφειν. On sait par ailleurs que Plotin fait du retour vers soi, de la conversion ou du retrait intérieur vers l’intelligence9 le propre de la sôphrosunè en tant que vertu supérieure, par opposition à la vertu démotique, mais sans que cette vertu soit identifiée à la connaissance de soi-même. Vue sous cet angle, la science de la science, même aporétique ou laissée en suspens par Platon, serait moins vide qu’il y paraît et donnerait l’indication d’une possibilité de relation à soi de l’être qui pense et qu’on ne pourrait attribuer qu’au savoir seul10.
11Les hésitations de W. Beierwaltes tiennent peut-être à ce qu’il lit Platon à la lumière de Plotin. On peut essayer la démarche inverse : lire Plotin à la lumière de Platon. J’ai montré ailleurs11 que la science d’elle-même est bien une science vide et que cette formule ne peut avoir aucun sens platonicien : on ne peut donc pas y voir, même rétrospectivement, une indication quelconque en faveur d’une pensée qui se pense elle-même. La coupure avec Plotin est à cet égard tout à fait nette. Quel rapprochement autre que formel peut-on donc faire entre le début du traité V, 3 [49] et le Charmide ? Pour répondre à cette question, il faut poursuivre l’examen du Charmide : puisque la connaissance de soi-même ne peut pas être identifiée chez Platon à la science d’elle-même (ἐπιστήμη ἑαυτῆς), peut-elle l’être à la science de soi ?
La science de soi
12La formule ἐπιστήμη ἑαυτοῦ apparaît en 165 c, mise dans la bouche de Critias, quand il répond précipitamment à la question que lui pose Socrate pour examiner sa dernière définition de la modération (se connaître soi-même) :
(Socrate) — S’il est exact que connaître une certaine chose, c’est cela la modération, il est évident qu’elle devrait être une science et de quelque chose, n’est-ce pas ? (Critias) — Elle est précisément, dit-il, science de soi-même.
13Plus loin, Socrate demande quel est le bienfait de la modération ainsi définie :
Donc, il faut aussi que sur la modération – puisque tu affirmes qu’elle est science de soi-même – tu sois en mesure de répondre à cette question : « Critias, la modération, qui est science de soi-même, quelle œuvre estimable et digne de son nom accomplit-elle pour nous ? » Vas-y, réponds ! (165 e)
14Critias refuse de répondre, car il refuse tout simplement la recherche dialectique à laquelle il est invité ; il est seulement préoccupé de montrer la différence irréductible et la supériorité de la science qu’est la modération par rapport aux autres sciences. Il est ainsi amené à glisser d’une formule à l’autre, de la science de soi-même à la science d’elle-même : « au contraire de toutes les autres sciences, qui sont sciences d’autre chose, mais pas d’elles-mêmes, elle seule est science de toutes les sciences ainsi que d’elle-même » (166 c). Elle seule est science d’elle-même, sa différence consiste donc à ne pas différer d’elle-même et à s’inclure elle-même. S’enveloppant elle-même, elle enveloppe toutes les autres sciences, elle est le tout des autres sciences sans être aucune d’elles.
15Pour Critias, science de soi-même et science d’elle-même sont d’ailleurs équivalentes :
Si en effet on a la science qui elle-même se connaît elle-même, on est soi-même qualifié par la qualité qu’on possède. De manière analogue, quand on a la rapidité, on est rapide, et quand on a la beauté, on est beau ; de même, quand on a la connaissance, on est connaissant, donc quand on a la connaissance même d’elle-même, alors sans doute sera-t-on soi-même connaissant de soi-même. (169 d-e)
16La réfutation de Socrate, dès lors que Critias a opéré le glissement d’une formule à l’autre, s’attache uniquement à la notion de science d’elle-même, de science de science, et de toutes les sciences. Ainsi, ce que pourrait bien être la science de soi-même est une question qui reste sans réponse dans le Charmide. Ce qui est juste suggéré par le texte, en 165 e, c’est que l’œuvre propre de la sôphrosunè définie comme science de soi (ἐπιστήμη ἑαυτοῦ) a quelque chose à voir avec son étymologie12 : sauvegarder la pensée, l’intelligence. La modération comme vertu serait alors ce qui accomplit l’excellence dont est capable l’âme, à condition qu’elle devienne intelligente. Elle ne le devient qu’en réfléchissant, non pas tant sur elle-même que sur l’intelligible proposé à la recherche menée en commun. Socrate demande ainsi qu’on définisse ce que c’est que la modération. Poser l’exigence de définir la modération, essayer par le logos de dire ce qu’elle est, c’est chercher en quelque sorte la Forme de la sôphrosunè, puisqu’il faut que « chacune des réalités apparaisse visiblement comme elle est » (166 d). Parvenir à une telle définition, savoir ce qu’est la modération, c’est être modéré. On ne peut pratiquer une vertu si on ne sait pas la définir ; mais dès lors qu’on sait ce qu’elle est, il ne sera plus besoin de savoir autre chose pour l’être – ni chercher un maître en la matière, comme on le voit dans le Lachès.
17Dans ce dialogue socratique, la science de soi requiert, pour être développée, qu’on parle de l’âme en un certain sens, un sens entièrement nouveau. Ce sens est, selon mon analyse13 du texte, présent dans le prologue du Charmide et l’étrange discours de Zalmoxis. Le refus, passablement mouvementé, de la dialectique par Critias, entre 165 c et 166 c, interdit du coup qu’il en soit ensuite question. La doctrine du Critias historique, à laquelle le personnage du dialogue renvoie immanquablement, l’empêche tout autant. Quant à la connaissance de soi-même, il semble qu’elle ait, comme dans tant d’autres dialogues socratiques, rapport avec la sophia de Socrate, ce savoir de sa propre ignorance, qui est juste évoquée dans le Charmide en 165 b.
18À ce point de l’analyse de la science de soi dans le Charmide, on est en droit de se demander si on ne pourrait pas tirer profit de l’Alcibiade I pour la préciser davantage. Examinons donc si on trouve cette science de soi dans ce dialogue.
Science de soi et connaissance de soi-même dans l’Alcibiade I.
19C’est la thèse de ceux qui tiennent pour l’authenticité de ce dialogue. Ainsi, Julia Annas14, qui pense que des trois dialogues platoniciens qui parlent de la connaissance de soi-même – au nombre desquels, en plus de l’Alcibiade et du Charmide, elle compte les Rivaux –, c’est l’Alcibiade qui est le plus intéressant, car Platon y développe cette notion dans une direction philosophique plus « ambitieuse ». La connaissance de soi-même ou science de soi15 n’est cependant pas, aux yeux de J. Annas, la science du sujet éthique16. Le texte montre lui-même des différences à faire.
20En 124 b, Socrate, alors qu’il vient de faire un long discours pour montrer à Alcibiade qu’il est ἀπαίδευτος relativement à ses vrais rivaux (que sont les Lacédémoniens et les Perses), dit ceci : « Laisse-toi convaincre par moi et l’inscription de Delphes “Connais-toi toi-même”. » Dans le contexte, la première mention du précepte delphique à cet endroit a une signification étroite, politique et agonistique. Cela enjoint de connaître ses propres ressources, de se comparer à ses adversaires, les jauger pour l’emporter, « devenir le meilleur », bref conquérir le pouvoir.
21Par contre, en 129 b, il en est autrement. L’objet de la recherche est exprimé ainsi par Socrate : il s’agit de trouver αὐτὸ τὸ αὐτό, le « soi-même lui-même », abstraction faite du se du gnôthi seauton, donc de ce qu’il y a d’individualisé dans le soi-même17 ; non pas chercher le soi-même en soi, comme si c’était une Forme18. Se connaître soi-même, c’est savoir que l’homme est son âme, que lui, c’est son âme, et non pas son corps ou ce qui relève du corps. Quel est ce soi-même ? L’âme, ou plutôt l’être de l’âme19 ? En tous cas, le vrai soi est impersonnel et il ne faut donc pas confondre ce « soi-même lui-même » avec ce qu’est « chaque soi », notre âme, le αὐτὸ ἕκαστον ὅ τι ἐστί en 130 d, nous-mêmes comme âme.
22C’est dans ce cadre que l’auteur de l’Alcibiade emploie le paradigme de la vision, en 132 c-133 e, pour faire comprendre ce qu’est ce soi-même de la connaissance de soi-même que prescrit le précepte delphique.
23Socrate reprend l’interprétation du précepte delphique, en un sens métaphysique cette fois, se distinguant de la précédente recherche jugée en fin de compte insuffisante :
Mais par les dieux, ce précepte si juste de Delphes que nous rappelions à l’instant, sommes-nous sûrs de l’avoir bien compris ? — Que veux-tu dire Socrate ? — Je vais t’expliquer quelle signification, quel conseil je soupçonne dans ce précepte. Seulement je ne trouve pas beaucoup de termes de comparaison (παράδειγμα) qui soient propres à le faire comprendre ; il n’y a peut-être que la vue (ὄψις)20.
24Le précepte, s’il s’adressait à l’œil, équivaudrait à l’inviter à se voir soi-même, ce qui ne peut se faire qu’à l’aide d’un miroir ou la pupille d’un autre. L’œil se voit lui-même, à l’aide de ce qui, en lui, accomplit la fonction de voir, la pupille21, en en voyant l’image (εἴδωλον) réfléchie dans un miroir ou, comme dans un miroir, dans la pupille d’un autre. Nous, modernes, nous prêtons plutôt attention à ce regard réciproque qui permet une mutuelle présence de chacun dans les yeux de l’autre. Mais davantage que du souci de l’intersubjectivité22 – car la pupille reste un miroir moins parfait qu’un vrai miroir –, c’est du paradoxe de l’auto-vision qu’il est question : le voyant et le vu coïncident dans l’image spéculaire. Se poserait alors la question de savoir quelle est la nature des images à la surface d’un miroir23. Images engendrées ou captées par le miroir, reflet ou effluence de l’objet qui vient au miroir ? Ou bien effet de la réflexion, du retour de l’image vers le sujet voyant ? Quoi qu’il en soit, le paradoxe de l’auto-vision peut être décrit dans le cadre de théories de la vision qui, si diverses soient-elles, font toujours de la vision une relation à deux termes, la chose vue et l’œil voyant, mais « la lumière […] n’est pas l’entité physique à quoi la vue est spécifiquement sensible24 ». Le regard est d’emblée voyant et voit ce qui est le sensible propre de la vision, la couleur, la surface colorée. La lumière est seulement la condition de la vision25. Puisque « la sensation visuelle se produit au lieu même où se trouve l’objet26 », dans le cas où c’est lui-même que l’œil voit dans le miroir, il est donc le voyant et le vu à la fois, grâce au miroir, cet objet visible qui a la propriété ou de capter l’image de l’œil ou de renvoyer son reflet.
25Transposons à présent à l’âme. À la partie de l’œil dont la fonction est la vision (et voir est son excellence propre) correspond la partie de l’âme dont la fonction et l’excellence propre sont le savoir (<σοΦία> en 133b, τὸ εἰδέναι τε καὶ φρονεῖν en 133c) : c’est la partie intellective. L’œil se voit lui-même en se regardant soit dans un miroir, soit dans la pupille d’un autre ; l’âme se connaît elle-même en « se regardant » soit dans l’équivalent de la pupille d’un autre, c’est-à-dire une autre âme et sa partie intellective, soit dans quelque chose à quoi elle ressemble, comme à un modèle, et qui devrait être l’équivalent du miroir pour l’œil27. La partie intellective, divine, est à l’image du divin et la regarder avec l’œil de l’âme, c’est voir le divin comme en un miroir ; se voir soi-même dans le miroir de l’âme, c’est voir en elle la divinité de l’intelligence. Se connaître soi-même, c’est moins se connaître comme une âme, ou connaître notre âme, que se connaître comme esprit28, de manière totalement dépersonnalisée29.
26Nous touchons là, en 133 c, en ce qui concerne la connaissance de soi-même à « un point culminant noético-théologique30 », selon l’expression de J. Brunschwig, – et avant même les lignes 133 c 8-16 qu’on ne trouve que chez Eusèbe de Césarée –, en tout cas bien éloigné de cet aspect humaniste ou anthropologique de l’intersubjectivité, de la connaissance de soi-même par l’intermédiaire d’une autre âme qu’une tradition tenace retient comme essentiel dans ce paradigme31. Le centre du paradigme, c’est bien le fait que la pupille de l’autre comme l’âme de l’autre sont de moins bons miroirs que le vrai miroir pour l’œil ou la partie divine de notre âme pour se voir soi-même.
27Une fois démêlés les thèmes de la connaissance de soi-même, de la science de soi et de la science d’elle-même dans le Charmide et, pour le premier, dans l’Alcibiade, intéressons-nous maintenant à leur réception chez les néoplatoniciens pour comprendre ensuite quel usage Plotin en fait dans son propre traité sur la connaissance de soi-même des trois hypostases.
Le « connais-toi toi-même » de Platon à Plotin
L’Alcibiade et le néo-platonisme
28A. Ph. Segonds s’étonne de l’absence de commentaire important de l’Alcibiade au iiie siècle32 : « Plotin, par exemple, se contente de brèves allusions à l’Alcibiade, alors que l’on peut dire sans exagération qu’il lui doit l’essentiel de son anthropologie. » C’est un fait que les références33 explicites à l’Alcibiade sont très peu nombreuses et ne concernent que le composé âme-corps et la distinction entre ce que nous sommes, une âme, et notre corps, dont nous usons comme d’un instrument, soit les pages 129 e et 130 a de l’Alcibiade. Aucune mention n’est faite de la connaissance de soi-même telle qu’elle est envisagée en 132 c-133 e.
29Ce sont les commentaires néoplatoniciens du paradigme qui montrent le mieux ce qui peut poser problème dans cette analogie entre le « se voir soi-même » et le « se connaître soi-même ». Le « divin » ou le « dieu », si intérieur soit-il, ne se donne pas à voir immédiatement et requiert, pour être « vu », un travail sur soi, qui est conversion, retour vers soi pour être dépassement de soi.
30À titre d’exemple, voici un passage du commentaire de Proclus, au Ve siècle, Sur le Premier Alcibiade :
Voilà pourquoi Socrate lui aussi déclare, à la fin du dialogue, que celui qui s’est tourné vers lui-même et est devenu le contemplateur de lui-même, de ce fait même verra le divin tout entier, et que, par la conversion vers lui-même comme par le moyen de quelque échelle qui conduit vers le haut, il passera vers les hauteurs du divin et s’élèvera à la conversion vers ce qui est meilleur que lui34.
31Et dans sa Théologie platonicienne35, Proclus affirme que, dans ce retour vers soi qu’elle effectue, l’âme « développe » (ἀνελίττειν) sa propre essence ; si, d’abord, elle ne voit qu’elle, l’approfondissement de sa réflexion la conduit à découvrir l’intellect en elle, puis dans son propre « sanctuaire », en un retrait dans la pure intériorité, où elle en vient à contempler le divin.
32L’Alcibiade suscite donc des commentaires qui problématisent ce qui ne l’est nullement dans le texte lui-même qui manque singulièrement de la subtilité dialectique qu’on trouve chez Platon, y compris dans ses premiers dialogues. En effet, après le « point culminant noético-théologique », en 133 c, on retombe très vite au niveau de l’anthropologie et de la politique, en un raccourci assez spectaculaire, réunissant en trois phrases la problématique de l’Euthydème, du Gorgias, du Politique. Ce qui fait problème dans le paradigme de l’auto-vision pour déterminer la connaissance de soi-même, c’est que la réflexion sur soi de l’âme amène à transcender le moi individuel pour découvrir, dans l’intériorité la plus intime, sa propre identité, tout autre que lui. C’est du moins en ces termes qu’un commentateur de Plotin, cette fois, parle de l’Alcibiade, projetant sur ce dernier ce qui est sans doute le problème de Plotin dans le Traité V 3 [49], tout en croyant tirer de Platon lui-même le principe de l’exégèse plotinienne du texte platonicien. W. Beierwaltes36, en effet, commente l’Alcibiade de telle sorte que de ce texte au traité de Plotin, la transition est facile, les différences s’estompent.
33Cela est, par exemple, manifeste quand il s’explique avec l’analogie entre se voir dans un miroir / se voir dans le miroir de la pupille d’un autre, et, d’autre part, se connaître soi-même en se voyant soi-même / se connaître en se voyant dans une autre âme : l’absence de médiation qu’est l’autre âme pour la connaissance de soi-même ne semble pourtant pas rendre immédiate la connaissance de soi-même et de sa propre identité. La réflexion, au contraire, laisse comme subsister une étape, un moment, celui du rapport de soi à soi, de soi à soi comme un autre, quand ne s’est pas encore produite l’identité de soi à soi dans la (re)connaissance de soi-même. W. Beierwaltes comprend donc que, à la différence du miroir pour l’œil qui y voit, réfléchie, son image, l’âme se voit elle-même comme dans un miroir, est à elle-même son propre miroir. L’image du soi-même qu’elle se renvoie à elle-même dans cette réflexion sur soi, cette rentrée en soi-même, lui pemet d’accéder à cet autre soi-même que la réflexion comme relation produit, un second terme, pendant de celui qui regarde, mais qui est sa véritable identité. Précisons qu’on n’est pas encore dans le commentaire de Plotin, on est toujours dans le commentaire37 de l’Alcibiade.
34Sur ce thème de la réflexivité et de la connaissance, l’apparentement entre l’Alcibiade et le néo-platonisme est donc évident et la référence à ce dialogue apparaît très éclairante et très féconde pour la lecture du traité de Plotin, davantage, en tout cas, que celle du Charmide. Pourtant, la difficulté de la réflexivité de la connaissance de soi se donne déjà à lire dans le texte même du Charmide et la complexité de son argumentation. Il faut donc revenir plus en détail à ce dialogue.
Le problème de la réflexivité de la connaissance de soi-même dans le Charmide
35Dans la troisième partie de ce dialogue, Socrate réfute Critias et montre finalement, et indirectement, que la connaissance de soi-même (en tant qu’elle est identifiée à la σωΦροσύνη) ne peut être identifiée à aucune des trois propositions de Critias : elle n’est ni science d’elle-même et des autres sciences ; ni science de la science et de la non-science ; elle ne peut pas non plus consister à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas.
36La science d’elle-même et des autres sciences est d’abord une chose étrange (167b-168a), alors que toutes sortes d’actes psychiques ont nécessairement un corrélatif : il est en effet impossible qu’une vision ne soit pas vision d’une couleur mais vision d’elle-même et des autres visions, et ainsi de l’audition, de l’appétit, de l’amour, de la volition et du jugement. Elle seule serait science de rien d’appris, science de rien peut-être, puisque sans objet distinct d’elle, science inexistante. De plus, cette science d’elle-même et des autres sciences aurait une puissance (δύναμις) telle qu’elle l’exercerait sur elle-même et elle serait ce qu’elle se fait à elle-même : elle aurait pour essence celle de son propre corrélat, qui n’est autre qu’elle-même. Par exemple, chauffante, elle serait chauffée – selon le deuxième argument des relatifs, en 168 b-169 b –, savante d’elle-même, elle serait donc sue d’elle-même. Si la δύναμις de la science d’elle-même et des autres sciences était analogue à une relation numérique, elle serait par exemple comme une grandeur double d’elle-même et des autres grandeurs, ou elle ne manquerait pas d’être la moitié d’elle-même. Il en va de même si elle est analogue à un comparatif (plus jeune, plus vieux…). Si la relation que la science d’elle-même entretient avec son objet, c’est-à-dire elle-même, était comparable à une relation numérique entre des grandeurs, elle ne pourrait même pas être identique à elle-même, ne pouvant pas être égale à elle-même : elle serait comme le double d’elle-même ou sa propre moitié. Incapable de mesurer par elle-même sa propre extension, elle s’engloberait et se déborderait en étant à la fois plus grande et plus petite qu’elle-même. Du coup, elle ne pourrait pas prétendre mesurer les autres sciences, ne pouvant pas se mesurer elle-même. Son rapport à elle-même est donc indéterminable et contradictoire.
37Platon n’oppose à la science d’elle-même que des relations numériques non réflexives et asymétriques pour mieux mettre en évidence que la science auto-réflexive est totalement impuissante sans un troisième terme. La notion de connaissance de soi est incohérente en l’absence de deux choses : en l’absence de la référence à l’âme prise au sens suggéré par le prologue, une âme capable d’immortalité en tant que principe de pensée et qui, comme tel, englobe en quelque sorte le corps ; en l’absence du troisième terme qu’est l’intelligible. C’est ce dernier qui sert de mesure à la connaissance de soi.
38Les arguments sur l’incapacité de celui qui prétend détenir la science des autres sciences (169 d-171 a) montrent encore une fois que celle-ci est impuissante à mesurer quoi que ce soit : savoir sans objet qui le mesure, il ne peut être la mesure d’aucun savoir. Le possesseur d’un tel savoir ne sait pas ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, ni ce que savent ou ne savent pas les autres. La science de science et de non-science n’est que science, sachant seulement qu’elle sait, complètement à part des autres sciences réduites alors, sous son égide, à n’être que non-science, ce qui est paradoxal pour des savoirs qui, à être spécialisés, ont tous un objet.
39Le dernier argument du Charmide contre cette science d’elle-même consiste à montrer son inutilité, puisqu’elle ne peut pas non plus savoir la science du bon et du mauvais, la seule science dont nous ayons besoin pour être heureux (174 c). Tous ces arguments réfutent ainsi la connaissance de soi-même conçue comme une science réflexive : celle-ci est vaine.
40Certes, la signification socratique du « Connais-toi toi-même » n’est pas éclaircie dans le Charmide, où il est plutôt question de tout ce qu’il ne peut pas être. Elle s’éclaire donc surtout à la lumière de l’Apologie et renvoie à cet esprit d’examen, cette pensée interrogative qui constitue la sophia de Socrate38. Pour ce qui est du rapport du « Connais-toi toi-même » socratique et de la sôphrosunè ou modération, il faut l’interpréter sans doute dans le sens inverse du sens tragico-religieux qui enjoint au mortel de prendre conscience de ses limites et de ce qui le sépare du divin. La formule dont Socrate prend soin de rappeler toujours l’origine divine, conserve alors son sens sacré en ce qu’elle indique, dans la pacification réussie de l’âme, dans le succès de son unification, le rapport que l’âme a avec le divin : rapport de suggeneia de l’intelligence avec les intelligibles. Du moins est-ce ainsi que l’on peut interpréter le début du Phèdre (229 e-230 d) où Socrate se déclare incapable de suivre la prescription delphique, dans la mesure où il s’ignore encore lui-même. Il s’examine lui-même, tâchant de savoir quel animal39 il est : « soit une bête sauvage plus complexe et plus enfumée [que Typhon], soit un animal plus paisible et plus simple, dont la nature participe à quelque lot divin, et sans arrogance. »
41S’examiner soi-même, réfléchir sur soi n’a rien d’un simple examen de conscience où, à la manière de Montaigne, il s’agirait de découvrir et ses pensées, même les plus relevées, et sa propre monstruosité40. Il n’est pas non plus question de savoir ce qu’est l’homme, puisque son âme peut être ou complexe comme un être monstrueux ou simple et ressemblant au divin, selon deux possibilités qui s’excluent mutuellement. Il faut plutôt s’efforcer, en philosophant, d’unifier son âme en concentrant son intelligence sur les intelligibles.
42Rappelons enfin que la difficulté du « Connais-toi toi-même » est un thème traditionnel41. Cette difficulté s’oppose à la facilité de suivre le précepte de Delphes quand on donne à celui-ci une signification étroitement anthropologique ou politique42. Plotin, dans le traité V, 3[49], constitue le problème de la connaissance de soi-même en évacuant toute référence anthropologique, psychologique ou politique et en procédant selon une très grande abstraction, dès le premier chapitre, pour se rendre d’abord attentif à la difficulté d’un savoir réflexif de soi-même dont l’identité doit être pensable. C’est ce chapitre que nous allons maintenant considérer.
Le problème de la connaissance de soi-même dans l’Ennéade V, 3, 1
43Le chapitre 1 consiste en l’exposé préalable de questions qui indiquent par avance ce que la démonstration se propose ensuite d’établir. Le problème de la connaissance de soi, formel en apparence, est d’emblée posé dans l’abstraction la plus complète de « l’être se pensant lui-même » (ἇρα τὸ νοοῦν ἑαυτὸ), à titre de difficulté assez aride et dont s’occupe d’abord et surtout le raisonnement43.
44Les arguments qui permettent à Plotin de poser le problème de la connaissance de soi sont d’une part tirés de Sextus Empiricus, d’autre part quelque peu inspirés du Charmide et de l’Alcibiade. Plotin puise à deux sources très différentes pour deux aspects du problème de la connaissance de soi : faire en sorte que la réflexivité de la pensée de soi-même soit une relation d’identité ; et en sorte que la relation d’identité de la pensée d’elle-même soit connaissance de soi-même.
Les arguments empruntés à Sextus
45Il est question dans le texte du Contre les Mathématiciens de καταλέψις. Pas de katalepsis sans quelque chose de katalambanôn et, corrélativement, quelque chose de katalambanomenon. La katalepsis relève de la catégorie du pros ti et suppose donc la distinction entre le concevant et le conçu, entre l’agent et le patient, l’acteur et l’objet de l’acte de saisir ou de comprendre. Commentons brièvement ce passage (VII, 310, 6-311, 11). Ou l’intelligence est ce qui, en sa totalité, est l’organe de compréhension, ce qui fait l’action de comprendre ; entièrement compréhensive, elle ne se comprend pas elle-même, elle ne peut pas être comprise, puisqu’elle est seulement comprenante. Ou elle se comprend par une partie d’elle-même et elle est alors pour elle-même d’une part comprenante, d’autre part comprise, mais il reste encore cette partie d’elle-même qui ne fait que comprendre et ne peut donc pas être en même temps comprise. Et ainsi de suite à l’infini. Pour Sextus Empiricus, la connaissance de soi ou la katalepsis de l’intelligence par elle-même n’est finalement qu’un cas particulier de l’impossibilité de toute représentation ou compréhension44.
46Si Plotin reprend les arguments de Sextus Empiricus, un certain changement dans les termes indique où se trouve la principale préoccupation de Plotin, qui n’est pas celle de Sextus. Sextus insiste en effet sur la relativité nécessaire de la connaissance de soi ; si, pour Plotin, et à la suite de Sextus, l’être qui se pense lui-même doit être pour lui-même et celui qui appréhende et celui qui est appréhendé, la vraie difficulté, cependant, est qu’il puisse se saisir lui-même, soi en tant que soi-même, lui-même en tant qu’il est lui-même et non pas un autre. La vraie difficulté est que cette relation réflexive qui constitue la connaissance de soi-même soit une relation d’identité. Cependant Sextus et Plotin ne recherchent pas la même chose. Selon Sextus : « Si c’est en son entier qu’elle [l’intelligence, νοῦς] s’appréhende, il n’y aura pas non plus ce qui est recherché [à savoir quelque chose qui soit appréhendé] (οὐδὲν ἔσται τὸ ζητούμενον). » Mais selon Plotin :
Dans ces conditions, en effet, le tout ne sera pas connu, et si cela qui pense les autres parties qui sont en lui ne peut se penser lui-même, alors il n’y aura pas ce qui est recherché, le [ce qui se connaît] Soi-même (τὸ αὐτὸ ἑαυτό) [das Selbe denkt sich selbst, d’après la traduction de Beierwaltes ; a thing which thinks itself, d’après celle d’Amstrong], mais au contraire, une autre chose qui en connaît une autre (ἀλλ᾽ἄλλο ἄλλο) [Eines denkt ein Anderes ; one thing thinking another].
47Sextus recherche en vain un corrélatif, car « parmi les plus grandes absurdités, se trouve le fait qu’il y ait d’un côté le katalambanôn et que de l’autre côté il n’y ait pas ce dont il y a katalepsis ». Plotin recherche, quant à lui, le se connaissant soi-même, le soi qui se pensant lui-même se connaît lui-même et connaît son soi ou se connaît comme soi. Dans le cas où l’être se pensant soi-même est divisé ou composé, cela n’apparaît pas possible. Aussi faut-il poser qu’il est simple, à titre d’hypothèse45. Comment l’être se pensant soi-même, tout en étant simple, pourra-t-il s’appréhender lui-même ? Si on calque trop l’appréhension intellectuelle – l’appréhension de l’intellect par lui-même – sur l’appréhension sensible, le problème risque de ne pas être résolu, puisque, selon le modèle de l’appréhension sensible et, en particulier, de la vision sensible, il ne peut pas y avoir parfaite coïncidence entre le percevant et le perçu. Il s’agit de réduire l’écart, d’abolir la distance entre les deux termes. C’est ce qui est fait au chapitre 8, 16-23 : dans la vision intelligible, à la différence de la vision sensible, le voyant et le vu se confondent46, tandis que dans la sensation visuelle, le sentant et le senti restent nécessairement distincts.
48Cependant, le problème ainsi résolu est réouvert au chapitre 10.14-15 et 29-30 : même s’il y a coïncidence dans la vision de soi-même qu’a l’intellect entre lui et ce qui lui appartient, les intelligibles, il n’en reste pas moins qu’il y a deux choses, et non pas une simplicité absolue, dans la mesure où la vision, même intelligente, demeure vision de quelque chose47.
L’âme se connaît-elle elle-même ?
49Qu’en est-il de l’âme qui n’est pas simple ? Le texte du premier chapitre présente une petite difficulté à la ligne 17, puisque cela a justifié une suppression de tout un membre de phrase par Volkmann : ὡς <οὐ> πάνυ ἄτοπον ὄν. C’est Ficin qui a ajouté une négation, <οὐ>, au-dessus de la ligne, et il traduit : quasi non admodum sit absurdum, « pour ainsi dire, ce ne serait pas complètement absurde… ».
50Voici le texte retenu par Amstrong : καὶ γάρ εἰ μὴ ψυχῇ δοίημεν τοῦτο ὡς <οὐ> πάνυ ἄτοπον ὄν ; et sa traduction : « même si nous n’attribuons pas la pensée de soi-même à l’âme [τοῦτο est rendu par self-thinking] pour la raison que ce n’est pas complètement absurde (ὡς), cependant c’est complètement absurde de ne pas l’attribuer à la nature de l’intellect… ». Beierwaltes, quant à lui, supprime le <οὐ> mais traduit comme s’il l’avait conservé : « Ensuite, si nous n’accordons pas à l’âme cette capacité, bien que cela ne soit pas complètement insensé… »
51La difficulté est donc de savoir à quoi se réfère le τοῦτο : si c’est à ce qui précède, il s’agit de la pensée de soi-même, et, effectivement, il n’est pas absurde de ne pas l’attribuer à l’âme, puisque seul l’intellect a cette capacité. Par contre, si cela se rapporte à ce qui suit, et qu’on accorde naturellement à l’intellect, sous peine d’absurdité, il s’agit dans ce cas, non de la pensée de soi-même, mais de la connaissance de soi-même, γνῶσις ἑαυτοῦ. Si on suit Bréhier, qui traduit « il est absurde de ne pas accorder à l’âme la connaissance de soi », on n’a pas besoin de la négation rajoutée par Ficin. Comment en effet refuser à l’âme la connaissance de soi-même ? Comment renoncer à ce dogme si massif de l’Alcibiade Majeur où le dieu de Delphes prescrit à l’âme de se connaitre elle-même ? Comment exiger d’elle ce qu’elle ne pourrait pas faire ou qu’il ne serait pas dans sa nature d’accomplir ?
52Pour Plotin, la connaissance de soi que peut avoir l’âme, c’est la reconnaissance de sa propre intelligence, qui est une partie d’elle-même, partie discursive dont elle est composée, mais dont l’âme doit reconnaître ensuite qu’elle est l’intelligence dont sa propre raison discursive provient : il faut se reporter au chapitre 4 mais aussi, et surtout, au chapitre 6. Se connaître soi-même consiste pour l’âme, en réfléchissant sur sa propre capacité discursive, à reconnaître que le νοῦς est cette partie d’elle mais aussi ce dont elle est elle-même une partie, ou partie prenante : « l’intelligence qui est à nous et à qui nous sommes » (l. 25) ; elle est en nous mais nous en sommes. Cela résout l’antinomie de Sextus : même si l’âme est divisée, l’âme se connaît elle-même précisément quand elle est autre qu’elle-même et qu’elle s’identifie à l’intelligence en elle ; donc, précisément quand elle ne se pense pas elle-même.
Il convient donc que la raison discursive connaisse qu’elle connaît ce qu’elle voit et qu’elle connaît ce qu’elle énonce. Si c’était elle-même qu’elle énonçait, elle se connaîtrait elle-même ; mais ce qu’elle énonce est en haut ou plutôt lui vient d’en-haut, d’où elle vient elle-même. (V 3[49], 6.22-25, trad. Bréhier)
53Elle s’identifie à l’intelligence à la condition de se faire devenir intelligence, mais alors comme hors de soi, dans une intériorité qui se propulse en dehors et plus haut, comme un gant qu’on retourne et dont l’intérieur devient ce qui enveloppe.
54Ce mouvement fait de concentration et de dépassement, d’approfondissement et d’élévation ou encore de rentrée en soi et de sortie de soi, est sans doute très paradoxal. Il a pour effet que l’âme qui se connaît elle-même ne se connaît plus comme âme, mais comme intelligence, et même comme l’intelligence qui se connaît elle-même ; alors, l’homme qui se définirait par son âme seulement ne se connaîtrait pas lui-même. Pour se connaître lui-même, il lui faut être plus qu’homme, un autre, « se penser soi-même non plus comme un homme48, mais comme un être devenu complètement autre et qui s’élève en se rassemblant lui-même (συναρπάσαντα), vers la région du haut, emportant seulement la partie supérieure de l’âme » (V 3, 4, 11-14)49.
55La connaissance de soi-même n’est pas obtenue par une simple réflexion de notre âme sur elle-même et n’est pas issue d’une pensée de soi-même, puisque l’âme est bien incapable de cela ; il lui faut se tourner vers autre chose et qui est supérieur pour se connaître elle-même. Plotin a beau intérioriser les intelligibles, les mettre dans l’intelligence et demander à l’âme d’aller y voir en faisant retour sur elle-même, ce rapport à soi, dans sa réflexivité, n’est absolument pas obtenu par la seule méthode réflexive et n’en est pas du tout l’effet50. Si donc la méthode réflexive, en ce qui concerne l’âme, n’a aucun sens chez Plotin, il faut dire qu’elle n’en a pas non plus chez Platon. Alors, par-delà les différences entre les conceptions qu’ont ces deux philosophes du rapport de l’intelligence et des intelligibles, c’est peut-être là ce qu’il y a de plus profondément semblable entre le problème de la connaissance de soi-même posé par Plotin et la réfutation platonicienne de la science d’elle-même : sans autre objet qu’elle-même, cette science d’elle-même est vide, elle est une réflexion complètement vaine, incapable de se saisir elle-même, de se mesurer elle-même, en l’absence d’un troisième terme.
56Chez Platon, ce troisième terme, c’est l’intelligible, distinct de la pensée et à quoi celle-ci tend à se lier. Les arguments des relatifs dans la dernière partie du Charmide peuvent être interprétés en ce sens. Ou encore, les questions très étranges que Socrate pose à Charmide au début de son entretien avec lui : lui demandant de « sentir » (159 a 2) puis, en 160 d 5-6, de « concevoir », après avoir « réfléchi51 », la présence en lui de quelque chose qui est pourtant invisible et impalpable, la modération en sa forme, en soi, et pourtant pas en lui-même. En effet, tout ce qu’arrive à produire Charmide comme définition de la sôphrosunè, après avoir passablement hésité, c’est de dire qu’elle est un certain ordre du corps (ἡσυχιότης, être calme, et tranquille dans ses actions et son comportement) puis, après y avoir encore bien réfléchi, de dire qu’elle est αἰδῶς, réserve ou retenue, bref l’ordre social intériorisé.
Du raisonnement de la contemplation
57Si l’âme se connaît elle-même à condition de se faire autre, que peut-on dire de la connaissance de soi-même de l’intellect ? L’âme trouve peut-être sa véritable identité à condition de se perdre elle-même, mais l’intellect, dans son identité à soi-même, se trouve-t-il lui-même ? Il est de la nature de l’intellect d’avoir la pensée de soi-même : cette auto-réflexion est-elle une connaissance, une science de soi-même52 ? La science consiste, pour Plotin, en la possession de la vérité. Et posséder la vérité, c’est posséder l’être, l’intelligible en tant que tel, lui-même et pas son empreinte, son tupos, sa marque ou son effigie. L’intellect pense les intelligibles en tant que tels, il est le même que les intelligibles, il fait un avec eux53. Mais est-ce que pour autant il se pense lui-même ? Est-ce que son identité à soi est une relation réflexive ?
58Le Traité V, 3 [49], dans le chapitre 1 et dans le chapitre 5, érige en question encore plus aiguë ce qui fait déjà difficulté ailleurs54. Cette fois, il s’agit de savoir si l’intellect se pense lui-même en pensant ce qui lui appartient en propre. Plotin reprend ici la distinction fameuse qu’on trouve dans l’Alcibiade en 131 a55, entre ἑαυτόν et τὰ ἑαυτοῦ. Mais il transpose à l’intellect seul une distinction qui, dans l’Alcibiade, concerne le corps et l’âme. Remarquons que cette distinction de l’Alcibiade est implicitement refusée dans le Charmide, puisque se connaître soi-même serait, non pas connaître sa propre âme en tant que telle, mais sans doute s’occuper de ce qui nous regarde en propre56, c’est-à-dire notre arrangement intérieur ou l’unification de l’âme, et faire que l’intelligence s’occupe de ce dont il lui appartient de s’occuper, les réalités ou essences intelligibles, bref, un non-soi essentiel.
59Pour Plotin, les choses qui appartiennent à l’intellect, au sens où il les possède, ce sont les noèta, les intelligibles. Ces intelligibles, si intimes et intérieurs qu’ils soient à l’intellect, ne sont pourtant pas de simples produits noétiques, ils sont quelque chose, dans la mesure où le vrai, c’est de l’être, ils sont des êtres et ne se réduisent pas à n’être que logiques ou n’être que ce que pense l’intellect. Ils font un avec l’intellect. L’intellect se pense-t-il lui-même en pensant les intelligibles ou bien ne connaît-il seulement cela, qu’il les connaît mais sans connaître son propre être ?
60Ces questions de la fin du premier chapitre ressemblent bien sûr à celles que Socrate et Critias se posent dans le Charmide. En 170 a, pour Critias, se connaître soi-même, savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas et posséder la science d’elle-même, c’est la même chose. Socrate nie cette identification de la connaissance de soi-même avec la science d’elle-même ou avec savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, un des avatars de la formule initiale. Il montre en effet que la science d’elle-même comme science de science permet tout juste à son détenteur de savoir qu’il sait, mais pas de savoir ce qu’il sait.
61Quant à Plotin, ici, il se demande si l’intellect qui sait et connaît ce qu’il pense se connaît lui-même et a la science de lui-même, non pas la science d’elle-même. La réflexivité de la connaissance de soi-même est démontrée dans le chapitre 5, avec l’argument de l’identité de l’acte et de l’être, en allant de l’intelligible à l’intelligence et de l’intelligence à l’intelligible :
Donc tous ces termes seront en même temps un, l’intellect, l’intellection, l’intelligible. […] Des deux manières l’intellect se pensera donc lui-même, sous le rapport de l’intellection qui est lui-même et sous le rapport de l’intelligible qui est lui-même, lui que précisément il pense par son intellection et qui est lui-même.
62D’où la conclusion énoncée au début du chapitre 6 : « Le raisonnement a donc montré que ce qui se pense lui-même au sens propre et premier du terme est quelque chose qui existe ».
63Les premiers mots du texte nous plaçaient immédiatement au niveau d’une pensée pure, si l’on peut dire, « donc l’être s’intelligeant lui-même », et dont on ne sait s’il s’agit déjà de l’intellect divin, ou de n’importe quel être intelligent humain, la question du sujet étant peut-être indifférente au regard de la nature de l’acte de penser.
64Que cela fasse sens pour l’être humain, le philosophe plus particulièrement, c’est indéniable, mais cela ne veut pas dire que cela ait un sens strictement humain ou déterminé selon la mesure des affaires seulement humaines. Le tout dernier chapitre est là, semble-t-il, pour en témoigner : sur le mode de l’incantation, l’âme s’invite elle-même à dépasser ce qui l’a amenée jusque-là, le raisonnement et la raison discursive. Celle-ci l’a pourtant amenée jusqu’au point de passage vers le haut, jusqu’au point de n’être même plus intelligence57. Mais ce terme était déjà là, avant, et l’ensemble du traité peut en apparaître comme la reprise, en boucle, si l’on veut accorder de l’attention à ce que Plotin dit en 17, l. 26-28 : « Mais au moment du contact, on n’a ni le pouvoir ni le loisir de rien exprimer ; c’est plus tard qu’on raisonne sur lui » (trad. Bréhier). On peut y voir un rappel indirect de la seule occurrence de sôphrôn dans le Timée, 71 e-72 a, et qui fait suite à la question du siège de la divination, le foie, « brillant » de sorte qu’il est « comme en un miroir qui reçoit des impressions et donne à voir des images » (71 b) :
Au contraire c’est à l’homme dans son bon sens (ἔμφρονος) qu’il appartient de comprendre, après se les être remémorées, les paroles proférées à l’état de veille ou en songe sous l’effet de la divination et de l’enthousiasme et, tout ce qu’il a eu comme apparitions, d’expliquer par le raisonnement de quelle manière et pour qui tout cela signifie quelque chose de mauvais ou de bon, que ce soit pour le présent, le passé ou le futur ; tant que l’homme pris de folie reste dans cet état, il n’arrive pas à porter un jugement sur ce qu’il a lui-même vu et entendu, mais le vieil adage est juste, qui veut que « C’est à l’homme sage (σώΦρων) seulement qu’il convient d’accomplir la tâche qui est sienne et de se connaître soi-même » (trad. de L. Brisson).
65Intuition ou inspiration d’un côté, raison de l’autre – selon les trois cas que présente la double conformité à l’intellect, dont il est question au début du chapitre 3 du Traité 49 –, sont des moments distincts, voire des expériences différentes, mais la raison est là aussi bien pour conduire à l’autre expérience chez Plotin, que venir ensuite la « raconter », comme il le dit dans Enn. VI, 9, 7.17-28. Il s’agit donc de placer le discours dès le début dans l’abstraction pure, mais on peut considérer que ce raisonnement que les questions appellent est déjà une de ces incantations, un de ces « beaux discours » dont il est fait mention aussi dans le prologue du Charmide, que l’âme et sa raison discursive doit répéter souvent pour accéder à ce qui n’aura plus besoin d’elle. C’est cependant là que réside une grande différence entre Platon et Plotin, dans ce silence de la contemplation, alors que le philosophe chez Platon, atteignant l’intelligible, tel l’amoureux du Banquet, décrit par Diotime, continue à produire des discours en abondance.
Notes de bas de page
1 P. Courcelle, « Connais-toi toi-même » de Socrate à Saint Bernard, Paris, « Études augustiniennes », 1974, t. 1, 1re partie, « Histoire du précepte delphique », p 12 ; voir aussi, pour Plotin, p. 83-87.
2 Comme le fait remarquer J. Annas, dans « Self-knowledge in early Plato », p. 111 (Platonic Investigations, D.J. O’Meara édit., Washington, 1985, p. 111-138), le thème de la connaissance de soi-même est singulièrement limité dans les ouvrages de la jeunesse de Platon. Même s’il est plus largement traité dans le Charmide, J. Annas considère que Platon l’abandonne au profit d’une discussion sur la science de la science. C’est sans doute pour augmenter l’étendue de ce thème chez Platon qu’elle propose d’ajouter, comme autant de références authentiques, non seulement l’Alcibiade I, mais même un dialogue encore plus douteux comme Les Rivaux.
3 Platon, Charm., 169 a.
4 Je renvoie à ma traduction et à mon commentaire du Charmide, La Folie humaine et ses remèdes, Platon, Charmide ou de la modération, Paris, Vrin, 1997, p. 282-298.
5 En s’appuyant sur Charm., 169 a 3 : « Il y aurait certes besoin d’un grand homme, mon ami, pour pouvoir, dans tous les cas, distinguer suffisamment si aucune des réalités, excepté la science, n’est de nature à détenir sa propre puissance relativement à elle-même, seulement relativement à autre chose. »
6 C’est le cas de P. Friedländer, Platon, Bd.II, Berlin, 19572, p. 67 ; R. Wellman, « The Question posed at Charmides 165a-166c », Phronesis 9, 1964, 107-112, p. 111 ; T. Ebert, Meinung und Wissen in der Philosophie Platons, Untersuchungen zu Charmides, Menon und Stadt, Berlin, 1974, p. 65 ; G.T. Tuckey, Plato’s Charmides, Cambridge, 1951, p. 33-36 ; M. Dyson, « Some problems concerning Knowledge in Plato’s Charmides », Phronesis 19, 1974, 102-111. Joseph Moreau, dans La Construction de l’idéalisme platonicien, Paris, 1939, p. 120, comprend la science d’elle-même comme « une réflexion critique qui apporte avec elle la conscience des valeurs logiques. Plus qu’une épistémologie, c’est donc une gnoséologie, une logique critique appuyée sur une théorie de la connaissance ».
7 W. Beierwaltes, Selbsterkenntnis und Erfahrung der Einheit, Plotins Enneads V 3, Text, Übersetzung, Interpretation, Erlaüterungen, Francfort, 1991, p. 85-86, note 13.
8 Op. cit., p. 180 : W. Beierwaltes soutient alors qu’on peut prendre assurément comme une pensée de Platon, en dépit de la suspension qu’il laisse à entendre en 169 a 3, l’idée que l’on peut attribuer au savoir seul la capacité de se mettre en rapport avec lui-même.
9 Enn., I, 2[19], 7 : ἡ εἲσω πρὸς νοῦν στροφή.
10 W. Beierwaltes s’inspire en cela de Barbara Zehnpfennig, Reflexion und Metareflexion bei Platon und Fichte, Münich, 1987. En effet, B. Zehnpfennig considère, p. 92, que la science d’elle-même est comme une métaconnaissance mais qui ne peut pas être fondatrice d’elle-même, seulement connaissance réflexive du sujet se rapportant au fondement, la science fondatrice étant la science du Bien. Notons cependant que c’est bien parce que cette « métaconnaissance » évacue toute considération de valeur qu’elle est sans objet, et non le contraire.
11 Op. cit., p. 237-262.
12 Dans le Cratyle (412 a), la σωΦροσύνη est interprétée, selon une étymologie plausible – au regard des autres, bien plus fantaisistes – comme la sauvegarde de la φρόνησις (le radical σαο-σως signifie « sain et sauf, intact, en bon état », d’après P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1968). Aristote la reprend (Éth. à Nic., VI, 5, 1140b 10). Continuant la tradition, Porphyre l’utilise encore, dans « Sur le Connais-toi toi-même », apud Stobée, Anthol., III, 21, 27, 6.
13 Op. cit., chap. i « Le retour de Socrate ».
14 Art. cit., p. 129.
15 Notons quand même que le thème de l’ἐπιστήμη n’apparaît qu’en 125 e, comme science ou métier de celui qui commande à d’autres hommes qui participent de la politeia, à l’instar de la science du pilote ou encore du chef de chœur.
16 C’est cette interprétation très « personnelle » que soutient J.-F. Pradeau, Alcibiade, Paris, « G.F. », 1999, p. 58 : « La tempérance, qui est l’excellence de la maîtrise de soi, est aussi un savoir réflexif, qui porte sur soi-même comme sujet d’une conduite. Elle est savoir de soi qui doit rendre possible une action sur soi. » Pour J.-F. Pradeau, c’est la tâche de l’Alcibiade et du Gorgias que de rechercher « ce que nous sommes nous-mêmes ».
17 Outre J. Annas, art. cité, voir J. Brunschwig, « La déconstruction du “Connais-toi toi-même” dans l’Alcibiade Majeur », Recherches sur la philosophie et le langage 18, 1996, 61-84.
18 C’est l’interprétation soutenue par R.E. Allen, « Notes on Alcibiades I, 129b1 », Amer. Journal of Philol. 83, 1962, 187-190. Si le « soi-même lui-même » était une forme, c e serait un argument contre l’authenticité de l’Alcibiade, puisque l’âme n’est pas une forme chez Platon, mais un tel contenu doctrinal serait plus proche des premières œuvres d’Aristote, selon R.S. Bluck, « The Origin of the Greater Alcibiades », Classical Quartely, N.S. 3, 1953, 46-52.
19 Dans son Commentaire de l’Alcibiade, Olympiodore distingue le soi et le soi-même et pense que ce dernier est la logikè psukhè en tant qu’elle ne se sert pas du corps et qu’elle est séparée et indépendante de lui (In Alc., 209, 15-19 ; 209, 25-210, 16), suivant sans doute Damascius, et s’opposant à Proclus pour qui le soi est l’âme en ses trois parties, tandis que le soi-même est la partie rationnelle de l’âme. Voir là-dessus A. Ph. Segonds, Proclus. Sur le Premier Alcibiade de Platon, Paris, « Les Belles-Lettres », 1985, t. I, Introduction, p. lv. Pour Porphyre, apud Stobée, op. cit., III, 21, 27, le précepte semble signifier qu’il faut connaître notre intelligence, parce qu’elle constitue notre essence.
20 132 d, trad. M. Croiset, « C.U.F. », Paris, Les Belles Lettres, 1985, 1re éd. 1920.
21 Voir J. Brunschwig, « Sur quelques emplois d’ὄψις, Zetesis (Mélanges pour E. de Strycker), Anvers-Utrecht, De Nederlandsche Boekhandel, 1973, p. 24-39.
22 P.M. Schuhl montre bien qu’on a plus affaire à une théorie de la vision qu’à une philosophie du regard dans L’Imagination et le merveilleux : la pensée et l’action, Paris, Flammarion, 1969, chap. vi, p. 226-237.
23 Ce sont les commentateurs anciens de l’Alcibiade qui se posent ces questions. Voir à ce propos, outre l’article cité de J. Brunschwig, « Sur quelques emplois… », A. Ph. Segonds, op. cit., Introduction, p. XVIII-XX ; p. LXIV. Voir également, pour la théorie platonicienne de la vision, L. Brisson, Platon. Timée, Paris, « G.F. », 1992, Annexe 5, p. 295.
24 G. Simon, « Science de la vision et représentation du visible. Le regard de l’optique antique », Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne-Centre G. Pompidou, n° 37, Automne 1991, p. 11.
25 « La lumière est au mieux ce qui entretient dans son efficacité le rayon visuel à sa sortie de l’œil, en raison de leur commune parenté avce l’élément du feu. Elle est pour l’homme ce sans quoi la vue ne pourrait s’exercer ; elle n’est pas ce à quoi elle est spécifiquement sensible. » (G. Simon, art. cit., p. 10).
26 G. Simon, d’après Galien : « on voit les choses là où elles sont », De placitis Hippocratis et Platonis, VI, 5, 1, 34, éd. De Lacy, p. 460.
27 Alc., 133 b : « Eh bien donc, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se connaître elle-même doit regarder une âme et, surtout, cette partie de l’âme dans laquelle réside l’excellence de l’âme, <la sagesse> ; et encore une autre chose à laquelle il se trouve que cette partie est semblable. » Heusde supprime σοφία en 133 b 10 ; voir J. Brunschwig, « La déconstruction… », p. 75, n. 14.
28 Je suis l’interprétation de J. Brunschwig, art. cit., p. 77.
29 Alc., 133c : « Sommes-nous donc en mesure d’affirmer qu’il y a quelque chose de plus divin que cela, cette partie de l’âme qui s’occupe du savoir et de la pensée ? […] Cette partie donc ressemble au divin et celui qui tourne son regard vers elle connaît par là-même le divin dans sa totalité, dieu et pensée, et pourrait ainsi le mieux se connaître lui-même. »
30 « Point culminant noético-théologique » : pour en saisir toute la hauteur, il convient de prendre en compte le passage d’Eusèbe de Césarée (Préparation évangélique), en 133 c. Les commentateurs de Platon soit rejettent le passage d’Eusèbe de Césarée et le tiennent pour une interpolation tardive quand ils sont en faveur de l’authenticité de l’Alcibiade, soit l’intègrent quand ils le tiennent pour apocryphe. Mais un néoplatonicien, ou même un commentateur de Plotin, tel W. Beierwaltes, conserverait tout, et la glose d’Eusèbe et l’authenticité de l’Alcibiade, parce que le sens de ce passage n’est pas seulement celui de l’apolégétique chrétienne. Voici ce passage : « Sans doute parce que, comme les vrais miroirs sont plus clairs, plus purs et plus lumineux que le miroir de l’œil, de même le dieu est plus pur et plus lumineux que la meilleure partie de notre âme. […] Ainsi, en tournant notre regard vers le dieu, nous userions de ce miroir intérieur (ἐνόπτρῳ), le plus beau qui puisse réfléchir aussi les affaires humaines, eu égard à l’excellence de l’âme ; et c’est ainsi que nous nous verrions nous-mêmes et que nous nous connaîtrions nous-mêmes le mieux possible » (133 c 8-16). On ne peut dissocier ce passage de celui-ci, qui figure, lui, dans les manuscrits : « Et comme nous le disions tout à l’heure, vous agirez en prenant en vue le divin et sa luminosité (εἰς τὸ θείον καὶ λαμπρόν) » (134 d).
31 C’est d’ailleurs une interprétation qui prévaut très tôt (Voir les Magna moralia, d’Aristote, II 15, 1213 a 14-26, où il est dit que nous avons besoin d’un ami pour nous connaître nous-mêmes).
32 Op. cit., Introduction, p. xix-xx.
33 Voici ces références : Enn., I, 1 [53], 3.3 ; I, 1 [53], 5.1-8 ; I, 1 [53], 6.5-15 ; IV, 4 [28], 43.20-21 ; VI, 7 [38], 5, 24. Voir l’index des citations établi par É. Bréhier, Plotin, t. VI, 2e partie, Paris, « Les Belles Lettres », 1963. Voir également J. Pépin, Idées grecques sur l’homme et sur Dieu, Paris, Les Belles Lettres, 1971, toute la première partie, p. 55-203, sur la tradition du Premier Alcibiade et, sur l’anthropologie plotinienne, p. 96 sqq : « L’anthropologie plotinienne semble s’opposer à celle de l’Alcibiade comme la complexité de la recherche à la simplicité du catéchisme » (p. 96).
34 Trad. et éd. déjà citées d’A. Ph. Segonds, 2 vol., Paris, 1985-86. p. 16-17.
35 I, éd. Saffrey-Westerink, p. 15, l. 21-23 et p. 16, l. 10-16.
36 Op. cit., introduction, p. 83-84, où il dit en substance : « L’analogie avec le “se voir soi-même dans l’œil de l’autre” n’est pas à la vérité strictement menée jusqu’au bout dans le “se connaître soi-même” en tant que c’est un “se voir soi-même” de l’âme. L’âme ne se voit pas la même chose dans l’âme d’un autre et en elle-même ; la connaissance de soi-même de l’âme ne s’accomplit pas alors par la médiation de l’autre ; l’âme deviendra plutôt, dans son rapport à elle-même, soi-même comme autre, afin que, dans l’acte de se voir soi-même, l’identification de l’autre de son soi-même se fasse consciemment avec le soi-même propre, ou singulier. »
37 En interprétant ainsi ce passage de l’Alcibiade, il va alors de soi pour W. Beierwaltes de faire un rapprochement, qui s’impose selon lui, même si le texte n’est pas cité expressis verbis, avec le chapitre 7 du Traité V, 3 [49] où Plotin écrit : « Mais pourrions-nous dire, c’est Dieu qu’elle [l’intelligence] contemple… ». W. Beierwaltes commente ainsi : « le contemplant, quand il est identique à l’intelligence en lui, alors contemple le dieu ; en lui-même ou bien en tant que lui-même, l’intellect, voit le dieu ». Notons cependant que cette même référence au Dieu, très rare, comme le remarque É. Bréhier dans sa notice (Plotin. Ennéades V, Paris, Les Belles Lettres, 1931, p. 42) peut aussi bien être, dans une intention polémique, un rappel de Philon d’Alexandrie, pour qui le vrai saint voit avec lucidité son néant d’être créé, renonce à soi-même et acquiert de ce fait la connaissance de Celui qui est. (De Somniis, I, 59-60, p. 48). Voir également : Sentences de l’Enchiridion de Sextus, pour qui voir la divinité est se voir soi-même et réciproquement, le νοῦς étant le miroir de Dieu ; ou bien Clément d’Alexandrie : « La plus grande de toutes les connaissances, c’est donc, à c e qu’il semble, la connaissance de soi-même : en effet, celui qui se connaît lui-même aura le savoir du dieu, et celui qui sait dieu se rendra complètement semblable à Dieu » (Le Pédagogue, III, 1, éd. O. Stählin 235, 20 sq.).
38 Voir M. Dixsaut, Le Naturel philosophe, Paris, Vrin, 1985, 3e éd. corr. 2001.
39 Voir Ch. L. Griswold, Selfknowledge in Plato’s Phaedrus, New Haven-Londres, Yale University Press, 1986, p. 36-44. Cf. l’image de l’âme en Rép, 588 c sq.
40 Essais, II, 7 ; III, 2.
41 C’est la chose la plus difficile, aurait dit, déjà, Thalès, selon Diogène Laërce (I, 40) qui en fait d’ailleurs l’auteur de la maxime delphique. Dès l’Antiquité on en ignorait l’auteur. Aristote l’attribue à la Pythie. Peut-être est-ce un moyen d’insister, selon O. Bloch, sur la différence de ce précepte avec les autres, conseils pratiques donnés par des hommes avisés, alors que le « Connais-toi toi-même », avec sa signification spéculative majeure, ne pourrait être que d’origine divine (Revue philosophique, avril-juin 1976, « Aristote appelle sophistes les sept Sages », 129-164). La difficulté de ce qui est devenu un adage philosophique avec Socrate consiste d’abord en ce qu’il stimule la recherche de la difficulté et son examen : selon Aristote, Socrate serait allé à Delphes et « des inscriptions de Delphes, c’est le “Connais-toi toi-même” qui semblait la plus divine ; c’est elle qui fournirait à Socrate ses apories et le principe de sa recherche, comme le dit Aristote dans ses dialogues platoniciens » (Aristote, De la philosophie, fr 1 Ross, Plutarque, Contre Colotès, 1118 c). C’est sans doute en manière de salutation à cette tradition issue de Socrate que Plotin met quasiment en exergue aux traités consacrés aux « Apories concernant l’âme », le précepte delphique : « En examinant ces difficultés, nous obéissons à l’injonction du dieu qui nous prescrit de nous connaître nous-mêmes » (IV, 3 [27], 1.8).
42 On retrouve cette opposition dans l’Alcibiade Majeur en 129 a : « Est-ce chose facile de se connaître soi-même ? Et celui qui a mis ce précepte au temple de Pytho était-il le premier venu ? Ou bien est-ce une tâche difficile qui n’est pas à la portée de tous ? ».
43 Voir le début du chapitre 6 : « Nous avons démontré par le raisonnement qu’il y a un être qui se pense lui-même, au sens fort du terme. »
44 Cf. Hypotyposes ou Esquisses pyrrhoniennes I, 200 : πάντα ἐστὶν ἀκατάλεπτα, « toutes choses sont insaisissables ».
45 C’est ce qu’indique la suite du texte : « Il faut admettre qu’un être simple se pense lui-même. » (Traduction d’Amstrong : « One must, then, assume that a simple thing thinks itself, and investigates as far as possible… », traduction peut-être plus simple que celle de Beierwaltes : « Man muß nur darum annehmen, daß es auch bei einem Einfachen ein denkendes Erfassen seiner selbst gibt… » (« … qu’il y a aussi chez un être simple une appréhension pensante de son soi »). Mais on rejettera la traduction de Bréhier qui traduit katanoèsin comme si on avait gnôsin, par exemple.
46 C’est un argument emprunté à Aristote, De anima, III, 4, 429 a 29 ; b 31 ; 430 a 2. Par ailleurs, André Grabar, dans Les Origines de l’esthétique médiévale, Paris, Macula, 1992, p. 45-55, voit dans certaines œuvres laissées par l’Antiquité tardive comme l’expression de la doctrine plotinienne de la vision intelligente : la perspective renversée ou la perspective rayonnante de certaines images sont pour lui « des formules qui constituent des tentatives pour fixer le visionnaire dans l’objet qu’il contemple », formules de perspectives dont on peut rendre compte en « imaginant le spectateur posté au milieu de la peinture ou du relief » (p. 47).
47 Cf. Plotin, Enn. V, 6[24], 1 : τὸ νοοῦν est à la fois simple et non simple, puisque l’intelligence a besoin des intelligiles.
48 Comme un homme peut le faire, c’est-à-dire en réfléchissant, ou bien en pensant que son soi est humain.
49 Cf. le tout premier traité (Enn., I, 6[1], sur le Beau, chap. 6 : « Donc l’âme réduite à l’intelligence est d’autant plus belle. Mais l’intelligence et ce qui en vient, c’est pour l’âme une beauté propre et non pas étrangère, parce que l’âme est en réalité isolée (ὠντῶς μόνον) » (l. 17-18). Voir l’analyse de P. Hadot, « Le mythe de Narcisse et son interprétation par Plotin », La nouvelle revue de psychanalyse, 1976, n° 13, 81-108 : l’âme qui se connaît elle-même, loin d’avoir la complaisance d’un Narcisse pour son reflet, son image corporelle, est l’âme qui s’élève au-dessus d’elle-même et devient autre : « L’essentiel de l’émotion mystique ne consiste pas dans une expérience de soi, mais dans l’expérience d’un Autre que soi, ou dans l’expérience de devenir autre. En ce sens Plotin aurait pu dire que dans cette expérience, le rêve de Narcisse est exaucé : devenir Autre en restant soi-même. » (p. 107).
50 Même au niveau de l’intellect lui-même, cette méthode réflexive n’aurait aucun sens : « C’est en pensant le Bien qu’il [cela qui se pense lui-même] se pense lui-même par accident ; c’est en visant le Bien qu’il se pense lui-même. » (VI, 6[34], 5, l. 16-18). C’est d’ailleurs ce que signale É. Bréhier, en note, à propos du chap. 5 dans Enn. V, 6 : « Plotin indique nettement la thèse qui se dégage du Traité III [le Traité 49] ; la connaissance de soi, avant même d’être réflexion sur soi est conversion vers le Principe ; l’idée d’une méthode purement réflexive n’a pas de sens chez Plotin ».
51 Littéralement il lui enjoint de « tourner son intelligence ou son esprit et de regarder vers lui-même » (μᾶλλον προσέχων τὸν νοῦν καὶ εἰς σεαυτὸν ἀποβλέψας).
52 ἐπιστήμη ἑαυτοῦ, seule occurrence dans le Traité 49, et visible référence au Charmide de Platon.
53 Cf. Enn. V, 5[32], 1-2 ; III, 8[30], 8 : « être et penser c’est la même chose ».
54 « Mais si l’intellection et l’intelligible sont un, est-ce une raison pour que l’intellect se pense lui-même ? » (Enn., V, 3[49], 5,29-30). Cf. Enn., VI, 1[42], 1 : « Nous saisissons de cette manière l’intellect (nooûn) et l’objet de l’intellect (noèton). Par le raisonnement nous avons fait un à partir de deux, mais, en réalité, c’est l’inverse qui est vrai : c’est deux qui sortent d’un, parce qu’il pense en se faisant lui-même deux, ou mieux, parce qu’il pense, il est deux, et parce qu’il se pense lui-même, il est un. » (trad. Bréhier).
55 « Celui qui connaît quelque partie de son corps connaît ce qui lui appartient (ta heautoû) mais ne se connaît pas lui-même [soi = son âme] ». On trouve également cette distinction dans l’Apologie, 36 c.
56 τὸ τὰ ἑαυτοῦ πράττειν, selon la troisième définition de la sôphrosunè dans le Charmide, en 161 b.
57 Cf. Enn. VI, 9[9], 4, 11-16 : « Mais nos discours et nos écrits dirigent vers lui [le Bien] ; ils nous font sortir des discours (logoi) pour nous éveiller à la contemplation ; ils montrent en quelque sorte la voie à celui qui veut contempler. Car l’on va jusqu’à lui apprendre la route et le chemin ; quant à la contemplation, elle est l’œuvre de celui qui veut contempler ».
Auteur
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Thémistius
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